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Julie ou La nouvelle Hйloпse

 

lettres de deux amants habitants d'une petite ville au pied des Alpes, recueillies et publiйes par Jean-Jacques Rousseau

 

[texte йtabli par Renй Pomeau]

 

 

 

Prйface

Il faut des spectacles dans les grandes villes, et des romans aux peuples corrompus. J'ai vu les moeurs de mon temps, et j'ai publiй ces lettres. Que n'ai-je vйcu dans un siиcle oщ je dusse les jeter au feu!

Quoique je ne porte ici que le titre d'йditeur, j'ai travaillй moi-mкme а ce livre, et je ne m'en cache pas. Ai-je fait le tout, et la correspondance entiиre est-elle une fiction? Gens du monde, que vous importe? C'est sыrement une fiction pour vous.

Tout honnкte homme doit avouer les livres qu'il publie. Je me nomme donc а la tкte de ce recueil, non pour me l'approprier, mais pour en rйpondre. S'il y a du mal, qu'on me l'impute; s'il y a du bien, je n'entends point m'en faire honneur. Si le livre est mauvais, j'en suis plus obligй de le reconnaоtre: je ne veux pas passer pour meilleur que je ne suis.

Quant а la vйritй des faits, je dйclare qu'ayant йtй plusieurs fois dans le pays des deux amants, je n'y ai jamais ouп parler du baron d'Etange, ni de sa fille, ni de M. d'Orbe, ni de milord Edouard Bomston, ni de M. de Wolmar. J'avertis encore que la topographie est grossiиrement altйrйe en plusieurs endroits, soit pour mieux donner le change au lecteur, soit qu'en effet l'auteur n'en sыt pas davantage. Voilа tout ce que je puis dire. Que chacun pense comme il lui plaira.

Ce livre n'est point fait pour circuler dans le monde, et convient а trиs peu de lecteurs. Le style rebutera les gens de goыt; la matiиre alarmera les gens sйvиres; tous les sentiments seront hors de la nature pour ceux qui ne croient pas а la vertu. Il doit dйplaire aux dйvots, aux libertins, aux philosophes; il doit choquer les femmes galantes, et scandaliser les honnкtes femmes. A qui plaira-t-il donc? Peut-кtre а moi seul; mais а coup sыr il ne plaira mйdiocrement а personne.

Quiconque veut se rйsoudre а lire ces lettres doit s'armer de patience sur les fautes de langue, sur le style emphatique et plat, sur les pensйes communes rendues en termes ampoulйs; il doit se dire d'avance que ceux qui les йcrivent ne sont pas des Franзais, des beaux-esprits, des acadйmiciens, des philosophes; mais des provinciaux, des йtrangers, des solitaires, de jeunes gens, presque des enfants, qui, dans leurs imaginations romanesques, prennent pour de la philosophie les honnкtes dйlires de leur cerveau.

Pourquoi craindrais-je de dire ce que je pense? Ce recueil avec son gothique ton convient mieux aux femmes que les livres de philosophie. Il peut mкme кtre utile а celles qui, dans une vie dйrйglйe, ont conservй quelque amour pour l'honnкtetй. Quant aux filles, c'est autre chose. Jamais fille chaste n'a lu de romans, et j'ai mis а celui-ci un titre assez dйcidй pour qu'en l'ouvrant on sыt а quoi s'en tenir. Celle qui, malgrй ce titre, en osera lire une seule page est une fille perdue; mais qu'elle n'impute point sa perte а ce livre, le mal йtait fait d'avance. Puisqu'elle a commencй, qu'elle achиve de lire: elle n'a plus rien а risquer.

Qu'un homme austиre, en parcourant ce recueil, se rebute aux premiиres parties, jette le livre avec colиre, et s'indigne contre l'йditeur, je ne me plaindrai point son injustice; а sa place, j'en aurais pu faire autant. Que si, aprиs l'avoir lu tout entier, quelqu'un m'osait blвmer de l'avoir publiй, qu'il le dise, s'il veut, а toute la terre; mais qu'il ne vienne pas me le dire; je sens que je ne pourrais de ma vie estimer cet homme-lа.

Lettres de deux amants habitants d'une petite ville au pied des Alpes

 

Premiиre partie

 

Lettre I а Julie

Il faut vous fuir, mademoiselle, je le sens bien: j'aurais dы beaucoup moins attendre; ou plutфt il fallait ne vous voir jamais. Mais que faire aujourd'hui? Comment m'y prendre? Vous m'avez promis de l'amitiй; voyez mes perplexitйs, et conseillez-moi.

Vous savez que je ne suis entrй dans votre maison que sur l'invitation de madame votre mиre. Sachant que j'avais cultivй quelques talents agrйables, elle a cru qu'ils ne seraient pas inutiles, dans un lieu dйpourvu de maоtres, а l'йducation d'une fille qu'elle adore. Fier, а mon tour, d'orner de quelques fleurs un si beau naturel, j'osai me charger de ce dangereux soin, sans en prйvoir le pйril, ou du moins sans le redouter. Je ne vous dirai point que je commence а payer le prix de ma tйmйritй: j'espиre que je ne m'oublierai jamais jusqu'а vous tenir des discours qu'il ne vous convient pas d'entendre, et manquer au respect que je dois а vos moeurs encore plus qu'а votre naissance et а vos charmes. Si je souffre, j'ai du moins la consolation de souffrir seul, et je ne voudrais pas d'un bonheur qui pыt coыter au vфtre.

Cependant je vous vois tous les jours, et je m'aperзois que, sans y songer, vous aggravez innocemment des maux que vous ne pouvez plaindre, et que vous devez ignorer. Je sais, il est vrai, le parti que dicte en pareil cas la prudence au dйfaut de l'espoir; et je me serais efforcй de le prendre, si je pouvais accorder en cette occasion la prudence avec l'honnкtetй; mais comment me retirer dйcemment d'une maison dont la maоtresse elle-mкme m'a offert l'entrйe, oщ elle m'accable de bontйs, oщ elle me croit de quelque utilitй а ce qu'elle a de plus cher au monde? Comment frustrer cette tendre mиre du plaisir de surprendre un jour son йpoux par vos progrиs dans des йtudes qu'elle lui cache а ce dessein? Faut-il quitter impoliment sans lui rien dire? Faut-il lui dйclarer le sujet de ma retraite, et cet aveu mкme ne l'offensera-t-il pas de la part d'un homme dont la naissance et la fortune ne peuvent lui permettre d'aspirer а vous?

Je ne vois, mademoiselle, qu'un moyen de sortir de l'embarras oщ je suis; c'est que la main qui m'y plonge m'en retire; que ma peine, ainsi que ma faute, me vienne de vous; et qu'au moins par pitiй pour moi vous daigniez m'interdire votre prйsence. Montrez ma lettre а vos parents, faites-moi refuser votre porte, chassez-moi comme il vous plaira; je puis tout endurer de vous, je ne puis vous fuir de moi-mкme.

Vous, me chasser! moi, vous fuir! et pourquoi? Pourquoi donc est-ce un crime d'кtre sensible au mйrite, et d'aimer ce qu'il faut qu'on honore? Non, belle Julie; vos attraits avaient йbloui mes yeux, jamais ils n'eussent йgarй mon coeur sans l'attrait plus puissant qui les anime. C'est cette union touchante d'une sensibilitй si vive et d'une inaltйrable douceur; c'est cette pitiй si tendre а tous les maux d'autrui; c'est cet esprit juste et ce goыt exquis qui tirent leur puretй de celle de l'вme; ce sont, en un mot, les charmes des sentiments, bien plus que ceux de la personne, que j'adore en vous. Je consens qu'on vous puisse imaginer plus belle encore; mais plus aimable et plus digne du coeur d'un honnкte homme, non, Julie, il n'est pas possible.

J'ose me flatter quelquefois que le ciel a mis une conformitй secrиte entre nos affections, ainsi qu'entre nos goыts et nos вges. Si jeunes encore, rien n'altиre en nous les penchants de la nature, et toutes nos inclinations semblent se rapporter. Avant que d'avoir pris les uniformes prйjugйs du monde, nous avons des maniиres uniformes de sentir et de voir; et pourquoi n'oserais-je imaginer dans nos coeurs ce mкme concert que j'aperзois dans nos jugements? Quelquefois nos yeux se rencontrent; quelques soupirs nous йchappent en mкme temps; quelques larmes furtives... ф Julie! si cet accord venait de plus loin... si le ciel nous avait destinйs... toute la force humaine... Ah! pardon! je m'йgare: j'ose prendre mes voeux pour de l'espoir; l'ardeur de mes dйsirs prкte а leur objet la possibilitй qui lui manque.

Je vois avec effroi quel tourment mon coeur se prйpare. Je ne cherche point а flatter mon mal; je voudrais le haпr, s'il йtait possible. Jugez si mes sentiments sont purs par la sorte de grвce que je viens vous demander. Tarissez, s'il se peut, la source du poison qui me nourrit et me tue. Je ne veux que guйrir ou mourir, et j'implore vos rigueurs comme un amant implorerait vos bontйs.

Oui, je promets, je jure de faire de mon cфtй tous mes efforts pour recouvrer ma raison, ou concentrer au fond de mon вme le trouble que j'y sens naоtre: mais, par pitiй, dйtournez de moi ces yeux si doux qui me donnent la mort; dйrobez aux miens vos traits, votre air, vos bras, vos mains, vos blonds cheveux, vos gestes; trompez l'avide imprudence de mes regards; retenez cette voix touchante qu'on n'entend point sans йmotion; soyez hйlas! une autre que vous-mкme, pour que mon coeur puisse revenir а lui.

Vous le dirai-je sans dйtour? Dans ces jeux que l'oisivetй de la soirйe engendre, vous vous livrez devant tout le monde а des familiaritйs cruelles; vous n'avez pas plus de rйserve avec moi qu'avec un autre. Hier mкme, il s'en fallut peu que, par pйnitence, vous ne me laissassiez prendre un baiser: vous rйsistвtes faiblement. Heureusement que je n'eus garde de m'obstiner. Je sentis а mon trouble croissante que j'allais me perdre, et je m'arrкtai. Ah! si du moins je l'eusse pu savourer а mon grй, ce baiser eыt йtй mon dernier soupir, et je serais mort le plus heureux des hommes.

De grвce, quittons ces jeux qui peuvent avoir des suites funestes. Non, il n'y en a pas un qui n'ait son danger, jusqu'au pus puйril de tous. Je tremble toujours d'y rencontrer votre main, et je ne sais comment il arrive que je la rencontre toujours. A peine se pose-t-elle sur la mienne qu'un tressaillement me saisit; le jeu me donne la fiиvre ou plutфt le dйlire: je ne vois, je ne sens pus rien; et, dans ce moment d'aliйnation, que dire, que faire, oщ me cacher, comment rйpondre de moi?

Durant nos lectures, c'est un autre inconvйnient. Si je vous vois un instant sans votre mиre ou sans votre cousine, vous changez tout а coup de maintien; vous prenez un air si sйrieux, si froid, si glacй, que le respect et la crainte de vous dйplaire m'фtent la prйsence d'esprit et le jugement, et j'ai peine а bйgayer en tremblant quelques mots d'une leзon que toute votre sagacitй vous fait suivre а peine. Ainsi, l'inйgalitй que vous affectez tourne а la fois au prйjudice de tous deux; vous me dйsolez et ne vous instruisez point, sans que je puisse concevoir quel motif fait ainsi changer d'humeur une personne si raisonnable. J'ose vous le demander, comment pouvez-vous кtre si folвtre en public, et si grave dans le tкte-а-tкte? Je pensais que ce devait кtre tout le contraire, et qu'il fallait composer son maintien а proportion du nombre des spectateurs. Au lieu de cela, je vous vois, toujours avec une йgale perplexitй de ma part, le ton de cйrйmonie en particulier, et le ton familier devant tout le monde: daignez кtre plus йgale, peut-кtre serai-je moins tourmentй.

Si la commisйration naturelle aux вmes bien nйes peut vous attendrir sur les peines d'un infortunй auquel vous avez tйmoignй quelque estime, de lйgers changements dans votre conduite rendront sa situation moins violente, et lui feront supporter plus paisiblement et son silence et ses maux. Si sa retenue et son йtat ne vous touchent pas, et que vous vouliez user du droit de le perdre, vous le pouvez sans qu'il murmure: il aime mieux encore pйrir par votre ordre que par un transport indiscret qui le rendоt coupable а vos yeux. Enfin, quoi que vous ordonniez de mon sort, au moins n'aurai-je point а me reprocher d'avoir pu former un espoir tйmйraire; et si vous avez lu cette lettre, vous avez fait tout ce que j'oserais vous demander, quand mкme je n'aurais point de refus а craindre.

 

Lettre II а Julie

Que je me suis abusй, mademoiselle, dans ma premiиre lettre! Au lieu de soulager mes maux, je n'ai fait que les augmenter en m'exposant а votre disgrвce, et je sens que le pire de tous est de vous dйplaire. Votre silence, votre air froid et rйservй, ne m'annoncent que trop mon malheur. Si vous avez exaucй ma priиre en partie, ce n'est que pour mieux m'en punir.

E poi ch'amor di me vi fece accorta,

Fur i biondi capelli allor velati,

E l'amoroso sguardo in se raccolto.

Vous retranchez en public l'innocente familiaritй dont j'eus la folie de me plaindre; mais vous n'en кtes que plus sйvиre dans le particulier; et votre ingйnieuse rigueur s'exerce йgalement par votre complaisance et par vos refus.

Que ne pouvez-vous connaоtre combien cette froideur m'est cruelle! vous me trouveriez trop puni. Avec quelle ardeur ne voudrais-je pas revenir sur le passй, et faire que vous n'eussiez point vu cette fatale lettre! Non, dans la crainte de vous offenser encore, je n'йcrirais point celle-ci, si je n'eusse йcrit la premiиre, et je ne veux pas redoubler ma faute, mais la rйparer. Faut-il, pour vous apaiser, dire que je m'abusais moi-mкme? faut-il protester que ce n'йtait pas de l'amour que j'avais pour vous?... Moi, je prononcerais cet odieux parjure! Le vil mensonge est-il digne d'un coeur oщ vous rйgnez? Ah! que je sois malheureux, s'il faut l'кtre; pour avoir йtй tйmйraire, je ne serai ni menteur ni lвche, et le crime que mon coeur a commis, ma plume ne peut le dйsavouer.

Je sens d'avance le poids de votre indignation, et j'en attends les derniers effets comme un grвce que vous me devez au dйfaut de toute autre; car le feu qui me consume mйrite d'кtre puni, mais non mйprisй. Par pitiй, ne m'abandonnez pas а moi-mкme; daignez au moins disposer de mon sort; dites quelle est votre volontй. Quoi que vous puissiez me prescrire, je ne saurai qu'obйir. M'imposez-vous un silence йternel? je saurai me contraindre а le garder. Me bannissez-vous de votre prйsence? je jure que vous ne me verrez plus. M'ordonnez-vous de mourir? ah! ce ne sera pas le plus difficile. Il n'y a point d'ordre auquel je ne souscrive, hors celui de ne vous plus aimer: encore obйirais-je en cela mкme, s'il m'йtait possible.

Cent fois le jour je suis tentй de me jeter а vos pieds, de les arroser de mes pleurs, d'y obtenir la mort ou mon pardon. Toujours un effroi mortel glace mon courage; mes genoux tremblent et n'osent flйchir; la parole expire sur mes lиvres, et mon вme ne trouve aucune assurance contre la frayeur de vous irriter.

Est-il au monde un йtat plus affreux que le mien? Mon coeur sent trop combien il est coupable, et ne saurait cesser de l'кtre; le crime et le remords l'agitent de concert; et sans savoir quel sera mon destin, je flotte dans un doute insupportable, entre l'espoir de la clйmence et la crainte du chвtiment.

Mais non, je n'espиre rien, je n'ai droit de rien espйrer. La seule grвce que j'attends de vous est de hвter mon supplice. Contentez une juste vengeance. Est-ce кtre assez malheureux que de me voir rйduit а la solliciter moi-mкme? Punissez-moi, vous le devez; mais si vous n'кtes impitoyable, quittez cet air froid et mйcontent qui me met au dйsespoir: quand on envoie un coupable а la mort, on ne lui montre plus de colиre.

 

Lettre III а Julie

Ne vous impatientez pas, mademoiselle; voici la derniиre importunitй que vous recevrez de moi.

Quand je commenзai de vous aimer, que j'йtais loin de voir tous les maux que je m'apprкtais! Je ne sentis d'abord que celui d'un amour sans espoir, que la raison peut vaincre а force de temps; j'en connus ensuite un plus grand dans la douleur de vous dйplaire; et maintenant j'йprouve le plus cruel de tous dans le sentiment de vos propres peines. O Julie! je le vois avec amertume, mes plaintes troublent votre repos. Vous gardez un silence invincible, mais tout dйcиle а mon coeur attentif vos agitations secrиtes. Vos yeux deviennent sombres, rкveurs, fixйs en terre; quelques regards йgarйs s'йchappent sur moi; vos vives couleurs se fanent; une pвleur йtrangиre couvre vos joues; la gaietй vous abandonne; une tristesse mortelle vous accable; et il n'y a que l'inaltйrable douceur de votre вme qui vous prйserve d'un peu d'humeur.

Soit sensibilitй, soit dйdain, soit pitiй pour mes souffrances, vous en кtes affectйe, je le vois; je crains de contribuer aux vфtres, et cette crainte m'afflige beaucoup plus que l'espoir qui devrait en naоtre ne peut me flatter; car ou je me trompe moi-mкme, ou votre bonheur m'est plus cher que le mien.

Cependant, en revenant а mon tour sur moi, je commence а connaоtre combien j'avais mal jugй de mon propre coeur, et je vois trop tard que ce que j'avais d'abord pris pour un dйlire passager fera le destin de ma vie. C'est le progrиs de votre tristesse qui m'a fait sentir celui de mon mal. Jamais, non, jamais le feu de vos yeux, l'йclat de votre teint, les charmes de votre esprit, toutes les grвces de votre ancienne gaietй, n'eussent produit un effet semblable а celui de votre abattement. N'en doutez pas, divine Julie, si vous pouviez voir quel embrasement ces huit jours de langueur ont allumй dans mon вme, vous gйmiriez vous-mкme des maux que vous me causez. Ils sont dйsormais sans remиde, et je sens avec dйsespoir que le feu qui me consume ne s'йteindra qu'au tombeau.

N'importe; qui ne peut se rendre heureux peut au moins mйriter de l'кtre, et je saurai vous forcer d'estimer un homme а qui vous n'avez pas daignй faire la moindre rйponse. Je suis jeune et peux mйriter un jour la considйration dont je ne suis pas maintenant digne. En attendant, il faut vous rendre le repos que j'ai perdu pour toujours, et que je vous фte ici malgrй moi. Il est juste que je porte seul la peine du crime dont je suis seul coupable. Adieu, trop belle Julie; vivez tranquille, et reprenez votre enjouement; dиs demain vous ne me verrez plus. Mais soyez sыre que l'amour ardent et pur dont j'ai brыlй pour vous ne s'йteindra de ma vie, que mon coeur, plein d'un si digne objet, ne saurait plus s'avilir, qu'il partagera dйsormais ses uniques hommages entre vous et la vertu, et qu'on ne verra jamais profaner par d'autres feux l'autel oщ Julie fut adorйe.

I. Billet de Julie

N'emportez pas l'opinion d'avoir rendu votre йloignement nйcessaire. Un coeur vertueux saurait se vaincre ou se taire, et deviendrait peut-кtre а craindre. Mais vous... vous pouvez rester.

Rйponse

Je me suis tu longtemps; votre froideur m'a fait parler а la fin. Si l'on peut se vaincre pour la vertu, l'on ne supporte point le mйpris de ce qu'on aime. Il faut partir.

II. Billet de Julie

Non, monsieur, aprиs ce que vous avez paru sentir, aprиs ce que vous m'avez osй dire, un homme tel que vous avez feint d'кtre ne part point; il fait plus.

Rйponse

Je n'ai rien feint qu'une passion modйrйe dans un coeur au dйsespoir. Demain vous serez contente, et, quoi que vous en puissiez dire, j'aurai moins fait que de partir.

III. Billet de Julie

Insensй! si mes jours te sont chers, crains d'attenter aux tiens. Je suis obsйdйe, et ne puis ni vous parler ni vous йcrire jusqu'а demain. Attendez.

 

Lettre IV de Julie

Il faut donc l'avouer enfin, ce fatal secret trop mal dйguisй! Combien de fois j'ai jurй qu'il ne sortirait de mon coeur qu'avec la vie! La tienne en danger me l'arrache; il m'йchappe, et l'honneur est perdu. Hйlas! j'ai trop tenu parole; est-il une mort plus cruelle que de survivre а l'honneur?

Que dire? comment rompre un si pйnible silence? ou plutфt n'ai-je pas dйjа tout dit, et ne m'as-tu pas trop entendue? Ah! tu en as trop vu pour ne pas deviner le reste! Entraоnйe par degrйs dans les piиges d'un vil sйducteur, je vois, sans pouvoir m'arrкter, l'horrible prйcipice oщ je cours. Homme artificieux! c'est bien plus mon amour que le tien qui fait ton audace. Tu vois l'йgarement de mon coeur, tu t'en prйvaux pour me perdre; et quand tu me rends mйprisable, le pire de mes maux est d'кtre forcйe а te mйpriser. Ah! malheureux, je t'estimais, et tu me dйshonores! crois-moi, si ton coeur йtait fait pour jouir en paix de ce triomphe, il ne l'eыt jamais obtenu.

Tu le sais, tes remords en augmenteront; je n'avais point dans l'вme des inclinations vicieuses. La modestie et l'honnкtetй m'йtaient chиres; j'aimais а les nourrir dans une vie simple et laborieuse. Que m'ont servi des soins que le ciel a rejetйs! Dиs le premier jour que j'eus le malheur de te voir, je sentis le poison qui corrompt mes sens et ma raison; je le sentis du premier instant, et tes yeux, tes sentiments, tes discours, ta plume criminelle, le rendent chaque jour plus mortel.

Je n'ai rien nйgligй pour arrкter le progrиs de cette passion funeste. Dans l'impuissance de rйsister, j'ai voulu me garantir d'кtre attaquйe; tes poursuites ont trompй ma vaine prudence. Cent fois j'ai voulu me jeter aux pieds des auteurs de mes jours, cent fois j'ai voulu leur ouvrir mon coeur coupable; ils ne peuvent connaоtre ce qui s'y passe; ils voudront appliquer des remиdes ordinaires а un mal dйsespйrй: ma mиre est faible et sans autoritй; je connais l'inflexible sйvйritй de mon pиre, et je ne ferai que perdre et dйshonorer moi, ma famille, et toi-mкme. Mon amie est absente, mon frиre n'est plus; je ne trouve aucun protecteur au monde contre l'ennemi qui me poursuit; j'implore en vain le ciel, le ciel est sourd aux priиres des faibles. Tout fomente l'ardeur qui me dйvore; tout m'abandonne а moi-mкme, ou plutфt tout me livre а toi; la nature entiиre semble кtre ta complice; tous mes efforts sont vains, je t'adore en dйpit de moi-mкme. Comment mon coeur, qui n'a pu rйsister dans toute sa force, cйderait-il maintenant а demi? comment ce coeur, qui ne sait rien dissimuler, te cacherait-il le reste de sa faiblesse? Ah! le premier pas, qui coыte le plus; йtait celui qu'il ne fallait pas faire; comment m'arrкterais-je aux autres? Non; de ce premier pas je me sens entraоner dans l'abоme, et tu peux me rendre aussi malheureuse qu'il te plaira.

Tel est l'йtat affreux oщ je me vois, que je ne puis plus avoir recours qu'а celui qui m'y a rйduite, et que, pour me garantir de ma perte, tu dois кtre mon unique dйfenseur contre toi. Je pouvais, je le sais, diffйrer cet aveu de mon dйsespoir; je pouvais quelque temps dйguiser ma honte, et cйder par degrйs pour m'en imposer а moi-mкme. Vaine adresse qui pouvait flatter mon amour-propre, et non pas sauver ma vertu! Va, je vois trop, je sens trop oщ mиne la premiиre faute, et je ne cherchais pas а prйparer ma ruine, mais а l'йviter.

Toutefois, si tu n'es pas le dernier des hommes, si quelque йtincelle de vertu brilla dans ton вme, s'il y reste encore quelque trace des sentiments d'honneur dont tu m'as paru pйnйtrй, puis-je te croire assez vil pour abuser de l'aveu fatal que mon dйlire m'arrache? Non, je te connais bien; tu soutiendras ma faiblesse, tu deviendras ma sauvegarde, tu protйgeras ma personne contre mon propre coeur. Tes vertus sont le dernier refuge de mon innocence; mon honneur s'ose confier au tien, tu ne peux conserver l'un sans l'autre; вme gйnйreuse, ah! conserve-les tous deux; et, du moins pour l'amour de toi-mкme, daigne prendre pitiй de moi.

O Dieu! suis-je assez humiliйe! Je t'йcris а genoux, je baigne mon papier de mes pleurs; j'йlиve а toi mes timides supplications. Et ne pense pas cependant que j'ignore que c'йtait а moi d'en recevoir, et que, pour me faire obйir, je n'avais qu'а me rendre avec art mйprisable. Ami, prends ce vain empire, et laisse-moi l'honnкtetй: j'aime mieux кtre ton esclave, et vivre innocente, que d'acheter ta dйpendance au prix de mon dйshonneur. Si tu daignes m'йcouter, que d'amour, que de respects ne dois-tu pas attendre de celle qui te devra son retour а la vie! Quels charmes dans la douce union de deux вmes pures! Tes dйsirs vaincus seront la source de ton bonheur, et les plaisirs dont tu jouiras seront dignes du ciel mкme.

Je crois, j'espиre qu'un coeur qui m'a paru mйriter tout l'attachement du mien ne dйmentira pas la gйnйrositй que j'attends de lui; j'espиre encore que, s'il йtait assez lвche pour abuser de mon йgarement et des aveux qu'il m'arrache, le mйpris, l'indignation, me rendraient la raison que j'ai perdue, et que je ne serais pas assez lвche moi-mкme pour craindre un amant dont j'aurais а rougir. Tu seras vertueux, ou mйprisй; je serai respectйe, ou guйrie. Voilа l'unique espoir qui me reste avant celui de mourir.

 

Lettre V а Julie

Puissances du ciel! j'avais une вme pour la douleur, donnez-m'en une pour la fйlicitй. Amour, vie de l'вme, viens soutenir la mienne prкte а dйfaillir. Charme inexprimable de la vertu, force invincible de la voix de ce qu'on aime, bonheur, plaisirs, transports, que vos traits sont poignants! qui peut en soutenir l'atteinte? Oh! comment suffire au torrent de dйlices qui vient inonder mon coeur? comment expier les alarmes d'une craintive amante? Julie... non? ma Julie а genoux! ma Julie verser des pleurs!... celle а qui l'univers devrait des hommages, supplier un homme qui l'adore de ne pas l'outrager, de ne pas se dйshonorer lui-mкme! Si je pouvais m'indigner contre toi, je le ferais, pour tes frayeurs qui nous avilissent. Juge mieux, beautй pure et cйleste, de la nature de ton empire. Eh! si j'adore les charmes de ta personne, n'est-ce pas surtout pour l'empreinte de cette вme sans tache qui l'anime, et dont tous tes traits portent la divine enseigne? Tu crains de cйder а mes poursuites? Mais quelles poursuites peut redouter celle qui couvre de respect et d'honnкtetй tous les sentiments qu'elle inspire? Est-il un homme assez vil sur terre pour oser кtre tйmйraire avec toi?

Permets, permets que je savoure le bonheur inattendu d'кtre aimй...aimй de celle... Trфne du monde, combien je te vois au-dessous de moi! Que je la relise mille fois, cette lettre adorable oщ ton amour et tes sentiments sont йcrits en caractиres de feu; oщ malgrй tout l'emportement d'un coeur agitй, je vois avec transport combien, dans une вme honnкte, les passions les plus vives gardent encore le saint caractиre de la vertu! Quel monstre, aprиs avoir lu cette touchante lettre, pourrait abuser de ton йtat, et tйmoigner par l'acte le plus marquй son profond mйpris pour lui-mкme? Non, chиre amante, prends confiance en un ami fidиle qui n'est point fait pour te tromper. Bien que ma raison soit а jamais perdue, bien que le trouble de mes sens s'accroisse а chaque instant, ta personne est dйsormais pour moi le plus charmant, mais le plus sacrй dйpфt dont jamais mortel fut honorй. Ma flamme et son objet conserveront ensemble une inaltйrable puretй. Je frйmirais de porter la main sur tes chastes attraits plus que du plus vil inceste, et tu n'est pas dans une sыretй plus inviolable avec ton pиre qu'avec ton amant. Oh! si jamais cet amant heureux s'oublie un moment devant toi!... L'amant de Julie aurait une вme abjecte! Non, quand je cesserai d'aimer la vertu, je ne t'aimerai plus; а ma premiиre lвchetй, je ne veux plus que tu m'aimes.

Rassure-toi donc, je t'en conjure au nom du tendre et pur amour qui nous unit; c'est а lui de t'кtre garant de ma retenue et de mon respect; c'est а lui de te rйpondre de lui-mкme. Et pourquoi tes craintes iraient-elles plus loin que mes dйsirs? а quel autre bonheur voudrais-je aspirer, si tout mon coeur suffit а peine а celui qu'il goыte? Nous sommes jeunes tous deux, il est vrai; nous aimons pour la premiиre et l'unique fois de la vie, et n'avons nulle expйrience des passions: mais l'honneur qui nous conduit est-il un guide trompeur? a-t-il besoin d'une expйrience suspecte qu'on n'acquiert qu'а force de vices? J'ignore si je m'abuse, mais il me semble que les sentiments droits sont tous au fond de mon coeur. Je ne suis point un vil sйducteur comme tu m'appelles dans ton dйsespoir, mais un homme simple et sensible, qui montre aisйment ce qu'il sent, et ne sent rien dont il doive rougir. Pour dire tout en un seul mot, j'abhorre encore plus le crime que je n'aime Julie. Je ne sais, non, je ne sais pas mкme si l'amour que tu fais naоtre est compatible avec l'oubli de la vertu, et si tout autre qu'une вme honnкte peut sentir assez tous tes charmes. Pour moi, plus j'en suis pйnйtrй, plus mes sentiments s'йlиvent. Quel bien, que je n'aurais pas fait pour lui-mкme, ne ferais-je pas maintenant pour me rendre digne de toi? Ah! daigne te confier aux feux que tu m'inspires, et que tu sais si bien purifier; crois qu'il suffit que je t'adore pour respecter а jamais le prйcieux dйpфt dont tu m'as chargй. Oh! quel coeur je vais possйder! Vrai bonheur, gloire de ce qu'on aime, triomphe d'un amour qui s'honore, combien tu vaux mieux que tous ses plaisirs!

 

Lettre VI de Julie а Claire

Veux-tu, ma cousine, passer ta vie а pleurer cette pauvre Chaillot, et faut-il que les morts te fassent oublier les vivants? Tes regrets sont justes; et je les partage; mais doivent-ils кtre йternels? Depuis la perte de ta mиre, elle t'avait йlevйe avec le plus grand soin: elle йtait plutфt ton amie ta gouvernante; elle t'aimait tendrement, et m'aimait parce que tu m'aimes; elle ne nous inspira jamais que des principes de sagesse et d'honneur. Je sais tout cela, ma chиre, et j'en conviens avec plaisir. Mais conviens aussi que la bonne femme йtait peu prudente avec nous; qu'elle nous faisait sans nйcessitй les confidences les plus indiscrиtes; qu'elle nous entretenait sans cesse des maximes de la galanterie, des aventures de sa jeunesse, du manиge des amants; et que, pour nous garantir des piиges des hommes, si elle ne nous apprenait pas а leur en tendre, elle nous instruisait au moins de mille choses que des jeunes filles se passeraient bien de savoir. Console-toi donc de sa perte comme d'un mal qui n'est pas sans quelque dйdommagement: а l'вge oщ nous sommes, ses leзons commenзaient а devenir dangereuses, et le ciel nous l'a peut-кtre фtйe au moment oщ il n'йtait pas bon qu'elle nous restвt plus longtemps. Souviens-toi de tout ce que tu me disais quand je perdis le meilleur des frиres. La Chaillot t'est-elle plus chиre? As-tu plus de raison de la regretter?

Reviens, ma chиre, elle n'a plus besoin de toi. Hйlas! tandis que tu perds ton temps en regrets superflus, comment ne crains-tu point de t'en attirer d'autres? comment ne crains-tu point, toi qui connais l'йtat de mon coeur, d'abandonner ton amie а des pйrils que ta prйsence aurait prйvenus? Oh! qu'il s'est passй de choses depuis ton dйpart! Tu frйmiras en apprenant quels dangers j'ai courus par mon imprudence. J'espиre en кtre dйlivrйe: mais je me vois, pour ainsi dire, а la discrйtion d'autrui: c'est а toi de me rendre а moi-mкme. Hвte-toi donc de revenir. Je n'ai rien dit tant que tes soins йtaient utiles а ta pauvre Bonne; j'eusse йtй la premiиre а t'exhorter а les lui rendre. Depuis qu'elle n'est plus, c'est а sa famille que tu les dois: nous les remplirons mieux ici de concert que tu ne ferais seule а la campagne, et tu t'acquitteras des devoirs de la reconnaissance sans rien фter а ceux de l'amitiй.

Depuis le dйpart de mon pиre nous avons repris notre ancienne maniиre de vivre, et ma mиre me quitte moins; mais c'est par habitude plus que par dйfiance. Ses sociйtйs lui prennent encore bien des moments qu'elle ne veut pas dйrober а mes petites йtudes, et Babi remplit alors sa place assez nйgligemment. Quoique je trouve а cette bonne mиre beaucoup trop de sйcuritй, je ne puis me rйsoudre а l'en avertir; je voudrais bien pourvoir а ma sыretй sans perdre son estime, et c'est toi seule qui peux concilier tout cela. Reviens, ma Claire, reviens sans tarder. J'ai regret aux leзons que je prends sans toi, et j'ai peur de devenir trop savante. Notre maоtre n'est pas seulement un homme de mйrite; il est vertueux, et n'en est que plus а craindre. Je suis trop contente de lui pour l'кtre de moi: а son вge et au nфtre avec l'homme le plus vertueux, quand il est aimable, il vaut mieux кtre deux filles qu'une.

 

Lettre VII. Rйponse

Je t'entends, et tu me fais trembler. Non que je croie le danger aussi pressant que tu l'imagines. Ta crainte modиre la mienne sur le prйsent, mais l'avenir m'йpouvante, et, si tu ne peux te vaincre, je ne vois plus que des malheurs. Hйlas! combien de fois la pauvre Chaillot m'a t-elle prйdit que le premier soupir de ton coeur ferait le destin de ta vie! Ah! cousine, si jeune encore, faut-il voir dйjа ton sort s'accomplir! Qu'elle va nous manquer, cette femme habile que tu nous crois avantageux de perdre! Il l'eыt йtй peut-кtre de tomber d'abord en de plus sыres mains; mais nous sommes trop instruites en sortant des siennes pour nous laisser gouverner par d'autres, et pas assez pour nous gouverner nous-mкmes: elle seule pouvait nous garantir des dangers auxquels elle nous avait exposйes. Elle nous a beaucoup appris, et nous avons, ce me semble, beaucoup pensй pour notre вge. La vive et tendre amitiй qui nous unit presque dиs le berceau nous a, pour ainsi dire, йclairй le coeur de bonne heure sur toutes les passions: nous connaissons assez bien leurs signes et leurs effets; il n'y a que l'art de les rйprimer qui nous manque. Dieu veuille que ton jeune philosophe connaisse mieux que nous cet art-lа!

Quand je dis nous, tu m'entends; c'est surtout de toi que je parle: car, pour moi, la Bonne m'a toujours dit que mon йtourderie me tiendrait lieu de raison, que je n'aurais jamais l'esprit de savoir aimer, et que j'йtais trop folle pour faire un jour des folies. Ma Julie, prends garde а toi; mieux elle augurait de ta raison, plus elle craignait pour ton coeur. Aie bon courage cependant; tout ce que la sagesse et l'honneur pourront faire, je sais que ton вme le fera; et la mienne fera, n'en doute pas, tout ce que l'amitiй peut faire а son tour. Si nous en savons trop pour notre вge, au moins cette йtude n'a rien coыtй а nos moeurs. Crois, ma chиre, qu'il y a bien des filles plus simples qui sont moins honnкtes que nous nous le sommes parce que nous voulons l'кtre; et, quoi qu'on en puisse dire, c'est le moyen de l'кtre plus sыrement.

Cependant, sur ce que tu me marques, je n'aurai pas un moment de repos que je ne sois auprиs de toi; car, si tu crains le danger, il n'est pas tout а fait chimйrique. Il est vrai que le prйservatif est facile: deux mots а ta mиre, et tout est fini; mais je te comprends, tu ne veux point d'un expйdient qui finit tout: tu veux bien t'фter le pouvoir de succomber, mais non pas l'honneur de combattre. O pauvre cousine!... encore si la moindre lueur... Le baron d'Etange consentir а donner sa fille, son enfant unique, а un petit bourgeois sans fortune! L'espиres-tu?... Qu'espиres-tu donc? que veux-tu?... Pauvre, pauvre cousine!... Ne crains rien toutefois de ma part; ton secret sera gardй par ton amie. Bien des gens trouveraient plus honnкte de le rйvйler: peut-кtre auraient-ils raison. Pour moi, qui ne suis pas une grande raisonneuse, je ne veux point d'une honnкtetй qui trahit l'amitiй, la foi, la confiance; j'imagine que chaque relation, chaque вge a ses maximes, ses devoirs, ses vertus; que ce qui serait prudence а d'autres, а moi serait perfidie, et qu'au lieu de nous rendre sages, on nous rend mйchants en confondant tout cela. Si ton amour est faible, nous le vaincrons; s'il est extrкme, c'est l'exposer а des tragйdies que de l'attaquer par des moyens violents; et il ne convient а l'amitiй de tenter que ceux dont elle peut rйpondre. Mais, en revanche, tu n'as qu'а marcher droit quand tu seras sous ma garde: tu verras, tu verras ce que c'est qu'une duиgne de dix-huit ans.

Je ne suis pas, comme tu sais, loin de toi pour mon plaisir; et le printemps n'est pas si agrйable en campagne que tu penses; on y souffre а la fois le froid et le chaud; on n'a point d'ombre а la promenade, et il faut se chauffer dans la maison. Mon pиre, de son cфtй, ne laisse pas, au milieu de ses bвtiments, de s'apercevoir qu'on a la gazette ici plus tard qu'а la ville. Ainsi tout le monde ne demande pas mieux que d'y retourner, et tu m'embrasseras, j'espиre, dans quatre ou cinq jours. Mais ce qui m'inquiиte est que quatre ou cinq jours font je ne sais combien d'heures, dont plusieurs sont destinйes au philosophe. Au philosophe, entends-tu, cousine? Pense que toutes ces heures-lа ne doivent sonner que pour lui.

Ne va pas ici rougir et baisser les yeux: prendre un air grave, il t'est impossible; cela ne peut aller а tes traits. Tu sais bien que je ne saurais pleurer sans rire, et que je n'en suis pas pour cela moins sensible; je n'en ai pas moins de chagrin d'кtre loin de toi; je n'en regrette pas moins la bonne Chaillot. Je te sais un grй infini de vouloir partager avec moi le soin de sa famille, je ne l'abandonnerai de mes jours; mais tu ne serais plus toi-mкme si tu perdais quelque occasion de faire du bien. Je conviens que la pauvre mie йtait babillarde, assez libre dans ses propos familiers, peu discrиte avec de jeunes filles, et qu'elle aimait а parler de son vieux temps. Aussi ne sont-ce pas tant les qualitйs de son esprit que je regrette, bien qu'elle en eыt d'excellentes parmi de mauvaises; la perte que je pleure en elle, c'est son bon coeur, son parfait attachement, qui lui donnait а la fois pour moi la tendresse d'une mиre et la confiance d'une soeur. Elle me tenait lieu de toute ma famille. A peine ai-je connu ma mиre! mon pиre m'aime autant qu'il peut aimer; nous avons perdu ton aimable frиre, je ne vois presque jamais les miens: me voilа comme une orpheline dйlaissйe. Mon enfant, tu me restes seule; car ta bonne mиre, c'est toi: tu as raison pourtant; tu me restes. Je pleurais! j'йtais donc folle; qu'avais-je а pleurer?

P.-S. - De peur d'accident, j'adresse cette lettre а notre maоtre, afin qu'elle te parvienne plus sыrement.

 

Lettre VIII а Julie

Quels sont, belle Julie, les bizarres caprices de l'amour! Mon coeur a plus qu'il n'espйrait, et n'est pas content! Vous m'aimez, vous me le dites, et je soupire! Ce coeur injuste ose dйsirer encore, quand il n'a plus rien а dйsirer; il me punit de ses fantaisies, et me rend inquiet au sein du bonheur. Ne croyez pas que j'aie oubliй les lois qui me sont imposйes, ni perdu la volontй de les observer; non: mais un secret dйpit m'agite en voyant que ces lois ne coыtent qu'а moi, que vous qui vous prйtendiez si faible кtes si forte а prйsent, et que j'ai si peu de combats а rendre contre moi-mкme, tant je vous trouve attentive а les prйvenir.

Que vous кtes changйe depuis deux mois, sans que rien ait changй que vous! Vos langueurs ont disparu: il n'est plus question de dйgoыt ni d'abattement; toutes les grвces sont venues reprendre leurs postes; tous vos charmes se sont ranimйs; la rose qui vient d'йclore n'est pas plus fraоche que vous; les saillies ont recommencй; vous avez de l'esprit avec tout le monde; vous folвtrez, mкme avec moi, comme auparavant; et, ce qui m'irrite plus que tout le reste; vous me jurez un amour йternel d'un air aussi gai que si vous disiez la chose du monde la plus plaisante.

Dites, dites, volage, est-ce lа le caractиre d'une passion violente rйduite а se combattre elle-mкme? et si vous aviez le moindre dйsir а vaincre, la contrainte n'йtoufferait-elle pas au moins l'enjouement? Oh! que vous йtiez bien plus aimable quand vous йtiez moins belle! que je regrette cette pвleur touchante, prйcieux gage du bonheur d'un amant! et que je hais l'indiscrиte santй que vous avez recouvrйe aux dйpens de mon repos! Oui, j'aimerais mieux vous voir malade encore que cet air content, ces yeux brillants, ce teint fleuri, qui m'outragent. Avez-vous oubliй sitфt que vous n'йtiez pas ainsi quand vous imploriez ma clйmence? Julie, Julie, que cet amour si vif est devenu tranquille en peu de temps!

Mais ce qui m'offense plus encore, c'est qu'aprиs vous кtre remise а ma discrйtion, vous paraissez vous en dйfier, et que vous fuyez les dangers comme s'il vous en restait а craindre. Est-ce ainsi que vous honorez ma retenue, et mon inviolable respect mйritait-il cet affront de votre part? Bien loin que le dйpart de votre pиre nous ait laissй plus de libertй, а peine peut-on vous voir seule. Votre insйparable cousine ne vous quitte plus. Insensiblement nous allons reprendre nos premiиres maniиres de vivre et notre ancienne circonspection, avec cette unique diffйrence qu'alors elle vous йtait а charge, et qu'elle vous plaоt maintenant.

Quel sera donc le prix d'un si pur hommage, si votre estime ne l'est pas, et de quoi me sert l'abstinence йternelle et volontaire de ce qu'il y a de plus doux au monde, si celle qui l'exige ne m'en sait aucun grй? Certes, je suis las de souffrir inutilement et de me condamner aux plus dures privations sans en avoir mкme le mйrite. Quoi! faut-il que vous embellissiez impunйment, tandis que vous me mйprisez? Faut-il qu'incessamment mes yeux dйvorent des charmes dont jamais ma bouche n'ose approcher? Faut-il enfin que je m'фte а moi-mкme toute espйrance, sans pouvoir au moins m'honorer d'un sacrifice aussi rigoureux? Non; puisque vous ne vous fiez pas а ma foi, je ne veux plus la laisser vainement engagйe: c'est une sыretй injuste que celle que vous tirez а la fois de ma parole et de vos prйcautions; vous кtes trop ingrate, ou je suis trop scrupuleux, et je ne veux plus refuser de la fortune les occasions que vous n'aurez pu lui фter. Enfin, quoi qu'il en soit de mon sort, je sens que j'ai pris une charge au-dessus de mes forces. Julie, reprenez la garde de vous-mкme; je vous rends un dйpфt trop dangereux pour la fidйlitй du dйpositaire, et dont la dйfense coыtera moins а votre coeur que vous n'avez feint de la craindre.

Je vous le dis sйrieusement: comptez sur vous, ou chassez-moi, c'est-а-dire фtez-moi la vie. J'ai pris un engagement tйmйraire. J'admire comment je l'ai pu tenir si longtemps; je sais que je le dois toujours; mais je sens qu'il m'est impossible. On mйrite de succomber quand on s'impose de si pйrilleux devoirs. Croyez-moi, chиre et tendre Julie, croyez-en ce coeur sensible qui ne vit que pour vous; vous serez toujours respectйe: mais je puis un instant manquer de raison, et l'ivresse des sens peut dicter un crime dont on aurait horreur de sang-froid. Heureux de n'avoir point trompй votre espoir, j'ai vaincu deux mois, et vous me devez le prix de deux siиcles de souffrances.

 

Lettre IX de Julie

J'entends: les plaisirs du vice et l'honneur de la vertu vous feraient un sort agrйable. Est-ce lа votre morale?... Eh! mon bon ami, vous vous lassez bien vite d'кtre gйnйreux! Ne l'йtiez-vous donc que par artifice? La singuliиre marque d'attachement que de vous plaindre de ma santй! Serait-ce que vous espйriez voir mon fol amour achever de la dйtruire, et que vous m'attendiez au moment de vous demander la vie? ou bien, comptiez-vous de me respecter aussi longtemps que je ferais peur, et de vous rйtracter quand je deviendrais supportable? Je ne vois pas dans de pareils sacrifices un mйrite а tant faire valoir.

Vous me reprochez avec la mкme йquitй le soin que je prends de vous sauver des combats pйnibles avec vous-mкme, comme si vous ne deviez pas plutфt m'en remercier. Puis vous vous rйtractez de l'engagement que vous avez pris comme d'un devoir trop а charge; en sorte que, dans la mкme lettre, vous vous plaignez de ce que vous avez trop de peine, et de ce que vous n'en avez pas assez. Pensez-y mieux, et tвchez d'кtre d'accord avec vous pour donner а vos prйtendus griefs une couleur moins frivole; ou plutфt, quittez toute cette dissimulation qui n'est pas dans votre caractиre. Quoi que vous puissiez dire, votre coeur est plus content du mien qu'il ne feint de l'кtre: ingrat, vous savez trop qu'il n'aura jamais tort avec vous! Votre lettre mкme vous dйment par son style enjouй, et vous n'auriez pas tant d'esprit si vous йtiez moins tranquille. En voilа trop sur les vains reproches qui vous regardent; passons а ceux qui me regardent moi-mкme, et qui semblent d'abord mieux fondйs.

Je le sens bien, la vie йgale et douce que nous menons depuis deux mois ne s'accorde pas avec ma dйclaration prйcйdente, et j'avoue que ce n'est pas sans raison que vous кtes surpris de ce contraste. Vous m'avez d'abord vue au dйsespoir, vous me trouvez а prйsent trop paisible; de lа vous accusez mes sentiments d'inconstance et mon coeur de caprice. Ah! mon ami, ne le jugez-vous point trop sйvиrement? Il faut plus d'un jour pour le connaоtre: attendez et vous trouverez peut-кtre que ce coeur qui vous aime n'est pas indigne du vфtre.

Si vous pouviez comprendre avec quel effroi j'йprouvai les premiиres atteintes du sentiment qui m'unit а vous, vous jugeriez du trouble qu'il dut me causer: j'ai йtй йlevйe dans des maximes si sйvиres, que l'amour le plus pur me paraissait le comble du dйshonneur. Tout m'apprenait ou me faisait croire qu'une fille sensible йtait perdue au premier mot tendre йchappй de sa bouche; mon imagination troublйe confondait le crime avec l'aveu de la passion; et j'avais une si affreuse idйe de ce premier pas, qu'а peine voyais-je au delа nul intervalle jusqu'au dernier. L'excessive dйfiance de moi-mкme augmenta mes alarmes; les combats de la modestie me parurent ceux de la chastetй; je pris le tourment du silence pour l'emportement des dйsirs. Je me crus perdue aussitфt que j'aurais parlй, et cependant il fallait parler oщ vous perdre. Ainsi, ne pouvant plus dйguiser mes sentiments, je tвchai d'exciter la gйnйrositй des vфtres, et, me fiant plus а vous qu'а moi, je voulus, en intйressant votre honneur а ma dйfense, me mйnager des ressources dont je me croyais dйpourvue.

J'ai reconnu que je me trompais; je n'eus pas parlй, que je me trouvai soulagйe; vous n'eыtes pas rйpondu, que je me sentis tout а fait calme: et deux mois d'expйrience m'ont appris que mon coeur trop tendre a besoin d'amour, mais que mes sens n'ont aucun besoin d'amant. Jugez, vous qui aimez la vertu, avec quelle joie je fis cette heureuse dйcouverte. Sortie de cette profonde ignominie oщ mes terreurs m'avaient plongйe, je goыte le plaisir dйlicieux d'aimer purement. Cet йtat fait le bonheur de ma vie; mon humeur et ma santй s'en ressentent; а peine puis-je en concevoir un plus doux, et l'accord de l'amour et de l'innocence me semble кtre le paradis sur la terre.

Dиs lors je ne vous craignis plus; et, quand je pris soin d'йviter la solitude avec vous, ce fut autant pour vous que pour moi: car vos yeux et vos soupirs annonзaient plus de transports que de sagesse; et si vous eussiez oubliй l'arrкt que vous avez prononcй vous-mкme, je ne l'aurais pas oubliй.

Ah! mon ami, que ne puis-je faire passer dans votre вme le sentiment de bonheur et de paix qui rиgne au fond de la mienne! Que ne puis-je vous apprendre а jouir tranquillement du plus dйlicieux йtat de la vie! Les charmes de l'union des coeurs se joignent pour nous а ceux de l'innocence: nulle crainte, nulle honte ne trouble notre fйlicitй; au sein des vrais plaisirs de l'amour, nous pouvons parler de la vertu sans rougir.

E v'й il piacere con l'onestade accanto.

Je ne sais quel triste pressentiment s'йlиve dans mon sein, et me crie que nous jouissons du seul temps heureux que le ciel nous ait destinй. Je n'entrevois dans l'avenir qu'absence, orages, troubles, contradictions: la moindre altйration а notre situation prйsente me paraоt ne pouvoir кtre qu'un mal. Non, quand un lien plus doux nous unirait а jamais, je ne sais si l'excиs du bonheur n'en deviendrait pas bientфt la ruine. Le moment de la possession est une crise de l'amour, et tout changement est dangereux au nфtre. Nous ne pouvons plus qu'y perdre.

Je t'en conjure, mon tendre et unique ami, tвche de calmer l'ivresse des vains dйsirs que suivent toujours les regrets, le repentir, la tristesse. Goыtons en paix notre situation prйsente. Tu te plais а m'instruire, et tu sais trop si je me plais а recevoir tes leзons. Rendons-les encore plus frйquentes; ne nous quittons qu'autant qu'il faut pour la biensйance; employons а nous йcrire les moments que nous ne pouvons passer а nous voir, et profitons d'un temps prйcieux, aprиs lequel peut-кtre nous soupirerons un jour. Ah! puisse notre sort, tel qu'il est, durer autant que notre vie! L'esprit s'orne, la raison s'йclaire, l'вme se fortifie, le coeur jouit: que manque-t-il а notre bonheur?

 

Lettre X а Julie

Que vous avez raison, ma Julie, de dire que je ne vous connais pas encore! Toujours je crois connaоtre tous les trйsors de votre belle вme, et toujours j'en dйcouvre de nouveaux. Quelle femme jamais associa comme vous la tendresse а la vertu, et, tempйrant l'une par l'autre, les rendit toutes deux plus charmantes? Je trouve je ne sais quoi d'aimable et d'attrayant dans cette sagesse qui me dйsole; et vous ornez avec tant de grвce les privations que vous m'imposez, qu'il s'en faut peu que vous ne me les rendiez chиres.

Je le sens chaque jour davantage, le plus grand des biens est d'кtre aimй de vous; il n'y en a point, il n'y en peut avoir qui l'йgale, et s'il fallait choisir entre votre coeur et votre possession mкme, non, charmante Julie, je ne balancerais pas un instant. Mais d'oщ viendrait cette amиre alternative, et pourquoi rendre incompatible ce que la nature a voulu rйunir? Le temps est prйcieux, dites-vous; sachons en jouir tel qu'il est, et gardons-nous par notre impatience d'en troubler le paisible cours. Eh! qu'il passe et qu'il soit heureux! Pour profiter d'un йtat aimable, faut-il en nйgliger un meilleur, et prйfйrer le repos а la fйlicitй suprкme? Ne perd-on pas tout le temps qu'on peut mieux employer? Ah! si l'on peut vivre mille ans en un quart d'heure, а quoi bon compter tristement les jours qu'on aura vйcu?

Tout ce que vous dites du bonheur de notre situation prйsente est incontestable; je sens que nous devons кtre heureux, et pourtant je ne le suis pas. La sagesse a beau parler par votre bouche, la voix de la nature est la plus forte. Le moyen de lui rйsister quand elle s'accorde а la voix du coeur? Hors vous seule, je ne vois rien dans ce sйjour terrestre qui soit digne d'occuper mon вme et mes sens: non, sans vous la nature n'est plus rien pour moi; mais son empire est dans vos yeux, et c'est lа qu'elle est invincible.

Il n'en est pas ainsi de vous, cйleste Julie; vous vous contentez de charmer nos sens, et n'кtes point en guerre avec les vфtres. Il semble que des passions humaines soient au-dessous d'une вme si sublime: et comme vous avez la beautй des anges, vous en avez la puretй. O puretй que je respecte en murmurant, que ne puis-je ou vous rabaisser ou m'йlever jusqu'а vous! Mais non, je ramperai toujours sur la terre, et vous verrai toujours briller dans les cieux. Ah! soyez heureuse aux dйpens de mon repos; jouissez de toutes vos vertus; pйrisse le vil mortel qui tentera jamais d'en souiller une! Soyez heureuse; je tвcherai d'oublier combien je suis а plaindre, et je tirerai de votre bonheur mкme la consolation de mes maux. Oui, chиre amante, il me semble que mon amour est aussi parfait que son adorable objet; tous les dйsirs enflammйs par vos charmes s'йteignent dans les perfections de votre вme; je la vois si paisible, que je n'ose en troubler la tranquillitй. Chaque fois que je suis tentй de vous dйrober la moindre caresse, si le danger de vous offenser me retient, mon coeur me retient encore plus par la crainte d'altйrer une fйlicitй si pure; dans le prix des biens oщ j'aspire, je ne vois plus que ce qu'ils vous peuvent coыter; et, ne pouvant accorder mon bonheur avec le vфtre, jugez comment j'aime, c'est au mien que j'ai renoncй.

Que d'inexplicables contradictions dans les sentiments que vous m'inspirez! Je suis а la fois soumis et tйmйraire, impйtueux et retenu; je ne saurais lever les yeux sur vous sans йprouver des combats en moi-mкme. Vos regards, votre voix, portent au coeur, avec l'amour, l'attrait touchant de l'innocence; c'est un charme divin qu'on aurait regret d'effacer. Si j'ose former des voeux extrкmes, ce n'est plus qu'en votre absence; mes dйsirs, n'osant aller jusqu'а vous, s'adressent а votre image, et c'est sur elle que je me venge du respect que je suis contraint de vous porter.

Cependant je languis et me consume; le feu coule dans mes veines; rien ne saurait l'йteindre ni le calmer et je l'irrite en voulant le contraindre. Je dois кtre heureux, je le suis, j'en conviens; je ne me plains point de mon sort; tel qu'il est je n'en changerais pas avec les rois de la terre. Cependant un mal rйel me tourmente, je cherche vainement а le fuir; je ne voudrais point mourir, et toutefois je me meurs; je voudrais vivre pour vous, et c'est vous qui m'фtez la vie.

 

Lettre XI de Julie

Mon ami, je sens que je m'attache а vous chaque jour davantage; je ne puis plus me sйparer de vous; la moindre absence m'est insupportable, et il faut que je vous voie ou que je vous йcrive, afin de m'occuper de vous sans cesse.

Ainsi mon amour s'augmente avec le vфtre; car je connais а prйsent combien vous m'aimez, par la crainte rйelle que vous avez de me dйplaire, au lieu que vous n'en aviez d'abord qu'une apparence pour mieux venir а vos fins. Je sais fort bien distinguer en vous l'empire que le coeur a su prendre, du dйlire d'une imagination йchauffйe; et je vois cent fois plus de passion dans la contrainte oщ vous кtes que dans vos premiers emportements. Je sais bien aussi que votre йtat, tout gкnant qu'il est, n'est pas sans plaisirs. Il est doux pour un vйritable amant de faire des sacrifices qui lui sont tous comptйs, et dont aucun n'est perdu dans le coeur de ce qu'il aime. Qui sait mкme si, connaissant ma sensibilitй, vous n'employez pas, pour me sйduire, une adresse mieux entendue? Mais non, je suis injuste, et vous n'кtes pas capable d'user d'artifice avec moi. Cependant, si je suis sage, je me dйfierai plus encore de la pitiй que de l'amour. Je me sens mille fois plus attendrie par vos respects que par vos transports, et je crains bien qu'en prenant le parti le plus honnкte, vous n'ayez pris enfin le plus dangereux.

Il faut que je vous dise, dans l'йpanchement de mon coeur, une vйritй qu'il sent fortement, et dont le vфtre doit vous convaincre: c'est qu'en dйpit de la fortune, des parents et de nous-mкmes, nos destinйes sont а jamais unies, et que nous ne pouvons plus кtre heureux ou malheureux qu'ensemble. Nos вmes se sont pour ainsi dire touchйes par tous les points, et nous avons partout senti la mкme cohйrence. (Corrigez-moi, mon ami, si j'applique mal vos leзons de physique.) Le sort pourra bien nous sйparer, mais non pas nous dйsunir. Nous n'aurons plus que les mкmes plaisirs et les mкmes peines; et comme ces aimants dont vous me parliez, qui ont, dit-on, les mкmes mouvements en diffйrents lieux, nous sentirions les mкmes choses aux deux extrйmitйs du monde.

Dйfaites-vous donc de l'espoir, si vous l'eыtes jamais de vous faire un bonheur exclusif, et de l'acheter aux dйpens du mien. N'espйrez pas pouvoir кtre heureux si j'йtais dйshonorйe, ni pouvoir, d'un oeil satisfait, contempler mon ignominie et mes larmes. Croyez-moi, mon ami, je connais votre coeur bien mieux que vous ne le connaissez. Un amour si tendre et si vrai doit savoir commander aux dйsirs; vous en avez trop fait pour achever sans vous perdre, et ne pouvez plus combler mon malheur sans faire le vфtre.

Je voudrais que vous pussiez sentir combien il est important pour tous deux que vous vous en remettiez а moi du soin de notre destin commun. Doutez-vous que vous ne me soyez aussi cher que moi-mкme? et pensez-vous qu'il pыt exister pour moi quelque fйlicitй que vous ne partageriez pas? Non, mon ami; j'ai les mкmes intйrкts que vous, et un peu plus de raison pour les conduire. J'avoue que je suis la plus jeune; mais n'avez-vous jamais remarquй que si la raison d'ordinaire est plus faible et s'йteint plus tфt chez les femmes, elle est aussi plus tфt formйe, comme un frкle tournesol croоt et meurt avant un chкne? Nous nous trouvons dиs le premier вge chargйes d'un si dangereux dйpфt, que le soin de le conserver nous йveille bientфt le jugement; et c'est un excellent moyen de bien voir les consйquences des choses, que de sentir vivement tous les risques qu'elles nous font courir. Pour moi, plus je m'occupe de notre situation, plus je troue que la raison vous demande ce que je vous demande au nom de l'amour. Soyez donc docile а sa douce voix, et laissez-vous conduire, hйlas! par un autre aveugle, mais qui tient au moins un appui.

Je ne sais, mon ami, si nos coeurs auront le bonheur de s'entendre, et si vous partagerez, en lisant cette lettre, la tendre йmotion qui l'a dictйe; je ne sais si nous pourrons jamais nous accorder sur la maniиre de voir comme sur celle de sentir; mais je sais bien que l'avis de celui des deux qui sйpare le moins son bonheur du bonheur de l'autre est l'avis qu'il faut prйfйrer.

 

Lettre XII а Julie

Ma Julie, que la simplicitй de votre lettre est touchante! Que j'y vois bien la sйrйnitй d'une вme innocente, et la tendre sollicitude de l'amour! Vos pensйes s'exhalent sans art et sans peine; elles portent au coeur une impression dйlicieuse que ne produit point un style apprкtй. Vous donnez des raisons invincibles d'un air si simple, qu'il y faut rйflйchir pour en sentir la force; et les sentiments йlevйs vous coыtent si peu, qu'on est tentй de les prendre pour des maniиres de penser communes. Ah! oui, sans doute, c'est а vous de rйgler nos destins; ce n'est pas un droit que je vous laisse, c'est un devoir que j'exige de vous, c'est une justice que je vous demande, et votre raison me doit dйdommager du mal que vous avez fait а la mienne. Dиs cet instant je vous remets pour ma vie l'empire de mes volontйs; disposez de moi comme d'un homme qui n'est plus rien pour lui-mкme, et dont tout l'кtre n'a de rapport qu'а vous. Je tiendrai, n'en doutez pas, l'engagement que je prends, quoi que vous puissiez me prescrire. Ou j'en vaudrai mieux, ou vous en serez plus heureuse, et je vois partout le prix assurй de mon obйissance. Je vous remets donc sans rйserve le soin de notre bonheur commun; faites le vфtre, et tout est fait. Pour moi; qui ne puis ni vous oublier un instant, ni penser а vous sans des transports qu'il faut vaincre, je vais m'occuper uniquement des soins que vous m'avez imposйs.

Depuis un an que nous йtudions ensemble, nous n'avons guиre fait que des lectures sans ordre et presque au hasard, plus pour consulter votre goыt que pour l'йclairer: d'ailleurs tant de trouble dans l'вme ne nous laissait guиre de libertй d'esprit. Les yeux йtaient mal fixйs sur le livre; la bouche en prononзait les mots; l'attention manquait toujours. Votre petite cousine, qui n'йtait pas si prйoccupйe, nous reprochait notre peu de conception, et se faisait un honneur facile de nous devancer. Insensiblement elle est devenue le maоtre du maоtre; et quoique nous ayons quelquefois ri de ses prйtentions, elle est au fond la seule des trois qui sait quelque chose de tout ce que nous avons appris.

Pour regagner donc le temps perdu (ah! Julie, en fut-il jamais de mieux employй?), j'ai imaginй une espиce de plan qui puisse rйparer par la mйthode le tort que les distractions ont fait au savoir. Je vous l'envoie; nous le lirons tantфt ensemble, et je me contente d'y faire ici quelques lйgиres observations.

Si nous voulions, ma charmante amie, nous charger d'un йtalage d'йrudition, et savoir pour les autres plus que pour nous, mon systиme ne vaudrait rien; car il tend toujours а tirer peu de beaucoup de choses, et а faire un petit recueil d'une grande bibliothиque. La science est dans la plupart de ceux qui la cultivent une monnaie dont on fait grand cas, qui cependant n'ajoute au bien-кtre qu'autant qu'on la communique, et n'est bonne que dans le commerce. Otez а nos savants le plaisir de se faire йcouter, le savoir ne sera rien pour eux. Ils n'amassent dans le cabinet que pour rйpandre dans le public; ils ne veulent кtre sages qu'aux yeux d'autrui; et ils ne se soucieraient plus de l'йtude s'ils n'avaient plus d'admirateurs. Pour nous qui voulons profiter de nos connaissances, nous ne les amassons point pour les revendre, mais pour les convertir а notre usage; ni pour nous en charger, mais pour nous en nourrir. Peu lire, et penser beaucoup а nos lectures, ou, ce qui est la mкme chose, en causer beaucoup entre nous, est le moyen de les bien digйrer; je pense que quand on a une fois l'entendement ouvert par l'habitude de rйflйchir, il vaut toujours mieux trouver de soi-mкme les choses qu'on trouverait dans les livres; c'est le vrai secret de les bien mouler а sa tкte, et de se les approprier: au lieu qu'en les recevant telles qu'on nous les donne, c'est presque toujours sous une forme qui n'est pas la nфtre. Nous sommes plus riches que nous pensons, mais, dit Montaigne, on nous dresse а l'emprunt et а la quкte; on nous apprend а nous servir du bien d'autrui plutфt que du nфtre; ou plutфt, accumulant sans cesse, nous n'osons toucher а rien: nous sommes comme ces avares qui ne songent qu'а remplir leurs greniers, et dans le sein de l'abondance se laissent mourir de faim.

Il y a, je l'avoue, bien des gens qui cette mйthode serait fort nuisible, et qui ont besoin de beaucoup lire et peu mйditer, parce qu'ayant la tкte mal faite ils ne rassemblent rien de si mauvais que ce qu'ils produisent d'eux-mкmes. Je vous recommande tout le contraire, а vous qui mettez dans vos lectures mieux que ce que vous y trouvez, et dont l'esprit actif fait sur le livre un autre livre, quelquefois meilleur que le premier. Nous nous communiquerons donc nos idйes; je vous dirai ce que les autres auront pensй, vous me direz sur le mкme sujet ce que vous pensez vous-mкme, et souvent aprиs la leзon j'en sortirai plus instruit que vous.

Moins vous aurez de lecture а faire, mieux il faudra la choisir, et voici les raisons de mon choix. La grande erreur de ceux qui йtudient est, comme je viens de vous dire, de se fier trop а leurs livres, et de ne pas tirer assez de leur fonds; sans songer que de tous les sophistes, notre propre raison est presque toujours celui qui nous abuse le moins. Sitфt qu'on veut rentrer en soi-mкme, chacun sent ce qui est bien, chacun discerne ce qui est beau; nous n'avons pas besoin qu'on nous apprenne а connaоtre ni l'un ni l'autre, et l'on ne s'en impose lа-dessus qu'autant qu'on s'en veut imposer. Mais les exemples du trиs bon et du trиs beau sont plus rares et moins connus; il les faut aller chercher loin de nous. La vanitй, mesurant les forces de la nature sur notre faiblesse, nous fait regarder comme chimйriques les qualitйs que nous ne sentons pas en nous-mкmes; la paresse et le vice s'appuient sur cette prйtendue impossibilitй; et ce qu'on ne voit pas tous les jours, l'homme faible prйtend qu'on ne le voit jamais. C'est cette erreur qu'il faut dйtruire, ce sont ces grands objets qu'il faut s'accoutumer а sentir et а voir, afin de s'фter tout prйtexte de ne les pas imiter. L'вme s'йlиve, le coeur s'enflamme а la contemplation de ces divins modиles; а force de les considйrer, on cherche а leur devenir semblable, et l'on ne souffre plus rien de mйdiocre sans un dйgoыt mortel.

N'allons donc pas chercher dans les livres des principes et des rиgles que nous trouvons plus sыrement au dedans de nous. Laissons lа toutes ces vaines disputes des philosophes sur le bonheur et sur la vertu; employons а nous rendre bons et heureux le temps qu'ils perdent а chercher comment on doit l'кtre, et proposons-nous de grands exemples а imiter, plutфt que de vains systиmes а suivre.

J'ai toujours cru que le bon n'йtait que le beau mis en action, que l'un tenait intimement а l'autre, et qu'ils avaient tous deux une source communes dans la nature bien ordonnйe. Il suit de cette idйe que le goыt se perfectionne par les mкmes moyens que la sagesse, et qu'une вme bien touchйe des charmes de la vertu doit а proportion кtre aussi sensible а tous les autres genres de beautйs. On s'exerce а voir comme а sentir, ou plutфt une vue exquise n'est qu'un sentiment dйlicat et fin. C'est ainsi qu'un peintre, а l'aspect d'un beau paysage ou devant un beau tableau, s'extasie а des objets qui ne sont pas mкme remarquйs d'un spectateur vulgaire. Combien de choses qu'on n'aperзoit que par sentiment et dont il est impossible de rendre raison! Combien de ces je ne sais quoi qui reviennent si frйquemment, et dont le goыt seul dйcide! Le goыt est en quelque maniиre le microscope du jugement; c'est lui qui met les petits objets а sa portйe, et ses opйrations commencent oщ s'arrкtent celles du dernier. Que faut-il donc pour le cultiver? s'exercer а voir ainsi qu'а sentir, et а juger du beau par inspection comme du bon par sentiment. Non, je soutiens qu'il n'appartient pas mкme а tous les coeurs d'кtre йmus au premier regard de Julie.

Voilа, ma charmante йcoliиre, pourquoi je borne toutes vos йtudes а des livres de goыt et de moeurs; voilа pourquoi, tournant toute ma mйthode en exemples, je ne vous donne point d'autre dйfinition des vertus qu'un tableau des gens vertueux, ni d'autres rиgles pour bien йcrire que les livres qui sont bien йcrits.

Ne soyez donc pas surprise des retranchements que je fais а vos prйcйdentes lectures; je suis convaincu qu'il faut les resserrer pour les rendre utiles, et je vois tous les jours mieux que tout ce qui ne dit rien а l'вme n'est pas digne de vous occuper. Nous allons supprimer les langues, hors l'italienne que vous savez et que vous aimez; nous laisserons lа nos йlйments d'algиbre et de gйomйtrie; nous quitterions mкme la physique, si les termes qu'elle vous fournit m'en laissaient le courage; nous renoncerons pour jamais а l'histoire moderne, exceptй celle de notre pays, encore n'est-ce que parce que c'est un pays libre et simple, oщ l'on trouve des hommes antiques dans les temps modernes; car ne vous laissez pas йblouir par ceux qui disent que l'histoire la plus intйressante pour chacun est celle de son pays. Cela n'est pas vrai. Il y a des pays dont l'histoire ne peut pas mкme кtre lue, а moins qu'on ne soit imbйcile ou nйgociateur. L'histoire la plus intйressante est celle oщ l'on trouve le plus d'exemples de moeurs, de caractиres de toute espиce, en un mot le plus d'instruction. Ils vous diront qu'il y a autant de tout cela parmi nous que parmi les anciens. Cela n'est pas vrai. Ouvrez leur histoire et faites-les taire. Il y a des peuples sans physionomie auxquels il ne faut point de peintres; il y a des gouvernements sans caractиre auxquels il ne faut point d'historiens, et oщ, sitфt qu'on sait quelle place un homme occupe, on sait d'avance tout ce qu'il y fera. Ils diront que ce sont les bons historiens qui nous manquent; mais demandez-leur pourquoi. Cela n'est pas vrai. Donnez matiиre а de bonnes histoires, et les bons historiens se trouveront. Enfin ils diront que les hommes de tous les temps se ressemblent, qu'ils ont les mкmes vertus et les mкmes vices; qu'on n'admire les anciens que parce qu'ils sont anciens. Cela n'est pas vrai non plus; car on faisait autrefois de grandes choses avec de petits moyens, et l'on fait aujourd'hui tout le contraire. Les anciens йtaient contemporains de leurs historiens, et nous ont pourtant appris а les admirer: assurйment, si la postйritй jamais admire les nфtres, elle ne l'aura pas appris de nous.

J'ai laissй, par йgard pour votre insйparable cousine, quelques livres de petite littйrature que je n'aurais pas laissйs pour vous; hors de Pйtrarque, le Tasse, le Mйtastase, et les maоtres du thйвtre franзais, je n'y mкle ni poиte, ni livres d'amour, contre l'ordinaire des lectures consacrйes а votre sexe. Qu'appendrions-nous de l'amour dans ces livres? Ah! Julie, notre coeur nous en dit plus qu'eux et le langage imitй des livres est bien froid pour quiconque est passionnй lui-mкme! D'ailleurs ces йtudes йnervent l'вme, la jettent dans la mollesse, et lui фtent tout son ressort. Au contraire, l'amour vйritable est un feu dйvorant qui porte son ardeur dans les autres sentiments, et les anime d'une vigueur nouvelle. C'est pour cela qu'on a dit que l'amour faisait des hйros. Heureux celui que le sort eыt placй pour le devenir, et qui aurait Julie pour amante!

 

Lettre XIII de Julie

Je vous le disais bien que nous йtions heureux; rien ne me l'apprend mieux que l'ennui que j'йprouve au moindre changement d'йtat. Si nous avions des peines bien vives, une absence de deux jours nous en ferait-elle tant? Je dis nous, car je sais que mon ami partage mon impatience; il la partage parce que je la sens, et il la sent encore pour lui-mкme: je n'ai plus besoin qu'il me dise ces choses-lа.

Nous ne sommes а la campagne que d'hier au soir: il n'est pas encore l'heure oщ je vous verrais а la ville, et cependant mon dйplacement me fait dйjа trouver votre absence plus insupportable. Si vous ne m'aviez pas dйfendu la gйomйtrie, je vous dirais que mon inquiйtude est en raison composйe des intervalles du temps et du lieu; tant je trouve que l'йloignement ajoute au chagrin de l'absence!

J'ai apportй votre lettre et votre plan d'йtudes pour mйditer l'une et l'autre, et j'ai dйjа relu deux fois la premiиre: la fin m'en touche extrкmement. Je vois, mon ami, que vous sentez le vйritable amour, puisqu'il ne vous a point фtй le goыt des choses honnкtes, et que vous savez encore dans la partie la plus sensible de votre coeur faire des sacrifices а la vertu. En effet, employer la voie de l'instruction pour corrompre une femme est de toutes les sйductions la plus condamnable; et vouloir attendrir sa maоtresse а l'aide des romans est avoir bien peu de ressources en soi-mкme. Si vous eussiez pliй dans vos leзons la philosophie а vos vues, si vous eussiez tвchй d'йtablir des maximes favorables а votre intйrкt, en voulant me tromper vous m'eussiez bientфt dйtrompйe; mais la plus dangereuse de vos sйductions est de n'en point employer. Du moment que la soif d'aimer s'empara de mon coeur, et que j'y sentis naоtre le besoin d'un йternel attachement, je ne demandai point au ciel de m'unir а un homme aimable, mais а un homme qui eыt l'вme belle; car je sentais bien que c'est, de tous les agrйments qu'on peut avoir, le moins sujet au dйgoыt, et que la droiture et l'honneur ornent tous les sentiments qu'ils accompagnent. Pour avoir bien placй ma prйfйrence, j'ai eu, comme Salomon, avec ce que j'avais demandй, encore ce que je ne demandais pas. Je tire un bon augure pour mes autres voeux de l'accomplissement de celui-lа, et je ne dйsespиre pas, mon ami, de pouvoir vous rendre aussi heureux un jour que vous mйritez de l'кtre. Les moyens en sont lents, difficiles, douteux; les obstacles terribles: je n'ose rien me promettre; mais croyez que tout ce que la patience et l'amour pourront faire ne sera pas oubliй. Continuez cependant а complaire en tout а ma mиre, et prйparez-vous, au retour de mon pиre, qui se retire enfin tout а fait aprиs trente ans de service, а supporter les hauteurs d'un vieux gentilhomme brusque, mais plein d'honneur, qui vous aimera sans vous caresser, et vous estimera sans le dire.

J'ai interrompu ma lettre pour m'aller promener dans des bocages qui sont prиs de notre maison. O mon doux ami! je t'y conduisais avec moi, ou plutфt je t'y portais dans mon sein. Je choisissais les lieux que nous devions parcourir ensemble; j'y marquais des asiles dignes de nous retenir; nos coeurs s'йpanchaient d'avance dans ces retraites dйlicieuses; elles ajoutaient au plaisir que nous goыtions d'кtre ensemble; elles recevaient а leur tour un nouveaux prix du sйjour de deux vrais amants, et je m'йtonnais de n'y avoir point remarquй seule les beautйs que j'y trouvais avec toi.

Parmi les bosquets naturels que forme ce lieu charmant, il en est un plus charmant que les autres, dans lequel je me plais davantage, et oщ, par cette raison, je destine une petite surprise а mon ami. Il ne sera pas dit qu'il aura toujours de la dйfйrence, et moi jamais de gйnйrositй: c'est lа que je veux lui faire sentir, malgrй les prйjugйs vulgaires, combien ce que le coeur donne vaut mieux que ce qu'arrache l'importunitй. Au reste, de peur que votre imagination vive ne se mette un peu trop en frais, je dois vous prйvenir que nous n'irons point ensemble dans le bosquet sans l'insйparable cousine.

A propos d'elle, il est dйcidй, si cela ne vous fвche pas trop, que vous viendrez nous voir lundi. Ma mиre enverra sa calиche а ma cousine; vous vous rendrez chez elle а dix heures; elle vous amиnera; vous passerez la journйe avec nous, et nous nous en retournerons tous ensemble le lendemain aprиs le dоner.

J'en йtais ici de ma lettre quand j'ai rйflйchi que je n'avais pas pour vous la remettre les mкmes commoditйs qu'а la ville. J'avais d'abord pensй de vous renvoyer un de vos livres par Gustin, le fils du jardinier, et de mettre а ce livre une couverture de papier, dans laquelle j'aurais insйrй ma lettre; mais, outre qu'il n'est pas sыr que vous vous avisassiez de la chercher, ce serait une imprudence impardonnable d'exposer а des pareils hasards le destin de notre vie. Je vais donc me contenter de vous marquer simplement par un billet le rendez-vous de lundi, et je garderai la lettre pour vous la donner а vous-mкme. Aussi bien j'aurais un peu de souci qu'il n'y eыt trop de commentaires sur le mystиre du bosquet.

 

Lettre XIV а Julie

Qu'as-tu fait, ah! qu'as-tu fait, ma Julie? tu voulais me rйcompenser, et tu m'as perdu. Je suis ivre, ou plutфt insensй. Mes sens sont altйrйs, toutes mes facultйs sont troublйes par ce baiser mortel. Tu voulais soulager mes maux! Cruelle! tu les aigris. C'est du poison que j'ai cueilli sur tes lиvres; il fermente, il embrase mon sang, il me tue, et ta pitiй me fait mourir.

O souvenir immortel de cet instant d'illusion, de dйlire et d'enchantement, jamais, jamais tu ne t'effaceras de mon вme; et tant que les charmes de Julie y seront gravйs, tant que ce coeur agitй me fournira des sentiments et des soupirs, tu feras le supplice et le bonheur de ma vie!

Hйlas! je jouissais d'une apparente tranquillitй; soumis а tes volontйs suprкmes, je ne murmurais plus d'un sort auquel tu daignais prйsider. J'avais domptй les fougueuses saillies d'une imagination tйmйraire; j'avais couvert mes regards d'un voile, et mis une entrave а mon coeur; mes dйsirs n'osaient plus s'йchapper qu'а demi; j'йtais aussi content que je pouvais l'кtre. Je reзois ton billet, je vole chez ta cousine; nous nous rendons а Clarens, je t'aperзois, et mon sein palpite; le doux son de ta voix y porte une agitation nouvelle; je t'aborde comme transportй, et j'avais grand besoin de la diversion de ta cousine pour cacher mon trouble а ta mиre. On parcourt le jardin, l'on dоne tranquillement, tu me rends en secret ta lettre que je n'ose lire devant ce redoutable tйmoin; le soleil commence а baisser, nous fuyons tous trois dans le bois: le reste de ses rayons, et ma paisible simplicitй n'imaginait pas mкme un йtat plus doux que le mien.

En approchant du bosquet, j'aperзus, non sans une йmotion secrиte, vos signes d'intelligence, vos sourires mutuels, et le coloris de tes joues prendre un nouvel йclat. En y entrant, je vis avec surprise ta cousine s'approcher de moi, et, d'un air plaisamment suppliant, me demander un baiser. Sans rien comprendre а ce mystиre, j'embrassai cette charmante amie; et, tout aimable, toute piquante qu'elle est, je ne connus jamais mieux que les sensations ne sont rien que ce que le coeur les fait кtre. Mais que devins-je un moment aprиs quand je sentis... la main me tremble... un doux frйmissement... ta bouche de roses... la bouche de Julie... se poser, se presser sur la mienne, et mon corps serrй dans tes bras! Non, le feu du ciel n'est pas plus vif ni plus prompt que celui qui vint а l'instant m'embraser. Toutes les parties de moi-mкme se rassemblиrent sous ce toucher dйlicieux. Le feu s'exhalait avec nos soupirs de nos lиvres brыlantes, et mon coeur se mourait sous le poids de la voluptй, quand tout а coup je te vis pвlir, fermer tes beaux yeux, t'appuyer sur ta cousine, et tomber en dйfaillance. Ainsi la frayeur йteignit le plaisir, et mon bonheur ne fut qu'un йclair.

A peine sais-je ce qui m'est arrivй depuis ce fatal moment. L'impression profonde que j'ai reзue ne peut plus s'effacer. Une faveur?... c'est un tourment horrible... Non, garde tes baisers, je ne les saurais supporter... ils sont trop вcres, trop pйnйtrants; ils percent, ils brыlent jusqu'а la moelle... ils me rendraient furieux. Un seul, un seul m'a jetй dans un йgarement dont je ne puis plus revenir. Je ne suis plus le mкme, et ne te vois plus la mкme. Je ne te vois plus comme autrefois rйprimante et sйvиre; mais je te sens et te touche sans cesse unie а mon sein comme tu fus un instant. O Julie! quelque sort que m'annonce un transport dont je ne suis plus maоtre, quelque traitement que ta rigueur me destine, je ne puis plus vivre dans l'йtat oщ je suis, et je sens qu'il faut enfin que j'expire а tes pieds... ou dans tes bras.

 

Lettre XV de Julie

Il est important, mon ami, que nous nous sйparions pour quelque temps, et c'est ici la premiиre йpreuve de l'obйissance que vous m'avez promise. Si je l'exige en cette occasion, croyez que j'en ai des raisons trиs fortes: il faut bien, et vous le savez trop, que j'en aie pour m'y rйsoudre; quant а vous, vous n'en avez pas besoin d'autre que ma volontй.

Il y a longtemps que vous avez un voyage а faire en Valais. Je voudrais que vous pussiez l'entreprendre а prйsent qu'il ne fait pas encore froid. Quoique l'automne soit encore agrйable ici, vous voyez dйjа blanchir la pointe de la Dent-de-Jamant, et dans six semaines je ne vous laisserais pas faire ce voyage dans un pays si rude. Tвchez donc de partir dиs demain: vous m'йcrirez а l'adresse que je vous envoie, et vous m'enverrez la vфtre quand vous serez arrivй а Sion.

Vous n'avez jamais voulu me parler de l'йtat de vos affaires; mais vous n'кtes pas dans votre patrie; je sais que vous y avez peu de fortune, et que vous ne faites que la dйranger ici, oщ vous ne resteriez pas sans moi. Je puis donc supposer qu'une partie de votre bourse est dans la mienne, et je vous envoie un lйger acompte dans celle que renferme cette boоte, qu'il ne faut pas ouvrir devant le porteur. Je n'ai garde d'aller au-devant des difficultйs; je vous estime trop pour vous croire capable d'en faire.

Je vous dйfends, non seulement de retourner sans mon ordre, mais de venir nous dire adieu. Vous pouvez йcrire а ma mиre ou а moi, simplement pour nous avertir que vous кtes forcй de partir sur-le-champ pour une affaire imprйvue, et me donner, si vous voulez, quelques avis sur mes lectures jusqu'а votre retour. Tout cela doit кtre fait naturellement et sans aucune apparence de mystиre. Adieu, mon ami; n'oubliez pas que vous emportez le coeur et le repos de Julie.

 

Lettre XVI. Rйponse

Je relis votre terrible lettre, et frisonne а chaque ligne. J'obйirai pourtant, je l'ai promis, je le dois; j'obйirai. Mais vous ne savez pas, non, barbare, vous ne saurez jamais ce qu'un tel sacrifice coыte а mon coeur. Ah! vous n'aviez pas besoin de l'йpreuve du bosquet pour me le rendre sensible. C'est un raffinement de cruautй perdu pour votre вme impitoyable, et je puis au moins vous dйfier de me rendre plus malheureux.

Vous recevrez votre boоte dans le mкme йtat oщ vous l'avez envoyйe. C'est trop d'ajouter l'opprobre а la cruautй; si je vous ai laissйe maоtresse de mon sort, je ne vous ai point laissйe l'arbitre de mon honneur. C'est un dйpфt sacrй (l'unique, hйlas! qui me reste) dont jusqu'а la fin de ma vie nul ne sera chargй que moi seul.

 

Lettre XVII. Rйplique

Votre lettre me fait pitiй; c'est la seule chose sans esprit que vous ayez jamais йcrite.

J'offense donc votre honneur, pour lequel je donnerais mille fois ma vie? J'offense donc ton honneur, ingrat! qui m'as vue prкte а t'abandonner le mien? Oщ est-il donc cet honneur que j'offense? Dis-le-moi, coeur rampant, вme sans dйlicatesse. Ah! que tu es mйprisable, si tu n'as qu'un honneur, que Julie ne connaisse pas! Quoi! ceux qui veulent partager leur sort n'oseraient partager leurs biens, et celui qui fait profession d'кtre а moi se tient outragй de mes dons! Et depuis quand est-il vil de recevoir de ce qu'on aime? Depuis quand ce que le coeur donne dйshonore-t-il le coeur qui l'accepte? Mais on mйprise un homme qui reзoit d'un autre: on mйprise celui dont les besoins passent la fortune. Et qui le mйprise? des вmes abjectes qui mettent l'honneur dans la richesse, et pиsent les vertus au poids de l'or. Est-ce dans ces basses maximes qu'un homme de bien met son honneur et le prйjugй mкme de la raison n'est-il pas en faveur du plus pauvre?

Sans doute, il est des dons vils qu'un honnкte homme ne peut accepter; mais apprenez qu'ils ne dйshonorent pas moins la main qui les offre, et qu'un don honnкte а faire est toujours honnкte а recevoir; or, sыrement mon coeur ne me reproche pas celui-ci, il s'en glorifie. Je ne sache rien de plus mйprisable qu'un homme dont on achиte le coeur et les soins, si ce n'est la femme qui les paye; mais entre deux coeurs unis la communautй des biens est une justice et un devoir; et si je me trouve encore en arriиre de ce qui me reste de plus qu'а vous, j'accepte sans scrupule ce que je rйserve, et je vous dois ce que je ne vous ai pas donnй. Ah! si les dons de l'amour sont а charge, quel coeur jamais peut кtre reconnaissant?

Supposeriez-vous que je refuse а mes besoins ce que je destine а pourvoir aux vфtres? Je vais vous donner du contraire une preuve sans rйplique. C'est que la bourse que je vous renvoie contient le double de ce qu'elle contenait la premiиre fois, et qu'il ne tiendrait qu'а moi de la doubler encore. Mon pиre me donne pour mon entretien une pension, modique а la vйritй, mais а laquelle je n'ai jamais besoin de toucher, tant ma mиre est attentive а pourvoir а tout, sans compter que ma broderie et ma dentelle suffisent pour m'entretenir de l'une et de l'autre. Il est vrai que je n'йtais pas toujours aussi riche; les soucis d'une passion fatale m'ont fait depuis longtemps nйgliger certains soins auxquels j'employais mon superflu: c'est une raison de plus d'en disposer comme je fais; il faut vous humilier pour le mal dont vous кtes cause, et que l'amour expie les fautes qu'il fait commettre.

Venons а l'essentiel. Vous dites que l'honneur vous dйfend d'accepter mes dons. Si cela est, je n'ai plus rien а dire, et je conviens avec vous qu'il ne vous est pas permis d'aliйner un pareil soin. Si donc vous pouvez me prouver cela, faites-le clairement, incontestablement, et sans vaine subtilitй; car vous savez que je hais les sophismes. Alors vous pouvez me rendre la bourse, je la reprends sans me plaindre, et il n'en sera plus parlй.

Mais comme je n'aime ni les gens pointilleux ni le faux point d'honneur, si vous me renvoyez encore une fois la boоte sans justification, ou que votre justification soit mauvaise, il faudra ne nous plus voir. Adieu; pensez-y.

 

Lettre XVIII а Julie

J'ai reзu vos dons, je suis parti sans vous voir, me voici bien loin de vous: кtes-vous contente de vos tyrannies, et vous ai-je assez obйi?

Je ne puis vous parler de mon voyage; а peine sais-je comment il s'est fait. J'ai mis trois jours а faire vingt lieues; chaque pas qui m'йloignait de vous sйparait mon corps de mon вme, et me donnait un sentiment anticipй de la mort. Je voulais vous dйcrire ce que je verrais. Vain projet! Je n'ai rien vu que vous, et ne puis vous peindre que Julie. Les puissantes йmotions que je viens d'йprouver coup sur coup m'ont jetй dans des distractions continuelles; je me sentais toujours oщ je n'йtais point: а peine avais-je assez de prйsence d'esprit pour suivre et demander mon chemin, et je suis arrivй а Sion sans кtre parti de Vevai.

C'est ainsi que j'ai trouvй le secret d'йluder votre rigueur et de vous voir sans vous dйsobйir. Oui, cruelle, quoi que vous ayez su faire, vous n'avez pu me sйparer de vous tout entier. Je n'ai traоnй dans mon exil que la moindre partie de moi-mкme: tout ce qu'il y a de vivant en moi demeure auprиs de vous sans cesse. Il erre impunйment sur vos yeux, sur vos lиvres, sur votre sein, sur tous vos charmes; il pйnиtre partout comme une vapeur subtile, et je suis plus heureux en dйpit de vous que je ne fus jamais de votre grй.

J'ai ici quelques personnes а voir, quelques affaires а traiter; voilа ce qui me dйsole. Je ne suis point а plaindre dans la solitude, oщ je puis m'occuper de vous et me transporter aux lieux oщ vous кtes. La vie active qui me rappelle а moi tout entier m'est seule insupportable. Je vais faire mal et vite pour кtre promptement libre, et pouvoir m'йgarer а mon aise dans les lieux sauvages qui forment а mes yeux les charmes de ce pays. Il faut tout fuir et vivre seul au monde, quand on n'y peut vivre avec vous.

 

Lettre XIX а Julie

Rien ne m'arrкte plus ici que vos ordres; cinq jours que j'y ai passйs ont suffi et au delа pour mes affaires; si toutefois on peut appeler des affaires celles oщ le coeur n'a point de part. Enfin vous n'avez plus de prйtexte, et ne pouvez me retenir loin de vous qu'afin de me tourmenter.

Je commence а кtre fort inquiet du sort de ma premiиre lettre; elle fut йcrite et mise а la poste en arrivant: l'adresse en est fidиlement copiйe sur celle que vous m'envoyвtes: je vous ai envoyй la mienne avec le mкme soin, et si vous aviez fait exactement rйponse, elle aurait dйjа dы me parvenir. Cette rйponse pourtant ne vient point, et il n'y a nulle cause possible et funeste de son retard que mon esprit troublй ne se figure. O ma Julie! que d'imprйvues catastrophes peuvent en huit jours rompre а jamais les plus doux liens du monde! Je frйmis de songer qu'il n'y a pour moi qu'un seul moyen d'кtre heureux et des millions d'кtre misйrable. Julie, m'auriez-vous oubliй? Ah! c'est la plus affreuse de mes craintes! Je puis prйparer ma constance aux autres malheurs, mais toutes les forces de mon вme dйfaillent au seul soupзon de celui-lа.

Je vois le peu de fondement de mes alarmes, et ne saurais les calmer. Le sentiment de mes maux s'aigrit sans cesse loin de vous, et, comme si je n'en avais pas assez pour m'abattre, je m'en forge encore d'incertains pour irriter tous les autres. D'abord mes inquiйtudes йtaient moins vives. Le trouble d'un dйpart subit, l'agitation du voyage, donnaient le change а mes ennuis; ils se raniment dans la tranquille solitude. Hйlas! je combattais; un fer mortel a percй mon sein, et la douleur ne s'es fait sentir que longtemps aprиs la blessure.

Cent fois, en lisant des romans, j'ai ri des froides plaintes des amants sur l'absence. Ah! je ne savais pas alors а quel point la vфtre un jour me serait insupportable! Je sens aujourd'hui combien une вme paisible est peu propre а juger des passions, et combien il est insensй de rire des sentiments qu'on n'a point йprouvйs. Vous le dirai-je pourtant? Je ne sais quelle idйe consolante et douce tempиre en moi l'amertume de votre йloignement, en songeant qu'il s'est fait par votre ordre. Les maux qui me viennent de vous me sont moins cruels que s'ils m'йtaient envoyйs par la fortune; s'ils servent а vous contenter, je ne voudrais pas ne les point sentir; ils sont les garants de leur dйdommagement, et je connais trop bien votre вme pour vous croire barbare а pure perte.

Si vous voulez m'йprouver, je n'en murmure plus; il est juste que vous sachiez si je suis constant, patient, docile, digne en un mot des biens que vous me rйservez. Dieux! si c'йtait lа votre idйe, je me plaindrais de trop peu souffrir. Ah! non, pour nourrir dans mon coeur une si douce attente, inventez, s'il se peut, des maux mieux proportionnйs а leur prix.

 

Lettre XX de Julie

Je reзois а la fois vos deux lettres; et je vois, par l'inquiйtude que vous marquez dans la seconde sur le sort de l'autre, que, quand l'imagination prend les devants, la raison ne se hвte pas comme elle, et souvent la laisse aller seule. Pensвtes-vous, en arrivant а Sion, qu'un courrier tout prкt n'attendait pour partir que votre lettre, que cette lettre me serait remise en arrivant ici, et que les occasions ne favoriseraient pas moins ma rйponse? Il n'en va pas ainsi, mon bel ami. Vos deux lettres me sont parvenues а la fois, parce que le courrier, qui ne passe qu'une fois la semaine, n'est parti qu'avec la seconde. Il faut un certain temps pour distribuer les lettres; il en faut а mon commissionnaire pour me rendre la mienne en secret, et le courrier ne retourne pas d'ici le lendemain du jour qu'il est arrivй. Ainsi, tout bien calculй, il nous faut huit jours, quand celui du courrier est bien choisi, pour recevoir rйponse l'un de l'autre; ce que je vous explique afin de calmer une fois pour toutes votre impatiente vivacitй. Tandis que vous dйclamez contre la fortune et ma nйgligence, vous voyez que je m'informe adroitement de tout ce qui peut assurer notre correspondance et prйvenir vos perplexitйs. Je vous laisse а dйcider de quel cфtй sont les plus tendres soins.

Ne parlons plus de peines, mon bon ami; ah! respectez et partagez plutфt le plaisir que j'йprouve, aprиs huit mois d'absence, de revoir le meilleur des pиres! Il arriva jeudi au soir, et je n'ai songй qu'а lui depuis cet heureux moment. O toi que j'aime le mieux au monde aprиs les auteurs de mes jours, pourquoi tes lettres, tes querelles viennent-elles contrister mon вme, et troubler les premiers plaisirs d'une famille rйunie? Tu voudrais que mon coeur s'occupвt de toi sans cesse; mais, dis-moi, le tien pourrait-il aimer une fille dйnaturйe а qui les feux de l'amour feraient oublier les droits du sang, et que les plaintes d'un amant rendraient insensibles aux caresses d'un pиre? Non, mon digne ami, n'empoisonne point par d'injustes reproches l'innocente joie que m'inspire un si doux sentiment. Toi dont l'вme est si tendre et si sensible, ne conзois-tu point quel charme c'est de sentir, dans ces purs et sacrйs embrassements, le sein d'un pиre palpiter d'aise contre celui de sa fille? Ah! crois-tu qu'alors le coeur puisse un moment se partager, et rien dйrober а la nature?

Sol che son figlia io mi rammento adesso.

Ne pensez pas pourtant que je vous oublie. Oublia-t-on jamais ce qu'on a une fois aimй? Non, les impressions plus vives, qu'on suit quelques instants, n'effacent pas pour cela les autres. Ce n'est point sans chagrin que je vous ai vu partir, ce n'est point sans plaisir que je vous verrais de retour. Mais... Prenez patience ainsi que moi, puisqu'il le faut, sans en demander davantage. Soyez sыr que je vous rappellerai le plus tфt qu'il me sera possible; et pensez que souvent tel qui se plaint bien haut de l'absence n'est pas celui qui en souffre le plus.

 

Lettre XXI а Julie

Que j'ai souffert en la recevant, cette lettre souhaitйe avec tant d'ardeur! J'attendais le courrier а la poste. A peine le paquet йtait-il ouvert que je me nomme; je me rends importun: on me dit qu'il y a une lettre, je tressaille; je la demande agitй d'une mortelle impatience; je la reзois enfin. Julie, j'aperзois les traits de ta main adorйe! La mienne tremble en s'avanзant pour recevoir ce prйcieux dйpфt. Je voudrais baiser mille fois ces sacrйs caractиre. O circonspection d'un amour craintif! Je n'ose porter la lettre а ma bouche, ni l'ouvrir devant tant de tйmoins. Je me dйrobe а la hвte; mes genoux tremblaient sous moi; mon йmotion croissante me laisse а peine apercevoir mon chemin; j'ouvre la lettre au premier dйtour: je la parcours, je la dйvore; et а peine suis-je а ces lignes oщ tu peins si bien les plaisirs de ton coeur en embrassant ce respectable pиre, que je fonds en larmes; on me regarde, j'entre dans une allйe pour йchapper aux spectateurs; lа je partage ton attendrissement; j'embrasse avec transport cet heureux pиre que je connais а peine; et, la voix de la nature me rappelant au mien, je donne de nouvelles pleurs а sa mйmoire honorйe.

Et que vouliez-vous apprendre, incomparable fille, dans mon vain et triste savoir? Ah! c'est de vous qu'il faut apprendre tout ce qui peut entrer de bon, d'honnкte, dans une вme humaine, et surtout ce divin accord de la vertu, de l'amour et de la nature, qui ne se trouve jamais qu'en vous. Non, il n'y a point d'affection saine qui n'ait sa place dans votre coeur, qui ne s'y distingue par la sensibilitй qui vous est propre; et, pour savoir moi-mкme rйgler le mien, comme j'ai soumis toutes mes actions а vos volontйs, je vois bien qu'il faut soumettre encore tous mes sentiments aux vфtres.

Quelle diffйrence pourtant de votre йtat au mien, daignez le remarquer! Je ne parle point du rang et de la fortune, l'honneur et l'amour doivent en cela supplйer а tout. Mais vous кtes environnйe de gens que vous chйrissez et qui vous adorent: les soins d'une tendre mиre, d'un pиre dont vous кtes l'unique espoir; l'amitiй d'une cousine qui semble ne respirer que par vous; toute une famille dont vous faites l'ornement; une ville entiиre fiиre de vous avoir vue naоtre: tout occupe et partage votre sensibilitй; et ce qu'il en reste а l'amour n'est que la moindre partie de ce que lui ravissent les droits du sang et de l'amitiй. Mais moi, Julie, hйlas! errant, sans famille, et presque sans patrie, je n'ai que vous sur la terre, et l'amour seul me tient lieu de tout. Ne soyez donc pas surprise si, bien que votre вme soit la plus sensible, la mienne sait le mieux aimer; et si, vous cйdant en tant de choses, j'emporte au moins le prix de l'amour.

Ne craignez pourtant pas que je vous importune encore de mes indiscrиtes plaintes. Non, je respecterai vos plaisirs, et pour eux-mкmes qui sont si purs, et pour vous qui les ressentez. Je m'en formerai dans l'esprit le touchant spectacle, je les partagerai de loin; et ne pouvant кtre heureux de ma propre fйlicitй, je le serai de la vфtre. Quelles que soient les raisons qui me tiennent йloignй de vous, je les respecte; et que me servirait de les connaоtre, si, quand je devrais les dйsapprouver, il n'en faudrait pas moins obйir а la volontй qu'elles vous inspirent? M'en coыtera-t-il plus de garder le silence qu'il m'en coыta de vous quitter? Souvenez-vous toujours, ф Julie, que votre вme a deux corps а gouverner, et que celui qu'elle anime par son choix lui sera toujours le plus fidиle.

Nodo piщ forte.

Fabricato da noi, non dalla sorte.

Je me tais donc; et jusqu'а ce qu'il vous plaise de terminer mon exil, je vais tвcher d'en tempйrer l'ennui en parcourant les montagnes du Valais tandis qu'elles sont encore praticables. Je m'aperзois que ce pays ignorй mйrite les regards des hommes, et qu'il ne lui manque, pour кtre admirй, que des spectateurs qui le sachent voir. Je tвcherai d'en tirer quelques observations dignes de vous plaire. Pour amuser une jolie femme, il faudrait peindre un peuple aimable et galant: mais toi, ma Julie, ah! je le sais bien, le tableau d'un peuple heureux et simple est celui qu'il faut а ton coeur.

 

Lettre XXII de Julie

Enfin le premier pas est franchi, et il a йtй question de vous. Malgrй le mйpris que vous tйmoignez pour ma doctrine, mon pиre en a йtй surpris; il n'a pas moins admirй mes progrиs dans la musique et dans le dessin; et au grand йtonnement de ma mиre, prйvenue par vos calomnies, au blason prиs, qui lui a paru nйgligй, il a йtй fort content de tous mes talents. Mais ces talents ne s'acquiиrent pas sans maоtre; il a fallu nommer le mien; et je l'ai fait avec une йnumйration pompeuse de toutes les sciences qu'il voulait bien m'enseigner, hors une. Il s'est rappelй de vous avoir vu plusieurs fois а son prйcйdent voyage, et il n'a pas paru qu'il eыt conservй de vous une impression dйsavantageuse.

Ensuite, il s'est informй de votre fortune: on lui a dit qu'elle йtait mйdiocre; de votre naissance; on lui a dit qu'elle йtait honnкte. Ce mot honnкte est fort йquivoque а l'oreille d'un gentilhomme, et a excitй des soupзons que l'йclaircissement a confirmйs. Dиs qu'il a su que vous n'йtiez pas noble, il a demandй ce qu'on vous donnait par mois. Ma mиre, prenant la parole, a dit qu'un pareil arrangement n'йtait pas mкme proposable; et qu'au contraire vous aviez rejetй constamment tous les moindres prйsents qu'elle avait tвchй de vous faire en choses qui ne se refusent pas; mais cet air de fiertй n'a fait qu'exciter la sienne, et le moyen de supporter l'idйe d'кtre redevable а un roturier? Il a donc йtй dйcidй qu'on vous offrirait un paiement, au refus duquel, malgrй tout votre mйrite, dont on convient, vous seriez remerciй de vos soins. Voilа, mon ami, le rйsumй d'une conversation qui a йtй tenue sur le compte de mon trиs honorй maоtre, et durant laquelle son humble йcoliиre n'йtait pas fort tranquille. J'ai cru ne pouvoir trop me hвter de vous en donner avis, afin de vous laisser le temps d'y rйflйchir. Aussitфt que vous aurez pris votre rйsolution, ne manquez pas de m'en instruire; car cet article est de votre compйtence, et mes droits ne vont pas jusque-lа.

J'apprends avec peine vos courses dans les montagnes; non que vous n'y trouviez, а mon avis, une agrйable diversion, et que le dйtail de ce que vous aurez vu ne me soit fort agrйable а moi-mкme: mais je crains pour vous des fatigues que vous n'кtes guиre en йtat de supporter. D'ailleurs la saison est fort avancйe; d'un jour а l'autre tout peut se couvrir de neige; et je prйvois que vous aurez encore plus а souffrir du froid que de la fatigue. Si vous tombiez malade dans le pays oщ vous кtes, je ne m'en consolerais jamais. Revenez donc, mon bon ami, dans mon voisinage. Il n'est pas temps encore de rentrer а Vevai; mais je veux que vous habitiez un sйjour moins rude, et que nous soyons plus а portйe d'avoir aisйment des nouvelles l'un de l'autre. Je vous laisse le maоtre du choix de votre station. Tвchez seulement qu'on ne sache point ici oщ vous кtes, et soyez discret sans кtre mystйrieux. Je ne vous dis rien sur ce chapitre, je me fie а l'intйrкt que vous avez d'кtre prudent, et plus encore а celui que j'ai que vous le soyez.

Adieu, mon ami, je ne puis m'entretenir plus longtemps avec vous. Vous savez de quelles prйcautions j'ai besoin pour vous йcrire. Ce n'est pas tout: mon pиre a amenй un йtranger respectable, son ancien ami, et qui lui a sauvй autrefois la vie а la guerre. Jugez si nous nous sommes efforcйs de le bien recevoir. Il repart demain, et nous nous hвtons de lui procurer, pour le jour qui nous reste, tous les amusements qui peuvent marquer notre zиle а un tel bienfaiteur. On m'appelle: il faut finir. Adieu, derechef.

 

Lettre XXIII а Julie

A peine ai-je employй huit jours а parcourir un pays qui demanderait des annйes d'observation: mais, outre que la neige me chasse, j'ai voulu revenir au-devant du courrier qui m'apporte, j'espиre, une de vos lettres. En attendant qu'elle arrive, je commence par vous йcrire celle-ci, aprиs laquelle j'en йcrirai, s'il est nйcessaire, une seconde pour rйpondre а la vфtre.

Je ne vous ferai point ici un dйtail de mon voyage et de mes remarques; j'en ai fait une relation que je compte vous porter. Il faut rйserver notre correspondance pour les choses qui nous touchent de plus prиs l'un et l'autre. Je me contenterai de vous parler de la situation de mon вme: il est juste de vous rendre compte de l'usage qu'on fait de votre bien.

J'йtais parti, triste de mes peines et consolй de votre joie; ce qui me tenait dans un certain йtat de langueur qui n'est pas sans charme pour un coeur sensible. Je gravissais lentement et а pied des sentiers assez rudes, conduit par un homme que j'avais pris pour кtre mon guide et dans lequel, durant toute la route, j'ai trouvй plutфt un ami qu'un mercenaire. Je voulais rкver, et j'en йtais toujours dйtournй par quelque spectacle inattendu. Tantфt d'immenses roches pendaient en ruines au-dessus de ma tкte. Tantфt de hautes et bruyantes cascades m'inondaient de leur йpais brouillard. Tantфt un torrent йternel ouvrait а mes cфtйs un abоme dont les yeux n'osaient sonder la profondeur. Quelquefois, je me perdais dans l'obscuritй d'un bois touffu. Quelquefois, en sortant d'un gouffre, une agrйable prairie rйjouissait tout а coup mes regards. Un mйlange йtonnant de la nature sauvage et de la nature cultivйe montrait partout la main des hommes oщ l'on eыt cru qu'ils n'avaient jamais pйnйtrй: а cфtй d'une caverne on trouvait des maisons; on voyait des pampres secs oщ l'on n'eыt cherchй que des ronces, des vignes dans des terres йboulйes, d'excellents fruits sur des rochers, et des champs dans des prйcipices.

Ce n'йtait pas seulement le travail des hommes qui rendait ces pays йtranges si bizarrement contrastйs: la nature semblait encore prendre plaisir а s'y mettre en opposition avec elle-mкme, tant on la trouvait diffйrente en un mкme lieu sous divers aspects! Au levant les fleurs du printemps, au midi les fruits de l'automne, au nord les glaces de l'hiver: elle rйunissait toutes les saisons dans le mкme instant, tous les climats dans le mкme lieu, des terrains contraires sur le mкme sol, et formait l'accord inconnu partout ailleurs des productions des plaines et de celles des Alpes. Ajoutez а tout cela les illusions de l'optique, les pointes des monts diffйremment йclairйes, le clair-obscur du soleil et des ombres, et tous les accidents de lumiиre qui en rйsultaient le matin et le soir; vous aurez quelque idйe des scиnes continuelles qui ne cessиrent d'attirer mon admiration, et qui semblaient m'кtre offertes en un vrai thйвtre; car la perspective des monts, йtant verticale, frappe les yeux tout а la fois et bien plus puissamment que celle des plaines, qui ne se voit qu'obliquement, en fuyant, et dont chaque objet vous en cache un autre.

J'attribuai, durant la premiиre journйe, aux agrйments de cette variйtй le calme que je sentais renaоtre en moi. J'admirais l'empire qu'ont sur nos passions les plus vives les кtres les plus insensibles, et je mйprisais la philosophie de ne pouvoir pas mкme autant sur l'вme qu'une suite d'objets inanimйs. Mais cet йtat paisible ayant durй la nuit et augmentй le lendemain, je ne tardai pas de juger qu'il avait encore quelque autre cause qui ne m'йtait pas connue. J'arrivai ce jour-lа sur des montagnes les moins йlevйes, et, parcourant ensuite leurs inйgalitйs, sur celles des plus hautes qui йtaient а ma portйe. Aprиs m'кtre promenй dans les nuages, j'atteignais un sйjour plus serein, d'oщ l'on voit dans la saison le tonnerre et l'orage se former au-dessous de soi; image trop vaine de l'вme du sage, dont l'exemple n'exista jamais, ou n'existe qu'aux mкmes lieux d'oщ l'on en a tirй l'emblиme.

Ce fut lа que je dйmкlai sensiblement dans la puretй de l'air oщ je me trouvais la vйritable cause du changement de mon humeur, et du retour de cette paix intйrieure que j'avais perdue depuis si longtemps. En effet, c'est une impression gйnйrale qu'йprouvent tous les hommes, quoiqu'ils ne l'observent pas tous, que sur les hautes montagnes, oщ l'air est pur et subtil, on se sent plus de facilitй dans la respiration, plus de lйgиretй dans le corps, plus de sйrйnitй dans l'esprit; les plaisirs y sont moins ardents, les passions plus modйrйes. Les mйditations y prennent je ne sais quel caractиre grand et sublime, proportionnй aux objets qui nous frappent, je ne sais quelle voluptй tranquille qui n'a rien d'вcre et de sensuel. Il semble qu'en s'йlevant au-dessus du sйjour des hommes, on y laisse tous les sentiments bas et terrestres, et qu'а mesure qu'on approche des rйgions йthйrйes, l'вme contracte quelque chose de leur inaltйrable puretй. On y est grave sans mйlancolie, paisible sans indolence, content d'кtre et de penser: tous les dйsirs trop vifs s'йmoussent, ils perdent cette pointe aiguл qui les rend douloureux; ils ne laissent au fond du coeur qu'une йmotion lйgиre et douce; et c'est ainsi qu'un heureux climat fait servir а la fйlicitй de l'homme les passions qui font ailleurs son tourment. Je doute qu'aucune agitation violente, aucune maladie de vapeurs pыt tenir contre un pareil sйjour prolongй, et je suis surpris que des bains de l'air salutaire et bienfaisant des montagnes ne soient pas un des grands remиdes de la mйdecine et de la morale.

Qui non palazzi, non teatro o loggia;

Ma'n lor vece un' abete, un faggio, un pino,

Trа l'erba verge e'l bel monte vicino

Levan di terra al ciel nostr' intelletto.

Supposez les impressions rйunies de ce que je viens de vous dйcrire, et vous aurez quelque idйe de la situation dйlicieuse oщ je me trouvais. Imaginez la variйtй, la grandeur, la beautй de mille йtonnants spectacles; le plaisir de ne voir autour de soi que des objets tout nouveaux, des oiseaux йtranges, des plantes bizarres et inconnues, d'observer en quelque sorte une autre nature, et de se trouver dans un nouveau monde. Tout cela fait aux yeux un mйlange inexprimable, dont le charme augmente encore par la subtilitй de l'air qui rend les couleurs plus vives, les traits plus marquйs, rapproche tous les points de vue; les distances paraissant moindres que dans les plaines, oщ l'йpaisseur de l'air couvre la terre d'un voile, l'horizon prйsente aux yeux plus d'objets qu'il semble n'en pouvoir contenir: enfin le spectacle a je ne sais quoi de magique, de surnaturel, qui ravit l'esprit et les sens; on oublie tout, on s'oublie soi-mкme, on ne sait plus oщ l'on est.

J'aurais passй tout le temps de mon voyage dans le seul enchantement du paysage, si je n'en eusse йprouvй un plus doux encore dans le commerce des habitants. Vous trouverez dans ma description un lйger crayon de leurs moeurs, de leur simplicitй, de leur йgalitй d'вme, et de cette paisible tranquillitй qui les rend heureux par l'exemption des peines plutфt que par le goыt des plaisirs. Mais ce que je n'ai pu vous peindre et qu'on ne peut guиre imaginer, c'est leur humanitй dйsintйressйe, et leur zиle hospitalier pour tous les йtrangers que le hasard ou la curiositй conduisent parmi eux. J'en fis une йpreuve surprenante, moi qui n'йtais connu de personne, et qui ne marchais qu'а l'aide d'un conducteur. Quand j'arrivais le soir dans un hameau, chacun venait avec tant d'empressement m'offrir sa maison, que j'йtais embarrassй du choix; et celui qui obtenait la prйfйrence en paraissait si content, que la premiиre fois je pris cette ardeur pour de l'aviditй. Mais je fus bien йtonnй quand, aprиs en avoir usй chez mon hфte а peu prиs comme au cabaret, il refusa le lendemain mon argent, s'offensant mкme de ma proposition, et il en a partout йtй de mкme. Ainsi c'йtait le pur amour de l'hospitalitй, communйment assez tiиde, qu'а sa vivacitй j'avais pris pour l'вpretй du gain: leur dйsintйressement fut si complet, que dans tout le voyage je n'ai pu trouver а placer un patagon. En effet, а quoi dйpenser de l'argent dans un pays oщ les maоtres ne reзoivent point le prix de leurs frais, ni les domestiques celui de leurs soins, et oщ l'on ne trouve aucun mendiant? Cependant l'argent est fort rare dans le Haut-Valais; mais c'est pour cela que les habitants sont а leur aise; car les denrйes y sont abondantes sans aucun dйbouchй au dehors, sans consommation de luxe au dedans, et sans que le cultivateur montagnard, dont les travaux sont les plaisirs, devienne moins laborieux. Si jamais ils ont plus d'argent, ils seront infailliblement plus pauvres: ils ont la sagesse de le sentir, et il y a dans le pays des mines d'or qu'il n'est pas permis d'exploiter.

J'йtais d'abord fort surpris de l'opposition de ces usages avec ceux du Bas-Valais, oщ sur la route d'Italie, on ranзonne assez durement les passagers, et j'avais peine а concilier dans un mкme peuple des maniиres si diffйrentes. Un Valaisan m'en expliqua la raison. "Dans la vallйe, me dit-il, les йtrangers qui passent sont des marchands, et d'autres gens uniquement occupйs de leur nйgoce et de leur gain: il est juste qu'ils nous laissent une partie de leur profit, et nous les traitons comme ils traitent les autres. Mais ici, oщ nulle affaire n'appelle les йtrangers, nous sommes sыrs que leur voyage est dйsintйressй; l'accueil qu'on leur fait l'est aussi. Ce sont des hфtes qui nous viennent voir parce qu'ils nous aiment, et nous les recevons avec amitiй.

Au reste, ajouta-t-il en souriant, cette hospitalitй n'est pas coыteuse, et peu de gens s'avisent d'en profiter. - Ah! je le crois, lui rйpondis-je. Que ferait-on chez un peuple qui vit pour vivre, non pour gagner ni pour briller? Hommes heureux et dignes de l'кtre, j'aime а croire qu'il faut vous ressembler en quelque chose pour se plaire au milieu de vous."

Ce qui me paraissait le plus agrйable dans leur accueil, c'йtait de n'y pas trouver le moindre vestige de gкne ni pour eux ni pour moi. Ils vivaient dans leur maison comme si je n'y eusse pas йtй, et il ne tenait qu'а moi d'y кtre comme si j'y eusse йtй seul. Ils ne connaissent point l'incommode vanitй d'en faire les honneurs aux йtrangers, comme pour les avertir de la prйsence d'un maоtre, dont on dйpend au moins en cela. Si je ne disais rien, ils supposaient que je voulais vivre а leur maniиre; je n'avais qu'а dire un mot pour vivre а la mienne, sans йprouver jamais de leur part la moindre marque de rйpugnance ou d'йtonnement. Le seul compliment qu'ils me firent aprиs avoir su que j'йtais Suisse, fut de me dire que nous йtions frиres, et que je n'avais qu'а me regarder chez eux comme йtant chez moi. Puis ils ne s'embarrassиrent plus de ce que je faisais, n'imaginant pas mкme que je pusse avoir le moindre doute sur la sincйritй de leurs offres, ni le moindre scrupule а m'en prйvaloir. Ils en usent entre eux avec la mкme simplicitй; les enfants en вge de raison sont les йgaux de leurs pиres; les domestiques s'asseyent а table avec leurs maоtres; la mкme libertй rиgne dans les maisons et dans la rйpublique, et la famille est l'image de l'Etat.

La seule chose sur laquelle je ne jouissais pas de la libertй йtait la durйe excessive des repas. J'йtais bien le maоtre de ne pas mettre а table; mais, quand j'y йtais une fois, il y fallait rester une partie de la journйe, et boire d'autant. Le moyen d'imaginer qu'un homme et un Suisse n'aimвt pas а boire? En effet, j'avoue que le bon vin me paraоt une excellente chose, et que je ne hais point а m'en йgayer, pourvu qu'on ne m'y force pas. J'ai toujours remarquй que les gens faux sont sobres, et la grande rйserve de la table annonce assez souvent des moeurs feintes et des вmes doubles. Un homme franc craint moins ce babil affectueux et ces tendres йpanchements qui prйcиdent l'ivresse; mais il faut savoir s'arrкter et prйvenir l'excиs. Voilа ce qu'il ne m'йtait guиre possible de faire avec d'aussi dйterminйs buveurs que les Valaisans, des vins aussi violents que ceux du pays, et sur des tables oщ l'on ne vit jamais d'eau. Comment se rйsoudre а jouer si sottement le sage et а fвcher de si bonnes gens? Je m'enivrais donc par reconnaissance; et ne pouvant payer mon йcot de ma bourse, je le payais de ma raison.

Un autre usage qui ne me gкnait guиre moins, c'йtait de voir, mкme chez des magistrats, la femme et les filles de la maison, debout derriиre ma chaise, servir а table comme des domestiques. La galanterie franзaise se serait d'autant plus tourmentйe а rйparer cette incongruitй, qu'avec la figure des Valaisanes, des servantes mкmes rendraient leurs services embarrassants. Vous pouvez m'en croire, elles sont jolies puisqu'elles m'ont paru l'кtre: des yeux accoutumйs а vous voir sont difficiles en beautй.

Pour moi, qui respecte encore plus les usages des pays oщ je vis que ceux de la galanterie, je recevais leur service en silence avec autant de gravitй que don Quichotte chez la duchesse. J'opposais quelquefois en souriant les grandes barbes et l'air grossier des convives au teint йblouissant de ces jeunes beautйs timides, qu'un mot faisait rougir, et ne rendait que plus agrйables. Mais je fus un peu choquй de l'йnorme ampleur de leur gorge, qui n'a dans sa blancheur йblouissante qu'un des avantages du modиle que j'osais lui comparer; modиle unique et voilй, dont les contours furtivement observйs me peignent ceux de cette coupe cйlиbre а qui le plus beau sein du monde servit de moule.

Ne soyez pas surprise de me trouver si savant sur des mystиres que vous cachez si bien: je le suis en dйpit de vous; un sens en peut quelquefois instruire un autre: malgrй la plus jalouse vigilance, il йchappe а l'ajustement le mieux concertй quelques lйgers interstices par lesquels la vue opиre l'effet du toucher. L'oeil avide et tйmйraire s'insinue impunйment sous les fleurs d'un bouquet, il erre sous la chenille et la gaze, et fait sentir а la main la rйsistance йlastique qu'elle n'oserait йprouver.

Parte appar delle mamme acerbe e crude:

Parte altrui ne ricopre invida vesta.

Invida ma s'agli occhi il varco chiude,

L'amoroso pensier gia non arresta.

Je remarquai aussi un grand dйfaut dans l'habillement des Valaisanes, c'est d'avoir des corps de robe si йlevйs par derriиre qu'elles en paraissent bossues; cela fait un effet singulier avec leurs petites coiffures noires et le reste de leur ajustement, qui ne manque au surplus ni de simplicitй ni d'йlйgance. Je vous porte un habit complet а la valaisane, et j'espиre qu'il vous ira bien; il a йtй pris sur la plus jolie taille du pays.

Tandis que je parcourais avec extase ces lieux si peu connus et si dignes d'кtre admirйs; que faisiez-vous cependant, ma Julie? Etiez-vous oubliйe de votre ami? Julie oubliйe! Ne m'oublierais-je pas plutфt moi-mкme, et que pourrais-je un moment seul, moi qui ne suis plus rien que par vous? Je n'ai jamais mieux remarquй avec quel instinct je place en divers lieux notre existence commune selon l'йtat de mon вme. Quand je suis triste, elle se rйfugie auprиs de la vфtre, et cherche des consolations aux lieux oщ vous кtes; c'est ce que j'йprouvais en vous quittant. Quand j'ai du plaisir, je n'en saurais jouir seul, et pour le partager avec vous je vous appelle alors oщ je suis. Voilа ce qui m'est arrivй durant toute cette course, oщ, la diversitй des objets me rappelant sans cesse en moi-mкme, je vous conduisais partout avec moi. Je ne faisais pas un pas que nous ne le fissions ensemble. Je n'admirais pas une vue sans me hвter de vous la montrer. Tous les arbres que je rencontrais vous prкtaient leur ombre, tous les gazons vous servaient de siиge. Tantфt assis а vos cфtйs, je vous aidais а parcourir des yeux les objets; tantфt а vos genoux j'en contemplais un plus digne des regards d'un homme sensible. Rencontrais-je un pas difficile, je vous le voyais franchir avec la lйgиretй d'un faon qui bondit aprиs sa mиre. Fallait-il traverser un torrent, j'osais presser dans mes bras une si douce charge; je passais le torrent lentement, avec dйlices, et voyais а regret le chemin que j'allais atteindre. Tout me rappelait а vous dans ce sйjour paisible; et les touchants attraits de la nature, et l'inaltйrable puretй de l'air, et les moeurs simples des habitants, et leur sagesse йgale et sыre, et l'aimable pudeur du sexe, et ses innocents grвces, et tout ce qui frappait agrйablement mes yeux et mon coeur leur peignait celle qu'ils cherchent.

O ma Julie, disais-je avec attendrissement, que ne puis-je couler mes jours avec toi dans ces lieux ignorйs, heureux de notre bonheur et non du regard des hommes! Que ne puis-je ici rassembler toute mon вme en toi seule; et devenir а mon tour l'univers pour toi! Charmes adorйs, vous jouiriez alors des hommages qui vous sont dus! Dйlices de l'amour, c'est alors que nos coeurs vous savoureraient sans cesse! Une longue et douce ivresse nous laisserait ignorer le cours des ans: et quand enfin l'вge aurait calmй nos premiers feux, l'habitude de penser et sentir ensemble ferait succйder а leurs transports une amitiй non moins tendre. Tous les sentiments honnкtes, nourris dans la jeunesse avec ceux de l'amour, en rempliraient un jour le vide immense; nous pratiquerions au sein de cet heureux peuple, et а son exemple, tous les devoirs de l'humanitй: sans cesse nous nous unirions pour bien faire, et nous ne mourrions point sans avoir vйcu.

La poste arrive; il faut finir ma lettre, et courir recevoir la vфtre. Que le coeur me bat jusqu'а ce moment! Hйlas! j'йtais heureux dans mes chimиres: mon bonheur fuit avec elles; que vais-je кtre en rйalitй?

 

Lettre XXIV а Julie

Je rйponds sur-le-champ а l'article de votre lettre qui regarde le paiement, et n'ai, Dieu merci, nul besoin d'y rйflйchir. Voici, ma Julie, quel est mon sentiment sur ce point.

Je distingue dans ce qu'on appelle honneur celui qui se tire de l'opinion publique, et celui qui dйrive de l'estime de soi-mкme. Le premier consiste en vains prйjugйs plus mobiles qu'une onde agitйe; le second a sa base dans les vйritйs йternelles de la morale. L'honneur du monde peut кtre avantageux а la fortune; mais il ne pйnиtre point dans l'вme, et n'influe en rien sur le vrai bonheur. L'honneur vйritable au contraire en forme l'essence, parce qu'on ne trouve qu'en lui ce sentiment permanent de satisfaction intйrieure qui seul peut rendre heureux un кtre pensant. Appliquons, ma Julie, ces principes а votre question: elle sera bientфt rйsolue.

Que je m'йrige en maоtre de philosophie, et prenne, comme ce fou de la fable, de l'argent pour enseigner la sagesse, cet emploi paraоtra bas aux yeux du monde, et j'avoue qu'il a quelque chose de ridicule en soi: cependant, comme aucun homme ne peut tirer sa subsistance absolument de lui-mкme, et, qu'on ne saurait l'en tirer de plus prиs que par son travail, nous mettrons ce mйpris au rang des plus dangereux prйjugйs; nous n'aurons point la sottise de sacrifier la fйlicitй а cette opinion insensйe; vous ne m'en estimerez pas moins, et je n'en serai pas plus а plaindre quand je vivrai des talents que j'ai cultivйs.

Mais ici, ma Julie, nous avons d'autres considйrations а faire. Laissons la multitude, et regardons en nous-mкmes. Que serai-je rйellement а votre pиre en recevant de lui le salaire des leзons que je vous aurai donnйes, et lui vendant une partie de mon temps, c'est-а-dire de ma personne? Un mercenaire, un homme а ses gages, une espиce de valet; et il aura de ma part, pour garant de sa confiance et pour sыretй de ce qui lui appartient, ma foi tacite, comme celle du dernier de ses gens.

Or quel bien plus prйcieux peut avoir un pиre que sa fille unique, fыt-ce mкme une autre que Julie? Que fera donc celui qui lui vend ses services? Fera-t-il taire ses sentiments pour elle? Ah! tu sais si cela se peut! Ou bien, se livrant sans scrupule au penchant de son coeur, offensera-t-il dans la partie la plus sensible celui а qui il doit fidйlitй? Alors je ne vois plus dans un tel maоtre qu'un perfide qui foule aux pieds les droits les plus sacrйs, un traоtre, un sйducteur domestique, que les lois condamnent trиs justement а la mort. J'espиre que celle а qui je parle sait m'entendre; ce n'est pas la mort que je crains, mais la honte d'en кtre digne, et le mйpris de moi-mкme.

Quand les lettres d'Hйloпse et d'Abйlard tombиrent entre vos mains, vous savez ce que je vous dis de cette lecture et de la conduite du thйologien. J'ai toujours plaint Hйloпse; elle avait un coeur fait pour aimer: mais Abйlard ne m'a jamais paru qu'un misйrable digne de son sort, et connaissant aussi peu l'amour que la vertu. Aprиs l'avoir jugй, faudra-t-il que je l'imite? Malheur а quiconque prкche une morale qu'il ne veut pas pratiquer! Celui qu'aveugle sa passion jusqu'а ce point en est bientфt puni par elle, et perd le goыt des sentiments auxquels il a sacrifiй son honneur. L'amour est privй de son plus grand charme quand l'honnкtetй l'abandonne; pour en sentir tout le prix, il faut que le coeur s'y complaise, et qu'il nous йlиve en йlevant l'objet aimй. Otez l'idйe de la perfection, vous фtez l'enthousiasme; фtez l'estime, et l'amour n'est plus rien. Comment une femme pourrait-elle honorer un homme qui se dйshonore? Comment pourra-t-il adorer lui-mкme celle qui n'a pas craint de s'abandonner а un vil corrupteur? Ainsi bientфt ils se mйpriseront mutuellement; l'amour ne sera plus pour eux qu'un honteux commerce, ils auront perdu l'honneur, et n'auront point trouvй la fйlicitй.

Il n'en est pas ainsi ma Julie, entre deux amants de mкme вge, tous deux йpris du mкme feu, qu'un mutuel attachement unit, qu'aucun lien particulier ne gкne, qui jouissent tous deux de leur premiиre libertй, et dont aucun droit ne proscrit l'engagement rйciproque. Les lois les plus sйvиres ne peuvent leur imposer d'autre peine que le prix mкme de leur amour; la seule punition de s'кtre aimйs est l'obligation de s'aimer а jamais; et s'il est quelques malheureux climats au monde oщ l'homme barbare brise ces innocentes chaоnes, il en est puni sans doute par les crimes que cette contrainte engendre.

Voilа mes raisons, sage et vertueuse Julie; elles ne sont qu'un froid commentaire de celles que vous m'exposвtes avec tant d'йnergie et de vivacitй dans une de vos lettres; mais c'en est assez pour vous montrer combien je m'en suis pйnйtrй. Vous vous souvenez que je n'insistai point sur mon refus, et que, malgrй la rйpugnance que le prйjugй m'a laissйe, j'acceptai vos dons en silence, ne trouvant point en effet dans le vйritable honneur de solide raison pour les refuser. Mais ici le devoir, la raison, l'amour mкme, tout parle d'un ton que je ne peux mйconnaоtre. S'il faut choisir entre l'honneur et vous, mon coeur est prкt а vous perdre: il vous aime trop, ф Julie! pour vous conserver а ce prix.

 

Lettre XXV de Julie

La relation de votre voyage est charmante, mon bon ami; elle me ferait aimer celui qui l'a йcrite, quand mкme je ne le connaоtrais pas. J'ai pourtant а vous tancer sur un passage dont vous vous doutez bien, quoique je n'aie pu m'empкcher de rire de la ruse avec laquelle vous vous кtes mis а l'abri du Tasse, comme derriиre un rempart. Eh! comment ne sentiez-vous point qu'il y a bien de la diffйrence entre йcrire au public ou а sa maоtresse? L'amour, si craintif, si scrupuleux, n'exige-t-il pas plus d'йgards que la biensйance? Pouviez-vous ignorer que ce style n'est pas de mon goыt, et cherchiez-vous а me dйplaire? Mais en voilа dйjа trop peut-кtre sur un sujet qu'il ne fallait point relever. Je suis d'ailleurs trop occupйe de votre seconde lettre pour rйpondre en dйtail а la premiиre: ainsi, mon ami, laissons le Valais pour une autre fois, et bornons-nous maintenant а nos affaires; nous serons assez occupйs.

Je savais le parti que vous prendriez. Nous nous connaissons trop bien pour en кtre encore а ces йlйments. Si jamais la vertu nous abandonne, ce ne sera pas, croyez-moi, dans les occasions qui demandent du courage et des sacrifices. Le premier mouvement aux attaques vives est de rйsister; et nous vaincrons, je l'espиre, tant que l'ennemi nous avertira de prendre les armes. C'est au milieu du sommeil, c'est dans le sein d'un doux repos, qu'il faut se dйfier des surprises; mais c'est surtout la continuitй des maux qui rend leur poids insupportable; et l'вme rйsiste bien plus aisйment aux vives douleurs qu'а la tristesse prolongйe. Voilа, mon ami, la dure espиce de combat que nous aurons dйsormais а soutenir: ce ne sont point des actions hйroпques que le devoir nous demande, mais une rйsistance plus hйroпque encore а des peines sans relвche.

Je l'avais trop prйvu; le temps du bonheur est passй comme un йclair; celui des disgrвces commence, sans que rien m'aide а juger quand il finira. Tout m'alarme et me dйcourage; une langueur mortelle s'empare de mon вme; sans sujet bien prйcis de pleurer, des pleurs involontaires s'йchappent de mes yeux: je ne lis pas dans l'avenir des maux inйvitables; mais je cultivais l'espйrance, et la vois flйtrir tous les jours. Que sert, hйlas! d'arroser le feuillage quand l'arbre est coupй par le pied?

Je le sens, mon ami, le poids de l'absence m'accable. Je ne puis vivre sans toi, je le sens; c'est ce qui m'effraye le plus. Je parcours cent fois le jour les lieux que nous habitions ensemble, et ne t'y trouve jamais; je t'attends а ton heure ordinaire: l'heure passe, et tu ne viens point. Tous les objets que j'aperзois me portent quelque idйe de ta prйsence pour m'avertir que je t'ai perdu. Tu n'as point ce supplice affreux: ton coeur seul peut te dire que je te manque. Ah! si tu savais quel pire tourment c'est de rester quand on se sйpare, combien tu prйfйrerais ton йtat au mien!

Encore si j'osais gйmir, si j'osais parler de mes peines, je me sentirais soulagйe des maux dont je pourrais me plaindre. Mais, hors quelques soupirs exhalйs en secret dans le sein de ma cousine, il faut йtouffer tous les autres; il faut contenir mes larmes; il faut sourire quand je me meurs.

Sentirsi, o Des! morir,

E non poter mai dir:

Morir mi sento!

Le pis est que tous ces maux empirent sans cesse mon plus grand mal, et que plus ton souvenir me dйsole, plus j'aime а me le rappeler. Dis-moi, mon ami, mon doux ami; sens-tu combien un coeur languissant est tendre, et combien la tristesse fait fermenter l'amour?

Je voulais vous parler de mille choses; mais, outre qu'il faut mieux attendre de savoir positivement oщ vous кtes, il ne m'est pas possible de continuer cette lettre dans l'йtat oщ je me trouve en l'йcrivant. Adieu, mon ami; je quitte la plume, mais croyez que je ne vous quitte pas.

Billet

J'йcris, par un batelier que je ne connais point, ce billet а l'adresse ordinaire, pour donner avis que j'ai choisi mon asile а Meillerie, sur la rive opposйe, afin de jouir au moins de la vue du lieu dont je n'ose approcher.

 

Lettre XXVI а Julie

Que mon йtat est changй dans peu de jours! Que d'amertumes se mкlent а la douceur de me rapprocher de vous! Que de tristes rйflexions m'assiиgent! Que de traverses mes craintes me font prйvoir! O Julie! que c'est un fatal prйsent du ciel qu'une вme sensible! Celui qui l'a reзu doit s'attendre а n'avoir que peine et douleur sur la terre. Vil jouet de l'air et des saisons, le soleil ou les brouillards, l'air couvert ou serein, rйgleront sa destinйe, et il sera content ou triste au grй des vents. Victime des prйjugйs, il trouvera dans d'absurdes maximes un obstacle invincible aux justes voeux de son coeur. Les hommes le puniront d'avoir des sentiments droits de chaque chose, et d'en juger par ce qui est vйritable plutфt que par ce qui est de convention. Seul il suffirait pour faire sa propre misиre, en se livrant indiscrиtement aux attraits divins de l'honnкte et du beau, tandis que les pesantes chaоnes de la nйcessitй l'attachent а l'ignominie. Il cherchera la fйlicitй suprкme sans se souvenir qu'il est homme: son coeur et sa raison seront incessamment en guerre, et des dйsirs sans bornes lui prйpareront d'йternelles privations.

Telle est la situation cruelle oщ me plongent le sort qui m'accable et mes sentiments qui m'йlиvent, et ton pиre qui me mйprise, et toi qui fais le charme et le tourment de ma vie. Sans toi, beautй fatale, je n'aurais jamais senti ce contraste insupportable de grandeur au fond de mon вme et de bassesse dans ma fortune; j'aurais vйcu tranquille et serais mort content, sans daigner remarquer quel rang j'avais occupй sur la terre. Mais t'avoir vue et ne pouvoir te possйder, t'adorer et n'кtre qu'un homme, кtre aimй et ne pouvoir кtre heureux, habiter les mкmes lieux et ne pouvoir vivre ensemble!... O Julie, а qui je ne puis renoncer! ф destinйe que je ne puis vaincre! quels combats affreux vous excitez en moi, sans pouvoir jamais surmonter mes dйsirs ni mon impuissance!

Quel effet bizarre et inconcevable! Depuis que je suis rapprochй de vous, je ne roule dans mon esprit que des pensers funestes. Peut-кtre le sйjour oщ je suis contribue-t-il а cette mйlancolie; il est triste et horrible; il en est plus conforme а l'йtat de mon вme, et je n'en habiterais pas si patiemment un plus agrйable. Une file de rochers stйriles borde la cфte et environne mon habitation, que l'hiver rend encore plus affreuse. Ah! je le sens, ma Julie, s'il fallait renoncer а vous, il n'y aurait plus pour moi d'autre sйjour ni d'autre saison.

Dans les violents transports qui m'agitent, je ne saurais demeurer en place; je cours, je monte avec ardeur, je m'йlance sur les rochers, je parcours а grands pas tous les environs, et trouve partout dans les objets la mкme horreur qui rиgne au dedans de moi. On n'aperзoit plus de verdure, l'herbe est jaune et flйtrie, les arbres sont dйpouillйs, le sйchard et la froide bise entassent la neige et les glaces; et toute la nature est morte а mes yeux, comme l'espйrance au fond de mon coeur.

Parmi les rochers de cette cфte, j'ai trouvй, dans un abri solitaire, une petite esplanade d'oщ l'on dйcouvre а plein la ville heureuse oщ vous habitez. Jugez avec quelle aviditй mes yeux se portиrent vers ce sйjour chйri. Le premier jour je fis mille efforts pour y discerner votre demeure; mais l'extrкme йloignement les rendit vains, et je m'aperзus que mon imagination donnait le change а mes yeux fatiguйs. Je courus chez le curй emprunter un tйlescope, avec lequel je vis ou crus voir votre maison; et depuis ce temps je passe les jours entiers dans cet asile а contempler ces murs fortunйs qui renferment la source de ma vie. Malgrй la saison, je m'y rends dиs le matin, et n'en reviens qu'а la nuit. Des feuilles et quelques bois secs que j'allume servent, avec mes courses, а me garantir du froid excessif. J'ai pris tant de goыt pour ce lieu sauvage que j'y porte mкme de l'encre et du papier; et j'y йcris maintenant cette lettre sur un quartier que les glaces ont dйtachй du rocher voisin.

C'est lа, ma Julie, que ton malheureux amant achиve de jouir des derniers plaisirs qu'il goыtera peut-кtre en ce monde. C'est de lа qu'а travers les airs et les murs il ose en secret pйnйtrer jusque dans ta chambre. Tes traits charmants le frappent encore; tes regards tendres raniment son coeur mourant; il entend le son de ta douce voix; il ose chercher encore en tes bras ce dйlire qu'il йprouva dans le bosquet. Vain fantфme d'une вme agitйe qui s'йgare dans ses dйsirs! Bientфt forcй de rentrer en moi-mкme, je te contemple au moins dans le dйtail de ton innocente vie: je suis de loin les diverses occupations de ta journйe, et je me les reprйsente dans les temps et les lieux oщ j'en fus quelquefois l'heureux tйmoin. Toujours je te vois vaquer а des soins qui te rendent plus estimable, et mon coeur s'attendrit avec dйlices sur l'inйpuisable bontй du tien. Maintenant, me dis-je au matin, elle sort d'un paisible sommeil, son teint a la fraоcheur de la rose, son вme jouit d'une douce paix; elle offre а celui dont elle tient l'кtre un jour qui ne sera point perdu pour la vertu. Elle passe а prйsent chez sa mиre: les tendres affections de son coeur s'йpanchent avec les auteurs de ses jours; elle les soulage dans le dйtail des soins de la maison; elle fait peut-кtre la paix d'un domestique imprudent, elle lui fait peut-кtre une exhortation secrиte; elle demande peut-кtre une grвce pour un autre. Dans un autre temps, elle s'occupe sans ennui des travaux de son sexe; elle orne son вme de connaissances utiles; elle ajoute а son goыt exquis les agrйments des beaux-arts, et ceux de la danse а sa lйgиretй naturelle. Tantфt je vois une йlйgante et simple parure orner des charmes qui n'en ont pas besoin. Ici je la vois consulter un pasteur vйnйrable sur la peine ignorйe d'une famille indigente; lа, secourir ou consoler la triste veuve et l'orphelin dйlaissй. Tantфt elle charme une honnкte sociйtй par ses discours sensйs et modestes; tantфt, en riant avec ses compagnes, elle ramиne une jeunesse folвtre au ton de la sagesse et des bonnes moeurs. Quelques moments! ah! pardonne! j'ose te voir mкme t'occuper de moi: je vois tes yeux attendris parcourir une de mes lettres; je lis dans leur douce langueur que c'est а ton amant fortunй que s'adressent les lignes que tu traces; je vois que c'est de lui que tu parles а ta cousine avec une si tendre йmotion. O Julie! ф Julie! et nous ne serions pas unis? et nos jours ne couleraient pas ensemble? Non, que jamais cette affreuse idйe ne se prйsente а mon esprit! En un instant elle change tout mon attendrissement en fureur, la rage me fait courir de caverne en caverne; des gйmissements et des cris m'йchappent malgrй moi; je rugis comme une lionne irritйe; je suis capable de tout, hors de renoncer а toi; et il n'y a rien, non, rien que je ne fasse pour te possйder ou mourir.

J'en йtais ici de ma lettre, et je n'attendais qu'une occasion sыre pour vous l'envoyer, quand j'ai reзu de Sion la derniиre que vous m'y avez йcrite. Que la tristesse qu'elle respire a charmй la mienne! Que j'y ai vu un frappant exemple de ce que vous me disiez de l'accord de nos вmes dans les lieux йloignйs! Votre affliction, je l'avoue, est plus patiente; la mienne est plus emportйe; mais il faut bien que le mкme sentiment prenne la teinture des caractиres qui l'йprouvent, et il est bien naturel que les plus grandes pertes causent les plus grandes douleurs. Que dis-je, des pertes? Eh! qui les pourrait supporter? Non, connaissez-le enfin, ma Julie, un йternel arrкt du ciel nous destina l'un pour l'autre; c'est la premiиre loi qu'il faut йcouter, c'est le premier soin de la vie de s'unir а qui doit nous la rendre douce. Je le vois, j'en gйmis, tu t'йgares dans tes vains projets, tu veux forcer des barriиres insurmontables, et nйgliges les seuls moyens possibles; l'enthousiasme de l'honnкtetй t'фte la raison, et ta vertu n'est plus qu'un dйlire.

Ah! si tu pouvais rester toujours jeune et brillante comme а prйsent, je ne demanderais au ciel que de te savoir йternellement heureuse, te voir tous les ans de ma vie une fois, une seule fois, et passer le reste de mes jours а contempler de loin ton asile, а t'adorer parmi ces rochers. Mais, hйlas! vois la rapiditй de cet astre qui jamais n'arrкte; il vole, et le temps fuit, l'occasion s'йchappe: ta beautй, ta beautй mкme aura son terme; elle doit dйcliner et pйrir un jour comme une fleur qui tombe sans avoir йtй cueillie; et moi cependant je gйmis, je souffre, ma jeunesse s'use dans les larmes, et se flйtrit dans la douleur. Pense, pense, Julie, que nous comptons dйjа des annйes perdues pour le plaisir. Pense qu'elles ne reviendront jamais; qu'il en sera de mкme de celles qui nous restent si nous les laissons йchapper encore. O amante aveuglйe! tu cherches un chimйrique bonheur pour un temps oщ nous ne serons plus; tu regardes un avenir йloignй, et tu ne vois pas que nous nous consumons sans cesse, et que nos вmes, йpuisйes d'amour et de peines, se fondent et coulent comme l'eau. Reviens, il en est temps encore, reviens, ma Julie, de cette erreur funeste. Laisse lа tes projets, et sois heureuse. Viens, ф mon вme! dans les bras de ton ami rйunir les deux moitiйs de notre кtre; viens а la face du ciel, guide de notre fuite et tйmoin de nos serments, jurer de vivre et mourir l'un а l'autre. Ce n'est pas toi, je le sais, qu'il faut rassurer contre la crainte de l'indigence. Soyons heureux et pauvres, ah! quel trйsor nous aurons acquis! Mais ne faisons point cet affront а l'humanitй, de croire qu'il ne restera pas sur la terre entiиre un asile а deux amants infortunйs. J'ai des bras, je suis robuste; le pain gagnй par mon travail te paraоtra plus dйlicieux que les mets des festins. Un repas apprкtй par l'amour peut-il jamais кtre insipide? Ah! tendre et chиre amante, dussions-nous n'кtre heureux qu'un seul jour, veux-tu quitter cette courte vie sans avoir goыtй le bonheur?

Je n'ai plus qu'un mot а vous dire, ф Julie! vous connaissez l'antique usage du rocher de Leucate, dernier refuge de tant d'amants malheureux. Ce lieu-ci lui ressemble а bien des йgards: la roche est escarpйe, l'eau est profonde, et je suis au dйsespoir.

 

Lettre XXVII de Claire

Ma douleur me laisse а peine la force de vous йcrire. Vos malheurs et les miens sont au comble. L'aimable Julie est а l'extrйmitй, et n'a peut-кtre pas deux jours а vivre. L'effort qu'elle fit pour vous йloigner d'elle commenзa d'altйrer sa santй; la premiиre conversation qu'elle eut sur votre compte avec son pиre y porta de nouvelles attaques: d'autres chagrins plus rйcents ont accru ses agitations, et votre derniиre lettre а fait le reste. Elle en fut si vivement йmue, qu'aprиs avoir passй une nuit dans d'affreux combats, elle tomba hier dans l'accиs d'une fiиvre ardente qui n'a fait qu'augmenter sans cesse, et lui a enfin donnй le transport. Dans cet йtat elle vous nomme а chaque instant, et parle de vous avec une vйhйmence qui montre combien elle en est occupйe. On йloigne son pиre autant qu'il est possible; cela prouve assez que ma tante a conзu des soupзons: elle m'a mкme demandй avec inquiйtude si vous n'йtiez pas de retour; et je vois que le danger de sa fille effaзant pour le moment toute autre considйration, elle ne serait pas fвchйe de vous voir ici.

Venez donc, sans diffйrer. J'ai pris ce bateau exprиs pour vous porter cette lettre; il est а vos ordres, servez-vous-en pour votre retour, et surtout ne perdez pas un moment, si vous voulez revoir la plus tendre amante qui fut jamais.

 

Lettre XXVIII de Julie а Claire

Que ton absence me rend amиre la vie que tu m'as rendue! Quelle convalescence! Une passion plus terrible que la fiиvre et le transport m'entraоne а ma perte. Cruelle! tu me quittes quand j'ai plus besoin de toi; tu m'a quittйe pour huit jours, peut-кtre ne me reverras-tu jamais. Oh! si tu savais ce que l'insensй m'ose proposer!... et de quel ton!... M'enfuir! le suivre! m'enlever!... Le malheureux!... De qui me plains-je? mon coeur, mon indigne coeur m'en dit cent fois plus que lui... Grand Dieu! que serait-ce, s'il savait tout?... il en deviendrait furieux, je serais entraоnйe, il faudrait partir... Je frйmis...

Enfin mon pиre m'a donc vendue! il fait de sa fille une marchandise, une esclave! il s'acquitte а mes dйpens! il paye sa vie de la mienne!... car, je le sens bien, je n'y survivrai jamais. Pиre barbare et dйnaturй! Mйrite-t-il... Quoi! mйriter! c'est le meilleur des pиres; il veut unir sa fille а son ami, voilа son crime. Mais ma mиre, ma tendre mиre! quel mal m'a-t-elle fait?... Ah! beaucoup: elle m'a trop aimйe, elle m'a perdue.

Claire, que ferai-je? que deviendrai-je? Hanz ne vient point. Je ne sais comment t'envoyer cette lettre. Avant que tu la reзoives... avant que tu sois de retour... qui sait? fugitive, errante, dйshonorйe... C'en est fait, c'en est fait, la crise est venue. Un jour, une heure, un moment, peut-кtre... qui est-ce qui sait йviter son sort? Oh! dans quelque lieu que je vive et que je meure, en quelque asile obscur que je traоne ma honte et mon dйsespoir, Claire, souviens-toi de ton amie... Hйlas! la misиre et l'opprobre changent les coeurs... Ah! si jamais le mien t'oublie, il aura beaucoup changй.

 

Lettre XXIX de Julie а Claire

Reste, ah! reste, ne reviens jamais: tu viendrais trop tard. Je ne dois plus te voir; comment soutiendrais-je ta vue?

Oщ йtais-tu, ma douce amie, ma sauvegarde, mon ange tutйlaire? Tu m'as abandonnйe, et j'ai pйri! Quoi! ce fatal voyage йtait-il si nйcessaire ou si pressй? Pouvais-tu me laisser а moi-mкme dans l'instant le plus dangereux de ma vie? Que de regrets tu t'es prйparйs par cette coupable nйgligence! Ils seront йternels ainsi que mes pleurs. Ta perte n'est pas moins irrйparable que la mienne, et une autre amie digne de toi n'est pas plus facile а recouvrer que mon innocence.

Qu'ai-je dit, misйrable? Je ne puis ni parler ni me taire. Que sert le silence quand le remords crie? L'univers entier ne me reproche-t-il pas ma faute? Ma honte n'est-elle pas йcrite sur tous les objets? Si je ne verse mon coeur dans le tien, il faudra que j'йtouffe. Et toi, ne te reproches-tu rien, facile et trop confiante amie? Ah! que ne me trahissais-tu? C'est ta fidйlitй, ton aveugle amitiй, c'est ta malheureuse indulgence qui m'a perdue.

Quel dйmon t'inspira de le rappeler, ce cruel qui fait mon opprobre? Ses perfides soins devaient-ils me redonner la vie pour me la rendre odieuse? Qu'il fuie а jamais, le barbare! qu'un reste de pitiй le touche; qu'il ne vienne plus redoubler mes tourments par sa prйsence; qu'il renonce au plaisir fйroce de contempler me larmes. Que dis-je, hйlas! il n'est point coupable; c'est moi seule qui le suis; tous mes malheurs sont mon ouvrage, et je n'ai rien а reprocher qu'а moi. Mais le vice a dйjа corrompu mon вme; c'est le premier de ses effets de nous faire accuser autrui de nos crimes.

Non, non, jamais il ne fut capable d'enfreindre ses serments. Son coeur vertueux ignore l'art abject d'outrager ce qu'il aime. Ah! sans doute il sait mieux aimer que moi, puisqu'il sait mieux se vaincre. Cent fois mes yeux furent tйmoins de ses combats et de sa victoire; les siens йtincelaient du feu de ses dйsirs, il s'йlanзait vers moi dans l'impйtuositй d'un transport aveugle, il s'arrкtait tout а coup; une barriиre insurmontable semblait m'avoir entourйe, et jamais son amour impйtueux, mais honnкte, ne l'eыt franchie. J'osai trop contempler ce dangereux spectacle. Je me sentais troubler de ses transports, ses soupirs oppressaient mon coeur; je partageais ses tourments en ne pensant que les plaindre. Je le vis, dans des agitations convulsives, prкt а s'йvanouir а mes pieds. Peut-кtre l'amour seul m'aurait йpargnйe; ф ma cousine! c'est la pitiй qui me perdit.

Il semblait que ma passion funeste voulыt se couvrir, pour me sйduire, du masque de toutes les vertus. Ce jour mкme il m'avait pressйe avec plus d'ardeur de le suivre: c'йtait dйsoler le meilleur des pиres; c'йtait plonger le poignard dans le sein maternel; je rйsistai, je rejetai ce projet avec horreur. L'impossibilitй de voir jamais nos voeux accomplis, le mystиre qu'il fallait lui faire de cette impossibilitй, le regret d'abuser un amant si soumis et si tendre aprиs avoir flattй son espoir, tout abattait mon courage, tout augmentait ma faiblesse, tout aliйnait ma raison; il fallait donner la mort aux auteurs de mes jours, а mon amant, ou а moi-mкme. Sans savoir ce que je faisais, je choisis ma propre infortune; j'oubliai tout, et ne me souvins que de l'amour: c'est ainsi qu'un instant d'йgarement m'a perdue а jamais. Je suis tombйe dans l'abоme d'ignominie dont une fille ne revient point; et si je vis, c'est pour кtre plus malheureuse.

Je cherche en gйmissant quelque reste de consolation sur la terre; je n'y vois que toi, mon aimable amie; ne me prive pas d'une si charmante ressource, je t'en conjure; ne m'фte pas les douceurs de ton amitiй. J'ai perdu le droit d'y prйtendre, mais jamais je n'en eus si grand besoin. Que la pitiй supplйe а l'estime. Viens, ma chиre, ouvrir ton вme а mes plaintes; viens recueillir les larmes de ton amie; garantis-moi, s'il se peut, du mйpris de moi-mкme, et fais-moi croire que je n'ai pas tout perdu puisque ton coeur me reste encore.

 

Lettre XXX. Rйponse

Fille infortunйe! hйlas! qu'as-tu fait? Mon Dieu! tu йtais si digne d'кtre sage! Que te dirai-je dans l'horreur de ta situation, et dans l'abattement oщ elle te plonge? Achиverai-je d'accabler ton pauvre coeur? ou t'offrirai-je des consolations qui se refusent au mien? Te montrerai-je les objets tels qu'ils sont, ou tels qu'il te convient de les voir? Sainte et pure amitiй, porte а mon esprit tes douces illusions; et, dans la tendre pitiй que tu m'inspires, abuse-moi la premiиre sur des maux que tu ne peux plus guйrir.

J'ai craint, tu le sais, le malheur dont tu gйmis. Combien de fois je te l'ai prйdit sans кtre йcoutйe!... il est l'effet d'une tйmйraire confiance... Ah! ce n'est plus de tout cela qu'il s'agit. J'aurais trahi ton secret, sans doute, si j'avais pu te sauver ainsi: mais j'ai lu mieux que toi dans ton coeur trop sensible; je le vis se consumer d'un feu dйvorant que rien ne pouvait йteindre. Je sentis dans ce coeur palpitant d'amour qu'il fallait кtre heureuse ou mourir; et, quand la peur de succomber te fit bannir ton amant avec tant de larmes, je jugeai que bientфt tu ne serais plus, ou qu'il serait bientфt rappelй. Mais quel fut mon effroi quand je te vis dйgoыtйe de vivre, et si prиs de la mort! N'accuse ni ton amant, ni toi d'une faute dont je suis la plus coupable, puisque je l'ai prйvue sans la prйvenir.

Il est vrai que je partis malgrй moi; tu le vis, il fallut obйir; si je t'avais crue si prиs de ta perte, on m'aurait plutфt mise en piиces que de m'arracher а toi. Je m'abusai sur le moment du pйril. Faible et languissante encore, tu me parus en sыretй contre une si courte absence: je ne prйvis pas la dangereuse alternative oщ tu t'allais trouver; j'oubliai que ta propre faiblesse laissait ce coeur abattu moins en йtat de se dйfendre contre lui-mкme. J'en demande pardon au mien: j'ai peine а me repentir d'une erreur qui t'a sauvй la vie; je n'ai pas ce dur courage qui te faisait renoncer а moi; je n'aurais pu te perdre sans un mortel dйsespoir, et j'aime encore mieux que tu vives et que tu pleures.

Mais pourquoi tant de pleurs, chиre et douce amie? Pourquoi ces regrets plus grands que ta faute, et ce mйpris de toi-mкme que tu n'as pas mйritй? Une faiblesse effacera-t-elle tant de sacrifices et le danger mкme dont tu sors n'est-il pas une preuve de ta vertu? Tu ne penses qu'а ta dйfaite, et oublies tous les triomphes pйnibles qui l'ont prйcйdйe. Si tu as plus combattu que celles qui rйsistent, n'as-tu pas plus fait pour l'honneur qu'elles? Si rien ne peut te justifier, songe au moins а ce qui t'excuse. Je connais а peu prиs ce qu'on appelle amour; je saurai toujours rйsister aux transports qu'il inspire: mais j'aurais fait moins de rйsistance а un amour pareil au tien; et, sans avoir йtй vaincue, je suis moins chaste que toi.

Ce langage te choquera; mais ton plus grand malheur est de l'avoir rendu nйcessaire: je donnerais ma vie pour qu'il ne te fыt pas propre; car je hais les mauvaises maximes encore plus que les mauvaises actions. Si la faute йtait а commettre, que j'eusse la bassesse de te parler ainsi, et toi celle de m'йcouter, nous serions toutes deux les derniиres des crйatures. A prйsent, ma chиre, je dois te parler ainsi, et tu dois m'йcouter, ou tu es perdue; car il reste en toi mille adorables qualitйs que l'estime de toi-mкme peut seule conserver, qu'un excиs de honte et l'avilissement qui le suit dйtruirait infailliblement: et c'est sur ce que tu croiras valoir encore que tu vaudras en effet.

Garde-toi donc de tomber dans un abattement dangereux qui t'avilirait plus que ta faiblesse. Le vйritable amour est-il fait pour dйgrader l'вme? Qu'une faute que l'amour a commise ne t'фte point ce noble enthousiasme de l'honnкte et du beau, qui t'йleva toujours au-dessus de toi-mкme. Une tache paraоt-elle au soleil? Combien de vertus te restent pour une qui s'est altйrйe! En seras-tu moins douce, moins sincиre, moins bienfaisante? En seras-tu moins digne, en un mot, de tous nos hommages? L'honneur, l'humanitй, l'amitiй, le pur amour, en seront-ils moins chers а ton coeur? En aimeras-tu moins les vertus mкmes que tu n'auras plus? Non, chиre et bonne Julie: ta Claire en te plaignant t'adore; elle sait, elle sent qu'il n'y a rien de bien qui ne puisse encore sortir de ton вme. Ah! crois-moi, tu pourrais beaucoup perdre avant qu'aucune autre plus sage que toi te valыt jamais.

Enfin tu me restes: je puis me consoler de tout, hors de te perdre. Ta premiиre lettre m'a fait frйmir. Elle m'eыt presque fait dйsirer la seconde, si je ne l'avais reзue en mкme temps. Vouloir dйlaisser son amie! projeter de s'enfuir sans moi! Tu ne parles point de ta plus grande faute; c'йtait de celle-lа qu'il fallait cent fois plus rougir. Mais l'ingrate ne songe qu'а son amour... Tiens, je t'aurais йtй tuer au bout du monde.

Je compte avec une mortelle impatience les moments que je suis forcйe а passer loin de toi. Ils se prolongent cruellement: nous sommes encore pour six jours а Lausanne, aprиs quoi je volerai vers mon unique amie. J'irai la consoler ou m'affliger avec elle, essuyer ou partager ses pleurs. Je ferai parler dans ta douleur moins l'inflexible raison que la tendre amitiй. Chиre cousine, il faut gйmir, nous aimer, nous taire: et, s'il se peut, effacer, а force de vertus, une faute qu'on ne rйpare point avec des larmes! Ah! ma pauvre Chaillot!

 

Lettre XXXI а Julie

Quel prodige du ciel es-tu donc, inconcevable Julie? et par quel art, connu de toi seule, peux-tu rassembler dans un coeur tant de mouvements incompatibles? Ivre d'amour et de voluptй, le mien nage dans la tristesse; je souffre et languis de douleur au sein de la fйlicitй suprкme, et je me reproche comme un crime l'excиs de mon bonheur. Dieu! quel tourment affreux de n'oser se livrer tout entier а nul sentiment, de les combattre incessamment l'un par l'autre, et d'allier toujours l'amertume au plaisir! Il vaudrait mieux cent fois n'кtre que misйrable.

Que me sert, hйlas! d'кtre heureux? Ce ne sont plus mes maux, mais les tiens que j'йprouve, et ils ne m'en sont que plus sensibles. Tu veux en vain me cacher tes peines; je les lis malgrй toi dans la langueur et l'abattement de tes yeux. Ces yeux touchants peuvent-ils dйrober quelque secret а l'amour? Je vois, je vois, sous une apparente sйrйnitй, les dйplaisirs cachйs qui t'assiиgent; et ta tristesse, voilйe d'un doux sourire, n'en est que plus amиre а mon coeur.

Il n'est plus temps de me rien dissimuler. J'йtais hier dans la chambre de ta mиre, elle me quitte un moment; j'entends des gйmissements qui me percent l'вme; pouvais-je а cet effet mйconnaоtre leur source? Je m'approche du lieu d'oщ ils semblent partir; j'entre dans ta chambre, je pйnиtre jusqu'а ton cabinet. Que devins-je, en entrouvrant la porte, quand j'aperзus celle qui devrait кtre sur le trфne de l'univers, assise а terre, la tкte appuyйe sur un fauteuil inondй de ses larmes? Ah! j'aurais moins souffert s'il l'eыt йtй de mon sang! De quels remords je fus а l'instant dйchirй! Mon bonheur devint mon supplice; je ne sentis plus que tes peines, et j'aurais rachetй de ma vie tes pleurs et tous mes plaisirs. Je voulais me prйcipiter а tes pieds, je voulais essuyer de mes lиvres ces prйcieuses larmes, les recueillir au fond de mon coeur, mourir, ou les tarir pour jamais; j'entends revenir ta mиre, il faut retourner brusquement а ma place; j'emporte en moi toutes tes douleurs, et des regrets qui ne finiront qu'avec elles.

Que je suis humiliй, que je suis avili de ton repentir! Je suis donc bien mйprisable, si notre union te fait mйpriser de toi-mкme, et si le charme de mes jours est le supplice des tiens! Sois plus juste envers toi, ma Julie; vois d'un oeil moins prйvenu les sacrйs liens que ton coeur a formйs. N'as-tu pas suivi les plus pures lois de la nature? N'as-tu pas librement contractй le plus saint des engagements? Qu'as-tu fait que les lois divines et humaines ne puissent et ne doivent autoriser? Que manque-t-il au noeud qui nous joint qu'une dйclaration publique? Veuille кtre а moi, tu n'es plus coupable. O mon йpouse! ф ma digne et chaste compagne! ф charme et bonheur de ma vie! non, ce n'est point ce qu'a fait ton amour qui peut кtre un crime, mais ce que tu lui voudrais фter: ce n'est qu'en acceptant un autre йpoux que tu peux offenser l'honneur. Sois sans cesse а l'ami de ton coeur, pour кtre innocente: la chaоne qui nous lie est lйgitime, l'infidйlitй seule qui la romprait serait blвmable et c'est dйsormais а l'amour d'кtre garant de la vertu.

Mais quand ta douleur serait raisonnable, quand tes regrets seraient fondйs, pourquoi m'en dйrobes-tu ce qui m'appartient? pourquoi mes yeux ne versent-ils pas la moitiй de tes pleurs? Tu n'as pas une peine que je ne doive sentir, pas un sentiment que je ne doive partager, et mon coeur, justement jaloux, te reproche toutes les larmes que tu ne rйpands pas dans mon sein. Dis, froide et mystйrieuse amante, tout ce que ton вme ne communique point а la mienne n'est-il pas un vol que tu fais а l'amour? Tout ne doit-il pas кtre commun entre nous; ne te souvient-il plus de l'avoir dit? Ah! si tu savais aimer comme moi, mon bonheur te consolerait comme ta peine m'afflige, et tu sentirais mes plaisirs comme je sens ta tristesse.

Mais je le vois, tu me mйprises comme un insensй, parce que ma raison s'йgare au sein des dйlices: mes emportements t'effrayent, mon dйlire te fait pitiй, et tu ne sens pas que toute la force humaine ne peut suffire а des fйlicitйs sans bornes. Comment veux-tu qu'une вme sensible goыte modйrйment des biens infinis? Comment veux-tu qu'elle supporte а la fois tant d'espиces de transports sans sortir de son assiette? Ne sais-tu pas qu'il est un terme oщ nulle raison ne rйsiste plus, et qu'il n'est point d'homme au monde dont le bon sens soit а toute йpreuve? Prends donc pitiй de l'йgarement oщ tu m'as jetй, et ne mйprise pas des erreurs qui sont ton ouvrage. Je ne suis plus а moi, je l'avoue; mon вme aliйnйe est toute en toi. J'en suis plus propre а sentir tes peines, et plus digne de les partager. O Julie! ne te dйrobe pas а toi-mкme.

 

Lettre XXXII. Rйponse

Il fut un temps, mon aimable ami, oщ nos lettres йtaient faciles et charmantes; le sentiment qui les dictait coulait avec une йlйgante simplicitй: il n'avait besoin ni d'art ni de coloris, et sa puretй faisait toute sa parure. Cet heureux temps n'est plus: hйlas! il ne peut revenir; et pour premier effet d'un changement si cruel, nos coeurs ont dйjа cessй de s'entendre.

Tes yeux ont vu mes douleurs. Tu crois en avoir pйnйtrй la source; tu veux me consoler par de vains discours, et quand tu penses m'abuser, c'est toi, mon ami, qui t'abuses. Crois-moi, crois-en le coeur tendre de ta Julie; mon regret est bien moins d'avoir donnй trop а l'amour que de l'avoir privй de son plus grand charme. Ce doux enchantement de vertu s'est йvanoui comme un songe: nos feux ont perdu cette ardeur divine qui les animait en les йpurant; nous avons recherchй le plaisir, et le bonheur a fui loin de nous. Ressouviens-toi de ces moments dйlicieux oщ nos coeurs s'unissaient d'autant mieux que nous nous respections davantage, oщ la passion tirait de son propre excиs la force de se vaincre elle-mкme, oщ l'innocence nous consolait de la contrainte, oщ les hommages rendus а l'honneur tournaient tous au profit de l'amour. Compare un йtat si charmant а notre situation prйsente: que d'agitations! que d'effroi! que de mortelles alarmes! que de sentiments immodйrйs ont perdu leur premiиre douceur! Qu'est devenu ce zиle de sagesse et d'honnкtetй dont l'amour animait toutes les actions de notre vie, et qui rendait а son tour l'amour plus dйlicieux? Notre jouissance йtait paisible et durable, nous n'avons plus que des transports: ce bonheur insensй ressemble а des accиs de fureur plus qu'а de tendres caresses. Un feu pur et sacrй brыlait nos coeurs; livrйs aux erreurs des sens, nous ne sommes plus que des amants vulgaires; trop heureux si l'amour jaloux daigne prйsider encore а des plaisirs que le plus vil mortel peut goыter sans lui!

Voilа, mon ami, les pertes qui nous sont communes, et que je ne pleure pas moins pour toi que pour moi. Je n'ajoute rien sur les miennes, ton coeur est fait pour les sentir. Vois ma honte, et gйmis si tu sais aimer. Ma faute est irrйparable, mes pleurs ne tariront point. O toi qui les fais couler, crains d'attenter а de si justes douleurs; tout mon espoir est de les rendre йternelles: le pire de mes maux serait d'en кtre consolйe; et c'est le dernier degrй de l'opprobre de perdre avec l'innocence le sentiment qui nous la fait aimer.

Je connais mon sort, j'en sens l'horreur, et cependant il me reste une consolation dans mon dйsespoir; elle est unique, mais elle est douce c'est de toi que je l'attends, mon aimable ami. Depuis que je n'ose plus porter mes regards sur moi-mкme, je les porte avec plus de plaisir sur celui que j'aime. Je te rends tout ce que tu m'фtes de ma propre estime, et tu ne m'en deviens que plus cher en me forзant а me haпr. L'amour, cet amour fatal qui me perd te donne un nouveau prix: tu t'йlиves quand je me dйgrade; ton вme semble avoir profitй de tout l'avilissement de la mienne. Sois donc dйsormais mon unique espoir; c'est а toi de justifier, s'il se peut, ma faute; couvre-la de l'honnкtetй de tes sentiments; que ton mйrite efface ma honte; rends excusable, а force de vertus, la perte de celles que tu me coыtes. Sois tout mon кtre, а prйsent que je ne suis plus rien: le seul honneur qui me reste est tout en toi; et, tant que tu seras digne de respect, je ne serai pas tout а fait mйprisable.

Quelque regret que j'aie au retour de ma santй, je ne saurais le dissimuler plus longtemps; mon visage dйmentirait mes discours, et ma feinte convalescence ne peut plus tromper personne. Hвte-toi donc, avant que je sois forcйe de reprendre mes occupations ordinaires, de faire la dйmarche dont nous sommes convenus: je vois clairement que ma mиre a conзu des soupзons, et qu'elle nous observe. Mon pиre n'en est pas lа, je l'avoue; ce fier gentilhomme n'imagine pas mкme qu'un roturier puisse кtre amoureux de sa fille: mais enfin tu sais ses rйsolutions; il te prйviendra si tu ne le prйviens; et pour avoir voulu te conserver le mкme accиs dans notre maison, tu t'en banniras tout а fait. Crois-moi, parle а ma mиre tandis qu'il en est encore temps; feins des affaires qui t'empкchent de continuer а m'instruire, et renonзons а nous voir si souvent, pour nous voir au moins quelquefois: car si l'on te ferme la porte, tu ne peux plus t'y prйsenter; mais si tu te la fermes toi-mкme, tes visites seront en quelque sorte а ta discrйtion, et, avec un peu d'adresse et de complaisance, tu pourras les rendre plus frйquentes dans la suite, sans qu'on l'aperзoive ou qu'on le trouve mauvais. Je te dirai ce soir les moyens que j'imagine d'avoir d'autres occasions de nous voir, et tu conviendras que l'insйparable cousine, qui causait autrefois tant de murmures, ne sera pas maintenant inutile а deux amants qu'elle n'eыt point dы quitter.

 

Lettre XXXIII de Julie

Ah! mon ami, le mauvais refuge pour deux amants qu'une assemblйe! Quel tourment de se voir et de se contraindre! Il vaudrait mieux cent fois ne se point voir. Comment avoir l'air tranquille avec tant d'йmotion? Comment кtre si diffйrent de soi-mкme? Comment songer а tant d'objets quand on n'est occupй que d'un seul? Comment contenir le geste et les yeux quand le coeur vole? Je ne sentis de ma vie un trouble йgal а celui que j'йprouvai hier quand on t'annonзa chez Mme d'Hervart. Je pris ton nom prononcй pour un reproche qu'on m'adressait: je m'imaginai que tout le monde m'observait de concert; je ne savais plus ce que je faisais; et а ton arrivйe je rougis si prodigieusement, que ma cousine, qui veillait sur moi, fut contrainte d'avancer son visage et son йventail, comme pour me parler а l'oreille. Je tremblai que cela mкme ne fоt un mauvais effet, et qu'on cherchвt du mystиre а cette chucheterie; en un mot, je trouvais partout de nouveaux sujets d'alarmes, et je ne sentis jamais mieux combien une conscience coupable arme contre nous de tйmoins qui n'y songent pas.

Claire prйtendit remarquer que tu ne faisais pas une meilleure figure: tu lui paraissais embarrassй de ta contenance, inquiet de ce que tu devais faire, n'osant aller ni venir, ni m'aborder, ni t'йloigner, et promenant tes regards а la ronde, pour avoir, disait-elle, occasion de les tourner sur nous. Un peu remise de mon agitation, je crus m'apercevoir moi-mкme de la tienne, jusqu'а ce que la jeune Mme Belon t'ayant adressй la parole, tu t'assis en causant avec elle, et devins plus calme а ses cфtйs.

Je sens, mon ami, que cette maniиre de vivre, qui donne tant de contrainte et si peu de plaisir, n'est pas bonne pour nous; nous aimons trop pour pouvoir nous gкner ainsi. Ces rendez-vous publics ne conviennent qu'а des gens qui, sans connaоtre l'amour, ne laissent pas d'кtre bien ensemble, ou qui peuvent se passer du mystиre: les inquiйtudes sont trop vives de ma part, les indiscrйtions trop dangereuses de la tienne: et je ne puis pas tenir une madame Belon toujours а mes cфtйs, pour faire diversion au besoin.

Reprenons, reprenons cette vie solitaire et paisible dont je t'ai tirй si mal а propos: c'est elle qui a fait naоtre et nourri nos feux; peut-кtre s'affaibliraient-ils par une maniиre de vivre plus dissipйe. Toutes les grandes passions se forment dans la solitude; on n'en a point de semblables dans le monde, oщ nul objet n'a le temps de faire une profonde impression, et oщ la multitude des goыts йnerve la force des sentiments. Cet йtat aussi plus convenable а ma mйlancolie; elle s'entretient du mкme aliment que mon amour: c'est ta chиre image qui soutient l'une et l'autre, et j'aime mieux te voir tendre et sensible au fond de mon coeur, que contraint et distrait dans une assemblйe.

Il peut d'ailleurs venir un temps oщ je serai forcйe а une plus grande retraite: fыt-il dйjа venu, ce temps dйsirй! La prudence et mon inclination veulent йgalement que je prenne d'avance des habitudes conformes а ce que peut exiger la nйcessitй. Ah! si de mes fautes pouvait naоtre le moyen de les rйparer! Le doux espoir d'кtre un jour... Mais insensiblement j'en dirais plus que je n'en veux dire sur le projet qui m'occupe: pardonne-moi ce mystиre, mon unique ami; mon coeur n'aura jamais de secret qui ne te fыt doux а savoir. Tu dois pourtant ignorer celui-ci; et tout ce que je t'en puis dire а prйsent, c'est que l'amour qui fit nos maux doit nous en donner le remиde. Raisonne, commente si tu veux, dans ta tкte; mais je te dйfends de m'interroger lа-dessus.

 

Lettre XXXIV. Rйponse

Nт, non vedrete mai

Cambiar gl' affetti miei,

Bei lumi onde imparai

A sospirar d'amor.

Que je dois l'aimer, cette jolie Mme Belon, pour le plaisir qu'elle m'a procurй! Pardonne-le-moi, divine Julie, j'osai jouir un moment de tes tendres alarmes, et ce moment fut un des plus doux de ma vie. Qu'ils йtaient charmants, ces regards inquiets et curieux qui se portaient sur nous а la dйrobйe, et se baissaient aussitфt pour йviter les miens! Que faisait alors ton heureux amant? S'entretenait-il avec Mme Belon? Ah! ma Julie, peux-tu le croire? Non, non, fille incomparable, il йtait plus dignement occupй. Avec quel charme son coeur suivait les mouvements du tien! Avec quelle avide impatience ses yeux dйvoraient tes attraits! Ton amour, ta beautй, remplissaient, ravissaient son вme; elle pouvait suffire а peine а tant de sentiments dйlicieux. Mon seul regret йtait de goыter, aux dйpens de celle que j'aime, des plaisirs qu'elle ne partageait pas. Sais-je ce que, durant tout ce temps me dit Mme Belon? Sais-je ce que je lui rйpondis? Le savais-je au moment de notre entretien? A-t-elle pu le savoir elle-mкme? et pouvait-elle comprendre la moindre chose aux discours d'un homme qui parlait sans penser et rйpondait sans entendre?

Com' uom che par ch' ascolti, e nulla intende.

Aussi m'a-t-elle pris dans le plus parfait dйdain; elle a dit а tout le monde, а toi peut-кtre, que je n'ai pas le sens commun, qui pis est, pas le moindre esprit, et que je suis tout aussi sot que mes livres. Que m'importe ce qu'elle en dit et ce qu'elle en pense? Ma Julie ne dйcide-t-elle pas seule de mon кtre et du rang que je veux avoir? Que le reste de la terre pense de moi comme il voudra, tout mon prix est dans ton estime.

Ah! crois qu'il n'appartient ni а Mme Belon, ni а toutes les beautйs supйrieures а la sienne, de faire la diversion dont tu parles, et d'йloigner un moment de toi mon coeur et mes yeux. Si tu pouvais douter de ma sincйritй, si tu pouvais faire cette mortelle injure а mon amour et а tes charmes, dis-moi, qui pourrait avoir tenu registre de tout ce qui se fit autour de toi? Ne te vis-je pas briller entre ces jeunes beautйs comme le soleil entre les astres qu'il йclipse? N'aperзus-je pas les cavaliers se rassembler autour de ta chaise? Ne vis-je pas, au dйpit de tes compagnes, l'admiration qu'ils marquaient pour toi? Ne vis-je pas leurs respects empressйs et leurs hommages, et leurs galanteries? Ne te vis-je pas recevoir tout cela avec cet air de modestie et d'indiffйrence qui en impose plus que la fiertй? Ne vis-je pas, quand tu te dйgantais pour la collation, l'effet que ce bras dйcouvert produisit sur les spectateurs? Ne vis-je pas le jeune йtranger qui releva ton gant vouloir baiser la main charmante qui le recevait? N'en vis-je pas un plus tйmйraire, dont l'oeil ardent suзait mon sang et ma vie, t'obliger, quand tu t'en fus aperзue, d'ajouter une йpingle а ton fichu? Je n'йtais pas si distrait que tu penses; je vis tout cela, Julie, et n'en fus point jaloux; car je connais ton coeur: il n'est pas, je le sais bien, de ceux qui peuvent aimer deux fois. Accuseras-tu le mien d'en кtre?

Reprenons-la donc, cette vie solitaire que je ne quittai qu'а regret. Non, le coeur ne se nourrit point dans le tumulte du monde: les faux plaisirs lui rendent la privation des vrais plus amиre, et il prйfиre sa souffrance а de vains dйdommagements. Mais, ma Julie, il en est, il en peut кtre de plus solides а la contrainte oщ nous vivons, et tu sembles les oublier! Quoi! passer quinze jours entiers si prиs l'un de l'autre sans se voir ou sans se rien dire! Ah! que veux-tu qu'un coeur brыlй d'amour fasse durant tant de siиcles? L'absence mкme serait moins cruelle. Que sert un excиs de prudence qui nous fait plus de maux qu'il n'en prйvient? Que sert de prolonger sa vie avec son supplice? Ne vaudrait-il pas mieux cent fois se voir un seul instant et puis mourir?

Je ne le cache point, ma douce amie, j'aimerais а pйnйtrer l'aimable secret que tu me dйrobes; il n'en fut jamais de plus intйressant pour nous; mais j'y fais d'inutiles efforts. Je saurai pourtant garder le silence que tu m'imposes, et contenir une indiscrиte curiositй: mais en respectant un si doux mystиre, que n'en puis-je au moins assurer l'йclaircissement? Qui sait, qui sait encore si tes projets ne portent point sur des chimиres? Chиre вme de ma vie, ah! commenзons du moins par les bien rйaliser.

P.-S. - J'oubliais de te dire que M. Roguin m'a offert une compagnie dans le rйgiment qu'il lиve pour le roi de Sardaigne. J'ai йtй sensiblement touchй de l'estime de ce brave officier; je lui ai dit, en le remerciant, que j'avais la vue trop courte pour le service, et que ma passion pour l'йtude s'accordait mal avec une vie aussi active. En cela je n'ai point fait un sacrifice а l'amour. Je pense que chacun doit sa vie et son sang а la patrie; qu'il n'est pas permis de s'aliйner а des princes auxquels on ne doit rien, moins encore de se vendre, et de faire du plus noble mйtier du monde celui d'un vil mercenaire. Ces maximes йtaient celles de mon pиre, que je serais bien heureux d'imiter dans son amour pour ses devoirs et pour son pays. Il ne voulut jamais entrer au service d'aucun prince йtranger; mais, dans la guerre de I7I2, il porta les armes avec honneur pour la patrie; il se trouva dans plusieurs combats, а l'un desquels il fut blessй; et а la bataille de Wilmerghen il eut le bonheur d'enlever un drapeau ennemi sous les yeux du gйnйral de Sacconex.

 

Lettre XXXV de Julie

Je ne trouve pas, mon ami, que les deux mots que j'avais dits en riant sur Mme Belon valussent une explication si sйrieuse. Tant de soins а se justifier produisent quelquefois un prйjugй contraire, et c'est l'attention qu'on donne aux bagatelles qui seule en fait des objets importants. Voilа ce qui sыrement n'arrivera pas entre nous; car les coeurs bien occupйs ne sont guиre pointilleux, et les tracasseries des amants sur des riens ont presque toujours un fondement beaucoup plus rйel qu'il ne semble.

Je ne suis pas fвchйe pourtant que cette bagatelle nous fournisse une occasion de traiter entre nous de la jalousie; sujet malheureusement trop important pour moi.

Je vois, mon ami, par la trempe de nos вmes et par le tour commun de nos goыts, que l'amour sera la grande affaire de notre vie. Quand une fois il a fait les impressions profondes que nous avons reзues, il faut qu'il йteigne ou absorbe toutes les autres passions; le moindre refroidissement serait bientфt pour nous la langueur de la mort; un dйgoыt invincible, un йternel ennui, succйderaient а l'amour йteint, et nous ne saurions longtemps vivre aprиs avoir cessй d'aimer. En mon particulier, tu sens bien qu'il n'y a que le dйlire de la passion qui puisse me voiler l'horreur de ma situation prйsente, et qu'il faut que j'aime avec transport, ou que je meure de douleur. Vois donc si je suis fondйe а discuter sйrieusement un point d'oщ doit dйpendre le bonheur ou le malheur de mes jours.

Autant que je puis juger de moi-mкme, il me semble que, souvent affectйe avec trop de vivacitй, je suis pourtant peu sujette а l'emportement. Il faudrait que mes peines eussent fermentй longtemps en dedans pour que j'osasse en dйcouvrir la source а leur auteur; et comme je suis persuadйe qu'on ne peut faire une offense sans le vouloir, je supporterais plutфt cent sujets de plainte qu'une explication. Un pareil caractиre doit mener loin, pour peu qu'on ait de penchant а la jalousie, et j'ai bien peur de sentir en moi ce dangereux penchant. Ce n'est pas que je ne sache que ton coeur est fait pour le mien et non pour un autre. Mais on peut s'abuser soi-mкme, prendre un goыt passager pour une passion, et faire autant de choses par fantaisie qu'on en eыt peut-кtre fait par amour. Or si tu peux te croire inconstant sans l'кtre, а plus forte raison puis-je t'accuser а tort d'infidйlitй. Ce doute affreux empoisonnerait pourtant ma vie; je gйmirais sans me plaindre, et mourrais inconsolable sans avoir cessй d'кtre aimйe.

Prйvenons, je t'en conjure, un malheur dont la seule idйe me fait frissonner. Jure-moi donc, mon doux ami, non par l'amour, serment qu'on ne tient que quand il est superflu, mais par ce nom sacrй de l'honneur, si respectй de toi, que je ne cesserai jamais d'кtre la confidente de ton coeur, et qu'il n'y surviendra point de changement dont je ne sois la premiиre instruite. Ne m'allиgue pas que tu n'auras jamais rien а m'apprendre; je le crois, je l'espиre; mais prйviens mes folles alarmes, et donne-moi, dans tes engagements pour un avenir qui ne doit point кtre, l'йternelle sйcuritй du prйsent. Je serais moins а plaindre d'apprendre de toi mes malheurs rйels, que d'en souffrir sans cesse d'imaginaires; je jouirais au moins de tes remords; si tu ne partageais plus mes feux, tu partagerais encore mes peines, et je trouverais moins amиres les larmes que je verserais dans ton sein.

C'est ici, mon ami, que je me fйlicite doublement de mon choix, et par le doux lien qui nous unit, et par la probitй qui l'assure. Voilа l'usage de cette rиgle de sagesse dans les choses de pur sentiment; voilа comment la vertu sйvиre sait йcarter les peines du tendre amour. Si j'avais un amant sans principes, dыt-il m'aimer йternellement, oщ seraient pour moi les garants de cette constance? Quels moyens aurais-je de me dйlivrer de mes dйfiances continuelles, et comment m'assurer de n'кtre point abusйe, ou par sa feinte, ou par ma crйdulitй? Mais toi, mon digne et respectable ami, toi qui n'es capable ni d'artifice ni de dйguisement, tu me garderas, je le sais, la sincйritй que tu m'auras promise. La honte d'avouer une infidйlitй ne l'emportera point dans ton вme droite sur le devoir de tenir ta parole; et si tu pouvais ne plus aimer ta Julie, tu lui dirais... oui, tu pourrais lui dire: O Julie! je ne... Mon ami, jamais je n'йcrirai ce mot-lа.

Que penses-tu de mon expйdient? C'est le seul, j'en suis sыre, qui pouvait dйraciner en moi tout sentiment de jalousie. Il y a je ne sais quelle dйlicatesse qui m'enchante а me fier de ton amour а ta bonne foi, et а m'фter le pouvoir de croire une infidйlitй que tu ne m'apprendrais pas toi-mкme. Voilа, mon cher, l'effet assurй de l'engagement que je t'impose; car je pourrais te croire amant volage, mais non pas ami trompeur; et quand je douterais de ton coeur, je ne puis jamais douter de ta foi. Quel plaisir je goыte а prendre en ceci des prйcautions inutiles, а prйvenir les apparences d'un changement dont je sens si bien l'impossibilitй! Quel charme de parler de jalousie avec un amant si fidиle! Ah! si tu pouvais cesser de l'кtre, ne crois pas que je t'en parlasse ainsi. Mon pauvre coeur ne serait pas si sage au besoin, et la moindre dйfiance m'фterait bientфt la volontй de m'en garantir.

Voilа, mon trиs honorй maоtre, matiиre а discussion pour ce soir; car je sais que vos deux humbles disciples auront l'honneur de souper avec vous chez le pиre de l'insйparable. Vos doctes commentaires sur la gazette vous ont tellement fait trouver grвce devant lui, qu'il n'a pas fallu beaucoup de manиge pour vous faire inviter. La fille a fait accorder son clavecin; le pиre a feuilletй Lamberti; moi, je recorderai peut-кtre la leзon du bosquet de Clarens. O docteur en toutes facultйs, vous avez partout quelque science de mise! M. d'Orbe, qui n'est pas oubliй, comme vous pouvez penser, a le mot pour entamer une savante dissertation sur le futur hommage du roi de Naples, durant laquelle nous passerons tous trois dans la chambre de la cousine. C'est lа, mon fйal, qu'а genoux devant votre dame et maоtresse, vos deux mains dans les siennes, et en prйsence de son chancelier, vous lui jurerez foi et loyautй а toute йpreuve; non pas а dire amour йternel, engagement qu'on n'est maоtre ni de tenir ni de rompre; mais vйritй, sincйritй, franchise inviolable. Vous ne jurerez point d'кtre toujours soumis, mais de ne point commettre acte de fйlonie, et de dйclarer au moins la guerre avant de secouer le joug. Ce faisant, aurez l'accolade, et serez reconnu vassal unique et loyal chevalier.

Adieu, mon bon ami; l'idйe du souper de ce soir m'inspire de la gaietй. Ah! qu'elle me sera douce quand je te la verrai partager!

 

Lettre XXXVI de Julie

Baise cette lettre, et saute de joie pour la nouvelle que je vais t'apprendre; mais pense que, pour ne point sauter et n'avoir rien а baiser, je n'y suis pas la moins sensible. Mon pиre, obligй d'aller а Berne pour son procиs, et de lа а Soleure pour sa pension, a proposй а ma mиre d'кtre du voyage; et elle l'a acceptй, espйrant pour sa santй quelque effet salutaire du changement d'air. On voulait me faire la grвce de m'emmener aussi, et je ne jugeai pas а propos de dire ce que j'en pensais; mais la difficultй des arrangements de voiture a fait abandonner ce projet, et l'on travaille а me consoler de n'кtre pas de la partie. Il fallait feindre de la tristesse, et le faux rфle que je me vois contrainte а jouer m'en donne une si vйritable; que le remords m'a presque dispensйe de la feinte.

Pendant l'absence de mes parents, je ne resterai pas maоtresse de maison; mais on me dйpose chez le pиre de la cousine, en sorte que je serai tout de bon, durant ce temps, insйparable de l'insйparable. De plus, ma mиre a mieux aimй se passer de femme de chambre, et me laisser Babi pour gouvernante: sorte d'Argus peu dangereux, dont on ne doit ni corrompre la fidйlitй, ni se faire des confidents, mais qu'on йcarte aisйment au besoin, sur la moindre lueur de plaisir ou de gain qu'on leur offre.

Tu comprends quelle facilitй nous aurons а nous voir durant une quinzaine de jours; mais c'est ici que la discrйtion doit supplйer а la contrainte, et qu'il faut nous imposer volontairement la mкme rйserve а laquelle nous sommes forcйs dans d'autres temps. Non seulement tu ne dois pas, quand je serai chez ma cousine, y venir plus souvent qu'auparavant, de peur de la compromettre; j'espиre mкme qu'il ne faudra te parler ni des йgards qu'exige son sexe, ni des droits sacrйs de l'hospitalitй, et qu'un honnкte homme n'aura pas besoin qu'on l'instruise du respect dы par l'amour а l'amitiй qui lui donne asile. Je connais tes vivacitйs, mais j'en connais les bornes inviolables. Si tu n'avais jamais fait de sacrifice а ce qui est honnкte, tu n'en aurais point а faire aujourd'hui.

D'oщ vient cet air mйcontent et cet oeil attristй? Pourquoi murmurer des lois que le devoir t'impose? Laisse а ta Julie le soin de les adoucir; t'es-tu jamais repenti d'avoir йtй docile а sa voix? Prиs des coteaux fleuris d'oщ part la source de la Vevaise, il est un hameau solitaire qui sert quelquefois de repaire aux chasseurs, et ne devrait servir que d'asile aux amants. Autour de l'habitation principale dont M. d'Orbe dispose, sont йpars assez loin quelques chalets, qui de leurs toits de chaume peuvent couvrir l'amour et le plaisir, amis de la simplicitй rustique. Les fraоches et discrиtes laitiиres savent garder pour autrui le secret dont elles ont besoin pour elles-mкmes. Les ruisseaux qui traversent les prairies sont bordйs d'arbrisseaux et de bocages dйlicieux. Des bois йpais offrent au delа des asiles plus dйserts et plus sombres.

Al bel seggio riposto, ombroso e fosco,

Ne mai pastori appressan, ne bifolci.

L'art ni la main des hommes n'y montrent nulle part leurs soins inquiйtants; on n'y voit partout que les tendres soins de la mиre commune. C'est lа, mon ami, qu'on n'est que sous ses auspices, et qu'on peut n'йcouter que ses lois. Sur l'invitation de M. d'Orbe, Claire a dйjа persuadй а son papa qu'il avait envie d'aller faire avec quelques amis une chasse de deux ou trois jours dans ce canton, et d'y mener les insйparables. Ces insйparables en ont d'autres, comme tu ne sais que trop bien. L'un, reprйsentant le maоtre de la maison, en fera naturellement les honneurs; l'autre, avec moins d'йclat, pourra faire а sa Julie ceux d'un humble chalet; et ce chalet, consacrй par l'amour, sera pour eux le temple de Gnide. Pour exйcuter heureusement et sыrement ce charmant projet, il n'est question que de quelques arrangements qui se concerteront facilement entre nous, et qui feront partie eux-mкmes des plaisirs qu'ils doivent produire. Adieu, mon ami; je te quitte brusquement, de peur de surprise. Aussi bien, je sens que le coeur de ta Julie vole un peu trop tфt habiter le chalet.

P.-S. - Tout bien considйrй, je pense que nous pourrons sans indiscrйtion nous voir presque tous les jours; savoir, chez ma cousine de deux jours l'un, et l'autre а la promenade.

 

Lettre XXXVII de Julie

Ils sont partis ce matin, ce tendre pиre et cette mиre incomparable, en accablant des plus tendres caresses une fille chйrie, et trop indigne de leurs bontйs. Pour moi, je les embrassais avec un lйger serrement de coeur, tandis qu'au dedans de lui-mкme ce coeur ingrat et dйnaturй pйtillait d'une odieuse joie. Hйlas! qu'est devenu ce temps heureux oщ je menais incessamment sous leurs yeux une vie innocente et sage, oщ je n'йtais bien que contre leur sein, et ne pouvais les quitter d'un seul pas sans dйplaisir? Maintenant, coupable et craintive, je tremble en pensant а eux; je rougis en pensant а moi; tous mes bons sentiments se dйpravent, et je me consume en vains et stйriles regrets que n'anime pas mкme un vrai repentir. Ces amиres rйflexions m'ont rendu toute la tristesse que leurs adieux ne m'avaient pas d'abord donnйe. Une secrиte angoisse йtouffait mon вme aprиs le dйpart de ces chers parents. Tandis que Babi faisait les paquets, je suis entrйe machinalement dans la chambre de ma mиre; et voyant quelques-unes de ses hardes encore йparses, je les ai toutes baisйes l'une aprиs l'autre, en fondant en larmes. Cet йtat d'attendrissement m'a un peu soulagйe, et j'ai trouvй quelque sorte de consolation а sentir que les doux mouvements de la nature ne sont pas tout а fait йteints dans mon coeur. Ah! tyran, tu veux en vain l'asservir tout entier, ce tendre et trop faible coeur; malgrй toi, malgrй tes prestiges, il lui reste au moins des sentiments lйgitimes; il respecte et chйrit encore des droits plus sacrйs que les tiens.

Pardonne, ф mon doux ami! ces mouvements involontaires, et ne crains pas que j'йtende ces rйflexion aussi loin que je le devrais. Le moment de nos jours peut-кtre oщ notre amour est le plus en libertй n'est pas, je le sais bien, celui des regrets: je ne veux ni te cacher mes peines, ni t'en accabler; il faut que tu les connaisses, non pour les porter, mais pour les adoucir. Dans le sein, de qui les йpancherais-je, si je n'osais les verser dans le tien? N'es-tu pas mon tendre consolateur? N'est-ce pas toi qui soutiens mon courage йbranlй? N'est-ce pas toi qui nourris dans mon вme le goыt de la vertu, mкme aprиs que je l'ai perdue? Sans toi, sans cette adorable amie dont la main compatissante essuya si souvent mes pleurs, combien de fois n'eussй-je pas dйjа succombй sous le plus mortel abattement! Mais vos tendres soins me soutiennent; je n'ose m'avilir tant que vous m'estimez encore, et je me dis avec complaisance que vous ne m'aimeriez pas tant l'un et l'autre, si je n'йtais digne que de mйpris. Je vole dans les bras de cette chиre cousine, ou plutфt de cette tendre soeur, dйposer au fond de son coeur une importune tristesse. Toi, viens ce soir achever de rendre au mien la joie et la sйrйnitй qu'il a perdues.

 

Lettre XXXVIII а Julie

Non, Julie, il ne m'est pas possible de ne te voir chaque jour que comme je t'ai vue la veille; il faut que mon amour s'augmente et croisse incessamment avec tes charmes, et tu m'es une source inйpuisable de sentiments nouveaux que je n'aurais pas mкme imaginйs. Quelle soirйe inconcevable! Que de dйlices inconnues tu fis йprouver а mon coeur! O tristesse enchanteresse! O langueur d'une вme attendrie! combien vous surpassez les turbulents plaisirs et la gaietй folвtre, et la joie emportйe, et tous les transports qu'une ardeur sans mesure offre aux dйsirs effrйnйs des amants! Paisible et pure jouissance qui n'a rien d'йgal dans la voluptй des sens, jamais, jamais ton pйnйtrant souvenir ne s'effacera de mon coeur! Dieux! quel ravissant spectacle, ou plutфt quelle extase, de voir deux beautйs si touchantes s'embrasser tendrement, le visage de l'une se pencher sur le sein de l'autre, leurs douces larmes se confondre, et baigner ce sein charmant comme la rosйe du ciel humecte un lis fraоchement йclos! J'йtais jaloux d'une amitiй si tendre; je lui trouvais je ne sais quoi de plus intйressant que l'amour mкme, et je me voulais une sorte de mal de ne pouvoir t'offrir des consolations aussi chиres, sans les troubler par l'agitation de mes transports. Non, rien, rien sur la terre n'est capable d'exciter un si voluptueux attendrissement que vos mutuelles caresses; et le spectacle de deux amants eыt offert а mes yeux une sensation moins dйlicieuse.

Ah! qu'en ce moment j'eusse йtй amoureux de cette aimable cousine, si Julie n'eыt pas existй! Mais non, c'йtait Julie elle-mкme qui rйpandait son charme invincible sur tout ce qui l'environnait. Ta robe, ton ajustement, tes gants, ton йventail, ton ouvrage, tout ce qui frappait autour de toi mes regards enchantait mon coeur, et toi seule faisais tout l'enchantement. Arrкte, ф ma douce amie! а force d'augmenter mon ivresse, tu m'фterais le plaisir de la sentir. Ce que tu me fais йprouver approche d'un vrai dйlire, et je crains d'en perdre enfin la raison. Laisse-moi du moins connaоtre un йgarement qui fait mon bonheur: laisse-moi goыter ce nouvel enthousiasme, plus sublime, plus vif que toutes les idйes que j'avais de l'amour. Quoi! tu peux te croire avilie! quoi! la passion t'фte-t-elle aussi le sens? Moi, je te trouve trop parfaite pour une mortelle; je t'imaginerais d'une espиce plus pure, si ce feu dйvorant qui pйnиtre ma substance ne m'unissait а la tienne, et ne me faisait sentir qu'elles sont la mкme. Non, personne au monde ne te connaоt, tu ne te connais pas toi-mкme; mon coeur seul te connaоt, te sent, et sait te mettre а ta place. Ma Julie! ah! quels hommages te seraient ravis si tu n'йtais qu'adorйe! Ah! si tu n'йtais qu'un ange, combien tu perdrais de ton prix!

Dis-moi comment il se peut qu'une passion telle que la mienne puisse augmenter: je l'ignore, mais je l'йprouve. Quoique tu me sois prйsente dans tous les temps, il y a quelques jours surtout que ton image, plus belle que jamais, me poursuit et me tourmente avec une activitй а laquelle ni lieu ni temps ne me dйrobe; et je crois que tu me laissas avec elle dans ce chalet que tu quittas en finissant ta derniиre lettre. Depuis qu'il est question de ce rendez-vous champкtre, je suis trois fois sorti de la ville; chaque fois mes pieds m'ont portй des mкmes cфtйs, et chaque fois la perspective d'un sйjour si dйsirй m'a paru plus agrйable.

Non vide il mondo si leggiadri rami;

Ne mosse 'l vento mai si rerdi frondi.

Je trouve la campagne plus riante, la verdure plus fraоche et plus vive, l'air plus pur, le ciel plus serein; le chant des oiseaux semble avoir plus de tendresse et de voluptй; le murmure des eaux inspire une langueur plus amoureuse, la vigne en fleurs exhale au loin de plus doux parfums; un charme secret embellit tous les objets ou fascine mes sens; on dirait que la terre se pare pour former а ton heureux amant un lit nuptial digne de la beautй qu'il adore et du feu qui le consume. O Julie! ф chиre et prйcieuse moitiй de mon вme! hвtons-nous d'ajouter а ces ornements du printemps la prйsence de deux amant fidиles. Portons le sentiment du plaisir dans des lieux qui n'en offrent qu'une vaine image; allons animer toute la nature: elle est morte sans les feux de l'amour. Quoi! trois jours d'attente! trois jours encore! Ivre d'amour, affamй de transports, j'attends ce moment tardif avec une douloureuse impatience. Ah! qu'on serait heureux si le ciel фtait de la vie tous les ennuyeux intervalles qui sйparent de pareils instants!

 

Lettre XXXIX de Julie

Tu n'as pas un sentiment, mon bon ami, que mon coeur ne partage; mais ne me parle plus de plaisir tandis que des gens qui valent mieux que nous souffrent, gйmissent, et que j'ai leur peine а me reprocher. Lis la lettre ci-jointe, et sois tranquille si tu le peux; pour moi, qui connais l'aimable et bonne fille qui l'a йcrite, je n'ai pu la lire sans des larmes de remords et de pitiй. Le regret de ma coupable nйgligence m'a pйnйtrй l'вme, et je vois avec une amиre confusion jusqu'oщ l'oubli du premier de mes devoirs m'a fait porter celui de tous les autres. J'avais promis de prendre soin de cette pauvre enfant; je la protйgeais auprиs de ma mиre; je la tenais en quelque maniиre sous ma garde; et, pour n'avoir su me garder moi-mкme, je l'abandonne sans me souvenir d'elle, et l'expose а des dangers pires que ceux oщ j'ai succombй. Je frйmis en songeant que deux jours plus tard c'en йtait fait peut-кtre de mon dйpфt, et que l'indigence et la sйduction perdaient une fille modeste et sage, qui peut faire un jour une excellente mиre de famille. O mon ami! comment y a-t-il dans le monde des hommes assez vils pour acheter de la misиre un prix que le coeur seul doit payer, et recevoir d'une bouche affamйe les tendres baisers de l'amour!

Dis-moi, pourras-tu n'кtre pas touchй de la piйtй filiale de ma Fanchon, de ses sentiments honnкtes, de son innocente naпvetй? Ne l'es-tu pas de la rare tendresse de cet amant qui se vend lui-mкme pour soulager sa maоtresse? Ne seras-tu pas trop heureux de contribuer а former un noeud si bien assorti? Ah! si nous йtions sans pitiй pour les coeurs unis qu'on divise, de qui pourraient-ils jamais en attendre? Pour moi, j'ai rйsolu de rйparer envers ceux-ci ma faute а quelque prix que ce soit, et de faire en sorte que ces deux jeunes gens soient unis par le mariage. J'espиre que le ciel bйnira cette entreprise, et qu'elle sera pour nous d'un bon augure. Je te propose et te conjure au nom de notre amitiй de partir dиs aujourd'hui, si tu le peux, ou tout au moins demain matin, pour Neuchвtel. Va nйgocier avec M. de Merveilleux le congй de cet honnкte garзon; n'йpargne ni les supplications ni l'argent: porte avec toi la lettre de ma Fanchon; il n'y a point de coeur sensible qu'elle ne doive attendrir. Enfin, quoi qu'il nous en coыte et de plaisir et d'argent, ne reviens qu'avec le congй absolu de Claude Anet, ou crois que l'amour ne me donnera de mes jours un moment de pure joie.

Je sens combien d'objections ton coeur doit avoir а me faire; doutes-tu que le mien ne les ait faites avant toi? Et je persiste; car il faut que ce mot de vertu ne soit qu'un vain nom, ou qu'elle exige des sacrifices. Mon ami, mon digne ami, un rendez-vous manquй peut revenir mille fois, quelques heures agrйables s'йclipsent comme un йclair et ne sont plus; mais, si le bonheur d'un couple honnкte est dans tes mains, songe а l'avenir que tu vas te prйparer. Crois-moi; l'occasion de faire des heureux est plus rare qu'on ne pense; la punition de l'avoir manquйe est de ne plus la retrouver; et l'usage que nous ferons de celle-ci nous va laisser un sentiment йternel de contentement ou de repentir. Pardonne а mon zиle ces discours superflus; j'en dis trop а un honnкte homme, et cent fois trop а mon ami. Je sais combien tu hais cette voluptй cruelle qui nous endurcit aux maux d'autrui. Tu l'as dit mille fois toi-mкme: malheur а qui ne sait pas sacrifier un jour de plaisir aux devoirs de l'humanitй!

 

Lettre XL de Fanchon Regard а Julie

Mademoiselle,

Pardonnez une pauvre fille au dйsespoir, qui, ne sachant plus que devenir, ose encore avoir recours а vos bontйs. Car vous ne vous lassez point de consoler les affligйs, et je suis si malheureuse qu'il n'y a que vous et le bon Dieu que mes plaintes n'importunent pas. J'ai eu bien du chagrin de quitter l'apprentissage oщ vous m'aviez mise; mais, ayant eu le malheur de perdre ma mиre cet hiver, il a fallu revenir auprиs de mon pauvre pиre, que sa paralysie retient toujours dans son lit.

Je n'ai pas oubliй le conseil que vous aviez donnй а ma mиre de tвcher de m'йtablir avec un honnкte homme qui prоt soin de la famille. Claude Anet, que monsieur votre pиre avait ramenй du service, est un brave garзon, rangй, qui sait un bon mйtier, et qui me veut du bien. Aprиs tant de charitй que vous avez eue pour nous, je n'osais plus vous кtre incommode, et c'est lui qui nous a fait vivre pendant tout l'hiver. Il devait m'йpouser ce printemps; il avait mis son coeur а ce mariage: mais on m'a tellement tourmentйe pour payer trois ans de loyer йchu а Pвques, que, ne sachant oщ prendre tant d'argent comptant, le pauvre jeune homme s'est engagй derechef, sans m'en rien dire, dans la compagnie de M. de Merveilleux, et m'a apportй l'argent de son engagement. M. de Merveilleux n'est plus а Neufchвtel que pour sept ou huit jours, et Claude Anet doit partir dans trois ou quatre pour suivre la recrue; ainsi nous n'avons pas le temps ni le moyen de nous marier, et il me laisse sans aucune ressource. Si, par votre crйdit ou celui de monsieur le baron, vous pouviez nous obtenir au moins un dйlai de cinq ou six semaines, on tвcherait, pendant ce temps-lа, de prendre quelque arrangement pour nous marier ou pour rembourser ce pauvre garзon; mais je le connais bien, il ne voudra jamais reprendre l'argent qu'il m'a donnй.

Il est venu ce matin un monsieur bien riche m'en offrir beaucoup davantage, mais Dieu m'a fait la grвce de le refuser. Il a dit qu'il reviendrait demain matin savoir ma derniиre rйsolution. Je lui ai dit de n'en pas prendre la peine, et qu'il la savait dйjа. Que Dieu le conduise! il sera reзu demain comme aujourd'hui. Je pourrais bien aussi recourir а la bourse des pauvres; mais on est si mйprisй qu'il vaut mieux pвtir: et puis Claude Anet a trop de coeur pour vouloir d'une fille assistйe.

Excusez la libertй que je prends, ma bonne demoiselle; je n'ai trouvй que vous seule а qui j'ose avouer ma peine, et j'ai le coeur si serrй qu'il faut finir cette lettre. Votre bien humble et affectionnйe servante а vous servir.

Fanchon Regard.

 

Lettre XLI. Rйponse

Rйponse

J'ai manquй de mйmoire et toi de confiance, ma chиre enfant: nous avons eu grand tort toutes deux, mais le mien est impardonnable. Je tвcherai du moins de le rйparer. Babi, qui te porte cette lettre, est chargйe de pourvoir au plus pressй. Elle retournera demain matin pour t'aider а congйdier ce monsieur, s'il revient; et l'aprиs-dоnйe nous irons te voir, ma cousine et moi; car je sais que tu ne peux pas quitter ton pauvre pиre, et je veux connaоtre par moi-mкme l'йtat de ton petit mйnage.

Quant а Claude Anet, n'en sois point en peine: mon pиre est absent; mais, en attendant son retour, on fera ce qu'on pourra; et tu peux compter que je n'oublierai ni toi ni ce brave garзon. Adieu, mon enfant: que le bon Dieu te console! Tu as bien fait de n'avoir pas recours а la bourse publique; c'est ce qu'il ne faut jamais faire tant qu'il reste quelque chose dans celle des bonnes gens.

 

Lettre XLII а Julie

Je reзois votre lettre, et je pars а l'instant: ce sera toute ma rйponse. Ah! cruelle! que mon coeur en est loin, de cette odieuse vertu que vous me supposez et que je dйteste! Mais vous ordonnez, il faut obйir. Dussй-je en mourir cent fois, il faut кtre estimй de Julie.

 

Lettre XLIII de Saint-Preux а Julie

J'arrivai hier matin а Neuchвtel; j'appris que M. de Merveilleux йtait а la campagne: je courus l'y chercher: il йtait а la chasse, et je l'attendis jusqu'au soir. Quand je lui eus expliquй le sujet de mon voyage, et que je l'eus priй de mettre un prix au congй de Claude Anet, il me fit beaucoup de difficultйs: je crus les lever en offrant de moi-mкme une somme assez considйrable, et l'augmentant а mesure qu'il rйsistait; mais, n'ayant pu rien obtenir, je fus obligй de me retirer, aprиs m'кtre assurй de le retrouver ce matin, bien rйsolu de ne plus le quitter jusqu'а ce qu'а force d'argent ou d'importunitйs, ou de quelque maniиre que ce pыt кtre, j'eusse obtenu ce que j'йtais venu lui demander. M'йtant levй pour cela de trиs bonne heure, j'йtais prкt а monter а cheval, quand je reзus par un exprиs ce billet de M. de Merveilleux, avec le congй du jeune homme en bonne forme:

"Voilа, monsieur, le congй que vous кtes venu solliciter; je l'ai refusй а vos offres, je le donne а vos intentions charitables, et vous prie de croire que je ne mets point а prix une bonne action."

Jugez а la joie que vous donnera cet heureux succиs de celle que j'ai sentie en l'apprenant. Pourquoi faut-il qu'elle ne soit pas aussi parfaite qu'elle devrait l'кtre? Je ne puis me dispenser d'aller remercier et rembourser M. de Merveilleux; et si cette visite retarde mon dйpart d'un jour, comme il est а craindre, n'ai-je pas droit de dire qu'il s'est montrй gйnйreux а mes dйpens? N'importe, j'ai fait ce qui vous est agrйable, je puis tout supporter а ce prix. Qu'on est heureux de pouvoir bien faire en servant ce qu'on aime, et rйunir ainsi dans le mкme soin les charmes de l'amour et de la vertu! Je l'avoue, ф Julie! je partis le coeur plein d'impatience et de chagrin. Je vous reprochais d'кtre si sensible aux peines d'autrui et de compter pour rien les miennes, comme si j'йtais le seul au monde qui n'eыt rien mйritй de vous. Je trouvais de la barbarie, aprиs m'avoir leurrй d'un si doux espoir, а me priver sans nйcessitй d'un bien dont vous m'aviez flattй vous-mкme. Tous ces murmures se sont йvanouis; je sens renaоtre а leur place au fond de mon вme un contentement inconnu: j'йprouve dйjа le dйdommagement que vous m'avez promis, vous que l'habitude de bien faire a tant instruite du goыt qu'on y trouve. Quel йtrange empire est le vфtre, de pouvoir rendre les privations aussi douces que les plaisirs, et donner а ce qu'on fait pour vous le mкme charme qu'on trouverait а se contenter soi-mкme! Ah! je l'ai dit cent fois, tu es un ange du ciel, ma Julie! Sans doute, avec tant d'autoritй sur mon вme, la tienne est plus divine qu'humaine. Comment n'кtre pas йternellement а toi, puisque ton rиgne est cйleste? et que servirait de cesser de t'aimer s'il faut toujours qu'on t'adore.

P.-S. - Suivant mon calcul, nous avons encore au moins cinq ou six jours jusqu'au retour de la maman: serait-il impossible, durant cet intervalle, de faire un pиlerinage au chalet?

 

Lettre XLIV de Julie

Ne murmure pas tant, mon ami, de ce retour prйcipitй. Il nous est plus avantageux qu'il ne semble, et quand nous aurions fait par adresse ce que nous avions fait par bienfaisance, nous n'aurions pas mieux rйussi. Regarde ce qui serait arrivй si nous n'eussions suivi que nos fantaisies. Je serais allйe а la campagne prйcisйment la veille du retour de ma mиre а la ville; j'aurais eu un exprиs avant d'avoir pu mйnager notre entrevue; il aurait fallu partir sur-le-champ, peut кtre sans pouvoir t'avertir, te laisser dans des perplexitйs mortelles, et notre sйparation se serait faite au moment qui la rendait le plus douloureuse. De plus, on aurait su que nous йtions tous deux а la campagne; malgrй nos prйcautions, peut-кtre eыt-on su que nous y йtions ensemble; du moins on l'aurait soupзonnй, c'en йtait assez. L'indiscrиte aviditй du prйsent nous фtait toute ressource pour l'avenir, et le remords d'une bonne oeuvre dйdaignйe nous eыt tourmentйs toute la vie.

Compare а prйsent cet йtat а notre situation rйelle. Premiиrement ton absence a produit un excellent effet. Mon argus n'aura pas manquй de dire а ma mиre qu'on t'avait peu vu chez ma cousine: elle sait ton voyage et le sujet; c'est une raison de plus pour t'estimer. Et le moyen d'imaginer que des gens qui vivent en bonne intelligence prennent volontairement pour s'йloigner le seul moment de libertй qu'ils ont pour se voir! Quelle ruse avons-nous employйe pour йcarter une trop juste dйfiance? La seule, а mon avis, qui soit permise а d'honnкtes gens, c'est de l'кtre а un point qu'on ne puisse croire, en sorte qu'on prenne un effort de vertu pour un acte d'indiffйrence. Mon ami, qu'un amour cachй par de tels moyens doit кtre doux aux coeurs qui le goыtent! Ajoute а cela le plaisir de rйunir des amants dйsolйs, et de rendre heureux deux jeunes gens si dignes de l'кtre. Tu l'as vue, ma Fanchon; dis, n'est-elle pas charmante? et ne mйrite-t-elle pas bien tout ce que tu as fait pour elle? N'est-elle pas trop jolie et trop malheureuse pour rester fille impunйment? Claude Anet, de son cфtй, dont le bon naturel a rйsistй par miracle а trois ans de service, en eыt-il pu supporter encore autant sans devenir un vaurien comme tous les autres? Au lieu de cela ils s'aiment et seront unis; ils sont pauvres et seront aidйs; ils sont honnкtes gens et pourront continuer de l'кtre; car mon pиre a promis de prendre soin de leur йtablissement. Que de biens tu as procurйs а eux et а nous par ta complaisance, sans parler du compte que je t'en dois tenir! Tel est, mon ami, l'effet assurй des sacrifices qu'on fait а la vertu; s'ils coыtent souvent а faire, il est toujours doux de les avoir faits, et l'on n'a jamais vu personne se repentir d'une bonne action.

Je me doute bien qu'а l'exemple de l'insйparable tu m'appelleras aussi la prкcheuse, et il est vrai que je ne fais pas mieux ce que je dis que les gens du mйtier. Si mes sermons ne valent pas les leurs, au moins je vois avec plaisir qu'ils ne sont pas comme eux jetйs au vent. Je ne m'en dйfends point, mon aimable ami; je voudrais ajouter autant de vertus aux tiennes qu'un fol amour m'en a fait perdre; et, ne pouvant plus m'estimer moi-mкme, j'aime а m'estimer encore en toi. De ta part il ne s'agit que d'aimer parfaitement, et tout viendra comme de lui-mкme. Avec quel plaisir tu dois voir augmenter sans cesse les dettes que l'amour s'oblige а payer!

Ma cousine a su les entretiens que tu as eus avec son pиre au sujet de M. d'Orbe; elle y est aussi sensible que si nous pouvions, en offices de l'amitiй, n'кtre pas toujours en reste avec elle. Mon Dieu! mon ami, que je suis une heureuse fille! que je suis aimйe et que je trouve charmant de l'кtre! Pиre, mиre, amie, amant, j'ai beau chйrir tout ce qui m'environne, je me trouve toujours ou prйvenue ou surpassйe: il semble que tous les plus doux sentiments du monde viennent sans cesse chercher mon вme, et j'ai le regret de n'en avoir qu'une pour jouir de tout mon bonheur.

J'oubliais de t'annoncer une visite pour demain matin: c'est milord Bomston qui vient de Genиve, oщ il a passй sept ou huit mois. Il dit t'avoir vu а Sion а son retour d'Italie. Il te trouva fort triste, et parle au surplus de toi comme j'en pense. Il fit hier ton йloge si bien et si а propos devant mon pиre qu'il m'a tout а fait disposйe а faire le sien. En effet j'ai trouvй du sens, du sel, du feu dans sa conversation. Sa voix s'йlиve et son oeil s'anime au rйcit des grandes actions, comme il arrive aux hommes capables d'en faire. Il parle aussi avec intйrкt des choses de goыt, entre autres de la musique italienne qu'il porte jusqu'au sublime. Je croyais entendre encore mon pauvre frиre. Au surplus, il met plus d'йnergie que de grвce dans ses discours, et je lui trouve mкme l'esprit un peu rкche.

Adieu, mon ami.

 

Lettre XLV а Julie

Je n'en йtais encore qu'а la seconde lecture de ta lettre quand milord Edouard Bomston est entrй. Ayant tant d'autres choses а te dire, comment aurais-je pensй, ma Julie, а te parler de lui? Quand on se suffit l'un а l'autre, s'avise-t-on de songer а un tiers? je vais te rendre compte de ce que j'en sais, maintenant que tu parais le dйsirer.

Ayant passй le Simplon, il йtait venu jusqu'а Sion au-devant d'une chaise qu'on devait lui amener de Genиve а Brigue, et le dйsoeuvrement rendant les hommes assez liants, il me rechercha. Nous fоmes une connaissance aussi intime qu'un Anglais naturellement peu prйvenant peut la faire avec un homme fort prйoccupй qui cherche la solitude. Cependant nous sentоmes que nous nous convenions; il y a un certain unisson d'вmes qui s'aperзoit au premier instant, et nous fыmes familiers au bout de huit jours, mais pour toute la vie, comme deux Franзais l'auraient йtй au bout de huit heures pour tout le temps qu'ils ne se seraient pas quittйs. Il m'entretint de ses voyages, et, le sachant Anglais, je crus qu'il m'allait parler d'йdifices et de peintures. Bientфt je vis avec plaisir que les tableaux et les monuments ne lui avaient point fait nйgliger l'йtude des moeurs et des hommes. Il me parla cependant des beaux-arts avec beaucoup de discernement mais modйrйment et sans prйtention. J'estimai qu'il en jugeait avec plus de sentiment que de science, et par les effets plus que par les rиgles, ce qui me confirma qu'il avait l'вme sensible. Pour la musique italienne, il m'en parut enthousiaste comme а toi; il m'en fit mкme entendre, car il mиne un virtuose avec lui: son valet de chambre joue fort bien du violon, et lui-mкme passablement du violoncelle. Il me choisit plusieurs morceaux trиs pathйtiques, а ce qu'il prйtendait: mais, soit qu'un accent si nouveau pour moi demandвt une oreille plus exercйe, soit que le charme de la musique, si doux dans la mйlancolie, s'efface dans une profonde tristesse, ces morceaux me firent peu de plaisir; et j'en trouvai le chant agrйable, а la vйritй, mais bizarre et sans expression.

Il fut aussi question de moi, et milord s'informa avec intйrкt de ma situation; je lui en dis tout ce qu'il en devait savoir. Il me proposa un voyage en Angleterre, avec des projets de fortune impossibles dans un pays oщ Julie n'йtait pas. Il me dit qu'il allait passer l'hiver а Genиve, l'йtй suivant а Lausanne, et qu'il viendrait а Vevai avant de retourner en Italie: il m'a tenu parole, et nous nous sommes revus avec un nouveau plaisir.

Quant а son caractиre, je le crois vif et emportй, mais vertueux et ferme; il se pique de philosophie, et de ces principes dont nous avons autrefois parlй. Mais au fond je le crois par tempйrament ce qu'il pense кtre par mйthode; et le vernis stoпque qu'il met а ses actions ne consiste qu'а parer de beaux raisonnements le parti que son coeur lui a fait prendre. J'ai cependant appris avec un peu de peine qu'il avait eu quelques affaires en Italie, et qu'il s'y йtait battu plusieurs fois.

Je ne sais ce que tu trouves de rкche dans ses maniиres: vйritablement elles ne sont pas prйvenantes, mais je n'y sens rien de repoussant. Quoique son abord ne soit pas aussi ouvert que son вme, et qu'il dйdaigne les petites biensйances, il ne laisse pas, ce me semble, d'кtre d'un commerce agrйable. S'il n'a pas cette politesse rйservйe et circonspecte qui se rиgle uniquement sur l'extйrieur, et que nos jeunes officiers nous apportent de France, il a celle de l'humanitй, qui se pique moins de distinguer au premier coup d'oeil les йtats et les rangs, et respecte en gйnйral tous les hommes. Te l'avouerai-je naпvement? La privation des grвces est un dйfaut que les femmes ne pardonnent point, mкme au mйrite, et j'ai peur que Julie n'ait йtй femme une fois en sa vie.

Puisque je suis en train de sincйritй, je te dirai encore, ma jolie prкcheuse, qu'il est inutile de vouloir donner le change а mes droits, et qu'un amour affamй ne se nourrit point de sermons. Songe, songe aux dйdommagements promis et dus; car toute la morale que tu m'as dйbitйe est fort bonne; mais, quoi que tu puisses dire, le chalet valait encore mieux.

 

Lettre XLVI de Julie

Eh bien donc! mon ami, toujours le chalet! l'histoire de ce chalet te pиse furieusement sur le coeur; et je vois bien qu'а la mort ou а la vie il faut te faire raison du chalet. Mais des lieux oщ tu ne fus jamais te sont-ils si chers qu'on ne puisse t'en dйdommager ailleurs, et l'Amour, qui fit le palais d'Armide au fond d'un dйsert, ne saurait-il nous faire un chalet а la ville? Ecoute: on va marier ma Fanchon; mon pиre, qui ne hait pas les fкtes et l'appareil, veut lui faire une noce oщ nous serons tous: cette noce ne manquera pas d'кtre tumultueuse. Quelquefois le mystиre a su tendre son voile au sein de la turbulente joie et du fracas des festins: tu m'entends, mon ami; ne serait-il pas doux de retrouver dans l'effet de nos soins les plaisirs qu'ils nous ont coыtйs?

Tu t'animes, ce me semble, d'un zиle assez superflu sur l'apologie de milord Edouard, dont je suis fort йloignйe de mal penser. D'ailleurs, comment jugerais-je un homme que je n'ai vu qu'un aprиs-midi, et comment en pourrais-tu juger toi-mкme sur une connaissance de quelques jours? Je n'en parle que par conjecture, et tu ne peux guиre кtre plus avancй; car les propositions qu'il t'a faites sont de ces offres vagues dont un air de puissance et la facilitй de les йluder rendent souvent les йtrangers prodigues. Mais je reconnais tes vivacitйs ordinaires, et combien tu as de penchant а te prйvenir pour ou contre les gens presque а la premiиre vue: cependant nous examinerons а loisir les arrangements qu'il t'a proposйs. Si l'amour favorise le projet qui m'occupe, il s'en prйsentera peut-кtre de meilleurs pour nous. O mon bon ami! la patience est amиre, mais son fruit est doux.

Pour revenir а ton Anglais, je t'ai dit qu'il me paraissait avoir l'вme grande et forte, et plus de lumiиres que d'agrйments dans l'esprit. Tu dis а peu prиs la mкme chose; et puis, avec cet air de supйrioritй masculine qui n'abandonne point nos humbles adorateurs, tu me reproches d'avoir йtй de mon sexe une fois en ma vie; comme si jamais une femme devait cesser d'en кtre! Te souvient-il qu'en lisant ta Rйpublique de Platon nous avons autrefois disputй sur ce point de la diffйrence morale des sexes? Je persiste dans l'avis dont j'йtais alors, et ne saurais imaginer un modиle commun de perfection pour deux кtres si diffйrents. L'attaque et la dйfense, l'audace des hommes, la pudeur des femmes, ne sont point des conventions, comme le pensent tes philosophes, mais des institutions naturelles dont il est facile de rendre raison, et dont se dйduisent aisйment toutes les autres distinctions morales. D'ailleurs, la destination de la nature n'йtant pas la mкme, les inclinations, les maniиres de voir et de sentir, doivent кtre dirigйes de chaque cфtй selon ses vues. Il ne faut point les mкmes goыts ni la mкme constitution pour labourer la terre et pour allaiter les enfants. Une taille plus haute, une voix plus forte et des traits plus marquйs semblent n'avoir aucun rapport nйcessaire au sexe; mais les modifications extйrieures annoncent l'intention de l'ouvrier dans les modifications de l'esprit. Une femme parfaite et un homme parfait ne doivent pas plus se ressembler d'вme que de visage. Ces vaines imitations de sexe sont le comble de la dйraison; elles font rire le sage et fuir les amours. Enfin, je trouve qu'а moins d'avoir cinq pieds et demi de haut, une voix de basse et de la barbe au menton, l'on ne doit point se mкler d'кtre homme.

Vois combien les amants sont maladroits en injures! Tu me reproches une faute que je n'ai pas commise, ou que tu commets aussi bien que moi, et l'attribues а un dйfaut dont je m'honore. Veux-tu que, te rendant sincйritй pour sincйritй, je te dise naпvement ce que je pense de la tienne? Je n'y trouve qu'un raffinement de flatterie, pour te justifier а toi-mкme, par cette franchise apparente, les йloges enthousiastes dont tu m'accables а tout propos. Mes prйtendues perfections t'aveuglent au point que, pour dйmentir les reproches que tu te fais en secret de ta prйvention, tu n'as pas l'esprit d'en trouver un solide а me faire.

Crois-moi, ne te charge point de me dire mes vйritйs, tu t'en acquitterais trop mal: les yeux de l'amour, tout perзants qu'ils sont, savent-ils voir des dйfauts? C'est а l'intиgre amitiй que ces soins appartiennent, et lа-dessus ta disciple Claire est cent fois plus savante que toi. Oui, mon ami, loue-moi, admire-moi, trouve-moi belle, charmante, parfaite: tes йloges me plaisent sans me sйduire, parce que je vois qu'ils sont le langage de l'erreur et non de la faussetй, et que tu te trompes toi-mкme, mais que tu ne veux pas me tromper. Oh! que les illusions de l'amour sont aimables! ses flatteries sont en un sens des vйritйs; le jugement se tait, mais le coeur parle: l'amant qui loue en nous des perfections que nous n'avons pas les voit en effet telles qu'il les reprйsente; il ne ment point en disant des mensonges; il flatte sans s'avilir, et l'on peut au moins l'estimer sans le croire.

J'ai entendu, non sans quelque battement de coeur, proposer d'avoir demain deux philosophes а souper: l'un est milord Edouard; l'autre est un sage dont la gravitй s'est quelquefois un peu dйrangйe aux pieds d'une jeune йcoliиre; ne le connaоtriez-vous point? Exhortez-le, je vous prie, а tвcher de garder demain le dйcorum philosophique un peu mieux qu'а son ordinaire. J'aurai soin d'avertir aussi la petite personne de baisser les yeux, et d'кtre aux siens le moins jolie qu'il se pourra.

 

Lettre XLVII а Julie

Ah! mauvaise, est-ce lа la circonspection que tu m'avais promise? est-ce ainsi que tu mйnages mon coeur et voiles tes attraits? Que de contraventions а tes engagements! Premiиrement, ta parure; car tu n'en avais point, et tu sais bien que jamais tu n'es si dangereuse. Secondement, ton maintien si doux, si modeste, si propre а laisser remarquer а loisir toutes tes grвces. Ton parler plus rare, plus rйflйchi, plus spirituel encore qu'а l'ordinaire, qui nous rendait tous plus attentifs, et faisait voler l'oreille et le coeur au-devant de chaque mot. Cet air que tu chantas а demi-voix, pour donner encore plus de douceur а ton chant, et qui, bien que franзais, plut а milord Edouard mкme. Ton regard timide et tes yeux baissйs, dont les йclairs inattendus me jetaient dans un trouble inйvitable. Enfin, ce je ne sais quoi d'inexprimable, d'enchanteur, que tu semblais avoir rйpandu sur toute ta personne pour faire tourner la tкte а tout le monde, sans paraоtre mкme y songer. Je ne sais, pour moi, comment tu t'y prends; mais si telle est ta maniиre d'кtre jolie le moins qu'il est possible, je t'avertis que c'est l'кtre beaucoup plus qu'il ne faut pour avoir des sages autour de toi.

Je crains fort que le pauvre philosophe anglais n'ait un peu ressenti la mкme influence. Aprиs avoir reconduit ta cousine, comme nous йtions tous encore fort йveillйs, il nous proposa d'aller chez lui faire de la musique et boire du punch. Tandis qu'on rassemblait ses gens, il ne cessa de nous parler de toi avec un feu qui me dйplut; et je n'entendis pas ton йloge dans sa bouche avec autant de plaisir que tu avais entendu le mien. En gйnйral, j'avoue que je n'aime point que personne, exceptй ta cousine, me parle de toi; il me semble que chaque mot m'фte une partie de mon secret ou de mes plaisirs; et, quoi que l'on puisse dire, on y met un intйrкt si suspect, ou l'on est si loin de ce que je sens, que je n'aime йcouter lа-dessus que moi-mкme.

Ce n'est pas que j'aie comme toi du penchant а la jalousie: je connais mieux ton вme; j'ai des garants qui ne me permettent pas mкme d'imaginer ton changement possible. Aprиs tes assurances, je ne te dis plus rien des autres prйtendants; mais celui-ci, Julie!... des conditions sortables... les prйjugйs de ton pиre... Tu sais bien qu'il s'agit de ma vie; daigne donc me dire un mot lа-dessus: un mot de Julie, et je suis tranquille а jamais.

J'ai passй la nuit а entendre ou exйcuter de la musique italienne, car il s'est trouvй des duos, et il a fallu hasarder d'y faire ma partie. Je n'ose te parler encore de l'effet qu'elle a produit sur moi; j'ai peur, j'ai peur que l'impression du souper d'hier au soir ne se soit prolongйe sur ce que j'entendais, et que je n'aie pris l'effet de tes sйductions pour le charme de la musique. Pourquoi la mкme cause qui me la rendait ennuyeuse а Sion ne pourrait-elle pas ici me la rendre agrйable dans une situation contraire? N'es-tu pas la premiиre source de toutes les affections de mon вme? et suis-je а l'йpreuve des prestiges de ta magie? Si la musique eыt rйellement produit cet enchantement, il eыt agi sur tous ceux qui l'entendaient; mais tandis que ces chants me tenaient en extase, M. d'Orbe dormait tranquillement dans un fauteuil; et, au milieu de mes transports, il s'est contentй pour tout йloge de demander si ta cousine savait l'italien.

Tout ceci sera mieux йclairci demain; car nous avons pour ce soir un nouveau rendez-vous de musique: milord veut la rendre complиte , et il a mandй de Lausanne un second violon qu'il dit кtre assez entendu. Je porterai de mon cфtй des scиnes, des cantates franзaises, et nous verrons.

En arrivant chez moi, j'йtais d'un accablement que m'a donnй le peu d'habitude de veiller, et qui se perd en t'йcrivant. Il faut pourtant tвcher de dormir quelques heures. Viens avec moi, ma douce amie, ne me quitte point durant mon sommeil; mais, soit que ton image le trouble ou le favorise, soit qu'il m'offre ou non les noces de la Fanchon, un instant dйlicieux qui ne peut m'йchapper et qu'il me prйpare, c'est le sentiment de mon bonheur au rйveil.

 

Lettre XLVIII а Julie

Ah! ma Julie! qu'ai-je entendu? Quels sons touchants! quelle musique! quelle source dйlicieuse de sentiments et de plaisirs! Ne perds pas un moment; rassemble avec soin tes opйras, tes cantates, ta musique franзaise, fais un grand feu bien ardent, jettes-y tout ce fatras, et l'attise avec soin, afin que tant de glace puisse y brыler et donner de la chaleur au moins une fois. Fais ce sacrifice propitiatoire au dieu du goыt, pour expier ton crime et le mien d'avoir profanй ta voix а cette lourde psalmodie, et d'avoir pris si longtemps pour le langage du coeur un bruit qui ne fait qu'йtourdir l'oreille. O que ton digne frиre avait raison! Dans quelle йtrange erreur j'ai vйcu jusqu'ici sur les productions de cet art charmant! Je sentais leur peu d'effet, et l'attribuais а sa faiblesse. Je disais: la musique n'est qu'un vain son qui peut flatter l'oreille et n'agit qu'indirectement et lйgиrement sur l'вme: l'impression des accords est purement mйcanique et physique; qu'a-t-elle а faire au sentiment, et pourquoi devrais-je espйrer d'кtre plus vivement touchй d'une belle harmonie que d'un bel accord de couleurs? Je n'apercevais pas, dans les accents de la mйlodie appliquйs а ceux de la langue, le lien puissant et secret des passions avec les sons; je ne voyais pas que l'imitation des tons divers dont les sentiments animent la voix parlante donne а son tour а la voix chantante le pouvoir d'agiter les coeurs et que l'йnergique tableau des mouvements de l'вme de celui qui se fait entendre est ce qui fait le vrai charme de ceux qui l'йcoutent.

C'est ce que me fit remarquer le chanteur de milord, qui, pour un musicien, ne laisse pas de parler assez bien de son art. "L'harmonie, me disait-il, n'est qu'un accessoire йloignй dans la musique imitative; il n'y a dans l'harmonie proprement dite aucun principe d'imitation. Elle assure, il est vrai, les intonations; elle porte tйmoignage de leur justesse; et, rendant les modulations plus sensibles, elle ajoute de l'йnergie а l'expression, et de la grвce au chant. Mais c'est de la seule mйlodie que sort cette puissance invincible des accents passionnйs; c'est d'elle que dйrive tout le pouvoir de la musique sur l'вme. Formez les plus savantes successions d'accords sans mйlange de mйlodie, vous serez ennuyйs au bout d'un quart d'heure. De beaux chants sans aucune harmonie sont longtemps а l'йpreuve de l'ennui. Que l'accent du sentiment anime les chants les plus simples, ils seront intйressants. Au contraire, une mйlodie qui ne parle point chante toujours mal, et la seule harmonie n'a jamais rien su dire au coeur.

C'est en ceci, continuait-il, que consiste l'erreur des Franзais sur les forces de la musique. N'ayant et ne pouvant avoir une mйlodie а eux dans une langue qui n'a point d'accent, et sur une poйsie maniйrйe qui ne connut jamais la nature, ils n'imaginent d'effets que ceux de l'harmonie et des йclats de voix, qui ne rendent pas les sons plus mйlodieux, mais plus bruyants; et ils sont si malheureux dans leurs prйtentions, que cette harmonie mкme qu'ils cherchent leur йchappe; а force de la vouloir charger, ils n'y mettent plus de choix, ils ne connaissent plus les choses d'effet, ils ne font plus que du remplissage; ils se gвtent l'oreille, et ne sont plus sensibles qu'au bruit; en sorte que la plus belle voix pour eux n'est que celle qui chante le plus fort. Aussi, faute d'un genre propre, n'ont-ils jamais fait que suivre pesamment et de loin nos modиles; et depuis leur cйlиbre Lulli, ou plutфt le nфtre, qui ne fit qu'imiter les opйras dont l'Italie йtait dйjа pleine de son temps, on les a toujours vus, а la piste de trente ou quarante ans, copier, gвter nos vieux auteurs, et faire а peu prиs de notre musique comme les autres peuples font de leurs modes. Quand ils se vantent de leurs chansons, c'est leur propre condamnation qu'ils prononcent; s'ils savaient chanter des sentiments, ils ne chanteraient pas de l'esprit: mais parce que leur musique n'exprime rien, elle est plus propre aux chansons qu'aux opйras; et parce que la nфtre est toute passionnйe, elle est plus propre aux opйras qu'aux chansons."

Ensuite, m'ayant rйcitй sans chant quelques scиnes italiennes, il me fit sentir les rapports de la musique а la parole dans le rйcitatif, de la musique au sentiment dans les airs, et partout l'йnergie que la mesure exacte et le choix des accords ajoutent а l'expression. Enfin, aprиs avoir joint а la connaissance que j'ai de la langue la meilleure idйe qu'il me fut possible de l'accent oratoire et pathйtique, c'est-а-dire de l'art de parler а l'oreille et au coeur dans une langue sans articuler des mots, je me mis а йcouter cette musique enchanteresse, et je sentis bientфt, aux йmotions qu'elle me causait, que cet art avait un pouvoir supйrieur а celui que j'avais imaginй. Je ne sais quelle sensation voluptueuse me gagnait insensiblement. Ce n'йtait plus une vaine suite de sons comme dans nos rйcits. A chaque phrase, quelque image entrait dans mon cerveau ou quelque sentiment dans mon coeur; le plaisir ne s'arrкtait point а l'oreille, il pйnйtrait jusqu'а l'вme; l'exйcution coulait sans effort avec une facilitй charmante; tous les concertants semblaient animйs du mкme esprit; le chanteur maоtre de sa voix en tirait sans gкne tout ce que le chant et les paroles demandaient de lui; et je trouvai surtout un grand soulagement а ne sentir ni ces lourdes cadences, ni ces pйnibles efforts de voix, ni cette contrainte que donne chez nous au musicien le perpйtuel combat du chant et de la mesure, qui, ne pouvant jamais s'accorder, ne lassent guиre moins l'auditeur que l'exйcutant.

Mais quand, aprиs une suite d'airs agrйables, on vint а ces grands morceaux d'expression qui savent exciter et peindre le dйsordre des passions violentes, je perdais а chaque instant l'idйe de musique, de chant, d'imitation; je croyais entendre la voix de la douleur, de l'emportement, du dйsespoir; je croyais voir des mиres йplorйes, des amants trahis, des tyrans furieux; et, dans les agitations que j'йtais forcй d'йprouver, j'avais peine а rester en place. Je connus alors pourquoi cette mкme musique qui m'avait autrefois ennuyй m'йchauffait maintenant jusqu'au transport; c'est que j'avais commencй de la concevoir, et que sitфt qu'elle pouvait agir elle agissait avec toute sa force. Non, Julie, on ne supporte point а demi de pareilles impression: elles sont excessives ou nulles, jamais faibles ou mйdiocres; il faut rester insensible, ou se laisser йmouvoir outre mesure; ou c'est le vain bruit d'une langue qu'on n'entend point, ou c'est une impйtuositй de sentiment qui vous entraоne, et а laquelle il est impossible а l'вme de rйsister.

Je n'avais qu'un regret, mais il ne me quittait point; c'йtait qu'un autre que toi formвt des sons dont j'йtais si touchй, et de voir sortir de la bouche d'un vil castrato les plus tendres expressions de l'amour. O ma Julie! n'est-ce pas а nous de revendiquer tout ce qui appartient au sentiment? Qui sentira, qui dira mieux que nous ce que doit dire et sentir une вme attendrie? Qui saura prononcer d'un ton plus touchant le cor mio, l'idolo amato? Ah! que le coeur prкtera d'йnergie а l'art si jamais nous chantons ensemble un de ces duos charmants qui font couler des larmes si dйlicieuses! Je te conjure premiиrement d'entendre un essai de cette musique, soit chez toi, soit chez l'insйparable. Milord y conduira quand tu voudras tout son monde, et je suis sыr qu'avec un organe aussi sensible que le tien, et plus de connaissance que je n'en avais de la dйclamation italienne, une seule sйance suffira pour t'amener au point oщ je suis, et te faire partager mon enthousiasme. Je te propose et te prie encore de profiter du sйjour du virtuose pour rendre leзon de lui, comme j'ai commencй de faire dиs ce matin. Sa maniиre d'enseigner est simple, nette, et consiste en pratique plus qu'en discours; il ne dit pas ce qu'il fut faire, il le fait; et en ceci, comme en bien d'autres choses, l'exemple vaut mieux que la rиgle. Je vois dйjа qu'il n'est question que de s'asservir а la mesure, de la bien sentir, de phraser et ponctuer avec soin, de soutenir йgalement des sons et non de les renfler, enfin d'фter de la voix les йclats et toute la prйtintaille franзaise, pour la rendre juste, expressive, et flexible; la tienne, naturellement si lйgиre et si douce, prendra facilement ce nouveau pli; tu trouveras bientфt dans ta sensibilitй l'йnergie et la vivacitй de l'accent qui anime la musique italienne.

E'l cantar che nell' anima si sente.

Laisse donc pour jamais cet ennuyeux et lamentable chant franзais qui ressemble au cri de la colique mieux qu'aux transports des passions. Apprends а former ces sons divins que le sentiment inspire, seuls dignes de ta voix, seuls dignes de ton coeur, et qui portent toujours avec eux le charme et le feu des caractиres sensibles.

 

Lettre XLIX de Julie

Tu sais bien, mon ami, que je ne puis t'йcrire qu'а la dйrobйe, et toujours en danger d'кtre surprise. Ainsi, dans l'impossibilitй de faire de longues lettres, je me borne а rйpondre а ce qu'il y a de plus essentiel dans les tiennes ou а supplйer а ce que je n'ai pu te dire dans des conversations non moins furtives de bouche que par йcrit. C'est ce que je ferai, surtout aujourd'hui que deux mots au sujet de milord Edouard me font oublier le reste de ta lettre.

Mon ami, tu crains de me perdre, et me parles de chansons! Belle matiиre а tracasserie entre amants qui s'entendraient moins. Vraiment tu n'es pas jaloux, on le voit bien: mais pour le coup je ne serais pas jalouse moi-mкme; car j'ai pйnйtrй dans ton вme, et ne sens que ta confiance oщ d'autres croiraient sentir ta froideur. O la douce et charmante sйcuritй que celle qui vient du sentiment d'une union parfaite! C'est par elle, je le sais, que tu tires de ton propre coeur le bon tйmoignage du mien; c'est par elle aussi que le mien te justifie; et je te croirais bien moins amoureux si je te voyais plus alarmй.

Je ne sais ni ne veux savoir si milord Edouard a d'autres attentions pour moi que celles qu'ont tous les hommes pour les personnes de mon вge; ce n'est point de ses sentiments qu'il s'agit, mais de ceux de mon pиre et des miens: ils sont aussi d'accord sur son compte que sur celui des prйtendus prйtendants dont tu dis que tu ne dis rien. Si son exclusion et la leur suffisent а ton repos, sois tranquille. Quelque honneur que nous fоt la recherche d'un homme de ce rang, jamais, du consentement du pиre ni de la fille, Julie d'Etange ne sera lady Bomston. Voilа sur quoi tu peux compter.

Ne va pas croire qu'il ait йtй pour cela question de milord Edouard, je suis sыre que de nous quatre tu es le seul qui puisse mкme lui supposer du goыt pour moi. Quoi qu'il en soit, je sais а cet йgard la volontй de mon pиre, sans qu'il en ait parlй ni а moi ni а personne; et je n'en serais pas mieux instruite quand il me l'aurait positivement dйclarй. En voilа assez pour calmer tes craintes, c'est-а-dire autant que tu en dois savoir. Le reste serait pour toi de pure curiositй, et tu sais que j'ai rйsolu de ne la pas satisfaire. Tu as beau me reprocher cette rйserve et la prйtendre hors de propos dans nos intйrкts communs. Si je l'avais toujours eue, elle me serait moins importante aujourd'hui. Sans le compte indiscret que je te rendis d'un discours de mon pиre, tu n'aurais point йtй te dйsoler а Meillerie; tu ne m'eusses point йcrit la lettre qui m'a perdue; je vivrais innocente, et pourrais encore aspirer au bonheur. Juge, par ce que me coыte une seule indiscrйtion, de la crainte que je dois avoir d'en commettre d'autres. Tu as trop d'emportement pour avoir de la prudence; tu pourrais plutфt vaincre tes passions que les dйguiser. La moindre alarme te mettrait en fureur; а la moindre lueur favorable tu ne douterais plus de rien; on lirait tous nos secrets dans ton вme, et tu dйtruirais а force de zиle tout le succиs de mes soins. Laisse-moi donc les soucis de l'amour, et n'en garde que les plaisirs; ce partage est-il si pйnible, et ne sens-tu pas que tu ne peux rien а notre bonheur que de n'y point mettre obstacle?

Hйlas! que me serviront dйsormais ces prйcautions tardives? Est-il temps d'affermir ses pas au fond du prйcipice et de prйvenir les maux dont on se sent accablй? Ah! misйrable fille, c'est bien а toi de parler de bonheur! En peut-il jamais кtre oщ rиgnent la honte et le remords? Dieu! quel йtat cruel de ne pouvoir ni supporter son crime, ni s'en repentir; d'кtre assiйgй par mille frayeurs, abusй par mille espйrances vaines, et de ne jouir pas mкme de l'horrible tranquillitй du dйsespoir! Je suis dйsormais а la seule merci du sort. Ce n'est plus ni de force ni de vertu qu'il est question, mais de fortune et de prudence; et il ne s'agit pas d'йteindre un amour qui doit durer autant que ma vie, mais de le rendre innocent ou de mourir coupable. Considиre cette situation, mon ami, et vois si tu peux te fier а mon zиle.

 

Lettre L de Julie

Je n'ai point voulu vous expliquer hier en vous quittant la cause de la tristesse que vous m'avez reprochйe, parce que vous n'йtiez pas en йtat de m'entendre. Malgrй mon aversion pour les йclaircissements, je vous dois celui-ci, puisque je l'ai promis, et je m'en acquitte.

Je ne sais si vous vous souvenez des йtranges discours que vous me tоntes hier au soir, et des maniиres dont vous les accompagnвtes; quant а moi, je ne les oublierai jamais assez tфt pour votre honneur et pour mon repos, et malheureusement j'en suis trop indignйe pour pouvoir les oublier aisйment. De pareilles expressions avaient quelque fois frappй mon oreille en passant auprиs du port; mais je ne croyais pas qu'elles pussent jamais sortir de la bouche d'un honnкte homme; je suis trиs sыre au moins qu'elles n'entrиrent jamais dans le dictionnaire des amants, et j'йtais bien йloignйe de penser qu'elles pussent кtre d'usage entre vous et moi. Eh dieux! quel amour est le vфtre, s'il assaisonne ainsi ses plaisirs! Vous sortiez, il est vrai, d'un long repas, et je vois ce qu'il faut pardonner en ce pays aux excиs qu'on y peut faire; c'est aussi pour cela que je vous en parle. Soyez certain qu'un tкte-а-tкte oщ vous m'auriez traitйe ainsi de sang-froid eыt йtй le dernier de notre vie.

Mais ce qui m'alarme sur votre compte, c'est que souvent la conduite d'un homme йchauffй de vin n'est que l'effet de ce qui se passe au fond de son coeur dans les autres temps. Croirai-je que dans un йtat oщ l'on ne dйguise rien vous vous montrвtes tel que vous кtes? Que deviendrais-je si vous pensiez а jeun comme vous parliez hier au soir? Plutфt que de supporter un pareil mйpris, j'aimerais mieux йteindre un feu si grossier, et perdre un amant qui, sachant si mal honorer sa maоtresse, mйriterait si peu d'en кtre estimй. Dites-moi, vous qui chйrissez les sentiments honnкtes, seriez-vous tombй dans cette erreur cruelle, que l'amour heureux n'a plus de mйnagement а garder avec la pudeur, et qu'on ne doit plus de respect а celle dont on n'a plus de rigueur а craindre? Ah! si vous aviez toujours pensй ainsi, vous auriez йtй moins а redouter, et je ne serais pas si malheureuse! Ne vous y trompez pas, mon ami; rien n'est si dangereux pour les vrais amants que les prйjugйs du monde; tant de gens parlent d'amour, et si peu savent aimer, que la plupart prennent pour ses pures et douces lois les viles maximes d'un commerce abject, qui, bientфt assouvi de lui-mкme, a recours aux monstres de l'imagination et se dйprave pour se soutenir.

Je ne sais si je m'abuse, mais il me semble que le vйritable amour est le plus chaste de tous les liens. C'est lui, c'est son feu divin qui sait йpurer nos penchants naturels, en les concentrant dans un seul objet; c'est lui qui nous dйrobe aux tentations, et qui fait qu'exceptй cet objet unique un sexe n'est plus rien pour l'autre. Pour une femme ordinaire tout homme est toujours un homme; mais pour celle dont le coeur aime, il n'y a point d'homme que son amant. Que dis-je? Un amant n'est-il qu'un homme? Ah! qu'il est un кtre bien plus sublime! Il n'y a point d'homme pour celle qui aime: son amant est plus; tous les autres sont moins; elle et lui sont les seuls de leur espиce. Ils ne dйsirent pas, ils aiment. Le coeur ne suit point les sens, il les guide; il couvre leurs йgarements d'un voile dйlicieux. Non, il n'y a rien d'obscиne que la dйbauche et son grossier langage. Le vйritable amour toujours modeste n'arrache point ses faveurs avec audace; il les dйrobe avec timiditй. Le mystиre, le silence, la honte craintive, aiguisent et cachent ses doux transports. Sa flamme honore et purifie toutes ses caresses; la dйcence et l'honnкtetй l'accompagnent au sein de la voluptй mкme, et lui seul sait tout accorder aux dйsirs sans rien фter а la pudeur. Ah! dites, vous qui connыtes les vrais plaisirs, comment une cynique effronterie pourrait-elle s'allier avec eux? Comment ne bannirait-elle pas leur dйlire et tout leur charme? Comment ne souillerait-elle pas cette image de perfection sous laquelle on se plaоt а contempler l'objet aimй? Croyez-moi, mon ami, la dйbauche et l'amour ne sauraient loger ensemble, et ne peuvent pas mкme se compenser. Le coeur fait le vrai bonheur quand on s'aime, et rien n'y peut supplйer sitфt qu'on ne s'aime plus.

Mais quand vous seriez assez malheureux pour vous plaire а ce dйshonnкte langage, comment avez-vous pu vous rйsoudre а l'employer si mal а propos, et а prendre avec celle qui vous est chиre un ton et des maniиres qu'un homme d'honneur doit mкme ignorer? Depuis quand est-il doux d'affliger ce qu'on aime, et quelle est cette voluptй barbare qui se plaоt а jouir du tourment d'autrui? Je n'ai pas oubliй que j'ai perdu le droit d'кtre respectйe; mais si je l'oubliais jamais, est-ce а vous de me le rappeler? Est-ce а l'auteur de ma faute d'en aggraver la punition? Ce serait а lui plutфt а m'en consoler. Tout le monde a droit de me mйpriser, hors vous. Vous me devez le prix de l'humiliation oщ vous m'avez rйduite: et tant de pleurs versйs sur ma faiblesse mйritaient que vous me la fissiez moins cruellement sentir. Je ne suis ni prude ni prйcieuse. Hйlas! que j'en suis loin, moi qui n'ai pas su mкme кtre sage! Vous le savez trop, ingrat, si ce tendre coeur sait rien refuser а l'amour! Mais au moins ce qu'il lui cиde, il ne veut le cйder qu'а lui, et vous m'avez trop bien appris son langage pour lui en pouvoir substituer un si diffйrent. Des injures, des coups, m'outrageraient moins que de semblables caresses. Ou renoncez а Julie, ou sachez кtre estimй d'elle. Je vous l'ai dйjа dit, je ne connais point d'amour sans pudeur; et s'il m'en coыtait de perdre le vфtre, il m'en coыterait encore plus de le conserver а ce prix.

Il me reste beaucoup de choses а dire sur le mкme sujet; mais il faut finir cette lettre, et je les renvoie а un autre temps. En attendant, remarquez un effet de vos fausses maximes sur l'usage immodйrй du vin. Votre coeur n'est point coupable, j'en suis trиs sыre; cependant vous avez navrй le mien; et, sans savoir ce que vous faisiez, vous dйsoliez comme а plaisir ce coeur trop facile а s'alarmer, et pour qui rien n'est indiffйrent de ce qui lui vient de vous.

 

Lettre LI. Rйponse

Il n'y a pas une ligne dans votre lettre qui ne me fasse glacer le sang, et j'ai peine а croire, aprиs l'avoir relue vingt fois, que ce soit а moi qu'elle est adressйe. Qui? moi? moi? J'aurais offensй Julie? J'aurais profanй ses attraits? Celle а qui chaque instant de ma vie j'offre des adorations eыt йtй en butte а mes outrages? Non, je me serais percй le coeur mille fois avant qu'un projet si barbare en eыt approchй! Ah! que tu le connais mal, ce coeur qui t'idolвtre, ce coeur qui vole et se prosterne sous chacun de tes pas, ce coeur qui voudrait inventer pour toi de nouveaux hommages inconnus aux mortels; que tu le connais mal, ф Julie, si tu l'accuses de manquer envers toi а ce respect ordinaire et commun qu'un amant vulgaire aurait mкme pour sa maоtresse! Je ne crois кtre ni impudent ni brutal, je hais les discours dйshonnкtes, et n'entrai de mes jours dans les lieux oщ l'on apprend а les tenir. Mais, que je le redise aprиs toi, que je renchйrisse sur ta juste indignation; quand je serais le plus vil des mortels, quand j'aurais passй mes premiers ans dans la crapule, quand le goыt des honteux plaisirs pourrait trouver place en un coeur oщ tu rиgnes, oh! dis-moi, Julie, ange du ciel! dis-moi comment je pourrais apporter devant toi l'effronterie qu'on ne peut avoir que devant celles qui l'aiment. Ah! non, il n'est pas possible. Un seul de tes regards eыt contenu ma bouche et purifiй mon coeur. L'amour eыt couvert mes dйsirs emportйs des charmes de ta modestie; il l'eыt vaincue sans l'outrager; et, dans la douce union de nos вmes, leur seul dйlire eыt produit les erreurs des sens. J'en appelle а ton propre tйmoignage. Dis si, dans toutes les fureurs d'une passion sans mesure, je cessai jamais d'en respecter le charmant objet. Si je reзus le prix que ma flamme avait mйritй, dis si j'abusai de mon bonheur pour outrager ta douce honte. Si d'une main timide l'amour ardent et craintif attenta quelquefois а tes charmes, dis si jamais une tйmйritй brutale osa les profaner. Quand un transport indiscret йcarte un instant le voile qui les couvre, l'aimable pudeur n'y substitue-t-elle pas aussitфt le sien? Ce vкtement sacrй t'abandonnerait-il un moment quand tu n'en aurais point d'autre? Incorruptible comme ton вme honnкte, tous les feux de la mienne l'ont-ils jamais altйrй? Cette union si touchante et si tendre ne suffit-elle pas а notre fйlicitй? Ne fait-elle pas seule tout le bonheur de nos jours? Connaissons-nous au monde quelques plaisirs hors ceux que l'amour donne? En voudrions-nous connaоtre d'autres? Conзois-tu comment cet enchantement eыt pu se dйtruire? Comment! j'aurais oubliй, dans un moment, l'honnкtetй, notre amour, mon honneur, et l'invincible respect que j'aurais toujours eu pour toi, quand mкme je ne t'aurais point adorйe! Non, ne le crois pas: ce n'est point moi qui pus t'offenser; je n'en ai nul souvenir; et, si j'eusse йtй coupable un instant, le remords me quitterait-il jamais? Non, Julie: un dйmon jaloux d'un sort trop heureux pour un mortel a pris ma figure pour le troubler, et m'a laissй mon coeur pour me rendre plus misйrable.

J'abjure, je dйteste un forfait que j'ai commis, puisque tu m'en accuses, mais auquel ma volontй n'a point de part. Que je vais l'abhorrer, cette fatale intempйrance qui me paraissait favorable aux йpanchements du coeur, et qui put dйmentir si cruellement le mien! J'en fais par toi l'irrйvocable serment, dиs aujourd'hui je renonce pour ma vie au vin comme au plus mortel poison; jamais cette liqueur funeste ne troublera mes sens, jamais elle ne souillera mes lиvres, et son dйlire insensй ne me rendra plus coupable а mon insu. Si j'enfreins ce voeu solennel, Amour, accable-moi du chвtiment dont je serai digne: puisse а l'instant l'image de ma Julie sortir pour jamais de mon coeur, et l'abandonner а l'indiffйrence et au dйsespoir!

Ne pense pas que je veuille expier mon crime par une peine si lйgиre: c'est une prйcaution et non pas un chвtiment! J'attends de toi celui que j'ai mйritй, et l'implore pour soulager mes regrets. Que l'amour offensй se venge et s'apaise; punis-moi sans me haпr, je souffrirai sans murmure. Sois juste et sйvиre; il le faut, j'y consens; mais si tu veux me laisser la vie, фte-moi tout, hormis ton coeur.

 

Lettre LII de Julie

Comment, mon ami, renoncer au vin pour sa maоtresse! Voilа ce qu'on appelle un sacrifice! Oh! je dйfie qu'on trouve dans les quatre cantons un homme plus amoureux que toi! Ce n'est pas qu'il n'y ait parmi nos jeunes gens de petits messieurs francisйs qui boivent de l'eau par air; mais tu seras le premier а qui l'amour en aura fait boire; c'est un exemple а citer dans les fastes galants de la Suisse. Je me suis mкme informйe de tes dйportements, et j'ai appris avec une extrкme йdification que, soupant hier chez M. de Vueillerans, tu laissas faire la ronde а six bouteilles, aprиs le repas, sans y toucher, et ne marchandais non plus les verres d'eau que les convives ceux de vin de la Cфte. Cependant cette pйnitence dure depuis trois jours que ma lettre est йcrite, et trois jours font au moins six repas: or, а six repas observйs par fidйlitй, l'on en peut ajouter six autres par crainte, et six par honte, et six par habitude, et six par obstination. Que de motifs peuvent prolonger des privations pйnibles dont l'amour seul aurait la gloire! Daignerait-il se faire honneur de ce qui peut n'кtre pas а lui?

Voilа plus de mauvaises plaisanteries que tu ne m'as tenu de mauvais propos; il est temps d'enrayer. Tu es grave naturellement; je me suis aperзue qu'un long badinage t'йchauffe, comme une longue promenade йchauffe un homme replet; mais je tire а peu prиs de toi la vengeance que Henri IV tira du duc de Mayenne, et ta souveraine veut imiter la clйmence du meilleur des rois. Aussi bien je craindrais, qu'а force de regrets et d'excuses tu ne te fisses а la fin un mйrite d'une faute si bien rйparйe, et je veux me hвter de l'oublier, de peur que, si j'attendais trop longtemps, ce ne fыt plus gйnйrositй, mais ingratitude.

A l'йgard de ta rйsolution de renoncer au vin pour toujours, elle n'a pas autant d'йclat а mes yeux que tu pourrais croire; les passions vives ne songent guиre а ces petits sacrifices, et l'amour ne se repaоt point de galanterie. D'ailleurs, il y a quelquefois plus d'adresse que de courage а tirer avantage pour le moment prйsent d'un avenir incertain, et а se payer d'avance d'une abstinence йternelle а laquelle on renonce quand on veut. Eh! mon bon ami, dans tout ce qui flatte les sens, l'abus est-il donc insйparable de la jouissance? L'ivresse est-elle nйcessairement attachйe au goыt du vin, et la philosophie serait-elle assez vaine ou assez cruelle pour n'offrir d'autre moyen d'user modйrйment des choses qui plaisent que de s'en priver tout а fait?

Si tu tiens ton engagement, tu t'фtes un plaisir innocent et risques ta santй en changeant de maniиre de vivre, si tu l'enfreins, l'amour est doublement offensй et ton honneur mкme en souffre. J'use donc en cette occasion de mes droits; et non seulement je te relиve d'un voeu nul, comme fait sans mon congй; mais je te dйfends mкme de l'observer au delа du terme que je vais te prescrire. Mardi nous aurons ici la musique de milord Edouard. A la collation je t'enverrai une coupe а demi pleine d'un nectar pur et bienfaisant; je veux qu'elle soit bue en ma prйsence et а mon intention, aprиs avoir fait de quelques gouttes une libation expiatoire aux Grвces. Ensuite mon pйnitent reprendra dans ses repas, l'usage sobre du vin tempйrй par le cristal des fontaines; et, comme dit ton bon Plutarque, en calmant les ardeurs de Bacchus par le commerce des nymphes.

A propos du concert de mardi, cet йtourdi de Regianino ne s'est-il pas mis dans la tкte que j'y pourrais dйjа chanter un air italien et mкme un duo avec lui? Il voulait que je le chantasse avec toi pour mettre ensemble ses deux йcoliers; mais il y a dans ce duo de certains ben mio dangereux а dire sous les yeux d'une mиre quand le coeur est de la partie; il vaut mieux renvoyer cet essai au premier concert qui se fera chez l'insйparable. J'attribue la facilitй avec laquelle j'ai pris le goыt de cette musique а celui que mon frиre m'avait donnй pour la poйsie italienne, et que j'ai si bien entretenu avec toi, que je sens aisйment la cadence des vers, et qu'au dire de Regianino j'en prends assez bien l'accent. Je commence chaque leзon par lire quelques octaves du Tasse ou quelques scиnes du Mйtastase; ensuite il me fait dire et accompagner du rйcitatif; et je crois continuer de parler ou de lire, ce qui sыrement ne m'arrivait pas dans le rйcitatif franзais. Aprиs cela il faut soutenir en mesure des sons йgaux et justes; exercice que les йclats auxquels j'йtais accoutumйe me rendent assez difficile. Enfin nous passons aux airs; et il se trouve que la justesse et la flexibilitй de la voix, l'expression pathйtique, les sons renforcйs, et tous les passages, sont un effet naturel de la douceur du chant et de la prйcision de la mesure; de sorte que ce qui me paraissait le plus difficile а apprendre n'a pas mкme besoin d'кtre enseignй. Le caractиre de la mйlodie a tant de rapport au ton de la langue et une si grande puretй de modulation, qu'il ne faut qu'йcouter la basse et savoir parler pour dйchiffrer aisйment le chant. Toutes les passions y ont des expressions aiguлs et fortes; tout au contraire de l'accent traоnant et pйnible du chant franзais, le sien, toujours doux et facile, mais vif et touchant, dit beaucoup avec peu d'effort. Enfin je sens que cette musique agite l'вme et repose la poitrine; c'est prйcisйment celle qu'il faut а mon coeur et а mes poumons. A mardi donc, mon aimable ami, mon maоtre, mon pйnitent, mon apфtre: hйlas! que ne m'es-tu point? Pourquoi faut-il qu'un seul titre manque а tant de droits?

P.-S. - Sais-tu qu'il est question d'une jolie promenade sur l'eau, pareille а celle que nous fоmes il y a deux ans avec la pauvre Chaillot? Que mon rusй maоtre йtait timide alors! Qu'il tremblait en me donnant la main pour sortir du bateau! Ah! l'hypocrite!... il a beaucoup changй.

 

Lettre LIII de Julie

Ainsi tout dйconcerte nos projets, tout trompe notre attente, tout trahit des feux que le ciel eыt dы couronner! Vils jouets d'une aveugle fortune, tristes victimes d'un moquer espoir, toucherons-nous sans cesse au plaisir qui fuit, sans jamais l'atteindre? Cette noce trop vainement dйsirйe devait se faire а Clarens; le mauvais temps nous contrarie, il faut la faire а la ville. Nous devions nous y mйnager une entrevue; tous deux obsйdйs d'importuns, nous ne pouvons leur йchapper en mкme temps, et le moment oщ l'un des deux se dйrobe est celui oщ il est impossible а l'autre de le joindre! Enfin un favorable instant se prйsente; la plus cruelle des mиres vient nous l'arracher; et peu s'en faut que cet instant ne soit celui de la perte de deux infortunйs qu'il devait rendre heureux! Loin de rebuter mon courage, tant d'obstacles l'ont irritй; je ne sais quelle nouvelle force m'anime, mais je me sens une hardiesse que je n'eus jamais; et, si tu l'oses partager, ce soir, ce soir mкme peut acquitter mes promesses, et payer d'une seule fois toutes les dettes de l'amour.

Consulte-toi bien, mon ami, et vois jusqu'а quel point il t'est doux de vivre; car l'expйdient que je te propose peut nous mener tous deux а la mort. Si tu la crains, n'achиve point cette lettre; mais si la pointe d'une йpйe n'effraye pas plus aujourd'hui ton coeur que ne l'effrayaient jadis les gouffres de Meillerie, le mien court le mкme risque et n'a pas balancй. Ecoute.

Babi, qui couche ordinairement dans ma chambre, est malade depuis trois jours; et, quoique je voulusse absolument la soigner, on l'a transportйe ailleurs malgrй moi: mais, comme elle est mieux, peut-кtre elle reviendra dиs demain. Le lieu oщ l'on mange est loin de l'escalier qui conduit а l'appartement de ma mиre et au mien; а l'heure du souper toute la maison est dйserte hors la cuisine et la salle а manger. Enfin la nuit dans cette saison est dйjа obscure а la mкme heure; son voile peut dйrober aisйment dans la rue les passants aux spectateurs, et tu sais parfaitement les кtres de la maison.

Ceci suffit pour me faire entendre. Viens cette aprиs-midi chez ma Fanchon, je t'expliquerai le reste et te donnerai les instructions nйcessaires: que si je ne le puis, je les laisserai par йcrit а l'ancien entrepфt de nos lettres, oщ, comme je t'en ai prйvenu, tu trouveras dйjа celle-ci: car le sujet en est trop important pour l'oser confier а personne.

Oh! comme je vois а prйsent palpiter ton coeur! Comme j'y lis tes transports, et comme je les partage! Non, mon doux ami, non, nous ne quitterons point cette courte vie sans avoir un instant goыtй le bonheur: mais songe pourtant que cet instant est environnй des horreurs de la mort; que l'abord est sujet а mille hasards, le sйjour dangereux, la retraite d'un pйril extrкme; que nous sommes perdus si nous sommes dйcouverts, et qu'il faut que tout nous favorise pour pouvoir йviter de l'кtre. Ne nous abusons point; je connais trop mon pиre pour douter que je ne te visse а l'instant percer le coeur de sa main, si mкme il ne commenзait par moi; car sыrement je ne serais pas plus йpargnйe: et crois-tu que je t'exposerais а ce risque si je n'йtais sыre de le partager?

Pense encore qu'il n'est point question de te fier а ton courage; il n'y faut pas songer; et je te dйfends mкme trиs expressйment d'apporter aucune arme pour ta dйfense, pas mкme ton йpйe: aussi bien te serait-elle parfaitement inutile; car, si nous sommes surpris, mon dessein est de me prйcipiter dans tes bras, de t'enlacer fortement dans les miens, et de recevoir ainsi le coup mortel pour n'avoir plus а me sйparer de toi, plus heureuse а ma mort que je ne le fus de ma vie.

J'espиre qu'un sort plus doux nous est rйservй; je sens au moins qu'il nous est dы; et la fortune se lassera de nous кtre injuste. Viens donc, вme de mon coeur, vie de ma vie, viens te rйunir а toi-mкme; viens sous les auspices du tendre amour recevoir le prix de ton obйissance et de tes sacrifices; viens avouer, mкme au sein des plaisirs, que c'est de l'union des coeurs qu'ils tirent leur plus grand charme.

 

Lettre LIV а Julie

J'arrive plein d'une йmotion qui s'accroоt en entrant dans cet asile. Julie! me voici dans ton cabinet, me voici dans le sanctuaire de tout ce que mon coeur adore. Le flambeau de l'amour guidait mes pas, et j'ai passй sans кtre aperзu. Lieu charmant, lieu fortunй, qui jadis vis tant rйprimer de regards tendres, tant йtouffer de soupirs brыlants; toi, qui vis naоtre et nourrir mes premiers feux, pour la seconde fois tu les verras couronner; tйmoin de ma constance immortelle, sois le tйmoin de mon bonheur, et voile а jamais les plaisirs du plus fidиle et du plus heureux des hommes.

Que ce mystйrieux sйjour est charmant! Tout y flatte et nourrit l'ardeur qui me dйvore. O Julie! il est plein de toi, et la flamme de mes dйsirs s'y rйpand sur tous tes vestiges: oui, tous mes sens y sont enivrйs а la fois. Je ne sais quel parfum presque insensible, plus doux que la rose et plus lйger que l'iris, s'exhale ici de toutes parts, j'y crois entendre le son flatteur de ta voix. Toutes les parties de ton habillement йparses prйsentent а mon ardente imagination celles de toi-mкme qu'elles recиlent: cette coiffure lйgиre que parent de grands cheveux blonds qu'elle feint de couvrir; cet heureux fichu contre lequel une fois au moins je n'aurai point а murmurer; ce dйshabillй йlйgant et simple qui marque si bien le goыt de celle qui le porte; ces mules si mignonnes qu'un pied souple remplit sans peine; ce corps si dйliй qui touche et embrasse... quelle taille enchanteresse!... au-devant deux lйgers contours... O spectacle de voluptй!... la baleine a cйdй а la force de l'impression... Empreintes dйlicieuses, que je vous baise mille fois! Dieux! dieux! que sera-ce quand... Ah! je crois dйjа sentir ce tendre coeur battre sous une heureuse main! Julie! ma charmante Julie! je te vois, je te sens partout, je te respire avec l'air que tu as respirй; tu pйnиtres toute ma substance: que ton sйjour est brыlant et douloureux pour moi! Il est terrible а mon impatience. O viens, vole, ou je suis perdu.

Quel bonheur d'avoir trouvй de l'encre et du papier! J'exprime ce que je sens pour en tempйrer l'excиs; je donne le change а mes transports en les dйcrivant.

Il me semble entendre du bruit; serait-ce ton barbare pиre? Je ne crois pas кtre lвche... Mais qu'en ce moment la mort me serait horrible! Mon dйsespoir serait йgal а l'ardeur qui me consume. Ciel, je te demande encore une heure de vie, et j'abandonne le reste de mon кtre а ta rigueur. O dйsirs! ф craintes! ф palpitations cruelles!... On ouvre!... on entre!... c'est elle! c'est elle! je l'entrevois, je l'ai vue, j'entends refermer la porte. Mon coeur, mon faible coeur, tu succombes а tant d'agitations; ah! cherche des forces pour supporter la fйlicitй qui t'accable!

 

Lettre LV а Julie

Oh! mourons, ma douce amie! mourons, la bien-aimйe de mon coeur! Que faire dйsormais d'une jeunesse insipide dont nous avons йpuisй toutes les dйlices? Explique-moi, si tu le peux, ce que j'ai senti dans cette nuit inconcevable; donne-moi l'idйe d'une vie ainsi passйe, ou laisse-m'en quitter une qui n'a plus rien de ce que je viens d'йprouver avec toi. J'avais goыtй le plaisir, et croyais concevoir le bonheur. Ah! je n'avais senti qu'un vain songe, et n'imaginais que le bonheur d'un enfant. Mes sens abusaient mon вme grossiиre; je ne cherchais qu'en eux le bien suprкme, et j'ai trouvй que leurs plaisirs йpuisйs n'йtaient que le commencement des miens. O chef-d'oeuvre unique de la nature! divine Julie! possession dйlicieuse а laquelle tous les transports du plus ardent amour suffisent а peine! Non, ce ne sont point ces transports que je regrette le plus. Ah! non, retire, s'il le faut, ces faveurs enivrantes pour lesquelles je donnerais mille vies; mais rends-moi tout ce qui n'йtait point elles, et les effaзait mille fois. Rends-moi cette йtroite union des вmes que tu m'avais annoncйe, et que tu m'as si bien fait goыter; rends-moi cet abattement si doux rempli par les effusions de nos coeurs: rends-moi ce sommeil enchanteur trouvй sur ton sein; rends-moi ce rйveil plus dйlicieux encore, et ces soupirs entrecoupйs, et ces douces larmes, et ces baisers qu'une voluptueuse langueur nous faisait lentement savourer, et ces gйmissements si tendres durant lesquels tu pressais sur ton coeur ce coeur fait pour s'unir а lui.

Dis-moi, Julie, toi qui, d'aprиs ta propre sensibilitй, sais si bien juger de celle d'autrui, crois-tu que ce que je sentais auparavant fыt vйritablement de l'amour? Mes sentiments, n'en doute pas, ont depuis hier changй de nature; ils ont pris je ne sais quoi de moins impйtueux, mais de plus doux, de plus tendre et de plus charmant. Te souvient-il de cette heure entiиre que nous passвmes а parler paisiblement de notre amour et de cet avenir obscur et redoutable par qui le prйsent nous йtait encore plus sensible; de cette heure, hйlas! trop courte, dont une lйgиre empreinte de tristesse rendit les entretiens si touchants? J'йtais tranquille, et pourtant j'йtais prиs de toi: je t'adorais et ne dйsirais rien; je n'imaginais pas mкme une autre fйlicitй que de sentir ainsi ton visage auprиs du mien, ta respiration sur ma joue, et ton bras autour de mon cou. Quel calme dans tous mes sens! Quelle voluptй pure, continue, universelle! Le charme de la jouissance йtait dans l'вme; il n'en sortait plus, il durait toujours. Quelle diffйrence des fureurs de l'amour а une situation si paisible! C'est la premiиre fois de mes jours que je l'ai йprouvйe auprиs de toi; et cependant, juge du changement йtrange que j'йprouve, c'est de toutes les heures de ma vie celle qui m'est la plus chиre, et la seule que j'aurais voulu prolonger йternellement. Julie, dis-moi donc si je ne t'aimais point auparavant, ou si maintenant je ne t'aime plus.

Si je ne t'aime plus? Quel doute! Ai-je donc cessй d'exister? et ma vie n'est-elle pas plus dans ton coeur que dans le mien? Je sens, je sens que tu m'es mille fois plus chиre que jamais et j'ai trouvй dans mon abattement de nouvelles forces pour te chйrir plus tendrement encore. J'ai pris pour toi des sentiments plus paisibles, il est vrai, mais plus affectueux et de plus de diffйrentes espиces; sans s'affaiblir, ils se sont multipliйs: les douceurs de l'amitiй tempйrиrent les emportements de l'amour, et j'imagine а peine quelque sorte d'attachement qui ne m'unisse pas а toi. O ma charmante maоtresse! ф mon йpouse, ma soeur, ma douce amie! que j'aurai peu dit pour ce que je sens, aprиs avoir йpuisй tous les noms les plus chers au coeur de l'homme!

Il faut que je t'avoue un soupзon que j'ai conзu dans la honte et l'humiliation de moi-mкme, c'est que tu sais mieux aimer que moi. Oui, ma Julie, c'est bien toi qui fais ma vie et mon кtre; je t'adore bien de toutes les facultйs de mon вme: mais la tienne est plus aimante, l'amour l'a plus profondйment pйnйtrйe; on le voit, on le sent; c'est lui qui anime tes grвces, qui rиgne dans tes discours, qui donne а tes yeux cette douceur pйnйtrante, а ta voix ces accents si touchants; c'est lui qui, par ta seule prйsence, communique aux autres coeurs, sans qu'ils s'en aperзoivent, la tendre йmotion du tien. Que je suis loin de cet йtat charmant qui se suffit а lui-mкme! je veux jouir, et tu veux aimer; j'ai des transports, et toi de la passion; tous mes emportements ne valent pas ta dйlicieuse langueur, et le sentiment dont ton coeur se nourrit est la seule fйlicitй suprкme. Ce n'est que d'hier seulement que j'ai goыtй cette voluptй si pure. Tu m'as laissй quelque chose de ce charme inconcevable qui est en toi, et je crois qu'avec ta douce haleine tu m'inspirais une вme nouvelle. Hвte-toi, je t'en conjure, d'achever ton ouvrage. Prends de la mienne tout ce qui m'en reste, et mets tout а fait la tienne а la place. Non, beautй d'ange, вme cйleste, il n'y a que des sentiments comme les tiens qui puissent honorer tes attraits: toi seule es digne d'inspirer un parfait amour, toi seul es propre а le sentir. Ah! donne-moi ton coeur, ma Julie, pour t'aimer comme tu le mйrites.

 

Lettre LVI de Claire а Julie

J'ai, ma chиre cousine, а te donner un avis qui t'importe. Hier au soir ton ami eut avec milord Edouard un dйmкlй qui peut devenir sйrieux. Voici ce que m'en a dit M. d'Orbe, qui йtait prйsent, et qui, inquiet des suites de cette affaire, est venu ce matin m'en rendre compte.

Ils avaient tous deux soupй chez milord; et, aprиs une heure ou deux de musique, ils se mirent а causer et boire du punch. Ton ami n'en but qu'un seul verre mкlй d'eau; les deux autres ne furent pas si sobres; et, quoique M. d'Orbe ne convienne pas de s'кtre enivrй, je me rйserve а lui en dire mon avis dans un autre temps. La conversation tomba naturellement sur ton compte; car tu n'ignores pas que milord n'aime а parler que de toi. Ton ami, а qui ces confidences dйplaisent, les reзut avec si peu d'amйnitй qu'enfin Edouard, йchauffй de punch, et piquй de cette sйcheresse, osa dire, en se plaignant de ta froideur, qu'elle n'йtait pas si gйnйrale qu'on pourrait croire, et que tel qui n'en disait mot n'йtait pas si mal traitй que lui. A l'instant ton ami, dont tu connais la vivacitй, releva ce discours avec un emportement insultant qui lui attira un dйmenti, et ils sautиrent а leurs йpйes. Bomston, а demi ivre, se donna en courant une entorse qui le forзa de s'asseoir. Sa jambe enfla sur-le-champ, et cela calma la querelle mieux que tous les soins que M. d'Orbe s'йtait donnйs. Mais, comme il йtait attentif а ce qui se passait, il vit ton ami s'approcher, en sortant, de l'oreille de milord Edouard, et il entendit qu'il lui disait а demi-voix: "Sitфt que vous serez en йtat de sortir, faites-moi donner de vos nouvelles, ou j'aurai soin de m'en informer. - N'en prenez pas la peine, lui dit Edouard avec un sourire moqueur, vous en saurez assez tфt. - Nous verrons", reprit froidement ton ami, et il sortit. M. d'Orbe, en te remettant cette lettre, t'expliquera le tout plus en dйtail. C'est а ta prudence а te suggйrer des moyens d'йtouffer cette fвcheuse affaire, ou а me prescrire de mon cфtй ce que je dois faire pour y contribuer. En attendant, le porteur est а tes ordres, il fera tout ce que tu lui commanderas, et tu peux compter sur le secret.

Tu te perds, ma chиre, il faut que mon amitiй te le dise; l'engagement oщ tu vis ne peut rester longtemps cachй dans une petite ville comme celle-ci; et c'est un miracle de bonheur que, depuis plus de deux ans qu'il a commencй, tu ne sois pas encore le sujet des discours publics. Tu le vas devenir si tu n'y prends garde; tu le serais dйjа, si tu йtais moins aimйe; mais il y a une rйpugnance si gйnйrale а mal parler de toi, que c'est un mauvais moyen de se faire fкte, et un trиs sыr de se faire haпr. Cependant tout a son terme; je tremble que celui du mystиre ne soit venu pour ton amour, et il y a grande apparence que les soupзons de milord Edouard lui viennent de quelques mauvais propos qu'il peut avoir entendus. Songes-y bien, ma chиre enfant. Le Guet dit, il y a quelque temps, avoir vu sortir de chez toi ton ami а cinq heures du matin. Heureusement celui-ci sut des premiers ce discours, il courut chez cet homme et trouva le secret de le faire taire; mais qu'est-ce qu'un pareil silence, sinon le moyen d'accrйditer des bruits sourdement rйpandus? La dйfiance de ta mиre augmente aussi de jour en jour; tu sais combien de fois elle te l'a fait entendre: elle m'en a parlй а mon tour d'une maniиre assez dure; et si elle ne craignait la violence de ton pиre, il ne faut pas douter qu'elle ne lui en eыt dйjа parlй а lui-mкme; mais elle l'ose d'autant moins, qu'il lui donnera toujours le principal tort d'une connaissance qui te vient d'elle.

Je ne puis trop le rйpйter, songe а toi, tandis qu'il en est temps encore: йcarte ton ami avant qu'on en parle; prйviens des soupзons naissants que son absence fera sыrement tomber: car enfin que peut-on croire qu'il fait ici? Peut-кtre dans six semaines, dans un mois, sera-t-il trop tard. Si le moindre mot venait aux oreilles de ton pиre, tremble de ce qui rйsulterait de l'indignation d'un vieux militaire entкtй de l'honneur de sa maison, et de la pйtulance d'un jeune homme emportй qui ne sait rien endurer. Mais il faut commencer par vider, de maniиre ou d'autre, l'affaire de milord Edouard; car tu ne ferais qu'irriter ton ami, et t'attirer un juste refus, si tu lui parlais d'йloignement avant qu'elle fыt terminйe.

 

Lettre LVII de Julie

Mon ami, je me suis instruite avec soin de ce qui s'est passй entre vous et milord Edouard. C'est sur l'exacte connaissance des faits que votre amie veut examiner avec vous comment vous devez vous conduire en cette occasion, d'aprиs les sentiments que vous professez, et dont je suppose que vous ne faites pas une vaine et fausse parade.

Je ne m'informe point si vous кtes versй dans l'art de l'escrime, ni si vous vous sentez en йtat de tenir tкte а un homme qui a dans l'Europe la rйputation de manier supйrieurement les armes, et qui, s'йtant battu cinq ou six fois en sa vie, a toujours tuй, blessй, ou dйsarmй son homme. Je comprends que, dans le cas oщ vous кtes, on ne consulte pas son habiletй, mais son courage, et que la bonne maniиre de se venger d'un brave qui vous insulte est de faire qu'il vous tue; passons sur une maxime si judicieuse. Vous me direz que votre honneur et le mien vous sont plus chers que la vie: voilа donc le principe sur lequel il faut raisonner.

Commenзons par ce qui vous regarde. Pourriez-vous jamais me dire en quoi vous кtes personnellement offensй dans un discours oщ c'est de moi seule qu'il s'agissait? Si vous deviez en cette occasion prendre fait et cause pour moi, c'est ce que nous verrons tout а l'heure: en attendant, vous ne sauriez disconvenir que la querelle ne soit parfaitement йtrangиre а votre honneur particulier, а moins que vous ne preniez pour un affront le soupзon d'кtre aimй de moi. Vous avez йtй insultй, je l'avoue, mais aprиs avoir commencй vous-mкme par une insulte atroce; et moi, dont la famille est pleine de militaires, et qui ai tant oui dйbattre ces horribles questions, je n'ignore pas qu'un outrage en rйponse а un autre ne l'efface point, et que le premier qu'on insulte demeure le seul offensй: c'est le mкme cas d'un combat imprйvu, oщ l'agresseur est le seul criminel, et oщ celui qui tue ou blesse en se dйfendant n'est point coupable de meurtre.

Venons maintenant а moi. Accordons que j'йtais outragйe par le discours de milord Edouard, quoiqu'il ne fоt que me rendre justice: savez-vous ce que vous faites en me dйfendant avec tant de chaleur et d'indiscrйtion? vous aggravez son outrage, vous prouvez qu'il avait raison, vous sacrifiez mon honneur а un faux point d'honneur, vous diffamez votre maоtresse pour gagner tout au plus la rйputation d'un bon spadassin. Montrez-moi, de grвce, quel rapport il y a entre votre maniиre de me justifier et ma justification rйelle. Pensez-vous que prendre ma cause avec tant d'ardeur soit une grande preuve qu'il n'y a point de liaison entre nous, et qu'il suffise de faire voir que vous кtes brave pour montrer que vous n'кtes pas mon amant? Soyez sыr que tous les propos de milord Edouard me font moins de tort que votre conduite; c'est vous seul qui vous chargez par cet йclat de les publier et de les confirmer. Il pourra bien, quant а lui, йviter votre йpйe dans le combat, mais jamais ma rйputation ni mes jours peut-кtre n'йviteront le coup mortel que vous leur portez.

Voilа des raisons trop solides pour que vous ayez rien qui le puisse кtre а y rйpliquer: mais vous combattrez, je le prйvois, la raison par l'usage; vous me direz qu'il est des fatalitйs qui nous entraоnent malgrй nous; que, dans quelque cas que ce soit, un dйmenti ne se souffre jamais, et que, quand une affaire a pris un certain tour, on ne peut plus йviter de se battre ou de se dйshonorer. Voyons encore.

Vous souvient-il d'une distinction que vous me fites autrefois, dans une occasion importante, entre l'honneur rйel et l'honneur apparent? Dans laquelle des deux classes mettrons-nous celui dont il s'agit aujourd'hui? Pour moi, je ne vois pas comment cela peut mкme faire une question. Qu'y a-t-il de commun entre la gloire d'йgorger un homme et le tйmoignage d'une вme droite, et quelle prise peut avoir la vaine opinion d'autrui sur l'honneur vйritable dont toutes les racines sont au fond du coeur? Quoi! les vertus qu'on a rйellement pйrissent-elles sous les mensonges d'un calomniateur? Les injures d'un homme ivre prouvent-elles qu'on les mйrite, et l'honneur du sage serait-il а la merci du premier brutal qu'il peut rencontrer? Me direz-vous qu'un duel tйmoigne qu'on a du coeur, et que cela suffit pour effacer la honte ou le reproche de tous les autres vices? Je vous demanderai quel honneur peut dicter une pareille dйcision, et quelle raison peut la justifier. A ce compte, un fripon n'a qu'а se battre pour cesser d'кtre un fripon; les discours d'un menteur deviennent des vйritйs sitфt qu'ils sont soutenus а la pointe de l'йpйe; et si l'on vous accusait d'avoir tuй un homme, vous en iriez tuer un second pour prouver que cela n'est pas vrai. Ainsi, vertu, vice, honneur, infamie, vйritй, mensonge, tout peut tirer son кtre de l'йvйnement d'un combat; une salle d'armes est le siиge de toute justice; il n'y a d'autre droit que la force, d'autre raison que le meurtre; toute la rйparation due а ceux qu'on outrage est de les tuer, et toute offense est йgalement bien lavйe dans le sang de l'offenseur ou de l'offensй. Dites, si les loups savaient raisonner, auraient-ils d'autres maximes? Jugez vous-mкme, par le cas oщ vous кtes, si j'exagиre leur absurditй. De quoi s'agit-il ici pour vous? D'un dйmenti reзu dans une occasion oщ vous mentiez en effet. Pensez-vous donc tuer la vйritй avec celui que vous voulez punir de l'avoir dite? Songez-vous qu'en vous soumettant au sort d'un duel vous appelez le ciel en tйmoignage d'une faussetй, et que vous osez dire а l'arbitre des combats: Viens soutenir la cause injuste, et faire triompher le mensonge? Ce blasphиme n'a-t-il rien qui vous йpouvante? Cette absurditй n'a-t-elle rien qui vous rйvolte? Eh Dieu! quel est ce misйrable honneur qui ne craint pas le vice, mais le reproche, et qui ne vous permet pas d'endurer d'un autre un dйmenti reзu d'avance de votre propre coeur?

Vous, qui voulez qu'on profite pour soi de ses lectures, profitez donc des vфtres, et cherchez si l'on vit un seul appel sur la terre quand elle йtait couverte de hйros. Les plus vaillants hommes de l'antiquitй songиrent-ils jamais а venger leurs injures personnelles par des combats particuliers? Cйsar envoya-t-il un cartel а Caton, ou Pompйe а Cйsar, pour tant d'affronts rйciproques, et le plus grand capitaine de la Grиce fut-il dйshonorй pour s'кtre laissй menacer du bвton? D'autres temps, d'autres moeurs, je le sais: mais n'y en a-t-il que de bonnes, et n'oserait-on enquйrir si les moeurs d'un temps sont celles qu'exige le solide honneur? Non, cet honneur n'est point variable; il ne dйpend ni des temps, ni des lieux, ni des prйjugйs; il ne peut ni passer, ni renaоtre; il a sa source йternelle dans le coeur de l'homme juste et dans la rиgle inaltйrable de ses devoirs. Si les peuples les plus йclairйs, les plus braves, les plus vertueux de la terre n'ont point connu le duel, je dis qu'il n'est pas une institution de l'honneur, mais une mode affreuse et barbare, digne de sa fйroce origine. Reste а savoir si, quand il s'agit de sa vie ou de celle d'autrui, l'honnкte homme se rиgle sur la mode, et s'il n'y a pas alors plus de vrai courage а la braver qu'а la suivre. Que ferait, а votre avis, celui qui s'y veut asservir, dans les lieux oщ rиgne un usage contraire? A Messine ou а Naples, il irait attendre son homme au coin d'une rue et le poignarder par derriиre. Cela s'appelle кtre brave en ce pays-lа; et l'honneur n'y consiste pas а se faire tuer par son ennemi, mais а le tuer lui-mкme.

Gardez-vous donc de confondre le nom sacrй de l'honneur avec ce prйjugй fйroce qui met toutes les vertus а la pointe d'une йpйe, et n'est propre qu'а faire de braves scйlйrats. Que cette mйthode puisse fournir, si l'on veut, un supplйment а la probitй; partout oщ la probitй rиgne, son supplйment n'est-il pas inutile, et que penser de celui qui s'expose а la mort pour s'exempter d'кtre honnкte homme? Ne voyez-vous pas que les crimes que la honte et l'honneur n'ont point empкchйs sont couverts et multipliйs par la fausse honte et la crainte du blвme? C'est elle qui rend l'homme hypocrite et menteur; c'est elle qui lui fait verser le sang d'un ami pour un mot indiscret qu'il devrait oublier, pour un reproche mйritй qu'il ne peut souffrir; c'est elle qui transforme en furie infernale une fille abusйe et craintive; c'est elle, ф Dieu puissant! qui peut armer la main maternelle contre le tendre fruit... Je sens dйfaillir mon вme а cette idйe horrible, et je rends grвce au moins а celui qui sonde les coeurs d'avoir йloignй du mien cet honneur affreux qui n'inspire que des forfaits et fait frйmir la nature.

Rentrez donc en vous-mкme, et considйrez s'il vous est permis d'attaquer de propos dйlibйrй la vie d'un homme, et d'exposer la vфtre, pour satisfaire une barbare et dangereuse fantaisie qui n'a nul fondement raisonnable, et si le triste souvenir du sang versй dans une pareille occasion peut cesser de crier vengeance au fond du coeur de celui qui l'a fait couler. Connaissez-vous aucun crime йgal а l'homicide volontaire, et si la base de toutes les vertus est l'humanitй, que penserons-nous de l'homme sanguinaire et dйpravй qui l'ose attaquer dans la vie de son semblable? Souvenez-vous de ce que vous m'avez dit vous-mкme contre le service йtranger. Avez-vous oubliй que le citoyen doit sa vie а la patrie, et n'a pas le droit d'en disposer sans le congй des lois, а plus forte raison contre leur dйfense? O mon ami! Si vous aimez sincиrement la vertu, apprenez а la servir а sa mode, et non а la mode des hommes. Je veux qu'il en puisse rйsulter quelque inconvйnient: ce mot de vertu n'est-il donc pour vous qu'un vain nom, et ne serez-vous vertueux que quand il n'en coыtera rien de l'кtre?

Mais quels sont au fond ces inconvйnients? Les murmures des gens oisifs, des mйchants, qui cherchent а s'amuser des malheurs d'autrui, et voudraient avoir toujours quelque histoire nouvelle а raconter. Voilа vraiment un grand motif pour s'entr'йgorger! Si le philosophe et le sage se rиglent dans les plus grandes affaires de la vie sur les discours insensйs de la multitude, que sert tout cet appareil d'йtudes, pour n'кtre au fond qu'un homme vulgaire? Vous n'osez donc sacrifier le ressentiment au devoir, а l'estime, а l'amitiй, de peur qu'on ne vous accuse de craindre la mort? Pesez les choses, mon bon ami, et vous trouverez bien plus de lвchetй dans la crainte de ce reproche que dans celle de la mort mкme. Le fanfaron, le poltron veut а toute force passer pour brave.

Ma verace valor, ben che negletto,

E di se stesso a se freggio assai chiaro.

Celui qui feint d'envisager la mort sans effroi ment. Tout homme craint de mourir, c'est la grande loi des кtres sensibles, sans laquelle toute espиce mortelle serait bientфt dйtruite. Cette crainte est un simple mouvement de la nature, non seulement indiffйrent, mais bon en lui-mкme et conforme а l'ordre: tout ce qui la rend honteuse et blвmable, c'est qu'elle peut nous empкcher de bien faire et de remplir nos devoirs. Si la lвchetй n'йtait jamais un obstacle а la vertu, elle cesserait d'кtre un vice. Quiconque est plus attachй а sa vie qu'а son devoir ne saurait кtre solidement vertueux, j'en conviens. Mais expliquez-moi, vous qui vous piquez de raison, quelle espиce de mйrite on peut trouver а braver la mort pour commettre un crime.

Quand il serait vrai qu'on se fait mйpriser en refusant de se battre, quel mйpris est le plus а craindre, celui des autres en faisant bien, ou le sien propre en faisant mal? Croyez-moi, celui qui s'estime vйritablement lui-mкme est peu sensible а l'injuste mйpris d'autrui, et ne craint que d'en кtre digne; car le bon et l'honnкte ne dйpendent point du jugement des hommes, mais de la nature des choses; et quand toute la terre approuverait l'action que vous allez faire, elle n'en serait pas moins honteuse. Mais il est faux qu'а s'en abstenir par vertu l'on se fasse mйpriser. L'homme droit, dont toute la vie est sans tache et qui ne donna jamais aucun signe de lвchetй, refusera de souiller sa main d'un homicide, et n'en sera que plus honorй. Toujours prкt а servir la patrie, а protйger le faible, а remplir les devoirs les plus dangereux, et а dйfendre, en toute rencontre juste et honnкte, ce qui lui est cher, au prix de son sang, il met dans ses dйmarches cette inйbranlable fermetй qu'on n'a point sans le vrai courage. Dans la sйcuritй de sa conscience, il marche la tкte levйe, il ne fuit ni ne cherche son ennemi; on voit aisйment qu'il craint moins de mourir que de mal faire, et qu'il redoute le crime et non le pйril. Si les vils prйjugйs s'йlиvent un instant contre lui, tous les jours de son honorable vie sont autant de tйmoins qui les rйcusent, et dans une conduite si bien liйe, on juge d'une action sur toutes les autres.

Mais savez-vous ce qui rend cette modйration si pйnible а un homme ordinaire? C'est la difficultй de la soutenir dignement; c'est la nйcessitй de ne commettre ensuite aucune action blвmable. Car si la crainte de mal faire ne le retient pas dans ce dernier cas, pourquoi l'aurait-elle retenu dans l'autre, oщ l'on peut supposer un motif plus naturel? On voit bien alors que ce refus ne vient pas de vertu, mais de lвchetй; et l'on se moque avec raison d'un scrupule qui ne vient que dans le pйril. N'avez-vous point remarquй que les homme si ombrageux et si prompts а provoquer les autres sont, pour la plupart, de trиs malhonnкtes gens qui, de peur qu'on n'ose leur montrer ouvertement le mйpris qu'on a pour eux, s'efforcent de couvrir de quelques affaires d'honneur l'infamie de leur vie entiиre? Est-ce а vous d'imiter de tels hommes? Mettons encore а part les militaires de profession qui vendent leur sang а prix d'argent; qui voulant conserver leur place, calculent par leur intйrкt ce qu'ils doivent а leur honneur, et savent а un йcu prиs ce que vaut leur vie. Mon ami, laissez battre tous ces gens-lа. Rien n'est moins honorable que cet honneur dont ils font si grand bruit; ce n'est qu'une mode insensйe, une fausse imitation de vertu, qui se pare des plus grands crimes. L'honneur d'un homme comme vous n'est point au pouvoir d'un autre; il est en lui-mкme et non dans l'opinion du peuple; il ne se dйfend ni par l'йpйe ni par le bouclier, mais par une vie intиgre et irrйprochable, et ce combat vaut bien l'autre en fait de courage.

C'est par ces principes que vous devez concilier les йloges que j'ai donnйs dans tous les temps а la vйritable valeur, avec le mйpris que j'eus toujours pour les faux braves. J'aime les gens de coeur, et ne puis souffrir les lвches; je romprais avec un amant poltron que la crainte ferait fuir le danger, et je pense, comme toutes les femmes, que le feu du courage anime celui de l'amour. Mais je veux que la valeur se montre dans les occasions lйgitimes, et qu'on ne se hвte pas d'en faire hors de propos une vaine parade comme si l'on avait peur de ne la pas retrouver au besoin. Tel fait un effort et se prйsente une fois pour avoir droit de se cacher le reste de sa vie. Le vrai courage a plus de constance et moins d'empressement; il est toujours ce qu'il doit кtre; il ne faut ni l'exciter ni le retenir: l'homme de bien le porte partout avec lui, au combat contre l'ennemi, dans un cercle en faveur des absents et de la vйritй, dans son lit contre les attaques de la douleur et de la mort. La force de l'вme qui l'inspire est d'usage dans tous les temps; elle met toujours la vertu au-dessus des йvйnements, et ne consiste pas а se battre, mais а ne rien craindre. Telle est, mon ami, la sorte de courage que j'ai souvent louйe, et que j'aime а trouver en vous. Tout le reste n'est qu'йtourderie, extravagance, fйrocitй; c'est une lвchetй de s'y soumettre, et je ne mйprise pas moins celui qui cherche un pйril inutile, que celui qui fuit un pйril qu'il doit affronter.

Je vous ai fait voir, si je ne me trompe, que dans votre dйmкlй avec milord Edouard votre honneur n'est point intйressй; que vous compromettez le mien en recourant а la voie des armes; que cette voie n'est ni juste, ni raisonnable, ni permise; qu'elle ne peut s'accorder avec les sentiments dont vous faites profession; qu'elle ne convient qu'а de malhonnкtes gens, qui font servir la bravoure de supplйment aux vertus qu'ils n'ont pas, ou aux officiers qui ne se battent point par honneur, mais par intйrкt; qu'il y a plus de vrai courage а la dйdaigner qu'а la prendre; que les inconvйnients auxquels on s'expose en la rejetant sont insйparables de la pratique des vrais devoirs et plus apparents que rйels; qu'enfin les hommes les plus prompts а y recourir sont toujours ceux dont la probitй est la plus suspecte. D'oщ je conclus que vous ne sauriez en cette occasion ni faire ni accepter un appel sans renoncer en mкme temps а la raison, а la vertu, а l'honneur, et а moi. Retournez mes raisonnements comme il vous plaira, entassez de votre part sophisme sur sophisme: il se trouvera toujours qu'un homme de courage n'est point un lвche, et qu'un homme de bien ne peut кtre un homme sans honneur. Or, je vous ai dйmontrй, ce me semble, que l'homme de courage dйdaigne le duel, et que l'homme de bien l'abhorre.

J'ai cru, mon ami, dans une matiиre aussi grave, devoir faire parler la raison seule, et vous prйsenter les choses exactement telles qu'elles sont. Si j'avais voulu les peindre telles que je les vois et faire parler le sentiment et l'humanitй, j'aurais pris un langage fort diffйrent. Vous savez que mon pиre, dans sa jeunesse eut le malheur de tuer un homme en duel; cet homme йtait son ami: ils se battirent а regret, l'insensй point d'honneur les y contraignit. Le coup mortel qui priva l'un de la vie фta pour jamais le repos а l'autre. Le triste remords n'a pu depuis ce temps sortir de son coeur, souvent dans la solitude on l'entend pleurer et gйmir; il croit sentir encore le fer poussй par sa main cruelle entrer dans le coeur de son ami; il voit dans l'ombre de la nuit son corps pвle et sanglant; il contemple en frйmissant la plaie mortelle; il voudrait йtancher le sang qui coule; l'effroi le saisit, il s'йcrie; ce cadavre affreux ne cesse de le poursuivre. Depuis cinq ans qu'il a perdu le cher soutien de son nom et l'espoir de sa famille, il s'en reproche la mort comme un juste chвtiment du ciel, qui vengea sur son fils unique le pиre infortunй qu'il priva du sien.

Je vous l'avoue, tout cela, joint а mon aversion naturelle pour la cruautй, m'inspire une telle horreur des duels, que je les regarde comme le dernier degrй de brutalitй oщ les hommes puissent parvenir. Celui qui va se battre de gaietй de coeur n'est а mes yeux qu'une bкte fйroce qui s'efforce d'en dйchirer une autre; et, s'il reste le moindre sentiment naturel dans leur вme, je trouve celui qui pйrit moins а plaindre que le vainqueur. Voyez ces hommes accoutumйs au sang: ils ne bravent les remords qu'en йtouffant la voix de la nature; ils deviennent par degrйs cruels, insensibles; ils se jouent de la vie des autres, et la punition d'avoir pu manquer d'humanitй est de la perdre enfin tout а fait. Que sont-ils dans cet йtat? Rйponds, veux-tu leur devenir semblable? Non, tu n'es point fait pour cet odieux abrutissement; redoute le premier pas qui peut t'y conduire: ton вme est encore innocente et saine; ne commence pas а la dйpraver au pйril de ta vie par un effort sans vertu, un crime sans plaisir, une pointe d'honneur sans raison.

Je ne t'ai rien dit de ta Julie; elle gagnera sans doute а laisser parler ton coeur. Un mot, un seul mot, et je te livre а lui. Tu m'as honorйe quelquefois du tendre nom d'йpouse; peut-кtre en ce moment dois-je porter celui de mиre. Veux-tu me laisser veuve avant qu'un noeud sacrй nous unisse!

P.-S. - J'emploie dans cette lettre une autoritй а laquelle jamais homme sage n'a rйsistй. Si vous refusez de vous y rendre, je n'ai plus rien а vous dire; mais pensez-y bien auparavant. Prenez huit jours de rйflexion pour mйditer sur cet important sujet. Ce n'est pas au nom de la raison que je vous demande ce dйlai, c'est au mien. Souvenez-vous que j'use en cette occasion du droit que vous m'avez donnй vous-mкme, et qu'il s'йtend au moins jusque-lа.

 

Lettre LVIII de Julie а Milord Edouard

Ce n'est point pour me plaindre de vous, milord, que je vous йcris; puisque vous m'outragez, il faut bien que j'aie avec vous des torts que j'ignore. Comment concevoir qu'un honnкte homme voulыt dйshonorer sans sujet une famille estimable? Contentez donc votre vengeance, si vous la croyez lйgitime; cette lettre vous donne un moyen facile de perdre une malheureuse fille qui ne se consolera jamais de vous avoir offensй, et qui met а votre discrйtion l'honneur que vous voulez lui фter. Oui, milord, vos imputations йtaient justes; j'ai un amant aimй; il est maоtre de mon coeur et de ma personne; la mort seule pourra briser un noeud si doux. Cet amant est celui mкme que vous honoriez de votre amitiй; il en est digne, puisqu'il vous aime et qu'il est vertueux. Cependant, il va pйrir de votre main; je sais qu'il faut du sang а l'honneur outragй; je sais que sa valeur mкme le perdra; je sais que dans un combat, si peu redoutable pour vous, son intrйpide coeur ira sans crainte chercher le coup mortel. J'ai voulu retenir ce zиle inconsidйrй; j'ai fait parler la raison. Hйlas! en йcrivant ma lettre j'en sentais l'inutilitй; et, quelque respect que je porte а ses vertus, je n'en attends point de lui d'assez sublimes pour le dйtacher d'un faux point d'honneur. Jouissez d'avance du plaisir que vous aurez de percer le sein de votre ami; mais sachez, homme barbare, qu'au moins vous n'aurez pas celui de jouir de mes larmes, et de contempler mon dйsespoir. Non, j'en jure par l'amour qui gйmit au fond de mon coeur, soyez tйmoin d'un serment qui ne sera point vain: je ne survivrai pas d'un jour а celui pour qui je respire; et vous aurez la gloire de mettre au tombeau d'un seul coup deux amants infortunйs, qui n'eurent point envers vous de tort volontaire, et qui se plaisaient а vous honorer.

On dit, milord, que vous avez l'вme belle et le coeur sensible: s'ils vous laissent goыter en paix une vengeance que je ne puis comprendre, et la douceur de faire des malheureux, puissent-ils, quand je ne serai plus, vous inspirer quelques soins pour un pиre et une mиre inconsolables, que la perte du seul enfant qui leur reste va livrer а d'йternelles douleurs!

 

Lettre LIX de monsieur D'Orbe а Julie

Je me hвte, mademoiselle, selon vos ordres, de vous rendre compte de la commission dont vous m'avez chargй. Je viens de chez milord Edouard, que j'ai trouvй souffrant encore de son entorse, et ne pouvant marcher dans sa chambre qu'а l'aide d'un bвton. Je lui ai remis votre lettre, qu'il a ouverte avec empressement; il m'a paru йmu en la lisant: il a rкvй quelque temps; puis il l'a relue une seconde fois avec une agitation plus sensible. Voici ce qu'il m'a dit en la finissant: "Vous savez, monsieur, que les affaires d'honneur ont leurs rиgles dont on ne peut se dйpartir, vous avez vu ce qui s'est passй dans celle-ci; il faut qu'elle soit vidйe rйguliиrement. Prenez deux amis, et donnez-vous la peine de revenir ici demain matin avec eux; vous saurez alors ma rйsolution." Je lui ai reprйsentй que l'affaire s'йtant passйe entre nous, il serait mieux qu'elle se terminвt de mкme. "Je sais, ce qui convient, m'a-t-il dit brusquement, et ferai ce qu'il faut. Amenez vos deux amis, ou je n'ai plus rien а vous dire." Je suis sorti lа-dessus, cherchant inutilement dans ma tкte quel peut кtre son bizarre dessein. Quoi qu'il en soit, j'aurai l'honneur de vous voir ce soir, et j'exйcuterai demain ce que vous me prescrirez. Si vous trouvez а propos que j'aille au rendez-vous avec mon cortиge, je le composerai de gens dont je sois sыr а tout йvйnement.

 

Lettre LX а Julie

Calme tes larmes, tendre et chиre Julie; et, sur le rйcit de ce qui vient de se passer, connais et partage les sentiments que j'йprouve.

J'йtais si rempli d'indignation quand je reзus ta lettre, qu'а peine pus-je la lire avec l'attention qu'elle mйritait. J'avais beau ne la pouvoir rйfuter, l'aveugle colиre йtait la plus forte. Tu peux avoir raison, disais-je en moi-mкme, mais ne me parle jamais de te laisser avilir. Dussй-je te perdre et mourir coupable, je ne souffrirai point qu'on manque au respect qui t'est dы; et, tant qu'il me restera un souffle de vie, tu seras honorйe de tout ce qui t'approche comme tu l'es de mon coeur. Je ne balanзai pas pourtant sur les huit jours que tu me demandais; l'accident de milord Edouard et mon voeu d'obйissance concouraient а rendre ce dйlai nйcessaire. Rйsolu, selon tes ordres, d'employer cet intervalle а mйditer sur le sujet de ta lettre, je m'occupais sans cesse а la relire et а y rйflйchir, non pour changer de sentiment, mais pour justifier le mien.

J'avais repris ce matin cette lettre trop sage et trop judicieuse а mon grй, et je la relisais avec inquiйtude, quand on a frappй а la porte de ma chambre. Un moment aprиs j'ai vu entrer milord Edouard sans йpйe, appuyй sur une canne; trois personnes le suivaient, parmi lesquelles j'ai reconnu M. d'Orbe. Surpris de cette visite imprйvue, j'attendais en silence ce qu'elle devait produire, quand Edouard m'a priй de lui donner un moment d'audience, et de le laisser agir et parler sans l'interrompre. "Je vous en demande, a-t-il dit, votre parole; la prйsence de ces messieurs, qui sont de vos amis, doit vous rйpondre que vous ne l'engagez pas indiscrиtement." Je l'ai promis sans balancer. A peine avais-je achevй que j'ai vu, avec l'йtonnement que tu peux concevoir, milord Edouard а genoux devant moi. Surpris d'une si йtrange attitude, j'ai voulu sur-le-champ le relever; mais, aprиs m'avoir rappelй ma promesse, il m'a parlй dans ces termes: "Je viens, monsieur, rйtracter hautement les discours injurieux que l'ivresse m'a fait tenir en votre prйsence: leur injustice les rend plus offensants pour moi que pour vous, et je m'en dois l'authentique dйsaveu. Je me soumets а toute la punition que vous voudrez m'imposer, et je ne croirai mon honneur rйtabli que quand ma faute sera rйparйe. A quelque prix que ce soit, accordez-moi le pardon que je vous demande, et me rendez votre amitiй. - Milord, lui ai-je dit aussitфt, je reconnais maintenant votre вme grande et gйnйreuse; et je sais bien distinguer en vous les discours que le coeur dicte de ceux que vous tenez quand vous n'кtes pas а vous-mкme; qu'ils soient а jamais oubliйs." A l'instant, je l'ai soutenu en se relevant, et nous nous sommes embrassйs. Aprиs cela, milord se tournant vers les spectateurs leur a dit: "Messieurs, je vous remercie de votre complaisance. De braves gens comme vous, a-t-il ajoutй d'un air fier et d'un ton animй, sentent que celui qui rйpare ainsi ses torts n'en sait endurer de personne. Vous pouvez publier ce que vous avez vu." Ensuite il nous a tous quatre invitйs а souper pour ce soir, et ces messieurs sont sortis.

A peine avons-nous йtй seuls qu'il est venu m'embrasser d'une maniиre plus tendre et plus amicale; puis me prenant la main et s'asseyant а cфtй de moi: "Heureux mortel, s'est-il йcriй, jouissez d'un bonheur dont vous кtes digne. Le coeur de Julie est а vous; puissiez-vous tous deux... - Que dites-vous, Milord? ai-je interrompu; perdez-vous le sens? - Non, m'a-t-il dit en souriant. Mais peu s'en est fallu que je ne le perdisse, et c'en йtait fait de moi peut-кtre si celle qui m'фtait la raison ne me l'eыt rendue." Alors il m'a remis une lettre que j'ai йtй surpris de voir йcrite d'une main qui n'en йcrivit jamais а d'autre homme qu'а moi. Quels mouvements j'ai sentis а sa lecture! Je voyais une amante incomparable vouloir se perdre pour me sauver, et je reconnaissais Julie. Mais quand je suis parvenu а cet endroit oщ elle jure de ne pas survivre au plus fortunй des hommes, j'ai frйmi des dangers que j'avais courus, j'ai murmurй d'кtre trop aimй, et mes terreurs m'ont fait sentir que tu n'es qu'une mortelle. Ah! rends-moi le courage dont tu me prives; j'en avais pour braver la mort qui ne menaзait que moi seul, je n'en ai point pour mourir tout entier.

Tandis que mon вme se livrait а ces rйflexions amиres, Edouard me tenait des discours auxquels j'ai donnй d'abord peu d'attention: cependant il me l'a rendue а force de me parler de toi; car ce qu'il m'en disait plaisait а mon coeur, et n'excitait plus ma jalousie. Il m'a paru pйnйtrй de regret d'avoir troublй nos feux et ton repos. Tu es ce qu'il honore le plus au monde; et n'osant te porter les excuses qu'il m'a faites, il m'a priй de les recevoir en ton nom, et de te les faire agrйer. "Je vous ai regardй, m'a-t-il dit, comme son reprйsentant, et n'ai pu trop m'humilier devant ce qu'elle aime, ne pouvant, sans la compromettre, m'adresser а sa personne, ni mкme la nommer. " Il avoue avoir conзu pour toi les sentiments dont on ne peut se dйfendre en te voyant avec trop de soin; c'йtait une tendre admiration plutфt que de l'amour. Ils ne lui ont jamais inspirй ni prйtention ni espoir; il les a tous sacrifiйs aux nфtres а l'instant qu'ils lui ont йtй connus, et le mauvais propos qui lui est йchappй йtait l'effet du punch et non de la jalousie. Il traite l'amour en philosophe qui croit son вme au-dessus des passions: pour moi, je suis trompй s'il n'en a dйjа ressenti quelqu'une qui ne permet plus а d'autres de germer profondйment. Il prend l'йpuisement du coeur pour l'effort de la raison, et je sais bien qu'aimer Julie et renoncer а elle n'est pas une vertu d'homme.

Il a dйsirй de savoir en dйtail l'histoire de nos amours et les causes qui s'opposent au bonheur de ton ami; j'ai cru qu'aprиs ta lettre une demi-confidence йtait dangereuse et hors de propos; je l'ai faite entiиre, et il m'a йcoutй avec une attention qui m'attestait sa sincйritй. J'ai vu plus d'une fois ses yeux humides et son вme attendrie; je remarquais surtout l'impression puissante que tous les triomphes de la vertu faisaient sur son вme, et je crois avoir acquis а Claude Anet un nouveau protecteur qui ne sera pas moins zйlй que ton pиre. "Il n'y a, m'a-t-il dit, ni incidents ni aventures dans ce que vous m'avez racontй, et les catastrophes d'un roman m'attacheraient beaucoup moins; tant les sentiments supplйent aux situations, et les procйdйs honnкtes aux actions йclatantes! Vos deux вmes sont si extraordinaires, qu'on n'en peut juger sur les rиgles communes. Le bonheur n'est pour vous ni sur la mкme route ni de la mкme espиce que celui des autres hommes: ils ne cherchent que la puissance et les regards d'autrui; il ne vous faut que la tendresse et la paix. Il s'est joint а votre amour une йmulation de vertu qui vous йlиve, et vous vaudriez moins l'un et l'autre si vous ne vous йtiez point aimйs. L'amour passera, ose-t-il ajouter (pardonnons-lui ce blasphиme prononcй dans l'ignorance de son coeur); l'amour passera, dit-il, et les vertus resteront." Ah! puissent-elles durer autant que lui, ma Julie! le ciel n'en demandera pas davantage.

Enfin je vois que la duretй philosophique et nationale n'altиre point dans cet honnкte Anglais l'humanitй naturelle, et qu'il s'intйresse vйritablement а nos peines. Si le crйdit et la richesse nous pouvaient кtre utiles, je crois que nous aurions lieu de compter sur lui. Mais, hйlas! de quoi servent la puissance et l'argent pour rendre les coeurs heureux?

Cet entretien, durant lequel nous ne comptions pas les heures, nous a menйs jusqu'а celle du dоner. J'ai fait apporter un poulet, et aprиs le dоner nous avons continuй de causer. Il m'a parlй de sa dйmarche de ce matin, et je n'ai pu m'empкcher de tйmoigner quelque surprise d'un procйdй si authentique et si peu mesurй: mais, outre la raison qu'il m'en avait dйjа donnйe, il a ajoutй qu'une demi-satisfaction йtait indigne d'un homme de courage; qu'il la fallait complиte ou nulle, de peur qu'on ne s'avilоt sans rien rйparer, et qu'on ne fоt attribuer а la crainte une dйmarche faite а contre-coeur et de mauvaise grвce. "D'ailleurs, a-t-il ajoutй, ma rйputation est faite, je puis кtre juste sans soupзon de lвchetй; mais vous, qui кtes jeune et dйbutez dans le monde, il faut que vous sortiez si net de la premiиre affaire, qu'elle ne tente personne de vous en susciter une seconde. Tout est plein de ces poltrons adroits qui cherchent, comme on dit, а tвter leur homme, c'est-а-dire а dйcouvrir quelqu'un qui soit encore plus poltron qu'eux, et aux dйpens duquel ils puissent se faire valoir. Je veux йviter а un homme d'honneur comme vous la nйcessitй de chвtier sans gloire un de ces gens-lа; et j'aime mieux, s'ils ont besoin de leзon, qu'ils la reзoivent de moi que de vous: car une affaire de plus n'фte rien а celui qui en a dйjа eu plusieurs; mais en avoir une est toujours une sorte de tache, et l'amant de Julie en doit кtre exempt."

Voilа l'abrйgй de ma longue conversation avec milord Edouard. J'ai cru nйcessaire de t'en rendre compte afin que tu me prescrives la maniиre dont je dois me comporter avec lui.

Maintenant, que tu dois кtre tranquillisйe, chasse, je t'en conjure, les idйes funestes qui t'occupent depuis quelques jours. Songe aux mйnagements qu'exige l'incertitude de ton йtat actuel. Oh! si bientфt tu pouvais tripler mon кtre! Si bientфt un gage adorй... Espoir dйjа trop dйзu, viendrais-tu m'abuser encore?... O dйsirs! ф crainte! ф perplexitйs! charmante amie de mon coeur, vivons pour nous aimer, et que le ciel dispose du reste.

P.-S. - J'oubliais de te dire que milord m'a remis ta lettre, et que je n'ai point fait difficultй de la recevoir, ne jugeant pas qu'un pareil dйpфt doive rester entre les mains d'un tiers. Je te la rendrai а notre premiиre entrevue; car, quant а moi, je n'en ai plus а faire; elle est trop bien йcrite au fond de mon coeur pour que jamais j'aie besoin de la relire.

 

Lettre LXI de Julie

Amиne demain milord Edouard, que je me jette а ses pieds comme il s'est mis aux tiens. Quelle grandeur! quelle gйnйrositй! Oh! que nous sommes petits devant lui! Conserve ce prйcieux ami comme la prunelle de ton oeil. Peut-кtre vaudrait-il moins s'il йtait plus tempйrant: jamais homme sans dйfauts eut-il de grandes vertus?

Mille angoisses de toutes espиces m'avaient jetйe dans l'abattement; ta lettre est venue ranimer mon courage йteint. En dissipant mes terreurs, elle m'a rendu mes peines plus supportables. Je me sens maintenant assez de force pour souffrir. Tu vis, tu m'aimes; ton sang, le sang de ton ami, n'ont point йtй rйpandus, et ton honneur est en sыretй: je ne suis donc pas tout а fait misйrable.

Ne manque pas au rendez-vous de demain. Jamais je n'eus si grand besoin de te voir, ni si peu d'espoir de te voir longtemps. Adieu, mon cher et unique ami. Tu n'as pas bien dit, ce me semble, vivons pour nous aimer. Ah! il fallait dire, aimons-nous pour vivre.

 

Lettre LXII de Claire а Julie

Faudra-t-il toujours, aimable cousine, ne remplir envers toi que les plus tristes devoirs de l'amitiй? Faudra-t-il toujours dans l'amertume de mon coeur affliger le tien par de cruels avis? Hйlas! tous nos sentiments nous sont communs, tu le sais bien, et je ne saurais t'annoncer de nouvelles peines que je ne les aie dйjа senties. Que ne puis-je te cacher ton infortune sans l'augmenter! ou que la tendre amitiй n'a-t-elle autant de charmes que l'amour! Ah! que j'effacerais promptement tous les chagrins que je te donne!

Hier, aprиs le concert, ta mиre en s'en retournant ayant acceptй le bras de ton ami et toi celui de M. d'Orbe, nos deux pиres restиrent avec milord а parler de politique; sujet dont je suis si excйdйe que l'ennui me chassa dans ma chambre. Une demi-heure aprиs j'entendis nommer ton ami plusieurs fois avec assez de vйhйmence: je connus que la conversation avait changй d'objet, et je prкtai l'oreille. Je jugeai par la suite du discours qu'Edouard avait osй proposer ton mariage avec ton ami, qu'il appelait hautement le sien, et auquel il offrait de faire en cette qualitй un йtablissement convenable. Ton pиre avait rejetй avec mйpris cette proposition, et c'йtait lа-dessus que les propos commenзaient а s'йchauffer. "Sachez, lui disait milord, malgrй vos prйjugйs, qu'il est de tous les hommes le plus digne d'elle et peut-кtre le plus propre а la rendre heureuse. Tous les dons qui ne dйpendent pas des hommes, il les a reзus de la nature, et il y a ajoutй tous les talents qui ont dйpendu de lui. Il est jeune, grand, bien fait, robuste, adroit; il a de l'йducation, du sens, des moeurs, du courage; il a l'esprit ornй, l'вme saine; que lui manque-t-il donc pour mйriter votre aveu? La fortune? Il l'aura. Le tiers de mon bien suffit pour en faire le plus riche particulier du pays de Vaud, j'en donnerai s'il le faut jusqu'а la moitiй. La noblesse? Vaine prйrogative dans un pays oщ elle est plus nuisible qu'utile. Mais il l'a encore, n'en doutez pas, non point йcrite d'encre en de vieux parchemins, mais gravйe au fond de son coeur en caractиres ineffaзables. En un mot, si vous prйfйrez la raison au prйjugй, et si vous aimez mieux votre fille que vos titres, c'est а lui que vous la donnerez."

Lа-dessus ton pиre s'emporta vivement. Il traita la proposition d'absurde et de ridicule! "Quoi! milord, dit-il, un homme d'honneur comme vous peut-il seulement penser que le dernier rejeton d'une famille illustre aille йteindre ou dйgrader son nom dans celui d'un quidam sans asile et rйduit а vivre d'aumфnes?... - Arrкtez, interrompit Edouard; vous parlez de mon ami, songez que je prends pour moi tous les outrages qui lui sont faits en ma prйsence, et que les noms injurieux а un homme d'honneur le sont encore plus а celui qui les prononce. De tels quidams sont plus respectables que tous les houbereaux de l'Europe, et je vous dйfie de trouver aucun moyen plus honorable d'aller а la fortune que les hommages de l'estime et les dons de l'amitiй. Si le gendre que je vous propose ne compte point, comme vous, une longue suite d'aпeux toujours incertains, il sera le fondement et l'honneur de sa maison comme votre premier ancкtre le fut de la vфtre. Vous seriez-vous donc tenu pour dйshonorй par l'alliance du chef de votre famille, et ce mйpris ne rejaillirait-il pas sur vous-mкme? Combien de grands noms retomberaient dans l'oubli, si l'on ne tenait compte que de ceux qui ont commencй par un homme estimable! Jugeons du passй par le prйsent, sur deux ou trois citoyens qui s'illustrent par des moyens honnкtes, mille coquins anoblissent tous les jours leur famille; et que prouvera cette noblesse dont leurs descendants seront si fiers, sinon les vols et l'infamie de leur ancкtre? On voit, je l'avoue, beaucoup de malhonnкtes gens parmi les roturiers; mais il y a toujours vingt а parier contre un qu'un gentilhomme descend d'un fripon. Laissons, si vous voulez, l'origine а part, et pesons le mйrite et les services. Vous avez portй les armes chez un prince йtranger, son pиre les a portйes gratuitement pour la patrie. Si vous avez bien servi, vous avez йtй bien payй; et quelque honneur que vous ayez acquis а la guerre, cent roturiers en ont acquis encore plus que vous.

De quoi s'honore donc, continua milord Edouard, cette noblesse dont vous кtes si fier? Que fait-elle pour la gloire de la patrie ou le bonheur du genre humain? Mortelle ennemie des lois et de la libertй, qu'a-t-elle jamais produit dans la plupart des pays oщ elle brille, si ce n'est la force de la tyrannie et l'oppression des peuples? Osez-vous; dans une rйpublique, vous honorer d'un йtat destructeur des vertus et de l'humanitй, d'un йtat oщ l'on se vante de l'esclavage, et oщ l'on rougit d'кtre homme? Lisez les annales de votre patrie: en quoi votre ordre a-t-il bien mйritй d'elle? quels nobles comptez-vous parmi ses libйrateurs? Les Furst, les Tell, les Stuffacher, йtaient-ils gentilshommes? Quelle est donc cette gloire insensйe dont vous faites tant de bruit? Celle de servir un homme, et d'кtre а charge а l'Etat."

Conзois, ma chиre, ce que je souffrais de voir cet honnкte homme nuire ainsi par une вpretй dйplacйe aux intйrкts de l'ami qu'il voulait servir. En effet ton pиre, irritй par tant d'invectives piquantes quoique gйnйrales, se mit а les repousser par des personnalitйs. Il dit nettement а milord Edouard que jamais homme de sa condition n'avait tenu les propos qui venaient de lui йchapper. "Ne plaidez point inutilement la cause d'autrui, ajouta-t-il d'un ton brusque; tout grand seigneur que vous кtes, je doute que vous puissiez bien dйfendre la vфtre sur le sujet en question. Vous demandez ma fille pour votre ami prйtendu, sans savoir si vous-mкme seriez bon pour elle; et je connais assez la noblesse d'Angleterre pour avoir sur vos discours une mйdiocre opinion de la vфtre."

"Pardieu! dit milord, quoi que vous pensiez de moi, je serais bien fвchй de n'avoir d'autre preuve de mon mйrite que celui d'un homme mort depuis cinq cents ans. Si vous connaissez la noblesse d'Angleterre, vous savez qu'elle est la plus йclairйe, la mieux instruite, la plus sage, et la plus brave de l'Europe: avec cela, je n'ai pas besoin de chercher si elle est la plus antique; car, quand on parle de ce qu'elle est, il n'est pas question de ce qu'elle fut. Nous ne sommes point, il est vrai, les esclaves du prince, mais ses amis, ni les tyrans du peuple, mais ses chefs. Garants de la libertй, soutiens de la patrie, et appuis du trфne, nous formons un invincible йquilibre entre le peuple et le roi. Notre premier devoir est envers la nation, le second envers celui qui la gouverne: ce n'est pas sa volontй mais son droit que nous consultons. Ministres suprкmes des lois dans la chambre des pairs, quelquefois mкme lйgislateurs, nous rendons йgalement justice au peuple et au roi, et nous ne souffrons point que personne dise: Dieu et mon йpйe, mais seulement: Dieu et mon droit.

Voilа, monsieur, continua-t-il, quelle est cette noblesse respectable, ancienne autant qu'aucune autre, mais plus fiиre de son mйrite que de ses ancкtres, et dont vous parlez sans la connaоtre. Je ne suis point le dernier en rang dans cet ordre illustre, et crois, malgrй vos prйtentions, vous valoir а tous йgards. J'ai une soeur а marier; elle est noble, jeune, aimable, riche, elle ne cиde а Julie que par les qualitйs que vous comptez pour rien. Si quiconque a senti les charmes de votre fille pouvait tourner ailleurs ses yeux et son coeur, quel honneur je me ferais d'accepter avec rien, pour mon beau-frиre, celui que je vous propose pour gendre avec la moitiй de mon bien!"

Je connus а la rйplique de ton pиre que cette conversation ne faisait que l'aigrir; et, quoique pйnйtrйe d'admiration pour la gйnйrositй de milord Edouard, je sentis qu'un homme aussi peu liant que lui n'йtait propre qu'а ruiner а jamais la nйgociation qu'il avait entreprise. Je me hвtai donc de rentrer avant que les choses allassent plus loin. Mon retour fit rompre cet entretien, et l'on se sйpara le moment d'aprиs assez froidement. Quant а mon pиre, je trouvai qu'il se comportait trиs bien dans ce dйmкlй. Il appuya d'abord avec intйrкt la proposition; mais, voyant que ton pиre n'y voulait point entendre, et que la dispute commenзait а s'animer, il se retourna, comme de raison, du parti de son beau-frиre; et en interrompant а propos l'un et l'autre par des discours modйrйs, il les retint tous deux dans des bornes dont ils seraient vraisemblablement sortis s'ils fussent restйs tкte-а-tкte. Aprиs leur dйpart il me fit confidence de ce qui venait de se passer; et, comme je prйvis oщ il en allait venir, je me hвtai de lui dire que les choses йtant en cet йtat, il ne convenait plus que la personne en question te vоt si souvent ici, et qu'il ne conviendrait pas mкme qu'il y vоnt du tout, si ce n'йtait faire une espиce d'affront а M. d'Orbe dont il йtait l'ami; mais que je le prierais de l'amener plus rarement, ainsi que milord Edouard. C'est, ma chиre, tout ce que j'ai pu faire de mieux pour ne leur pas fermer tout а fait ma porte.

Ce n'est pas tout. La crise oщ je te vois me force а revenir sur mes avis prйcйdents. L'affaire de milord Edouard et de ton ami a fait par la ville tout l'йclat auquel on devait s'attendre. Quoique M. d'Orbe ait gardй le secret sur le fond de la querelle, trop d'indices le dйcиlent pour qu'il puisse rester cachй. On soupзonne, on conjecture, on te nomme; le rapport du Guet n'est pas si bien йtouffй qu'on ne s'en souvienne, et tu n'ignores pas qu'aux yeux du public la vйritй soupзonnйe est bien prиs de l'йvidence. Tout ce que je puis te dire pour ta consolation, c'est qu'en gйnйral on approuve ton choix, et qu'on verrait avec plaisir l'union d'un si charmant couple; ce qui me confirme que ton ami s'est bien comportй dans ce pays, et n'y est guиre moins aimй que toi. Mais que fait la voix publique а ton inflexible pиre? Tous ces bruits lui sont parvenus ou lui vont parvenir, et je frйmis de l'effet qu'ils peuvent produire, si tu ne te hвtes de prйvenir sa colиre. Tu dois t'attendre de sa part а une explication terrible pour toi-mкme, et peut-кtre а pis encore pour ton ami: non que je pense qu'il veuille а son вge se mesurer avec un jeune homme qu'il ne croit pas digne de son йpйe; mais le pouvoir qu'il a dans la ville lui fournirait, s'il le voulait, mille moyens de lui faire un mauvais parti, et il est а craindre que sa fureur ne lui en inspire la volontй.

Je t'en conjure а genoux, ma douce amie, songe aux dangers qui t'environnent, et dont le risque augmente а chaque instant. Un bonheur inouп t'a prйservйe jusqu'а prйsent au milieu de tout cela; tandis qu'il en est temps encore, mets le sceau de la prudence au mystиre de tes amours, et ne pousse pas а bout la fortune, de peur qu'elle n'enveloppe dans tes malheurs celui qui les aura causйs. Crois-moi, mon ange, l'avenir est incertain: mille йvйnements peuvent, avec le temps, offrir des ressources inespйrйes; mais, quant а prйsent, je te l'ai dit et le rйpиte plus fortement, йloigne ton ami, ou tu es perdue.

 

Lettre LXIII de Julie а Claire

Tout ce que tu avais prйvu, ma chиre, est arrivй. Hier, une heure aprиs notre retour, mon pиre entra dans la chambre de ma mиre, les yeux йtincelants, le visage enflammй, dans un йtat, en un mot, oщ je ne l'avais jamais vu. Je compris d'abord qu'il venait d'avoir querelle, ou qu'il allait la chercher; et ma conscience agitйe me fit trembler d'avance.

Il commenзa par apostropher vivement, mais en gйnйral, les mиres de famille qui appellent indiscrиtement chez elles des jeunes gens sans йtat et sans nom, dont le commerce n'attire que honte et dйshonneur а celles qui les йcoutent. Ensuite, voyant que cela ne suffisait pas pour arracher quelque rйponse d'une femme intimidйe, il cita sans mйnagement en exemple ce qui s'йtait passй dans notre maison, depuis qu'on y avait introduit un prйtendu bel esprit, un diseur de riens, plus propre а corrompre une fille sage qu'а lui donner aucune bonne instruction. Ma mиre, qui vit qu'elle gagnerait peu de chose а se taire, l'arrкta sur ce mot de corruption, et lui demanda ce qu'il trouvait dans la conduite ou dans la rйputation de l'honnкte homme dont il parlait, qui pыt autoriser de pareils soupзons. "Je n'ai pas cru, ajouta-t-elle, que l'esprit et le mйrite fussent des titres d'exclusion dans la sociйtй. A qui donc faudra-t-il ouvrir votre maison, si les talents et les moeurs n'en obtiennent pas l'entrйe? - A des gens sortables, madame, reprit-il en colиre, qui puissent rйparer l'honneur d'une fille quand ils l'ont offensй. - Non, dit-elle, mais а des gens de bien qui ne l'offensent point. - Apprenez, dit-il, que c'est offenser l'honneur d'une maison que d'oser en solliciter l'alliance sans titres pour l'obtenir. - Loin de voir en cela, dit ma mиre, une offense, je n'y vois, au contraire, qu'un tйmoignage d'estime. D'ailleurs, je ne sache point que celui contre qui vous vous emportez ait rien fait de semblable а votre йgard. - Il l'a fait, madame, et fera pis encore si je n'y mets ordre: mais je veillerai, n'en doutez pas, aux soins que vous remplissez si mal."

Alors commenзa une dangereuse altercation qui m'apprit que les bruits de ville dont tu parles йtaient ignorйs de mes parents, mais durant laquelle ton indigne cousine eыt voulu кtre а cent pieds sous terre. Imagine-toi la meilleure et la plus abusйe des mиres faisant l'йloge de sa coupable fille, et la louant, hйlas! de toutes les vertus qu'elle a perdues, dans les termes les plus honorables, ou, pour mieux dire, les plus humiliants; figure-toi un pиre irritй prodigue d'expressions offensantes, et qui, dans tout son emportement, n'en laisse pas йchapper une qui marque le moindre doute sur la sagesse de celle que le remords dйchire et que la honte йcrase en sa prйsence. Oh! quel incroyable tourment d'une conscience avilie, de se reprocher des crimes que la colиre et l'indignation ne pourraient soupзonner! Quel poids accablant et insupportable que celui d'une fausse louange et d'une estime que le coeur rejette en secret! Je m'en sentais tellement oppressйe, que, pour me dйlivrer d'un si cruel supplice, j'йtais prкte а tout avouer, si mon pиre m'en eыt laissй le temps; mais l'impйtuositй de son emportement lui faisait redire cent fois les mкmes choses et changer а chaque instant de sujet. Il remarqua ma contenance basse, йperdue, humiliйe, indice de mes remords. S'il n'en tira pas la consйquence de ma faute, il en tira celle de mon amour; et, pour m'en faire plus de honte, il en outragea l'objet en des termes si odieux et si mйprisants que je ne pus, malgrй tous mes efforts, le laisser poursuivre sans l'interrompre.

Je ne sais, ma chиre, oщ je trouvai tant de hardiesse, et quel moment d'йgarement me fit oublier ainsi le devoir et la modestie; mais si j'osai sortir un instant d'un silence respectueux, j'en portai, comme tu vas voir, assez rudement la peine. "Au nom du ciel, lui dis-je, daignez vous apaiser; jamais un homme digne de tant d'injures ne sera dangereux pour moi." A l'instant, mon pиre, qui crut sentir un reproche а travers ces mots, et dont la fureur n'attendait qu'un prйtexte, s'йlanзa sur ta pauvre amie: pour la premiиre fois de ma vie je reзus un soufflet qui ne fut pas le seul; et, se livrant а son transport avec une violence йgale а celle qu'il lui avait coыtйe, il me maltraita sans mйnagement, quoique ma mиre se fыt jetйe entre deux, m'eыt couverte de son corps, et eыt reзu quelques-uns des coups qui m'йtaient portйs. En reculant pour les йviter, je fis un faux pas, je tombai, et mon visage alla donner contre le pied d'une table qui me fit saigner.

Ici finit le triomphe de la colиre et commenзa celui de la nature. Ma chute, mon sang, mes larmes, celles de ma mиre l'йmurent; il me releva avec un air d'inquiйtude et d'empressement; et, m'ayant assise sur une chaise, ils recherchиrent tous deux avec soin si je n'йtais point blessйe. Je n'avais qu'une lйgиre contusion au front et ne saignais que du nez. Cependant je vis au changement d'air et de voix de mon pиre, qu'il йtait mйcontent de ce qu'il venait de faire. Il ne revint point а moi par des caresses, la dignitй paternelle ne souffrait pas un changement si brusque; mais il revint а ma mиre avec de tendres excuses; et je voyais bien, aux regards qu'il jetait furtivement sur moi, que la moitiй de tout cela m'йtait indirectement adressйe. Non, ma chиre, il n'y a point de confusion si touchante que celle d'un tendre pиre qui croit s'кtre mis dans son tort. Le coeur d'un pиre sent qu'il est fait pour pardonner, et non pour avoir besoin de pardon.

Il йtait l'heure du souper; on le fit retarder pour me donner le temps de me remettre; et mon pиre, ne voulant pas que les domestiques fussent tйmoins de mon dйsordre, m'alla chercher lui-mкme un verre d'eau, tandis que ma mиre me bassinait le visage. Hйlas! cette pauvre maman, dйjа languissante et valйtudinaire, elle se serait bien passйe d'une pareille scиne, et n'avait guиre moins besoin de secours que moi.

A table, il ne me parla point; mais ce silence йtait de honte et non de dйdain; il affectait de trouver bon chaque plat pour dire а ma mиre de m'en servir; et ce qui me toucha le plus sensiblement fut de m'apercevoir qu'il cherchait les occasions de me nommer sa fille, et non pas Julie, comme а l'ordinaire.

Aprиs le souper, l'air se trouva si froid que ma mиre fit faire du feu dans sa chambre. Elle s'assit а l'un des coins de la cheminйe, et mon pиre а l'autre; j'allais prendre une chaise pour me placer entre eux, quand, m'arrкtant par ma robe, et me tirant а lui sans rien dire, il m'assit sur ses genoux. Tout cela se fit si promptement, et par une sorte de mouvement si involontaire, qu'il en eut une espиce de repentir le moment d'aprиs. Cependant, j'йtais sur ses genoux, il ne pouvait plus s'en dйdire; et, ce qu'il y avait de pis pour la contenance, il fallait me tenir embrassйe dans cette gкnante attitude. Tout cela se faisait en silence: mais je sentais de temps en temps ses bras se presser contre mes flancs avec un soupir assez mal йtouffй. Je ne sais quelle mauvaise honte empкchait ces bras paternels de se livrer а ces douces йtreintes. Une certaine gravitй qu'on n'osait quitter, une certaine confusion qu'on n'osait vaincre, mettaient entre un pиre et sa fille ce charmant embarras que la pudeur et l'amour donnent aux amants; tandis qu'une tendre mиre, transportйe d'aise, dйvorait en secret un si doux spectacle. Je voyais, je sentais tout cela, mon ange, et ne pus tenir plus longtemps а l'attendrissement qui me gagnait. Je feignis de glisser; je jetai, pour me retenir, un bras au cou de mon pиre; je penchai mon visage sur son visage vйnйrable, et dans un instant il fut couvert de mes baisers et inondй de mes larmes; je sentis а celles qui lui coulaient des yeux qu'il йtait lui-mкme soulagй d'une grande peine: ma mиre vint partager nos transports. Douce et paisible innocence, tu manquas seule а mon coeur pour faire de cette scиne de la nature le plus dйlicieux moment de ma vie!

Ce matin, la lassitude et le ressentiment de ma chute m'ayant retenue au lit un peu tard, mon pиre est entrй dans ma chambre avant que je fusse levйe; il s'est assis а cфtй de mon lit en s'informant tendrement de ma santй; il a pris une de mes mains dans les siennes, il s'est abaissй jusqu'а la baiser plusieurs fois en m'appelant sa chиre fille, et me tйmoignant du regret de son emportement. Pour moi, je lui ai dit, et je le pense, que je serais trop heureuse d'кtre battue tous les jours au mкme prix, et qu'il n'y a point de traitement si rude qu'une seule de ses caresses n'efface au fond de mon coeur.

Aprиs cela, prenant un ton plus grave, il m'a remise sur le sujet d'hier, et m'a signifiй sa volontй en termes honnкtes, mais prйcis. "Vous savez, m'a-t-il dit, а qui je vous destine; je vous l'ai dйclarй dиs mon arrivйe, et ne changerai jamais d'intention sur ce point. Quant а l'homme dont m'a parlй milord Edouard, quoique je ne lui dispute point le mйrite que tout le monde lui trouve, je ne sais s'il a conзu de lui-mкme le ridicule espoir de s'allier а moi, ou si quelqu'un a pu le lui inspirer; mais, quand je n'aurais personne en vue, et qu'il aurait toutes les guinйes de l'Angleterre, soyez sыre que je n'accepterais jamais un tel gendre. Je vous dйfends de le voir et de lui parler de votre vie, et cela autant pour la sыretй de la sienne que pour votre honneur. Quoique je me sois toujours senti peu d'inclination pour lui, je le hais, surtout а prйsent, pour les excиs qu'il m'a fait commettre, et ne lui pardonnerai jamais ma brutalitй."

A ces mots, il est sorti sans attendre ma rйponse, et presque avec le mкme air de sйvйritй qu'il venait de se reprocher. Ah! ma cousine, quels monstres d'enfer sont ces prйjugйs qui dйpravent les meilleurs coeurs, et font taire а chaque instant la nature!

Voilа, ma Claire, comment s'est passйe l'explication que tu avais prйvue, et dont je n'ai pu comprendre la cause jusqu'а ce que ta lettre me l'ait apprise. Je ne puis bien te dire quelle йvolution s'est faite en moi, mais depuis ce moment je me trouve changйe; il me semble que je tourne les yeux avec plus de regret sur l'heureux temps oщ je vivais tranquille et contente au sein de ma famille, et que je sens augmenter le sentiment de ma faute avec celui des biens qu'elle m'a fait perdre. Dis, cruelle, dis-le-moi, si tu l'oses, le temps de l'amour serait-il passй, et faut-il ne se plus revoir? Ah! sens-tu bien tout ce qu'il y a de sombre et d'horrible dans cette funeste idйe? Cependant l'ordre de mon pиre est prйcis, le danger de mon amant est certain. Sais-tu ce qui rйsulte en moi de tant de mouvements opposйs qui s'entre-dйtruisent? Une sorte de stupiditй qui me rend l'вme presque insensible, et ne me laisse l'usage ni des passion, ni de la raison. Le moment est critique, tu me l'as dit et je le sens; cependant, je ne fus jamais moins en йtat de me conduire. J'ai voulu tenter vingt fois d'йcrire а celui que j'aime: je suis prкte а m'йvanouir а chaque ligne, et n'en saurais tracer deux de suite. Il ne me reste que toi, ma douce amie; daigne penser, parler, agir pour moi; je remets mon sort en tes mains; quelque parti que tu prennes, je confirme d'avance tout ce que tu feras: je confie а ton amitiй ce pouvoir funeste que l'amour m'a vendu si cher. Sйpare-moi pour jamais de moi-mкme, donne-moi la mort s'il faut que je meure, mais ne me force pas а me percer le coeur de ma propre main.

O mon ange! ma protectrice! quel horrible emploi je te laisse! Auras-tu le courage de l'exercer? Sauras-tu bien en adoucir la barbarie! Hйlas! ce n'est pas mon coeur seul qu'il faut dйchirer. Claire, tu le sais, comment je suis aimйe! Je n'ai pas mкme la consolation d'кtre la plus а plaindre. De grвce! fais parler mon coeur par ta bouche; pйnиtre le tien de la tendre commisйration de l'amour; console un infortunй; dis-lui cent fois... Ah! dis-lui... Ne crois-tu pas, chиre amie, que, malgrй tous les prйjugйs, tous les obstacles, tous les revers, le ciel nous a faits l'un pour l'autre? Oui, oui, j'en suis sыre, il nous destine а кtre unis; il m'est impossible de perdre cette idйe, il m'est impossible de renoncer а l'espoir qui la suit. Dis-lui qu'il se garde lui-mкme du dйcouragement et du dйsespoir. Ne t'amuse point а lui demander en mon nom amour et fidйlitй, encore moins а lui en promettre autant de ma part; l'assurance n'en est-elle pas au fond de nos вmes? Ne sentons-nous pas qu'elles sont indivisibles, et que nous n'en avons plus qu'une а nous deux? Dis-lui donc seulement qu'il espиre, et que, si le sort nous poursuit, il se fie au moins а l'amour; car, je le sens, ma cousine, il guйrira de maniиre ou d'autre les maux qu'il nous cause, et quoi que le ciel ordonne de nous, nous ne vivrons pas longtemps sйparйs.

P.-S. - Aprиs ma lettre йcrite, j'ai passй dans la chambre de ma mиre, et je me suis trouvйe si mal que je suis obligйe de venir me remettre dans mon lit: je m'aperзois mкme... je crains... Ah! ma chиre, je crains bien que ma chute d'hier n'ait quelque suite plus funeste que je n'avais pensй. Ainsi tout est fini pour moi; toutes mes espйrances m'abandonnent en mкme temps.

 

Lettre LXIV de Claire а monsieur d'Orbe

Mon pиre m'a rapportй ce matin l'entretien qu'il eut hier avec vous. Je vois avec plaisir que tout s'achemine а ce qu'il vous plaоt d'appeler votre bonheur. J'espиre, vous le savez, d'y trouver aussi le mien; l'estime et l'amitiй vous sont acquises, et tout ce que mon coeur peut nourrir de sentiments plus tendres est encore а vous. Mais ne vous y trompez pas; je suis en femme une espиce de monstre, et je ne sais pas quelle bizarrerie de la nature l'amitiй l'emporte en moi sur l'amour. Quand je vous dis que ma Julie m'est plus chиre que vous, vous n'en faites que rire; et cependant rien n'est plus vrai. Julie le sent si bien qu'elle est plus jalouse pour vous que vous-mкme, et que, tandis que vous paraissez content, elle trouve toujours que je ne vous aime pas assez. Il y a plus, et je m'attache tellement а tout ce qui lui est cher, que son amant et vous кtes а peu prиs dans mon coeur en mкme degrй, quoique de diffйrentes maniиres. Je n'ai pour lui que de l'amitiй, mais elle est plus vive; je crois sentir un peu d'amour pour vous, mais il est plus posй. Quoique tout cela pыt paraоtre assez йquivalent pour troubler la tranquillitй d'un jaloux, je ne pense pas que la vфtre en soit fort altйrйe.

Que les pauvres enfants en sont loin, de cette douce tranquillitй dont nous osons jouir! et que notre contentement a mauvaise grвce, tandis que nos amis sont au dйsespoir! C'en est fait, il faut qu'ils se quittent; voici l'instant peut-кtre de leur йternelle sйparation; et la tristesse que nous leur reprochвmes le jour du concert йtait peut-кtre un pressentiment qu'ils se voyaient pour la derniиre fois. Cependant votre ami ne sait rien de son infortune; dans la sйcuritй de son coeur il jouit encore du bonheur qu'il a perdu; au moment du dйsespoir, il goыte en idйe une ombre de fйlicitй; et, comme celui qu'enlиve un trйpas imprйvu, le malheureux songe а vivre, et ne voit pas la mort qui va le saisir. Hйlas! c'est de ma main qu'il doit recevoir ce coup terrible! O divine amitiй, seule idole de mon coeur, viens l'animer de ta sainte cruautй. Donne-moi le courage d'кtre barbare, et de te servir dignement dans un si douloureux devoir.

Je compte sur vous en cette occasion, et j'y compterais mкme quand vous m'aimeriez moins; car je connais votre вme, je sais qu'elle n'a pas besoin du zиle de l'amour oщ parle celui de l'humanitй. Il s'agit d'abord d'engager notre ami а venir chez moi demain dans la matinйe. Gardez-vous, au surplus, de l'avertir de rien. Aujourd'hui l'on me laisse libre, et j'irai passer l'aprиs-midi chez Julie; tвchez de trouver milord Edouard, et de venir seul avec lui m'attendre а huit heures, afin de convenir ensemble de ce qu'il faudra faire pour rйsoudre au dйpart cet infortunй et prйvenir son dйsespoir.

J'espиre beaucoup de son courage et de nos soins; j'espиre encore plus de son amour. La volontй de Julie, le danger que courent sa vie et son honneur, sont des motifs auxquels il ne rйsistera pas. Quoi qu'il en soit, je vous dйclare qu'il ne sera point question de noce entre nous que Julie ne soit tranquille, et que jamais les larmes de mon amie n'arroseront le noeud qui doit nous unir. Ainsi, monsieur, s'il est vrai que vous m'aimiez, votre intйrкt s'accorde, en cette occasion, avec votre gйnйrositй; et ce n'est pas tellement ici l'affaire d'autrui, que ce ne soit aussi la vфtre.

 

Lettre LXV de Claire а Julie

Tout est fait; et malgrй ses imprudences, ma Julie est en sыretй. Les secrets de ton coeur sont ensevelis dans l'ombre du mystиre. Tu es encore au sein de ta famille et de ton pays, chйrie, honorйe, jouissant d'une rйputation sans tache et d'une estime universelle. Considиre en frйmissant les dangers que la honte ou l'amour t'ont fait courir en faisant trop ou trop peu. Apprends а ne vouloir plus concilier des sentiments incompatibles, et bйnis le ciel, trop aveugle amante ou fille trop craintive, d'un bonheur qui n'йtait rйservй qu'а toi.

Je voulais йviter а ton triste coeur le dйtail de ce dйpart si cruel et si nйcessaire. Tu l'as voulu, je l'ai promis, je tiendrai parole avec cette mкme franchise qui nous est commune, et qui ne mit jamais aucun avantage en balance avec la bonne foi. Lis donc, chиre et dйplorable amie, lis, puisqu'il le faut; mais prends courage, et tiens-toi ferme.

Toutes les mesures que j'avais prises et dont je te rendis compte hier ont йtй suivies de point en point. En rentrant chez moi j'y trouvai M. d'Orbe et milord Edouard. Je commenзai par dйclarer au dernier ce que nous savions de son hйroпque gйnйrositй, et lui tйmoignai combien nous en йtions toutes deux pйnйtrйes. Ensuite je leur exposai les puissantes raisons que nous avions d'йloigner promptement ton ami, et les difficultйs que je prйvoyais а l'y rйsoudre. Milord sentit parfaitement tout cela, et montra beaucoup de douleur de l'effet qu'avait produit son zиle inconsidйrй. Ils convinrent qu'il йtait important de prйcipiter le dйpart de ton ami, et de saisir un moment de consentement pour prйvenir de nouvelles irrйsolutions, et l'arracher au continuel danger du sйjour. Je voulais charger M. d'Orbe de faire а son insu les prйparatifs convenables; mais milord, regardant cette affaire comme la sienne, voulut en prendre le soin. Il me promit que sa chaise serait prкte ce matin а onze heures; ajoutant qu'il l'accompagnerait aussi loin qu'il serait nйcessaire, et proposa de l'emmener d'abord sous un autre prйtexte, pour le dйterminer plus а loisir. Cet expйdient ne me parut pas assez franc pour nous et pour notre ami, et je ne voulus pas non plus l'exposer loin de nous au premier effet d'un dйsespoir qui pouvait plus aisйment йchapper aux yeux de milord qu'aux miens. Je n'acceptai pas, par la mкme raison, la proposition qu'il fit de lui parler lui-mкme et d'obtenir son consentement. Je prйvoyais que cette nйgociation serait dйlicate, et je n'en voulus charger que moi seule; car je connais plus sыrement les endroits sensibles de son coeur, et je sais qu'il rиgne toujours entre hommes une sйcheresse qu'une femme sait mieux adoucir. Cependant je conзus que les soins de milord ne nous seraient pas inutiles pour prйparer les choses. Je vis tout l'effet que pouvaient produire sur un coeur vertueux les discours d'un homme sensible qui croit n'кtre qu'un philosophe, et quelle chaleur la voix d'un ami pouvait donner aux raisonnements d'un sage.

J'engageai donc milord Edouard а passer avec lui la soirйe, et, sans rien dire qui eыt un rapport direct а sa situation, de disposer insensiblement son вme а la fermetй stoпque. "Vous qui savez si bien votre Epictиte, lui dis-je, voici le cas ou jamais de l'employer utilement. Distinguez avec soin les biens apparents des biens rйels, ceux qui sont en nous de ceux qui sont hors de nous. Dans un moment oщ l'йpreuve se prйpare au dehors, prouvez-lui qu'on ne reзoit jamais de mal que de soi-mкme, et que le sage, se portant partout avec lui, porte aussi partout son bonheur." Je compris а sa rйponse que cette lйgиre ironie, qui ne pouvait le fвcher, suffisait pour exciter son zиle, et qu'il comptait fort m'envoyer le lendemain ton ami bien prйparй. C'йtait tout ce que j'avais prйtendu; car, quoique au fond je ne fasse pas grand cas, non plus que toi, de toute cette philosophie parliиre, je suis persuadйe qu'un honnкte homme a toujours, quelque honte de changer de maxime du soir au matin et de se dйdire en son coeur, dиs le lendemain, de tout ce que sa raison lui dictait la veille.

M. d'Orbe voulait кtre aussi de la partie, et passer la soirйe avec eux, mais je le priai de n'en rien faire; il n'aurait fait que s'ennuyer ou gкner l'entretien. L'intйrкt que je prends а lui ne m'empкche pas de voir qu'il n'est point du vol des deux autres. Ce penser mвle des вmes fortes, qui leur donne un idiome si particulier, est une langue dont il n'a pas la grammaire. En les quittant, je songeai au punch; et, craignant les confidences anticipйes, j'en glissai un mot en riant а milord. "Rassurez-vous, me dit-il, je me livre aux habitudes quand je n'y vois aucun danger; mais je ne m'en suis jamais fait l'esclave; il s'agit ici de l'honneur de Julie, du destin, peut-кtre de la vie d'un homme et de mon ami. Je boirai du punch selon ma coutume, de peur de donner а l'entretien quelque air de prйparation; mais ce punch sera de la limonade; et, comme il s'abstient d'en boire, il ne s'en apercevra point." Ne trouves-tu pas, ma chиre, qu'on doit кtre bien humiliй d'avoir contractй des habitudes qui forcent а de pareilles prйcautions?

J'ai passй la nuit dans de grandes agitations qui n'йtaient pas toutes pour ton compte. Les plaisirs innocents de notre premiиre jeunesse, la douceur d'une ancienne familiaritй, la sociйtй plus resserrйe encore depuis une annйe entre lui et moi par la difficultй qu'il avait de te voir, tout portait dans mon вme l'amertume de cette sйparation. Je sentais que j'allais perdre avec la moitiй de toi-mкme une partie de ma propre existence; je comptais les heures avec inquiйtude; et, voyant poindre le jour, je n'ai pas vu naоtre sans effroi celui qui devait dйcider de ton sort. J'ai passй la matinйe а mйditer mes discours et а rйflйchir sur l'impression qu'ils pouvaient faire. Enfin l'heure est venue, et j'ai vu entrer ton ami. Il avait l'air inquiet, et m'a demandй prйcipitamment de tes nouvelles; car dиs le lendemain de ta scиne avec ton pиre, il avait su que tu йtais malade, et milord Edouard lui avait confirmй hier que tu n'йtais pas sortie de ton lit. Pour йviter lа-dessus des dйtails je lui ai dit aussitфt que je t'avais laissйe mieux hier au soir, et j'ai ajoutй qu'il en apprendrait dans un moment davantage par le retour de Hanz que je venais de t'envoyer. Ma prйcaution n'a servi de rien; il m'a fait cent questions sur ton йtat; et, comme elles m'йloignaient de mon objet, j'ai fait des rйponses succinctes, et me suis mise а le questionner а mon tour.

J'ai commencй par sonder la situation de son esprit: je l'ai trouvй grave, mйthodique et prкt а peser le sentiment au poids de la raison. Grвce au ciel, ai-je dit en moi-mкme, voilа mon sage bien prйparй; il ne s'agit plus que de le mettre а l'йpreuve. Quoique l'usage ordinaire soit d'annoncer par degrйs des tristes nouvelles, la connaissance que j'ai de son imagination fougueuse, qui, sur un mot, porte tout а l'extrкme, m'a dйterminйe а suivre une route contraire, et j'ai mieux aimй l'accabler d'abord pour lui mйnager des adoucissements, que de multiplier inutilement ses douleurs, et les lui donner mille fois pour une. Prenant donc un ton plus sйrieux, et le regardant fixement: "Mon ami, lui ai-je dit, connaissez-vous les bornes du courage et de la vertu dans une вme forte, et croyez-vous que renoncer а ce qu'on aime soit un effort au-dessus de l'humanitй?" A l'instant il s'est levй comme un furieux; puis frappant des mains et les portant а son front aussi jointes: "Je vous entends, s'est-il йcriй, Julie est morte! a-t-il rйpйtй d'un ton qui m'a fait frйmir: je le sens а vos soins trompeurs, а vos vains mйnagements, qui ne font que rendre ma mort plus lente et plus cruelle."

Quoique effrayйe d'un mouvement si subit, j'en ai bientфt devinй la cause, et j'ai d'abord conзu comment les nouvelles de ta maladie, les moralitйs de milord Edouard, le rendez-vous de ce matin, ses questions йludйes, celles que je venais de lui faire, l'avaient pu jeter dans de fausses alarmes. Je voyais bien aussi quel parti je pouvais tirer de son erreur en l'y laissant quelques instants; mais je n'ai pu me rйsoudre а cette barbarie. L'idйe de la mort de ce qu'on aime est si affreuse, qu'il n'y en a point qui ne soit douce а lui substituer, et je me suis hвtйe de profiter de cet avantage. "Peut-кtre ne la verrez-vous plus, lui ai-je dit; mais elle vit et vous aime. Ah! si Julie йtait morte, Claire aura-t-elle quelque chose а vous dire? Rendez grвces au ciel qui sauve а votre infortune des maux dont il pourrait vous accabler." Il йtait si йtonnй, si saisi, si йgarй, qu'aprиs l'avoir fait rasseoir, j'ai eu le temps de lui dйtailler par ordre tout ce qu'il fallait qu'il sыt; et j'ai fait valoir de mon mieux les procйdйs de milord Edouard, afin de faire dans son coeur honnкte quelque diversion а la douleur, par le charme de la reconnaissance.

"Voilа, mon cher, ai-je poursuivi, l'йtat actuel des choses: Julie est au bord de l'abоme, prкte а s'y voir accabler du dйshonneur public, de l'indignation de sa famille, des violences d'un pиre emportй, et de son propre dйsespoir. Le danger augmente incessamment: de la main de son pиre ou de la sienne, le poignard, а chaque instant de sa vie, est а deux doigts de son coeur. Il reste un seul moyen de prйvenir tous ces maux, et ce moyen dйpend de vous seul. Le sort de votre amante est entre vos mains. Voyez si vous avez le courage de la sauver en vous йloignant d'elle, puisque aussi bien il ne lui est plus permis de vous voir, ou si vous aimez mieux кtre l'auteur et le tйmoin de sa perte et de son opprobre. Aprиs avoir tout fait pour vous, elle va voir ce que votre coeur peut faire pour elle. Est-il йtonnant que sa santй succombe а ses peines? Vous кtes inquiet de sa vie: sachez que vous en кtes l'arbitre."

Il m'йcoutait sans m'interrompre: mais sitфt qu'il a compris de quoi il s'agissait, j'ai vu disparaоtre ce geste animй, ce regard furieux, cet air effrayй, mais vif et bouillant, qu'il avait auparavant. Un voile sombre de tristesse et de consternation a couvert son visage; son oeil morne et sa contenance effacйe annonзaient l'abattement de son coeur; а peine avait-il la force d'ouvrir la bouche pour me rйpondre. "Il faut partir! m'a-t-il dit d'un ton qu'une autre aurait cru tranquille. Eh bien, je partirai. N'ai-je pas assez vйcu? - Non, sans doute, ai-je repris aussitфt; il faut vivre pour celle qui vous aime, avez-vous oubliй que ses jours dйpendent des vфtres? - Il ne fallait donc pas les sйparer, a-t-il а l'instant ajoutй; elle l'a pu et le peut encore." J'ai feint de ne pas entendre ces derniers mots, et je cherchais а le ranimer par quelques espйrances auxquelles son вme demeurait fermйe, quand Hanz est rentrй, et m'a rapportй de bonnes nouvelles. Dans le moment de joie qu'il en a ressenti, il s'est йcriй: "Ah! qu'elle vive, qu'elle soit heureuse... s'il est possible; je ne veux que lui faire mes derniers adieux... et je pars. - Ignorez-vous, ai-je dit, qu'il ne lui est plus permis de vous voir? Hйlas! vos adieux sont faits, et vous кtes dйjа sйparйs. Votre sort sera moins cruel quand vous serez plus loin d'elle; vous aurez du moins le plaisir de l'avoir mise en sыretй. Fuyez dиs ce jour, dиs cet instant; craignez qu'un si grand sacrifice ne soit trop tardif; tremblez de causer encore sa perte aprиs vous кtre dйvouй pour elle. - Quoi! m'a-t-il dit avec une espиce de fureur, je partirais sans la revoir! Quoi! je ne la verrais plus! Non, non: nous pйrirons tous deux, s'il le faut; la mort, je le sais bien, ne lui sera point dure avec moi; mais je la verrai, quoi qu'il arrive; je laisserai mon coeur et ma vie а ses pieds, avant de m'arracher а moi-mкme." Il ne m'a pas йtй difficile de lui montrer la folie et la cruautй d'un pareil projet, mais ce quoi! je ne la verrai plus! qui revenait sans cesse d'un ton plus douloureux, semblait chercher au moins des consolations pour l'avenir. "Pourquoi, lui ai-je dit, vous figurer vos maux pires qu'ils ne sont? Pourquoi renoncer а des espйrances que Julie elle-mкme n'a pas perdues? Pensez-vous qu'elle pыt se sйparer ainsi de vous, si elle croyait que ce fыt pour toujours? Non, mon ami, vous devez connaоtre son coeur; vous devez savoir combien elle prйfиre son amour а sa vie. Je crains, je crains trop (j'ai ajoutй ces mots, je te l'avoue) qu'elle ne le prйfиre bientфt а tout. Croyez donc qu'elle espиre, puisqu'elle consent а vivre; croyez que les soins que la prudence lui dicte vous regardent plus qu'il ne semble et qu'elle ne se respecte pas moins pour vous que pour elle-mкme." Alors j'ai tirй ta derniиre lettre; et lui montrant les tendres espйrances de cette fille aveuglйe qui croit n'avoir plus d'amour, j'ai ranimй les siennes а cette douce chaleur. Ce peu de lignes semblait distiller un baume salutaire sur sa blessure envenimйe: j'ai vu ses regards s'adoucir et ses yeux s'humecter; j'ai vu l'attendrissement succйder par degrйs au dйsespoir: mais ces derniers mots si touchants, tels que ton coeur les sait dire, nous ne vivrons pas longtemps sйparйs, l'ont fait fondre en larmes. "Non, Julie, non, ma Julie, a-t-il dit en йlevant la voix et baisant la lettre, nous ne vivrons pas longtemps sйparйs; le ciel unira nos destins sur la terre, ou nos coeurs dans le sйjour йternel."

C'йtait lа l'йtat oщ je l'avais souhaitй. Sa sиche et sombre douleur m'inquiйtait. Je ne l'aurais pas laissй partir dans cette situation d'esprit; mais sitфt que je l'ai vu pleurer, et que j'ai entendu ton nom chйri sortir de sa bouche avec douceur, je n'ai plus craint pour sa vie; car rien n'est moins tendre que le dйsespoir. Dans cet instant il a tirй de l'йmotion de son coeur une objection que je n'avais pas prйvue. Il m'a parlй de l'йtat oщ tu soupзonnais кtre, jurant qu'il mourrait plutфt mille fois que de t'abandonner а tous les pйrils qui t'allaient menacer. Je n'ai eu garde de lui parler de ton accident; je lui ai dit simplement que ton attente avait encore йtй trompйe, et qu'il n'y avait plus rien а espйrer. "Ainsi, m'a-t-il dit en soupirant, il ne restera sur la terre aucun monument de mon bonheur; il a disparu comme un songe qui n'eut jamais de rйalitй."

Il me restait а exйcuter la derniиre partie de ta commission, et je n'ai pas cru qu'aprиs l'union dans laquelle vous avez vйcu il fallыt а cela ni prйparatif ni mystиre. Je n'aurais pas mкme йvitй un peu d'altercation sur ce lйger sujet, pour йluder celle qui pourrait renaоtre sur celui de notre entretien. Je lui ai reprochй sa nйgligence dans le soin de ses affaires. Je lui ai dit que tu craignais que de longtemps il ne fыt plus soigneux, et qu'en attendant qu'il le devоnt tu lui ordonnais de se conserver pour toi, de pourvoir mieux а ses besoins, et de se charger а cet effet du supplйment que j'avais а lui remettre de ta part. Il n'a ni paru humiliй de cette proposition, ni prйtendu en faire une affaire. Il m'a dit simplement que tu savais bien que rien ne lui venait de toi qu'il ne reзыt avec transport, mais que ta prйcaution йtait superflue, et qu'une petite maison qu'il venait de vendre а Grandson, reste de son chйtif patrimoine, lui avait procurй plus d'argent qu'il n'en avait possйdй de sa vie. "D'ailleurs, a-t-il ajoutй, j'ai quelques talents dont je puis tirer partout des ressources. Je serai heureux de trouver dans leur exercice quelque diversion а mes maux; et depuis que j'ai vu de plus prиs l'usage que Julie fait de son superflu, je le regarde comme le trйsor sacrй de la veuve et de l'orphelin, dont l'humanitй ne me permet pas de rien aliйner." Je lui a rappelй son voyage du Valais, ta lettre et la prйcision de tes ordres. Les mкmes raisons subsistent... "Les mкmes! a-t-il interrompu d'un ton d'indignation. La peine de mon refus йtait de ne la plus voir: qu'elle me laisse donc rester, et j'accepte. Si j'obйis, pourquoi me punit-elle? Si je refuse, que me fera-t-elle de pis?... Les mкmes! rйpйtait-il avec impatience. Notre union commenзait; elle est prкte а finir; peut-кtre vais-je pour jamais me sйparer d'elle; il n'y a plus rien de commun entre elle et moi; nous allons кtre йtrangers l'un а l'autre." Il a prononcй ces derniers mots avec un tel serrement de coeur, que j'ai tremblй de le voir retomber dans l'йtat d'oщ j'avais eu tant de peine а le retirer. "Vous кtes un enfant, ai-je affectй de lui dire d'un air riant; vous avez encore besoin d'un tuteur, et je veux кtre le vфtre. Je vais garder ceci; et, pour en disposer а propos dans le commerce que nous allons avoir ensemble, je veux кtre instruite de toutes vos affaires." Je tвchais de dйtourner ainsi ses idйes funestes par celle d'une correspondance familiиre continuйe entre nous; et cette вme simple, qui ne cherche, pour ainsi dire, qu'а s'accrocher а ce qui t'environne, a pris aisйment le change. Nous nous sommes ensuite ajustйs pour les adresses de lettres; et comme ces mesures ne pouvaient que lui кtre agrйables, j'en ai prolongй le dйtail jusqu'а l'arrivйe de M. d'Orbe, qui m'a fait signe que tout йtait prкt.

Ton ami a facilement compris de quoi il s'agissait; il a instamment demandй а t'йcrire; mais je me suis gardйe de le permettre. Je prйvoyais qu'un excиs d'attendrissement lui relвcherait trop le coeur, et qu'а peine serait-il au milieu de sa lettre, qu'il n'y aurait plus moyen de le faire partir. "Tous les dйlais sont dangereux, lui ai-je dit; hвtez-vous d'arriver а la premiиre station, d'oщ vous pourrez lui йcrire а votre aise." En disant cela, j'ai fait signe а M. d'Orbe; je me suis avancйe, et, le coeur gros de sanglots, j'ai collй mon visage sur le sien: je n'ai plus su ce qu'il devenait; les larmes m'offusquaient la vue, ma tкte commenзait а se perdre, et il йtait temps que mon rфle finоt.

Un moment aprиs, je les ai entendus descendre prйcipitamment. Je suis sortie sur le palier pour les suivre des yeux. Ce dernier trait manquait а mon trouble. J'ai vu l'insensй se jeter а genoux au milieu de l'escalier, en baiser mille fois les marches et d'Orbe pouvoir а peine l'arracher de cette froide pierre qu'il pressait de son corps, de la tкte et des bras, en poussant de longs gйmissements. J'ai senti les miens prиs d'йclater malgrй moi, et je suis brusquement rentrйe, de peur de donner une scиne а toute la maison.

A quelques instants de lа, M. d'Orbe est revenu tenant son mouchoir sur ses yeux. "C'en est fait, m'a-t-il dit, ils sont en route. En arrivant chez lui, votre ami a trouvй la chaise а sa porte. Milord Edouard l'y attendait aussi; il a couru au-devant de lui, et le serrant contre sa poitrine: "Viens, homme infortunй, lui a-t-il dit d'un ton pйnйtrant, viens verser tes douleurs dans ce coeur qui t'aime. Viens, tu sentiras peut-кtre qu'on n'a pas tout perdu sur la terre, quand on y retrouve un ami tel que moi." A l'instant il l'a portй d'un bras vigoureux dans la chaise, et ils sont partis en se tenant йtroitement embrassйs."

Fin de la premiиre partie

Lettres de deux amants habitants d'une petite ville au pied des Alpes

 

Seconde partie

 

Lettre I а Julie

J'ai pris et quittй cent fois la plume; j'hйsite dиs le premier mot; je ne sais quel ton je dois prendre; je ne sais par oщ commencer; et c'est а Julie que je veux йcrire! Ah! malheureux! que suis-je devenu? Il n'est donc plus ce temps oщ mille sentiments dйlicieux coulaient de ma plume comme un intarissable torrent! Ces doux moments de confiance et d'йpanchement sont passйs, nous ne sommes plus l'un а l'autre, nous ne sommes plus les mкmes, et je ne sais plus а qui j'йcris. Daignerez-vous recevoir mes lettres? vos yeux daigneront-ils les parcourir? les trouverez-vous assez rйservйes, assez circonspectes? Oserais-je y garder encore une ancienne familiaritй? Oserais-je y parler d'un amour йteint ou mйprisй, et ne suis-je pas plus reculй que le premier jour oщ je vous йcrivis? Quelle diffйrence, ф ciel! de ces jours si charmants et si doux, а mon effroyable misиre! Hйlas! je commenзais d'exister, et je suis tombй dans l'anйantissement; l'espoir de vivre animait mon coeur; je n'ai plus devant moi que l'image de la mort; et trois ans d'intervalle ont fermй le cercle fortunй de mes jours. Ah! que ne les ai-je terminйs avant de me survivre а moi-mкme! Que n'ai-je suivi mes pressentiments aprиs ces rapides instants de dйlices oщ je ne voyais plus rien dans la vie qui fыt digne de la prolonger! Sans doute, il fallait la borner а ces trois ans ou les фter de sa durйe: il valait mieux ne jamais goыter la fйlicitй que la goыter et la perdre. Si j'avais franchi ce fatal intervalle, si j'avais йvitй ce premier regard qui fit une autre вme, je jouirais de ma raison, je remplirais les devoirs d'un homme, et sиmerais peut-кtre de quelques vertus mon insipide carriиre. Un moment d'erreur a tout changй. Mon oeil osa contempler ce qu'il ne fallait point voir. Cette vue a produit enfin son effet inйvitable. Aprиs m'кtre йgarй par degrйs, je ne suis qu'un furieux dont le sens est aliйnй, un lвche esclave sans force et sans courage, qui va traоnant dans l'ignominie sa chaоne et son dйsespoir.

Vains rкves d'un esprit qui s'йgare! Dйsirs faux et trompeurs dйsavouйs а l'instant par le coeur qui les a formйs! Que sert d'imaginer а des maux rйels de chimйriques remиdes qu'on rejetterait quand ils nous seraient offerts? Ah! qui jamais connaоtra l'amour, t'aura vue, et pourra le croire, qu'il y ait quelque fйlicitй possible que je voulusse acheter au prix de mes premiers feux? Non, non: que le ciel garde ses bienfaits, et me laisse, avec ma misиre, le souvenir de mon bonheur passй. J'aime mieux les plaisirs qui sont dans ma mйmoire et les regrets qui dйchirent mon вme, que d'кtre а jamais heureux sans ma Julie. Viens, image adorйe, remplir un coeur qui ne vit que par toi; suis-moi dans mon exil, console-moi dans mes peines, ranime et soutiens mon espйrance йteinte. Toujours ce coeur infortunй sera ton sanctuaire inviolable, d'oщ le sort ni les hommes ne pourront jamais t'arracher. Si je suis mort au bonheur, je ne le suis point а l'amour qui m'en rend digne. Cet amour est invincible comme le charme qui l'a fait naоtre; il est fondй sur la base inйbranlable du mйrite et des vertus; il ne peut pйrir dans une вme immortelle; il n'a plus besoin de l'appui de l'espйrance, et le passй lui donne des forces pour un avenir йternel.

Mais toi, Julie, ф toi qui sus aimer une fois, comment ton tendre coeur a-t-il oubliй de vivre? Comment ce feu sacrй s'est-il йteint dans ton вme pure? Comment as-tu perdu le goыt de ces plaisirs cйlestes que toi seule йtais capable de sentir et de rendre? Tu me chasses sans pitiй, tu me bannis avec opprobre, tu me livres а mon dйsespoir, et tu ne vois pas dans l'erreur qui t'йgare, qu'en me rendant misйrable tu t'фtes le bonheur de tes jours! Ah! Julie, crois-moi, tu chercheras vainement un autre coeur ami du tien; mille t'adoreront sans doute, le mien seul te savait aimer.

Rйponds-moi maintenant, amante abusйe ou trompeuse: que sont devenus ces projets formйs avec tant de mystиre? Oщ sont ces vaines espйrances dont tu leurras si souvent ma crйdule simplicitй? Oщ est cette union sainte et dйsirйe, doux objet de tant d'ardents soupirs, et dont ta plume et ta bouche flattaient mes voeux? Hйlas! sur la foi de tes promesses, j'osais aspirer а ce nom sacrй d'йpoux et me croyais dйjа le plus heureux des hommes. Dis, cruelle, ne m'abusais-tu que pour rendre enfin ma douleur plus vive et mon humiliation plus profonde? Ai-je attirй mes malheurs par ma faute? Ai-je manquй d'obйissance, de docilitй, de discrйtion? M'as-tu vu dйsirer assez faiblement pour mйriter d'кtre йconduit, ou prйfйrer mes fougueux dйsirs а tes volontйs suprкmes? J'ai tout fait pour te plaire, et tu m'abandonnes! Tu te chargeais de mon bonheur, et tu m'as perdu! Ingrate, rends-moi compte du dйpфt que je t'ai confiй; rends-moi compte de moi-mкme, aprиs avoir йgarй mon coeur dans cette suprкme fйlicitй que tu m'as montrйe et que tu m'enlиves. Anges du ciel, j'eusse mйprisй votre sort; j'eusse йtй le plus heureux des кtres... Hйlas! je ne suis plus rien, un instant m'a tout фtй. J'ai passй sans intervalle du comble des plaisirs aux regrets йternels: je touche encore au bonheur qui m'йchappe... j'y touche encore, et le perds pour jamais!... Ah! si je le pouvais croire! si les restes d'une espйrance vaine ne soutenaient... O rochers de Meillerie, que mon oeil йgarй mesura tant de fois, que ne servоtes-vous mon dйsespoir! J'aurais moins regrettй la vie quand je n'en avais pas senti le prix.

 

Lettre II de Milord Edouard а Claire

Nous arrivons а Besanзon, et mon premier soin est de vous donner des nouvelles de notre voyage. Il s'est fait sinon paisiblement, du moins sans accident, et votre ami est aussi sain de corps qu'on peut l'кtre avec un coeur aussi malade. Il voudrait mкme affecter а l'extйrieur une sorte de tranquillitй. Il a honte de son йtat et se contraint beaucoup devant moi; mais tout dйcиle ses secrиtes agitations: et si je feins de m'y tromper, c'est pour le laisser aux prises avec lui-mкme, et occuper ainsi une partie des forces de son вme а rйprimer l'effet de l'autre.

Il fut fort abattu la premiиre journйe; je la fis courte, voyant que la vitesse de notre marche irritait sa douleur. Il ne me parla point, ni moi а lui: les consolations indiscrиtes ne font qu'aigrir les violentes afflictions. L'indiffйrence et la froideur trouvent aisйment des paroles, mais la tristesse et le silence sont alors le vrai langage de l'amitiй. Je commenзai d'apercevoir hier les premiиres йtincelles de la fureur qui va succйder infailliblement а cette lйthargie. A la dоnйe, а peine y avait-il un quart d'heure que nous йtions arrivйs, qu'il m'aborda d'un air d'impatience. Que tardons-nous а partir? me dit-il avec un sourire amer; pourquoi restons-nous un moment si prиs d'elle? Le soir il affecta de parler beaucoup, sans dire un mot de Julie: il recommenзait des questions auxquelles j'avais rйpondu dix fois, il voulut savoir si nous йtions dйjа sur terres de France, et puis il demanda si nous arriverions bientфt а Vevai. La premiиre chose qu'il fait а chaque station, c'est de commence quelque lette qu'il dйchire ou chiffonne un moment aprиs. J'ai sauvй du feu deux ou trois de ces brouillons, sur lesquels vous pourrez entrevoir l'йtat de son вme. Je crois pourtant qu'il est parvenu а йcrire une lettre entiиre.

L'emportement qu'annoncent ces premiers symptфmes est facile а prйvoir; mais je ne saurais dire quel en sera l'effet et le terme; car cela dйpend d'une combinaison du caractиre de l'homme, du genre de sa passion, des circonstances qui peuvent naоtre, de mille choses que nulle prudence humaine ne peut dйterminer. Pour moi, je puis rйpondre de ses fureurs, mais non pas de son dйsespoir; et, quoi qu'on fasse, tout homme est toujours maоtre de sa vie.

Je me flatte cependant qu'il respectera sa personne et mes soins, et je compte moins pour cela sur le zиle de l'amitiй, qui n'y sera pas йpargnй, que sur le caractиre de sa passion et sur celui de sa maоtresse. L'вme ne peut guиre s'occuper fortement et longtemps d'un objet sans contracter des dispositions qui s'y rapportent. L'extrкme douceur de Julie doit tempйrer l'вcretй du feu qu'elle inspire, et je ne doute pas non plus que l'amour d'un homme aussi vif ne lui donne а elle-mкme un peu plus d'activitй qu'elle n'en aurait naturellement sans lui.

J'ose compter aussi sur son coeur; il est fait pour combattre et vaincre. Un amour pareil au sien n'est pas tant une faiblesse qu'une force mal employйe. Une flamme ardente et malheureuse est capable d'absorber pour un temps, pour toujours peut-кtre, une partie de ses facultйs; mais elle est elle-mкme une preuve de leur excellence et du parti qu'il en pourrait tirer pour cultiver la sagesse; car la sublime raison ne se soutient que par la mкme vigueur de l'вme qui fait les grandes passions, et l'on ne sert dignement la philosophie qu'avec le mкme feu qu'on sent pour une maоtresse.

Soyez-en sыre, aimable Claire, je ne m'intйresse pas moins que vous au sort de ce couple infortunй, non par un sentiment de commisйration qui peut n'кtre qu'une faiblesse, mais par la considйration de la justice et de l'ordre, qui veulent que chacun soit placй de la maniиre la plus avantageuse а lui-mкme et а la sociйtй. Ces deux belles вmes sortirent l'une pour l'autre des mains de la nature; c'est dans une douce union, c'est dans le sein du bonheur, que, libres de dйployer leurs forces et d'exercer leurs vertus, elles eussent йclairй la terre de leurs exemples. Pourquoi faut-il qu'un insensй prйjugй vienne change les directions йternelles et bouleverser l'harmonie des кtres pensants? Pourquoi la vanitй d'un pиre barbare cache-t-elle ainsi la lumiиre sous le boisseau, et fait-elle gйmir dans les larmes des coeurs tendres et bienfaisants, nйs pour essuyer celles d'autrui? Le lien conjugal n'est-il pas le plus libre ainsi que le plus sacrй des engagements? Oui, toutes les lois qui le gкnent sont injustes, tous les pиres qui l'osent former ou rompre sont des tyrans. Ce chaste noeud de la nature n'est soumis ni au pouvoir souverain ni а l'autoritй paternelle, mais а la seule autoritй du Pиre commun qui sait commander aux coeurs, et qui, leur ordonnant de s'unir, les peut contraindre а s'aimer.

Que signifie ce sacrifice des convenances de la nature aux convenances de l'opinion? La diversitй de fortune et d'йtat s'йclipse et se confond dans le mariage, elle ne fait rien au bonheur; mais celle d'humeur et de caractиre demeure, et c'est par elle qu'on est heureux ou malheureux. L'enfant qui n'a de rиgle que l'amour choisit mal, le pиre qui n'a de rиgle que l'opinion choisit plus mal encore. Qu'une fille manque de raison, d'expйrience pour juger de la sagesse et des moeurs, un bon pиre y doit supplйer sans doute; son droit, son devoir mкme est de dire: Ma fille, c'est un honnкte homme, ou, c'est un fripon; c'est un homme de sens, ou, c'est un fou. Voilа les convenances dont il doit connaоtre; le jugement de toutes les autres appartient а la fille. En criant qu'on troublerait ainsi l'ordre de la sociйtй, ces tyrans le troublent eux-mкmes. Que le rang se rиgle par le mйrite, et l'union des coeurs par leur choix, voilа le vйritable ordre social; ceux qui le rиglent par la naissance ou par les richesses sont les vrais perturbateurs de cet ordre; ce sont ceux-lа qu'il faut dйcrier ou punir.

Il est donc de la justice universelle que ces abus soient redressйs; il est du devoir de l'homme de s'opposer а la violence, de concourir а l'ordre; et, s'il m'йtait possible d'unir ces deux amants en dйpit d'un vieillard sans raison, ne doutez pas que je n'achevasse en cela l'ouvrage du ciel, sans m'embarrasser de l'approbation des hommes.

Vous кtes plus heureuse, aimable Claire; vous avez un pиre qui ne prйtend point savoir mieux que vous en quoi consiste votre bonheur. Ce n'est peut-кtre ni par de grandes vues de sagesse, ni par une tendresse excessive, qu'il vous rend ainsi maоtresse de votre sort; mais qu'importe la cause si l'effet est le mкme et si, dans la libertй qu'il vous laisse, l'indolence lui tient lieu de raison? Loin d'abuser de cette libertй, le choix que vous avez fait а vingt ans aurait l'approbation du plus sage pиre. Votre coeur, absorbй par une amitiй qui n'eut jamais d'йgale, a gardй peu de place aux feux de l'amour; vous leur substituez tout ce qui peut y supplйer dans le mariage: moins amante qu'amie, si vous n'кtes la plus tendre йpouse vous serez la plus vertueuse, et cette union qu'a formйe la sagesse doit croоtre avec l'вge et durer autant qu'elle. L'impulsion du coeur est plus aveugle, mais elle est plus invincible: c'est le moyen de se perdre que de se mettre dans la nйcessitй de lui rйsister. Heureux ceux que l'amour assortit comme aurait fait la raison, et qui n'ont point d'obstacle а vaincre et de prйjugйs а combattre. Tels seraient nos deux amants sans l'injuste rйsistance d'un pиre entкtй. Tels malgrй lui pourraient-ils кtre encore, si l'un des deux йtait bien conseillй.

L'exemple de Julie et le vфtre montrent йgalement que c'est aux йpoux seuls а juger s'ils se conviennent. Si l'amour ne rиgne pas, la raison choisira seule; c'est le cas oщ vous кtes: si l'amour rиgne, la nature a dйjа choisi; c'est celui de Julie. Telle est la loi sacrйe de la nature, qu'il n'est pas permis а l'homme d'enfreindre, qu'il n'enfreint jamais impunйment, et que la considйration des йtats et des rangs ne peut abroger qu'il n'en coыte des malheurs et des crimes.

Quoique l'hiver s'avance et que j'aie а me rendre а Rome, je ne quitterai point l'ami que j'ai sous ma garde que je ne voie son вme dans un йtat de consistance sur lequel je puisse compter. C'est un dйpфt qui m'est cher par son prix et parce que vous me l'avez confiй. Si je ne puis faire qu'il soit heureux, je tвcherai de faire au moins qu'il soit sage, et qu'il porte en homme les maux de l'humanitй. J'ai rйsolu de passer ici une quinzaine de jours avec lui, durant lesquels j'espиre que nous recevrons des nouvelles de Julie et des vфtres, et que vous m'aiderez toutes deux а mettre quelque appareil sur les blessures de ce coeur malade, qui ne peut encore йcouter la raison que par l'organe du sentiment.

Je joins ici une lettre pour votre amie: ne la confiez, je vous prie, а aucun commissionnaire, mais remettez-la vous-mкme.

Fragments joints а la lettre prйcйdente

I

Pourquoi n'ai-je pu vous voir avant mon dйpart? Vous avez craint que je n'expirasse en vous quittant? Coeur pitoyable, rassurez-vous. Je me porte bien... je ne souffre pas... je vis encore... je pense а vous... je pense au temps oщ je vous fus cher... j'ai le coeur un peu serrй... la voiture m'йtourdit... je me trouve abattu... Je ne pourrai longtemps vous йcrire aujourd'hui. Demain peut-кtre aurai-je plus de force... ou n'en aurai-je plus besoin...

II

Oщ m'entraоnent ces chevaux avec tant de vitesse? Oщ me conduit avec tant de zиle cet homme qui se dit mon ami? Est-ce loin de toi, Julie? Est-ce par ton ordre? Est-ce en des lieux oщ tu n'es pas?... Ah! fille insensйe!... je mesure des yeux le chemin que je parcours si rapidement. D'oщ viens-je? oщ vais-je? et pourquoi tant de diligence? Avez-vous peur, cruels, que je ne coure pas assez tфt а ma perte? O amitiй! ф amour! est-ce lа votre accord? sont-ce lа vos bienfaits?...

III

As-tu bien consultй ton coeur en me chassant avec tant de violence? As-tu pu, dis, Julie, as-tu pu renoncer pour jamais... Non, non: ce tendre coeur m'aime, je le sais bien. Malgrй le sort, malgrй lui-mкme, il m'aimera jusqu'au tombeau... Je le vois, tu t'es laissй suggйrer... Quel repentir йternel tu te prйpares!... Hйlas! il sera trop tard!... Quoi! tu pourrais oublier... Quoi! je t'aurais mal connue!... Ah! songe а toi, songe а moi, songe а... Ecoute, il en est temps encore... Tu m'as chassй avec barbarie, je fuis plus vite que le vent... Dis un mot, un seul mot, et je reviens plus prompt que l'йclair. Dis un mot, et pour jamais nous sommes unis: nous devons l'кtre... nous le serons... Ah! l'air emporte mes plaintes!... et cependant je fuis! Je vais vivre et mourir loin d'elle!... Vivre loin d'elle!...

 

Lettre III de milord Edouard а Julie

Votre cousine vous dira des nouvelles de votre ami. Je crois d'ailleurs qu'il vous йcrit par cet ordinaire. Commencez par satisfaire lа-dessus votre empressement, pour lire ensuite posйment cette lettre; car je vous prйviens que son sujet demande toute votre attention.

Je connais les hommes; j'ai vйcu beaucoup en peu d'annйes; j'ai acquis une grande expйrience а mes dйpens, et c'est le chemin des passions qui m'a conduit а la philosophie. Mais de tout ce que j'ai observй jusqu'ici je n'ai rien vu de si extraordinaire que vous et votre amant. Ce n'est pas que vous ayez ni l'un ni l'autre un caractиre marquй dont on puisse au premier coup d'oeil assigner les diffйrences, et il se pourrait bien que cet embarras de vous dйfinir vous fоt prendre pour des вmes communes par un observateur superficiel. Mais c'est cela mкme qui vous distingue, qu'il est impossible de vous distinguer, et que les traits du modиle commun, dont quelqu'un manque toujours а chaque individu, brillent tous йgalement dans les vфtres. Ainsi chaque йpreuve d'une estampe a ses dйfauts particuliers qui lui servent de caractиre; et s'il en vient une qui soit parfaite, quoiqu'on la trouve belle au premier coup d'oeil, il faut la considйrer longtemps pour la reconnaоtre. La premiиre fois que je vis votre amant, je fus frappй d'un sentiment nouveau qui n'a fait qu'augmenter de jour en jour, а mesure que la raison l'a justifiй. A votre йgard ce fut tout autre chose encore, et ce sentiment fut si vif que je me trompai sur sa nature. Ce n'йtait pas tant la diffйrence des sexes qui produisait cette impression, qu'un caractиre encore plus marquй de perfection que le coeur sent, mкme indйpendamment de l'amour. Je vois bien ce que vous seriez sans votre ami, je ne vois pas de mкme ce qu'il serait sans vous: beaucoup d'hommes peuvent lui ressembler, mais il n'y a qu'une Julie au monde. Aprиs un tort que je ne me pardonnerai jamais, votre lettre vint m'йclairer sur mes vrais sentiments. Je connus que je n'йtais point jaloux, ni par consйquent amoureux; je connus que vous йtiez trop aimable pour moi; il vous faut les prйmices d'une вme, et la mienne ne serait pas digne de vous.

Dиs ce moment je pris pour votre bonheur mutuel un tendre intйrкt qui ne s'йteindra point. Croyant lever toutes les difficultйs, je fis auprиs de votre pиre une dйmarche indiscrиte, dont le mauvais succиs n'est qu'une raison de plus pour exciter mon zиle. Daignez m'йcouter, et je puis rйparer encore tout le mal que je vous ai fait.

Sondez bien votre coeur, ф Julie! et voyez s'il vous est possible d'йteindre le feu dont il est dйvorй. Il fut un temps peut-кtre oщ vous pouviez en arrкter le progrиs; mais si Julie, pure et chaste, a pourtant succombй, comment se relиvera-t-elle aprиs sa chute? Comment rйsistera-t-elle а l'amour vainqueur, et armй de la dangereuse image de tous les plaisirs passйs? Jeune amante, ne vous en imposez plus, et renoncez а la confiance qui vous a sйduite: vous кtes perdue, s'il faut combattre encore: vous serez avilie et vaincue, et le sentiment de votre bontй йtouffera par degrйs toutes vos vertus. L'amour s'est insinuй trop avant dans la substance de votre вme pour que vous puissiez jamais l'en chasser; il en renforce et pйnиtre tous les traits comme une eau forte et corrosive, vous n'en effacerez jamais la profonde impression sans effacer а la fois tous les sentiments exquis que vous reзыtes de la nature; et, quand il ne vous restera plus d'amour, il ne vous restera plus rien d'estimable. Qu'avez-vous donc maintenant а faire, ne pouvant plus changer l'йtat de votre coeur? Une seule chose, Julie, c'est de le rendre lйgitime. Je vais vous proposer pour cela l'unique moyen qui vous reste; profitez-en tandis qu'il est temps encore; rendez а l'innocence et а la vertu cette sublime raison dont le ciel vous fit dйpositaire, ou craignez d'avilir а jamais le plus prйcieux de ses dons.

J'ai dans le duchй d'York une terre assez considйrable, qui fut longtemps le sйjour de mes ancкtres. Le chвteau est ancien, mais bon et commode; les environs sont solitaires, mais agrйables et variйs. La riviиre d'Ouse, qui passe au bout du parc, offre а la fois une perspective charmante а la vue, et un dйbouchй facile aux denrйes. Le produit de la terre suffit pour l'honnкte entretien du maоtre, et peut doubler sous ses yeux. L'odieux prйjugй n'a point d'accиs dans cette heureuse contrйe; l'habitant paisible y conserve encore les moeurs simples des premiers temps, et l'on y trouve une image du Valais dйcrit avec des traits si touchants par la plume de votre ami! Cette terre est а vous, Julie, si vous daignez l'habiter avec lui; et c'est lа que vous pourrez accomplir ensemble tous les tendres souhaits par oщ finit la lettre dont je parle.

Venez, modиle unique des vrais amants, venez, couple aimable et fidиle, prendre possession d'un lieu fait pour servir d'asile а l'amour et а l'innocence; venez y serrer, а la face du ciel et des hommes, le doux noeud qui vous unit; venez honorer de l'exemple de vos vertus un pays oщ elles seront adorйes, et des gens simples portйs а les imiter. Puissiez-vous en ce lieu tranquille goыter а jamais dans les sentiments qui vous unissent le bonheur des вmes pures! puisse le ciel y bйnir vos chastes feux d'une famille qui vous ressemble! puissiez-vous y prolonger vos jours dans une honorable vieillesse, et les terminer enfin paisiblement dans les bras de vos enfants! puissent nos neveux, en parcourant avec un charme secret ce monument de la fйlicitй conjugale, dire un jour dans l'attendrissement de leur coeur: "Ce fut ici l'asile de l'innocence, ce fut ici la demeure des deux amants!"

Votre sort est en vos mains, Julie; pesez attentivement la proposition que je vous fais, et n'en examinez que le fond; car d'ailleurs je me charge d'assurer d'avance et irrйvocablement votre ami de l'engagement que je prends; je me charge aussi de la sыretй de votre dйpart, et de veiller avec lui а celle de votre personne jusqu'а votre arrivйe: lа vous pourrez aussitфt vous marier publiquement sans obstacle; car parmi nous une fille nubile n'a nul besoin du consentement d'autrui pour disposer d'elle-mкme. Nos sages lois n'abrogent point celles de la nature; et s'il rйsulte de cet heureux accord quelques inconvйnients, ils sont beaucoup moindres que ceux qu'il prйvient. J'ai laissй а Vevai mon valet de chambre, homme de confiance, brave, prudent et d'une fidйlitй а toute йpreuve. Vous pourrez aisйment vous concerter avec lui de bouche ou par йcrit а l'aide de Regianino, sans que ce dernier sache de quoi il s'agit. Quand il sera temps, nous partirons pour vous aller joindre, et vous ne quitterez la maison paternelle que sous la conduite de votre йpoux.

Je vous laisse а vos rйflexions; mais, je le rйpиte, craignez l'erreur des prйjugйs et la sйduction des scrupules, qui mиnent souvent au vice par chemin de l'honneur. Je prйvois ce qui vous arrivera si vous rejetez mes offres. La tyrannie d'un pиre intraitable vous entraоnera dans l'abоme que vous ne connaоtrez qu'aprиs la chute. Votre extrкme douceur dйgйnиre quelquefois en timiditй: vous serez sacrifiйe а la chimиre des conditions. Il faudra contracter un engagement dйsavouй par le coeur. L'approbation publique sera dйmentie incessamment par le cri de la conscience; vous serez honorйe et mйprisable: il vaut mieux кtre oubliйe et vertueuse.

P.-S. - Dans le doute de votre rйsolution, je vous йcris а l'insu de notre ami, de peur qu'un refus de votre part ne vоnt dйtruire en un instant tout l'effet de mes soins.

 

Lettre IV de Julie а Claire

Oh! ma chиre, dans quel trouble tu m'as laissйe hier au soir! et quelle nuit j'ai passй en rкvant а cette fatale lettre! Non, jamais tentation plus dangereuse ne vint assaillir mon coeur; jamais je n'йprouvai de pareilles agitations; et jamais je n'aperзus moins le moyen de les apaiser. Autrefois, une certaine lumiиre de sagesse et de raison dirigeait ma volontй; dans toutes les occasions embarrassantes, je discernais d'abord le parti le plus honnкte, et le prenais а l'instant. Maintenant, avilie et toujours vaincue, je ne fais que flotter entre des passions contraires: mon faible coeur n'a plus que le choix de ses fautes; et tel est mon dйplorable aveuglement, que si je viens par hasard а prendre le meilleur parti, la vertu ne m'aura point guidйe, et je n'en aurai pas moins de remords. Tu sais quel йpoux mon pиre me destine; tu sais quels liens l'amour m'a donnйs. Veux-je кtre vertueuse, l'obйissance et la foi m'imposent des devoirs opposйs. Veux-je suivre le penchant de mon coeur, qui prйfйrer d'un amant ou d'un pиre? Hйlas! en йcoutant l'amour ou la nature, je ne puis йviter de mettre l'un ou l'autre au dйsespoir; en me sacrifiant au devoir, je ne puis йviter de commettre un crime; et, quelque parti que je prenne, il faut que je meure а la fois malheureuse et coupable.

Ah! chиre et tendre amie, toi qui fus toujours mon unique ressource, et qui m'as tant de fois sauvйe de la mort et du dйsespoir, considиre aujourd'hui l'horrible йtat de mon вme, et vois si jamais tes secourables soins me furent plus nйcessaires. Tu sais si tes avis sont йcoutйs; tu sais si tes conseils sont suivis; tu viens de voir, au prix du bonheur de ma vie, si je sais dйfйrer aux leзons de l'amitiй. Prends donc pitiй de l'accablement oщ tu m'as rйduite: achиve, puisque tu as commencй; supplйe а mon courage abattu; pense pour celle qui ne pense plus que par toi. Enfin, tu lis dans ce coeur qui t'aime: tu le connais mieux que moi. Apprends-moi donc ce que je veux, et choisis а ma place, quand je n'ai plus la force de vouloir ni la raison de choisir.

Relis la lettre de ce gйnйreux Anglais; relis-la mille fois, mon ange. Ah! laisse-toi toucher au tableau charmant du bonheur que l'amour, la paix, la vertu, peuvent, me promettre encore! Douce et ravissante union des вmes, dйlices inexprimables mкme au sein des remords, dieux! que seriez-vous pour mon coeur au sein de la foi conjugale? Quoi! le bonheur et l'innocence seraient encore en mon pouvoir? Quoi! je pourrais expirer d'amour et de joie entre un йpoux adorй et les chers gages de sa tendresse!... Et j'hйsite un seul moment! et je ne vole pas rйparer ma faute dans les bras de celui qui me la fit commettre! et je ne suis pas dйjа femme vertueuse et chaste mиre de famille!... Oh! que les auteurs de mes jours ne peuvent-ils me voir sortir de mon avilissement! Que ne peuvent-ils кtre tйmoins de la maniиre dont je saurai remplir а mon tour les devoirs sacrйs qu'ils ont remplis envers moi!... Et les tiens, fille ingrate et dйnaturйe, qui les remplira prиs d'eux, tandis que tu les oublies? Est-ce en plongeant le poignard dans le sein d'une mиre que tu te prйpares а le devenir? Celle qui dйshonore sa famille apprendra-t-elle а ses enfants а l'honorer? Digne objet de l'aveugle tendresse d'un pиre et d'une mиre idolвtres, abandonne-les au regret de t'avoir fait naоtre; couvre leurs vieux jours de douleur et d'opprobre... et jouis, si tu peux, d'un bonheur acquis а ce prix!

Mon Dieu, que d'horreurs m'environnent! quitter furtivement son pays; dйshonorer sa famille; abandonner а la fois pиre, mиre, amis, parents et toi-mкme! et toi, ma douce amie! et toi, la bien-aimйe de mon coeur! toi, dont а peine, dиs mon enfance, je puis rester йloignйe un seul jour; te fuir, te quitter, te perdre, ne te plus voir!... Ah! non: que jamais... Que de tourments dйchirent ta malheureuse amie! elle sent а la fois tous les maux dont elle a le choix, sans qu'aucun des biens qui lui resteront la console. Hйlas! je m'йgare. Tant de combats passent ma force et troublent ma raison; je perds а la fois le courage et le sens. Je n'ai plus d'espoir qu'en toi seule. Ou choisis, ou laisse-moi mourir.

 

Lettre V. Rйponse

Tes perplexitйs ne sont que trop bien fondйes, ma chиre Julie; je les ai prйvues et n'ai pu les prйvenir; je les sens et ne les puis apaiser; et ce que je vois de pire dans ton йtat, c'est que personne ne t'en peut tirer que toi-mкme. Quand il s'agit de prudence, l'amitiй vient au secours d'une вme agitйe; s'il faut choisir le bien ou le mal, la passion qui les mйconnaоt peut se taire devant un conseil dйsintйressй. Mais ici, quelque parti que tu prennes, la nature l'autorise et le condamne, la raison le blвme et l'approuve, le devoir, se tait ou s'oppose а lui-mкme; les suites sont йgalement а craindre de part et d'autre; tu ne peux ni rester indйcise ni bien choisir; tu n'as que des peines а comparer, et ton coeur seul en est le juge. Pour moi, l'importance de la dйlibйration m'йpouvante, et son effet m'attriste. Quelque sort que tu prйfиres, il sera toujours peu digne de toi; et ne pouvant ni te montrer un parti qui te convienne, ni te conduire au vrai bonheur, je n'ai pas le courage de dйcider de ta destinйe. Voici le premier refus que tu reзus jamais de ton amie; et je sens bien, par ce qu'il me coыte, que ce sera le dernier: mais je te trahirais en voulant te gouverner dans un cas oщ la raison mкme s'impose silence, et oщ la seule rиgle а suivre est d'йcouter ton propre penchant.

Ne sois pas injuste envers moi, ma douce amie, et ne me juge point avant le temps. Je sais qu'il est des amitiйs circonspectes qui, craignant de se compromettre, refusent des conseils dans les occasions difficiles, et dont la rйserve augmente avec le pйril des amis. Ah! tu vas connaоtre si ce coeur qui t'aime connaоt ces timides prйcautions! Souffre qu'au lieu de te parler de tes affaires, je te parle un instant des miennes.

N'as-tu jamais remarquй, mon ange, а quel point tout ce qui t'approche s'attache а moi? Qu'un pиre et une mиre chйrissent une fille unique, il n'y a pas, je le sais, de quoi s'en fort йtonner; qu'un jeune homme ardent s'enflamme, pour un objet aimable, cela n'est pas plus extraordinaire. Mais qu'а l'вge mыr, un homme aussi froid que M. de Wolmar s'attendrisse, en te voyant, pour la premiиre fois de sa vie; que toute une famille t'idolвtre unanimement; que tu sois chиre а mon pиre, cet homme si peu sensible, autant et plus peut-кtre que ses propres enfants; que les amis, les connaissances, les domestiques, les voisins, et toute une ville entiиre, t'adorent de concert et prennent а toi le plus tendre intйrкt: voilа ma chиre, un concours moins vraisemblable, et qui n'aurait point lieu s'il n'avait en ta personne quelque cause particuliиre. Sais-tu bien quelle est cette cause? Ce n'est ni ta beautй, ni ton esprit, ni ta grвce, ni rien de tout ce qu'on entend par le don de plaire: mais c'est cette вme tendre et cette douceur d'attachement qui n'a point d'йgale; c'est le don d'aimer, mon enfant, qui te fait aimer. On peut rйsister а tout, hors а la bienveillance; et il n'y a point de moyen plus sыr d'acquйrir l'affection des autres, que de leur donner la sienne. Mille femmes sont plus belles que toi; plusieurs ont autant de grвce; toi seule as, avec les grвces, je ne sais quoi de plus sйduisant qui ne plaоt pas seulement mais qui touche et qui fait voler tous les coeurs au-devant du tien. On sent que ce tendre coeur ne demande qu'а se donner, et le doux sentiment qu'il cherche le va chercher а son tour.

Tu vois par exemple avec surprise l'incroyable affection de milord Edouard pour ton ami; tu vois son zиle pour ton bonheur; tu reзois avec admiration ses offres gйnйreuses; tu les attribues а la seule vertu: et ma Julie de s'attendrir! Erreur, abus, charmante cousine! A Dieu ne plaise que j'attйnue les bienfaits de milord Edouard, et que je dйprise sa grande вme! Mais, crois-moi, ce zиle, tout pur qu'il est, serait moins ardent, si, dans la mкme circonstance, il s'adressait а d'autres personnes. C'est ton ascendant invincible et celui de ton ami qui, sans mкme qu'il s'en aperзoive, le dйterminent avec tant de force, et lui font faire par attachement ce qu'il croit ne faire que par honnкtetй.

Voilа ce qui doit arriver а toutes les вmes d'une certaine trempe; elles transforment, pour ainsi dire, les autres en elles-mкmes; elles ont une sphиre d'activitй dans laquelle rien ne leur rйsiste: on ne peut les connaоtre sans les vouloir imiter, et de leur sublime йlйvation elles attirent а elles tout ce qui les environne. C'est pour cela, ma chиre, que ni toi ni ton ami ne connaоtrez peut-кtre jamais les hommes; car vous les verrez bien plus comme vous les ferez, que comme ils seront d'eux-mкmes. Vous donnerez le ton а tous ceux qui vivront avec vous; ils vous fuiront ou vous deviendront semblables, et tout ce que vous aurez vu n'aura peut-кtre rien de pareil dans le reste du monde.

Venons maintenant а moi, cousine, а moi qu'un mкme sang, un mкme вge, et surtout une parfaite conformitй de goыts et d'humeurs, avec des tempйraments contraires, unit а toi dиs l'enfance:

Congiunti eran gl' albergbi,

Ma piщ congiunti i cori;

Conforme era l'etate,

Ma 'l pensier piщ cnnforme,

Que penses-tu qu'ait produit sur celle qui a passй sa vie avec toi cette charmante influence qui se fait sentir а tout ce qui t'approche? Crois-tu qu'il puisse ne rйgner entre nous qu'une union commune? Mes yeux ne te rendent-ils pas la douce joie que je prends chaque jour dans les tiens en nous abordant? Ne lis-tu pas dans mon coeur attendri le plaisir de partager tes peines et de pleurer avec toi? Puis-je oublier que, dans les premiers transports d'un amour naissant, l'amitiй ne te fut point importune, et que les murmures de ton amant ne purent t'engager а m'йloigner de toi, et а me dйrober le spectacle de ta faiblesse? Ce moment fut critique, ma Julie; je sais ce que vaut dans ton coeur modeste le sacrifice d'une honte qui n'est pas rйciproque. Jamais je n'eusse йtй ta confidente si j'eusse йtй ton amie а demi, et nos вmes se sont trop bien senties en s'unissant pour que rien les puisse dйsormais sйparer.

Qu'est-ce qui rend les amitiйs si tiиdes et si peu durables entre les femmes, je dis entre celles qui sauraient aimer? Ce sont les intйrкts de l'amour, c'est l'empire de la beautй; c'est la jalousie des conquкtes: or, si rien de tout cela nous eыt pu diviser, cette division serait dйjа faite. Mais quand mon coeur serait moins inepte а l'amour, quand j'ignorerais que vos feux sont de nature а ne s'йteindre qu'avec la vie, ton amant est mon ami, c'est-а-dire mon frиre: et qui vit jamais finir par l'amour une vйritable amitiй? Pour M. d'Orbe, assurйment il aura longtemps а se louer de tes sentiments, avant que je songe а m'en plaindre, et je ne suis pas plus tentйe de le retenir par force, que toi de me l'arracher. Eh! mon enfant, plыt au ciel qu'au prix de son attachement, je te pusse guйrir du tien! Je le garde avec plaisir, je le cйderais avec joie.

A l'йgard des prйtentions sur la figure, j'en puis avoir tant qu'il me plaira; tu n'es pas fille а me les disputer, et je suis bien sыre qu'il ne t'entra de tes jours dans l'esprit de savoir qui de nous deux est la plus jolie. Je n'ai pas йtй tout а fait si indiffйrente; je sais lа-dessus а quoi m'en tenir, sans en avoir le moindre chagrin. Il me semble mкme que j'en suis plus fiиre que jalouse; car enfin les charmes de ton visage, n'йtant pas ceux qu'il faudrait au mien, ne m'фtent rien de ce que j'ai, et je me trouve encore belle de ta beautй, aimable de tes grвces, ornйe de tes talents: je me pare de toutes tes perfections, et c'est en toi que je place mon amour-propre le mieux entendu. Je n'aimerais pourtant guиre а faire peur pour mon compte, mais je suis assez jolie pour le besoin que j'ai de l'кtre. Tout le reste m'est inutile, et je n'ai pas besoin d'кtre humble pour te cйder.

Tu t'impatientes de savoir а quoi j'en veux venir. Le voici. Je ne puis te donner le conseil que tu me demandes, je t'en ai dit la raison: mais le parti que tu prendras pour toi, tu le prendras en mкme temps pour ton amie; et quel que soit ton destin, je suis dйterminйe а le partager. Si tu pars, je te suis; si tu restes, je reste: j'en ai formй l'inйbranlable rйsolution; je le dois, rien ne m'en peut dйtourner. Ma fatale indulgence a causй ta perte; ton sort doit кtre le mien; et puisque nous fыmes insйparables dиs l'enfance, ma Julie, il faut l'кtre jusqu'au tombeau.

Tu trouveras, je le prйvois, beaucoup d'йtourderie dans ce projet: mais, au fond, il est plus sensй qu'il ne semble; et je n'ai pas les mкmes motifs d'irrйsolution que toi. Premiиrement, quant а ma famille, si je quitte un pиre facile, je quitte un pиre assez indiffйrent, qui laisse faire а ses enfants tout ce qui leur plaоt, plus par nйgligence que par tendresse: car tu sais que les affaires de l'Europe l'occupent beaucoup plus que les siennes, et que sa fille lui est moins chиre que la Pragmatique. D'ailleurs, je ne suis pas comme toi fille unique; et avec les enfants qui lui resteront, а peine saura-t-il s'il lui en manque un.

J'abandonne un mariage prкt а conclure? Manco male, ma chиre; c'est а M. d'Orbe, s'il m'aime, а s'en consoler. Pour moi, quoique j'estime son caractиre, que je ne sois pas sans attachement pour sa personne, et que je regrette en lui un fort honnкte homme, il ne m'est rien auprиs de ma Julie. Dis-moi, mon enfant, l'вme a-t-elle un sexe? En vйritй, je ne le sens guиre а la mienne. Je puis avoir des fantaisies, mais fort peu d'amour. Un mari peut m'кtre utile, mais il ne sera jamais pour moi qu'un mari; et de ceux-lа, libre encore et passable comme je suis, j'en puis trouver un par tout le monde.

Prends bien garde, cousine, que, quoique je n'hйsite point, ce n'est pas а dire que tu ne doives point hйsiter, et que je veuille t'insinuer а prendre le parti que je prendrai si tu pars. La diffйrence est grande entre nous, et tes devoirs sont beaucoup plus rigoureux que les miens. Tu sais encore qu'une affection presque unique remplit mon coeur, et absorbe si bien tous les autres sentiments, qu'ils y sont comme anйantis. Une invincible et douce habitude m'attache а toi dиs mon enfance; je n'aime parfaitement que toi seule, et si j'ai quelque lien а rompre en te suivant, je m'encouragerai par ton exemple. Je me dirai, j'imite Julie, et me croirai justifiйe.

Billet de Julie а claire

Je t'entends, amie incomparable, et je te remercie. Au moins une fois j'aurai fait mon devoir, et ne serai pas en tout indigne de toi.

 

Lettre VI de Julie а milord Edouard

Votre lettre, milord, me pйnиtre d'attendrissement et d'admiration. L'ami que vous daignez protйger n'y sera pas moins sensible, quand il saura tout ce que vous avez voulu faire pour nous. Hйlas! il n'y a que les infortunйs qui sentent le prix des вmes bienfaisantes. Nous ne savons dйjа qu'а trop de titres tout ce que vaut la vфtre, et vos vertus hйroпques nous toucheront toujours, mais elles ne nous surprendront plus.

Qu'il me serait doux d'кtre heureuse sous les auspices d'un ami si gйnйreux, et de tenir de ses bienfaits le bonheur que la fortune m'a refusй! Mais, milord, je le vois avec dйsespoir, elle trompe vos bons desseins; mon sort cruel l'emporte sur votre zиle, et la douce image des biens que vous m'offrez ne sert qu'а m'en rendre la privation plus sensible. Vous donnez une retraite agrйable et sыre а deux amants persйcutйs; vous y rendez leurs feux lйgitimes, leur union solennelle; et je sais que sous votre garde j'йchapperais aisйment aux poursuites d'une famille irritйe. C'est beaucoup pour l'amour; est-ce assez pour la fйlicitй? Non: si vous voulez que je sois paisible et contente, donnez-moi quelque asile plus sыr encore; oщ l'on puisse йchapper а la honte et au repentir. Vous allez au-devant de nos besoins, et, par une gйnйrositй sans exemple, vous vous privez pour notre entretien d'une partie des biens destinйs au vфtre. Plus riche, plus honorйe de vos bienfaits que de mon patrimoine, je puis tout recouvrer prиs de vous, et vous daignerez me tenir lieu de pиre. Ah! milord, serai-je digne d'en trouver un, aprиs avoir abandonnй celui que m'a donnй la nature?

Voilа la source des reproches d'une conscience йpouvantйe, et des murmures secrets qui dйchirent mon coeur. Il ne s'agit pas de savoir si j'ai droit de disposer de moi contre le grй des auteurs de mes jours, mais si j'en puis disposer sans les affliger mortellement, si je puis les fuir sans les mettre au dйsespoir. Hйlas! il vaudrait autant consulter si j'ai droit de leur фter la vie. Depuis quand la vertu pиse-t-elle ainsi les droits du sang et de la nature? Depuis quand un coeur sensible marque-t-il avec tant de soin les bornes de la reconnaissance? N'est-ce pas кtre dйjа coupable, que de vouloir aller jusqu'au point oщ l'on commence а le devenir? Et cherche-t-on si scrupuleusement le terme de ses devoirs, quand on n'est point tentй de le passer? Qui? moi? J'abandonnerais impitoyablement ceux par qui je respire, ceux qui me conservent la vie qu'ils m'ont donnйe, et me la rendent chиre; ceux qui n'ont d'autre espoir, d'autre plaisir qu'en moi seule; un pиre presque sexagйnaire, une mиre toujours languissante! Moi, leur unique enfant, je les laisserais sans assistance dans la solitude et les ennuis de la vieillesse, quand il est temps de leur rendre les tendres soins qu'ils m'ont prodiguйs! Je livrerais leurs derniers jours а la honte, aux regrets, aux pleurs? La terreur, le cri de ma conscience agitйe, me peindraient sans cesse mon pиre et ma mиre expirant sans consolation, et maudissant la fille ingrate qui les dйlaisse et les dйshonore? Non! milord, la vertu que j'abandonnai m'abandonne а son tour, et ne dit plus rien а mon coeur: mais cette idйe horrible me parle а sa place; elle me suivrait pour mon tourment а chaque instant de mes jours, et me rendrait misйrable au sein du bonheur. Enfin, si tel est mon destin qu'il faille livrer le reste de ma vie aux remords, celui-lа seul est trop affreux pour le supporter; j'aime mieux braver tous les autres.

Je ne puis rйpondre а vos raisons, je l'avoue, je n'ai que trop de penchant а les trouver bonnes. Mais, milord, vous n'кtes pas mariй: ne sentez-vous point qu'il faut кtre pиre pour avoir droit de conseiller les enfants d'autrui? Quant а moi, mon parti est pris; mes parents me rendront malheureuse, je le sais bien; mais il me sera moins cruel de gйmir dans mon infortune, que d'avoir causй la leur, et je ne dйserterai jamais la maison paternelle. Va donc, douce chimиre d'une вme sensible, fйlicitй si charmante et si dйsirйe! va te perdre dans la nuit des songes; tu n'auras plus de rйalitй pour moi. Et vous, ami trop gйnйreux, oubliez vos aimables projets, et qu'il n'en reste de trace qu'au fond d'un coeur trop reconnaissant pour en perdre le souvenir. Si l'excиs de nos maux ne dйcourage point votre grande вme, si vos gйnйreuses bontйs ne sont point йpuisйes, il vous reste de quoi les exercer avec gloire; et celui que vous honorez du titre de votre ami peut, par vos soins, mйriter de le devenir. Ne jugez pas de lui par l'йtat oщ vous le voyez; son йgarement ne vient point de lвchetй, mais d'un gйnie ardent et fier qui se roidit contre la fortune. Il y a souvent plus de stupiditй que de courage dans une constance apparente; le vulgaire ne connaоt point de violentes douleurs, et les grandes passions ne germent guиre chez les hommes faibles. Hйlas! il a mis dans la sienne cette йnergie de sentiments qui caractйrise les вmes nobles, et c'est ce qui fait aujourd'hui ma honte et mon dйsespoir. Milord, daignez le croire, s'il n'йtait qu'un homme ordinaire, Julie n'eыt point pйri.

Non, non, cette affection secrиte qui prйvint en vous une estime йclairйe ne vous a point trompй. Il est digne de tout ce que vous avez fait pour lui sans le bien connaоtre; vous ferez plus encore, s'il est possible, aprиs l'avoir connu. Oui, soyez son consolateur, son protecteur, son ami, son pиre; c'est а la fois pour vous et pour lui que je vous en conjure; il justifiera votre confiance, il honorera vos bienfaits, il pratiquera vos leзons, il imitera vos vertus, il apprendra de vous la sagesse. Ah! milord, s'il devient entre vos mains tout ce qu'il peut кtre, que vous serez fier un jour de votre ouvrage!

 

Lettre VII de Julie

Et toi aussi, mon doux ami! et toi l'unique espoir de mon coeur, tu viens le percer encore quand il se meurt de tristesse! J'йtais prйparйe aux coups de la fortune, de longs pressentiments me les avaient annoncйs; je les aurais supportйs avec patience: mais toi pour qui je les souffre! ah! ceux qui me viennent de toi me sont seuls insupportables, et il m'est affreux de voir aggraver mes peines par celui qui devait me les rendre chиres. Que de douces consolations je m'йtais promises qui s'йvanouissent avec ton courage! Combien de fois je me flattai que ta force animerait ma langueur, que ton mйrite effacerait ma faute, que tes vertus relиveraient mon вme abattue! Combien de fois j'essuyai mes larmes amиres en me disant: "Je souffre pour lui, mais il en est digne: je suis coupable, mais il est vertueux; mille ennuis m'assiиgent, mais sa constance me soutient, et je trouve au fond de son coeur le dйdommagement de toutes mes pertes"! Vain espoir que la premiиre йpreuve a dйtruit! Oщ est maintenant cet amour sublime qui sait йlever tous les sentiments et faire йclater la vertu? Oщ sont ces fiиres maximes? Qu'est devenue cette imitation des grands hommes? Oщ est ce philosophe que le malheur ne peut йbranler, et qui succombe au premier accident qui le sйpare de sa maоtresse? Quel prйtexte excusera dйsormais ma honte а mes propres yeux, quand je ne vois plus dans celui qui m'a sйduite qu'un homme sans courage, amolli par les plaisirs, qu'un coeur lвche, abattu par les premiers revers, qu'un insensй qui renonce а la raison sitфt qu'il a besoin d'elle? O Dieu! dans ce comble d'humiliation devais-je me voir rйduite а rougir de mon choix autant que de ma faiblesse?

Regarde а quel point tu t'oublies: ton вme йgarйe et rampante s'abaisse jusqu'а la cruautй! tu m'oses faire des reproches! tu t'oses plaindre de moi!... de ta Julie!... Barbare!... Comment tes remords n'ont-ils pas retenu ta main? Comment les plus doux tйmoignages du plus tendre amour qui fut jamais t'ont-ils laissй le courage de m'outrager? Ah! si tu pouvais douter de mon coeur, que le tien serait mйprisable! Mais non, tu n'en doutes pas, tu n'en peux douter, j'en puis dйfier ta fureur; et dans cet instant mкme, oщ je hais ton injustice, tu vois trop bien la source du premier mouvement de colиre que j'йprouvai de ma vie.

Peux-tu t'en prendre а moi, si je me suis perdue par une aveugle confiance, et si mes dessins n'ont point rйussi? Que tu rougirais de tes duretйs si tu connaissais quel espoir m'avait sйduite, quels projets j'osai former pour ton bonheur et le mien, et comment ils se sont йvanouis avec toutes mes espйrances! Quelque jour, j'ose m'en flatter encore, tu pourras en savoir davantage, et tes regrets me vengeront de tes reproches. Tu sais la dйfense de mon pиre; tu n'ignores pas les discours publics; j'en prйvis les consйquences, je te les fis exposer, tu les sentis comme nous; et pour nous conserver l'un а l'autre, il fallut nous soumettre au sort qui nous sйparait.

Je t'ai donc chassй, comme tu l'oses dire! Mais pour qui l'ai-je fait, amant sans dйlicatesse? Ingrat! c'est pour un coeur bien plus honnкte qu'il ne croit l'кtre, et qui mourrait mille fois plutфt que de me voir avilie. Dis-moi, que deviendras-tu quand je serai livrйe а l'opprobre? Espиres-tu pouvoir supporter le spectacle de mon dйshonneur? Viens, cruel, si tu le crois, viens recevoir le sacrifice de ma rйputation avec autant de courage que je puis te l'offrir. Viens, ne crains pas d'кtre dйsavouй de celle а qui tu fus cher. Je suis prкte а dйclarer а la face du ciel et des hommes tout ce que nous avons senti l'un pour l'autre; je suis prкte а te nommer hautement mon amant, а mourir dans tes bras d'amour et de honte: j'aime mieux que le monde entier connaisse ma tendresse que de t'en voir douter un moment, et tes reproches me sont plus amers que l'ignominie.

Finissons pour jamais ces plaintes mutuelles, je t'en conjure; elles me sont insupportables. O Dieu! comment peut-on se quereller quand on s'aime, et perdre а se tourmenter l'un l'autre des moments oщ l'on a si grand besoin de consolation? Non, mon ami, que sert de feindre un mйcontentement qui n'est pas? Plaignons-nous du sort, et non de l'amour. Jamais il ne forma d'union si parfaite; jamais il n'en forma de plus durable. Nos вmes trop bien confondues ne sauraient plus se sйparer; et nous ne pouvons plus vivre йloignйs l'un de l'autre, que comme deux parties d'un mкme tout. Comment peux-tu donc ne sentir que tes peines? Comment ne sens-tu point celles de ton amie? Comment n'entends-tu point dans ton sein ses tendres gйmissements? Combien ils sont plus douloureux que tes cris emportйs! Combien, si tu partageais mes maux, ils te seraient plus cruels que les tiens mкmes!

Tu trouves ton sort dйplorable! Considиre celui de ta Julie, et ne pleure que sur elle. Considиre dans nos communes infortunes l'йtat de mon sexe et du tien, et juge qui de nous est le plus а plaindre. Dans la force des passions, affecter d'кtre insensible, en proie а mille peines, paraоtre joyeuse et contente; avoir l'air serein et l'вme agitйe; dire toujours autrement qu'on ne pense; dйguiser tout ce qu'on sent; кtre fausse par devoir, et mentir par modestie: voilа l'йtat habituel de toute fille de mon вge. On passe ainsi ses beaux jours sous la tyrannie des biensйances, qu'aggrave enfin celle des parents dans un lien mal assorti! Mais on gкne en vain nos inclinations; le coeur ne reзoit de lois que de lui-mкme; il йchappe а l'esclavage; il se donne а son grй. Sous un joug de fer que le ciel n'impose pas, on n'asservit qu'un corps sans вme: la personne et la foi restent sйparйment engagйes; et l'on force au crime une malheureuse victime en la forзant de manquer de part ou d'autre au devoir sacrй de la fidйlitй. Il en est de plus sages. Ah! je le sais. Elles n'ont point aimй: qu'elles sont heureuses! Elles rйsistent: j'ai voulu rйsister. Elles sont plus vertueuses: aiment-elles mieux la vertu? Sans toi, sans toi seul, je l'aurais toujours aimйe. Il est donc vrai que je ne l'aime plus?... Tu m'as perdue, et c'est moi qui te console!... Mais moi que vais-je devenir?... Que les consolations de l'amitiй sont faibles oщ manquent celles de l'amour! Qui me consolera donc dans mes peines? Quel sort affreux j'envisage, moi qui, pour avoir vйcu dans le crime, ne vois plus qu'un nouveau crime dans des noeuds abhorrйs et peut-кtre inйvitables! Oщ trouverai-je assez de larmes pour pleurer ma faute et mon amant, si je cиde? Oщ trouverai-je assez de force pour rйsister, dans l'abattement oщ je suis? Je crois dйjа voir les fureurs d'un pиre irritй. Je crois dйjа sentir le cri de la nature йmouvoir mes entrailles, ou l'amour gйmissant dйchirer mon coeur. Privйe de toi, je reste sans ressource, sans appui, sans espoir; le passй m'avilit, le prйsent m'afflige, l'avenir m'йpouvante. J'ai cru tout faire pour notre bonheur, je n'ai fait que nous rendre plus mйprisables en nous prйparant une sйparation plus cruelle. Les vains plaisirs ne sont plus, les remords demeurent; et la honte qui m'humilie est sans dйdommagement.

C'est а moi, c'est а moi d'кtre faible et malheureuse. Laisse-moi pleurer et souffrir; mes pleurs ne peuvent non plus tarir que mes fautes se rйparer; et le temps mкme qui guйrit tout ne m'offre que de nouveaux sujets de larmes. Mais toi qui n'as nulle violence а craindre, que la honte n'avilit point, que rien ne force а dйguiser bassement tes sentiments; toi qui ne sens que l'atteinte du malheur et jouis au moins de tes premiиres vertus, comment t'oses-tu dйgrader au point de soupirer et gйmir comme une femme, et de t'emporter comme un furieux? N'est-ce pas assez du mйpris que j'ai mйritй pour toi, sans l'augmenter en te rendant mйprisable toi-mкme, et sans m'accabler а la fois de mon opprobre et du tien? Rappelle donc ta fermetй, sache supporter l'infortune, et sois homme. Sois encore, si j'ose le dire, l'amant que Julie a choisi. Ah! si je ne suis plus digne d'animer ton courage, souviens-toi du moins de ce que je fus un jour; mйrite que pour toi j'aie cessй de l'кtre; ne me dйshonore pas deux fois.

Non, mon respectable ami, ce n'est point toi que je reconnais dans cette lettre effйminйe que je veux а jamais oublier, et que je tiens dйjа dйsavouйe par toi-mкme. J'espиre, tout avilie, toute confuse que je suis, j'ose espйrer que mon souvenir n'inspire point des sentiments si bas, que mon image rиgne encore avec plus de gloire dans un coeur que je pus enflammer, et que je n'aurai point а me reprocher, avec ma faiblesse, la lвchetй de celui qui l'a causйe.

Heureux dans ta disgrвce, tu trouves le plus prйcieux dйdommagement qui soit connu des вmes sensibles. Le ciel dans ton malheur te donne un ami et te laisse а douter si ce qu'il te rend ne vaut pas mieux que ce qu'il t'фte. Admire et chйris cet homme trop gйnйreux qui daigne aux dйpens de son repos prendre soin de tes jours et de ta raison. Que tu serais йmu si tu savais tout ce qu'il a voulu faire pour toi! Mais que sert d'animer ta reconnaissance en aigrissant tes douleurs? Tu n'as pas besoin de savoir а quel point il t'aime pour connaоtre tout ce qu'il vaut; et tu ne peux l'estimer comme il le mйrite, sans l'aimer comme tu le dois.

 

Lettre VIII de Claire

Vous avez plus d'amour que de dйlicatesse, et savez mieux faire des sacrifices que les faire valoir. Y pensez-vous d'йcrire а Julie sur un ton de reproches dans l'йtat oщ elle est, et parce que vous souffrez, faut-il vous en prendre а elle qui souffre encore plus? Je vous l'ai dit mille fois, je ne vis de ma vie un amant si grondeur que vous; toujours prкt а disputer sur tout, l'amour n'est pour vous qu'un йtat de guerre; ou, si quelquefois vous кtes docile, c'est pour vous plaindre ensuite de l'avoir йtй. Oh! que de pareils amants sont а craindre! et que je m'estime heureuse de 'en avoir jamais voulu que de ceux qu'on peut congйdier quand on veut, sans qu'il en coыte une larme а personne!

Croyez-moi, changez de langage avec Julie si vous voulez qu'elle vive; c'en est trop pour elle de supporter а la fois sa peine et vos mйcontentements. Apprenez une fois а mйnager ce coeur trop sensible; vous lui devez les plus tendres consolations: craignez d'augmenter vos maux а force de vous en plaindre, ou du moins ne vous en plaignez qu'а moi qui suis l'unique auteur de votre йloignement. Oui, mon ami, vous avez devinй juste; je lui ai suggйrй le parti qu'exigeait son honneur en pйril, ou plutфt je l'ai forcйe а le prendre en exagйrant le danger, je vous ai dйterminй vous-mкme, et chacun a rempli son devoir. J'ai plus fait encore; je l'ai dйtournйe d'accepter les offres de milord Edouard; je vous ai empкchй d'кtre heureux: mais le bonheur de Julie m'est plus cher que le vфtre; je savais qu'elle ne pouvait кtre heureuse aprиs avoir livrй ses parents а la honte et au dйsespoir; et j'ai peine а comprendre, par rapport а vous-mкme, quel bonheur vous pourriez goыter aux dйpens du sien.

Quoi qu'il en soit, voilа ma conduite et mes torts; et, puisque vous vous plaisez а quereller ceux qui vous aiment, voilа de quoi vous en prendre а moi seule; si ce n'est pas cesser d'кtre ingrat, c'est au moins cesser d'кtre injuste. Pour moi, de quelque maniиre que vous en usiez, je serai toujours la mкme envers vous; vous me serez cher tant que Julie vous aimera, et je dirais davantage s'il йtait possible. Je ne me repens d'avoir ni favorisй ni combattu votre amour. Le pur zиle de l'amitiй qui m'a toujours guidйe me justifie йgalement dans ce que j'ai fait pour et contre vous; et, si quelquefois je m'intйressais pour vos feux plus peut-кtre qu'il ne semblait me convenir, le tйmoignage de mon coeur suffit а mon repos; je ne rougirai jamais des services que j'ai pu rendre а mon amie, et ne me reproche que leur inutilitй.

Je n'ai pas oubliй ce que vous m'avez appris autrefois de la constance du sage dans les disgrвces, et je pourrais, ce me semble, vous en rappeler а propos quelques maximes; mais l'exemple de Julie m'apprend qu'une fille de mon вge est pour un philosophe du vфtre un aussi mauvais prйcepteur qu'un dangereux disciple; et il ne me conviendrait pas de donner des leзons а mon maоtre.

 

Lettre IX de milord Edouard а Julie

Nous l'emportons, charmante Julie; une erreur de notre ami l'a ramenй а la raison. La honte de s'кtre mis un moment dans son tort a dissipй toute sa fureur, et l'a rendu si docile que nous en ferons dйsormais tout ce qu'il nous plaira. Je vois avec plaisir que la faute qu'il se reproche lui laisse plus de regret que de dйpit; et je connais qu'il m'aime, en ce qu'il est humble et confus en ma prйsence, mais non pas embarrassй ni contraint. Il sent trop bien son injustice pour que je m'en souvienne, et des torts ainsi reconnus font plus d'honneur а celui qui les rйpare qu'а celui qui les pardonne.

J'ai profitй de cette rйvolution et de l'effet qu'elle a produit, pour prendre avec lui quelques arrangements nйcessaires avant de nous sйparer; car je ne puis diffйrer mon dйpart plus longtemps. Comme je compte revenir l'йtй prochain, nous sommes convenus qu'il irait m'attendre а Paris, et qu'ensuite nous irions ensemble en Angleterre. Londres est le seul thйвtre digne des grands talents, et oщ leur carriиre est le plus йtendue. Les siens sont supйrieurs а bien des йgards; et je ne dйsespиre pas de lui voir faire en peu de temps, а l'aide de quelques amis, un chemin digne de son mйrite. Je vous expliquerai mes vues plus en dйtail а mon passage auprиs de vous. En attendant, vous sentez qu'а force de succиs on peut lever bien des difficultйs, et qu'il y a des degrйs de considйration qui peuvent compenser la naissance, mкme dans l'esprit de votre pиre. C'est, ce me semble, le seul expйdient qui reste а tenter pour votre bonheur et le sien, puisque le sort et les prйjugйs vous ont фtй tous les autres.

J'ai йcrit а Regianino de venir me joindre en poste, pour profiter de lui pendant huit ou dix jours que je passe encore avec notre ami. Sa tristesse est trop profonde pour laisser place а beaucoup d'entretien. La musique remplira les vides du silence, le laissera rкver, et changera par degrйs sa douleur en mйlancolie. J'attends cet йtat pour le livrer а lui-mкme, je n'oserais m'y fier auparavant. Pour Regianino, je vous le rendrai en repassant, et ne le reprendrai qu'а mon retour d'Italie, temps oщ, sur les progrиs que vous avez dйjа faits toutes deux, je juge qu'il ne vous sera plus nйcessaire. Quant а prйsent, sыrement il vous est inutile, et je ne vous prive de rien en vous l'фtant quelques jours.

 

Lettre X а Claire

Pourquoi faut-il que j'ouvre enfin les yeux sur moi? Que ne les ai-je fermйs pour toujours, plutфt que de voir l'avilissement oщ je suis tombй, plutфt que de me trouver le dernier des hommes, aprиs en avoir йtй le plus fortunй! Aimable et gйnйreuse amie, qui fыtes si souvent mon refuge, j'ose encore verser ma honte et mes peines dans votre coeur compatissant; j'ose encore implorer vos consolations contre le sentiment de ma propre indignitй; j'ose recourir а vous quand je suis abandonnй de moi-mкme. Ciel! comment un homme aussi mйprisable a-t-il pu jamais кtre aimй d'elle, ou comment un feu si divin n'a-t-il point йpurй mon вme? Qu'elle doit maintenant rougir de son choix, celle que je ne suis plus digne de nommer! Qu'elle doit gйmir de voir profaner son image dans un coeur si rampant et bas! Qu'elle doit de dйdains et de haine а celui qui put l'aimer et n'кtre qu'un lвche! Connaissez toutes mes erreurs, charmante cousine; connaissez mon crime et mon repentir; soyez mon juge, et que je meure; ou soyez mon intercesseur, et que l'objet qui fait mon sort daigne encore en кtre l'arbitre.

Je ne vous parlerai point de l'effet que produisit sur moi cette sйparation imprйvue; je ne vous dirai rien de ma douleur stupide et de mon insensй dйsespoir; vous n'en jugerez que trop par l'йgarement inconcevable oщ l'un et l'autre m'ont entraоnй. Plus je sentais l'horreur de mon йtat, moins j'imaginais qu'il fыt possible de renoncer volontairement а Julie, et l'amertume de ce sentiment, jointe а l'йtonnante gйnйrositй de milord Edouard, me fit naоtre des soupзons que je ne me rappellerai jamais sans horreur, et que je ne puis oublier sans ingratitude envers l'ami qui me les pardonne.

En rapprochant dans mon dйlire toutes les circonstances de mon dйpart, j'y crus reconnaоtre un dessein prйmйditй, et j'osai l'attribuer au plus vertueux des hommes. A peine ce doute affreux me fыt-il entrй dans l'esprit que tout me sembla le confirmer. La conversation de milord avec le baron d'Etange, le ton peu insinuant que je l'accusais d'y avoir affectй, la querelle qui en dйriva, la dйfense de me voir, la rйsolution prise de me faire partir, la diligence et le secret des prйparatifs, l'entretien qu'il eut avec moi la veille, enfin la rapiditй avec laquelle je fus plutфt enlevй qu'emmenй: tout me semblait prouver, de la part de milord, un projet formй de m'йcarter de Julie, et le retour que je savais qu'il devait faire auprиs d'elle achevait, selon moi, de me dйceler le but de ses soins. Je rйsolus pourtant de m'йclaircir encore mieux avant d'йclater, et dans ce dessein je me bornai а examiner les choses avec plus d'attention. Mais tout redoublait mes ridicules soupзons, et le zиle de l'humanitй ne lui inspirait rien d'honnкte en ma faveur, dont mon aveugle jalousie ne tirвt quelque indice de trahison. A Besanзon je sus qu'il avait йcrit а Julie sans me communiquer sa lettre, sans m'en parler. Je me tins alors suffisamment convaincu, et je n'attendis que la rйponse, dont j'espйrais bien le trouver mйcontent, pour avoir avec lui l'йclaircissement que je mйditais.

Hier au soir nous rentrвmes assez tard, et je sus qu'il y avait un paquet de Suisse, dont il ne me parla point en nous sйparant. Je lui laissai le temps de l'ouvrir; je l'entendis de ma chambre murmurer, en lisant, quelques mots; je prкtai l'oreille attentivement. "Ah! Julie! disait-il en phrases interrompues, j'ai voulu vous rendre heureuse... je respecte votre vertu... mais je plains votre erreur." A ces mots et d'autres semblables que je distinguai parfaitement, je ne fus plus maоtre de moi; je pris mon йpйe sous mon bras; j'ouvris ou plutфt j'enfonзai la porte; j'entrai comme un furieux. Non, je ne souillerai point ce papier ni vos regards des injures que me dicta la rage pour le porter а se battre avec moi sur-le-champ.

O ma cousine! c'est lа surtout que je pus reconnaоtre l'empire de la vйritable sagesse, mкme sur les hommes les plus sensibles, quand ils veulent йcouter sa voix. D'abord il ne put rien comprendre а mes discours, et il les prit pour un vrai dйlire. Mais la trahison dont je l'accusais, les desseins secrets que je lui reprochais, cette lettre de Julie qu'il tenait encore, et dont je lui parlais sans cesse, lui firent connaоtre enfin le sujet de ma fureur. Il sourit, puis il me dit froidement: "Vous avez perdu la raison, et je ne me bats point contre un insensй. Ouvrez les yeux, aveugle que vous кtes, ajouta-t-il d'un ton plus doux est-ce bien moi que vous accusez de vous trahir?" Je sentis dans l'accent de ce discours je ne sais quoi qui n'йtait pas d'un perfide: le son de sa voix me remua le coeur; je n'eus pas jetй les yeux sur les siens que tous mes soupзons se dissipиrent, et je commenзai de voir avec effroi mon extravagance.

Il s'aperзut а l'instant de ce changement, il me tendit la main: "Venez, me dit-il; si votre retour n'eыt prйcйdй ma justification, je ne vous aurais vu de ma vie. A prйsent que vous кtes raisonnable, lisez cette lettre, et connaissez une fois vos amis." Je voulus refuser de la lire; mais l'ascendant que tant d'avantages lui donnaient sur moi le lui fit exiger d'un ton d'autoritй que, malgrй mes ombrages dissipйs, mon dйsir secret n'appuyait que trop.

Imaginez en quel йtat je me trouvai aprиs cette lecture, qui m'apprit les bienfaits inouпs de celui que j'osais calomnier avec tant d'indignitй. Je me prйcipitai а ses pieds: et, le coeur chargй d'admiration, de regrets et de honte, je serrais ses genoux de toute ma force sans pouvoir profйrer un seul mot. Il reзut mon repentir comme il avait reзu mes outrages, et n'exigea de moi, pour prix du pardon qu'il daigna m'accorder, que de ne m'opposer jamais au bien qu'il voudrait me faire. Ah! qu'il fasse dйsormais ce qu'il lui plaira: son вme sublime est au-dessus de celle des hommes, et il n'est pas plus permis de rйsister а ses bienfaits qu'а ceux de la Divinitй.

Ensuite il me remit les deux lettres qui s'adressaient а moi, lesquelles il n'avait pas voulu me donner avant d'avoir lu la sienne, et d'кtre instruit de la rйsolution de votre cousine. Je vis, en les lisant, quelle amante et quelle amie le ciel m'a donnйes; je vis combien il a rassemblй de sentiments et de vertus autour de moi pour rendre mes remords plus amers et ma bassesse plus mйprisable. Dites, quelle est donc cette mortelle unique dont le moindre empire est dans sa beautй, et qui, semblable aux puissances йternelles, se fait йgalement adorer et par les biens et par les maux qu'elle fait? Hйlas! elle m'a tout ravi, la cruelle et je l'en aime davantage. Plus elle me rend malheureux, plus je la trouve parfaite. Il semble que tous les tourments qu'elle me cause soient pour elle un nouveau mйrite auprиs de moi. Le sacrifice qu'elle vient de faire aux sentiments de la nature me dйsole et m'enchante; il augmente а mes yeux le prix de celui qu'elle a fait а l'amour. Non, son coeur ne sait rien refuser qui ne fasse valoir ce qu'il accorde.

Et vous, digne et charmante cousine, vous, unique et parfait modиle d'amitiй, qu'on citera seule entre toutes les femmes, et que les coeurs qui ne ressemblent pas au vфtre oseront traiter de chimиre; ah! ne me parlez plus de philosophie: je mйprise ce trompeur йtalage qui ne consiste qu'en vains discours; ce fantфme qui n'est qu'une ombre, qui nous excite а menacer de loin les passions, et nous laisse comme un faux brave а leur approche. Daignez ne pas m'abandonner а mes йgarements; daignez rendre vos anciennes bontйs а cet infortunй qui ne les mйrite plus, mais qui les dйsire plus ardemment et en a plus besoin que jamais; daignez me rappeler а moi-mкme, et que votre douce voix supplйe en ce coeur malade а celle de la raison.

Non, je l'ose espйrer, je ne suis point tombй dans un abaissement йternel. Je sens ranimer en moi ce feu pur et saint dont j'ai brыlй: l'exemple de tant de vertus ne sera point perdu pour celui qui en fut l'objet, qui les aime, les admire et veut les imiter sans cesse. O chиre amante dont je dois honorer le choix! ф mes amis dont je veux recouvrer l'estime! mon вme se rйveille et reprend dans les vфtres sa force et sa vie. Le chaste amour et l'amitiй sublime me rendront le courage qu'un lвche dйsespoir fut prкt а m'фter; les purs sentiments de mon coeur me tiendront lieu de sagesse: je serai par vous tout ce que je dois кtre, et je vous forcerai d'oublier ma chute, si je puis m'en relever un instant. Je ne sais ni ne veux savoir quel sort le ciel me rйserve; quel qu'il puisse кtre, je veux me rendre digne de celui dont j'ai joui. Cette immortelle image que je porte en moi me servira d'йgide, et rendra mon вme invulnйrable aux coups de la fortune. N'ai-je pas assez vйcu pour mon bonheur? C'est maintenant pour sa gloire que je dois vivre. Ah! que ne puis-je йtonner le monde de mes vertus, afin qu'on pыt dire un jour en les admirant: "Pouvait-il moins faire? Il fut aimй de Julie!"

P.-S. - Des noeuds abhorrйs et peut-кtre inйvitables! Que signifient ces mots? Ils sont dans sa lettre. Claire, je m'attends а tout; je suis rйsignй, prкt а supporter mon sort. Mais ces mots... jamais, quoi qu'il arrive, je ne partirai d'ici que je n'aie eu l'explication de ces mots-lа.

 

Lettre XI de Julie

Il est donc vrai que mon вme n'est pas fermйe au plaisir, et qu'un sentiment de joie y peut pйnйtrer encore! Hйlas! je croyais depuis ton dйpart n'кtre plus sensible qu'а la douleur; je croyais ne savoir que souffrir loin de toi, et je n'imaginais pas mкme des consolations а ton absence. Ta charmante lettre а ma cousine est venue me dйsabuser; je l'ai lue et baisйe avec des larmes d'attendrissement: elle a rйpandu la fraоcheur d'une douce rosйe sur mon coeur sйchй d'ennuis et flйtri de tristesse; et j'ai senti, par la sйrйnitй qui m'en est restйe, que tu n'as pas moins d'ascendant de loin que de prиs sur les affections de ta Julie.

Mon ami, quel charme pour moi de te voir reprendre cette vigueur de sentiments qui convient au courage d'un homme! Je t'en estimerai davantage, et m'en mйpriserai moins de n'avoir pas en tout avili la dignitй d'un amour honnкte, ni corrompu deux coeurs а la fois. Je te dirai plus, а prйsent que nous pouvons parler librement de nos affaires; ce qui aggravait mon dйsespoir йtait de voir que le tien nous фtait la seule ressource qui pouvait nous rester dans l'usage de tes talents. Tu connais maintenant le digne ami que le ciel t'a donnй: ce ne serait pas trop de ta vie entiиre pour mйriter ses bienfaits; ce ne sera jamais assez pour rйparer l'offense que tu viens de lui faire, et j'espиre que tu n'auras plus besoin d'autre leзon pour contenir ton imagination fougueuse. C'est sous les auspices de cet homme respectable que tu vas entrer dans le monde; c'est а l'appui de son crйdit, c'est guidй par son expйrience, que tu vas tenter de venger le mйrite oubliй des rigueurs de la fortune. Fais pour lui ce que tu ne ferais pas pour toi; tвche au moins d'honorer ses bontйs en ne les rendant pas inutiles. Vois quelle riante perspective s'offre encore а toi; vois quel succиs tu dois espйrer dans une carriиre oщ tout concourt а favoriser ton zиle. Le ciel t'a prodiguй ses dons; ton heureux naturel, cultivй par ton goыt, t'a douй de tous les talents; а moins de vingt-quatre ans, tu joins les grвces de ton вge а la maturitй qui dйdommage plus tard des progrиs des ans:

Frutto senile in su 'l giovenil fiore.

L'йtude n'a point йmoussй ta vivacitй ni appesanti ta personne; la fade galanterie n'a point rйtrйci ton esprit ni hйbйtй ta raison. L'ardent amour, en t'inspirant tous les sentiments sublimes dont il est le pиre, t'a donnй cette йlйvation d'idйes et cette justesse de sens qui en sont insйparables. A sa douce chaleur, j'ai vu ton вme dйployer ses brillantes facultйs, comme une fleur s'ouvre aux rayons du soleil: tu as а la fois tout ce qui mиne а la fortune et tout ce qui la fait mйpriser. Il ne te manquait, pour obtenir les honneurs du monde, que d'y daigner prйtendre, et j'espиre qu'un objet plus cher а ton coeur te donnera pour eux le zиle dont ils ne sont pas dignes.

O mon doux ami, tu vas t'йloigner de moi!... O mon bien-aimй, tu vas fuir ta Julie!... Il le faut; il faut nous sйparer si nous voulons nous revoir heureux un jour; et l'effet des soins que tu vas prendre est notre dernier espoir. Puisse une si chиre idйe t'animer, te consoler durant cette amиre et longue sйparation; puisse-t-elle te donner cette ardeur qui surmonte les obstacles et dompte la fortune! Hйlas! le monde et les affaires seront pour toi des distractions continuelles, et feront une utile diversion aux peines de l'absence. Mais je vais rester abandonnйe а moi seule ou livrйe aux persйcutions, et tout me forcera de te regretter sans cesse: heureuse au moins si de vaines alarmes n'aggravaient mes tourments rйels, et si, avec mes propres maux, je ne sentais encore en moi tous ceux auxquels tu vas t'exposer!

Je frйmis en songeant aux dangers de mille espиces que vont courir ta vie et tes moeurs. Je prends en toi toute la confiance qu'un homme peut inspirer; mais puisque le sort nous sйpare, ah! mon ami, pourquoi n'es-tu qu'un homme? Que de conseils te seraient nйcessaires dans ce monde inconnu oщ tu vas t'engager! Ce n'est pas а moi, jeune, sans expйrience, et qui ai moins d'йtude et de rйflexion que toi, qu'il appartient de te donner lа-dessus des avis; c'est un soin que je laisse а milord Edouard. Je me borne а te recommander deux choses, parce qu'elles tiennent plus au sentiment qu'а l'expйrience, et que, si je connais peu le monde, je crois bien connaоtre ton coeur: n'abandonne jamais la vertu, et n'oublie jamais ta Julie.

Je ne te rappellerai point tous ces arguments subtils que tu m'as toi-mкme appris а mйpriser, qui remplissent tant de livres, et n'ont jamais fait un honnкte homme. Ah! ces tristes raisonneurs! quels doux ravissements leurs coeurs n'ont jamais sentis ni donnйs! Laisse, mon ami, ces vains moralistes et rentre au fond de ton вme: c'est lа que tu retrouveras toujours la source de ce feu sacrй qui nous embrasa tant de fois de l'amour des sublimes vertus; c'est lа que tu verras ce simulacre йternel du vrai beau dont la contemplation nous anime d'un saint enthousiasme, et que nos passions souillent sans cesse sans pouvoir jamais l'effacer. Souviens-toi des larmes dйlicieuses qui coulaient de nos yeux, des palpitations qui suffoquaient nos coeurs agitйs, des transports qui nous йlevaient au-dessus de nous-mкmes, au rйcit de ces vies hйroпques qui rendent le vice inexcusable et font l'honneur de l'humanitй. Veux-tu savoir laquelle est vraiment dйsirable, de la fortune ou de la vertu? Songe а celle que le coeur prйfиre quand son choix est impartial; songe oщ l'intйrкt nous porte en lisant l'histoire. T'avisas-tu jamais de dйsirer les trйsors de Crйsus, ni la gloire de Cйsar, ni le pouvoir de Nйron, ni les plaisirs d'Hйliogabale? Pourquoi, s'ils йtaient heureux, tes dйsirs ne te mettaient-ils pas а leur place? C'est qu'ils ne l'йtaient point, et tu le sentais bien; c'est qu'ils йtaient vils et mйprisables, et qu'un mйchant heureux ne fait envie а personne. Quels hommes contemplais-tu donc avec le plus de plaisir? Desquels adorais-tu les exemples? Auxquels aurais-tu mieux aimй ressembler? Charme inconcevable de la beautй qui ne pйrit point! c'йtait l'Athйnien buvant la ciguл, c'йtait Brutus mourant pour son pays, c'йtait Rйgulus au milieu des tourments, c'йtait Caton dйchirant ses entrailles, c'йtaient tous ces vertueux infortunйs qui te faisaient envie, et tu sentais au fond de ton coeur la fйlicitй rйelle que couvraient leurs maux apparents. Ne crois pas que ce sentiment fыt particulier а toi seul, il est celui de tous les hommes, et souvent mкme en dйpit d'eux. Ce divin modиle que chacun de nous porte avec lui nous enchante malgrй que nous en ayons; sitфt que la passion nous permet de le voir, nous lui voulons ressembler; et si le plus mйchant des hommes pouvait кtre un autre que lui-mкme, il voudrait кtre un homme de bien.

Pardonne-moi ces transports, mon aimable ami; tu sais qu'ils me viennent de toi, et c'est а l'amour dont je les tiens а te les rendre. Je ne veux point t'enseigner ici tes propres maximes, mais t'en faire un moment l'application pour voir ce qu'elles ont а ton usage: car voici le temps de pratiquer tes propres leзons et de montrer comment on exйcute ce que tu sais dire. S'il n'est pas question d'кtre un Caton ou un Rйgulus, chacun pourtant doit aimer son pays, кtre intиgre et courageux, tenir sa foi, mкme aux dйpens de sa vie. Les vertus privйes sont souvent d'autant plus sublimes qu'elles n'aspirent point а l'approbation d'autrui, mais seulement au bon tйmoignage de soi-mкme; et la conscience du juste lui tient lieu des louanges de l'univers. Tu sentiras donc que la grandeur de l'homme appartient а tous les йtats, et que nul ne peut кtre heureux s'il ne jouit de sa propre estime; car si la vйritable jouissance de l'вme est dans la contemplation du beau, comment le mйchant peut-il l'aimer dans autrui sans кtre forcй de se haпr lui-mкme?

Je ne crains pas que les sens et les plaisirs grossiers te corrompent; ils sont des piиges peu dangereux pour un coeur sensible, et il lui en faut de plus dйlicats. Mais je crains les maximes et les leзons du monde; je crains cette force terrible que doit avoir l'exemple universel et continuel du vice; je crains les sophismes adroits dont il se colore; je crains enfin que ton coeur mкme ne t'en impose, et ne te rende moins difficile sur les moyens d'acquйrir une considйration, que tu saurais dйdaigner si notre union n'en pouvait кtre le fruit.

Je t'avertis, mon ami, de ces dangers; ta sagesse fera le reste: car c'est beaucoup pour s'en garantir que d'avoir su les prйvoir. Je n'ajouterai qu'une rйflexion, qui l'emporte, а mon avis, sur la fausse raison du vice, sur les fiиres erreurs des insensйs, et qui doit suffire pour diriger au bien la vie de l'homme sage; c'est que la source du bonheur n'est tout entiиre ni dans l'objet dйsirй ni dans le coeur qui le possиde, mais dans le rapport de l'un et de l'autre; et que, comme tous les objets de nos dйsirs ne sont pas propres а produire la fйlicitй, tous les йtats du coeur ne sont pas propres а la sentir. Si l'вme la plus pure ne suffit pas seule а son propre bonheur, il est plus sыr encore que toutes les dйlices de la terre ne sauraient faire celui d'un coeur dйpravй; car il y a des deux cфtйs une prйparation nйcessaire, un certain concours dont rйsulte ce prйcieux sentiment recherchй de tout кtre sensible et toujours ignorй du faux sage, qui s'arrкte au plaisir du moment faute de connaоtre un bonheur durable. Que servirait donc d'acquйrir un de ces avantages aux dйpens de l'autre, de gagner au dehors pour perdre encore plus au dedans, et de se procurer les moyens d'кtre heureux en perdant l'art de les employer? Ne vaut-il pas mieux encore, si l'on ne peut avoir qu'un des deux, sacrifier celui que le sort peut nous rendre а celui qu'on ne recouvre point quand on l'a perdu? Qui le doit mieux savoir que moi, qui n'ai fait qu'empoisonner les douceurs de ma vie en pensant y mettre le comble? Laisse donc dire les mйchants qui montrent leur fortune et cachent leur coeur; et sois sыr que s'il est un seul exemple du bonheur sur la terre, il se trouve dans un homme de bien. Tu reзus du ciel cet heureux penchant а tout ce qui est bon et honnкte: n'йcoute que tes propres dйsirs, ne suis que tes inclinations naturelles; songe surtout а nos premiиres amours: tant que ces moments purs et dйlicieux reviendront а ta mйmoire, il n'est pas possible que tu cesses d'aimer ce qui te les rendit si doux, que le charme du beau moral s'efface dans ton вme, ni que tu veuilles jamais obtenir ta Julie par des moyens indignes de toi. Comment jouir d'un bien dont on aurait perdu le goыt? Non, pour pouvoir possйder ce qu'on aime, il faut garder le mкme coeur qui l'a aimй.

Me voici а mon second point: car, comme tu vois, je n'ai pas oubliй mon mйtier. Mon ami, l'on peut sans amour avoir les sentiments sublimes d'une вme forte: mais un amour tel que le nфtre l'anime et la soutient tant qu'il brыle; sitфt qu'il s'йteint elle tombe en langueur, et un coeur usй n'est plus propre а rien. Dis-moi, que serions-nous si nous n'aimions plus? Eh! ne vaudrait-il pas mieux cesser d'кtre que d'exister sans rien sentir, et pourrais-tu te rйsoudre а traоner sur la terre l'insipide vie d'un homme ordinaire, aprиs avoir goыtй tous les transports qui peuvent ravir une вme humaine? Tu vas habiter de grandes villes, oщ ta figure et ton вge, encore plus que ton mйrite, tendront mille embыches а ta fidйlitй; l'insinuante coquetterie affectera le langage de la tendresse, et te plaira sans t'abuser; tu ne chercheras point l'amour, mais les plaisirs; tu les goыteras sйparйs de lui, et ne les pourras reconnaоtre. Je ne sais si tu retrouveras ailleurs le coeur de Julie; mais je te dйfie de jamais retrouver auprиs d'une autre ce que tu sentis auprиs d'elle. L'йpuisement de ton вme t'annoncera le sort que je t'ai prйdit; la tristesse et l'ennui t'accableront au sein des amusements frivoles; le souvenir de nos premiиres amours te poursuivra malgrй toi; mon image, cent fois plus belle que je ne fus jamais, viendra tout а coup te surprendre. A l'instant le voile du dйgoыt couvrira tous tes plaisirs, et mille regrets amers naоtront dans ton coeur. Mon bien-aimй, mon doux ami, ah! si jamais tu m'oublies... Hйlas! je ne ferai qu'en mourir; mais toi tu vivras vil et malheureux, et je mourrai trop vengйe.

Ne l'oublie donc jamais, cette Julie qui fut а toi, et dont le coeur ne sera point а d'autres. Je ne puis rien te dire de plus, dans la dйpendance oщ le ciel m'a placйe. Mais aprиs t'avoir recommandй la fidйlitй, il est juste de te laisser de la mienne le seul gage qui soit en mon pouvoir. J'ai consultй, non mes devoirs, mon esprit йgarй ne les connaоt plus, mais mon coeur, derniиre rиgle de qui n'en saurait plus suivre; et voici le rйsultat de ses inspirations. Je ne t'йpouserai jamais sans le consentement de mon pиre, mais je n'en йpouserai jamais un autre sans ton consentement: je t'en donne ma parole; elle me sera sacrйe, quoi qu'il arrive, et il n'y a point de force humaine qui puisse m'y faire manquer. Sois donc sans inquiйtude sur ce que je puis devenir en ton absence. Va, mon aimable ami, chercher sous les auspices du tendre amour un sort digne de le couronner. Ma destinйe est dans tes mains autant qu'il a dйpendu de moi de l'y mettre, et jamais elle ne changera que de ton aveu.

 

Lettre XII а Julie

O qual fiamma di gloria, d'onore,

Scorrer sento per tutte le vene,

Alma grande, parlando con te!

Julie, laisse-moi respirer; tu fais bouillonner mon sang, tu me fais tressaillir, tu me fais palpiter; ta lettre brыle comme ton coeur du saint amour de la vertu et tu portes au fond du mien son ardeur cйleste. Mais pourquoi tant d'exhortations oщ il ne fallait que des ordres? Crois que si je m'oublie au point d'avoir besoin de raisons pour bien faire, au moins ce n'est pas de ta part; ta seule volontй me suffit. Ignores-tu que je serai toujours ce qu'il te plaira, et que je ferais le mal mкme avant de pouvoir te dйsobйir? Oui, j'aurais brыlй le Capitole si tu me l'avais commandй, parce que je t'aime plus que toutes choses. Mais sais-tu bien pourquoi je t'aime ainsi? Ah! fille incomparable! c'est parce que tu ne peux rien vouloir que d'honnкte, et que l'amour de la vertu rend plus invincible celui que j'ai pour tes charmes.

Je pars, encouragй par l'engagement que tu viens de prendre, et dont tu pouvais t'йpargner le dйtour; car promettre de n'кtre а personne sans mon consentement, n'est-ce pas promettre de n'кtre qu'а moi? Pour moi, je le dis plus librement, et je t'en donne aujourd'hui ma foi d'homme de bien, qui ne sera point violйe: j'ignore dans la carriиre oщ je vais m'essayer pour te complaire, а quel sort la fortune m'appelle; mais jamais les noeuds de l'amour ni de l'hymen ne m'uniront а d'autres qu'а Julie d'Etange; je ne vis, je n'existe que pour elle, et mourrai libre ou son йpoux. Adieu; l'heure presse, et je pars а l'instant.

 

Lettre XIII а Julie

J'arrivai hier au soir а Paris, et celui qui ne pouvait vivre sйparй de toi par deux rues en est maintenant а plus de cent lieues. O Julie! plains-moi, plains ton malheureux ami. Quand mon sang en longs ruisseaux aurait tracй cette route immense, elle m'eыt paru moins longue, et je n'aurais pas senti dйfaillir mon вme avec plus de langueur. Ah! si du moins je connaissais le moment qui doit nous rejoindre ainsi que l'espace qui nous sйpare, je compenserais l'йloignement des lieux par le progrиs du temps, je compterais dans chaque jour фtй de ma vie les pas qui m'auraient rapprochй de toi. Mais cette carriиre de douleurs est couverte des tйnиbres de l'avenir; le terme qui doit la borner se dйrobe а mes faibles yeux. O doute! ф supplice! mon coeur inquiet te cherche et ne trouve rien. Le soleil se lиve, et ne me rend plus l'espoir de te voir; il se couche, et je ne t'ai point vue; mes jours, vides de plaisir et de joie, s'йcoulent dans une longue nuit. J'ai beau vouloir ranimer en moi l'espйrance йteinte, elle ne m'offre qu'une ressource incertaine et des consolations suspectes. Chиre et tendre amie de mon coeur, hйlas! а quels maux faut-il m'attendre, s'ils doivent йgaler mon bonheur passй!

Que cette tristesse ne t'alarme pas, je t'en conjure; elle est l'effet passager de la solitude et des rйflexions du voyage. Ne crains point le retour de mes premiиres faiblesses: mon coeur est dans ta main, ma Julie, et, puisque tu le soutiens, il ne se laissera plus abattre. Une des consolantes idйes qui sont le fruit de ta derniиre lettre est que je me trouve а prйsent portй par une double force, et, quand l'amour aurait anйanti la mienne, je ne laisserais pas d'y gagner encore; car le courage qui me vient de toi me soutient beaucoup mieux que je n'aurais pu me soutenir moi-mкme. Je suis convaincu qu'il n'est pas bon que l'homme soit seul. Les вmes humaines veulent кtre accouplйes pour valoir tout leur prix; et la force unie des amis, comme celle des lames d'un aimant artificiel, est incomparablement plus grande que la somme de leurs forces particuliиres. Divine amitiй! c'est lа ton triomphe. Mais qu'est-ce que la seule amitiй auprиs de cette union parfaite qui joint а toute l'йnergie de l'amitiй des liens cent fois plus sacrйs? Oщ sont-ils ces hommes grossiers qui ne prennent les transports de l'amour que pour une fiиvre des sens, pour un dйsir de la nature avilie? Qu'ils viennent, qu'ils observent, qu'ils sentent ce qui se passe au fond de mon coeur; qu'ils voient un amant malheureux йloignй de ce qu'il aime, incertain de le revoir jamais, sans espoir de recouvrer sa fйlicitй perdue, mais pourtant animй de ces feux immortels qu'il prit dans tes yeux et qu'ont nourris tes sentiments sublimes: prкt а braver la fortune, а souffrir ses revers, а se voir mкme privй de toi, et а faire des vertus que tu lui as inspirйes le digne ornement de cette empreinte adorable qui ne s'effacera jamais de son вme. Julie, eh! qu'aurais-je йtй sans toi? La froide raison m'eыt йclairй peut-кtre; tiиde admirateur du bien, je l'aurais du moins aimй dans autrui. Je ferai plus, je saurai le pratiquer avec zиle; et, pйnйtrй de tes sages leзons, je ferai dire un jour а ceux qui nous auront connus: "O quels hommes nous serions tous, si le monde йtait plein de Julies et de coeurs qui les sussent aimer!"

En mйditant en route sur ta derniиre lettre, j'ai rйsolu de rassembler en un recueil toutes celles que tu m'as йcrites, maintenant que je ne puis plus recevoir tes avis de bouche. Quoiqu'il n'y en ait pas une que je ne sache par coeur, et bien par coeur, tu peux m'en croire, j'aime pourtant а les relire sans cesse, ne fыt-ce que pour revoir les traits de cette main chйrie qui seule peut faire mon bonheur. Mais insensiblement le papier s'use, et, avant qu'elles soient dйchirйes, je veux les copier toutes dans un livre blanc que je viens de choisir exprиs pour cela. Il est assez gros; mais je songe а l'avenir, et j'espиre ne pas mourir assez jeune pour me borner а ce volume. Je destine les soirйes а cette occupation charmante, et j'avancerai lentement pour la prolonger. Ce prйcieux recueil ne me quittera de mes jours; il sera mon manuel dans le monde oщ je vais entrer: il sera pour moi le contre-poison des maximes qu'on y respire; il me consolera dans mes maux; il prйviendra ou corrigera mes fautes; il m'instruira durant ma jeunesse; il m'йdifiera dans tous les temps, et ce seront, а mon avis, les premiиres lettres d'amour dont on aura tirй cet usage.

Quant а la derniиre que j'ai prйsentement sous les yeux, toute belle qu'elle me paraоt, j'y trouve pourtant un article а retrancher. Jugement dйjа fort йtrange: mais ce qui doit l'кtre encore plus, c'est que cet article est prйcisйment celui qui te regarde, et je te reproche d'avoir mкme songй а l'йcrire. Que me parles-tu de fidйlitй, de constance? Autrefois tu connaissais mieux mon amour et ton pouvoir. Ah! Julie, inspires-tu des sentiments pйrissables, et quand je ne t'aurais rien promis, pourrais-je cesser jamais d'кtre а toi? Non, non, c'est du premier regard de tes yeux, du premier mot de ta bouche, du premier transport de mon coeur, que s'alluma dans lui cette flamme йternelle que rien ne peut plus йteindre. Ne t'eussй-je vue que ce premier instant, c'en йtait dйjа fait, il йtait trop tard pour pouvoir jamais t'oublier. Et je t'oublierais maintenant! maintenant qu'enivrй de mon bonheur passй son seul souvenir suffit pour me le rendre encore! maintenant qu'oppressй du poids de tes charmes je ne respire qu'en eux! maintenant que ma premiиre вme est disparue, et que je suis animй de celle que tu m'as donnйe! maintenant, ф Julie, que je me dйpite contre moi de t'exprimer si mal tout ce que je sens! Ah! que toutes les beautйs de l'univers tentent de me sйduire, en est-il d'autres que la tienne а mes yeux? Que tout conspire а l'arracher de mon coeur; qu'on le perce, qu'on le dйchire, qu'on brise ce fidиle miroir de Julie, sa pure image ne cessera de briller jusque dans le dernier fragment; rien n'est capable de l'y dйtruire. Non, la suprкme puissance elle-mкme ne saurait aller jusque-lа, elle peut anйantir mon вme, mais non pas faire qu'elle existe et cesse de t'adorer.

Milord Edouard s'est chargй de te rendre compte а son passage de ce qui me regarde et de ses projets en ma faveur: mais je crains qu'il ne s'acquitte mal de cette promesse par rapport а ses arrangements prйsents. Apprends qu'il ose abuser du droit que lui donnent sur moi ses bienfaits pour les йtendre au delа mкme de la biensйance. Je me vois, par une pension qu'il n'a pas tenu а lui de rendre irrйvocable, en йtat de faire une figure fort au-dessus de ma naissance; et c'est peut-кtre ce que je serai forcй de faire а Londres pour suivre ses vues. Pour ici, oщ nulle affaire ne m'attache, je continuerai de vivre а ma maniиre, et ne serai point tentй d'employer en vaines dйpenses l'excйdent de mon entretien. Tu me l'as appris, ma Julie, les premiers besoins, ou du moins les plus sensibles, sont ceux d'un coeur bienfaisant; et tant que quelqu'un manque du nйcessaire, quel honnкte homme a du superflu?

 

Lettre XIV а Julie

J'entre avec une secrиte horreur dans ce vaste dйsert du monde. Ce chaos ne m'offre qu'une solitude affreuse oщ rиgne un morne silence. Mon вme а la presse cherche а s'y rйpandre, et se trouve partout resserrйe. "Je ne suis jamais moins seul que quand je suis seul", disait un ancien: moi, je ne suis seul que dans la foule, oщ je ne puis кtre ni а toi ni aux autres. Mon coeur voudrait parler, il sent qu'il n'est point йcoutй; il voudrait rйpondre, on ne lui dit rien qui puisse aller jusqu'а lui. Je n'entends point la langue du pays, et personne ici n'entend la mienne.

Ce n'est pas qu'on ne me fasse beaucoup d'accueil, d'amitiйs, de prйvenances, et que mille soins officieux n'y semblent voler au-devant de moi, mais c'est prйcisйment de quoi je me plains. Le moyen d'кtre aussitфt l'ami de quelqu'un qu'on n'a jamais vu? L'honnкte intйrкt de l'humanitй, l'йpanchement simple et touchant d'une вme franche, ont un langage bien diffйrent des fausses dйmonstrations de la politesse et des dehors trompeurs que l'usage du monde exige. J'ai grand'peur que celui qui, dиs la premiиre vue, me traite comme un ami de vingt ans, ne me traitвt, au bout de vingt ans, comme un inconnu, si j'avais quelque important service а lui demander; et quand je vois des hommes si dissipйs prendre un intйrкt si tendre а tant de gens, je prйsumerais volontiers qu'ils n'en prennent а personne.

Il y a pourtant de la rйalitй а tout cela; car le Franзais est naturellement bon, ouvert, hospitalier, bienfaisant; mais il y a aussi mille maniиres de parler qu'il ne faut pas prendre а la lettre, mille offres apparentes qui ne sont faites que pour кtre refusйes, mille espиces de piиges que la politesse tend а la bonne foi rustique. Je n'entendis jamais tant dire: "Comptez sur moi dans l'occasion, disposez de mon crйdit, de ma bourse, de ma maison, de mon йquipage." Si tout cela йtait sincиre et pris au mot, il n'y aurait pas de peuple moins attachй а la propriйtй; la communautй des biens serait ici presque йtablie: le plus riche offrant sans cesse, et le plus pauvre acceptant toujours, tout se mettrait naturellement de niveau, et Sparte mкme eыt eu des partages moins йgaux qu'ils ne seraient а Paris. Au lieu de cela, c'est peut-кtre la ville du monde oщ les fortunes sont le plus inйgales, et oщ rиgnent а la fois la plus somptueuse opulence et la plus dйplorable misиre. Il n'en faut pas davantage pour comprendre ce que signifient cette apparente commisйration qui semble toujours aller au-devant des besoins d'autrui, et cette facile tendresse de coeur qui contracte en un moment des amitiйs йternelles.

Au lieu de tous ces sentiments suspects et de cette confiance trompeuse, veux-je chercher des lumiиres et de l'instruction? C'en est ici l'aimable source, et l'on est d'abord enchantй du savoir et de la raison qu'on trouve dans les entretiens, non seulement des savants et des gens de lettres, mais des hommes de tous les йtats, et mкme des femmes: le ton de la conversation y est coulant et naturel; il n'est ni pesant, ni frivole; il est savant sans pйdanterie, gai sans tumulte, poli sans affectation, galant sans fadeur, badin sans йquivoques. Ce ne sont ni des dissertations ni des йpigrammes: on y raisonne sans argumenter; on y plaisante sans jeux de mots; on y associe avec art l'esprit et la raison, les maximes et les saillies, la satire aiguл, l'adroite flatterie, et la morale austиre. On y parle de tout pour que chacun ait quelque chose а dire; on n'approfondit point les questions de peur d'ennuyer, on les propose comme en passant, on les traite avec rapiditй; la prйcision mиne а l'йlйgance: chacun dit son avis et l'appuie en peu de mots; nul n'attaque avec chaleur celui d'autrui, nul ne dйfend opiniвtrement le sien; on discute pour s'йclairer, on s'arrкte avant la dispute; chacun s'instruit, chacun s'amuse, tous s'en vont contents, et le sage mкme peut rapporter de ces entretiens des sujets dignes d'кtre mйditйs en silence.

Mais au fond, que penses-tu qu'on apprenne dans ces conversations si charmantes? A juger sainement des choses du monde? а bien user de la sociйtй? а connaоtre au moins les gens avec qui l'on vit? Rien de tout cela, ma Julie. On y apprend а plaider avec art la cause du mensonge, а йbranler а force de philosophie tous les principes de la vertu, а colorer de sophismes subtils ses passions et ses prйjugйs, et а donner а l'erreur un certain tour а la mode selon les maximes du jour. Il n'est point nйcessaire de connaоtre le caractиre des gens, mais seulement leurs intйrкts, pour deviner а peu prиs ce qu'ils diront de chaque chose. Quand un homme parle, c'est pour ainsi dire son habit et non pas lui qui a un sentiment; et il en changera sans faзon tout aussi souvent que d'йtat. Donnez-lui tour а tour une longue perruque, un habit d'ordonnance et une croix pectorale, vous l'entendrez successivement prкcher avec le mкme zиle les lois, le despotisme, et l'inquisition. Il y a une raison commune pour la robe, une autre pour la finance, une autre pour l'йpйe. Chacun prouve trиs bien que les deux autres sont mauvaises, consйquence facile а tirer pour les trois. Ainsi nul ne dit jamais ce qu'il pense, mais ce qu'il lui convient de faire penser а autrui; et le zиle apparent de la vйritй n'est jamais en eux que le masque de l'intйrкt.

Vous croiriez que le gens isolйs qui vivent dans l'indйpendance ont au moins un esprit а eux; point du tout; autres machines qui ne pensent point, et qu'on fait penser par ressorts. On n'a qu'а s'informer de leurs sociйtйs, de leurs coteries, de leurs amis, des femmes qu'ils voient, des auteurs qu'ils connaissent; lа-dessus on peut d'avance йtablir leur sentiment futur sur un livre prкt а paraоtre et qu'ils n'ont point lu; sur une piиce prкte а jouer et qu'ils n'ont point vue, sur tel ou tel auteur, qu'ils ne connaissent point, sur tel ou tel systиme dont ils n'ont aucune idйe; et comme la pendule ne se monte ordinairement que pour vingt-quatre heures, tous ces gens-lа s'en vont, chaque soir, apprendre dans leurs sociйtйs ce qu'ils penseront le lendemain.

Il y a ainsi un petit nombre d'hommes et de femmes qui pensent pour tous les autres, et pour lesquels tous les autres parlent et agissent; et comme chacun songe а son intйrкt, personne au bien commun, et que les intйrкts particuliers sont toujours opposйs entre eux, c'est un choc perpйtuel de brigues et de cabales, un flux et reflux de prйjugйs, d'opinions contraires, oщ les plus йchauffйs, animйs par les autres, ne savent presque jamais de quoi il est question. Chaque coterie a ses rиgles, ses jugements, ses principes, qui ne sont point admis ailleurs. L'honnкte homme d'une maison est un fripon dans la maison voisine: le bon, le mauvais, le beau, le laid, la vйritй, la vertu, n'ont qu'une existence locale et circonscrite. Quiconque aime а se rйpandre et frйquente plusieurs sociйtйs doit кtre plus flexible qu'Alcibiade, changer de principes comme d'assemblйes, modifier son esprit pour ainsi dire а chaque pas, et mesurer ses maximes а la toise: il faut qu'а chaque visite il quitte en entrant son вme, s'il en a une; qu'il en prenne une autre aux couleurs de la maison, comme un laquais prend un habit de livrйe; qu'il la pose de mкme en sortant et reprenne, s'il veut, la sienne jusqu'а nouvel йchange.

Il y a plus; c'est que chacun se met sans cesse en contradiction avec lui-mкme, sans qu'on s'avise de le trouver mauvais. On a des principes pour la conversation et d'autres pour la pratique; leur opposition ne scandalise personne, et l'on est convenu qu'ils ne se ressembleraient point entre eux; on n'exige pas mкme d'un auteur, surtout d'un moraliste, qu'il parle comme ses livres, ni qu'il agisse comme il parle; ses йcrits, ses discours, sa conduite, sont trois choses toutes diffйrentes, qu'il n'est point obligй de concilier. En un mot, tout est absurde, et rien ne choque, parce qu'on y est accoutumй; et il y a mкme а cette inconsйquence une sorte de bon air dont bien des gens se font honneur. En effet, quoique tous prкchent avec zиle les maximes de leur profession, tous se piquent d'avoir le ton d'une autre. Le robin prend l'air cavalier; le financier fait le seigneur; l'йvкque a le propos galant; l'homme de cour parle de philosophie; l'homme d'Etat de bel esprit: il n'y a pas jusqu'au simple artisan qui, ne pouvant prendre un autre ton que le sien, se met en noir les dimanches pour avoir l'air d'un homme de palais. Les militaires seuls; dйdaignant tous les autres йtats, gardent sans faзon le ton du leur, et sont insupportables de bonne foi. Ce n'est pas que M. de Muralt n'eыt raison quand il donnait la prйfйrence а leur sociйtй; mais ce qui йtait vrai de son temps ne l'est plus aujourd'hui. Le progrиs de la littйrature a changй en mieux le ton gйnйral; les militaires seuls n'en ont point voulu changer, et le leur, qui йtait le meilleur auparavant, est enfin devenu le pire.

Ainsi les hommes а qui l'on parle ne sont point ceux avec qui l'on converse; leurs sentiments ne partent point de leur coeur, leurs lumiиres ne sont point dans leur esprit, leurs discours ne reprйsentent point leurs pensйes; on n'aperзoit d'eux que leur figure, et l'on est dans une assemblйe а peu prиs comme devant un tableau mouvant oщ le spectateur paisible est le seul кtre mы par lui-mкme.

Telle est l'idйe que je me suis formйe de la grande sociйtй sur celle que j'ai vue а Paris; cette idйe est peut-кtre plus relative а ma situation particuliиre qu'au vйritable йtat des choses, et se rйformera sans doute sur de nouvelles lumiиres. D'ailleurs, je ne frйquente que les sociйtйs oщ les amis de milord Edouard m'ont introduit, et je suis convaincu qu'il faut descendre dans d'autres йtats pour connaоtre les vйritables moeurs d'un pays; car celles des riches sont presque partout les mкmes. Je tвcherai de m'йclaircir mieux dans la suite. En attendant, juge si j'ai raison d'appeler cette foule un dйsert, et de m'effrayer d'une solitude oщ je ne trouve qu'une vaine apparence de sentiments et de vйritй, qui change а chaque instant et se dйtruit elle-mкme, oщ je n'aperзois que larves et fantфmes qui frappent l'oeil un moment et disparaissent aussitфt qu'on les veut saisir. Jusques ici j'ai vu beaucoup de masques, quand verrai-je des visages d'hommes?

 

Lettre XV de Julie

Oui, mon ami, nous serons unis malgrй notre йloignement; nous serons heureux en dйpit du sort. C'est l'union des coeurs qui fait leur vйritable fйlicitй; leur attraction ne connaоt point la loi des distances, et les nфtres se toucheraient aux deux bouts du monde. Je trouve comme toi que les amants ont mille moyens d'adoucir le sentiment de l'absence et de se rapprocher en un moment: quelquefois mкme on se voit plus souvent encore que quand on se voyait tous les jours; car sitфt qu'un des deux est seul, а l'instant tous deux sont ensemble. Si tu goыtes ce plaisir tous les soirs, je le goыte cent fois le jour: je vis plus solitaire, je suis environnйe de tes vestiges, et je ne saurais fixer les yeux sur les objets qui m'entourent sans te voir tout autour de moi.

Qui cantф dolcemente, e qui s'assise;

Qui si rivolse, e qui ritenne il passo;

Qui co' begl: occhi mi trafise il core;

Qui disse una parola, et qui sorrise.

Mais toi, sais-tu t'arrкter а ces situations paisibles? Sais-tu goыter un amour tranquille et tendre qui parle au coeur sans йmouvoir les sens, et tes regrets sont-ils aujourd'hui plus sages que tes dйsirs ne l'йtaient autrefois? Le ton de ta premiиre lettre me fait trembler. Je redoute ces emportements trompeurs, d'autant plus dangereux que l'imagination qui les excite n'a point de bornes, et je crains que tu n'outrages ta Julie а force de l'aimer. Ah! tu ne sens pas, non, ton coeur peu dйlicat ne sent pas combien l'amour s'offense d'un vain hommage, tu ne songes ni que ta vie est а moi, ni qu'on court souvent а la mort en croyant servir la nature. Homme sensuel, ne sauras-tu jamais aimer? Rappelle-toi, rappelle-toi ce sentiment si calme et si doux que tu connus une fois et que tu dйcrivis d'un ton si touchant et si tendre. S'il est le plus dйlicieux qu'ait jamais savourй l'amour heureux, il est le seul permis aux amants sйparйs; et, quand on l'a pu goыter un moment, on n'en doit plus regretter d'autre. Je me souviens de rйflexions que nous faisions, en lisant ton Plutarque, sur un goыt dйpravй qui outrage la nature. Quand ses tristes plaisirs n'auraient que de n'кtre pas partagйs, c'en serait assez, disions-nous, pour les rendre insipides et mйprisables. Appliquons la mкme idйe aux erreurs d'une imagination trop active, elle ne leur conviendra pas moins. Malheureux! de quoi jouis-tu quand tu es seul а jouir? Ces voluptйs solitaires sont des voluptйs mortes. O amour! les tiennes sont vives; c'est l'union des вmes qui les anime, et le plaisir qu'on donne а ce qu'on aime fait valoir celui qu'il nous rend.

Dis-moi, je te prie, mon cher ami, en quelle langue ou plutфt en quel jargon est la relation de ta derniиre lettre? Ne serait-ce point lа par hasard du bel esprit? Si tu as dessein de t'en servir souvent avec moi, tu devrais bien m'en envoyer le dictionnaire. Qu'est-ce, je te prie, que le sentiment de l'habit d'un homme? qu'une вme qu'on prend comme un habit de livrйe? que des maximes qu'il faut mesurer а la toise? Que veux-tu qu'une pauvre Suissesse entende а ces sublimes figures? Au lieu de prendre comme les autres des вmes aux couleurs des maisons, ne voudrais-tu point dйjа donner а ton esprit la teinte de celui du pays? Prends garde, mon bon ami, j'ai peur qu'elle n'aille pas bien sur ce fond-lа. A ton avis, les traslati du cavalier Marin, dont tu t'es si souvent moquй, approchиrent-ils jamais de ces mйtaphores, et si l'on peut faire opiner l'habit d'un homme dans une lettre, pourquoi ne ferait-on pas suer le feu dans un sonnet?

Observer en trois semaines toutes les sociйtйs d'une grande ville, assigner le caractиre des propos qu'on y tient, y distinguer exactement le vrai du faux, le rйel de l'apparent, et ce qu'on y dit de ce qu'on y pense, voilа ce qu'on accuse les Franзais de faire quelquefois chez les autres peuples, mais ce qu'un йtranger ne doit point faire chez eux; car ils valent la peine d'кtre йtudiйs posйment. Je n'approuve pas non plus qu'on dise du mal du pays oщ l'on vit et oщ l'on est bien traitй; j'aimerais mieux qu'on se laissвt tromper par les apparences que de moraliser aux dйpens de ses hфtes. Enfin, je tiens pour suspect tout observateur qui se pique d'esprit: je crains toujours que, sans y songer, il ne sacrifie la vйritй des choses а l'йclat des pensйes, et ne fasse jouer sa phrase aux dйpens de la justice.

Tu ne l'ignores pas, mon ami, l'esprit, dit notre Muralt, est la manie des Franзais: je te trouve а toi-mкme du penchant а la mкme manie, avec cette diffйrence qu'elle a chez eux de la grвce, et que de tous les peuples du monde c'est а nous qu'elle sied le moins. Il y a de la recherche et du jeu dans plusieurs de tes lettres. Je ne parle point de ce tour vif et de ces expressions animйes qu'inspire la force du sentiment; je parle de cette gentillesse de style qui, n'йtant point naturelle, ne vient d'elle-mкme а personne, et marque la prйtention de celui qui s'en sert. Eh Dieu! des prйtentions avec ce qu'on aime! n'est-ce pas plutфt dans l'objet aimй qu'on les doit placer, et n'est-on pas glorieux soi-mкme de tout le mйrite qu'il a de plus que nous? Non, si l'on anime les conversations indiffйrentes de quelques saillies qui passent comme des traits, ce n'est point entre deux amants que ce langage est de saison; et le jargon fleuri de la galanterie est beaucoup plus йloignй du sentiment que le ton le plus simple qu'on puisse prendre. J'en appelle а toi-mкme. L'esprit eut-il jamais le temps de se montrer dans nos tкte-а-tкte, et si le charme d'un entretien passionnй l'йcarte et l'empкche de paraоtre, comment des lettres, que l'absence remplit toujours d'un peu d'amertume, et oщ le coeur parle avec plus d'attendrissement, le pourraient-elles supporter? Quoique toute grande passion soit sйrieuse, et que l'excessive joie elle-mкme arrache des pleurs plutфt que des ris, je ne veux pas pour cela que l'amour soit toujours triste; mais je veux que sa gaietй soit simple, sans ornement, sans art, nue comme lui; qu'elle brille de ses propres grвces, et non de la parure du bel esprit.

L'insйparable, dans la chambre de laquelle je t'йcris cette lettre, prйtends que j'йtais, en la commenзant, dans cet йtat d'enjouement que l'amour inspire ou tolиre; mais je ne sais ce qu'il est devenu. A mesure que j'avanзais, une certaine langueur s'emparait de mon вme, et me laissait а peine la force de t'йcrire les injures que la mauvaise a voulu t'adresser; car il est bon de t'avertir que la critique de ta critique est bien plus de sa faзon que de la mienne; elle m'en a dictй surtout le premier article en riant comme une folle, et sans me permettre d'y rien changer. Elle dit que c'est pour t'apprendre а manquer de respect au Marini, qu'elle protиge et que tu plaisantes.

Mais sais-tu bien ce qui nous met toutes deux de si bonne humeur? C'est son prochain mariage. Le contrat fut passй hier au soir, et le jour est pris de lundi en huit. Si jamais amour fut gai, c'est assurйment le sien; on ne vit de la vie une fille si bouffonnement amoureuse. Ce bon M. d'Orbe, а qui de son cфtй la tкte en tourne, est enchantй d'un accueil si folвtre. Moins difficile que tu n'йtais autrefois, il se prкte avec plaisir а la plaisanterie, et prend pour un chef-d'oeuvre de l'amour l'art d'йgayer sa maоtresse. Pour elle, on a beau la prкcher, lui reprйsenter la biensйance, lui dire que si prиs du terme elle doit prendre un maintien plus sйrieux, plus grave, et faire un peu mieux les honneurs de l'йtat qu'elle est prкte а quitter; elle traite tout cela de sottes simagrйes; elle soutient en face а M. d'Orbe que le jour de la cйrйmonie elle sera de la meilleure humeur du monde, et qu'on ne saurait aller trop gaiement а la noce. Mais la petite dissimulйe ne dit pas tout: je lui ai trouvй ce matin les yeux rouges, et je parie bien que les pleurs de la nuit payent les ris de la journйe. Elle va former de nouvelles chaоnes qui relвcheront les doux liens de l'amitiй; elle va commencer une maniиre de vivre diffйrente de celle qui lui fut chиre; elle йtait contente et tranquille, elle va courir les hasards auxquels le meilleur mariage expose; et, quoi qu'elle en dise, comme une eau pure et calme commence а se troubler aux approches de l'orage, son coeur timide et chaste ne voit point sans quelque alarme le prochain changement de son sort.

O mon ami, qu'ils sont heureux! ils s'aiment; ils vont s'йpouser; ils jouiront de leur amour sans obstacles, sans craintes, sans remords. Adieu, adieu; je n'en puis dire davantage.

P.- S. - Nous n'avons vu milord Edouard qu'un moment, tant il йtait pressй de continuer sa route. Le coeur plein de ce que nous lui devons, je voulais lui montrer mes sentiments et les tiens; mais j'en ai eu une espиce de honte. En vйritй, c'est faire injure а un homme comme lui de le remercier de rien.

 

Lettre XVI а Julie

Que les passions impйtueuses rendent les hommes enfants! Qu'un amour forcenй se nourrit aisйment de chimиres et qu'il est aisй de donner le change а des dйsirs extrкmes par les plus frivoles objets! J'ai reзu ta lettre avec les mкmes transports que m'aurait causйs ta prйsence; ; et, dans l'emportement de ma joie, un vain papier me tenait lieu de toi. Un des plus grands maux de l'absence, et le seul auquel la raison ne peut rien, c'est l'inquiйtude sur l'йtat actuel de ce qu'on aime. Sa santй, sa vie, son repos, son amour, tout йchappe а qui craint de tout perdre; on n'est pas plus sыr du prйsent que de l'avenir, et tous les accidents possibles se rйalisent sans cesse dans l'esprit d'un amant qui les redoute. Enfin je respire; je vis, tu te portes bien, tu m'aimes: ou plutфt il y a dix jours que tout cela йtait vrai; mais qui me rйpondra d'aujourd'hui? O absence! ф tourment! ф bizarre et funeste йtat oщ l'on ne peut jouir que du moment passй, et oщ le prйsent n'est point encore!

Quand tu ne m'aurais pas parlй de l'insйparable, j'aurais reconnu sa malice dans la critique de ma relation, et sa rancune dans l'apologie du Marini; mais, s'il m'йtait permis de faire la mienne, je ne resterais pas sans rйplique.

Premiиrement, ma cousine (car c'est а elle qu'il faut rйpondre), quant au style, j'ai pris celui de la chose; j'ai tвchй de vous donner а la fois l'idйe et l'exemple du ton des conversations а la mode; et, suivant un ancien prйcepte, je vous ai йcrit а peu prиs comme on parle en certaines sociйtйs. D'ailleurs ce n'est pas l'usage des figures, mais leur choix, que je blвme dans le cavalier Marin. Pour peu qu'on ait de chaleur dans l'esprit, on a besoin de mйtaphores et d'expressions figurйes pour se faire entendre. Vos lettres mкmes en sont pleines sans que vous y songiez, et je soutiens qu'il n'y a qu'un gйomиtre et un sot qui puissent parler sans figures. En effet, un mкme jugement n'est-il pas susceptible de cent degrй de force? Et comment dйterminer celui de ces degrй qu'il doit avoir, sinon par le tour qu'on lui donne? Mes propres phrases me font rire, je l'avoue, et je les trouve absurdes, grвce au soin que vous avez pris de les isoler; mais laissez-les oщ je les ai mises, vous les trouverez claires, et mкme йnergiques. Si ces yeux йveillйs que vous savez si bien faire parler йtaient sйparйs l'un de l'autre, et de votre visage, cousine, que pensez-vous qu'ils diraient avec tout leur feu? Ma foi, rien du tout, pas mкme а M. d'Orbe.

La premiиre chose qui se prйsente а observer dans un pays oщ l'on arrive, n'est-ce pas le ton gйnйral de la sociйtй? Eh bien! c'est aussi la premiиre observation que j'ai faite dans celui-ci, et je vous ai parlй de ce qu'on dit а Paris, et non pas de ce qu'on y fait. Si j'ai remarquй du contraste entre les discours, les sentiments et les actions des honnкtes gens, c'est que ce contraste saute aux yeux au premier instant. Quand je vois les mкmes hommes changer les maximes selon les coteries, molinistes dans l'une, jansйnistes dans l'autre, vils courtisans chez un ministre, frondeurs mutins chez un mйcontent; quand je vois un homme dorй dйcrier le luxe, un financier les impфts, un prйlat le dйrиglement, quand j'entends une femme de la cour parler de modestie, un grand seigneur de vertu, un auteur de simplicitй, un abbй de religion, et que ces absurditйs ne choquent personne, ne dois-je pas conclure а l'instant qu'on ne se soucie pas plus ici d'entendre la vйritй que de la dire, et que, loin de vouloir persuader les autres quand on leur parle, on ne cherche pas mкme а leur faire penser qu'on croit ce qu'on leur dit?

Mais c'est assez plaisanter avec la cousine. Je laisse un ton qui nous est йtrange а tous trois, et j'espиre que tu ne me verras pas plus prendre le goыt de la satire que celui du bel esprit. C'est а toi, Julie, qu'il faut а prйsent rйpondre; car je sais distinguer la critique badine des reproches sйrieux.

Je ne conзois pas comment vous avez pu prendre toutes deux le change sur mon objet. Ce ne sont point les Franзais que je me suis proposй d'observer: car si le caractиre des nations ne peut se dйterminer que par leurs diffйrences, comment moi qui n'en connais encore aucune autre, entreprendrais-je de peindre celle-ci? Je ne serais pas non plus si maladroit que de choisir la capitale pour le lieu de mes observations. Je n'ignore pas que les capitales diffиrent moins entre elles que les peuples, et que les caractиres nationaux s'y effacent et confondent en grande partie, tant а cause de l'influence commune des cours qui se ressemblent toutes, que par l'effet commun d'une sociйtй nombreuse et resserrйe, qui est le mкme а peu prиs sur tous les hommes et l'emporte а la fin sur le caractиre originel.

Si je voulais йtudier un peuple, c'est dans les provinces reculйes, oщ les habitants ont encore leurs inclinations naturelles, que j'irais les observer. Je parcourrais lentement et avec soin plusieurs de ces provinces, les plus йloignйes les unes des autres; toutes les diffйrences que j'observerais entre elles me donneraient le gйnie particulier de chacune; tout ce qu'elles auraient de commun et que n'auraient pas les autres peuples, formerait le gйnie national, et ce qui se trouverait partout appartiendrait en gйnйral а l'homme. Mais je n'ai ni ce vaste projet ni l'expйrience nйcessaire pour le suivre. Mon objet est de connaоtre l'homme, et ma mйthode de l'йtudier dans ses diverses relations. Je ne l'ai vu jusqu'ici qu'en petites sociйtйs, йpars et presque isolй sur la terre. Je vais maintenant le considйrer entassй par multitudes dans les mкmes lieux, et je commencerai а juger par lа des vrais effets de la sociйtй; car s'il est constant qu'elle rende les hommes meilleurs, plus elle est nombreuse et rapprochйe, mieux ils doivent valoir; et les moeurs, par exemple, seront beaucoup plus pures а Paris que dans le Valais; que si l'on trouvait le contraire, il faudrait tirer une consйquence opposйe.

Cette mйthode pourrait, j'en conviens, me mener encore а la connaissance des peuples, mais par une voie si longue et si dйtournйe, que je ne serais peut-кtre de ma vie en йtat de prononcer sur aucun d'eux. Il faut que je commence par tout observer dans le premier oщ je me trouve; que j'assigne ensuite les diffйrences, а mesure que je parcourrai les autres pays; que je compare la France а chacun d'eux, comme on dйcrit l'olivier sur un saule, ou le palmier sur un sapin, et que j'attende а juger du premier peuple observй que j'aie observй tous les autres.

Veuille donc, ma charmante prкcheuse, distinguer ici l'observation philosophique de la satire nationale. Ce ne sont point les Parisiens que j'йtudie, mais les habitants d'une grande ville; et je ne sais si ce que j'en vois ne convient pas а Rome et а Londres, tout aussi bien qu'а Paris. Les rиgles de la morale ne dйpendent point des usages des peuples; ainsi, malgrй les prйjugйs dominants, je sens fort bien ce qui est mal en soi; mais ce mal, j'ignore s'il faut l'attribuer au Franзais ou а l'homme, et s'il est l'ouvrage de la coutume ou de la nature. Le tableau du vice offense en tous lieux un oeil impartial, et l'on n'est pas plus blвmable de le reprendre dans un pays oщ il rиgne, quoiqu'on y soit, que de relever les dйfauts de l'humanitй quoiqu'on vive avec les hommes. Ne suis-je pas а prйsent moi-mкme un habitant de Paris? Peut-кtre, sans le savoir, ai-je dйjа contribuй pour ma part au dйsordre que j'y remarque; peut-кtre un trop long sйjour y corromprait-il ma volontй mкme; peut-кtre, au bout d'un an, ne serais-je plus qu'un bourgeois, si pour кtre digne de toi, je ne gardais l'вme d'un homme libre et les moeurs d'un citoyen. Laisse-moi donc te peindre sans contrainte les objets auxquels je rougisse de ressembler, et m'animer au pur zиle de la vйritй par le tableau de la flatterie et du mensonge.

Si j'йtais le maоtre de mes occupations et de mon sort je saurais, n'en doute pas, choisir d'autres sujets de lettres; et tu n'йtais pas mйcontente de celles que je t'йcrivais de Meillerie et du Valais: mais, chиre amie, pour avoir la force de supporter le fracas du monde oщ je suis contraint de vivre, il faut bien au moins que je me console а te le dйcrire, et que l'idйe de te prйparer des relations m'excite а en chercher les sujets. Autrement le dйcouragement va m'atteindre а chaque pas, et il faudra que j'abandonne tout si tu ne veux rien voir avec moi. Pense que, pour vivre d'une maniиre si peu conforme а mon goыt, je fais un effort qui n'est pas indigne de sa cause; et pour juger quels soins me peuvent mener а toi, souffre que je te parle quelquefois des maximes qu'il faut connaоtre, et des obstacles qu'il faut surmonter.

Malgrй ma lenteur, malgrй mes distractions inйvitables, mon recueil йtait fini quand ta lettre est arrivйe heureusement pour le prolonger; et j'admire, en le voyant si court, combien de choses ton coeur m'a su dire en si peu d'espace. Non, je soutiens qu'il n'y a point de lecture aussi dйlicieuse, mкme pour qui ne te connaоtrait pas, s'il avait une вme semblable aux nфtres. Mais comment ne te pas connaоtre en lisant tes lettres? Comment prкter un ton si touchant et des sentiments si tendres а une autre figure que la tienne? A chaque phrase ne voit-on pas le doux regard de tes yeux? A chaque mot n'entend-on pas ta voix charmante! Quelle autre que Julie a jamais aimй, pensй, parlй, agi, йcrit comme elle! Ne sois donc pas surprise si tes lettres, qui te peignent si bien, font quelquefois sur ton idolвtre amant le mкme effet que ta prйsence. En les relisant je perds la raison, ma tкte s'йgare dans un dйlire continuel, un feu dйvorant me consume, mon sang s'allume et pйtille, une fureur me fait tressaillir. Je crois te voir, te toucher, te presser contre mon sein... Objet adorй, fille enchanteresse, source de dйlices et de voluptй, comment, en te voyant, ne pas voir les houris faites pour les bienheureux?... Ah! viens... Je la sens... Elle m'йchappe, et je n'embrasse qu'une ombre... Il est vrai, chиre amie, tu es trop belle, et tu fus trop tendre pour mon faible coeur; il ne peut oublier ni ta beautй ni tes caresses; tes charmes triomphent de l'absence, ils me poursuivent partout, ils me font craindre la solitude; et c'est le comble de ma misиre de n'oser m'occuper toujours de toi.

Ils seront donc unis malgrй les obstacles, ou plutфt ils le sont au moment que j'йcris! Aimables et dignes йpoux! puisse le ciel les combler du bonheur que mйritent leur sage et paisible amour, l'innocence de leurs moeurs, l'honnкtetй de leurs вmes! Puisse-t-il leur donner ce bonheur prйcieux dont il est si avare envers les coeurs faits pour le goыter! Qu'ils seront heureux s'il leur accorde, hйlas! tout ce qu'il nous фte! Mais pourtant ne sens-tu pas quelque sorte de consolation dans nos maux? Ne sens-tu pas que l'excиs de notre misиre n'est point non plus sans dйdommagement, et que s'ils ont des plaisirs dont nous sommes privйs, nous en avons aussi qu'ils ne peuvent connaоtre? Oui, ma douce amie, malgrй l'absence, les privations, les alarmes, malgrй le dйsespoir mкme, les puissants йlancements de deux coeurs l'un vers l'autre ont toujours une voluptй secrиte ignorйe des вmes tranquilles. C'est un des miracles de l'amour de nous faire trouver du plaisir а souffrir; et nous regarderions comme le pire des malheurs un йtat d'indiffйrence et d'oubli qui nous фterait tout le sentiment de nos peines. Plaignons donc notre sort, ф Julie! mais n'envions celui de personne. Il n'y a point, peut-кtre, а tout prendre, d'existence prйfйrable а la nфtre; et comme la Divinitй tire tout son bonheur d'elle-mкme, les coeurs qu'йchauffe un feu cйleste trouvent dans leurs propres sentiments une sorte de jouissance pure et dйlicieuse, indйpendante de la fortune et du reste de l'univers.

 

Lettre XVII а Julie

Enfin me voilа tout а fait dans le torrent. Mon recueil fini, j'ai commencй de frйquenter les spectacles et de souper en ville. Je passe ma journйe entiиre dans le monde, je prкte mes oreilles et mes yeux а tout ce qui les frappe; et, n'apercevant rien qui te ressemble, je me recueille au milieu du bruit, et converse en secret avec toi. Ce n'est pas que cette vie bruyante et tumultueuse n'ait aussi quelque sorte d'attraits, et que la prodigieuse diversitй d'objets n'offre de certains agrйments а de nouveaux dйbarquйs; mais, pour les sentir, il faut avoir le coeur vide et l'esprit frivole; l'amour et la raison semblent s'unir pour m'en dйgoыter: comme tout n'est que vaine apparence, et que tout change а chaque instant, je n'ai le temps d'кtre йmu de rien, ni celui de rien examiner.

Ainsi je commence а voir les difficultйs de l'йtude du monde, et je ne sais pas mкme quelle place il faut occuper pour le bien connaоtre. Le philosophe en est trop loin, l'homme du monde en est trop prиs. L'un voit trop pour pouvoir rйflйchir, l'autre trop peu pour juger du tableau total. Chaque objet qui frappe le philosophe, il le considиre а part; et, n'en pouvant discerner ni les liaisons ni les rapports avec d'autres objets qui sont hors de sa portйe, il ne le voit jamais а sa place, et n'en sent ni la raison ni les vrais effets. L'homme du monde voit tout, et n'a le temps de penser а rien: la mobilitй des objets ne lui permet que de les apercevoir, et non de les observer; ils s'effacent mutuellement avec rapiditй, et il ne lui reste du tout que des impressions confuses qui ressemblent au chaos.

On ne peut pas non plus voir et mйditer alternativement, parce que le spectacle exige une continuitй d'attention qui interrompt la rйflexion. Un homme qui voudrait diviser son temps par intervalles entre le monde et la solitude, toujours agitй dans sa retraite et toujours йtranger dans le monde, ne serait bien nulle part. Il n'y aurait d'autre moyen que de partager sa vie entiиre en deux grands espaces: l'un pour voir, l'autre pour rйflйchir. Mais cela mкme est presque impossible, car la raison n'est pas un meuble qu'on pose et qu'on reprenne а son grй, et quiconque a pu vivre dix ans sans penser ne pensera de sa vie.

Je trouve aussi que c'est une folie de vouloir йtudier le monde en simple spectateur. Celui qui ne prйtend qu'observer n'observe rien, parce qu'йtant inutile dans les affaires, et importun dans les plaisirs, il n'est admis nulle part. On ne voit agir les autres qu'autant qu'on agit soi-mкme; dans l'йcole du monde comme dans celle de l'amour, il faut commencer par pratiquer ce qu'on veut apprendre.

Quel parti prendrai-je donc, moi йtranger, qui ne puis avoir aucune affaire en ce pays et que la diffйrence de religion empкcherait seule d'y pouvoir aspirer а rien? Je suis rйduit а m'abaisser pour m'instruire, et, ne pouvant jamais кtre un homme utile, а tвcher de me rendre un homme amusant. Je m'exerce, autant qu'il est possible, а devenir poli sans faussetй, complaisant sans bassesse, et а prendre si bien ce qu'il y a de bon dans la sociйtй, que j'y puisse кtre souffert sans en adopter les vices. Tout homme oisif qui eut voir le monde doit au moins en prendre les maniиres jusqu'а certain point; car de quel droit exigerait-on d'кtre admis parmi des gens а qui l'on n'est bon а rien, et а qui l'on n'aurait pas l'art de plaire? Mais aussi, quand il a trouvй cet art, on ne lui en demande pas davantage, surtout s'il est йtranger. Il peut se dispenser de prendre part aux cabales, aux intrigues, aux dйmкlйs; s'il se comporte honnкtement envers chacun, s'il ne donne а certaines femmes ni exclusion ni prйfйrence, s'il garde le secret de chaque sociйtй oщ il est reзu, s'il n'йtale point les ridicules d'une maison dans une autre, s'il йvite les confidences, s'il se refuse aux tracasseries, s'il garde partout une certaine dignitй, il pourra voir paisiblement le monde, conserver ses moeurs, sa probitй, sa franchise mкme, pourvu qu'elle vienne d'un esprit de libertй et non d'un esprit de parti. Voilа ce que j'ai tвchй de faire par l'avis de quelque gens йclairйs que j'ai choisis pour guides parmi les connaissances que m'a donnйes milord Edouard. J'ai donc commencй d'кtre admis dans des sociйtйs moins nombreuses et plus choisies. Je ne m'йtais trouvй, jusqu'а prйsent, qu'а des dоners rйglйs, oщ l'on ne voit de femme que la maоtresse de la maison; oщ tous les dйsoeuvrйs de Paris sont reзus pour peu qu'on les connaisse; oщ chacun paye comme il peut son dоner en esprit ou en flatterie, et dont le ton bruyant et confus ne diffиre pas beaucoup de celui des tables d'auberges.

Je suis maintenant initiй а des mystиres plus sacrйs. J'assiste а des soupers priйs, oщ la porte est fermйe а tout survenant, et oщ l'on est sыr de ne trouver que des gens qui conviennent tous, sinon les uns aux autres, au moins а ceux qui les reзoivent. C'est lа que les femmes s'observent moins, et qu'on peut commencer а les йtudier; c'est lа que rиgnent plus paisiblement des propos plus fins et plus satiriques; c'est lа qu'au lieu des nouvelles publiques, des spectacles, des promotions, des morts, des mariages, dont on a parlй le matin, on passe discrиtement en revue les anecdotes de Paris, qu'on dйvoile tous les йvйnements secrets de la chronique scandaleuse, qu'on rend le bien et le mal йgalement plaisants et ridicules, et que, peignant avec art et selon l'intйrкt particulier les caractиres des personnages, chaque interlocuteur, sans y penser, peint encore beaucoup mieux le sien; c'est lа qu'un reste de circonspection fait inventer devant les laquais un certain langage entortillй, sous lequel, feignant de rendre la satire plus obscure, on la rend seulement plus amиre, c'est lа, en un mot, qu'on affile avec soin le poignard, sous prйtexte de faire moins de mal, mais en effet pour l'enfoncer plus avant.

Cependant, а considйrer ces propos selon nos idйes, on aurait tort de les appeler satiriques, car ils sont bien plus railleurs que mordants, et tombent moins sur le vice que sur le ridicule. En gйnйral la satire a peu de cours dans les grandes villes, oщ ce qui n'est que mal est si simple, que ce n'est pas la peine d'en parler. Que reste-t-il а blвmer oщ la vertu n'est plus estimйe et de quoi mйdirait-on quand on ne trouve plus de mal а rien? A Paris surtout, oщ l'on ne saisit les choses que par le cфtй plaisant, tout ce qui doit allumer la colиre et l'indignation est toujours mal reзu s'il n'est mis en chanson ou en йpigramme. Les jolies femmes n'aiment point а se fвcher, aussi ne se fвchent-elles de rien; elles aiment а rire; et, comme il n'y a pas le mot pour rire au crime, les fripons sont d'honnкtes gens comme tout le monde. Mais malheur а qui prкte le flanc au ridicule! sa caustique empreinte est ineffaзable; il ne dйchire pas seulement les moeurs, la vertu, il marque jusqu'au vice mкme; il sait calomnier les mйchants. Mais revenons а nos soupers.

Ce qui m'a le plus frappй dans ces sociйtйs d'йlite, c'est de voir six personnes choisies exprиs pour s'entretenir agrйablement ensemble, et parmi lesquelles rиgnent mкme le plus souvent des liaisons secrиtes, ne pouvoir rester une heure entre elles six, sans y faire intervenir la moitiй de Paris; comme si leurs coeurs n'avaient rien а se dire, et qu'il n'y eыt lа personne qui mйritвt de les intйresser. Te souvient-il, ma Julie, comment, en soupant chez ta cousine, ou chez toi, nous savions, en dйpit de la contrainte et du mystиre, faire tomber l'entretien sur des sujets qui eussent du rapport а nous, et comment а chaque rйflexion touchante, а chaque allusion subtile, un regard plus vif qu'un йclair, un soupir plutфt devine qu'aperзu, en portait le doux sentiment d'un coeur а l'autre?

Si la conversation se tourne par hasard sur les convives, c'est communйment dans un certain jargon de sociйtй dont il faut avoir la clef pour l'entendre. A l'aide de ce chiffre, on se fait rйciproquement, et selon le goыt du temps, mille mauvaises plaisanteries, durant lesquelles le plus sot n'est pas celui qui brille le moins, tandis qu'un tiers mal instruit est rйduit а l'ennui et au silence, ou а rire de ce qu'il n'entend point. Voilа, hors le tкte-а-tкte, qui m'est et me sera toujours inconnu, tout ce qu'il y a de tendre et d'affectueux dans les liaisons de ce pays.

Au milieu de tout cela, qu'un homme de poids avance un propos grave ou agite une question sйrieuse, aussitфt l'attention commune se fixe а ce nouvel objet; hommes, femmes, vieillards, jeunes gens, tout se prкte а la considйrer par toutes ses faces, et l'on est йtonnй du sens et de la raison qui sortent comme а l'envi de toutes ces tкtes folвtres. Un point de morale ne serait pas mieux discutй dans une sociйtй de philosophes que dans celle d'une jolie femme de Paris; les conclusions y seraient mкme souvent moins sйvиres: car le philosophe qui veut agir comme il parle y regarde а deux fois; mais ici, oщ toute la morale est un pur verbiage, on peut кtre austиre sans consйquence, et l'on ne serait pas fвchй, pour rabattre un peu l'orgueil philosophique, de mettre la vertu si haut que le sage mкme n'y pыt atteindre. Au reste, hommes et femmes; tous, instruits par l'expйrience du monde, et surtout par leur conscience, se rйunissent pour penser de leur espиce aussi mal qu'il est possible, toujours philosophant tristement, toujours dйgradant par vanitй la nature humaine, toujours cherchant dans quelque vice la cause de tout ce qui se fait de bien, toujours d'aprиs leur propre coeur mйdisant du coeur de l'homme.

Malgrй cette avilissante doctrine, un des sujets favoris de ces paisibles entretiens, c'est le sentiment; mot par lequel il ne faut pas entendre un йpanchement affectueux dans le sein de l'amour ou de l'amitiй, cela serait d'une fadeur а mourir; c'est le sentiment mis en grandes maximes gйnйrales, et quintessenciй par tout ce que la mйtaphysique a de plus subtil. Je puis dire n'avoir de ma vie ouп tant parler du sentiment, ni si peu compris ce qu'on en disait. Ce sont des raffinements inconcevables. O Julie! nos coeurs grossiers n'ont jamais rien su de toutes ces belles maximes; et j'ai peur qu'il n'en soit du sentiment chez les gens du monde comme d'Homиre chez les pйdants qui lui forgent mille beautйs chimйriques, faute d'apercevoir les vйritables. Ils dйpensent ainsi tout leur sentiment en esprit, et il s'en exhale tant dans le discours, qu'il n'en reste plus pour la pratique. Heureusement la biensйance y supplйe, et l'on fait par usage а peu prиs les mкmes choses qu'on ferait par sensibilitй, du moins tant qu'il n'en coыte que des formules et quelques gкnes passagиres qu'on s'impose pour faire bien parler de soi; car quand les sacrifices vont jusqu'а gкner trop longtemps ou а coыter trop cher, adieu le sentiment; la biensйance n'en exige pas jusque-lа. A cela prиs, on ne saurait croire а quel point tout est compassй, mesurй, pesй, dans ce qu'ils appellent des procйdйs; tout ce qui n'est plus dans les sentiments, ils l'ont mis en rиgle, et tout est rйglй parmi eux. Ce peuple imitateur serait plein d'originaux, qu'il serait impossible d'en rien savoir; car nul homme n'ose кtre lui-mкme. Il faut faire comme les autres, c'est la premiиre maxime de la sagesse du pays. Cela se fait, cela ne se fait pas: voilа la dйcision suprкme.

Cette apparente rйgularitй donne aux usages communs l'air du monde le plus comique, mкme dans les choses les plus sйrieuses: on sait а point nommй quand il faut envoyer savoir des nouvelles; quand il faut se faire йcrire, c'est-а-dire faire une visite qu'on ne fait pas; quand il faut la faire soi-mкme; quand il est permis d'кtre chez soi; quand on doit n'y кtre pas, quoiqu'on y soit; quelles offres l'on doit faire, quelles offres l'autre doit rejeter; quel degrй de tristesse on doit prendre а telle ou telle mort; combien de temps on doit pleurer а la campagne; le jour oщ l'on peut revenir se consoler а la ville; l'heure et la minute oщ l'affliction permet de donner le bal ou d'aller au spectacle. Tout le monde y fait а la fois la mкme chose dans la mкme circonstance; tout va par temps comme les йvolutions d'un rйgiment en bataille: vous diriez que ce sont autant de marionnettes clouйes sur la mкme planche, ou tirйes par le mкme fil.

Or, comme il n'est pas possible que tous ces gens qui font exactement la mкme chose soient exactement affectйs de mкme, il est clair qu'il faut les pйnйtrer par d'autres moyens pour les connaоtre; il est clair que tout ce jargon n'est qu'un vain formulaire, et sert moins а juger des moeurs que du ton qui rиgne а Paris. On apprend ainsi les propos qu'on y tient, mais rien de ce qui peut servir а les apprйcier. J'en dis autant de la plupart des йcrits nouveaux; j'en dis autant de la scиne mкme, qui depuis Moliиre est bien plus un lieu oщ se dйbitent de jolies conversations que la reprйsentation de la vie civile. Il y a ici trois thйвtres, sur deux desquels on reprйsente des кtres chimйriques, savoir: sur l'un, des arlequins, des pantalons, des scaramouches; sur l'autre, des dieux, des diables, des sorciers. Sur le troisiиme on reprйsente ces piиces immortelles dont la lecture nous faisait tant de plaisir, et d'autres plus nouvelles qui paraissent de temps en temps sur la scиne. Plusieurs de ces piиces sont tragiques, mais peu touchantes; et si l'on y trouve quelques sentiments naturels et quelque vrai rapport au coeur humain, elles n'offrent aucune sorte d'instruction sur les moeurs particuliиres du peuple qu'elles amusent.

L'institution de la tragйdie avait, chez ses inventeurs, un fondement de religion qui suffisait pour l'autoriser. D'ailleurs, elle offrait aux Grecs un spectacle instructif et agrйable dans les malheurs des Perses leurs ennemis, dans les crimes et les folies des rois dont ce peuple s'йtait dйlivrй. Qu'on reprйsente а Berne, а Zurich, а la Haye, l'ancienne tyrannie de la maison d'Autriche, l'amour de la patrie et de la libertй nous rendra ces piиces intйressantes. Mais qu'on me dise de quel usage sont ici les tragйdies de Corneille, et ce qu'importe au peuple de Paris Pompйe ou Sertorius. Les tragйdies grecques roulaient sur des йvйnements rйels ou rйputйs tels par les spectateurs, et fondйs sur des traditions historiques. Mais que fait une flamme hйroпque et pure dans l'вme des grands? Ne dirait-on pas que les combats de l'amour et de la vertu leur donnent souvent de mauvaises nuits, et que le coeur a beaucoup а faire dans les mariages des rois? Juge de la vraisemblance et de l'utilitй de tant de piиces, qui roulent toutes sur ce chimйrique sujet!

Quant а la comйdie, il est certain qu'elle doit reprйsenter au naturel les moeurs du peuple pour lequel elle est faite, afin qu'il s'y corrige de ses vices et de ses dйfauts, comme on фte devant un miroir les taches de son visage. Tйrence et Plaute se trompиrent dans leur objet; mais avant eux Aristophane et Mйnandre avaient exposй aux Athйniens les moeurs athйniennes; et, depuis, le seul Moliиre peignit plus naпvement encore celles des Franзais du siиcle dernier а leurs propres yeux. Le tableau a changй; mais il n'est plus revenu de peintre. Maintenant on copie au thйвtre les conversations d'une centaine de maisons de Paris. Hors de cela, on n'y apprend rien des moeurs des Franзais. Il y a dans cette grande ville cinq ou six cent mille вmes dont il n'est jamais question sur la scиne. Moliиre osa peindre des bourgeois et des artisans aussi bien que des marquis; Socrate faisait parler des cochers, menuisiers, cordonniers, maзons. Mais les auteurs d'aujourd'hui, qui sont des gens d'un autre air, se croiraient dйshonorйs s'ils savaient ce qui se passe au comptoir d'un marchand ou dans la boutique d'un ouvrier; il ne leur faut que des interlocuteurs illustres, et ils cherchent dans le rang de leurs personnages l'йlйvation qu'ils ne peuvent tirer de leur gйnie. Les spectateurs eux-mкmes sont devenus si dйlicats, qu'ils craindraient de se compromettre а la comйdie comme en visite, et ne daigneraient pas aller voir en reprйsentation des gens de moindre condition qu'eux. Ils sont comme les seuls habitants de la terre: tout le reste n'est rien а leurs yeux. Avoir un carrosse, un suisse, un maоtre d'hфtel, c'est кtre comme tout le monde. Pour кtre comme tout le monde, il faut кtre comme trиs peu de gens. Ceux qui vont а pied ne sont pas du monde; ce sont des bourgeois, des hommes du peuple, des gens de l'autre monde; et l'on dirait qu'un carrosse n'est pas tant nйcessaire pour se conduire que pour exister. Il y a comme cela une poignйe d'impertinents qui ne comptent qu'eux dans tout l'univers, et ne valent guиre la peine qu'on les compte, si ce n'est pour le mal qu'ils font. C'est pour eux uniquement que sont faits les spectacles; ils s'y montrent а la fois comme reprйsentйs au milieu du thйвtre, et comme reprйsentants aux deux cфtйs; ils sont personnages sur la scиne, et comйdiens sur les bancs. C'est ainsi que la sphиre du monde et des auteurs se rйtrйcit; c'est ainsi que la scиne moderne ne quitte plus son ennuyeuse dignitй: on n'y sait plus montrer les hommes qu'en habit dorй. Vous diriez que la France n'est peuplйe que de comtes et de chevaliers; et plus le peuple y est misйrable et gueux, plus le tableau du peuple y est brillant et magnifique. Cela fait qu'en peignant le ridicule des йtats qui servent d'exemple aux autres, on le rйpand plutфt que de l'йteindre, et que le peuple, toujours singe et imitateur des riches, va moins au thйвtre pour rire de leurs folies que pour les йtudier, et devenir encore plus fous qu'eux en les imitant. Voilа de quoi fut cause Moliиre lui-mкme; il corrigea la cour en infectant la ville: et ses ridicules marquis furent le premier modиle des petits-maоtres bourgeois qui leur succйdиrent.

En gйnйral, il y a beaucoup de discours et peu d'action sur la scиne franзaise: peut-кtre est-ce qu'en effet le Franзais parle encore plus qu'il n'agit, ou du moins qu'il donne un bien plus grand prix а ce qu'on dit qu'а ce qu'on fait. Quelqu'un disait, en sortant d'une piиce de Denys le Tyran: "Je n'ai rien vu, mais j'ai entendu force paroles." Voilа ce qu'on peut dire en sortant des piиces franзaises. Racine et Corneille, avec tout leur gйnie, ne sont eux-mкmes que des parleurs; et leur successeur est le premier qui, а l'imitation des Anglais, ait osй mettre quelquefois la scиne en reprйsentation. Communйment tout se passe en beaux dialogues bien agencйs, bien ronflants, oщ l'on voit d'abord que le premier soin de chaque interlocuteur est toujours celui de briller. Presque tout s'йnonce en maximes gйnйrales. Quelque agitйs qu'ils puissent кtre, ils songent toujours plus au public qu'а eux-mкmes; une sentence leur coыte moins qu'un sentiment: les piиces de Racine et de Moliиre exceptйes, le je est presque aussi scrupuleusement banni de la scиne franзaise que des йcrits de Port-Royal, et les passions humaines, aussi modestes que l'humilitй chrйtienne, n'y parlent jamais que par on. Il y a encore une certaine dignitй maniйrйe dans le geste et dans le propos, qui ne permet jamais а la passion de parler exactement son langage, ni а l'auteur de revкtir son personnage et de se transporter au lieu de la scиne, mais le tient toujours enchaоnй sur le thйвtre et sous les yeux des spectateurs. Aussi les situations les plus vives ne lui font-elles jamais oublier un bel arrangement de phrases ni des attitudes йlйgantes; et si le dйsespoir lui plonge un poignard dans le coeur, non content d'observer la dйcence en tombant comme Polyxиne, il ne tombe point; la dйcence le maintient debout aprиs sa mort, et tous ceux qui viennent d'expirer s'en retournent l'instant d'aprиs sur leurs jambes.

Tout cela vient de ce que le Franзais ne cherche point sur la scиne le naturel et l'illusion et n'y veut que de l'esprit et des pensйes; il fait cas de l'agrйment et non de l'imitation, et ne se soucie pas d'кtre sйduit pourvu qu'on l'amuse. Personne ne va au spectacle pour le plaisir du spectacle, mais pour voir l'assemblйe, pour en кtre vu, pour ramasser de quoi fournir au caquet aprиs la piиce; et l'on ne songe а ce qu'on voit que pour savoir ce qu'on en dira. L'acteur pour eux est toujours l'acteur, jamais le personnage qu'il reprйsente. Cet homme qui parle en maоtre du monde n'est point Auguste, c'est Baron; la veuve de Pompйe est Adrienne; Alzire est mademoiselle Gaussin; et ce fier sauvage est Grandval. Les comйdiens, de leur cфtй, nйgligent entiиrement l'illusion dont ils voient que personne ne se soucie. Ils placent les hйros de l'antiquitй entre six rangs de jeunes Parisiens; ils calquent les modes franзaises sur l'habit romain; on voit Cornйlie en pleurs avec deux doigts de rouge, Caton poudrй au blanc, et Brutus en panier. Tout cela ne choque personne et ne fait rien au succиs des piиces: comme on ne voit que l'acteur dans le personnage, on ne voit non plus que l'auteur dans le drame: et si le costume est nйgligй, cela se pardonne aisйment; car on sait bien que Corneille n'йtait pas tailleur, ni Crйbillon perruquier.

Ainsi, de quelque sens qu'on envisage les choses, tout n'est ici que babil, jargon, propos sans consйquence. Sur la scиne comme dans le monde, on a beau йcouter ce qui se dit, on n'apprend rien de ce qui se fait et qu'a-t-on besoin de l'apprendre? Sitфt qu'un homme a parlй, s'informe-t-on de sa conduite? N'a-t-il pas tout fait? N'est-il pas jugй? L'honnкte homme d'ici n'est point celui qui fait de bonnes actions, mais celui qui dit de belles choses; et un seul propos inconsidйrй, lвchй sans rйflexion, peut faire а celui qui le tient un tort irrйparable que n'effaceraient pas quarante ans d'intйgritй. En un mot, bien que les oeuvres des hommes ne ressemblent guиre а leurs discours, je vois qu'on ne les peint que par leurs discours, sans йgard а leurs oeuvres; je vois aussi que dans une grande ville la sociйtй paraоt plus douce, plus facile, plus sыre mкme que parmi des gens moins йtudiйs; mais les hommes y sont-ils en effet plus humains, plus modйrйs, plus justes? Je n'en sais rien. Ce ne sont encore lа que des apparences; et sous ces dehors si ouverts et si agrйables, les coeurs sont peut-кtre plus cachйs, plus enfoncйs en dedans que les nфtres. Etranger, isolй, sans affaires, sans liaisons, sans plaisirs, et ne voulant m'en rapporter qu'а moi, le moyen de pouvoir prononcer?

Cependant je commence а sentir l'ivresse oщ cette vie agitйe et tumultueuse plonge ceux qui la mиnent, et je tombe dans un йtourdissement semblable а celui d'un homme aux yeux duquel on fait passer rapidement une multitude d'objets. Aucun de ceux qui me frappent n'attache mon coeur, mais tous ensemble en troublent et suspendent les affections, au point d'en oublier quelques instants ce que je suis et а qui je suis. Chaque jour en sortant de chez moi j'enferme mes sentiments sous la clef, pour en prendre d'autres qui se prкtent aux frivoles objets qui m'attendent. Insensiblement je juge et raisonne comme j'entends juger et raisonner tout le monde. Si quelquefois j'essaye de secouer les prйjugйs et de voir les choses comme elles sont, а l'instant je suis йcrasй d'un certain verbiage qui ressemble beaucoup а du raisonnement. On me prouve avec йvidence qu'il n'y a que le demi-philosophe qui regarde а la rйalitй des choses; que le vrai sage ne les considиre que par les apparences; qu'il doit prendre les prйjugйs pour principes, les biensйances pour lois, et que la plus sublime sagesse consiste а vivre comme les fous.

Forcй de changer ainsi l'ordre de mes affections morales, forcй de donner un prix а des chimиres, et d'imposer silence а la nature et а la raison, je vois ainsi dйfigurer ce divin modиle que je porte au dedans de moi, et qui servait а la fois d'objet а mes dйsirs et de rиgle а mes actions; je flotte de caprice en caprice; et mes goыts йtant sans cesse asservis а l'opinion, je ne puis кtre sыr un seul jour de ce que j'aimerai le lendemain.

Confus, humiliй, consternй, de sentir dйgrader en moi la nature de l'homme, et de me voir ravalй si bas de cette grandeur intйrieure oщ nos coeurs enflammйs s'йlevaient rйciproquement, je reviens le soir, pйnйtrй d'une secrиte tristesse, accablй d'un dйgoыt mortel, et le coeur vide et gonflй comme un ballon rempli d'air. O amour! ф purs sentiments que je tiens de lui!... Avec quel charme je rentre en moi-mкme! Avec quel transport j'y retrouve encore mes premiиres affections et ma premiиre dignitй! Combien je m'applaudis d'y revoir briller dans tout son йclat l'image de la vertu, d'y contempler la tienne, ф Julie, assise sur un trфne de gloire et dissipant d'un souffle tous ces prestiges! Je sens respirer mon вme oppressйe, je crois avoir recouvrй mon existence et ma vie, et je reprends avec mon amour tous les sentiments sublimes qui le rendent digne de son objet.

 

Lettre XVIII de Julie

Je viens, mon bon ami, de jouir d'un des plus doux spectacles qui puissent jamais charmer mes yeux. La plus sage, la plus aimable des filles est enfin devenue la plus digne et la meilleure des femmes. L'honnкte homme dont elle a comblй les voeux, plein d'estime et d'amour pour elle, ne respire que pour la chйrir, l'adorer, la rendre heureuse; et je goыte le charme inexprimable d'кtre tйmoin du bonheur de mon amie, c'est-а-dire de le partager. Tu n'y seras pas moins sensible, j'en suis bien sыre, toi qu'elle aima toujours si tendrement, toi qui lui fus cher presque dиs son enfance, et а qui tant de bienfaits l'ont dы rendre encore plus chиre. Oui, tous les sentiments qu'elle йprouve se font sentir а nos coeurs comme au sien. S'ils sont des plaisirs pour elle, ils sont pour nous des consolations; et tel est le prix de l'amitiй qui nous joint, que la fйlicitй d'un des trois suffit pour adoucir les maux des deux autres.

Ne nous dissimulons pas pourtant que cette amie incomparable va nous йchapper en partie. La voilа dans un nouvel ordre de choses; la voilа sujette а de nouveaux engagements, а de nouveaux devoirs; et son coeur, qui n'йtait qu'а nous, se doit maintenant а d'autres affections auxquelles il faut que l'amitiй cиde le premier rang. Il y a plus, mon ami; nous devons de notre part devenir plus scrupuleux sur les tйmoignages de son zиle; nous ne devons pas seulement consulter son attachement pour nous et le besoin que nous avons d'elle, mais ce qui convient а son nouvel йtat, et ce qui peut agrйer ou dйplaire а son mari. Nous n'avons pas besoin de chercher ce qu'exigerait en pareil cas la vertu; les lois seules de l'amitiй suffisent. Celui qui, pour son intйrкt particulier, pourrait compromettre un ami mйriterait-il d'en avoir? Quand elle йtait fille, elle йtait libre, elle n'avait а rйpondre de ses dйmarches qu'а elle-mкme, et l'honnкtetй de ses intentions suffisait pour la justifier а ses propres yeux. Elle nous regardait comme deux йpoux destinйs l'un а l'autre; et, son coeur sensible et pur alliant la plus chaste pudeur pour elle-mкme а la plus tendre compassion pour sa coupable amie, elle couvrait ma faute sans la partager. Mais а prйsent tout est changй; elle doit compte de sa conduite а un autre; elle n'a pas seulement engagй sa foi, elle a aliйnй sa libertй. Dйpositaire en mкme temps de l'honneur de deux personnes, il ne lui suffit pas d'кtre honnкte, il faut encore qu'elle soit honorйe; il ne lui suffit pas de ne rien faire que de bien, il faut encore qu'elle ne fasse rien qui ne soit approuvй. Une femme vertueuse ne doit pas seulement mйriter l'estime de son mari, mais l'obtenir; s'il la blвme, elle est blвmable; et, fыt-elle innocente, elle a tort sitфt qu'elle est soupзonnйe: car les apparences mкmes sont au nombre de ses devoirs.

Je ne vois pas clairement si toutes ces raisons sont bonnes, tu en seras le juge; mais un certain sentiment intйrieur m'avertit qu'il n'est pas bien que ma cousine continue d'кtre ma confidente, ni qu'elle me le dise la premiиre. Je me suis souvent trouvйe en faute sur mes raisonnements, jamais sur les mouvements secrets qui me les inspirent, et cela fait que j'ai plus de confiance а mon instinct qu'а ma raison.

Sur ce principe, j'ai dйjа pris un prйtexte pour retirer tes lettres, que la crainte d'une surprise me faisait tenir chez elle. Elle me les a rendues avec un serrement de coeur que le mien m'a fait apercevoir, et qui m'a trop confirmй que j'avais fait ce qu'il fallait faire. Nous n'avons point eu d'explication, mais nos regards en tenaient lieu; elle m'a embrassйe en pleurant; nous sentions sans nous rien dire combien le tendre langage de l'amitiй a peu besoin du secours des paroles.

A l'йgard de l'adresse а substituer а la sienne, j'avais songй d'abord а celle de Fanchon Anet, et c'est bien la voie la plus sыre que nous pourrions choisir; mais, si cette jeune femme est dans un rang plus bas que ma cousine, est-ce une raison d'avoir moins d'йgards pour elle en ce qui concerne l'honnкtetй? N'est-il pas а craindre, au contraire, que des sentiments moins йlevйs ne lui rendent mon exemple plus dangereux, que ce qui n'йtait pour l'une que l'effort d'une amitiй sublime ne soit pour l'autre un commencement de corruption, et qu'en abusant de sa reconnaissance je ne force la vertu mкme а servir d'instrument au vice? Ah! n'est-ce pas assez pour moi d'кtre coupable, sans me donner des complices, et sans aggraver mes fautes du poids de celles d'autrui? N'y pensons point, mon ami: j'ai imaginй un autre expйdient, beaucoup moins sыr а la vйritй, mais aussi moins rйprйhensible, en ce qu'il ne compromet personne et ne nous donne aucun confident; c'est de m'йcrire sous un nom en l'air, comme, par exemple, M. du Bosquet, et de me mettre une enveloppe adressйe а Regianino, que j'aurai soin de prйvenir. Ainsi Rйgianino lui-mкme ne saura rien; il n'aura tout au plus que des soupзons, qu'il n'oserait vйrifier, car milord Edouard de qui dйpend sa fortune m'a rйpondu de lui. Tandis que notre correspondance continuera par cette voie, je verrai si l'on peut reprendre celle qui nous servit durant le voyage de Valais, ou quelque autre qui soit permanente et sыre.

Quand je ne connaоtrais pas l'йtat de ton coeur, je m'apercevrais, par l'humeur qui rиgne dans tes relations, que la vie que tu mиnes n'est pas de ton goыt. Les lettres de M. de Muralt, dont on s'est plaint en France, йtaient moins sйvиres que les tiennes; comme un enfant qui se dйpite contre ses maоtres, tu te venges d'кtre obligй d'йtudier le monde sur les premiers qui te l'apprennent. Ce qui me surprend le plus est que la chose qui commence par te rйvolter est celle qui prйvient tous les йtrangers, savoir, l'accueil des Franзais et le ton gйnйral de leur sociйtй, quoique de ton propre aveu tu doives personnellement t'en louer. Je n'ai pas oubliй la distinction de Paris en particulier et d'une grande ville en gйnйral; mais je vois qu'ignorant ce qui convient а l'un ou а l'autre, tu fais ta critique а bon compte, avant de savoir si c'est une mйdisance ou une observation. Quoi qu'il ne soit, j'aime la nation franзaise, et ce n'est pas m'obliger que d'en mal parler. Je dois aux bons livres qui nous viennent d'elle la plupart des instructions que nous avons prises ensemble. Si notre pays n'est plus barbare, а qui en avons-nous l'obligation? Les deux plus grands, les deux plus vertueux des modernes, Catinat, Fйnelon, йtaient tous deux Franзais: Henri IV, le roi que j'aime, le bon roi, l'йtait. Si la France n'est pas le pays des hommes libres, elle est celui des hommes vrais; et cette libertй vaut bien l'autre aux yeux du sage. Hospitaliers, protecteurs de l'йtranger, les Franзais lui passent mкme la vйritй qui les blesse; et l'on se ferait lapider а Londres si l'on y osait dire des Anglais la moitiй du mal que les Franзais laissent dire d'eux а Paris. Mon pиre, qui a passй sa vie en France, ne parle qu'avec transport de ce bon et aimable peuple. S'il y a versй son sang au service du prince, le prince ne l'a point oubliй dans sa retraite, et l'honore encore de ses bienfaits; ainsi je me regarde comme intйressйe а la gloire d'un pays oщ mon pиre a trouvй la sienne. Mon ami, si chaque peuple a ses bonnes et mauvaises qualitйs, honore au moins la vйritй qui loue, aussi bien que la vйritй qui blвme.

Je te dira plus; pourquoi perdrais-tu en visites oisives le temps qui te reste а passer aux lieux oщ tu es? Paris est-il moins que Londres le thйвtre des talents, et les йtrangers y font-ils moins aisйment leur chemin? Crois-moi, tous les Anglais ne sont pas des lords Edouards, et tous les Franзais ne ressemblent pas а ces beaux diseurs qui te dйplaisent si fort. Tente, essaye, fais quelques йpreuves, ne fыt-ce que pour approfondir les moeurs, et juger а l'oeuvre ces gens qui parlent si bien. Le pиre de ma cousine dit que tu connais la constitution de l'Empire et les intйrкts des princes, milord Edouard trouve aussi que tu n'as pas mal йtudiй les principes de la politique et les divers systиmes de gouvernement. J'ai dans la tкte que les pays du monde oщ le mйrite est le plus honorй est celui qui te convient le mieux, et que tu n'as besoin que d'кtre connu pour кtre employй. Quant а la religion, pourquoi la tienne te nuirait-elle plus qu'а un autre? La raison n'est-elle pas le prйservatif de l'intolйrance et du fanatisme? Est-on plus bigot en France qu'en Allemagne? Et qui t'empкcherait de pouvoir faire а Paris le mкme chemin que M. de Saint-Saphorin a fait а Vienne? Si tu considиres le but, les plus prompts essais ne doivent-ils pas accйlйrer les succиs? Si tu compares les moyens, n'est-il pas plus honnкte encore de s'avancer par ses talents que par ses amis? Si tu songes... Ah! cette mer... un plus long trajet... J'aimerais mieux l'Angleterre, si Paris йtait au delа.

A propos de cette grande ville, oserais-je relever une affectation que je remarque dans tes lettres? Toi qui me parlais des Valaisanes avec tant de plaisir, pourquoi ne me dis-tu rien des Parisiennes? Ces femmes galantes et cйlиbres valent-elles moins la peine d'кtre dйpeintes que quelques montagnardes simples et grossiиres? Crains-tu peut-кtre de me donner de l'inquiйtude par le tableau des plus sйduisantes personnes de l'univers? Dйsabuse-toi, mon ami, ce que tu peux faire de pis pour mon repos est de ne me point parler d'elles; et, quoi que tu m'en puisses dire, ton silence а leur йgard m'est beaucoup plus suspect que tes йloges.

Je serais bien aise aussi d'avoir un petit mot sur l'Opйra de Paris, dont on dit ici des merveilles; car enfin la musique peut кtre mauvaise, et le spectacle avoir ses beautйs: s'il n'en a pas, c'est un sujet pour ta mйdisance, et du moins, tu n'offenseras personne.

Je ne sais si c'est la peine de te dire qu'а l'occasion de la noce il m'est encore venu ces jours passйs deux йpouseurs comme par rendez-vous: l'un d'Yverdun, gоtant, chassant de chвteau en chвteau, l'autre du pays allemand, par le coche de Berne. Le premier est une maniиre de petit-maоtre, parlant assez rйsolument pour faire trouver ses reparties spirituelles а ceux qui n'en йcoutent que le ton; l'autre est un grand nigaud timide, non de cette aimable timiditй qui vient de la crainte de dйplaire, mais de l'embarras d'un sot qui ne sait que dire, et du mal aise d'un libertin qui ne sent pas а sa place auprиs d'une honnкte fille. Sachant trиs positivement les intentions de mon pиre au sujet de ces deux messieurs, j'use avec plaisir de la libertй qu'il me laisse de les traiter а ma fantaisie et je ne crois pas que cette fantaisie laisse durer longtemps celle qui les amиne. Je les hais d'oser attaquer un coeur oщ tu rиgnes, sans armes pour te le disputer: s'ils en avaient, je les haпrais davantage encore; mais oщ les prendraient-ils, eux, et d'autres, et tout l'univers? Non, non, sois tranquille, mon aimable ami: quand je retrouverais un mйrite йgal au tien, quand il se prйsenterait un autre que toi-mкme, encore le premier venu serait-il le seul йcoutй. Ne t'inquiиte donc point de ces deux espиces dont je daigne а peine te parler. Quel plaisir j'aurais а leur mesurer deux doses de dйgoыt si parfaitement йgales qu'ils prissent la rйsolution de partir ensemble comme ils sont venus, et que je pusse t'apprendre а la fois le dйpart de tous deux?

M. de Crouzas vient de nous donner une rйfutation des йpоtres de Pope, que j'ai lue avec ennui. Je ne sais pas au vrai lequel des deux auteurs a raison; mais je sais bien que le livre de M. de Crouzas ne fera jamais faire une bonne action, et qu'il n'y a rien de bon qu'on ne soit tentй de faire en quittant celui de Pope. Je n'ai point, pour moi, d'autre maniиre de juger de mes lectures que de sonder les dispositions oщ elles laissent mon вme, et j'imagine а peine quelle sorte de bontй peut avoir un livre qui ne porte point ses lecteurs au bien.

Adieu, mon trop cher ami, je ne voudrais pas finir sitфt; mais on m'attend, on m'appelle. Je te quitte а regret, car je suis gaie et j'aime а partager avec toi mes plaisirs; ce qui les anime et les redouble est que ma mиre se trouve mieux depuis quelques jours; elle s'est senti assez de force pour assister au mariage, et servir de mиre а sa niиce, ou plutфt а sa seconde fille. La pauvre Claire en a pleurй de joie. Juge de moi, qui, mйritant si peu de la conserver, tremble toujours de la perdre. En vйritй elle fait les honneurs de la fкte avec autant de grвce que dans sa plus parfaite santй; il semble mкme qu'un reste de langueur rende sa naпve politesse encore plus touchante. Non, jamais cette incomparable mиre ne fut si bonne, si charmante, si digne d'кtre adorйe. Sais-tu qu'elle a demandй plusieurs fois de tes nouvelles а M. d'Orbe? Quoiqu'elle ne me parle point de toi, je n'ignore pas qu'elle t'aime, et que, si jamais elle йtait йcoutйe, ton bonheur et le mien seraient son premier ouvrage. Ah! si ton coeur sait кtre sensible, qu'il a besoin de l'кtre, et qu'il a de dettes а payer!

 

Lettre XIX а Julie

Tiens, ma Julie, gronde-moi, querelle-moi, bats-moi; je souffrirai tout, mais je n'en continuerai pas moins а te dire ce que je pense. Qui sera le dйpositaire de tous mes sentiments, si ce n'est toi qui les йclaires, et avec qui mon coeur se permettrait-il de parler si tu refusais de l'entendre? Quand je te rends compte de mes observations et de mes jugements, c'est pour que tu les corriges, non pour que tu les approuves; et plus je puis commettre d'erreurs, plus je dois me presser de t'en instruire. Si je blвme les abus qui me frappent dans cette grande ville, je ne m'en excuserai point sur ce que je t'en parle en confidence; car je ne dis jamais rien d'un tiers que je ne sois prкt а lui dire en face; et, dans tout ce que je t'йcris des Parisiens; je ne fais que rйpйter ce que je leur dis tous les jours а eux-mкmes. Ils ne m'en savent point mauvais grй; ils conviennent de beaucoup de choses. Ils se plaignaient de notre Muralt, je le crois bien: on voit, on sent combien il les hait, jusque dans les йloges qu'il leur donne; et je suis bien trompй si, mкme dans ma critique, on n'aperзoit le contraire. L'estime et la reconnaissance que m'inspirent leurs bontйs ne font qu'augmenter ma franchise: elle peut n'кtre pas inutile а quelques-uns; et а la maniиre dont tous supportent la vйritй dans ma bouche, j'ose croire que nous sommes dignes, eux de l'entendre, et moi de la dire. C'est en cela, ma Julie, que la vйritй qui blвme est plus honorable que la vйritй qui loue; car la louange ne sert qu'а corrompre ceux qui la goыtent, et les plus indignes en sont toujours les plus affamйs; mais la censure est utile, et le mйrite seul sait la supporter. Je te le dis du fond de mon coeur, j'honore le Franзais comme le seul peuple qui aime vйritablement les hommes, et qui soit bienfaisant par caractиre; mais c'est pour cela mкme que je suis moins disposй а lui accorder cette admiration gйnйrale а laquelle il prйtend mкme pour les dйfauts qu'il avoue. Si les Franзais n'avaient point de vertus, je n'en dirais rien; s'ils n'avaient point de vices, ils ne seraient pas hommes; ils ont trop de cфtйs louables pour кtre toujours louйs.

Quant aux tentatives dont tu me parles, elles me sont impraticables, parce qu'il faudrait employer, pour les faire, des moyens qui ne me conviennent pas et que tu m'as interdits toi-mкme. L'austйritй rйpublicaine n'est pas de mise en ce pays; il y faut des vertus plus flexibles, et qui sachent mieux se plier aux intйrкts des amis et des protecteurs. Le mйrite est honorй, j'en conviens; mais ici les talents qui mиnent а la rйputation ne sont point ceux qui mиnent а la fortune; et quand j'aurais le malheur de possйder ces derniers, Julie se rйsoudrait-elle а devenir la femme d'un parvenu? En Angleterre c'est tout autre chose, et quoique les moeurs y vaillent peut-кtre encore moins qu'en France, cela n'empкche pas qu'on n'y puisse parvenir par des chemins plus honnкtes, parce que le peuple ayant plus de part au gouvernement, l'estime publique y est un plus grand moyen de crйdit. Tu n'ignores pas que le projet de milord Edouard est d'employer cette voie en ma faveur, et le mien de justifier son zиle. Le lieu de la terre oщ je suis le plus loin de toi est celui oщ je ne puis rien faire qui m'en rapproche. O Julie! s'il est difficile d'obtenir ta main, il l'est bien plus de la mйriter; et voilа la noble tвche que l'amour m'impose.

Tu m'фtes d'une grande peine en me donnant de meilleures nouvelles de ta mиre. Je t'en voyais dйjа si inquiиte avant mon dйpart, que je n'osai te dire ce que j'en pensais; mais je la trouvais maigrie, changйe, et je redoutais quelque maladie dangereuse. Conservez-la-moi, parce qu'elle m'est chиre, parce que mon coeur l'honore, parce que ses bontйs font mon unique espйrance, et surtout parce qu'elle est mиre de ma Julie.

Je te dirai sur les deux йpouseurs que je n'aime point ce mot, mкme par plaisanterie: du reste, le ton dont tu me parles d'eux m'empкche de les craindre, et je ne hais plus ces infortunйs puisque tu crois les haпr. Mais j'admire ta simplicitй de penser connaоtre la haine: ne vois-tu pas que c'est l'amour dйpitй que tu prends pour elle? Ainsi murmure la blanche colombe dont on poursuit le bien-aimй. Va, Julie, va, fille incomparable, quand tu pourras haпr quelque chose, je pourrai cesser de t'aimer.

P.-S. - Que je te plains d'кtre obsйdйe par ces deux importuns! Pour l'amour de toi-mкme, hвte-toi de les renvoyer.

 

Lettre XX de Julie

Mon ami, j'ai remis а M. d'Orbe un paquet qu'il s'est chargй de t'envoyer а l'adresse de M. Silvestre, chez qui tu pourras le retirer; mais je t'avertis d'attendre pour l'ouvrir que tu sois seul et dans ta chambre. Tu trouveras dans ce paquet un petit meuble а ton usage.

C'est une espиce d'amulette que les amants portent volontiers. La maniиre de s'en servir est bizarre; il faut la contempler tous les matins un quart d'heure jusqu'а ce qu'on se sente pйnйtrй d'un certain attendrissement; alors on l'applique sur ses yeux, sur sa bouche, et sur son coeur: cela sert, dit-on, de prйservatif durant la journйe contre le mauvais air du pays galant. On attribue encore а ces sortes de talismans une vertu йlectrique trиs singuliиre, mais qui n'agit qu'entre les amants fidиles; c'est de communiquer а l'un l'impression des baisers de l'autre а plus de cent lieues de lа. Je ne garantis pas le succиs de l'expйrience; je sais seulement qu'il ne tient qu'а toi de la faire.

Tranquillise-toi sur les deux galants ou prйtendants, ou comme tu voudras les appeler, car dйsormais le nom ne fait plus rien а la chose. Ils sont partis: qu'ils aillent en paix. Depuis que je ne les vois plus, je ne les hais plus.

 

Lettre XXI а Julie

Tu l'as voulu, Julie; il faut donc te les dйpeindre, ces aimables Parisiennes. Orgueilleuse! cet hommage manquait а tes charmes. Avec toute ta feinte jalousie, avec ta modestie et ton amour, je vois plus de vanitй que de crainte cachйe sous cette curiositй. Quoi qu'il en soit, je serai vrai: je puis l'кtre; je le serais de meilleur coeur si j'avais davantage а louer. Que ne sont-elles cent fois plus charmantes! que n'ont-elles assez d'attraits pour rendre un nouvel honneur aux tiens!

Tu te plaignais de mon silence! Eh, mon Dieu! que t'aurais-je dit? En lisant cette lettre, tu sentiras pourquoi j'aimais а te parler des Valaisanes tes voisines, et pourquoi je ne te parlais point des femmes de ce pays. C'est que les unes me rappelaient а toi sans cesse, et que les autres... Lis, et puis tu me jugeras. Au reste, peu de gens pensent comme moi des dames franзaises, si mкme je ne suis sur leur compte tout а fait seul de mon avis. C'est sur quoi l'йquitй m'oblige а te prйvenir, afin que tu saches que je te les reprйsente, non peut-кtre comme elles sont, mais comme je les vois. Malgrй cela, si je suis injuste envers elles, tu ne manqueras pas de me censurer encore; et tu seras plus injuste que moi, car tout le tort en est а toi seule.

Commenзons par l'extйrieur. C'est а quoi s'en tiennent la plupart des observateurs. Si je les imitais en cela, les femmes de ce pays auraient trop а s'en plaindre: elles ont un extйrieur de caractиre aussi bien que de visage; et comme l'un ne leur est guиre plus favorable que l'autre, on leur fait tort en ne les jugeant que par lа. Elles sont tout au plus passables de figure, et gйnйralement plutфt mal que bien: je laisse а part les exceptions. Menues plutфt que bien faites, elles n'ont point la taille fine; aussi s'attachent-elles volontiers aux modes qui la dйguisent: en quoi je trouve assez simples les femmes des autres pays, de vouloir bien imiter des modes faites pour cacher les dйfauts qu'elles n'ont pas.

Leur dйmarche est aisйe et commune. Leur port n'a rien d'affectй parce qu'elles n'aiment point а se gкner; mais elles ont naturellement une certaine disinvoltura qui n'est pas dйpourvue de grвces, et qu'elles se piquent souvent de pousser jusqu'а l'йtourderie. Elles ont le teint mйdiocrement blanc et sont communйment un peu maigres, ce qui ne contribue pas а leur embellir la peau. A l'йgard de la gorge, c'est l'autre extrйmitй des Valaisanes. Avec des corps fortement serrйs elles tвchent d'en imposer sur la consistance; il y a d'autres moyens d'en imposer sur la couleur. Quoique je n'aie aperзu ces objets que de fort loin, l'inspection en est si libre qu'il reste peu de chose а deviner. Ces dames paraissent mal entendre en cela leurs intйrкts; car, pour peu que le visage soit agrйable, l'imagination du spectateur les servirait au surplus beaucoup mieux que ses yeux; et, suivant le philosophe gascon, la faim entiиre est bien plus вpre que celle qu'on a dйjа rassasiйe, au moins par un sens.

Leurs traits sont peu rйguliers; mais, si elles ne sont pas belles, elles ont de la physionomie, qui supplйe а la beautй, et l'йclipse quelquefois. Leurs yeux vifs et brillants ne sont pourtant ni pйnйtrants ni doux. Quoiqu'elles prйtendent les animer а force de rouge, l'expression qu'elles leur donnent par ce moyen tient plus du feu de la colиre que de celui de l'amour: naturellement ils n'ont que de la gaietй; ou s'ils semblent quelquefois demander un sentiment tendre, ils ne le promettent jamais.

Elles se mettent si bien, ou du moins elles en ont tellement la rйputation, qu'elles servent en cela, comme en tout, de modиle au reste de l'Europe. En effet, on ne peut employer avec plus de goыt un habillement plus bizarre. Elles sont de toutes les femmes les moins asservies а leurs propres modes. La mode domine les provinciales; mais les Parisiennes dominent la mode, et la savent plier chacune а son avantage. Les premiиres sont comme des copistes ignorants et serviles qui copient jusqu'aux fautes d'orthographe; les autres sont des auteurs qui copient en maоtres et savent rйtablir les mauvaises leзons.

Leur parure est plus recherchйe que magnifique; il y rиgne plus d'йlйgance que de richesse. La rapiditй des modes, qui vieillit tout d'une annйe а l'autre, la propretй qui leur fait aimer а changer souvent d'ajustement, les prйservent d'une somptuositй ridicule: elles n'en dйpensent pas moins, mais leur dйpense est mieux entendue; au lieu d'habits rвpйs et superbes comme en Italie, on voit ici des habits plus simples et toujours frais. Les deux sexes ont а cet йgard la mкme modйration, la mкme dйlicatesse et ce goыt me fait grand plaisir: j'aime fort а ne voir ni galons ni taches. Il n'y a point de peuple, exceptй le nфtre, oщ les femmes surtout portent moins la dorure. On voit les mкmes йtoffes dans tous les йtats, et l'on aurait peine а distinguer une duchesse d'une bourgeoise, si la premiиre n'avait l'art de trouver des distinctions que l'autre n'oserait imiter. Or ceci semble avoir sa difficultй; car quelque mode qu'on prenne а la cour, cette mode est suivie а l'instant а la ville; et il n'en est pas des bourgeoises de Paris comme des provinciales et des йtrangиres, qui ne sont jamais qu'а la mode qui n'est plus. Il n'en est pas encore comme dans les autres pays, oщ les plus grands йtant aussi les plus riches, leurs femmes se distinguent par un luxe que les autres ne peuvent йgaler. Si les femmes de la cour prenaient ici cette voie, elles seraient bientфt effacйes par celles des financiers.

Qu'ont-elles donc fait? Elles ont choisi des moyens plus sыrs, plus adroits, et qui marquent plus de rйflexion. Elles savent que des idйes de pudeur et de modestie sont profondйment gravйes dans l'esprit du peuple. C'est lа ce qui leur a suggйrй des modes inimitables. Elles ont vu que le peuple avait en horreur le rouge, qu'il s'obstine а nommer grossiиrement du fard, elles se sont appliquй quatre doigts, non de fard, mais de rouge; car, le mot changй, la chose n'est plus la mкme. Elles ont vu qu'une gorge dйcouverte est en scandale au public; elles ont largement йchancrй leur corps. Elles ont vu... oh! bien des choses, que ma Julie, toute demoiselle qu'elle est, ne verra sыrement jamais. Elles ont mis dans leurs maniиres le mкme esprit qui dirige leur ajustement. Cette pudeur charmante qui distingue, honore et embellit ton sexe, leur a paru vile et roturiиre; elles ont animй leur geste et leur propos d'une noble impudence; et il n'y a point d'honnкte homme а qui leur regard assurй ne fasse baisser les yeux. C'est ainsi que cessant d'кtre femmes, de peur d'кtre confondues avec les autres femmes, elles prйfиrent leur rang а leur sexe, et imitent les filles de joie, afin de n'кtre pas imitйes.

J'ignore jusqu'oщ va cette imitation de leur part, mais je sais qu'elles n'ont pu tout а fait йviter celle qu'elles voulaient prйvenir. Quant au rouge et aux corps йchancrйs, ils ont fait tout le progrиs qu'ils pouvaient faire. Les femmes de la ville ont mieux aimй renoncer а leurs couleurs naturelles et aux charmes que pouvait leur prкter l'amoroso pensier des amants, que de rester mises comme des bourgeoises; et si cet exemple n'a point gagnй les moindres йtats, c'est qu'une femme а pied dans un pareil йquipage n'est pas trop en sыretй contre les insultes de la populace. Ces insultes sont le cri de la pudeur rйvoltйe; et, dans cette occasion, comme en beaucoup d'autres, la brutalitй du peuple, plus honnкte que la biensйance des gens polis, retient peut-кtre ici cent mille femmes dans les bornes de la modestie: c'est prйcisйment ce qu'ont prйtendu les adroites inventrices de ces modes.

Quant au maintien soldatesque et au ton grenadier, il frappe moins, attendu qu'il est plus universel, et il n'est guиre sensible qu'aux nouveaux dйbarquйs. Depuis le faubourg Saint-Germain jusqu'aux halles, il y a peu de femmes а Paris dont l'abord, le regard, ne soit d'une hardiesse а dйconcerter quiconque n'a rien vu de semblable en son pays; et de la surprise oщ jettent ces nouvelles maniиres naоt cet air gauche qu'on reproche aux йtrangers. C'est encore pis sitфt qu'elles ouvrent la bouche. Ce n'est point la voix douce et mignarde de nos Vaudoises; c'est un certain accent dur, aigre, interrogatif, impйrieux, moqueur, et plus fort que celui d'un homme. S'il reste dans leur ton quelque grвce de leur sexe, leur maniиre intrйpide et curieuse de fixer les gens achиve de l'йclipser. Il semble qu'elles se plaisent а jouir de l'embarras qu'elles donnent а ceux qui les voient pour la premiиre fois; mais il est а croire que cet embarras leur plairait moins si elles en dйmкlaient mieux la cause.

Cependant, soit prйvention de ma part en faveur de la beautй, soit instinct de la sienne а se faire valoir, les belles femmes me paraissent en gйnйral un peu plus modestes, et je trouve plus de dйcence dans leur maintien. Cette rйserve ne leur coыte guиre; elles sentent bien leurs avantages, elles savent qu'elles n'ont pas besoin d'agaceries pour nous attirer. Peut-кtre aussi que l'impudence est plus sensible et choquante, jointe а la laideur; et il est sыr qu'on couvrirait plutфt de soufflets que de baisers un laid visage effrontй, au lieu qu'avec la modestie il peut exciter une tendre compassion qui mиne quelquefois а l'amour. Mais quoique en gйnйral on remarque ici quelque chose de plus doux dans le maintien des jolies personnes, il y a encore tant de minauderies dans leur maniиres, et elles sont toujours si visiblement occupйes d'elles-mкmes, qu'on n'est jamais exposй dans ce pays а la tentation qu'avait quelquefois M. de Muralt auprиs des Anglaises, de dire а une femme qu'elle est belle pour avoir le plaisir de le lui apprendre.

La gaietй naturelle а la nation, ni le dйsir d'imiter les grands airs, ne sont pas les seules causes de cette libertй de propos et de maintien qu'on remarque ici dans les femmes. Elle paraоt avoir une racine plus profonde dans les moeurs, par le mйlange indiscret et continuel des deux sexes, qui fait contracter а chacun d'eux l'air, le langage et les maniиres de l'autre. Nos Suissesses aiment assez а rassembler entre elles, elles y vivent dans une douce familiaritй, et quoique apparemment elles ne haпssent pas le commerce des hommes, il est certain que la prйsence de ceux-ci jette une espиce de contrainte dans cette petite gynйcocratie. A Paris, c'est tout le contraire; les femmes n'aiment а vivre qu'avec les hommes, elles ne sont а leur aise qu'avec eux. Dans chaque sociйtй la maоtresse de la maison est presque toujours seule au milieu d'un cercle d'hommes. On a peine а concevoir d'oщ tant d'hommes peuvent se rйpandre partout; mais Paris est plein d'aventuriers et de cйlibataires qui passent leur vie а courir de maison en maison; et les hommes semblent, comme les espиces, se multiplier par la circulation. C'est donc lа qu'une femme apprend а parler, agir et penser comme eux, et eux comme elle. C'est lа qu'unique objet de leurs petites galanteries, elle jouit paisiblement de ces insultants hommages auxquels on ne daigne pas mкme donner un air de bonne foi. Qu'importe? sйrieusement ou par plaisanterie, on s'occupe d'elle, et c'est tout ce qu'elle veut. Qu'une autre femme survienne, а l'instant le ton de cйrйmonie succиde а la familiaritй, les grands airs commencent, l'attention des hommes se partage, et l'on se tient mutuellement dans une secrиte gкne dont on ne sort plus qu'en se sйparant.

Les femmes de Paris aiment а voir les spectacles, c'est-а-dire а y кtre vues; mais leur embarras, chaque fois qu'elles y veulent aller, est de trouver une compagne; car l'usage ne permet а aucune femme d'y aller seule en grande loge, pas mкme avec son mari, pas mкme avec un autre homme. On ne saurait dire combien, dans ce pays si sociable, ces parties sont difficiles а former; de dix qu'on en projette, il en manque neuf: le dйsir d'aller au spectacle les fait lier; l'ennui d'y aller ensemble les fait rompre. Je crois que les femmes pourraient abroger aisйment cet usage inepte; car oщ est la raison de ne pouvoir se montrer seule en public? Mais c'est peut-кtre ce dйfaut de raison qui le conserve. Il est bon de tourner autant qu'on peut les biensйances sur des choses oщ il serait inutile d'en manquer. Que gagnerait une femme au droit d'aller sans compagne а l'Opйra? Ne vaut-il pas mieux rйserver ce droit pour recevoir en particulier ses amis?

Il est sыr que mille liaisons secrиtes doivent кtre le fruit de leur maniиre de vivre йparses et isolйes parmi tant d'hommes. Tout le monde en convient aujourd'hui, et l'expйrience a dйtruit l'absurde maxime de vaincre les tentations en les multipliant. On ne dit donc plus que cet usage est plus honnкte, mais qu'il est plus agrйable, et c'est ce que je ne crois pas plus vrai; car quel amour peut rйgner oщ la pudeur est en dйrision, et quel charme peut avoir une vie privйe а la fois d'amour et d'honnкtetй? Aussi, comme le grand flйau de tous ces gens si dissipйs est l'ennui, les femmes se soucient-elles moins d'кtre aimйes qu'amusйes: la galanterie et les soins valent mieux que l'amour auprиs d'elles, et, pourvu qu'on soit assidu, peu leur importe qu'on soit passionnй. Les mots mкme d'amour et d'amant sont bannis de l'intime sociйtй des deux sexes, et relйguйs avec ceux de chaоne et de flamme dans les romans qu'on ne lit plus.

Il semble que tout l'ordre des sentiments naturels soit ici renversй. Le coeur n'y forme aucune chaоne; il n'est point permis aux filles d'en avoir un; ce droit est rйservй aux seules femmes mariйes, et n'exclut du choix personne que leurs maris. Il vaudrait mieux qu'une mиre eыt vingt amants que sa fille un seul. L'adultиre n'y rйvolte point, on n'y trouve rien de contraire а la biensйance: les romans les plus dйcents, ceux que tout le monde lit pour s'instruire, en sont pleins; et le dйsordre n'est plus blвmable sitфt qu'il est joint а l'infidйlitй. O Julie! telle femme qui n'a pas craint de souiller cent fois le lit conjugal oserait d'une bouche impure accuser nos chastes amours, et condamner l'union de deux coeurs sincиres qui ne surent jamais manquer de foi! On dirait que le mariage n'est pas а Paris de la mкme nature que partout ailleurs. C'est un sacrement, а ce qu'ils prйtendent, et ce sacrement n'a pas la force des moindres contrats civils; il semble n'кtre que l'accord de deux personnes libres qui conviennent de demeurer ensemble, de porter le mкme nom, de reconnaоtre les mкmes enfants, mais qui n'ont, au surplus, aucune sorte de droit l'une sur l'autre; et un mari qui s'aviserait de contrфler ici la mauvaise conduite de sa femme n'exciterait pas moins de murmures que celui qui souffrirait chez nous le dйsordre public de la sienne. Les femmes, de leur cфtй, n'usent pas de rigueur envers leurs maris et l'on ne voit pas encore qu'elles les fassent punir d'imiter leurs infidйlitйs. Au reste, comment attendre de part ou d'autre un effet plus honnкte d'un lien oщ le coeur n'a point йtй consultй? Qui n'йpouse que la fortune ou l'йtat ne doit rien а la personne.

L'amour mкme, l'amour a perdu ses droits, et n'est pas moins dйnaturй que le mariage. Si les йpoux sont ici des garзons et des filles qui demeurent ensemble pour vivre avec plus de libertй, les amants sont des gens indiffйrents qui se voient par amusement, par air, par habitude, ou pour le besoin du moment: le coeur n'a que faire а ces liaisons; on n'y consulte que la commoditй et certaines convenances extйrieures. C'est, si l'on veut, se connaоtre, vivre ensemble, s'arranger, se voir, moins encore s'il est possible. Une liaison de galanterie dure un peu plus qu'une visite; c'est un recueil de jolis entretiens et de jolies lettres pleines de portraits, de maximes, de philosophie, et de bel esprit. A l'йgard du physique, il n'exige pas tant de mystиre; on a trиs sensйment trouvй qu'il fallait rйgler sur l'instant des dйsirs la facilitй de les satisfaire: la premiиre venue, le premier venu, l'amant ou un autre, un homme est toujours un homme, tous sont presque йgalement bons; et il y a du moins а cela de la consйquence, car pourquoi serait-on plus fidиle а l'amant qu'au mari? Et puis а certain вge tous les hommes sont а peu prиs le mкme homme, toutes les femmes la mкme femme; toutes ces poupйes sortent de chez la mкme marchande de modes, et il n'y a guиre d'autre choix а faire que ce qui tombe le plus commodйment sous la main.

Comme je ne sais rien de ceci par moi-mкme, on m'en a parlй sur un ton si extraordinaire qu'il ne m'a pas йtй possible de bien entendre ce qu'on m'en a dit. Tout ce que j'en ai conзu, c'est que, chez la plupart des femmes, l'amant est comme un des gens de la maison: s'il ne fait pas son devoir, on le congйdie et l'on en prend un autre; s'il trouve mieux ailleurs, ou s'ennuie du mйtier, il quitte, et l'on en prend un autre. Il y a, dit-on, des femmes assez capricieuses pour essayer mкme du maоtre de la maison; car enfin c'est encore une espиce d'homme. Cette fantaisie ne dure pas; quand elle est passйe, on le chasse et l'on en prend un autre, ou s'il s'obstine, on le garde, et l'on en prend un autre.

"Mais, disais-je а celui qui m'expliquait ces йtranges usages, comment une femme vit-elle ensuite avec tous ces autres-lа qui ont ainsi pris ou reзu leur congй? - Bon! reprit-il, elle n'y vit point. On ne se voit plus, on ne se connaоt plus. Si jamais la fantaisie prenait de renouer, on aurait une nouvelle connaissance а faire, et ce serait beaucoup qu'on se souvоnt de s'кtre vus. - Je vous entends, lui dis-je; mais j'ai beau rйduire ces exagйrations, je ne conзois pas comment, aprиs une union si tendre, on peut se voir de sang-froid, comment le coeur ne palpite pas au nom de ce qu'on a une fois aimй, comment on ne tressaillit pas а sa rencontre. - Vous me faites rire, interrompit-il, avec vos tressaillements; vous voudriez donc que nos femmes ne fissent autre chose que tomber en syncope?"

Supprime une partie de ce tableau trop chargй sans doute, place Julie а cфtй du reste, et souviens-toi de mon coeur; je n'ai rien de plus а te dire.

Il faut cependant l'avouer, plusieurs de ces impressions dйsagrйables s'effacent par l'habitude. Si le mal se prйsente avant le bien, il ne l'empкche pas de se montrer а son tour; les charmes de l'esprit et du naturel font valoir ceux de la personne. La premiиre rйpugnance vaincue devient bientфt un sentiment contraire. C'est l'autre point de vue du tableau, et la justice ne permet pas de ne l'exposer que par le cфtй dйsavantageux.

C'est le premier inconvйnient des grandes villes que les hommes y deviennent autres que ce qu'ils sont, et que la sociйtй leur donne pour ainsi dire un кtre diffйrent du leur. Cela est vrai, surtout а Paris, et surtout а l'йgard des femmes, qui tirent des regards d'autrui la seule existence dont elles se soucient. En abordant une dame dans une assemblйe, au lieu d'une Parisienne que vous croyez voir, vous ne voyez qu'un simulacre de la mode. Sa hauteur, son ampleur, sa dйmarche, sa taille, sa gorge, ses couleurs, son air, son regard, ses propos, ses maniиres, rien de tout cela n'est а elle; et si vous la voyiez dans son йtat naturel, vous ne pourriez la reconnaоtre. Or cet йchange est rarement favorable а celles qui le font, et en gйnйral il n'y a guиre а gagner а tout ce qu'on substitue а la nature. Mais on ne l'efface jamais entiиrement; elle s'йchappe toujours par quelque endroit, et c'est dans une certaine adresse а la saisir que consiste l'art d'observer. Cet art n'est pas difficile vis-а-vis des femmes de ce pays; car, comme elles ont plus de naturel qu'elles ne croient en avoir, pour peu qu'on les frйquente assidыment, pour peu qu'on les dйtache de cette йternelle reprйsentation qui leur plaоt si fort, on les voit bientфt comme elles sont; et c'est alors que toute l'aversion qu'elles ont d'abord inspirйe se change en estime et en amitiй.

Voilа ce que j'eus occasion d'observer la semaine derniиre dans une partie de campagne oщ quelques femmes nous avaient assez йtourdiment invitйs, moi et quelques autres nouveaux dйbarquйs, sans trop s'assurer que nous leur convenions, ou peut-кtre pour avoir le plaisir d'y rire de nous а leur aise. Cela ne manqua pas d'arriver le premier jour. Elles nous accablиrent d'abord de traits plaisants et fins, qui tombant toujours sans rejaillir, йpuisиrent bientфt leur carquois. Alors elles s'exйcutиrent de bonne grвce, et ne pouvant nous amener а leur ton, elles furent rйduites а prendre le nфtre. Je ne sais si elles se trouvиrent bien de cet йchange; pour moi, je m'en trouvai а merveille; je vis avec surprise que je m'йclairais plus avec elles que je n'aurais fait avec beaucoup d'hommes. Leur esprit ornait si bien le bon sens, que je regrettais ce qu'elles en avaient mis а le dйfigurer; et je dйplorais, en jugeant mieux des femmes de ce pays, que tant d'aimables personnes ne manquassent de raison que parce qu'elles ne voulaient pas en avoir. Je vis aussi que les grвces familiиres et naturelles effaзaient insensiblement les airs apprкtйs de la ville; car, sans y songer, on prend des maniиres assortissantes aux choses qu'on dit, et il n'y a pas moyen de mettre а des discours sensйs les grimaces de la coquetterie. Je les trouvai plus jolies depuis qu'elles ne cherchaient plus tant а l'кtre, et je sentis qu'elles n'avaient besoin pour plaire que de ne se pas dйguiser. J'osai soupзonner sur ce fondement que Paris, ce prйtendu siиge du goыt, est peut-кtre le lieu du monde oщ il y en a le moins, puisque tous les soins qu'on y prend pour plaire dйfigurent la vйritable beautй.

Nous restвmes ainsi quatre ou cinq jours ensemble, contents les uns des autres et de nous-mкmes. Au lieu de passer en revue Paris et ses folies, nous l'oubliвmes. Tout notre soin se bornait а jouir entre nous d'une sociйtй agrйable et douce. Nous n'eыmes besoin ni de satires ni de plaisanteries pour nous mettre de bonne humeur; et nos ris n'йtaient pas de raillerie, mais de gaietй, comme ceux de ta cousine.

Une autre chose acheva de me faire changer d'avis sur leur compte. Souvent, au milieu de nos entretiens les plus animйs, on venait dire un mot а l'oreille de la maоtresse de la maison. Elle sortait, allait s'enfermer pour йcrire, et ne rentrait de longtemps. Il йtait aisй d'attribuer ces йclipses а quelque correspondance de coeur, ou de celles qu'on appelle ainsi. Une autre femme en glissa lйgиrement un mot qui fut assez mal reзu; ce qui me fit juger que si l'absente manquait d'amants, elle avait au moins des amis. Cependant la curiositй m'ayant donnй quelque attention, quelle fut ma surprise en apprenant que ces prйtendus grisons de Paris йtaient des paysans de la paroisse qui venaient, dans leurs calamitйs, implorer la protection de leur dame; l'un surchargй de tailles а la dйcharge d'un plus riche, l'autre enrфlй dans la milice sans йgard pour son вge et pour ses enfants; l'autre йcrasй d'un puissant voisin par un procиs injuste; l'autre ruinй par la grкle, et dont on exigeait le bail а la rigueur. Enfin tous avaient quelque grвce а demander, tous йtaient patiemment йcoutйs, on n'en rebutait aucun, et le temps attribuй aux billets doux йtait employй а йcrire en faveur de ces malheureux. Je ne saurais te dire avec quel йtonnement j'appris et le plaisir que prenait une femme si jeune et si dissipйe а remplir ces aimables devoirs, et combien peu elle y mettait d'ostentation. Comment! disais-je tout attendri, quand ce serait Julie elle ne ferait pas autrement. Dиs cet instant je ne l'ai plus regardйe qu'avec respect, et tous ses dйfauts sont effacйs а mes yeux.

Sitфt que mes recherches se sont tournйes de ce cфtй, j'ai appris mille choses а l'avantage de ces mкmes femmes que j'avais d'abord trouvйes si insupportables. Tous les йtrangers conviennent unanimement qu'en йcartant les propos а la mode, il n'y a point de pays au monde oщ les femmes soient plus йclairйes, parlent en gйnйral plus sensйment, plus judicieusement, et sachent donner, au besoin, de meilleurs conseils. Otons le jargon de la galanterie et du bel esprit, quel parti tirerons-nous de la conversation d'une Espagnole, d'une Italienne, d'une Allemande? Aucun; et tu sais, Julie, ce qu'il en est communйment de nos Suissesses. Mais qu'on ose passer pour peu galant, et tirer les Franзaises de cette forteresse, dont а la vйritй elles n'aiment guиre а sortir, on trouve encore а qui parler en rase campagne, et l'on croit combattre avec un homme, tant elles savent s'armer de raison et faire de nйcessitй vertu. Quant au bon caractиre, je ne citerai point le zиle avec lequel elles servent leurs amis; car il peut rйgner en cela une certaine chaleur d'amour-propre qui soit de tous les pays; mais quoique ordinairement elles n'aiment qu'elles-mкmes, une longue habitude, quand elles ont assez de constance pour l'acquйrir, leur tient lieu d'un sentiment assez vif: celle qui peuvent supporter un attachement de dix ans le gardent ordinairement toute leur vie, et elles aiment leurs vieux amis plus tendrement, plus sыrement au moins que leurs jeunes amants.

Une remarque assez commune, qui semble кtre а la charge des femmes, est qu'elles font tout en ce pays, et par consйquent plus de mal que de bien; mais ce qui les justifie est qu'elles font le mal poussйes par les hommes, et le bien de leur propre mouvement. Ceci ne contredit point ce que je disais ci-devant, que le coeur n'entre pour rien dans le commerce des deux sexes; car la galanterie franзaise a donnй aux femmes un pouvoir universel qui n'a besoin d'aucun tendre sentiment pour se soutenir. Tout dйpend d'elles: rien ne se fait que par elles ou pour elles; l'Olympe et le Parnasse, la gloire et la fortune, sont йgalement sous leurs lois. Les livres n'ont de prix, les auteurs n'ont d'estime, qu'autant qu'il plaоt aux femmes de leur en accorder; elles dйcident souverainement des plus hautes connaissances, ainsi que des plus agrйables. Poйsie, littйrature, histoire, philosophie, politique mкme; on voit d'abord au style de tous les livres qu'ils sont йcrits pour amuser de jolies femmes, et l'on vient de mettre la Bible en histoires galantes. Dans les affaires, elles ont pour obtenir ce qu'elles demandent un ascendant naturel jusque sur leurs maris, non parce qu'ils sont leurs maris, mais parce qu'ils sont hommes, et qu'il est convenu qu'un homme ne refusera rien а aucune femme, fыt-ce mкme la sienne.

Au reste cette autoritй ne suppose ni attachement ni estime, mais seulement de la politesse et de l'usage du monde; car d'ailleurs il n'est pas moins essentiel а la galanterie franзaise de mйpriser les femmes que de les servir. Ce mйpris est une sorte de titre qui leur en impose: c'est un tйmoignage qu'on a vйcu assez avec elles pour les connaоtre. Quiconque les respecterait passerait а leurs yeux pour un novice, un paladin, un homme qui n'a connu les femmes que dans les romans. Elles se jugent avec tant d'йquitй que les honorer serait кtre indigne de leur plaire; et la premiиre qualitй de l'homme а bonnes fortunes est d'кtre souverainement impertinent.

Quoi qu'il en soit, elles ont beau se piquer de mйchancetй, elles sont bonnes en dйpit d'elles; et voici а quoi surtout leur bontй de coeur est utile. En tout pays les gens chargйs de beaucoup d'affaires sont toujours repoussants et sans commisйration; et Paris йtant le centre des affaires du plus grand peuple de l'Europe, ceux qui les font sont aussi les plus durs des hommes. C'est donc aux femmes qu'on s'adresse pour avoir des grвces; elles sont le recours des malheureux; elles ne ferment point l'oreille а leurs plaintes; elles les йcoutent, les consolent et les servent. Au milieu de la vie frivole qu'elles mиnent, elles savent dйrober des moments а leurs plaisirs pour les donner а leur bon naturel; et si quelques-unes font un infвme commerce des services qu'elles rendent, des milliers d'autres s'occupent tous les jours gratuitement а secourir le pauvre de leur bourse et l'opprimй de leur crйdit. Il est vrai que leurs soins sont souvent indiscrets, et qu'elles nuisent sans scrupule au malheureux qu'elles ne connaissent pas, pour servir le malheureux qu'elles connaissent; mais comment connaоtre tout le monde dans un si grand pays, et que peut faire de plus la bontй d'вme sйparйe de la vйritable vertu, dont le plus sublime effort n'est pas tant de faire le bien que de ne jamais mal faire? A cela prиs, il est certain qu'elles ont du penchant au bien, qu'elles en font beaucoup, qu'elles le font de bon coeur, que ce sont elles seules qui conservent dans Paris le peu d'humanitй qu'on y voit rйgner encore, et que sans elles on verrait les hommes avides et insatiables s'y dйvorer comme des loups.

Voilа ce que je n'aurais point appris si je m'en йtais tenu aux peintures des faiseurs de romans et de comйdies, lesquels voient plutфt dans les femmes des ridicules qu'ils partagent que les bonnes qualitйs qu'ils n'ont pas, ou qui peignent des chefs-d'oeuvre de vertus qu'elles se dispensent d'imiter en les traitant de chimиres, au lieu de les encourager au bien en louant celui qu'elles font rйellement. Les romans sont peut-кtre la derniиre instruction qu'il reste а donner а un peuple assez corrompu pour que tout autre lui soit inutile: je voudrais qu'alors la composition de ces sortes de livres ne fыt permise qu'а des gens honnкtes mais sensibles, dont le coeur se peignоt dans leurs йcrits; а des auteurs qui ne fussent pas au-dessus des faiblesses de l'humanitй, qui ne montrassent pas tout d'un coup la vertu dans le ciel hors de la portйe des hommes, mais qui la leur fissent aimer en la peignant d'abord moins austиre, et puis du sein du vice les y sussent conduire insensiblement.

Je t'en ai prйvenue, je ne suis en rien de l'opinion commune sur le compte des femmes de ce pays. On leur trouve unanimement l'abord le plus enchanteur, les grвces les plus sйduisantes, la coquetterie la plus raffinйe, le sublime de la galanterie, et l'art de plaire au souverain degrй. Moi, je trouve leur abord choquant, leur coquetterie repoussante, leurs maniиres sans modestie. J'imagine que le coeur doit se fermer а toutes leurs avances; et l'on ne me persuadera jamais qu'elles puissent un moment parler de l'amour sans se montrer йgalement incapables d'en inspirer et d'en ressentir.

D'un autre cфtй, la renommйe apprend а se dйfier de leur caractиre; elle les peint frivoles, rusйes, artificieuses, йtourdies, volages, parlant bien, mais ne pensant point, sentant encore moins, et dйpensant ainsi tout leur mйrite en vain babil. Tout cela me paraоt а moi leur кtre extйrieur, comme leurs paniers et leur rouge. Ce sont des vices de parade qu'il faut avoir а Paris, et qui dans le fond couvrent en elles du sens, de la raison, de l'humanitй, du bon naturel. Elles sont moins indiscrиtes, moins tracassiиres que chez nous, moins peut-кtre que partout ailleurs. Elles sont plus solidement instruites, et leur instruction profite mieux а leur jugement. En un mot, si elles me dйplaisent par tout ce qui caractйrise leur sexe qu'elles ont dйfigurй, je les estime par des rapports avec le nфtre qui nous font honneur; et je trouve qu'elles seraient cent fois plutфt des hommes de mйrite que d'aimables femmes.

Conclusion: si Julie n'eыt point existй, si mon coeur eыt pu souffrir quelque autre attachement que celui pour lequel il йtait nй, je n'aurais jamais pris а Paris ma femme, encore moins ma maоtresse: mais je m'y serais fait volontiers une amie; et ce trйsor m'eыt consolй peut-кtre de n'y pas trouver les deux autres.

 

Lettre XXII а Julie

Depuis ta lettre reзue je suis allй tous les jours chez M. Silvestre demander le petit paquet. Il n'йtait toujours point venu; et, dйvorй d'une mortelle impatience, j'ai fait le voyage sept fois inutilement. Enfin la huitiиme, j'ai reзu le paquet. A peine l'ai-je eu dans les mains, que, sans payer le port, sans m'en informer, sans rien dire а personne, je suis sorti comme un йtourdi; et, ne voyant le moment de rentrer chez moi, j'enfilais avec tant de prйcipitation des rues que je ne connaissais point, qu'au bout d'une demi-heure, cherchant la rue de Tournon oщ je loge, je me suis trouvй dans le Marais, а l'autre extrйmitй de Paris. J'ai йtй obligй de prendre un fiacre pour revenir plus promptement; c'est la premiиre fois que cela m'est arrivй le matin pour mes affaires: je ne m'en sers mкme qu'а regret l'aprиs-midi pour quelques visites; car j'ai deux jambes fort bonnes dont je serais bien fвchй qu'un peu plus d'aisance dans ma fortune me fоt nйgliger l'usage.

J'йtais fort embarrassй dans mon fiacre avec mon paquet; je ne voulais l'ouvrir que chez moi, c'йtait ton ordre. D'ailleurs une sorte de voluptй qui me laisse oublier la commoditй dans les choses communes me la fait rechercher avec soin dans les vrais plaisirs. Je n'y puis souffrir aucune sorte de distraction, et je veux avoir du temps et mes aises pour savourer tout ce qui me vient de toi. Je tenais donc ce paquet avec une inquiиte curiositй dont je n'йtais pas le maоtre; je m'efforзais de palper а travers les enveloppes ce qu'il pouvait contenir; et l'on eыt dit qu'il me brыlait les mains а voir les mouvements continuels qu'il faisait de l'une а l'autre. Ce n'est pas qu'а son volume, а son poids, au ton de ta lettre, je n'eusse quelque soupзon de la vйritй; mais le moyen de concevoir comment tu pouvais avoir trouvй l'artiste et l'occasion? Voilа ce que je ne conзois pas encore: c'est un miracle de l'amour; plus il passe ma raison, plus il enchante mon coeur; et l'un des plaisirs qu'il me donne est celui de n'y rien comprendre.

J'arrive enfin, je vole, je m'enferme dans ma chambre, je m'asseye hors d'haleine, je porte une main tremblante sur le cachet. O premiиre influence du talisman! j'ai senti palpiter mon coeur а chaque papier que j'фtais, et je me suis bientфt trouvй tellement oppressй que j'ai йtй forcй de respirer un moment sur la derniиre enveloppe... Julie!... ф ma Julie! le voile est dйchirй... je te vois... je vois tes divins attraits! Ma bouche et mon coeur leur rendent le premier hommage, mes genoux flйchissent... Charmes adorйs, encore une fois vous aurez enchantй mes yeux! Qu'il est prompt, qu'il est puissant, le magique effet de ces traits chйris! Non, il ne faut point, comme tu prйtends, un quart d'heure pour le sentir; une minute, un instant suffit pour arracher de mon sein mille ardents soupirs, et me rappeler avec ton image celle de mon bonheur passй. Pourquoi faut-il que la joie de possйder un si prйcieux trйsor soit mкlйe d'une si cruelle amertume? Avec quelle violence il me rappelle des temps qui ne sont plus! Je crois, en le voyant, te revoir encore; je crois me retrouver а ces moments dйlicieux dont le souvenir fait maintenant le malheur de ma vie, et que le ciel m'a donnйs et ravis dans sa colиre. Hйlas! un instant me dйsabuse, toute la douleur de l'absence se ranime et s'aigrit en m'фtant l'erreur qui l'a suspendue, et je suis comme ces malheureux dont on n'interrompt les tourments que pour les leur rendre plus sensibles. Dieux! quels torrents de flammes mes avides regards puisent dans cet objet inattendu! ф comme il ranime au fond de mon coeur tous les mouvements impйtueux que ta prйsence y faisait naоtre! O Julie, s'il йtait vrai qu'il pыt transmettre а tes sens le dйlire et l'illusion des miens!... Mais pourquoi ne le serait-il pas? Pourquoi des impressions que l'вme porte avec tant d'activitй n'iraient-elles pas aussi loin qu'elle? Ah! chиre amante! oщ que tu sois, quoi que tu fasses au moment oщ j'йcris cette lettre, au moment oщ ton portrait reзoit tout ce que ton idolвtre amant adresse а ta personne, ne sens-tu pas ton charmant visage inondй des pleurs de l'amour et de la tristesse? Ne sens-tu pas tes yeux, tes joues, ta bouche, ton sein, pressйs, comprimйs, accablйs de mes ardents baisers? Ne te sens-tu pas embraser tout entiиre du feu de mes lиvres brыlantes?... Ciel! qu'entends-je? Quelqu'un vient... Ah! serrons, cachons mon trйsor... un importun!... Maudit soit le cruel qui vient troubler des transports si doux!... Puisse-t-il ne jamais aimer... ou vivre loin de ce qu'il aime!

 

Lettre XXIII а Madame d'Orbe

C'est а vous, charmante cousine, qu'il faut rendre compte de l'Opйra; car bien que vous ne m'en parliez point dans vos lettres, et que Julie vous ait gardй le secret, je vois d'oщ lui vient cette curiositй. J'y fus une fois pour contenter la mienne; j'y suis retournй pour vous deux autres fois. Tenez-m'en quitte, je vous prie, aprиs cette lettre. J'y puis retourner encore, y bвiller, y souffrir, y pйrir pour votre service; mais y rester йveillй et attentif, cela ne m'est pas possible.

Avant de vous dire ce que je pense de ce fameux thйвtre, que je vous rende compte de ce qu'on en dit ici; le jugement des connaisseurs pourra redresser le mien si je m'abuse.

L'Opйra de Paris passe а Paris pour le spectacle le plus pompeux, le plus voluptueux, le plus admirable qu'inventa jamais l'art humain. C'est, dit-on, le plus superbe monument de la magnificence de Louis XIV. Il n'est pas si libre а chacun que vous le pensez de dire son avis sur ce grave sujet. Ici l'on peut disputer de tout, hors de la musique et de l'Opйra; il y a du danger а manquer de dissimulation sur ce seul point. La musique franзaise se maintient par une inquisition trиs sйvиre; et la premiиre chose qu'on insinue par forme de leзon а tous les йtrangers qui viennent dans ce pays, c'est que tous les йtrangers conviennent qu'il n'y a rien de si beau dans le reste du monde que l'Opйra de Paris. En effet, la vйritй est que les plus discrets s'en taisent, et n'osent rire qu'entre eux.

Il faut convenir pourtant qu'on y reprйsente а grands frais, non seulement toutes les merveilles de la nature, mais beaucoup d'autres merveilles bien plus grandes que personne n'a jamais vues; et sыrement Pope a voulu dйsigner ce bizarre thйвtre par celui oщ il dit qu'on voit pкle-mкle des dieux, des lutins, des monstres, des rois, des bergers, des fйes, de la fureur, de la joie, un feu, une gigue, une bataille et un bal.

Cet assemblage si magnifique et si bien ordonnй est regardй comme s'il contenait en effet toutes les choses qu'il reprйsente. En voyant paraоtre un temple, on est saisi d'un saint respect; et pour peu que la dйesse en soit jolie, le parterre est а moitiй paпen. On n'est pas si difficile ici qu'а la Comйdie-Franзaise. Ces mкmes spectateurs qui ne peuvent revкtir un comйdien de son personnage ne peuvent а l'Opйra sйparer un acteur du sien. Il semble que les esprits se roidissent contre une illusion raisonnable, et ne s'y prкtent qu'autant qu'elle est absurde et grossiиre. Ou peut-кtre que des dieux leur coыtent moins а concevoir que des hйros. Jupiter йtant d'une autre nature que nous, on en peut penser ce qu'on veut; mais Caton йtait un homme, et combien d'hommes ont le droit de croire que Caton ait pu exister?

L'Opйra n'est donc point ici comme ailleurs une troupe de gens payйs pour se donner en spectacle au public: ce sont, il est vrai, des gens que le public paye et qui se donnent en spectacle; mais tout cela change de nature, attendu que c'est une Acadйmie Royale de musique, une espиce de cour souveraine qui juge sans appel dans sa propre cause, et ne se pique pas autrement de justice ni de fidйlitй. Voilа, cousine, comment, dans certains pays, l'essence des choses tient aux mots, et comment des noms honnкtes suffisent pour honorer ce qui l'est le moins.

Les membres de cette noble Acadйmie ne dйrogent point. En revanche ils sont excommuniйs, ce qui est prйcisйment le contraire de l'usage des autres pays; mais peut-кtre, ayant eu le choix, aiment-ils mieux кtre nobles et damnйs, que roturiers et bйnis. J'ai vu sur le thйвtre un chevalier moderne aussi fier de son mйtier qu'autrefois l'infortunй Labйrius fut humiliй du sien quoiqu'il le fоt par force et ne rйcitвt que ses propres ouvrages. Aussi l'ancien Labйrius ne put-il reprendre sa place au cirque parmi les chevaliers romains; tandis que le nouveau en trouve tous les jours une sur les bancs de la Comйdie-Franзaise parmi la premiиre noblesse du pays; et jamais on n'entendit parler а Rome avec tant de respect de la majestй du peuple romain qu'on parle а Paris de la majestй de l'Opйra.

Voilа ce que j'ai pu recueillir des discours d'autrui sur ce brillant spectacle; que je vous dise а prйsent ce que j'y ai vu moi-mкme.

Figurez-vous une gaine large d'une quinzaine de pieds et longue а proportion, cette gaine est le thйвtre. Aux deux cфtйs on place par intervalles des feuilles de paravent sur lesquelles sont grossiиrement peints les objets que la scиne doit reprйsenter. Le fond est un grand rideau peint de mкme, et presque toujours percй ou dйchirй, ce qui reprйsente des gouffres dans la terre ou des trous dans le ciel, selon la perspective. Chaque personne qui passe derriиre le thйвtre, et touche le rideau, produit en l'йbranlant une sorte de tremblement de terre assez plaisant а voir. Le ciel est reprйsentй par certaines guenilles bleuвtres, suspendues а des bвtons ou а des cordes, comme l'йtendage d'une blanchisseuse. Le soleil, car on l'y voit quelquefois; est un flambeau dans une lanterne. Les chars des dieux et des dйesses sont composйs de quatre solives encadrйes et suspendues а une grosse corde en forme d'escarpolette; entre ces solives est une planche en travers sur laquelle le dieu s'asseye, et sur le devant pend un morceau de grosse toile barbouillйe, qui sert de nuage а ce magnifique char. On voit vers le bas de la machine l'illumination de deux ou trois chandelles puantes et mal mouchйes, qui, tandis que le personnage se dйmиne et crie en branlant dans son escarpolette, l'enfument tout а son aise: encens digne de la divinitй.

Comme les chars sont la partie la plus considйrable des machines de l'Opйra, sur celle-lа vous pouvez juger des autres. La mer agitйe est composйe de longues lanternes angulaires de toile ou de carton bleu qu'on enfile а des broches parallиles, et qu'on fait tourner par des polissons. Le tonnerre est une lourde charrette qu'on promиne sur le cintre, et qui n'est pas le moins touchant instrument de cette agrйable musique. Les йclairs se font avec des pincйes de poix-rйsine qu'on projette sur un flambeau; la foudre est un pйtard au bout d'une fusйe.

Le thйвtre est garni de petites trappes carrйes qui, s'ouvrant au besoin, annoncent que les dйmons vont sortir de la cave. Quand ils doivent s'йlever dans les airs, on leur substitue adroitement de petits dйmons de toile brune empaillйe, ou quelquefois de vrais ramoneurs, qui branlent en l'air suspendus а des cordes, jusqu'а ce qu'ils se perdent majestueusement dans les guenilles dont j'ai parlй. Mais ce qu'il y a de rйellement tragique, c'est quand les cordes sont mal conduites ou viennent а rompre; car alors les esprits infernaux et les dieux immortels tombent, s'estropient, se tuent quelquefois. Ajoutez а tout cela les monstres qui rendent certaines scиnes fort pathйtiques, tels que des dragons, des lйzards, des tortues, des crocodiles, de gros crapauds qui se promиnent d'un air menaзant sur le thйвtre, et font voir а l'Opйra les tentations de saint Antoine. Chacune de ces figures est animйe par un lourdaud de Savoyard qui n'a pas l'esprit de faire la bкte.

Voilа, ma cousine, en quoi consiste а peu prиs l'auguste appareil de l'Opйra, autant que j'ai pu l'observer du parterre а l'aide de ma lorgnette; car il ne faut pas vous imaginer que ces moyens soient fort cachйs et produisent un effet imposant; je ne vous dis en ceci que ce que j'ai aperзu de moi-mкme, et ce que peut apercevoir comme moi tout spectateur non prйoccupй. On assure pourtant qu'il y a une prodigieuse quantitй de machines employйes а faire mouvoir tout cela; on m'a offert plusieurs fois de me les montrer; mais je n'ai jamais йtй curieux de voir comment on fait de petites choses avec de grands efforts.

Le nombre des gens occupйs au service de l'Opйra est inconcevable. L'orchestre et les choeurs composent ensemble prиs de cent personnes: il y a des multitudes de danseurs; tous les rфles sont doubles et triples; c'est-а-dire qu'il y a toujours un ou deux acteurs subalternes prкts а remplacer l'acteur principal, et payйs pour ne rien faire jusqu'а ce qu'il lui plaise de ne plus rien faire а son tour; ce qui ne tarde jamais beaucoup d'arriver. Aprиs quelques reprйsentations, les premiers acteurs, qui sont d'importants personnages, n'honorent plus le public de leur prйsence; ils abandonnent la place а leurs substituts, et aux substituts de leurs substituts. On reзoit toujours le mкme argent а la porte, mais on ne donne plus le mкme spectacle. Chacun prend son billet comme а une loterie, sans savoir quel lot il aura: et quel qu'il soit, personne n'oserait se plaindre; car, afin que vous le sachiez, les nobles membres de cette Acadйmie ne doivent aucun respect au public: c'est le public qui leur en doit.

Je ne vous parlerai point de cette musique; vous la connaissez. Mais ce dont vous ne sauriez avoir d'idйe, ce sont les cris affreux, les longs mugissements dont retentit le thйвtre durant la reprйsentation. On voit les actrices, presque en convulsion, arracher avec violence ces glapissements de leurs poumons, les poings fermйs contre la poitrine, la tкte en arriиre, le visage enflammй, les vaisseaux gonflйs, l'estomac pantelant: on ne sait lequel est le plus dйsagrйablement affectй, de l'oeil ou de l'oreille; leurs efforts font autant souffrir ceux qui les regardent, que leurs chants ceux qui les йcoutent; et ce qu'il y a de plus inconcevable est que ces hurlements sont presque la seule chose qu'applaudissent les spectateurs. A leurs battements de mains, on les prendrait pour des sourds charmйs de saisir par-ci par-lа quelques sons perзants, et qui veulent engager les acteurs а les redoubler. Pour moi, je suis persuadй qu'on applaudit les cris d'une actrice а l'Opйra comme les tours de force d'un bateleur а la foire: la sensation en est dйplaisante et pйnible, on souffre tandis qu'ils durent; mais on est si aise de les voir finir sans accident qu'on en marque volontiers sa joie. Concevez que cette maniиre de chanter est employйe pour exprimer ce que Quinault a jamais dit de plus galant et de plus tendre. Imaginez les Muses, les Grвces, les Amours, Vйnus mкme, s'exprimant avec cette dйlicatesse, et jugez de l'effet! Pour les diables, passe encore; cette musique a quelque chose d'infernal qui ne leur messied pas. Aussi les magies, les йvocations, et toutes les fкtes du sabbat, sont-elles toujours ce qu'on admire le plus а l'Opйra franзais.

A ces beaux sons, aussi justes qu'ils sont doux, se marient trиs dignement ceux de l'orchestre. Figurez-vous un charivari sans fin d'instruments sans mйlodie, un ronron traоnant et perpйtuel de basses; chose la plus lugubre, la plus assommante que j'aie entendue de ma vie, et que je n'ai jamais pu supporter une demi-heure sans gagner un violent mal de tкte. Tout cela forme une espиce de psalmodie а laquelle il n'y a pour l'ordinaire ni chant ni mesure. Mais quand par hasard il se trouve quelque air un peu sautillant, c'est un trйpignement universel; vous entendez tout le parterre en mouvement suivre а grand'peine et а grand bruit un certain homme de l'orchestre. Charmйs de sentir un moment cette cadence qu'ils sentent si peu, ils se tourmentent l'oreille, la voix, les bras, les pieds, et tout le corps, pour courir aprиs la mesure toujours prкte а leur йchapper; au lieu que l'Allemand et l'Italien, qui en sont intimement affectйs, la sentent et la suivent sans aucun effort; et n'ont jamais besoin de la battre. Du moins Regianino m'a-t-il souvent dit que dans les opйras d'Italie oщ elle est si sensible et si vive, on n'entend, on ne voit jamais dans l'orchestre ni parmi les spectateurs le moindre mouvement qui la marque. Mais tout annonce en ce pays la duretй de l'organe musical; les voix y sont rudes et sans douceur, les inflexions вpres et fortes, les sons forcйs et traоnants; nulle cadence, nul accent mйlodieux dans les airs du peuple: les instruments militaires, les fifres de l'infanterie, les trompettes de la cavalerie, tous les cors, tous les hautbois, les chanteurs des rues, les violons des guinguettes, tout cela est d'un faux а choquer l'oreille la moins dйlicate. Tous les talents ne sont pas donnйs aux mкmes hommes; et en gйnйral le Franзais paraоt кtre de tous les peuples de l'Europe celui qui a le moins d'aptitude а la musique. Milord Edouard prйtend que les Anglais en ont aussi peu; mais la diffйrence est que ceux-ci le savent et ne s'en soucient guиre, au lieu que les Franзais renonceraient а mille justes droits, et passeraient condamnation sur toute autre chose, plutфt que de convenir qu'ils ne sont pas les premiers musiciens du monde. Il y en a mкme qui regarderaient volontiers la musique а Paris comme une affaire d'Etat, peut-кtre parce que c'en fut une а Sparte de couper deux cordes а la lyre de Timothйe: а cela vous sentez qu'on n'a rien а dire. Quoi qu'il en soit, l'Opйra de Paris pourrait кtre une fort belle institution politique, qu'il n'en plairait pas davantage aux gens de goыt. Revenons а ma description.

Les ballets, dont il me reste а vous parler, sont la partie la plus brillante de cet Opйra; et considйrйs sйparйment, ils font un spectacle agrйable, magnifique, et vraiment thйвtral; mais ils servent comme partie constitutive de la piиce, et c'est en cette qualitй qu'il les faut considйrer. Vous connaissez les opйras de Quinault; vous savez comment les divertissements y sont employйs: c'est а peu prиs de mкme, ou encore pis, chez ses successeurs. Dans chaque acte l'action est ordinairement coupйe au moment le plus intйressant par une fкte qu'on donne aux acteurs assis, et que le parterre voit debout. Il arrive de lа que les personnages de la piиce sont absolument oubliйs, ou bien que les spectateurs regardent les acteurs qui regardent autre chose. La maniиre d'amener ces fкtes est simple: si le prince est joyeux, on prend part а sa joie, et l'on danse; s'il est triste, on veut l'йgayer, et l'on danse. J'ignore si c'est la mode а la cour de donner le bal aux rois quand ils sont de mauvaise humeur: ce que je sais par rapport а ceux-ci, c'est qu'on ne peut trop admirer leur constance stoпque а voir des gavottes ou йcouter des chansons, tandis qu'on dйcide quelquefois derriиre le thйвtre de leur couronne ou de leur sort. Mais il y a bien d'autres sujets de danse: les plus graves actions de la vie se font en dansant. Les prкtres dansent, les soldats dansent, les dieux dansent, les diables dansent; on danse jusque dans les enterrements, et tout danse а propos de tout.

La danse est donc le quatriиme des beaux-arts employйs dans la constitution de la scиne lyrique; mais les trois autres concourent а l'imitation; et celui-lа, qu'imite-t-il? Rien. Il est donc hors d'oeuvre quand il n'est employй que comme danse: car que font des menuets, des rigodons, des chaconnes, dans une tragйdie? Je dis plus: il n'y serait pas moins dйplacй s'il imitait quelque chose, parce que, de toutes les unitйs, il n'y en a point de plus indispensable que celle du langage; et un opйra oщ l'action se passerait moitiй en chant, moitiй en danse, serait plus ridicule encore que celui oщ l'on parlerait moitiй franзais, moitiй italien.

Non contents d'introduire la danse comme partie essentielle de la scиne lyrique, ils se sont mкme efforcйs d'en faire quelquefois le sujet principal, et ils ont des opйras appelйs ballets qui remplissent si mal leur titre, que la danse n'y est pas moins dйplacйe que dans tous les autres. La plupart de ces ballets forment autant de sujets sйparйs que d'actes, et ces sujets sont liйs entre eux par de certaines relations mйtaphysiques dont le spectateur ne se douterait jamais si l'auteur n'avait soin de l'en avertir dans un prologue. Les saisons, les вges, les sens, les йlйments; je demande quel rapport ont tous ces titres а la danse, et ce qu'ils peuvent offrir de ce genre а l'imagination. Quelques-uns mкme sont purement allйgoriques, comme le carnaval et la folie; et ce sont les plus insupportables de tous, parce que, avec beaucoup d'esprit et de finesse, ils n'ont ni sentiments, ni tableaux, ni situations, ni chaleur, ni intйrкt, ni rien de tout ce qui peut donner prise а la musique, flatter le coeur, et nourrir l'illusion. Dans ces prйtendus ballets l'action se passe toujours en chant, la danse interrompt toujours l'action, ou ne s'y trouve que par occasion, et n'imite rien. Tout ce qu'il arrive, c'est que ces ballets ayant encore moins d'intйrкt que les tragйdies, cette interruption y est moins remarquйe; s'ils йtaient moins froids, on en serait plus choquй: mais un dйfaut couvre l'autre, et l'art des auteurs pour empкcher que la danse ne lasse, c'est de faire en sorte que la piиce ennuie.

Ceci me mиne insensiblement а des recherches sur la vйritable constitution du drame lyrique, trop йtendues pour entrer dans cette lettre, et qui me jetteraient loin de mon sujet: j'en ai fait une petite dissertation а part que vous trouverez ci-jointe, et dont vous pourrez causer avec Regianino. Il me reste а vous dire sur l'Opйra franзais que le plus grand dйfaut que j'y crois remarquer est un faux goыt de magnificence, par lequel on a voulu mettre en reprйsentation le merveilleux, qui, n'йtant fait que pour кtre imaginй, est aussi bien placй dans un poиme йpique que ridiculement sur un thйвtre. J'aurais eu peine а croire, si je ne l'avais vu, qu'il se trouvвt des artistes assez imbйciles pour vouloir imiter le char du soleil, et des spectateurs assez enfants pour aller voir cette imitation. La Bruyиre ne concevait pas comment un spectacle aussi superbe que l'Opйra pouvait l'ennuyer а si grands frais. Je le conзois bien, moi, qui ne suis pas un La Bruyиre; et je soutiens que, pour tout homme qui n'est pas dйpourvu du goыt des beaux-arts, la musique franзaise, la danse et le merveilleux mкlйs ensemble, feront toujours de l'Opйra de Paris le plus ennuyeux spectacle qui puisse exister. Aprиs tout, peut-кtre n'en faut-il pas aux Franзais de plus parfaits, au moins quant а l'exйcution: non qu'ils ne soient trиs en йtat de connaоtre la bonne, mais parce qu'en ceci le mal les amuse plus que le bien. Ils aiment mieux railler qu'applaudir; le plaisir de la critique les dйdommage de l'ennui du spectacle; et il leur est plus agrйable de s'en moquer, quand ils n'y sont plus, que de s'y plaire tandis qu'ils y sont.

 

Lettre XXIV de Julie

Oui, oui, je le vois bien, l'heureuse Julie t'est toujours chиre. Ce mкme feu qui brillait jadis dans tes yeux se fait sentir dans ta derniиre lettre: j'y retrouve toute l'ardeur qui m'anime, et la mienne s'en irrite encore. Oui, mon ami, le sort a beau nous sйparer, pressons nos coeurs l'un contre l'autre, conservons par la communication leur chaleur naturelle contre le froid de l'absence et du dйsespoir, et que tout ce qui devrait relвcher notre attachement ne serve qu'а le resserrer sans cesse.

Mais admire ma simplicitй; depuis que j'ai reзu cette lettre, j'йprouve quelque chose des charmants effets dont elle parle; et ce badinage du talisman, quoique inventй par moi-mкme, ne laisse pas de me sйduire et de me paraоtre une vйritй. Cent fois le jour, quand je suis seule, un tressaillement me saisit comme si je te sentais prиs de moi. Je m'imagine que tu tiens mon portrait, et je suis si folle que je crois sentir l'impression des caresses que tu lui fais et des baisers que tu lui donnes; ma bouche croit les recevoir, mon tendre coeur croit les goыter. O douces illusions! ф chimиres! derniиres ressources des malheureux! ah! s'il se peut, tenez-nous lieu de rйalitй! Vous кtes quelque chose encore а ceux pour qui le bonheur n'est plus rien.

Quant а la maniиre dont je m'y suis prise pour avoir ce portrait, c'est bien un soin de l'amour; mais crois que s'il йtait vrai qu'il fоt des miracles, ce n'est pas celui-lа qu'il aurait choisi. Voici le mot de l'йnigme. Nous eыmes il y a quelque temps ici un peintre en miniature venant d'Italie; il avait des lettres de milord Edouard, qui peut-кtre en les lui donnant avait en vue ce qui est arrivй. M. d'Orbe voulut profiter de cette occasion pour avoir le portrait de ma cousine; je voulus l'avoir aussi. Elle et ma mиre voulurent avoir le mien, et а ma priиre le peintre en fit secrиtement une seconde copie. Ensuite, sans m'embarrasser de copie ni d'original, je choisis subtilement le plus ressemblant des trois pour te l'envoyer. C'est une friponnerie dont je ne me suis pas fait un grand scrupule; car un peu de ressemblance de plus ou de moins n'importe guиre а ma mиre et а ma cousine; mais les hommages que tu rendrais а une autre figure que la mienne seraient une espиce d'infidйlitй d'autant plus dangereuse que mon portrait serait mieux que moi; et je ne veux point, comme que ce soit, que tu prennes du goыt pour des charmes que je n'ai pas. Au reste, il n'a pas dйpendu de moi d'кtre un peu plus soigneusement vкtue; mais on ne m'a pas йcoutйe, et mon pиre lui-mкme a voulu que le portrait demeurвt tel qu'il est. Je te prie au moins de croire qu'exceptй la coiffure, cet ajustement n'a point йtй pris sur le mien, que le peintre a tout fait de sa grвce et qu'il a ornй ma personne des ouvrages de son imagination.

 

Lettre XXV а Julie

Il faut, chиre Julie, que je te parle encore de ton portrait; non plus dans ce premier enchantement auquel tu fus si sensible, mais au contraire avec le regret d'un homme abusй par un faux espoir, et que rien ne peut dйdommager de ce qu'il a perdu. Ton portrait a de la grвce et de la beautй, mкme de la tienne; il est assez ressemblant, et peint par un habile homme; mais pour en кtre content, il faudrait ne te pas connaоtre.

La premiиre chose que je lui reproche est de te ressembler et de n'кtre pas toi, d'avoir ta figure et d'кtre insensible. Vainement le peintre a cru rendre exactement tes yeux et tes traits; il n'a point rendu ce doux sentiment qui les vivifie, et sans lequel, tout charmants qu'ils sont, ils ne seraient rien. C'est dans ton coeur, ma Julie, qu'est le fard de ton visage, et celui-lа ne s'imite point. Ceci tient, je l'avoue, а l'insuffisance de l'art; mais c'est au moins la faute de l'artiste de n'avoir pas йtй exact en tout ce qui dйpendait de lui. Par exemple, il a placй la racine des cheveux trop loin des tempes, ce qui donne au front un contour moins agrйable, et moins de finesse au regard. Il a oubliй les rameaux de pourpre que font а cet endroit deux ou trois petites veines sous la peau, а peu prиs comme dans ces fleurs d'iris que nous considйrions un jour au jardin de Clarens. Le coloris des joues est trop prиs des yeux, et ne se fond pas dйlicieusement en couleur de rose vers le bas du visage comme sur le modиle; on dirait que c'est du rouge artificiel plaquй comme le carmin des femmes de ce pays. Ce dйfaut n'est pas peu de chose, car il te rend l'oeil moins doux et l'air plus hardi.

Mais, dis-moi, qu'a-t-il fait de ces nichйes d'amours qui se cachent aux deux coins de ta bouche, et que dans mes jours fortunйs j'osais rйchauffer quelquefois de la mienne? Il n'a point donnй leur grвce а ces coins, il n'a pas mis а cette bouche ce tour agrйable et sйrieux qui change tout а coup а ton moindre sourire, et porte au coeur je ne sais quel enchantement inconnu, je ne sais quel soudain ravissement que rien ne peut exprimer. Il est vrai que ton portrait ne peut passer du sйrieux au sourire. Ah! c'est prйcisйment de quoi je me plains: pour pouvoir exprimer tous tes charmes, il faudrait te peindre dans tous les instants de ta vie.

Passons au peintre d'avoir omis quelques beautйs; mais en quoi il n'a pas fait moins de tort а ton visage, c'est d'avoir omis les dйfauts. Il n'a point fait cette tache presque imperceptible que tu as sous l'oeil droit, ni celle qui est au cou du cфtй gauche. Il n'a point mis... ф dieux! cet homme йtait-il de bronze?... il a oubliй la petite cicatrice qui t'est restйe sous la lиvre. Il t'a fait les cheveux et les sourcils de la mкme couleur, ce qui n'est pas: les sourcils sont plus chвtains, et les cheveux plus cendrйs:

Bionda testa, occhi azurri, e bruno ciglio.

Il a fait le bas du visage exactement ovale; il n'a pas remarquй cette lйgиre sinuositй qui, sйparant le menton des joues, rend leur contour moins rйgulier et plus gracieux. Voilа les dйfauts les plus sensibles. Il en a omis beaucoup d'autres, et je lui en sais fort mauvais grй; car ce n'est pas seulement de tes beautйs que je suis amoureux, mais de toi tout entiиre telle que tu es. Si tu ne veux pas que le pinceau te prкte rien, moi, je ne veux pas qu'il t'фte rien; et mon coeur se soucie aussi peu des attraits que tu n'as pas, qu'il est jaloux de ce qui tient leur place.

Quant а l'ajustement, je le passerai d'autant moins que, parйe ou nйgligйe, je t'ai toujours vue mise avec beaucoup plus de goыt que tu ne l'es dans ton portrait. La coiffure est trop chargйe: on me dira qu'il n'y a que des fleurs; eh bien! ces fleurs sont de trop. Te souviens-tu de ce bal oщ tu portais ton habit а la valaisane, et oщ ta cousine dit que je dansais en philosophe? Tu n'avais pour toute coiffure qu'une longue tresse de tes cheveux roulйe autour de ta tкte et rattachйe avec une aiguille d'or, а la maniиre des villageoises de Berne. Non, le soleil ornй de tous ses rayons n'a pas l'йclat dont tu frappais les yeux et les coeurs, et sыrement quiconque te vit ce jour-lа ne t'oubliera de sa vie. C'est ainsi, ma Julie, que tu dois кtre coiffйe; c'est l'or de tes cheveux qui doit parer ton visage, et non cette rose qui les cache et que ton teint flйtrit. Dis а la cousine, car je reconnais ses soins et son choix, que ces fleurs dont elle a couvert et profanй ta chevelure ne sont pas de meilleur goыt que celles qu'elle recueille dans l'Adone, et qu'on peut leur passer de supplйer а la beautй, mais non de la cacher.

A l'йgard du buste, il est singulier qu'un amant soit lа-dessus plus sйvиre qu'un pиre; mais en effet je ne t'y trouve pas vкtue avec assez de soin. Le portrait de Julie doit кtre modeste comme elle. Amour! ces secrets n'appartiennent qu'а toi. Tu dis que le peintre a tout tirй de son imagination. Je le crois, je le crois! Ah! s'il eыt aperзu le moindre de ces charmes voilйs, ses yeux l'eussent dйvorй, mais sa main n'eыt point tentй de les peindre; pourquoi faut-il que son art tйmйraire ait tentй de les imaginer? Ce n'est pas seulement un dйfaut de biensйance, je soutiens que c'est encore un dйfaut de goыt. Oui, ton visage est trop chaste pour supporter le dйsordre de ton sein; on voit que l'un de ces deux objets doit empкcher l'autre de paraоtre; il n'y a que le dйlire de l'amour qui puisse les accorder; et quand sa main ardente ose dйvoiler celui que la pudeur couvre, l'ivresse et le trouble de tes yeux dit alors que tu l'oublies, et non que tu l'exposes.

Voilа la critique qu'une attention continuelle m'a fait faire de ton portrait. J'ai conзu lа-dessus le dessein de le reformer selon mes idйes. Je les ai communiquйes а un peintre habile; et, sur ce qu'il a dйjа fait, j'espиre te voir bientфt plus semblable а toi-mкme. De peur de gвter le portrait, nous essayons les changements sur une copie que je lui en ai fait faire, et il ne les transporte sur l'original que quand nous sommes bien sыrs de leur effet. Quoique je dessine assez mйdiocrement, cet artiste ne peut se lasser d'admirer la subtilitй de mes observations; il ne comprend pas combien celui qui me les dicte est un maоtre plus savant que lui. Je lui parais aussi quelquefois fort bizarre: il dit que je suis le premier amant qui s'avise de cacher des objets qu'on n'expose jamais assez au grй des autres; et quand je lui rйponds que c'est pour mieux te voir tout entiиre que je t'habille avec tant de soin, il me regarde comme un fou. Ah! que ton portrait serait bien plus touchant, si je pouvais inventer des moyens d'y montrer ton вme avec ton visage, et d'y peindre а la fois ta modestie et tes attraits! Je te jure, ma Julie, qu'ils gagneront beaucoup а cette rйforme. On n'y voyait que ceux qu'avait supposйs le peintre, et le spectateur йmu les supposera tels qu'ils sont. Je ne sais quel enchantement secret rиgne dans ta personne; mais tout ce qui la touche semble y participer; il ne faut qu'apercevoir un coin de ta robe pour adorer celle qui la porte. On sent, en regardant ton ajustement, que c'est partout le voile des grвces qui couvre la beautй; et le goыt de ta modeste parure semble annoncer au coeur tous les charmes qu'elle recиle.

 

Lettre XXVI а Julie

Julie, ф Julie! ф toi qu'un temps j'osais appeler mienne, et dont je profane aujourd'hui le nom! la plume йchappe а ma main tremblante; mes larmes inondent le papier; j'ai peine а former les premiers traits d'une lettre qu'il ne fallait jamais йcrire; je ne puis ni me taire ni parler. Viens, honorable et chиre image, viens йpurer et raffermir un coeur avili par la honte et brisй par le repentir. Soutiens mon courage qui s'йteint; donne а mes remords la force d'avouer le crime involontaire que ton absence m'a laissй commettre.

Que tu vas avoir de mйpris pour un coupable, mais bien moins que je n'en ai moi-mкme. Quelque abject que j'aille кtre а tes yeux, je le suis cent fois plus aux miens propres; car, en me voyant tel que je suis, ce qui m'humilie le plus encore, c'est de te voir, de te sentir au fond de mon coeur, dans un lieu dйsormais si peu digne de toi, et de songer que le souvenir des plus vrais plaisirs de l'amour n'a pu garantir mes sens d'un piиge sans appas et d'un crime sans charmes.

Tel est l'excиs de ma confusion, qu'en recourant а ta clйmence je crains mкme de souiller tes regards sur ces lignes par l'aveu de mon forfait. Pardonne, вme pure et chaste, un rйcit que j'йpargnerais а ta modestie, s'il n'йtait un moyen d'expier mes йgarements. Je suis indigne, de tes bontйs, je le sais; je suis vil, bas, mйprisable; mais au moins je ne serai ni faux ni trompeur, et j'aime mieux que tu m'фtes ton coeur et la vie que de t'abuser un seul moment. De peur d'кtre tentй de chercher des excuses qui ne me rendraient que plus criminel, je me bornerai а te faire un dйtail exact de ce qui m'est arrivй. Il sera aussi sincиre que mon regret; c'est tout ce que je me permettrai de dire en ma faveur.

J'avais fait connaissance avec quelques officiers aux gardes et autres jeunes gens de nos compatriotes, auxquels je trouvais un mйrite naturel, que j'avais regret de voir gвter par l'imitation de je ne sais quels faux airs qui ne sont pas faits pour eux. Ils se moquaient а leur tour de me voir conserver dans Paris la simplicitй des antiques moeurs helvйtiques. Ils prirent mes maximes et mes maniиres pour des leзons indirectes dont ils furent choquйs, et rйsolurent de me faire changer de ton а quelque prix que ce fыt. Aprиs plusieurs tentatives qui ne rйussirent point, ils en firent une mieux concertйe qui n'eut que trop de succиs. Hier matin ils vinrent me proposer d'aller souper chez la femme d'un colonel, qu'ils me nommиrent, et qui, sur le bruit de ma sagesse, avait, disaient-ils, envie de faire connaissance avec moi. Assez sot pour donner dans ce persiflage, je leur reprйsentai qu'il serait mieux d'aller premiиrement lui faire visite; mais ils se moquиrent de mon scrupule, me disant que la franchise suisse ne comportait pas tant de faзons, et que ces maniиres cйrйmonieuses ne serviraient qu'а lui donner mauvaise opinion de moi. A neuf heures nous nous rendоmes donc chez la dame. Elle vint nous recevoir sur l'escalier, ce que je n'avais encore observй nulle part. En entrant je vis а des bras de cheminйes de vieilles bougies qu'on venait d'allumer, et partout, un certain air d'apprкt qui ne me plut point. La maоtresse de la maison me parut jolie, quoique un peu passйe; d'autres femmes а peu prиs du mкme вge et d'une semblable figure йtaient avec elle; leur parure, assez brillante, avait plus d'йclat que de goыt; mais j'ai dйjа remarquй que c'est un point sur lequel on ne peut guиre juger en ce pays de l'йtat d'une femme.

Les premiers compliments se passиrent а peu prиs comme partout; l'usage du monde apprend а les abrйger ou а les tourner vers l'enjouement avant qu'ils ennuient. Il n'en fut pas tout а fait de mкme sitфt que la conversation devint gйnйrale et sйrieuse. Je crus trouver а ces dames un air contraint et gкnй, comme si ce ton ne leur eыt pas йtй familier; et, pour la premiиre fois depuis que j'йtais а Paris, je vis des femmes embarrassйes а soutenir un entretien raisonnable. Pour trouver une matiиre aisйe, elles se jetиrent sur leurs affaires de famille; et comme je n'en connaissais pas une, chacune dit de la sienne ce qu'elle voulut. Jamais je n'avais tant ouп parler de M. le colonel; ce qui m'йtonnait dans un pays oщ l'usage est d'appeler les gens par leurs noms plus que par leurs titres, et oщ ceux qui ont celui-lа en portent ordinairement d'autres.

Cette fausse dignitй fit bientфt place а des maniиres plus naturelles. On se mit а causer tout bas; et, reprenant sans y penser un ton de familiaritй peu dйcente, on chuchetait, on souriait en me regardant, tandis que la dame de la maison me questionnait sur l'йtat de mon coeur d'un certain ton rйsolu qui n'йtait guиre propre а le gagner. On servit; et la libertй de la table, qui semble confondre tous les йtats, mais qui met chacun а sa place sans qu'il y songe, acheva de m'apprendre en quel lieu j'йtais. Il йtait trop tard pour m'en dйdire. Tirant donc ma sыretй de ma rйpugnance, je consacrai cette soirйe а ma fonction d'observateur, et rйsolus d'employer а connaоtre cet ordre de femmes la seule occasion que j'en aurais de ma vie. Je tirai peu de fruit de mes remarques; elles avaient si peu d'idйes de leur йtat prйsent, si peu de prйvoyance pour l'avenir, et, hors du jargon de leur mйtier, elles йtaient si stupides а tous йgards, que le mйpris effaзa bientфt la pitiй que j'avais d'abord pour elles. En parlant du plaisir mкme, je vis qu'elles йtaient incapables d'en ressentir. Elles me parurent d'une violente aviditй pour tout ce qui pouvait tenter leur avarice: а cela prиs, je n'entendis sortir de leur bouche aucun mot qui partоt du coeur. J'admirai comment d'honnкtes gens pouvaient supporter une sociйtй si dйgoыtante. C'eыt йtй leur imposer une peine cruelle, а mon avis, que de les condamner au genre de vie qu'ils choisissaient eux-mкmes.

Cependant le souper se prolongeait et devenait bruyant. Au dйfaut de l'amour, le vin йchauffait les convives. Les discours n'йtaient pas tendres, mais dйshonnкtes, et les femmes tвchaient d'exciter, par le dйsordre de leur ajustement, les dйsirs qui l'auraient dы causer. D'abord tout cela ne fit sur moi qu'un effet contraire, et tous leurs efforts pour me sйduire ne servaient qu'а me rebuter. Douce pudeur, disais-je en moi-mкme, suprкme voluptй de l'amour, que de charmes perd une femme au moment qu'elle renonce а toi! combien, si elles connaissaient ton empire, elles mettraient de soin а te conserver, sinon par honnкtetй, du moins par coquetterie! Mais on ne joue point la pudeur. Il n'y a pas d'artifice plus ridicule que celui qui la veut imiter. Quelle diffйrence, pensais-je encore, de la grossiиre impudence de ces crйatures et de leurs йquivoques licencieuses а ces regards timides et passionnйs, а ces propos pleins de modestie, de grвce et de sentiments, dont... Je n'osais achever, je rougissais de ces indignes comparaisons... Je me reprochais comme autant de crimes les charmants souvenirs qui me poursuivaient malgrй moi... En quels lieux osais-je penser а celle... Hйlas! ne pouvant йcarter de mon coeur une trop chиre image, je m'efforзais de la voiler.

Le bruit, les propos que j'entendais, les objets qui frappaient mes yeux, m'йchauffиrent insensiblement; mes deux voisines ne cessaient de me faire des agaceries, qui furent enfin poussйes trop loin pour me laisser de sang-froid. Je sentis que ma tкte s'embarrassait: j'avais toujours bu mon vin fort trempй, j'y mis plus d'eau encore, et enfin je m'avisai de la boire pure. Alors seulement je m'aperзus que cette eau prйtendue йtait du vin blanc, et que j'avais йtй trompй tout le long du repas. Je ne fis point des plaintes qui ne m'auraient attirй que des railleries, je cessai de boire, il n'йtait plus temps; le mal йtait fait. L'ivresse ne tarda pas а m'фter le peu de connaissance qui me restait. Je fus surpris, en revenant а moi, de me trouver dans un cabinet reculй, entre les bras d'une de ces crйatures, et j'eus au mкme instant le dйsespoir de me sentir aussi coupable que je pouvais l'кtre.

J'ai fini ce rйcit affreux: qu'il ne souille plus tes regards ni ma mйmoire. O toi dont j'attends mon jugement, j'implore ta rigueur, je la mйrite. Quel que soit mon chвtiment, il me sera moins cruel que le souvenir de mon crime.

 

Lettre XXVII. Rйponse

Rassurez-vous sur la crainte de m'avoir irritйe; votre lettre m'a donnй plus de douleur que de colиre. Ce n'est pas moi, c'est vous que vous avez offensй par un dйsordre auquel le coeur n'eut point de part. Je n'en suis que plus affligйe; j'aimerais mieux vous voir m'outrager que vous avilir, et le mal que vous vous faites est le seul que je ne puis vous pardonner.

A ne regarder que la faute dont vous rougissez, vous vous trouvez bien plus coupable que vous ne l'кtes, et je ne vois guиre en cette occasion que de l'imprudence а vous reprocher. Mais ceci vient de plus loin, et tient а une plus profonde racine, que vous n'apercevez pas, et qu'il faut que l'amitiй vous dйcouvre.

Votre premiиre erreur est d'avoir pris une mauvaise route en entrant dans le monde: plus vous avancez, plus vous vous йgarez; et je vois en frйmissant que vous кtes perdu si vous ne revenez sur vos pas. Vous vous laissez conduire insensiblement dans le piиge que j'avais craint. Les grossiиres amorces du vice ne pouvaient d'abord vous sйduire; mais la mauvaise compagnie a commencй par abuser votre raison pour corrompre votre vertu, et fait dйjа sur vos moeurs le premier essai de ses maximes.

Quoique vous ne m'ayez rien dit en particulier des habitudes que vous vous кtes faites а Paris, il est aisй de juger de vos sociйtйs par vos lettres, et de ceux qui vous montrent les objets par votre maniиre de les voir. Je ne vous ai point cachй combien j'йtais peu contente de vos relations: vous avez continuй sur le mкme ton, et mon dйplaisir n'a fait qu'augmenter. En vйritй, l'on prendrait ces lettres pour les sarcasmes d'un petit-maоtre plutфt que pour les relations d'un philosophe, et l'on a peine а les croire de la mкme main que celles que vous m'йcriviez autrefois. Quoi! vous pensez йtudier les hommes dans les petites maniиres de quelques coteries de prйcieuses ou de gens dйsoeuvrйs; et ce vernis extйrieur et changeant, qui devait а peine frapper vos yeux, fait le fond de toutes vos remarques! Etait-ce la peine de recueillir avec tant de soin des usages et des biensйances qui n'existeront plus dans dix ans d'ici, tandis que les ressorts йternels du coeur humain, le jeu secret et durable des passions йchappent а vos recherches? Prenons votre lettre sur les femmes, qu'y trouverai-je qui puisse m'apprendre а les connaоtre? Quelque description de leur parure, dont tout le monde est instruit; quelques observations malignes sur leurs maniиres de se mettre et de se prйsenter; quelque idйe du dйsordre d'un petit nombre injustement gйnйralisйe: comme si tous les sentiments honnкtes йtaient йteints а Paris, et que toutes les femmes y allassent en carrosse et aux premiиres loges! M'avez-vous rien dit qui m'instruise solidement de leurs goыts, de leurs maximes, de leur vrai caractиre, et n'est-il pas bien йtrange qu'en parlant des femmes d'un pays un homme sage ait oubliй ce qui regarde les soins domestiques et l'йducation des enfants? La seule chose qui semble кtre de vous dans toute cette lettre, c'est le plaisir avec lequel vous louez leur bon naturel, et qui fait honneur au vфtre. Encore n'avez-vous fait en cela que rendre justice au sexe en gйnйral; et dans quel pays du monde la douceur et la commisйration ne sont-elles pas l'aimable partage des femmes?

Quelle diffйrence de tableau si vous m'eussiez peint ce que vous aviez vu plutфt que ce qu'on vous avait dit, ou du moins que vous n'eussiez consultй que des gens sensйs! Faut-il que vous, qui avez tant pris de soins а conserver votre jugement, alliez le perdre, comme de propos dйlibйrй, dans le commerce d'une jeunesse inconsidйrйe, qui ne cherche, dans la sociйtй des sages, qu'а les sйduire, et non pas а les imiter! Vous regardez а de fausses convenances d'вge qui ne vous vont point, et vous oubliez celles de lumiиres et de raison qui vous sont essentielles. Malgrй tout votre emportement, vous кtes le plus facile des hommes; et, malgrй la maturitй de votre esprit, vous vous laissez tellement conduire par ceux avec qui vous vivez, que vous ne sauriez frйquenter des gens de votre вge sans en descendre et redevenir enfant. Ainsi vous vous dйgradez en pensant vous assortir, et c'est vous mettre au-dessous de vous-mкme que de ne pas choisir des amis plus sages que vous.

Je ne vous reproche point d'avoir йtй conduit sans le savoir dans une maison dйshonnкte; mais je vous reproche d'y avoir йtй conduit par de jeunes officiers que vous ne deviez pas connaоtre, ou du moins auxquels vous ne deviez pas laisser diriger vos amusements. Quant au projet de les ramener а vos principes, j'y trouve plus de zиle que de prudence; si vous кtes trop sйrieux pour кtre leur camarade, vous кtes trop jeune pour кtre leur Mentor, et vous ne devez vous mкler de rйformer autrui que quand vous n'aurez plus rien а faire en vous-mкme.

Une seconde faute, plus grave encore et beaucoup moins pardonnable, est d'avoir pu passer volontairement la soirйe dans un lieu si peu digne de vous, et de n'avoir pas fui dиs le premier instant oщ vous avez connu dans quelle maison vous йtiez. Vos excuses lа-dessus sont pitoyables. Il йtait trop tard pour s'en dйdire! comme s'il y avait quelque espиce de biensйance en de pareils lieux, ou que la biensйance dыt jamais l'emporter sur la vertu qu'il fыt jamais trop tard pour s'empкcher de mal faire! Quant а la sйcuritй que vous tirez de votre rйpugnance, je n'en dirai rien, l'йvйnement vous a montrй combien elle йtait fondйe. Parlez plus franchement а celle qui sait lire dans votre coeur; c'est la honte qui vous retint. Vous craignоtes qu'on ne se moquвt de vous en sortant; un moment de huйe vous fit peur, et vous aimвtes mieux vous exposer aux remords qu'а la raillerie. Savez-vous bien quelle maxime vous suivоtes en cette occasion? Celle qui la premiиre introduit le vice dans une вme bien nйe, йtouffe la voix de la conscience par la clameur publique, et rйprime l'audace de bien faire par la crainte du blвme. Tel vaincrait les tentations, qui succombe aux mauvais exemples, tel rougit d'кtre modeste et devient effrontй par honte; et cette mauvaise honte corrompt plus de coeurs honnкtes que les mauvaises inclinations. Voilа surtout de quoi vous avez а prйserver le vфtre; car, quoi que vous fassiez, la crainte du ridicule que vous mйprisez vous domine pourtant malgrй vous. Vous braveriez plutфt cent pйrils qu'une raillerie, et l'on ne vit jamais tant de timiditй jointe а une вme aussi intrйpide.

Sans vous йtaler contre ce dйfaut des prйceptes de morale que vous savez mieux que moi, je me contenterai de vous proposer un moyen pour vous en garantir, plus facile et plus sыr peut-кtre que tous les raisonnements de la philosophie; c'est de faire dans votre esprit une lйgиre transposition de temps, et d'anticiper sur l'avenir de quelques minutes. Si, dans ce malheureux souper, vous vous fussiez fortifiй contre un instant de moquerie de la part des convives, par l'idйe de l'йtat oщ votre вme allait кtre sitфt que vous seriez dans la rue; si vous vous fussiez reprйsentй le contentement intйrieur d'йchapper aux piиges du vice, l'avantage de prendre d'abord cette habitude de vaincre qui en facilite le pouvoir, le plaisir que vous eыt donnй la conscience de votre victoire, celui de me la dйcrire, celui que j'en aurais reзu moi-mкme, est-il croyable que tout cela ne l'eыt pas emportй sur une rйpugnance d'un instant, а laquelle vous n'eussiez jamais cйdй, si vous en aviez envisagй les suites? Encore, qu'est-ce que cette rйpugnance qui met un prix aux railleries de gens dont l'estime n'en peut avoir aucun? Infailliblement cette rйflexion vous eыt sauvй, pour un moment de mauvaise honte, une honte beaucoup plus juste, plus durable, les regrets, le danger; et, pour ne vous rien dissimuler, votre amie eыt versй quelques larmes de moins.

Vous voulыtes, dites-vous, mettre а profit cette soirйe pour votre fonction d'observateur. Quel soin! Quel emploi! Que vos excuses me font rougir de vous! Ne serez-vous point aussi curieux d'observer un jour les voleurs dans leurs cavernes, et de voir comment ils s'y prennent pour dйvaliser les passants? Ignorez-vous qu'il y a des objets si odieux qu'il n'est pas mкme permis а l'homme d'honneur de les voir, et que l'indignation de la vertu ne peut supporter le spectacle du vice? Le sage observe le dйsordre public qu'il ne peut arrкter; il l'observe, et montre sur son visage attristй la douleur qu'il lui cause. Mais quant aux dйsordres particuliers, il s'y oppose, ou dйtourne les yeux de peur qu'ils ne s'autorisent de sa prйsence. D'ailleurs, йtait-il besoin de voir de pareilles sociйtйs pour juger de ce qui s'y passe et des discours qu'on y tient? Pour moi, sur leur seul objet plus que sur le peu que vous m'en avez dit, je devine aisйment tout le reste; et l'idйe des plaisirs qu'on y trouve me fait connaоtre assez les gens qui les cherchent.

Je ne sais si votre commode philosophie adopte dйjа les maximes qu'on dit йtablies dans les grandes villes pour tolйrer de semblables lieux; mais j'espиre au moins que vous n'кtes pas de ceux qui se mйprisent assez pour s'en permettre l'usage, sous prйtexte de je ne sais quelle chimйrique nйcessitй qui n'est connue que des gens de mauvaise vie: comme si les deux sexes йtaient sur ce point de nature diffйrente, et que dans l'absence ou le cйlibat il fallыt а l'honnкte homme des ressources dont l'honnкte femme n'a pas besoin! Si cette erreur ne vous mиne pas chez des prostituйes, j'ai bien peur qu'elle ne continue а vous йgarer vous-mкme. Ah! si vous voulez кtre mйprisable, soyez-le au moins sans prйtexte, et n'ajoutez point le mensonge а la crapule. Tous ces prйtendus besoins n'ont point leur source dans la nature, mais dans la volontaire dйpravation des sens. Les illusions mкme de l'amour se purifient dans un coeur chaste, et ne corrompent jamais qu'un coeur dйjа corrompu: au contraire, la puretй se soutient par elle-mкme; les dйsirs toujours rйprimйs s'accoutument а ne plus renaоtre, et les tentations ne se multiplient que par l'habitude d'y succomber. L'amitiй m'a fait surmonter deux fois ma rйpugnance а traiter un pareil sujet: celle-ci sera la derniиre; car а quel titre espйrerais-je obtenir de vous ce que vous avez refusй а l'honnкtetй, а l'amour, et а la raison?

Je reviens au point important par lequel j'ai commencй cette lettre. A vingt-un ans, vous m'йcriviez du Valais des descriptions graves et judicieuses; а vingt-cinq, vous m'envoyez de Paris des colifichets de lettres, oщ le sens et la raison sont partout sacrifiйs а un certain tour plaisant, fort йloignй de votre caractиre. Je ne sais comment vous avez fait; mais depuis que vous vivez dans le sйjour des talents, les vфtres paraissent diminuйs; vous aviez gagnй chez les paysans, et vous perdez parmi les beaux esprits. Ce n'est pas la faute du pays oщ vous vivez, mais des connaissances que vous y avez faites; car il n'y a rien qui demande tant de choix que le mйlange de l'excellent et du pire. Si vous voulez йtudier le monde, frйquentez les gens sensйs qui le connaissent par une longue expйrience et de paisibles observations, non de jeunes йtourdis qui n'en voient que la superficie, et des ridicules qu'ils font eux-mкmes. Paris est plein de savants accoutumйs а rйflйchir, et а qui ce grand thйвtre en offre tous les jours le sujet. Vous ne me ferez point croire que ces hommes graves et studieux vont courant comme vous de maison en maison, de coterie en coterie, pour amuser les femmes et les jeunes gens, et mettre toute la philosophie en babil. Ils ont trop de dignitй pour avilir ainsi leur йtat, prostituer leurs talents, et soutenir par leur exemple des moeurs qu'ils devraient corriger. Quand la plupart le feraient, sыrement plusieurs ne le font point et c'est ceux-lа que vous devez rechercher.

N'est-il pas singulier encore que vous donniez vous-mкme dans le dйfaut que vous reprochez aux modernes auteurs comiques; que Paris ne soit plein pour vous que de gens de condition; que ceux de votre йtat soient les seuls dont vous ne parliez point? Comme si les vains prйjugйs de la noblesse ne vous coыtaient pas assez cher pour les haпr, et que vous crussiez vous dйgrader en frйquentant d'honnкtes bourgeois, qui sont peut-кtre l'ordre le plus respectable du pays oщ vous кtes! Vous avez beau vous excuser sur les connaissances de milord Edouard; avec celles-lа vous en eussiez bientфt fait d'autres dans un ordre infйrieur. Tant de gens veulent monter, qu'il est toujours aisй de descendre; et, de votre propre aveu, c'est le seul moyen de connaоtre les vйritables moeurs d'un peuple que d'йtudier sa vie privйe dans les йtats les plus nombreux; car s'arrкter aux gens qui reprйsentent toujours, c'est ne voir que des comйdiens.

Je voudrais que votre curiositй allвt plus loin encore. Pourquoi, dans une ville si riche, le bas peuple est-il si misйrable, tandis que la misиre extrкme est si rare parmi nous, oщ l'on ne voit point de millionnaires? Cette question, ce me semble, est bien digne de vos recherches; mais ce n'est pas chez les gens avec qui vous vivez que vous devez vous attendre а la rйsoudre. C'est dans les appartements dorйs qu'un йcolier va prendre les airs du monde; mais le sage en apprend les mystиres dans la chaumiиre du pauvre. C'est lа qu'on voit sensiblement les obscures manoeuvres du vice, qu'il couvre de paroles fardйes au milieu d'un cercle: c'est lа qu'on s'instruit par quelles iniquitйs secrиtes le puissant et le riche arrachent un reste de pain noir а l'opprimй qu'ils feignent de plaindre en public. Ah! si j'en crois nos vieux militaires, que de choses vous apprendriez dans les greniers d'un cinquiиme йtage, qu'on ensevelit sous un profond secret dans les hфtels du faubourg Saint-Germain, et que tant de beaux parleurs seraient confus avec leurs feintes maximes d'humanitй si tous les malheureux qu'ils ont faits se prйsentaient pour les dйmentir!

Je sais qu'on n'aime pas le spectacle de la misиre qu'on ne peut soulager, et que le riche mкme dйtourne les yeux du pauvre qu'il refuse de secourir; mais ce n'est pas d'argent seulement qu'ont besoin les infortunйs, et il n'y a que les paresseux de bien faire qui ne sachent faire du bien que la bourse а la main. Les consolations, les conseils, les soins, les amis, la protection sont autant de ressources que la commisйration vous laisse, au dйfaut des richesses, pour le soulagement de l'indigent. Souvent les opprimйs ne le sont que parce qu'ils manquent d'organe pour faire entendre leurs plaintes. Il ne s'agit quelquefois que d'un mot qu'ils ne peuvent dire, d'une raison qu'ils ne savent point exposer, de la porte d'un grand qu'ils ne peuvent franchir. L'intrйpide appui de la vertu dйsintйressйe suffit pour lever une infinitй d'obstacles; et l'йloquence d'un homme de bien peut effrayer la tyrannie au milieu de toute sa puissance.

Si vous voulez donc кtre homme en effet, apprenez а redescendre. L'humanitй coule comme une eau pure et salutaire, et va fertiliser les lieux bas; elle cherche toujours le niveau; elle laisse а sec ces roches arides qui menacent la campagne, et ne donnent qu'une ombre nuisible ou des йclats pour йcraser leurs voisins.

Voilа, mon ami, comment on tire parti du prйsent en s'instruisant pour l'avenir, et comment la bontй met d'avance а profit les leзons de la sagesse, afin que, quand les lumiиres acquises nous resteraient inutiles, on n'ait pas pour cela perdu le temps employй а les acquйrir. Qui doit vivre parmi des gens en place ne saurait prendre trop de prйservatifs contre leurs maximes empoisonnйes, et il n'y a que l'exercice continuel de la bienfaisance qui garantisse les meilleurs coeurs de la contagion des ambitieux. Essayez, croyez-moi, de ce nouveau genre d'йtudes; il est plus digne de vous que ceux vous avez embrassйs; et comme l'esprit s'йtrйcit а mesure que l'вme se corrompt, vous sentirez bientфt, au contraire, combien l'exercice des sublimes vertus йlиve et nourrit le gйnie, combien un tendre intйrкt aux malheurs d'autrui sert mieux а en trouver la source, et а nous йloigner en tous sens des vices qui les ont produits.

Je vous devais toute la franchise de l'amitiй dans la situation critique oщ vous me paraissez кtre, de peur qu'un second pas vers le dйsordre ne vous y plongeвt enfin sans retour, avant que vous eussiez le temps de vous reconnaоtre. Maintenant, je ne puis vous cacher, mon ami, combien votre prompte et sincиre confession m'a touchйe; car je sens combien vous a coыtй la honte de cet aveu, et par consйquent combien celle de votre faute vous pesait sur le coeur. Une erreur involontaire se pardonne et s'oublie aisйment. Quant а l'avenir, retenez bien cette maxime dont je ne me dйpartirai point: qui peut s'abuser deux fois en pareil cas ne s'est pas mкme abusй la premiиre.

Adieu, mon ami: veille avec soin sur ta santй, je t'en conjure, et songe qu'il ne doit rester aucune trace d'un crime que j'ai pardonnй.

P.-S. - Je viens de voir entre les mains de M. d'Orbe des copies de plusieurs de vos lettres а milord Edouard, qui m'obligent а rйtracter une partie de mes censures sur les matiиres et le style de vos observations. Celles-ci traitent, j'en conviens, de sujets importants, et me paraissent pleines de rйflexions graves et judicieuses. Mais, en revanche, il est clair que vous nous dйdaignez beaucoup, ma cousine et moi, ou que vous faites bien peu de cas de notre estime, en ne nous envoyant que des relations si propres а l'altйrer, tandis que vous en faites pour votre ami de beaucoup meilleurs. C'est, ce me semble, assez mal honorer vos leзons, que de juger vos йcoliиres indignes d'admirer vos talents; et vous devriez feindre, au moins par vanitй, de nous croire capables de vous entendre.

J'avoue que la politique n'est guиre du ressort des femmes; et mon oncle nous en a tant ennuyйes, que je comprends comment vous avez pu craindre d'en faire autant. Ce n'est pas non plus, а vous parler franchement, l'йtude а laquelle je donnerais la prйfйrence; son utilitй est trop loin de moi pour me toucher beaucoup, et ses lumiиres sont trop sublimes pour frapper vivement mes yeux. Obligйe d'aimer le gouvernement sous lequel le ciel m'a fait naоtre, je me soucie peu de savoir s'il en est de meilleurs. De quoi me servirait de les connaоtre, avec si peu de pouvoir pour les йtablir, et pourquoi contristerais-je mon вme а considйrer de si grands maux oщ je ne peux rien, tant que j'en vois d'autres autour de moi qu'il m'est permis de soulager? Mais je vous aime; et l'intйrкt que je ne prends pas au sujet, je le prends а l'auteur qui le traite. Je recueille avec une tendre admiration toutes les preuves de votre gйnie; et fiиre d'un mйrite si digne de mon coeur je ne demande а l'amour qu'autant d'esprit qu'il m'en faut pour sentir le vфtre. Ne me refusez donc pas le plaisir de connaоtre et d'aimer tout ce que vous faites de bien. Voulez-vous me donner l'humiliation de croire que, si le ciel unissait nos destinйes, vous ne jugeriez pas votre compagne digne de penser avec vous?

 

Lettre XXVIII de Julie

Tout est perdu! Tout est dйcouvert! Je ne trouve plus tes lettres dans le lieu oщ je les avais cachйes. Elles y йtaient encore hier au soir. Elles n'ont pu кtre enlevйes que d'aujourd'hui. Ma mиre seule peut les avoir surprises. Si mon pиre les voit, c'est fait de ma vie! Eh! que servirait qu'il ne les vоt pas, s'il faut renoncer... Ah Dieu! ma mиre m'envoie appeler. Oщ fuir? Comment soutenir ses regards? Que ne puis-je me cacher au sein de la terre!... Tout mon corps tremble et je suis hors d'йtat de faire un pas... La honte, l'humiliation, les cuisants reproches... j'ai tout mйritй; je supporterai tout. Mais la douleur, les larmes d'une mиre йplorйe... ф mon coeur, quels dйchirements!... Elle m'attend, je ne puis tarder davantage... Elle voudra savoir... Il faudra tout dire... Regianino sera congйdiй. Ne m'йcris plus jusqu'а nouvel avis... Qui sait si jamais... Je pourrais... quoi! mentir!... mentir а ma mиre!... Ah! s'il faut nous sauver par le mensonge, adieu, nous sommes perdus!

Fin de la seconde partie

Lettres de deux amants habitants d'une petite ville au pied des Alpes

 

Troisiиme partie

 

Lettre I de Madame d'Orbe

Que de maux vous causez а ceux qui vous aiment! Que de pleurs vous avez dйjа fait couler dans une famille infortunйe dont vous troublez le repos! Craignez d'ajouter le deuil а nos larmes; craignez que la mort d'une mиre affligйe ne soit le dernier effet du poison que vous versez dans le coeur de sa fille, et qu'un amour dйsordonnй ne devienne enfin pour vous-mкme la source d'un remords йternel. L'amitiй m'a fait supporter vos erreurs tant qu'une ombre d'espoir pouvait les nourrir; mais comment tolйrer une vaine constance que l'honneur et la raison condamnent, et qui, ne pouvant plus causer que des malheurs et des peines, ne mйrite que le nom d'obstination?

Vous savez de quelle maniиre le secret de vos feux, dйrobй si longtemps aux soupзons de ma tante, lui fut dйvoilй par vos lettres. Quelque sensible que soit un tel coup а cette mиre tendre et vertueuse, moins irritйe contre vous que contre elle-mкme, elle ne s'en prend qu'а son aveugle nйgligence; elle dйplore sa fatale illusion: sa plus cruelle peine est d'avoir pu trop estimer sa fille, et sa douleur est pour Julie un chвtiment cent fois pire que ses reproches.

L'accablement de cette pauvre cousine ne saurait s'imaginer. Il faut le voir pour le comprendre. Son coeur semble йtouffй par l'affliction, et l'excиs des sentiments qui l'oppressent lui donne un air de stupiditй plus effrayante que des cris aigus. Elle se tient jour et nuit а genoux au chevet de sa mиre, l'air morne, l'oeil fixй а terre, gardant un profond silence, la servant avec plus d'attention et de vivacitй que jamais, puis retombant а l'instant dans un йtat d'anйantissement qui la ferait prendre pour une autre personne. Il est trиs clair que c'est la maladie de la mиre qui soutient les forces de la fille; et si l'ardeur de la servir n'animait son zиle, ses yeux йteints, sa pвleur, son extrкme abattement, me feraient craindre qu'elle n'eыt grand besoin pour elle-mкme de tous les soins qu'elle lui rend. Ma tante s'en aperзoit aussi; et je vois а l'inquiйtude avec laquelle elle me recommande en particulier la santй de sa fille, combien le coeur combat de part et d'autre contre la gкne qu'elles s'imposent et combien on doit vous haпr de troubler une union si charmante.

Cette contrainte augmente encore par le soin de la dйrober aux yeux d'un pиre emportй, auquel une mиre tremblante pour les jours de sa fille veut cacher ce dangereux secret. On se fait une loi de garder en sa prйsence l'ancienne familiaritй; mais si la tendresse maternelle profite avec plaisir de ce prйtexte, une fille confuse n'ose livrer son coeur а des caresses qu'elle croit feintes, et qui lui sont d'autant plus cruelles qu'elles lui seraient douces si elle osait y compter. En recevant celles de son pиre, elle regarde sa mиre d'un air si tendre et si humiliй, qu'on voit son coeur lui dire par ses yeux: "Ah! que ne suis-je digne encore d'en recevoir autant de vous!"

Mme d'Etange m'a prise plusieurs fois а part; et j'ai connu facilement а la douceur de ses rйprimandes et au ton dont elle m'a parlй de vous, que Julie a fait de grands efforts pour calmer envers nous sa trop juste indignation, et qu'elle n'a rien йpargnй pour nous justifier l'un et l'autre а ses dйpens. Vos lettres mкmes portent, avec le caractиre d'un amour excessif, une sorte d'excuse qui ne lui a pas йchappй; elle vous reproche moins l'abus de sa confiance qu'а elle-mкme sa simplicitй а vous l'accorder. Elle vous estime assez pour croire qu'aucun autre homme а votre place n'eыt mieux rйsistй que vous; elle s'en prend de vos fautes а la vertu, mкme. Elle conзoit maintenant, dit-elle, ce que c'est qu'une probitй trop vantйe, qui n'empкche point un honnкte homme amoureux de corrompre, s'il peut, une fille sage, et de dйshonorer sans scrupule toute une famille pour satisfaire un moment de fureur. Mais que sert de revenir sur le passй? Il s'agit de cacher sous un voile йternel cet odieux mystиre, d'en effacer, s'il se peut, jusqu'au moindre vestige, et de seconder la bontй du ciel qui n'en a point laissй de tйmoignage sensible. Le secret est concentrй entre six personnes sыres. Le repos de tout ce que vous avez aimй, les jours d'une mиre au dйsespoir, l'honneur d'une maison respectable, votre propre vertu, tout dйpend de vous encore; tout vous prescrit votre devoir: vous pouvez rйparer le mal que vous avez fait; vous pouvez vous rendre digne de Julie, et justifier sa faute en renonзant а elle; et si votre coeur ne m'a point trompйe, il n'y a plus que la grandeur d'un tel sacrifice qui puisse rйpondre а celle de l'amour qui l'exige. Fondйe sur l'estime que j'eus toujours pour vos sentiments, et sur ce que la plus tendre union qui fыt jamais lui doit ajouter de force, j'ai promis en votre nom tout ce que vous devez tenir: osez me dйmentir si j'ai trop prйsumй de vous, ou soyez aujourd'hui ce que vous devez кtre. Il faut immoler votre maоtresse ou votre amour l'un а l'autre, et vous montrer le plus lвche ou le plus vertueux des hommes.

Cette mиre infortunйe a voulu vous йcrire; elle avait mкme commencй. O Dieu! que de coups de poignard vous eussent portйs ses plaintes amиres! Que ses touchants reproches vous eussent dйchirй le coeur! Que ses humbles priиres vous eussent pйnйtrй de honte! J'ai mis en piиces cette lettre accablante que vous n'eussiez jamais supportйe: je n'ai pu souffrir ce comble d'horreur de voir une mиre humiliйe devant le sйducteur de sa fille: vous кtes digne au moins qu'on n'emploie pas avec vous de pareils moyens, faits pour flйchir des monstres, et pour faire mourir de douleur un homme sensible.

Si c'йtait ici le premier effort que l'amour vous eыt demandй, je pourrais douter du succиs et balancer sur l'estime qui vous est due: mais le sacrifice que vous avez fait а l'honneur de Julie en quittant ce pays est garant de celui que vous allez faire а son repos en rompant un commerce inutile. Les premiers actes de vertu sont toujours les plus pйnibles, et vous ne perdez point le prix d'un effort qui vous a tant coыtй en vous obstinant а soutenir une vaine correspondance dont les risques sont terribles pour votre amante, les dйdommagements nuls pour tous les deux, et qui ne fait que prolonger sans fruit les tourments de l'un et de l'autre. N'en doutez plus, cette Julie qui vous fut si chиre ne doit rien кtre а celui qu'elle a tant aimй: vous vous dissimulez en vain vos malheurs; vous la perdоtes au moment que vous vous sйparвtes d'elle, ou plutфt le ciel vous l'avait фtйe mкme avant qu'elle se donnвt а vous; car son pиre la promit dиs son retour, et vous savez trop que la parole de cet homme inflexible est irrйvocable. De quelque maniиre que vous vous comportiez, l'invincible sort s'oppose а vos voeux, et vous ne la possйderez jamais. L'unique choix qui vous reste а faire est de la prйcipiter dans un abоme de malheurs et d'opprobres, ou d'honorer en elle ce que vous avez adorй, et de lui rendre, au lieu du bonheur perdu, la sagesse, la paix, la sыretй du moins dont vos fatales liaisons la privent.

Que vous seriez attristй, que vous vous consumeriez en regrets, si vous pouviez contempler l'йtat actuel de cette malheureuse amie, et l'avilissement oщ la rйduit le malheur et la honte! Que son lustre est terni! que ses grвces sont languissantes! que tous ses sentiments si charmants et si doux se fondent tristement dans le seul qui les absorbe! L'amitiй mкme en est attiйdie; а peine partage-t-elle encore le plaisir que je goыte а la voir; et son coeur malade ne sait plus rien sentir que l'amour et la douleur. Hйlas! qu'est devenu ce caractиre aimant et sensible, ce goыt si pur des choses honnкtes, cet intйrкt si tendre aux peines et aux plaisirs d'autrui? Elle est encore, je l'avoue, douce, gйnйreuse, compatissante; l'aimable habitude de bien faire ne saurait s'effacer en elle; mais ce n'est plus qu'une habitude aveugle, un goыt sans rйflexion. Elle fait toutes les mкmes choses, mais elle ne les fait plus avec le mкme zиle; ces sentiments sublimes se sont affaiblis, cette flamme divine s'est amortie, cet ange n'est plus qu'une femme ordinaire. Ah! quelle вme vous avez фtйe а la vertu!

 

Lettre II а madame d'Etange

Pйnйtrй d'une douleur qui doit durer autant que moi, je me jette а vos pieds, Madame, non pour vous marquer un repentir qui ne dйpend pas de mon coeur, mais pour expier un crime involontaire en renonзant а tout ce qui pouvait faire la douceur de ma vie. Comme jamais sentiments humains n'approchиrent de ceux que m'inspira votre adorable fille, il n'y eut jamais de sacrifice йgal а celui que je viens faire а la plus respectable des mиres; mais Julie m'a trop appris comment il faut immoler le bonheur au devoir; elle m'en a trop courageusement donnй l'exemple, pour qu'au moins une fois je ne sache pas l'imiter. Si mon sang suffisait pour guйrir vos peines, je le verserais en silence et me plaindrais de ne vous donner qu'une si faible preuve de mon zиle; mais briser le plus doux, le plus pur, le plus sacrй lien qui jamais ait uni deux coeurs, ah! c'est un effort que l'univers entier ne m'eыt pas fait faire, et qu'il n'appartenait qu'а vous d'obtenir.

Oui, je promets de vivre loin d'elle aussi longtemps que vous l'exigerez; je m'abstiendrai de la voir et de lui йcrire, j'en jure par vos jours prйcieux, si nйcessaires а la conservation des siens. Je me soumets, non sans effroi, mais sans murmure, а tout ce que vous daignerez ordonner d'elle et de moi. Je dirai beaucoup plus encore; son bonheur peut me consoler de ma misиre, et je mourrai content si vous lui donnez un йpoux digne d'elle. Ah! qu'on le trouve, et qu'il m'ose dire: "Je saurai mieux l'aimer que toi!" Madame, il aura vainement tout ce qui me manque; s'il n'a mon coeur, il n'aura rien pour Julie: mais je n'ai que ce coeur honnкte et tendre. Hйlas! je n'ai rien non plus. L'amour qui rapproche tout n'йlиve point la personne: il n'йlиve que les sentiments. Ah! si j'eusse osй n'йcouter que les miens pour vous, combien de fois, en vous parlant, ma bouche eыt prononcй le doux nom de mиre!

Daignez vous confier а des serments qui ne seront point vains, et а un homme qui n'est point trompeur. Si je pus un jour abuser de votre estime, je m'abusai le premier moi-mкme. Mon coeur sans expйrience ne connut le danger que quand il n'йtait plus temps de fuir, et je n'avais point encore appris de votre fille cet art cruel de vaincre l'amour par lui-mкme, qu'elle m'a depuis si bien enseignй. Banissez vos craintes, je vous en conjure. Y a-t-il quelqu'un au monde а qui son repos, sa fйlicitй, son honneur soient plus chers qu'а moi? Non, ma parole et mon coeur vous sont garants de l'engagement que je prends au nom de mon illustre ami comme au mien. Nulle indiscrйtion ne sera commise soyez-en sыre; et je rendrai le dernier soupir sans qu'on sache quelle douleur termina mes jours. Calmez donc celle qui vous consume, et dont la mienne s'aigrit encore; essuyez des pleurs qui m'arrachent l'вme; rйtablissez votre santй; rendez а la plus tendre fille qui fut jamais le bonheur auquel elle a renoncй pour vous; soyez vous-mкme heureuse par elle; vivez, enfin, pour lui faire aimer la vie. Ah! malgrй les erreurs de l'amour, кtre mиre de Julie est encore un sort assez beau pour se fйliciter de vivre.

 

Lettre III а madame d'Orbe, en lui envoyant la lettre prйcйdente

Tenez, cruelle, voilа ma rйponse. En la lisant, fondez en larmes si vous connaissez mon coeur, et si le vфtre est sensible encore; mais surtout ne m'accablez plus de cette estime impitoyable que vous me vendez si cher, et dont vous faites le tourment de ma vie.

Votre main barbare a donc osй les rompre ces doux noeuds formйs sous vos yeux presque dиs l'enfance, et que votre amitiй semblait partager avec tant de plaisir! Je suis donc aussi malheureux que vous le voulez et que je puis l'кtre! Ah! connaissez-vous tout le mal que vous faites? Sentez-vous bien que vous m'arrachez l'вme, que ce que vous m'фtez est sans dйdommagement, et qu'il vaut mieux cent fois mourir que ne plus vivre l'un pour l'autre? Que me parlez-vous du bonheur de Julie? en peut-il кtre sans le consentement du coeur? Que me parlez-vous du danger de sa mиre? Ah! qu'est-ce que la vie d'une mиre, la mienne, la vфtre, la sienne mкme, qu'est-ce que l'existence du monde entier auprиs du sentiment dйlicieux qui nous unissait? Insensйe et farouche vertu! j'obйis а ta voix sans mйrite; je t'abhorre en faisant tout pour toi. Que sont tes vaines consolations contre les vives douleurs de l'вme? Va, triste idole des malheureux, tu ne fais qu'augmenter leurs misиres en leur фtant les ressources que la fortune leur laisse. J'obйirai pourtant; oui, cruelle, j'obйirai; je deviendrai, s'il se peut, insensible et fйroce comme vous. J'oublierai tout ce qui me fut cher au monde. Je ne veux plus entendre ni prononcer le nom de Julie ni le vфtre. Je ne veux plus m'en rappeler l'insupportable souvenir. Un dйpit, une rage inflexible m'aigrit contre tant de revers. Une dure opiniвtretй me tiendra lieu de courage: il m'en a trop coыtй d'кtre sensible; il vaut mieux renoncer а l'humanitй.

 

Lettre IV de madame d'Orbe

Vous m'avez йcrit une lettre dйsolante; mais il y a tant d'amour et de vertu dans votre conduite, qu'elle efface l'amertume de vos plaintes: vous кtes trop gйnйreux pour qu'on ait le courage de vous quereller. Quelque emportement qu'on laisse paraоtre, quand on sait ainsi s'immoler а ce qu'on aime, on mйrite plus de louanges que de reproches; et, malgrй vos injures, vous ne me fыtes jamais si cher que depuis que je connais si bien tout ce que vous valez.

Rendez grвce а cette vertu que vous croyez haпr, et qui fait plus pour vous que votre amour mкme. Il n'y a pas jusqu'а ma tante que vous n'ayez sйduite par un sacrifice dont elle sent tout le prix. Elle n'a pu lire votre lettre sans attendrissement; elle a mкme eu la faiblesse de la laisser voir а sa fille; et l'effort qu'a fait la pauvre Julie pour contenir а cette lecture ses soupirs et ses pleurs l'a fait tomber йvanouie.

Cette tendre mиre, que vos lettres avaient dйjа puissamment йmue, commence а connaоtre, par tout ce qu'elle voit, combien vos deux coeurs sont hors de la rиgle commune, et combien votre amour porte un caractиre naturel de sympathie que le temps ni les efforts humains ne sauraient effacer. Elle qui a si grand besoin de consolation consolerait volontiers sa fille, si la biensйance ne la retenait; et je la vois trop prиs d'en devenir la confidente pour qu'elle ne me pardonne pas de l'avoir йtй. Elle s'йchappa hier jusqu'а dire en sa prйsence, un peu indiscrиtement peut-кtre: "Ah! s'il ne dйpendait que de moi..." Quoiqu'elle se retоnt et n'achevвt pas, je vis, au baiser ardent que Julie imprimait sur sa main, qu'elle ne l'avait que trop entendue. Je sais mкme qu'elle a voulu parler plusieurs fois а son inflexible йpoux; mais, soit danger d'exposer sa fille aux fureurs d'un pиre irritй, soit crainte pour elle-mкme, sa timiditй l'a toujours retenue; et son affaiblissement, ses maux, augmentent si sensiblement, que j'ai peur de la voir hors d'йtat d'exйcuter sa rйsolution avant qu'elle l'ait bien formйe.

Quoi qu'il en soit, malgrй les fautes dont vous кtes cause, cette honnкtetй de coeur qui se fait sentir dans votre amour mutuel lui a donnй une telle opinion de vous, qu'elle se fie а la parole de tous deux sur l'interruption de votre correspondance, et qu'elle n'a pris aucune prйcaution pour veiller de plus prиs sur sa fille. Effectivement, si Julie ne rйpondait pas а sa confiance, elle ne serait plus digne de ses soins, et il faudrait vous йtouffer l'un et l'autre si vous йtiez capables de tromper encore la meilleure des mиres, et d'abuser de l'estime qu'elle a pour vous.

Je ne cherche point а rallumer dans votre coeur une espйrance que je n'ai pas moi-mкme; mais je veux vous montrer, comme il est vrai, que le parti le plus honnкte est aussi le plus sage, et que s'il peut rester quelque ressource а votre amour, elle est dans le sacrifice que l'honneur et la raison vous imposent. Mиre, parents, amis, tout est maintenant pour vous, hors un pиre, qu'on gagnera par cette voie, ou que rien ne saurait gagner. Quelque imprйcation qu'ait pu vous dicter un moment de dйsespoir, vous nous avez prouvй cent fois qu'il n'est point de route plus sыre pour aller au bonheur que celle de la vertu. Si l'on y parvient, il est plus pur, plus solide et plus doux par elle; si on le manque, elle seule peut en dйdommager. Reprenez donc courage; soyez homme, et soyez encore vous-mкme. Si j'ai bien connu votre coeur, la maniиre la plus cruelle pour vous de perdre Julie serait d'кtre indigne de l'obtenir.

 

Lettre V de Julie

Elle n'est plus. Mes yeux ont vu fermer les siens pour jamais; ma bouche a reзu son dernier soupir; mon nom fut le dernier mot qu'elle prononзa; son dernier regard fut tournй vers moi. Non, ce n'йtait pas la vie qu'elle semblait quitter, j'avais trop peu su la lui rendre chиre; c'йtait а moi seule qu'elle s'arrachait. Elle me voyait sans guide et sans espйrance, accablйe de mes malheurs et de mes fautes: mourir ne fut rien pour elle, et son coeur n'a gйmi que d'abandonner sa fille dans cet йtat. Elle n'eut que trop de raison. Qu'avait-elle а regretter sur la terre? Qu'est-ce qui pouvait ici-bas valoir а ses yeux le prix immortel de sa patience et de ses vertus qui l'attendait dans le ciel? Que lui restait-il а faire au monde, sinon d'y pleurer mon opprobre? Ame pure et chaste, digne йpouse, et mиre incomparable, tu vis maintenant au sйjour de la gloire et de la fйlicitй; tu vis; et moi, livrйe au repentir et au dйsespoir, privйe а jamais de tes soins, de tes conseils, de tes douces caresses, je suis morte au bonheur, а la paix, а l'innocence; je ne sens plus que ta perte; je ne vois plus que ma honte; ma vie n'est plus que peine et douleur. Ma mиre, ma tendre mиre, hйlas! je suis bien plus morte que toi!

Mon Dieu! quel transport йgare une infortunйe et lui fait oublier ses rйsolutions? Oщ viens-je verser mes pleurs et pousser mes gйmissements? C'est le cruel qui les a causйs que j'en rends le dйpositaire! C'est avec celui qui fait les malheurs de ma vie que j'ose les dйplorer! Oui, oui, barbare, partagez les tourments que vous me faites souffrir. Vous par qui je plongeai le couteau dans le sein maternel, gйmissez des maux qui me viennent de vous, et sentez avec moi l'horreur d'un parricide qui fut votre ouvrage. A quels yeux oserais-je paraоtre aussi mйprisable que je le suis? Devant qui m'avilirais-je au grй de mes remords? Quel autre que le complice de mon crime pourrait assez les connaоtre? C'est mon plus insupportable supplice de n'кtre accusйe que par mon coeur, et de voir attribuer au bon naturel les larmes impures qu'un cuisant repentir m'arrache. Je vis, je vis en frйmissant la douleur empoisonner, hвter les derniers jours de ma triste mиre. En vain sa pitiй pour moi l'empкcha d'en convenir; en vain elle affectait d'attribuer le progrиs de son mal а la cause qui l'avait produit; en vain ma cousine gagnйe a tenu le mкme langage: rien n'a pu tromper mon coeur dйchirй de regret; et, pour mon tourment йternel, je garderai jusqu'au tombeau l'affreuse idйe d'avoir abrйgй la vie de celle а qui je la dois.

O vous que le ciel suscita dans sa colиre pour me rendre malheureuse et coupable, pour la derniиre fois recevez dans votre sein des larmes dont vous кtes l'auteur. Je ne viens plus, comme autrefois, partager avec vous des peines qui devaient nous кtre communes. Ce sont les soupirs d'un dernier adieu qui s'йchappent malgrй moi. C'en est fait; l'empire de l'amour est йteint dans une вme livrйe au seul dйsespoir. Je consacre le reste de mes jours а pleurer la meilleure des mиres; je saurai lui sacrifier des sentiments qui lui ont coыtй la vie; je serais trop heureuse qu'il m'en coыtвt assez de les vaincre, pour expier tout ce qu'ils lui ont fait souffrir. Ah! si son esprit immortel pйnиtre au fond de mon coeur, il sait bien que la victime que je lui sacrifie n'est pas tout а fait indigne d'elle. Partagez un effort que vous m'avez rendu nйcessaire. S'il vous reste quelque respect pour la mйmoire d'un noeud si cher et si funeste, c'est par lui que je vous conjure de me fuir а jamais, de ne plus m'йcrire, de ne plus aigrir mes remords, de me laisser oublier, s'il se peut, ce que nous fыmes l'un а l'autre. Que mes yeux ne vous voient plus; que je n'entende plus prononcer votre nom; que votre souvenir ne vienne plus agiter mon coeur. J'ose parler encore au nom d'un amour qui ne doit plus кtre; а tant de sujets de douleur n'ajoutez pas celui de voir son dernier voeu mйprisй. Adieu donc pour la derniиre fois, unique et cher... Ah! fille insensйe!... Adieu pour jamais.

 

Lettre VI а madame d'Orbe

Enfin le voile est dйchirй; cette longue illusion s'est йvanouie; cet espoir si doux s'est йteint; il ne me reste pour aliment d'une flamme йternelle qu'un souvenir amer et dйlicieux qui soutient ma vie et nourrit mes tourments du vain sentiment d'un bonheur qui n'est plus.

Est-il donc vrai que j'ai goыtй la fйlicitй suprкme? Suis-je bien le mкme кtre qui fut heureux un jour? Qui peut sentir ce que je souffre n'est-il pas nй pour toujours souffrir? Qui put jouir des biens que j'ai perdus peut-il les perdre et vivre encore, et des sentiments si contraires peuvent-ils germer dans un mкme coeur? Jours de plaisir et de gloire, non, vous n'йtiez pas d'un mortel; vous йtiez trop beaux pour devoir кtre pйrissables. Une douce extase absorbait toute votre durйe, et la rassemblait en un point comme celle de l'йternitй. Il n'y avait pour moi ni passй ni avenir, et je goыtais а la fois les dйlices de mille siиcles. Hйlas! vous avez disparu comme un йclair. Cette йternitй de bonheur ne fut qu'un instant de ma vie. Le temps a repris sa lenteur dans les moments de mon dйsespoir, et l'ennui mesure par longues annйes le reste infortunй de mes jours.

Pour achever de me les rendre insupportables, plus les afflictions m'accablent, plus tout ce qui m'йtait cher semble se dйtacher de moi. Madame, il se peut que vous m'aimiez encore; mais d'autres soins vous appellent, d'autres devoirs vous occupent. Mes plaintes que vous йcoutiez avec intйrкt sont maintenant indiscrиtes. Julie, Julie elle-mкme se dйcourage et m'abandonne. Les tristes remords ont chassй l'amour. Tout est changй pour moi; mon coeur seul est toujours le mкme, et mon sort en est plus affreux.

Mais qu'importe ce que je suis et ce que je dois кtre? Julie souffre, est-il temps de songer а moi? Ah! ce sont ses peines qui rendent les miennes plus amиres. Oui, j'aimerais mieux qu'elle cessвt de m'aimer et qu'elle fыt heureuse... Cesser de m'aimer!... l'espиre-t-elle?... Jamais, jamais. Elle a beau me dйfendre de la voir et de lui йcrire. Ce n'est pas le tourment qu'elle s'фte, hйlas! c'est le consolateur. La perte d'une tendre mиre la doit-elle priver d'un plus tendre ami? Croit-elle soulager ses maux en les multipliant? O amour! est-ce а tes dйpens qu'on peut venger la nature?

Non, non; c'est en vain qu'elle prйtend m'oublier. Son tendre coeur pourra-t-il se sйparer du mien? Ne le retiens-je pas en dйpit d'elle? Oublie-t-on des sentiments tels que nous les avons йprouvйs, et peut-on s'en souvenir sans les йprouver encore? L'amour vainqueur fit le malheur de sa vie; l'amour vaincu ne la rendra que plus а plaindre. Elle passera ses jours dans la douleur, tourmentйe а la fois de vains regrets et de vains dйsirs, sans pouvoir jamais contenter ni l'amour ni la vertu.

Ne croyez pas pourtant qu'en plaignant ses erreurs je me dispense de les respecter. Aprиs tant de sacrifices, il est trop tard pour apprendre а dйsobйir. Puisqu'elle commande, il suffit; elle n'entendra plus parler de moi. Jugez si mon sort est affreux. Mon plus grand dйsespoir n'est pas de renoncer а elle. Ah! c'est dans son coeur que sont mes douleurs les plus vives, et je suis plus malheureux de son infortune que de la mienne. Vous qu'elle aime plus que toute chose, et qui seule, aprиs moi, la savez dignement aimer, Claire, aimable Claire, vous кtes l'unique bien qui lui reste. Il est assez prйcieux pour lui rendre supportable la perte de tous les autres. Dйdommagez-la des consolations qui lui sont фtйes et de celles qu'elle refuse; qu'une sainte amitiй supplйe а la fois auprиs d'elle а la tendresse d'une mиre, а celle d'un amant, aux charmes de tous les sentiments qui devaient la rendre heureuse. Qu'elle le soit, s'il est possible, а quelque prix que ce puisse кtre. Qu'elle recouvre la paix et le repos dont je l'ai privйe; je sentirai moins les tourments qu'elle m'a laissйs. Puisque je ne suis plus rien а mes propres yeux, puisque c'est mon sort de passer ma vie а mourir pour elle, qu'elle me regarde comme n'йtant plus; j'y consens si cette idйe la rend plus tranquille. Puisse-t-elle retrouver prиs de vous ses premiиres vertus, son premier bonheur! Puisse-t-elle кtre encore par vos soins tout ce qu'elle eыt йtй sans moi!

Hйlas! elle йtait fille, et n'a plus de mиre! Voilа la perte qui ne se rйpare point, et dont on ne se console jamais quand on a pu se la reprocher. Sa conscience agitйe lui redemande cette mиre tendre et chйrie, et dans une douleur si cruelle l'horrible remords se joint а son affliction. O Julie! ce sentiment affreux devait-il кtre connu de toi? Vous qui fыtes tйmoin de la maladie et des derniers moments de cette mиre infortunйe, je vous supplie, je vous conjure, dites-moi ce que j'en dois croire. Dйchirez-moi le coeur si je suis coupable. Si la douleur de nos fautes l'a fait descendre au tombeau, nous sommes deux monstres indignes de vivre; c'est un crime de songer а des liens si funestes, c'en est un de voir le jour. Non, j'ose le croire, un feu si pur n'a point produit de si noirs effets. L'amour nous inspira des sentiments trop nobles pour en tirer les forfaits des вmes dйnaturйes. Le ciel, le ciel serait-il injuste, et celle qui sut immoler son bonheur aux auteurs de ses jours mйritait-elle de leur coыter la vie?

 

Lettre VII. Rйponse

Comment pourrait-on vous aimer moins en vous estimant chaque jour davantage? Comment perdrais-je mes anciens sentiments pour vous tandis que vous en mйritez chaque jour de nouveaux? Non, mon cher et digne ami, tout ce que nous fыmes les uns aux autres dиs notre premiиre jeunesse, nous le serons le reste de nos jours; et si notre mutuel attachement n'augmente plus, c'est qu'il ne peut plus augmenter. Toute la diffйrence est que je vous aimais comme mon frиre, et qu'а prйsent je vous aime comme mon enfant; car quoique nous soyons toutes deux plus jeunes que vous, et mкme vos disciples, je vous regarde un peu comme le nфtre. En nous apprenant а penser, vous avez appris de nous а кtre sensible; et, quoi qu'en dise votre philosophe anglais, cette йducation vaut bien l'autre; si c'est la raison qui fait l'homme, c'est le sentiment qui le conduit.

- Savez-vous pourquoi je parais avoir changй de conduite envers vous? Ce n'est pas, croyez-moi, que mon coeur ne soit toujours le mкme; c'est que votre йtat est changй. Je favorisai vos feux tant qu'il leur restait un rayon d'espйrance. Depuis qu'en vous obstinant d'aspirer а Julie vous ne pouvez plus que la rendre malheureuse, ce serait vous nuire que de vous complaire. J'aime mieux vous savoir moins а plaindre, et vous rendre plus mйcontent. Quand le bonheur commun devient impossible, chercher le sien dans celui de ce qu'on aime, n'est-ce pas tout ce qui reste а faire а l'amour sans espoir?

Vous faites plus que sentir cela, mon gйnйreux ami, vous l'exйcutez dans le plus douloureux sacrifice qu'ai jamais fait un amant fidиle. En renonзant а Julie, vous achetez son repos aux dйpens du vфtre, et c'est а vous que vous renoncez pour elle.

J'ose а peine vous dire les bizarres idйes qui me viennent lа-dessus; mais elles sont consolantes, et cela m'enhardit. Premiиrement, je crois que le vйritable amour a cet avantage aussi bien que la vertu, qu'il dйdommage de tout ce qu'on lui sacrifie, et qu'on jouit en quelque sorte des privations qu'on s'impose par le sentiment mкme de ce qu'il en coыte, et du motif qui nous y porte. Vous vous tйmoignerez que Julie a йtй aimйe de vous comme elle mйritait de l'кtre, et vous l'en aimerez davantage, et vous en serez plus heureux. Cet amour-propre exquis qui sait payer toutes les vertus pйnibles mкlera son charme а celui de l'amour. Vous vous direz: "Je sais aimer", avec un plaisir plus durable et plus dйlicat que vous n'en goыteriez а dire: "Je possиde ce que j'aime", car celui-ci s'use а force d'en jouir; mais l'autre demeure toujours, et vous en jouiriez encore quand mкme vous n'aimeriez plus.

Outre cela, s'il est vrai, comme Julie et vous me l'avez tant dit, que l'amour soit le plus dйlicieux sentiment qui puisse entrer dans le coeur humain, tout ce qui le prolonge et le fixe, mкme au prix de mille douleurs, est encore un bien. Si l'amour est un dйsir qui s'irrite par les obstacles, comme vous le disiez encore, il n'est pas bon qu'il soit content; il vaut mieux qu'il dure et soit malheureux, que de s'йteindre au sein des plaisirs. Vos feux, je l'avoue, ont soutenu l'йpreuve de la possession, celle du temps, celle de l'absence et des peines de toute espиce; ils ont vaincu tous les obstacles, hors le plus puissant de tous, qui est de n'en avoir plus а vaincre, et de se nourrir uniquement d'eux-mкmes. L'univers n'a jamais vu de passion soutenir cette йpreuve; quel droit avez-vous d'espйrer que la vфtre l'eыt soutenue! Le temps eыt joint au dйgoыt d'une longue possession le progrиs de l'вge et le dйclin de la beautй: il semble se fixer en votre faveur par votre sйparation; vous serez toujours l'un pour l'autre а la fleur des ans; vous vous verrez sans cesse tels que vous vous vоtes en vous quittant; et vos coeurs, unis jusqu'au tombeau, prolongeront dans une illusion charmante votre jeunesse avec vos amours.

Si vous n'eussiez point йtй heureux, une insurmontable inquiйtude pourrait vous tourmenter; votre coeur regretterait, en soupirant, les biens dont il йtait digne; votre ardente imagination vous demanderait sans cesse ceux que vous n'auriez pas obtenus. Mais l'amour n'a point de dйlices dont il ne vous ait comblй, et, pour parler comme vous, vous avez йpuisй durant une annйe les plaisirs d'une vie entiиre. Souvenez-vous de cette lettre si passionnйe, йcrite le lendemain d'un rendez-vous tйmйraire. Je l'ai lue avec une йmotion qui m'йtait inconnue: on n'y voit pas l'йtat permanent d'une вme attendrie, mais le dernier dйlire d'un coeur brыlant d'amour et ivre de voluptй. Vous jugeвtes vous-mкme qu'on n'йprouvait point de pareils transports deux fois en la vie, et qu'il fallait mourir aprиs les avoir sentis. Mon ami, ce fut lа le comble; et, quoi que la fortune et l'amour eussent fait pour vous, vos feux et votre bonheur ne pouvaient plus que dйcliner. Cet instant fut aussi le commencement de vos disgrвces, et votre amante vous fut фtйe au moment que vous n'aviez plus de sentiments nouveaux а goыter auprиs d'elle; comme si le sort eыt voulu garantir votre coeur d'un йpuisement inйvitable, et vous laisser dans le souvenir de vos plaisirs passйs un plaisir plus doux que tous ceux dont vous pourriez jouir encore.

Consolez-vous donc de la perte d'un bien qui vous eыt toujours йchappй, et vous eыt ravi de plus celui qui vous reste. Le bonheur et l'amour se seraient йvanouis а la fois; vous avez au moins conservй le sentiment: on n'est point sans plaisirs quand on aime encore. L'image de l'amour йteint effraye plus un coeur tendre que celle de l'amour malheureux, et le dйgoыt de ce qu'on possиde est un йtat cent fois pire que le regret de ce qu'on a perdu.

Si les reproches que ma dйsolйe cousine se fait sur la mort de sa mиre йtaient fondйs, ce cruel souvenir empoisonnerait, je l'avoue, celui de vos amours, et une si funeste idйe devrait а jamais les йteindre; mais n'en croyez pas а ses douleurs, elles la trompent, ou plutфt le chimйrique motif dont elle aime а les aggraver n'est qu'un prйtexte pour en justifier l'excиs. Cette вme tendre craint toujours de ne pas s'affliger assez, et c'est une sorte de plaisir pour elle d'ajouter au sentiment de ses peines tout ce qui peut les aigrir. Elle s'en impose, soyez-en sыr; elle n'est pas sincиre avec elle-mкme. Ah! si elle croyait bien sincиrement avoir abrйgй les jours de sa mиre, son coeur en pourrait-il supporter l'affreux remords? Non, non, mon ami, elle ne la pleurerait pas, elle l'aurait suivie. La maladie de Mme d'Etange est bien connue; c'йtait une hydropisie de poitrine dont elle ne pouvait revenir, et l'on dйsespйrait de sa vie avant mкme qu'elle eыt dйcouvert votre correspondance. Ce fut un violent chagrin pour elle; mais que de plaisirs rйparиrent le mal qu'il pouvait lui faire! Qu'il fut consolant pour cette tendre mиre de voir, en gйmissant des fautes de sa fille, par combien de vertus elles йtaient rachetйes, et d'кtre forcйe d'admirer son вme en pleurant sa faiblesse! Qu'il lui fut doux de sentir combien elle en йtait chйrie! Quel zиle infatigable! Quels soins continuels! Quelle assiduitй sans relвche! Quel dйsespoir de l'avoir affligйe! Que de regrets, que de larmes, que de touchantes caresses, quelle inйpuisable sensibilitй! C'йtait dans les yeux de la fille qu'on lisait tout ce que souffrait la mиre; c'йtait elle qui la servait les jours, qui la veillait les nuits; c'йtait de sa main qu'elle recevait tous les secours. Vous eussiez cru voir une autre Julie; sa dйlicatesse naturelle avait disparu, elle йtait forte et robuste, les soins les plus pйnibles ne lui coыtaient rien, et son вme semblait lui donner un nouveau corps. Elle faisait tout et paraissait ne rien faire; elle йtait partout et ne bougeait d'auprиs d'elle; on la trouvait sans cesse а genoux devant son lit, la bouche collйe sur sa main, gйmissant ou de sa faute ou du mal de sa mиre, et confondant ces deux sentiments pour s'en affliger davantage. Je n'ai vu personne entrer les derniers jours dans la chambre de ma tante sans кtre йmu jusqu'aux larmes du plus attendrissant de tous les spectacles. On voyait l'effort que faisaient ces deux coeurs pour se rйunir plus йtroitement au moment d'une funeste sйparation; on voyait que le seul regret de se quitter occupait la mиre et la fille, et que vivre ou mourir n'eыt йtй rien pour elles si elles avaient pu rester ou partir ensemble.

Bien loin d'adopter les noires idйes de Julie, soyez sыr que tout ce qu'on peut espйrer des secours humains et des consolations du coeur a concouru de sa part а retarder le progrиs de la maladie de sa mиre, et qu'infailliblement sa tendresse et ses soins nous l'ont conservйe plus longtemps que nous n'eussions pu faire sans elle. Ma tante elle-mкme m'a dit cent fois que ses derniers jours йtaient les plus doux moments de sa vie, et que le bonheur de sa fille йtait la seule chose qui manquait au sien.

S'il faut attribuer sa perte au chagrin, ce chagrin vient de plus loin, et c'est а son йpoux seul qu'il faut s'en prendre. Longtemps inconstant et volage, il prodigua les feux de sa jeunesse а mille objets moins dignes de plaire que sa vertueuse compagne; et, quand l'вge le lui eut ramenй, il conserva prиs d'elle cette rudesse inflexible dont les maris infidиles ont accoutumй d'aggraver leurs torts. Ma pauvre cousine s'en est ressentie; un vain entкtement de noblesse et cette roideur de caractиre que rien n'amollit ont fait vos malheurs et les siens. Sa mиre, qui eut toujours du penchant pour vous, et qui pйnйtra son amour quand il йtait trop tard pour l'йteindre, porta longtemps en secret la douleur de ne pouvoir vaincre le goыt de sa fille ni l'obstination de son йpoux, et d'кtre la premiиre cause d'un mal qu'elle ne pouvait plus guйrir. Quand vos lettres surprises lui eurent appris jusqu'oщ vous aviez abusй de sa confiance, elle craignit de tout perdre en voulant tout sauver, et d'exposer les jours de sa fille pour rйtablir son honneur. Elle sonda plusieurs fois son mari sans succиs; elle voulut plusieurs fois hasarder une confidence entiиre et lui montrer toute l'йtendue de son devoir: la frayeur et sa timiditй la retinrent toujours. Elle hйsita tant qu'elle put parler; lorsqu'elle le voulut il n'йtait plus temps; les forces lui manquиrent; elle mourut avec le fatal secret: et moi qui connais l'humeur de cet homme sйvиre sans savoir jusqu'oщ les sentiments de la nature auraient pu la tempйrer, je respire en voyant au moins les jours de Julie en sыretй.

Elle n'ignore rien de tout cela; mais vous dirai-je ce que je pense de ses remords apparents? L'amour est plus ingйnieux qu'elle. Pйnйtrйe du regret de sa mиre, elle voudrait vous oublier; et, malgrй qu'elle en ait, il trouble sa conscience pour la forcer de penser а vous. Il veut que ses pleurs aient du rapport а ce qu'elle aime. Elle n'oserait plus s'en occuper directement, il la force de s'en occuper encore au moins par son repentir. Il l'abuse avec tant d'art, qu'elle aime mieux souffrir davantage et que vous entriez dans le sujet de ses peines. Votre coeur n'entend pas peut-кtre ces dйtours du sien; mais ils n'en sont pas moins naturels: car votre amour а tous deux, quoique йgal en force, n'est pas semblable en effets; le vфtre est bouillant et vif, le sien est doux et tendre; vos sentiments s'exhalent au dehors avec vйhйmence, les siens retournent sur elle-mкme, et, pйnйtrant la substance de son вme, l'altиrent et la changent insensiblement. L'amour anime et soutient votre coeur, il affaisse et abat le sien; tous les ressorts en sont relвchйs, sa force est nulle, son courage est йteint, sa vertu n'est plus rien. Tant d'hйroпques facultйs ne sont pas anйanties, mais suspendues; un moment de crise peut leur rendre toute leur vigueur, ou les effacer sans retour. Si elle fait encore un pas vers le dйcouragement, elle est perdue; mais si cette вme excellente se relиve un instant, elle sera plus grande, plus forte, plus vertueuse que jamais, et il ne sera plus question de rechute. Croyez-moi, mon aimable ami, dans cet йtat pйrilleux sachez respecter ce que vous aimвtes. Tout ce qui lui vient de vous, fыt-ce contre vous-mкme, ne lui peut кtre que mortel. Si vous vous obstinez auprиs d'elle, vous pourrez triompher aisйment; mais vous croirez en vain possйder la mкme Julie, vous ne la retrouverez plus.

 

Lettre VIII de milord Edouard

J'avais acquis des droits sur ton coeur; tu m'йtais nйcessaire, et j'йtais prкt а t'aller joindre. Que t'importent mes droits, mes besoins, mon empressement? Je suis oubliй de toi; tu ne daignes plus m'йcrire. J'apprends ta vie solitaire et farouche; je pйnиtre tes desseins secrets. Tu t'ennuies de vivre.

Meurs donc, jeune insensй; meurs, homme а la fois fйroce et lвche, mais sache en mourant que tu laisses dans l'вme d'un honnкte homme а qui tu fus cher la douleur de n'avoir servi qu'un ingrat.

 

Lettre IX. Rйponse

Rйponse

Venez, milord; je croyais ne pouvoir plus goыter de plaisir sur la terre; mais nous nous reverrons. Il n'est pas vrai que vous puissiez me confondre avec les ingrats; votre coeur n'est pas fait pour en trouver, ni le mien pour l'кtre.

Billet de Julie

Il est temps de renoncer aux erreurs de la jeunesse, et d'abandonner un trompeur espoir. Je ne serai jamais а vous. Rendez-moi donc la libertй que je vous ai engagйe et dont mon pиre veut disposer, ou mettez le comble а mes malheurs par un refus qui nous perdra tous deux sans vous кtre d'aucun usage.

Julie d'Etange.

 

Lettre X du Baron d'Etange dans laquelle йtait le prйcйdent billet

S'il peut rester dans l'вme d'un suborneur quelque sentiment d'honneur et d'humanitй, rйpondez а ce billet d'une malheureuse dont vous avez corrompu le coeur, et qui ne serait plus si j'osais soupзonner qu'elle eыt portй plus loin l'oubli d'elle-mкme. Je m'йtonnerai peu que la mкme philosophie qui lui apprit а se jeter а la tкte du premier venu, lui apprenne encore а dйsobйir а son pиre. Pensez-y cependant. J'aime а prendre en toute occasion les voies de la douceur et de l'honnкtetй, quand j'espиre qu'elles peuvent suffire; mais, si j'en veux bien user avec vous, ne croyez pas que j'ignore comment se venge l'honneur d'un gentilhomme offensй par un homme qui ne l'est pas.

 

Lettre XI. Rйponse

Epargnez-vous, Monsieur, des menaces vaines qui ne m'effraient point, et d'injustes reproches qui ne peuvent m'humilier. Sachez qu'entre deux personnes de mкme вge il n'y a d'autre suborneur que l'amour, et qu'il ne vous appartiendra jamais d'avilir un homme que votre fille honora de son estime.

Quel sacrifice osez-vous m'imposer, et а quel titre l'exigez-vous? Est-ce а l'auteur de tous mes maux qu'il faut immoler mon dernier espoir? Je veux respecter le pиre de Julie; mais qu'il daigne кtre le mien s'il faut que j'apprenne а lui obйir. Non, non, Monsieur, quelque opinion que vous ayez de vos procйdйs, ils ne m'obligent point а renoncer pour vous а des droits si chers et si bien mйritйs de mon coeur. Vous faites le malheur de ma vie. Je ne vous dois que la haine, et vous n'avez rien а prйtendre de moi. Julie a parlй; voilа mon consentement. Ah qu'elle soit toujours obйie! Un autre la possйdera: mais j'en serai plus digne d'elle.

Si votre fille eыt daignй me consulter sur les bornes de votre autoritй, ne doutez pas que je ne lui eusse appris а rйsister а vos prйtentions injustes. Quel que soit l'empire dont vous abusez, mes droits sont plus sacrйs que les vфtres; la chaоne qui nous lie est la borne du pouvoir paternel, mкme devant les tribunaux humains; et quand vous osez rйclamer la nature, c'est vous seul qui bravez ses lois.

N'allйguez pas non plus cet honneur si bizarre et si dйlicat que vous parlez de venger; nul ne l'offense que vous-mкme. Respectez le choix de Julie, et votre honneur est en sыretй; car mon coeur vous honore malgrй vos outrages; et malgrй les maximes gothiques, l'alliance d'un honnкte homme n'en dйshonora jamais un autre. Si ma prйsomption vous offense, attaquez ma vie, je ne la dйfendrai jamais contre vous. Au surplus, je me soucie fort peu de savoir en quoi consiste l'honneur d'un gentilhomme; mais quant а celui d'un homme de bien, il m'appartient, je sais le dйfendre, et le conserverai pur et sans tache jusqu'au dernier soupir.

Allez, pиre barbare et peu digne d'un nom si doux, mйditez d'affreux parricides, tandis qu'une fille tendre et soumise immole son bonheur а vos prйjugйs. Vos regrets me vengeront un jour des maux que vous me faites, et vous sentirez trop tard que votre haine aveugle et dйnaturйe ne vous fut pas moins funeste qu'а moi. Je serai malheureux, sans doute; mais si jamais la voix du sang s'йlиve au fond de votre coeur, combien vous le serez plus encore d'avoir sacrifiй а des chimиres l'unique fruit de vos entrailles, unique au monde en beautй, en mйrite, en vertus, et pour qui le ciel prodigue de ses dons n'oublia rien qu'un meilleur pиre!

Billet inclus dans la prйcйdente lettre

Je rends а Julie d'Etange le droit de disposer d'elle-mкme, et de donner sa main sans consulter son coeur.

S. G.

 

Lettre XII de Julie

Je voulais vous dйcrire la scиne qui vient de se passer, et qui a produit le billet que vous avez dы recevoir; mais mon pиre a pris ses mesures si justes qu'elle n'a fini qu'un moment avant le dйpart du courrier. Sa lettre est sans doute arrivйe а temps а la poste; il n'en peut кtre de mкme de celle-ci: votre rйsolution sera prise, et votre rйponse partie avant qu'elle vous parvienne; ainsi tout dйtail serait dйsormais inutile. J'ai fait mon devoir; vous ferez le vфtre; mais le sort nous accable, l'honneur nous trahit; nous serons sйparйs а jamais, et, pour comble d'horreur, je vais passer dans les... Hйlas! j'ai pu vivre dans les tiens! O devoir! а quoi sers-tu? O Providence!... il faut gйmir et se taire.

La plume йchappe de ma main. J'йtais incommodйe depuis quelques jours; l'entretien de ce matin m'a prodigieusement agitйe... La tкte et le coeur me font mal... je me sens dйfaillir... le ciel aurait-il pitiй de mes peines?... Je ne puis me soutenir... je suis forcйe а me mettre au lit, et me console dans l'espoir de n'en point relever. Adieu, mes uniques amours. Adieu, pour la derniиre fois, cher et tendre ami de Julie. Ah! si je ne dois plus vivre pour toi, n'ai-je pas dйjа cessй de vivre?

 

Lettre XIII de Julie а madame d'Orbe

Il est donc vrai, chиre et cruelle amie, que tu me rappelles а la vie et а mes douleurs? J'ai vu l'instant heureux oщ j'allais rejoindre la plus tendre des mиres; tes soins inhumains m'ont enchaоnйe pour la pleurer plus longtemps; et quand le dйsir de la suivre m'arrache а la terre, le regret de te quitter m'y retient. Si je me console de vivre, c'est par l'espoir de n'avoir pas йchappй tout entiиre а la mort. Ils ne sont plus ces agrйments de mon visage que mon coeur a payйs si cher; la maladie dont je sors m'en a dйlivrйe. Cette heureuse perte ralentira l'ardeur grossiиre d'un homme assez dйpourvu de dйlicatesse pour m'oser йpouser sans mon aveu. Ne trouvant plus en moi ce qui lui plut, il se souciera peu du reste. Sans manquer de parole а mon pиre, sans offenser l'ami dont il tient la vie, je saurai rebuter cet importun: ma bouche gardera le silence; mais mon aspect parlera pour moi. Son dйgoыt me garantira de sa tyrannie, et il me trouvera trop laide pour daigner me rendre malheureuse.

Ah! cousine chиre, tu connus un coeur plus constant et plus tendre qui ne se fыt pas ainsi rebutй. Son goыt ne se bornait pas aux traits et а la figure; c'йtait moi qu'il aimait et non pas mon visage; c'йtait par tout notre кtre que nous йtions unis l'un а l'autre; et tant que Julie eыt йtй la mкme, la beautй pouvait fuir l'amour fыt toujours demeurй. Cependant il a pu consentir... l'ingrat!... Il l'a dы puisque j'ai pu l'exiger. Qui est-ce qui retient par leur parole ceux qui veulent retirer leur coeur? Ai-je donc voulu retirer le mien?... l'ai-je fait? O Dieu! faut-il que tout me rappelle incessamment un temps qui n'est plus, et des feux qui ne doivent plus кtre! J'ai beau vouloir arracher de mon coeur cette image chйrie; je l'y sens trop fortement attachйe; je le dйchire sans le dйgager, et mes efforts pour en effacer un si doux souvenir ne font que l'y graver davantage.

Oserai-je te dire un dйlire de ma fiиvre, qui, loin de s'йteindre avec elle, me tourmente encore plus depuis ma guйrison? Oui, connais et plains l'йgarement d'esprit de ta malheureuse amie, et rends grвces au ciel d'avoir prйservй ton coeur de l'horrible passion qui le donne. Dans un des moments oщ j'йtais le plus mal, je crus, durant l'ardeur du redoublement, voir а cфtй de mon lit cet infortunй, non tel qu'il charmait jadis mes regards durant le court bonheur de ma vie, mais pвle, dйfait, mal en ordre, et le dйsespoir dans les yeux. Il йtait а genoux; il prit une de mes mains et sans dйgoыter de l'йtat oщ elle йtait, sans craindre la communication d'un venin si terrible, il la couvrait de baisers et de larmes. A son aspect j'йprouvai cette vive et dйlicieuse йmotion que me donnait quelquefois sa prйsence inattendue. Je voulus m'йlancer vers lui; on me retint; tu l'arrachas de ma prйsence; et ce qui me toucha le plus vivement, ce furent ses gйmissements que je crus entendre а mesure qu'il s'йloignait.

Je ne puis te reprйsenter l'effet йtonnant que ce rкve a produit sur moi. Ma fiиvre a йtй longue et violente; j'ai perdu la connaissance durant plusieurs jours; j'ai souvent rкvй а lui dans mes transports; mais aucun de ces rкves n'a laissй dans mon imagination des impressions aussi profondes que celle de ce dernier. Elle est telle qu'il m'est impossible de l'effacer de ma mйmoire et de mes sens. A chaque minute, а chaque instant, il me semble le voir dans la mкme attitude; son air, son habillement, son geste, son triste regard, frappent encore mes yeux: je crois sentir ses lиvres se presser sur ma main; je la sens mouiller de ses larmes; les sons de sa voix plaintive me font tressaillir; je le vois entraоner loin de moi; je fais effort pour le retenir encore: tout me retrace une scиne imaginaire avec plus de force que les йvйnements qui me sont rйellement arrivйs.

J'ai longtemps hйsitй а te faire cette confidence; la honte m'empкche de te la faire de bouche; mais mon agitation, loin de se calmer, ne fait qu'augmenter de jour en jour, et je ne puis plus rйsister au besoin de t'avouer ma folie. Ah! qu'elle s'empare de moi tout entiиre! Que ne puis-je achever de perdre ainsi la raison, puisque le peu qui m'en reste ne sert plus qu'а me tourmenter!

Je reviens а mon rкve. Ma cousine, raille-moi, si tu veux, de ma simplicitй; mais il y a dans cette vision je ne sais quoi de mystйrieux qui la distingue du dйlire ordinaire. Est-ce un pressentiment de la mort du meilleur des hommes? Est-ce un avertissement qu'il n'est dйjа plus? Le ciel daigne-t-il me guider au moins un fois, et m'invite-t-il а suivre celui qu'il me fit aimer? Hйlas! l'ordre de mourir sera pour moi le premier de ses bienfaits.

J'ai beau me rappeler tous ces vains discours dont la philosophie amuse les gens qui ne sentent rien; ils ne m'en imposent plus, et je sens que je les mйprise. On ne voit point les esprits, je le veux croire; mais deux вmes si йtroitement unies ne sauraient-elles avoir entre elles une communication immйdiate, indйpendante du corps et des sens? L'impression directe que l'une reзoit de l'autre ne peut-elle pas la transmettre au cerveau, et recevoir de lui par contre-coup les sensations qu'elle lui a donnйes?... Pauvre Julie, que d'extravagances! Que les passions nous rendent crйdules! et qu'un coeur vivement touchй se dйtache avec peine des erreurs mкme qu'il aperзoit!

 

Lettre XIV. Rйponse

Ah! fille trop malheureuse et trop sensible, n'es-tu donc nйe que pour souffrir? Je voudrais en vain t'йpargner des douleurs; tu sembles les chercher sans cesse et ton ascendant est plus fort que tous mes soins. A tant de vrais sujets de peine n'ajoute pas au moins des chimиres; et, puisque ma discrйtion t'est plus nuisible qu'utile, sors d'une erreur qui te tourmente: peut-кtre la triste vйritй te sera-t-elle encore moins cruelle. Apprends donc que ton rкve n'est point un rкve; que ce n'est point l'ombre de ton ami que tu as vue, mais sa personne, et que cette touchante scиne, incessamment prйsente а ton imagination, s'est passйe rйellement dans ta chambre le surlendemain du jour oщ tu fus le plus mal.

La veille je t'avais quittйe assez tard, et M. d'Orbe, qui voulut me relever auprиs de toi cette nuit-lа, йtait prкt а sortir, quand tout а coup nous vоmes entrer brusquement et se prйcipiter а nos pieds ce pauvre malheureux dans un йtat а faire pitiй. Il avait pris la poste а la rйception de ta derniиre lettre. Courant jour et nuit, il fit la route en trois jours, et ne s'arrкta qu'а la derniиre poste en attendant la nuit pour entrer en ville. Je te l'avoue а ma honte, je fus moins prompte que M. d'Orbe а lui sauter au cou: sans savoir encore la raison de son voyage, j'en prйvoyais la consйquence. Tant de souvenirs amers, ton danger, le sien, le dйsordre oщ je le voyais, tout empoisonnait une si douce surprise et j'йtais trop saisie pour lui faire beaucoup de caresses. Je l'embrassai pourtant avec un serrement de coeur qu'il partageait, et qui se fit sentir rйciproquement par de muettes йtreintes, plus йloquentes que les cris et les pleurs. Son premier mot fut: "Que fait-elle? Ah! que fait-elle? Donnez-moi la vie ou la mort." Je compris alors qu'il йtait instruit de ta maladie; et, croyant qu'il n'en ignorait pas non plus l'espиce, j'en parlai sans autre prйcaution que d'extйnuer le danger. Sitфt qu'il sut que c'йtait la petite vйrole, il fit un cri et se trouva mal. La fatigue et l'insomnie, jointes а l'inquiйtude d'esprit, l'avaient jetй dans un tel abattement qu'on fut longtemps а le faire revenir. A peine pouvait-il parler; on le fit coucher.

Vaincu par la nature, il dormit douze heures de suite, mais avec tant d'agitation, qu'un pareil sommeil devait plus йpuiser que rйparer ses forces. Le lendemain, nouvel embarras; il voulait te voir absolument. Je lui opposai le danger de te causer une rйvolution; il offrit d'attendre qu'il n'y eыt plus de risque, mais son sйjour mкme en йtait un terrible. J'essayai de le lui faire sentir; il me coupa durement la parole. "Gardez votre barbare йloquence, me dit-il d'un ton d'indignation; c'est trop l'exercer а ma ruine. N'espйrez pas me chasser encore comme vous fоtes а mon exil. Je viendrais cent fois du bout du monde pour la voir un seul instant. Mais je jure par l'auteur de mon кtre, ajouta-t-il impйtueusement, que je ne partirai point d'ici sans l'avoir vue. Eprouvons une fois si je vous rendrai pitoyable, ou si vous me rendrez parjure."

Son parti йtait pris. M. d'Orbe fut d'avis de chercher les moyens de le satisfaire pour le pouvoir renvoyer avant que son retour fыt dйcouvert: car il n'йtait connu dans la maison que du seul Hanz, dont j'йtais sыre, et nous l'avions appelй devant nos gens d'un autre nom que le sien. Je lui promis qu'il te verrait la nuit suivante, а condition qu'il ne resterait qu'un instant, qu'il ne te parlerait point, et qu'il repartirait le lendemain avant le jour: j'en exigeai sa parole. Alors, je fus tranquille; je laissai mon mari avec lui, et je retournai prиs de toi.

Je te trouvai sensiblement mieux, l'йruption йtait achevйe; le mйdecin me rendit le courage et l'espoir. Je me concertai d'avance avec Babi; et le redoublement, quoique moindre, t'ayant encore embarrassй la tкte, je pris ce temps pour йcarter tout le monde et faire dire а mon mari d'amener son hфte, jugeant qu'avant la fin de l'accиs tu serais moins en йtat de le reconnaоtre. Nous eыmes toutes les peines du monde а renvoyer ton dйsolй pиre, qui chaque nuit s'obstinait а vouloir rester. Enfin je lui dis en colиre qu'il n'йpargnerait la peine de personne, que j'йtais йgalement rйsolue а veiller, et qu'il savait bien, tout pиre qu'il йtait, que sa tendresse n'йtait pas plus vigilante que la mienne. Il partit а regret; nous restвmes seules. M. d'Orbe arriva sur les onze heures, et me dit qu'il avait laissй ton ami dans la rue: je l'allai chercher. Je le pris par la main; il tremblait comme la feuille. En passant dans l'antichambre les forces lui manquиrent; il respirait avec peine, et fut contraint de s'asseoir.

Alors, dйmкlant quelques objets а la faible lueur d'une lumiиre йloignйe: "Oui, dit-il avec un profond soupir, je reconnais les mкmes lieux. Une fois en ma vie je les ai traversйs... а la mкme heure... avec le mкme mystиre... j'йtais tremblant comme aujourd'hui... le coeur me palpitait de mкme... O tйmйraire! j'йtais mortel, et j'osais goыter... Que vais-je voir maintenant dans ce mкme objet qui faisait et partageait mes transports? L'image du trйpas, un appareil de douleur, la vertu malheureuse et la beautй mourante!"

Chиre cousine, j'йpargne а ton pauvre coeur le dйtail de cette attendrissante scиne. Il te vit, et se tut; il l'avait promis: mais quel silence! il se jeta а genoux; il baisait tes rideaux en sanglotant; il йlevait les mains et les yeux; il poussait de sourds gйmissements; il avait peine а contenir sa douleur et ses cris. Sans le voir, tu sortis machinalement une de tes mains; il s'en saisit avec une espиce de fureur; les baisers de feu qu'il appliquait sur cette main malade t'йveillиrent mieux que le bruit et la voix de tout ce qui t'environnait. Je vis que tu l'avais reconnu; et, malgrй sa rйsistance et ses plaintes, je l'arrachai de la chambre а l'instant, espйrant йluder l'idйe d'une si courte apparition par le prйtexte du dйlire. Mais voyant ensuite que tu n'en disais rien, je crus que tu l'avais oubliйe; je dйfendis а Babi de t'en parler, et je sais qu'elle m'a tenu parole. Vaine prudence que l'amour a dйconcertйe, et qui n'a fait que laisser fermenter un souvenir qu'il n'est plus temps d'effacer!

Il partit comme il l'avait promis, et je lui fis jurer qu'il ne s'arrкterait pas au voisinage. Mais, ma chиre, ce n'est pas tout; il faut achever de te dire ce qu'aussi bien tu ne pourrais ignorer longtemps. Milord Edouard passa deux jours aprиs; il se pressa pour l'atteindre; il le joignit а Dijon, et le trouva malade. L'infortunй avait gagnй la petite vйrole. Il m'avait cachй qu'il ne l'avait point eue, et je te l'avais menй sans prйcaution. Ne pouvant guйrir ton mal, il le voulut partager. En me rappelant la maniиre dont il baisait ta main, je ne puis douter qu'il ne se soit inoculй volontairement. On ne pouvait кtre plus mal prйparй; mais c'йtait l'inoculation de l'amour, elle fut heureuse. Ce pиre de la vie l'a conservйe au plus tendre amant qui fut jamais: il est guйri; et, suivant la derniиre lettre de milord Edouard, ils doivent кtre actuellement repartis pour Paris.

Voilа, trop aimable cousine, de quoi bannir les terreurs funиbres qui t'alarmaient sans sujet. Depuis longtemps tu as renoncй а la personne de ton ami, et sa vie est en sыretй. Ne songe donc qu'а conserver la tienne, et а t'acquitter de bonne grвce du sacrifice que ton coeur a promis а l'amour paternel. Cesse enfin d'кtre le jouet d'un vain espoir et de te repaоtre de chimиres. Tu te presses beaucoup d'кtre fiиre de ta laideur; sois plus humble, crois-moi, tu n'as encore que trop sujet de l'кtre. Tu as essuyй une cruelle atteinte, mais ton visage a йtй йpargnй. Ce que tu prends pour des cicatrices ne sont que des rougeurs qui seront bientфt effacйes. Je fus plus maltraitйe que cela, et cependant tu vois que je ne suis pas trop mal encore. Mon ange, tu resteras jolie en dйpit de toi, et l'indiffйrent Wolmar, que trois ans d'absence n'ont pu guйrir d'un amour conзu dans huit jours, s'en guйrira-t-il en te voyant а toute heure? O si ta seule ressource est de dйplaire, que ton sort est dйsespйrй!

 

Lettre XV de Julie

C'en est trop, c'en est trop. Ami, tu as vaincu. Je ne suis point а l'йpreuve de tant d'amour; ma rйsistance est йpuisйe. J'ai fait usage de toutes mes forces; ma conscience m'en rend le consolant tйmoignage. Que le ciel ne me demande point compte de plus qu'il ne m'a donnй! Ce triste coeur que tu achetas tant de fois, et qui coыta si cher au tien, t'appartient sans rйserve; il fut а toi du premier moment oщ mes yeux te virent, il te restera jusqu'а mon dernier soupir. Tu l'as trop bien mйritй pour le perdre, et je suis lasse de servir aux dйpens de la justice une chimйrique vertu.

Oui, tendre et gйnйreux amant, ta Julie sera toujours tienne, elle t'aimera toujours; il le faut, je le veux, je le dois. Je te rends l'empire que l'amour t'a donnй; il ne te sera plus фtй. C'est en vain qu'une voix mensongиre murmure au fond de mon вme, elle ne m'abusera plus. Que sont les vains devoirs qu'elle m'oppose contre ceux d'aimer а jamais ce que le ciel m'a fait aimer? Le plus sacrй de tous, n'est-il pas envers toi? N'est-ce pas а toi seul que j'ai tout promis? Le premier voeu de mon coeur ne fut-il pas de ne t'oublier jamais, et ton inviolable fidйlitй n'est-elle pas un nouveau lien pour la mienne? Ah! dans le transport d'amour qui me rend а toi, mon seul regret est d'avoir combattu des sentiments si chers et si lйgitimes. Nature, ф douce nature! reprends tous tes droits; j'abjure les barbares vertus qui t'anйantissent. Les penchants que tu m'as donnйs seront-ils plus trompeurs qu'une raison qui m'йgara tant de fois?

Respecte ces tendres penchants, mon aimable ami; tu leur dois trop pour les haпr; mais souffres-en le cher et doux partage; souffre que les droits du sang et de l'amitiй ne soient pas йteints par ceux de l'amour. Ne pense point que pour te suivre j'abandonne jamais la maison paternelle. N'espиre point que je me refuse aux liens que m'impose une autoritй sacrйe. La cruelle perte de l'un des auteurs de mes jours m'a trop appris а craindre d'affliger l'autre. Non, celle dont il attend dйsormais toute sa consolation ne contristera pas son вme accablйe d'ennuis; je n'aurai point donnй la mort а tout ce qui me donna la vie. Non, non; je connais mon crime et ne puis le haпr. Devoir, honneur, vertu, tout cela ne me dit plus rien; mais pourtant je ne suis point un monstre; je suis faible et non dйnaturйe. Mon parti est pris, je ne veux dйsoler aucun de ceux que j'aime. Qu'un pиre esclave de sa parole et jaloux d'un vain titre dispose de ma main qu'il a promise; que l'amour seul dispose de mon coeur; que mes pleurs ne cessent de couler dans le sein d'une tendre amie. Que je sois vile et malheureuse; mais que tout ce qui m'est cher soit heureux et content s'il est possible. Formez tous trois ma seule existence, et que votre bonheur me fasse oublier ma misиre et mon dйsespoir.

 

Lettre XVI. Rйponse

Rйponse

Nous renaissons, ma Julie; tous les vrais sentiments de nos вmes reprennent leurs cours. La nature nous a conservй l'кtre, et l'amour nous rend а la vie. En doutais-tu? L'osas-tu croire, de pouvoir m'фter ton coeur? Va, je le connais mieux que toi, ce coeur que le ciel a fait pour le mien. Je les sens joints par une existence commune qu'ils ne peuvent perdre qu'а la mort. Dйpend-il de nous de les sйparer, ni mкme de le vouloir? Tiennent-ils l'un а l'autre par des noeuds que les hommes aient formйs et qu'ils puissent rompre? Non, non, Julie; si le sort cruel nous refuse le doux nom d'йpoux, rien ne peut nous фter celui d'amants fidиles; il sera consolation de nos tristes jours, et nous l'emporterons au tombeau.

Ainsi nous recommenзons de vivre pour recommencer de souffrir, et le sentiment de notre existence n'est pour nous qu'un sentiment de douleur. Infortunйs, que sommes-nous devenus? Comment avons-nous cessй d'кtre ce que nous fыmes? Oщ est cet enchantement de bonheur suprкme? Oщ sont ces ravissements exquis dont les vertus animaient nos feux? Il ne reste de nous que notre amour; l'amour seul reste, et ses charmes se sont йclipsйs. Fille trop soumise, amante sans courage, tous nos maux nous viennent de tes erreurs. Hйlas! un coeur moins pur t'aurait bien moins йgarйe! Oui, c'est l'honnкtetй du tien qui nous perd; les sentiments droits qui le remplissent en ont chassй la sagesse. Tu as voulu concilier la tendresse filiale avec l'indomptable amour; en te livrant а la fois а tous tes penchants, tu les confonds au lieu de les accorder, et deviens coupable а force de vertu. O Julie, quel est ton inconcevable empire! Par quel йtrange pouvoir tu fascines ma raison! Mкme en me faisant rougir de nos feux, tu te fais encore estimer par tes fautes; tu me forces de t'admirer en partageant tes remords... Des remords!... йtait-ce а toi d'en sentir?... toi que j'aimais... toi que je ne puis cesser d'adorer... Le crime pourrait-il approcher de ton coeur?... Cruelle! en me le rendant ce coeur qui m'appartient, rends-le-moi tel qu'il me fut donnй.

Que m'as-tu dit?... qu'oses-tu me faire entendre?... Toi, passer dans les bras d'un autre!... un autre te possйder!... N'кtre plus а moi!... ou, pour comble d'horreur, n'кtre pas а moi seul? Moi, j'йprouverais cet affreux supplice!... je te verrais survivre а toi-mкme!... Non; j'aime mieux te perdre que te partager... Que le ciel ne me donna-t-il un courage digne des transports qui m'agitent!... avant que ta main se fыt avilie dans ce noeud funeste abhorrй par l'amour et rйprouvй par l'honneur, j'irais de la mienne te plonger un poignard dans le sein; j'йpuiserais ton chaste coeur d'un sang que n'aurait point souillй l'infidйlitй. A ce pur sang je mкlerais celui qui brыle dans mes veines d'un feu que rien ne peut йteindre, je tomberais dans tes bras; je rendrais sur tes lиvres mon dernier soupir... Je recevrais le tien... Julie expirante!...ces yeux si doux йteints par les horreurs de la mort!... ce sein, ce trфne de l'amour dйchirй par ma main, versant а gros bouillons le sang et la vie!... Non, vis et souffre! porte la peine de ma lвchetй. Non, je voudrais que tu ne fusses plus; mais je ne puis t'aimer assez pour te poignarder.

O si tu connaissais l'йtat de ce coeur serrй de dйtresse! Jamais il ne brыla d'un feu si sacrй; jamais ton innocence et ta vertu ne lui fut si chиre. Je suis amant, je suis aimй, je le sens; mais je ne suis qu'un homme, et il est au-dessus de la force humaine de renoncer а la suprкme fйlicitй. Une nuit, une seul nuit a changй pour jamais toute mon вme. Ote-moi ce dangereux souvenir, et je suis vertueux. Mais cette nuit fatale rиgne au fond de mon coeur, et va couvrir de son ombre le reste de ma vie. Ah! Julie! objet adorй! s'il faut кtre а jamais misйrables, encore une heure de bonheur, et des regrets йternels!

Ecoute celui qui t'aime. Pourquoi voudrions-nous кtre plus sages nous seuls que tout le reste des hommes, et suivre avec une simplicitй d'enfants de chimйriques vertus dont tout le monde parle et que personne ne pratique? Quoi! serons-nous meilleurs moralistes que ces foules de savants dont Londres et Paris sont peuplйs, qui tous se raillent de la fidйlitй conjugale, et regardent l'adultиre comme un jeu? Les exemples n'en sont point scandaleux; il n'est pas mкme permis d'y trouver а redire; et tous les honnкtes gens se riraient ici de celui qui, par respect pour le mariage, rйsisterait au penchant de son coeur. En effet, disent-ils, un tort qui n'est que dans l'opinion n'est-il pas nul quand il est secret? Quel mal reзoit un mari d'une infidйlitй qu'il ignore? De quelle complaisance une femme ne rachиte-t-elle pas ses fautes? Quelle douceur n'emploie-t-elle pas а prйvenir ou guйrir ses soupзons? Privй d'un bien imaginaire, il vit rйellement plus heureux; et ce prйtendu crime dont on fait tant de bruit n'est qu'un lien de plus dans la sociйtй.

A Dieu ne plaise, ф chиre amie de mon coeur, que je veuille rassurer le tien par ces honteuses maximes! Je les abhorre sans savoir les combattre; et ma conscience y rйpond mieux que ma raison. Non que je me fasse fort d'un courage que je hais, ni que je voulusse d'une vertu si coыteuse: mais je me crois moins coupable en me reprochant mes fautes qu'en m'efforзant de les justifier; et je regarde comme le comble du crime d'en vouloir фter les remords.

Je ne sais ce que j'йcris: je me sens l'вme dans un йtat affreux, pire que celui mкme oщ j'йtais avant d'avoir reзu ta lettre. L'espoir que tu me rends est triste et sombre; il йteint cette lueur si pure qui nous guida tant de fois; tes attraits s'en ternissent et ne deviennent que plus touchants; je te vois tendre et malheureuse; mon coeur est inondй des pleurs qui coulent de tes yeux, et je me reproche avec amertume un bonheur que je ne puis plus goыter qu'aux dйpens du tien.

Je sens pourtant qu'une ardeur secrиte m'anime encore et me rend le courage que veulent m'фter les remords. Chиre amie, ah! sais-tu de combien de pertes un amour pareil au mien peut te dйdommager? Sais-tu jusqu'а quel point un amant qui ne respire que pour toi peut te faire aimer la vie? Conзois-tu bien que c'est pour toi seule que je veux vivre, agir, penser, sentir dйsormais? Non, source dйlicieuse de mon кtre, je n'aurai plus d'вme que ton вme, je ne serai plus rien qu'une partie de toi-mкme, et tu trouveras au fond de mon coeur une si douce existence que tu ne sentiras point ce que la tienne aura perdu de ses charmes. Eh bien! nous serons coupables, mais nous ne serons point mйchants; nous serons coupables, mais nous aimerons toujours la vertu: loin d'oser excuser nos fautes, nous en gйmirons, nous les pleurerons ensemble, nous les rachиterons, s'il est possible, а force d'кtre bienfaisants et bons. Julie! ф Julie! que ferais-tu? que peux-tu faire? Tu ne peux йchapper а mon coeur, n'a-t-il pas йpousй le tien?

Ces vains projets de fortune qui m'ont si grossiиrement abusй sont oubliйs depuis longtemps. Je vais m'occuper uniquement des soins que je dois а milord Edouard; il veut m'entraоner en Angleterre; il prйtend que je puis l'y servir. Eh bien! je l'y suivrai. Mais je me dйroberai tous les ans; je me rendrai secrиtement prиs de toi. Si je ne puis te parler, au moins je t'aurai vue; j'aurai du moins baisй tes pas; un regard de tes yeux m'aura donnй dix mois de vie. Forcй de repartir, en m'йloignant de celle que j'aime, je compterai pour me consoler les pas qui doivent m'en rapprocher. Ces frйquents voyages donneront le change а ton malheureux amant; il croira dйjа jouir de ta vue en partant pour t'aller voir; le souvenir de ses transports l'enchantera durant son retour; malgrй le sort cruel, ses tristes ans ne seront pas tout а fait perdus; il n'y en aura point qui ne soient marquйs par des plaisirs, et les courts moments qu'il passera prиs de toi se multiplieront sur sa vie entiиre.

 

Lettre XVII de madame d'Orbe

Votre amante n'est plus; mais j'ai retrouvй mon amie, et vous en avez acquis une dont le coeur peut vous rendre beaucoup plus que vous n'avez perdu. Julie est mariйe, et digne de rendre heureux l'honnкte homme qui vient d'unir son sort au sien. Aprиs tant d'imprudences, rendez grвces au ciel qui vous a sauvйs tous deux, elle de l'ignominie, et vous du regret de l'avoir dйshonorйe. Respectez son nouvel йtat; ne lui йcrivez point; elle vous en prie. Attendez qu'elle vous йcrive; c'est ce qu'elle fera dans peu. Voici le temps oщ je vais connaоtre si vous mйritez l'estime que j'eus pour vous, et si votre coeur est sensible а une amitiй pure et sans intйrкt.

 

Lettre XVIII de Julie

Vous кtes depuis si longtemps le dйpositaire de tous les secrets de mon coeur, qu'il ne saurait plus perdre une si douce habitude. Dans la plus importante occasion de ma vie il veut s'йpancher avec vous. Ouvrez-lui le vфtre, mon aimable ami; recueillez dans votre sein les longs discours de l'amitiй: si quelquefois elle rend diffus l'ami qui parle, elle rend toujours patient l'ami qui йcoute.

Liйe au sort d'un йpoux, ou plutфt aux volontйs d'un pиre, par une chaоne indissoluble, j'entre dans une nouvelle carriиre qui ne doit finir qu'а la mort. En la commenзant, jetons un moment les yeux sur celle que je quitte: il ne nous sera pas pйnible de rappeler un temps si cher. Peut-кtre y trouverai-je des leзons pour bien user de celui qui me reste; peut-кtre y trouverez-vous des lumiиres pour expliquer ce que ma conduite eut toujours d'obscur а vos yeux. Au moins, en considйrant ce que nous fыmes l'un а l'autre, nos coeurs n'en sentiront que mieux ce qu'ils se doivent jusqu'а la fin de nos jours.

Il y a six ans а peu prиs que je vous vis pour la premiиre fois; vous йtiez jeune, bien fait, aimable; d'autres jeunes gens m'ont paru plus beaux et mieux faits que vous; aucun ne m'a donnй la moindre йmotion, et mon coeur fut а vous dиs la premiиre vue. Je crus voir sur votre visage les traits de l'вme qu'il fallait а la mienne. Il me sembla que mes sens ne servaient que d'organe а des sentiments plus nobles; et j'aimai dans vous moins ce que j'y voyais que ce que je croyais sentir en moi-mкme. Il n'y a pas deux mois que je pensais encore ne m'кtre pas trompйe; l'aveugle amour, me disais-je, avait raison; nous йtions faits l'un pour l'autre; je serais а lui si l'ordre humain n'eыt troublй les rapports de la nature; et s'il йtait permis а quelqu'un d'кtre heureux, nous aurions dы l'кtre ensemble.

Mes sentiments nous furent communs; ils m'auraient abusйe si je les eusse йprouvйs seule. L'amour que j'ai connu ne peut naоtre que d'une convenance rйciproque et d'un accord des вmes. On n'aime point si l'on n'est aimй, du moins on n'aime pas longtemps. Ces passions sans retour qui font, dit-on, tant de malheureux, ne sons fondйes que sur les sens: si quelques-unes pйnиtrent jusqu'а l'вme, c'est par des rapports faux dont on est bientфt dйtrompй. L'amour sensuel ne peut se passer de la possession, et s'йteint par elle. Le vйritable amour ne peut se passer du coeur, et dure autant que les rapports qui l'ont fait naоtre. Tel fut le nфtre en commenзant; tel il sera, j'espиre, jusqu'а la fin de nos jours, quand nous l'aurons mieux ordonnй. Je vis, je sentis que j'йtais aimйe, et que je devais l'кtre: la bouche йtait muette, le regard йtait contraint, mais le coeur se faisait entendre. Nous йprouvвmes bientфt entre nous ce je ne sais quoi qui rend le silence йloquent, qui fait parler des yeux baissйs, qui donne une timiditй tйmйraire, qui montre les dйsirs par la crainte, et dit tout ce qu'il n'ose exprimer.

Je sentis mon coeur, et me jugeai perdue а votre premier mot. J'aperзus la gкne de votre rйserve; j'approuvai ce respect, je vous en aimai davantage: je cherchais а vous dйdommager d'un silence pйnible et nйcessaire sans qu'il en coutвt а mon innocence; je forзai mon naturel; j'imitai ma cousine, je devins badine et folвtre comme elle, pour prйvenir des explications trop graves et faire passer mille tendres caresses а la faveur de ce feint enjouement. Je voulais vous rendre si doux votre йtat prйsent, que la crainte d'en changer augmentвt votre retenue. Tout cela me rйussit mal: on ne sort point de son naturel impunйment. Insensйe que j'йtais! j'accйlйrai ma perte au lieu de la prйvenir, j'employai du poison pour palliatif; et ce qui devait vous faire taire fut prйcisйment ce qui vous fit parler. J'eus beau, par une froideur affectйe, vous tenir йloignй dans le tкte-а-tкte; cette contrainte mкme me trahit: vous йcrivоtes. Au lieu de jeter au feu votre premiиre lettre ou de la porter а ma mиre, j'osai l'ouvrir: ce fut lа mon crime, et tout le reste fut forcй. Je voulus m'empкcher de rйpondre а ces lettres funestes que je ne pouvais m'empкcher de lire. Cet affreux combat altйra ma santй: je vis l'abоme oщ j'allais me prйcipiter; j'eus horreur de moi-mкme, et ne pus me rйsoudre а vous laisser partir. Je tombai dans une sorte de dйsespoir; j'aurais mieux aimй que vous ne fussiez plus que de n'кtre point а moi: j'en vins jusqu'а souhaiter votre mort, jusqu'а vous la demander. Le ciel a vu mon coeur; cet effort doit racheter quelques fautes.

Vous voyant prкt а m'obйir, il fallut parler. J'avais reзu de la Chaillot des leзons qui ne me firent que mieux connaоtre les dangers de cet aveu. L'amour qui me l'arrachait m'apprit а en йluder l'effet. Vous fыtes mon dernier refuge; j'eus assez de confiance en vous pour vous armer contre ma faiblesse; je vous crus digne de me sauver de moi-mкme, et je vous rendis justice. En vous voyant respecter un dйpфt si cher, je connus que ma passion ne m'aveuglait point sur les vertus qu'elle me faisait trouver en vous. Je m'y livrais avec d'autant plus de sйcuritй, qu'il me sembla que nos coeurs se suffisaient l'un а l'autre. Sыre de ne trouver au fond du mien que des sentiments honnкtes, je goыtais sans prйcaution les charmes d'une douce familiaritй. Hйlas! je ne voyais pas que le mal s'invйtйrait par ma nйgligence, et que l'habitude йtait plus dangereuse que l'amour. Touchйe de votre retenue, je crus pouvoir sans risque modйrer la mienne; dans l'innocence de mes dйsirs, je pensais encourager en vous la vertu mкme par les tendres caresses de l'amitiй. J'appris dans le bosquet de Clarens que j'avais trop comptй sur moi, et qu'il ne faut rien accorder aux sens quand on veut leur refuser quelque chose. Un instant, un seul instant embrasa les miens d'un feu que rien ne put йteindre; et si ma volontй rйsistait encore, dиs lors mon coeur fut corrompu.

Vous partagiez mon йgarement: votre lettre me fit trembler. Le pйril йtait doublй: pour me garantir de vous et de moi il fallut vous йloigner. Ce fut le dernier effort d'une vertu mourante. En fuyant vous achevвtes de vaincre; et sitфt que je ne vous vis plus, ma langueur m'фta le peu de force qui me restait pour vous rйsister.

Mon pиre, en quittant le service, avait amenй chez lui M. de Wolmar: la vie qu'il lui devait, et une liaison de vingt ans, lui rendaient cet ami si cher, qu'il ne pouvait se sйparer de lui. M. de Wolmar avanзait en вge; et, quoique riche et de grande naissance, il ne trouvait point de femme qui lui convоnt. Mon pиre lui avait parlй de sa fille en homme qui souhaitait se faire un gendre de son ami; il fut question de la voir, et c'est dans ce dessein qu'ils firent le voyage ensemble. Mon destin voulut que je plusse а M. de Wolmar, qui n'avait jamais rien aimй. Ils se donnиrent secrиtement leur parole; et, M. de Wolmar, ayant beaucoup d'affaires а rйgler dans une cour du Nord oщ йtaient sa famille et sa fortune, il en demanda le temps, et partit sur cet engagement mutuel. Aprиs son dйpart, mon pиre nous dйclara а ma mиre et а moi qu'il me l'avait destinй pour йpoux, et m'ordonna d'un ton qui ne laissait point de rйplique а ma timiditй de me disposer а recevoir sa main. Ma mиre, qui n'avait que trop remarquй le penchant de mon coeur, et qui se sentait pour vous une inclination naturelle, essaya plusieurs fois d'йbranler cette rйsolution; sans oser vous proposer, elle parlait de maniиre а donner а mon pиre de la considйration pour vous et le dйsir de vous connaоtre; mais la qualitй qui vous manquait le rendit insensible а toutes celles que vous possйdiez; et, s'il convenait que la naissance ne les pouvait remplacer, il prйtendait qu'elle seule pouvait les faire valoir.

L'impossibilitй d'кtre heureuse irrita des feux qu'elle eыt dы йteindre. Une flatteuse illusion me soutenait dans mes peines; je perdis avec elle la force de les supporter. Tant qu'il me fыt restй quelque espoir d'кtre а vous, peut-кtre aurais-je triomphй de moi; il m'en eыt moins coыtй de vous rйsister toute ma vie que de renoncer а vous pour jamais; et la seule idйe d'un combat йternel m'фta le courage de vaincre.

La tristesse et l'amour consumaient mon coeur; je tombai dans un abattement dont mes lettres se sentirent. Celles que vous m'йcrivоtes de Meillerie y mit le comble; а mes propres douleurs se joignit le sentiment de votre dйsespoir. Hйlas! c'est toujours l'вme la plus faible qui porte les peines de toutes deux. Le parti que vous m'osiez proposer mit le comble а mes perplexitйs. L'infortune de mes jours йtait assurйe, l'inйvitable choix qui me restait а faire йtait d'y joindre celle de mes parents ou la vфtre. Je ne pus supporter cette horrible alternative: les forces de la nature ont un terme; tant d'agitations йpuisиrent les miennes. Je souhaitai d'кtre dйlivrйe de la vie. Le ciel parut avoir pitiй de moi; mais la cruelle mort m'йpargna pour me perdre. Je vous vis, je fus guйrie, et je pйris.

Si je ne trouvai point le bonheur dans mes fautes, je n'avais jamais espйrй l'y trouver. Je sentais que mon coeur йtait fait pour la vertu, et qu'il ne pouvait кtre heureux sans elle; je succombai par faiblesse et non par erreur; je n'eus pas mкme l'excuse de l'aveuglement. Il ne me restait aucun espoir; je ne pouvais plus qu'кtre infortunйe. L'innocence et l'amour m'йtaient йgalement nйcessaires; ne pouvant les conserver ensemble, et voyant votre йgarement, je ne consultai que vous dans mon choix, et me perdis pour vous sauver.

Mais il n'est pas si facile qu'on pense de renoncer а la vertu. Elle tourmente longtemps ceux qui l'abandonnent; et ses charmes, qui font les dйlices des вmes pures, font le premier supplice du mйchant, qui les aime encore et n'en saurait plus jouir. Coupable et non dйpravйe, je ne pus йchapper aux remords qui m'attendaient; l'honnкtetй me fut chиre mкme aprиs l'avoir perdue; ma honte, pour кtre secrиte, ne m'en fut pas moins amиre; et quand tout l'univers en eыt йtй tйmoin, je ne l'aurais pas mieux sentie. Je me consolais dans ma douleur comme un blessй qui craint la gangrиne, et en qui le sentiment de son mal soutient l'espoir d'en guйrir.

Cependant cet йtat d'opprobre m'йtait odieux. A force de vouloir йtouffer le reproche sans renoncer au crime, il m'arriva ce qu'il arrive а toute вme honnкte qui s'йgare et qui se plaоt dans son йgarement. Une illusion nouvelle vint adoucir l'amertume du repentir; j'espйrai tirer de ma faute un moyen de la rйparer et j'osai former le projet de contraindre mon pиre а nous unir. Le premier fruit de notre amour devait serrer ce doux lien. Je le demandais au ciel comme le gage de mon retour а la vertu et de notre bonheur commun; je le dйsirais comme un autre а ma place aurait pu le craindre; le tendre amour, tempйrant par son prestige le murmure de la conscience, me consolait de ma faiblesse par l'effet que j'en attendais, et faisait d'une si chиre attente le charme et l'espoir de ma vie.

Sitфt que j'aurais portй des marques sensibles de mon йtat, j'avais rйsolu d'en faire, en prйsence de toute ma famille, une dйclaration publique а M. Perret. Je suis timide, il est vrai; je sentais tout ce qu'il m'en devait coыter; mais l'honneur mкme animait mon courage, et j'aimais mieux supporter une fois la confusion que j'avais mйritйe, que de nourrir une honte йternelle au fond de mon coeur. Je savais que mon pиre me donnerait la mort ou mon amant; cette alternative n'avait rien d'effrayant pour moi, et, de maniиre ou d'autre, j'envisageais dans cette dйmarche la fin de tous mes malheurs.

Tel йtait, mon bon ami, le mystиre que je voulus vous dйrober, et que vous cherchiez а pйnйtrer avec une si curieuse inquiйtude. Mille raisons me forзaient а cette rйserve avec un homme aussi emportй que vous, sans compter qu'il ne fallait pas armer d'un nouveau prйtexte votre indiscrиte importunitй. Il йtait а propos surtout de vous йloigner durant une si pйrilleuse scиne, et je savais bien que vous n'auriez jamais consenti а m'abandonner dans un danger pareil s'il vous eыt йtй connu.

Hйlas! je fus encore abusйe par une si douce espйrance. Le ciel rejeta des projets conзus dans le crime; je ne mйritais pas l'honneur d'кtre mиre; mon attente resta toujours vaine; et il me fut refusй d'expier ma faute aux dйpens de ma rйputation. Dans le dйsespoir que j'en conзus, l'imprudent rendez-vous qui mettait votre vie en danger fut une tйmйritй que mon fol amour me voilait d'une si douce excuse: je m'en prenais а moi du mauvais succиs de mes voeux, et mon coeur abusй par ses dйsirs ne voyait dans l'ardeur de les contenter que le soin de les rendre un jour lйgitimes.

Je les crus un instant accomplis; cette erreur fut la source du plus cuisant de mes regrets, et l'amour exaucй par la nature n'en fut que plus cruellement trahi par la destinйe. Vous avez su quel accident dйtruisit, avec le germe que je portais dans mon sein, le dernier fondement de mes espйrances. Ce malheur m'arriva prйcisйment dans le temps de notre sйparation: comme si le ciel eыt voulu m'accabler alors de tous les maux que j'avais mйritйs et couper а la fois tous les liens qui pouvaient nous unir.

Votre dйpart fut la fin de mes erreurs ainsi que de mes plaisirs; je reconnus, mais trop tard, les chimиres qui m'avaient abusйe. Je me vis aussi mйprisable que je l'йtais devenue, et aussi malheureuse que je devais toujours l'кtre avec un amour sans innocence et des dйsirs sans espoir qu'il m'йtait impossible d'йteindre. Tourmentйe de mille vains regrets, je renonзai а des rйflexions aussi douloureuses qu'inutiles; je ne valais plus la peine que je songeasse а moi-mкme, je consacrai ma vie а m'occuper de vous. Je n'avais plus d'honneur que le vфtre, plus d'espйrance qu'en votre bonheur, et les sentiments qui me venaient de vous йtaient les seuls dont je crusse pouvoir кtre encore йmue.

L'amour ne m'aveuglait point sur vos dйfauts, mais il me les rendait chers; et telle йtait son illusion, que je vous aurais moins aimй si vous aviez йtй plus parfait. Je connaissais votre coeur, vos emportements; je savais qu'avec plus de courage que moi vous aviez moins de patience, et que les maux dont mon вme йtait accablйe mettraient la vфtre au dйsespoir. C'est par cette raison que je vous cachai toujours avec soin les engagements de mon pиre; et, а notre sйparation, voulant profiter du zиle de milord Edouard pour votre fortune et vous en inspirer un pareil а vous-mкme, je vous flattais d'un espoir que je n'avais pas. Je fis plus; connaissant le danger qui nous menaзait, je pris la seule prйcaution qui pouvait nous en garantir; et, vous engageant avec ma parole ma libertй autant qu'il m'йtait possible, je tвchai d'inspirer а vous de la confiance, а moi de la fermetй, par une promesse que je n'osasse enfreindre, et qui pыt vous tranquilliser. C'йtait un devoir puйril, j'en conviens, et cependant je ne m'en serais jamais dйpartie. La vertu est si nйcessaire а nos coeurs que; quand on a une fois abandonnй la vйritable, on s'en fait ensuite une а sa mode, et l'on y tient plus fortement peut-кtre parce qu'elle est de notre choix.

Je ne vous dirai point combien j'йprouvai d'agitations depuis votre йloignement. La pire de toutes йtait la crainte d'кtre oubliйe. Le sйjour oщ vous йtiez me faisait trembler; votre maniиre d'y vivre augmentait mon effroi; je croyais dйjа vous voir avilir jusqu'а n'кtre plus qu'un homme а bonnes fortunes. Cette ignominie m'йtait plus cruelle que tous mes maux; j'aurais mieux aimй vous savoir malheureux que mйprisable; aprиs tant de peines auxquelles j'йtais accoutumйe, votre dйshonneur йtait la seule que je ne pouvais supporter.

Je fus rassurйe sur des craintes que le ton de vos lettres commenзait а confirmer; et je le fus par un moyen qui eыt pu mettre le comble aux alarmes d'une autre. Je parle du dйsordre oщ vous vous laissвtes entraоner, et dont le prompt et libre aveu fut de toutes les preuves de votre franchise celle qui m'a le plus touchйe. Je vous connaissais trop pour ignorer ce qu'un pareil aveu devait vous coыter, quand mкme j'aurais cessй de vous кtre chиre; je vis que l'amour, vainqueur de la honte, avait pu seul vous l'arracher. Je jugeai qu'un coeur si sincиre йtait incapable d'une infidйlitй cachйe; je trouvai moins de tort dans votre faute que de mйrite а la confesser, et, me rappelant vos anciens engagements, je me guйris pour jamais de la jalousie.

Mon ami, je n'en fus pas plus heureuse; pour un tourment de moins sans cesse il en renaissait mille autres, et je ne connus jamais mieux combien il est insensй de chercher dans l'йgarement de son coeur un repos qu'on ne trouve que dans la sagesse. Depuis longtemps je pleurais en secret la meilleure des mиres, qu'une langueur mortelle consumait insensiblement. Babi, а qui le fatal effet de ma chute m'avait forcйe а me confier, me trahit et lui dйcouvrit nos amours et mes fautes. A peine eus-je retirй vos lettres de chez ma cousine qu'elles furent surprises. Le tйmoignage йtait convaincant; la tristesse acheva d'фter а ma mиre le peu de forces que son mal lui avait laissйes. Je faillis expirer de regret а ses pieds. Loin de m'exposer а la mort que je mйritais, elle voila ma honte, et se contenta d'en gйmir; vous-mкme, qui l'aviez si cruellement abusйe, ne pыtes lui devenir odieux. Je fus tйmoin de l'effet que produisit votre lettre sur son coeur tendre et compatissant. Hйlas! elle dйsirait votre bonheur et le mien. Elle tenta plus d'une fois... Que sert de rappeler une espйrance а jamais йteinte! Le ciel en avait autrement ordonnй. Elle finit ses tristes jours dans la douleur de n'avoir pu flйchir un йpoux sйvиre, et de laisser une fille si peu digne d'elle.

Accablйe d'une si cruelle perte, mon вme n'eut plus de force que pour la sentir; la voix de la nature gйmissante йtouffa les murmures de l'amour. Je pris dans une espиce d'horreur la cause de tant de maux; je voulus йtouffer enfin l'odieuse passion qui me les avait attirйs, et renoncer а vous pour jamais. Il le fallait, sans doute; n'avais-je assez de quoi pleurer le reste de ma vie sans chercher incessamment de nouveaux sujets de larmes? Tout semblait favoriser ma rйsolution. Si la tristesse attendrit l'вme, une profonde affliction l'endurcit. Le souvenir de ma mиre mourante effaзait le vфtre; nous йtions йloignйs; l'espoir m'avait abandonnйe. Jamais mon incomparable amie ne fut si sublime ni si digne d'occuper seule tout mon coeur; sa vertu, sa raison, son amitiй, ses tendres caresses, semblaient l'avoir purifiй; je vous crus oubliй, je me crus guйrie. Il йtait trop tard; ce que j'avais pris pour la froideur d'un amour йteint n'йtait que l'abattement du dйsespoir.

Comme un malade qui cesse de souffrir en tombant en faiblesse se ranime а de plus vives douleurs, je sentis bientфt renaоtre toutes les miennes quand mon pиre m'eut annoncй le prochain retour de M. de Wolmar. Ce fut alors que l'invincible amour me rendit des forces que je croyais n'avoir plus. Pour la premiиre fois de ma vie j'osai rйsister en face а mon pиre; je lui protestai nettement que jamais M. de Wolmar ne me serait rien, que j'йtais dйterminйe а mourir fille, qu'il йtait maоtre de ma vie, mais non pas de mon coeur, et que rien ne me ferait changer de volontй. Je ne vous parlerai ni de sa colиre ni des traitements que j'eus а souffrir. Je fus inйbranlable: ma timiditй surmontйe m'avait portйe а l'autre extrйmitй, et si j'avais le ton moins impйrieux que mon pиre, je l'avais tout aussi rйsolu.

Il vit que j'avais pris mon parti, et qu'il ne gagnerait rien sur moi par autoritй. Un instant je me crus dйlivrйe de ses persйcutions. Mais que devins-je quand tout а coup je vis а mes pieds le plus sйvиre des pиres attendri et fondant en larmes? Sans me permettre de me lever, il me serrait les genoux, et, fixant ses yeux mouillйs sur les miens, il me dit d'une voix touchante que j'entends encore au dedans de moi: "Ma fille, respecte les cheveux blancs de ton malheureux pиre; ne le fais pas descendre avec douleur au tombeau, comme celle qui te porta dans son sein; ah! veux-tu donner la mort а toute ta famille?"

Concevez mon saisissement. Cette attitude, ce ton, ce geste, ce discours, cette affreuse idйe, me bouleversиrent au point que je me laissai aller demi-morte entre ses bras, et ce ne fut qu'aprиs bien des sanglots dont j'йtais oppressйe que je pus lui rйpondre d'une voix altйrйe et faible: "O mon pиre! j'avais des armes contre vos menaces, je n'en ai point contre vos pleurs; c'est vous qui ferez mourir votre fille."

Nous йtions tous deux tellement agitйs que nous ne pыmes de longtemps nous remettre. Cependant, en repassant en moi-mкme ses derniers mots, je conзus qu'il йtait plus instruit que je n'avais cru, et, rйsolue de me prйvaloir contre lui de ses propres connaissances, je me prйparais а lui faire, au pйril de ma vie, un aveu trop longtemps diffйrй, quand, m'arrкtant avec vivacitй comme s'il eыt prйvu et craint ce que j'allais lui dire, il me parla ainsi:

"Je sais quelle fantaisie indigne d'une fille bien nйe vous nourrissez au fond de votre coeur. Il est temps de sacrifier au devoir et а l'honnкtetй une passion honteuse qui vous dйshonore et que vous ne satisferez jamais qu'aux dйpens de ma vie. Ecoutez une fois ce que l'honneur d'un pиre et le vфtre exigent de vous, et jugez-vous vous-mкme.

M. de Wolmar est un homme d'une grande naissance, distinguй par toutes les qualitйs qui peuvent la soutenir, qui jouit de la considйration publique et qui la mйrite. Je lui dois la vie; vous savez les engagements que j'ai pris avec lui. Ce qu'il faut vous apprendre encore, c'est qu'йtant allй dans son pays pour mettre ordre а ses affaires, il s'est trouvй enveloppй dans la derniиre rйvolution, qu'il y a perdu ses biens, qu'il n'a lui-mкme йchappй а l'exil en Sibйrie que par un bonheur singulier, et qu'il revient avec le triste dйbris de sa fortune, sur la parole de son ami, qui n'en manqua jamais а personne. Prescrivez-moi maintenant la rйception qu'il faut lui faire а son retour. Lui dirai-je: Monsieur, je vous ai promis ma fille tandis que vous йtiez riche, mais а prйsent que vous n'avez plus rien, je me rйtracte, et ma fille ne veut point de vous? Si ce n'est pas ainsi que j'йnonce mon refus, c'est ainsi qu'on l'interprйtera: vos amours allйguйs seront pris pour un prйtexte, ou ne seront pour moi qu'un affront de plus; et nous passerons, vous pour une fille perdue, moi pour un malhonnкte homme qui sacrifie son devoir et sa foi а un vil intйrкt, et joint l'ingratitude а l'infidйlitй. Ma fille, il est trop tard pour finir dans l'opprobre une vie sans tache, et soixante ans d'honneur ne s'abandonnent pas en un quart d'heure.

Voyez donc, continua-t-il, combien tout ce que vous pouvez me dire est а prйsent hors de propos; voyez si des prйfйrences que la pudeur dйsavoue, et quelque feu passager de jeunesse peuvent jamais кtre mis en balance avec le devoir d'une fille et l'honneur compromis d'un pиre. S'il n'йtait question pour l'un des deux que d'immoler son bonheur а l'autre, ma tendresse vous disputerait un si doux sacrifice; mais, mon enfant, l'honneur a parlй, et, dans le sang dont tu sors, c'est toujours lui qui dйcide."

Je ne manquais pas de bonnes rйponses а ce discours; mais les prйjugйs de mon pиre lui donnent des principes si diffйrents des miens, que des raisons qui me semblaient sans rйplique ne l'auraient pas mкme йbranlй. D'ailleurs, ne sachant ni d'oщ lui venaient les lumiиres qu'il paraissait avoir acquises sur ma conduite, ni jusqu'oщ elles pouvaient aller; craignant, а son affectation de m'interrompre, qu'il n'eыt dйjа pris son parti sur ce que j'avais а lui dire; et, plus que tout cela, retenue par une honte que je n'ai jamais pu vaincre, j'aimais mieux employer une excuse qui me parut plus sыre, parce qu'elle йtait plus selon sa maniиre de penser. Je lui dйclarai sans dйtour l'engagement que j'avais pris avec vous; je protestai que je ne vous manquerais point de parole, et que, quoi qu'il pыt arriver, je ne me marierais jamais sans votre consentement.

En effet, je m'aperзus avec joie que mon scrupule ne lui dйplaisait pas; il me fit de vifs reproches sur ma promesse, mais il n'y objecta rien; tant un gentilhomme plein d'honneur a naturellement une haute idйe de la foi des engagements, et regarde la parole comme une chose toujours sacrйe! Au lieu donc de s'amuser а disputer sur la nullitй de cette promesse, dont je ne serais jamais convenue, il m'obligea d'йcrire un billet, auquel il joignit une lettre qu'il fit partir sur-le-champ. Avec quelle agitation n'attendis-je point votre rйponse! Combien je fis de voeux pour vous trouver moins de dйlicatesse que vous deviez en avoir! Mais je vous connaissais trop pour douter de votre obйissance, et je savais que plus le sacrifice exigй vous serait pйnible, plus vous seriez prompt а vous l'imposer. La rйponse vint; elle me fut cachйe durant ma maladie; aprиs mon rйtablissement mes craintes furent confirmйes, et il ne me resta plus d'excuses. Au moins mon pиre me dйclara qu'il n'en recevrait plus; et avec l'ascendant que le terrible mot qu'il m'avait dit lui donnait sur mes volontйs, il me fit jurer que je ne dirais rien а M. de Wolmar qui pыt le dйtourner de m'йpouser; car, ajouta-t-il, cela lui paraоtrait un jeu concertй entre nous, et, а quelque prix que ce soit, il faut que ce mariage s'achиve ou que je meure de douleur.

Vous le savez, mon ami, ma santй, si robuste contre la fatigue et les injures de l'air, ne peut rйsister aux intempйries des passions, et c'est dans mon trop sensible coeur qu'est la source de tous les maux et de mon corps et de mon вme. Soit que de longs chagrins eussent corrompu mon sang, soit que la nature eыt pris ce temps pour l'йpurer d'un levain funeste, je me sentis fort incommodйe а la fin de cet entretien. En sortant de la chambre de mon pиre je m'efforзai pour vous йcrire un mot, et me trouvai si mal qu'en me mettant au lit j'espйrai ne m'en plus relever. Tout le reste vous est trop connu; mon imprudence attira la vфtre. Vous vоntes; je vous vis, et je crus n'avoir fait qu'un de ces rкves qui vous offraient si souvent а moi durant mon dйlire. Mais quand j'appris que vous йtiez venu, que je vous avais vu rйellement, et que, voulant partager le mal dont vous ne pouviez me guйrir, vous l'aviez pris а dessein, je ne pus supporter cette derniиre йpreuve; et voyant un si tendre amour survivre а l'espйrance, le mien, que j'avais pris tant de peine а contenir, ne connut plus de frein, et se ranima bientфt avec plus d'ardeur que jamais. Je vis qu'il fallait aimer malgrй moi, je sentis qu'il fallait кtre coupable; que je ne pouvais rйsister ni а mon pиre ni а mon amant, et que je n'accorderais jamais les droits de l'amour et du sang qu'aux dйpens de l'honnкtetй. Ainsi tous mes bons sentiments achevиrent de s'йteindre, toutes mes facultйs s'altйrиrent, le crime perdit son horreur а mes yeux, je me sentis tout autre au dedans de moi; enfin, les transports effrйnйs d'une passion rendue furieuse par les obstacles me jetиrent dans le plus affreux dйsespoir qui puisse accabler une вme: j'osai dйsespйrer de la vertu. Votre lettre, plus propre а rйveiller les remords qu'а les prйvenir, acheva de m'йgarer. Mon coeur йtait si corrompu que ma raison ne put rйsister aux discours de vos philosophes. Des horreurs dont l'idйe n'avait jamais souillй mon esprit osиrent s'y prйsenter. La volontй les combattait encore, mais l'imagination s'accoutumait а les voir; et si je ne portais pas d'avance le crime au fond de mon coeur, je n'y portais plus ces rйsolutions gйnйreuses qui seules peuvent lui rйsister.

J'ai peine а poursuivre. Arrкtons un moment. Rappelez-vous ce temps de bonheur et d'innocence oщ ce feu si vif et si doux dont nous йtions animйs йpurait tous nos sentiments, oщ sa sainte ardeur nous rendait la pudeur plus chиre et l'honnкtetй plus aimable, oщ les dйsirs mкmes ne semblaient naоtre que pour nous donner l'honneur de les vaincre et d'en кtre plus dignes l'un de l'autre. Relisez nos premiиres lettres, songez а ces moments si courts et trop peu goыtйs oщ l'amour se parait а nos yeux de tous les charmes de la vertu, et oщ nous nous aimions trop pour former entre nous des liens dйsavouйs par elle.

Qu'йtions-nous, et que sommes-nous devenus? Deux tendres amants passиrent ensemble une annйe entiиre dans le plus rigoureux silence: leurs soupirs n'osaient s'exhaler, mais leurs coeurs s'entendaient; ils croyaient souffrir; et ils йtaient heureux. A force de s'entendre, ils se parlиrent; mais, contents de savoir triompher d'eux-mкmes et de s'en rendre mutuellement l'honorable tйmoignage, ils passиrent une autre annйe dans une rйserve non moins sйvиre; ils se disaient leurs peines, et ils йtaient heureux. Ces longs combats furent mal soutenus; un instant de faiblesse les йgara; ils s'oubliиrent dans les plaisirs; mais s'ils cessиrent d'кtre chastes, au moins ils йtaient fidиles; au moins le ciel et la nature autorisaient les noeuds qu'ils avaient formйs; au moins la vertu leur йtait toujours chиre; ils l'aimaient encore et la savaient encore honorer; ils s'йtaient moins corrompus qu'avilis. Moins dignes d'кtre heureux, ils l'йtaient pourtant encore.

Que font maintenant ces amants si tendres, qui brыlaient d'une flamme si pure, qui sentaient si bien le prix de l'honnкtetй? Qui l'apprendra sans gйmir sur eux? Les voilа livrйs au crime. L'idйe mкme de souiller le lit conjugal ne leur fait plus d'horreur... ils mйditent des adultиres! Quoi! sont-ils bien les mкmes? Leurs вmes n'ont-elles point changй? Comment cette ravissante image que le mйchant n'aperзut jamais peut-elle s'effacer des coeurs oщ elle a brillй? Comment l'attrait de la vertu ne dйgoыte-t-il pas pour toujours du vice ceux qui l'ont une fois connue? Combien de siиcles ont pu produire ce changement йtrange? Quelle longueur de temps put dйtruire un si charmant souvenir, et faire perdre le vrai sentiment du bonheur а qui l'a pu savourer une fois? Ah! si le premier dйsordre est pйnible et lent, que tous les autres sont prompts et faciles! Prestige des passions, tu fascines ainsi la raison, tu trompes la sagesse et changes la nature avant qu'on s'en aperзoive! On s'йgare un seul moment de la vie, on se dйtourne d'un seul pas de la droite route; aussitфt une pente inйvitable nous entraоne et nous perd; on tombe enfin dans le gouffre, et l'on se rйveille йpouvantй de se trouver couvert de crimes avec un coeur nй pour la vertu. Mon bon ami, laissons retomber ce voile: avons-nous besoin de voir le prйcipice affreux qu'il nous cache pour йviter d'en approcher? Je reprends mon rйcit.

M. de Wolmar arriva, et ne se rebuta pas du changement de mon visage. Mon pиre ne me laissa pas respirer. Le deuil de ma mиre allait finir, et ma douleur йtait а l'йpreuve du temps. Je ne pouvais allйguer ni l'un ni l'autre pour йluder ma promesse; il fallut l'accomplir. Le jour qui devait m'фter pour jamais а vous et а moi me parut le dernier de ma vie. J'aurais vu les apprкts de ma sйpulture avec moins d'effroi que ceux de mon mariage. Plus j'approchais du moment fatal, moins je pouvais dйraciner de mon coeur mes premiиres affections: elles s'irritaient par mes efforts pour les йteindre. Enfin, je me lassai de combattre inutilement. Dans l'instant mкme oщ j'йtais prкte а jurer а un autre un йternelle fidйlitй, mon coeur vous jurait encore un amour йternel, et je fus menйe au temple comme une victime impure qui souille le sacrifice oщ l'on va l'immoler.

Arrivйe а l'йglise, je sentis en entrant une sorte d'йmotion que je n'avais jamais йprouvйe. Je ne sais quelle terreur vint saisir mon вme dans ce lieu simple et auguste, tout rempli de la majestй de celui qu'on y sert. Une frayeur soudaine me fit frissonner; tremblante et prкte а tomber en dйfaillance, j'eus peine а me traоner jusqu'au pied de la chaire. Loin de me remettre, je sentis mon trouble augmenter durant la cйrйmonie, et s'il me laissait apercevoir les objets, c'йtait pour en кtre йpouvantйe. Le jour sombre de l'йdifice, le profond silence des spectateurs, leur maintien modeste et recueilli, le cortиge de tous mes parents, l'imposant aspect de mon vйnйrй pиre, tout donnait а ce qui s'allait passer un air de solennitй qui m'excitait а l'attention et au respect, et qui m'eыt fait frйmir а la seule idйe d'un parjure. Je crus voir l'organe de la Providence et entendre la voix de Dieu dans le ministre prononзant gravement la sainte liturgie. La puretй, la dignitй, la saintetй du mariage, si vivement exposйes dans les paroles de l'Ecriture, ses chastes et sublimes devoirs si importants au bonheur, а l'ordre, а la paix, а la durйe du genre humain, si doux а remplir pour eux-mкmes; tout cela me fit une telle impression, que je crus sentir intйrieurement une rйvolution subite. Une puissance inconnue sembla corriger tout а coup le dйsordre de mes affections et les rйtablir selon la loi du devoir et de la nature. L'oeil йternel qui voit tout, disais-je en moi-mкme, lit maintenant au fond de mon coeur; il compare ma volontй cachйe а la rйponse de ma bouche: le ciel et la terre sont tйmoins de l'engagement sacrй que je prends; ils le seront encore de ma fidйlitй а l'observer. Quel droit peut respecter parmi les hommes quiconque ose violer le premier de tous?

Un coup d'oeil jetй par hasard sur M. et Mme d'Orbe, que je vis а cфtй l'un de l'autre et fixant sur moi des yeux attendris, m'йmut plus puissamment encore que n'avaient fait tous les autres objets. Aimable et vertueux couple, pour moins connaоtre l'amour, en кtes-vous moins unis? Le devoir et l'honnкtetй vous lient: tendres amis, йpoux fidиles, sans brыler de ce feu dйvorant qui consume l'вme, vous vous aimez d'un sentiment pur et doux qui la nourrit, que la sagesse autorise et que la raison dirige; vous n'en кtes que plus solidement heureux. Ah! puissй-je dans un lien pareil recouvrer la mкme innocence, et jouir du mкme bonheur! Si je ne l'ai pas mйritй comme vous, je m'en rendrai digne а votre exemple. Ces sentiments rйveillиrent mon espйrance et mon courage. J'envisageai le saint noeud que j'allais former comme un nouvel йtat qui devait purifier mon вme et la rendre а tous ses devoirs. Quand le pasteur me demanda si je promettais obйissance et fidйlitй parfaite а celui que j'acceptais pour йpoux, ma bouche et mon coeur le promirent. Je le tiendrai jusqu'а la mort.

De retour au logis, je soupirais aprиs une heure de solitude et de recueillement. Je l'obtins, non sans peine; et quelque empressement que j'eusse d'en profiter, je ne m'examinai d'abord qu'avec rйpugnance, craignant de n'avoir йprouvй qu'une fermentation passagиre en changeant de condition, et de me retrouver aussi peu digne йpouse que j'avais йtй fille peu sage. L'йpreuve йtait sыre, mais dangereuse. Je commenзai par songer а vous. Je me rendais le tйmoignage que nul tendre souvenir n'avait profanй l'engagement solennel que je venais de prendre. Je ne pouvais concevoir par quel prodige votre opiniвtre image m'avait pu laisser si longtemps en paix avec tant de sujets de me la rappeler; je me serais dйfiйe de l'indiffйrence et de l'oubli, comme d'un йtat trompeur qui m'йtait trop peu naturel pour кtre durable. Cette illusion n'йtait guиre а craindre; je sentis que je vous aimais autant et plus peut-кtre que je n'avais jamais fait; mais je le sentis sans rougir. Je vis que je n'avais pas besoin pour penser а vous d'oublier que j'йtais la femme d'un autre. En me disant combien vous m'йtiez cher, mon coeur йtait йmu, mais ma conscience et mes sens йtaient tranquilles; et je connus dиs ce moment que j'йtais rйellement changйe. Quel torrent de pure joie vint alors inonder mon вme! Quel sentiment de paix, effacй depuis si longtemps, vint ranimer ce coeur flйtri par l'ignominie, et rйpandre dans tout mon кtre une sйrйnitй nouvelle! Je cru me sentir renaоtre; je crus recommencer une autre vie. Douce et consolante vertu, je la recommence pour toi; c'est toi qui me la rendras chиre; c'est а toi que je la veux consacrer. Ah! j'ai trop appris ce qu'il en coыte а te perdre, pour t'abandonner une seconde fois!

Dans le ravissement d'un changement si grand, si prompt, si inespйrй, j'osai considйrer l'йtat oщ j'йtais la veille; je frйmis de l'indigne abaissement oщ m'avait rйduit l'oubli de moi-mкme et de tous les dangers que j'avais courus depuis mon premier йgarement. Quelle heureuse rйvolution me venait de montrer l'horreur du crime qui m'avait tentйe, et rйveillait en moi le goыt de la sagesse! Par quel rare bonheur avais-je йtй plus fidиle а l'amour qu'а l'honneur qui me fut si cher? Par quelle faveur du sort votre inconstance ou la mienne ne m'avait-elle point livrйe de nouvelles inclinations? Comment eussй-je opposй а un autre amant une rйsistance que le premier avait dйjа vaincue, et une honte accoutumйe а cйder aux dйsirs? Aurais-je plus respectй les droits d'un amour йteint que je n'avais respectй ceux de la vertu, jouissant encore de tout leur empire? Quelle sыretй avais-je eue de n'aimer que vous seul au monde si ce n'est un sentiment intйrieur que croient avoir tous les amants, qui se jurent une constance йternelle, et se parjurent innocemment toutes les fois qu'il plaоt au ciel de changer leur coeur? Chaque dйfaite eыt ainsi prйparй la suivante; l'habitude du vice en eыt effacй l'horreur а mes yeux. Entraоnйe du dйshonneur а l'infamie sans trouver de prise pour m'arrкter, d'une amante abusйe je devenais une fille perdue, l'opprobre de mon sexe et le dйsespoir de ma famille. Qui m'a garantie d'un effet si naturel de ma premiиre faute? Qui m'a retenue aprиs le premier pas? Qui m'a conservй ma rйputation et l'estime de ceux qui me sont chers? Qui m'a mise sous la sauvegarde d'un йpoux vertueux, sage, aimable par son caractиre et mкme par sa personne, et rempli pour moi d'un respect et d'un attachement si peu mйritйs? Qui me permet enfin d'aspirer encore au titre d'honnкte femme, et me rend le courage d'en кtre digne? Je le vois, je le sens; la main secourable qui m'a conduite а travers les tйnиbres est celle qui lиve а mes yeux le voile de l'erreur, et me rend а moi malgrй moi-mкme. La voix secrиte qui ne cessait de murmurer au fond de mon coeur s'йlиve et tonne avec plus de force au moment oщ j'йtais prкte а pйrir. L'auteur de toute vйritй n'a point souffert que je sortisse de sa prйsence, coupable d'un vil parjure; et, prйvenant mon crime par mes remords, il m'a montrй l'abоme oщ j'allais me prйcipiter. Providence йternelle, qui fais ramper l'insecte et rouler les cieux, tu veilles sur la moindre de tes oeuvres! Tu me rappelles au bien que tu m'as fait aimer! Daigne accepter d'un coeur йpurй par tes soins l'hommage que toi seule rends digne de t'кtre offert.

A l'instant, pйnйtrйe d'un vif sentiment du danger dont j'йtais dйlivrйe, et de l'йtat d'honneur et de sыretй oщ je me sentais rйtablie, je me prosternai contre terre, j'йlevai vers le ciel mes mains suppliantes, j'invoquai l'Etre dont il est le trфne, et qui soutient ou dйtruit quand il lui plaоt par nos propres forces la libertй qu'il nous donne. "Je veux, lui dis-je, le bien que tu veux, et dont toi seul es la source. Je veux aimer l'йpoux que tu m'as donnй. Je veux кtre fidиle, parce que c'est le premier devoir qui lie la famille et toute la sociйtй. Je veux кtre chaste, parce que c'est la premiиre vertu qui nourrit toutes les autres. Je veux tout ce qui se rapporte а l'ordre de la nature que tu as йtabli, et aux rиgles de la raison que je tiens de toi. Je remets mon coeur sous ta garde et mes dйsirs en ta main. Rends toutes mes actions conformes а ma volontй constante, qui est la tienne; et ne permets plus que l'erreur d'un moment l'emporte sur le choix de toute ma vie."

Aprиs cette courte priиre, la premiиre que j'eusse faite avec un vrai zиle, je me sentis tellement affermie dans mes rйsolutions, il me parut si facile et si doux de les suivre, que je vis clairement oщ je devais chercher dйsormais la force dont j'avais besoin pour rйsister а mon propre coeur, et que je ne pouvais trouver en moi-mкme. Je tirai de cette seule dйcouverte une confiance nouvelle, et je dйplorai le triste aveuglement qui me l'avait fait manquer si longtemps. Je n'avais jamais йtй tout а fait sans religion; mais peut-кtre vaudrait-il mieux n'en point avoir du tout que d'en avoir une extйrieure et maniйrйe, qui sans toucher le coeur rassure la conscience; de se borner а des formules, et de croire exactement en Dieu а certaines heures pour n'y plus penser le reste du temps. Scrupuleusement attachйe au culte public, je n'en savais rien tirer pour la pratique de ma vie. Je me sentais bien nйe, et me livrais а mes penchants; j'aimais а rйflйchir et me fiais а ma raison; ne pouvant accorder l'esprit de l'Evangile avec celui du monde, ni la foi avec les oeuvres, j'avais pris un milieu qui contentait ma vaine sagesse; j'avais des maximes pour croire et d'autres pour agir; j'oubliais dans un lieu ce que j'avais pensй dans l'autre; j'йtais dйvote а l'йglise et philosophe au logis. Hйlas! je n'йtais rien nulle part; mes priиres n'йtaient que des mots, mes raisonnements des sophismes, et je suivais pour toute lumiиre la fausse lueur des feux errants qui me guidaient pour me perdre.

Je ne puis vous dire combien ce principe intйrieur qui m'avait manquй jusqu'ici m'a donnй de mйpris pour ceux qui m'ont si mal conduite. Quelle йtait, je vous prie, leur raison premiиre, et sur quelle base йtaient-ils fondйs? Un heureux instinct me porte au bien: une violente passion s'йlиve; elle a sa racine dans le mкme instinct; que ferai-je pour la dйtruire? De la considйration de l'ordre je tire la beautй de la vertu, et sa bontй de l'utilitй commune. Mais que fait tout cela contre mon intйrкt particulier, et lequel au fond m'importe le plus, de mon bonheur aux dйpens du reste des hommes, ou du bonheur des autres aux dйpens du mien? Si la crainte de la honte ou du chвtiment m'empкche de mal faire pour mon profit, je n'ai qu'а mal faire en secret, la vertu n'a plus rien а me dire, et si je suis surprise en faute, on punira, comme а Sparte, non le dйlit, mais la maladresse. Enfin, que le caractиre et l'amour du beau soit empreint par la nature au fond de mon вme, j'aurai ma rиgle aussi longtemps qu'il ne sera point dйfigurй. Mais comment m'assurer de conserver toujours dans sa puretй cette effigie intйrieure qui n'a point, parmi les кtres sensibles, de modиle auquel on puisse la comparer? Ne sait-on pas que les affections dйsordonnйes corrompent le jugement ainsi que la volontй, et que la conscience s'altиre et se modifie insensiblement dans chaque siиcle, dans chaque peuple, dans chaque individu, selon l'inconstance et la variйtй des prйjugйs?

Adorez l'Etre йternel, mon digne et sage ami; d'un souffle vous dйtruirez ces fantфmes de raison qui n'ont qu'une vaine apparence, et fuient comme une ombre devant l'immuable vйritй. Rien n'existe que par celui qui est. C'est lui qui donne un but а la justice, une base а la vertu, un prix а cette courte vie employйe а lui plaire; c'est lui qui ne cesse de crier aux coupables que leurs crimes secrets ont йtй vus, et qui sait dire au juste oubliй: "Tes vertus ont un tйmoin." C'est lui, c'est sa substance inaltйrable qui est le vrai modиle des perfections dont nous portons tous une image en nous-mкmes. Nos passions ont beau la dйfigurer, tous ses traits liйs а l'essence infinie se reprйsentent toujours а la raison, et lui servent а rйtablir ce que l'imposture et l'erreur en ont altйrй. Ces distinctions me semblent faciles, le sens commun suffit pour les faire. Tout ce qu'on ne peut sйparer de l'idйe de cette essence est Dieu: tout le reste est l'ouvrage des hommes. C'est а la contemplation de ce divin modиle que l'вme s'йpure et s'йlиve, qu'elle apprend а mйpriser ses inclinations basses et а surmonter ses vils penchants. Un coeur pйnйtrй de ces sublimes vйritйs se refuse aux petites passions des hommes; cette grandeur infinie le dйgoыte de leur orgueil; le charme de la mйditation l'arrache aux dйsirs terrestres: et quand l'Etre immense dont il s'occupe n'existerait pas, il serait encore bon qu'il s'en occupвt sans cesse pour кtre plus maоtre de lui-mкme, plus fort, plus heureux et plus sage.

Cherchez-vous un exemple sensible des vains sophismes d'une raison qui ne s'appuie que sur elle-mкme? Considйrons de sang-froid les discours de vos philosophes, dignes apologistes du crime, qui ne sйduisirent jamais que des coeurs dйjа corrompus. Ne dirait-on pas qu'en s'attaquant directement au plus saint et au plus solennel des engagements, ces dangereux raisonneurs ont rйsolu d'anйantir d'un seul coup la sociйtй humaine, qui n'est fondйe que sur la foi des conventions? Mais voyez, je vous prie, comme ils disculpent un adultиre secret. C'est, disent-ils, qu'il n'en rйsulte aucun mal, pas mкme pour l'йpoux qui l'ignore: comme s'ils pouvaient кtre sыrs qu'il l'ignorera toujours! comme s'il suffisait, pour autoriser le parjure et l'infidйlitй, qu'ils ne nuisissent pas а autrui! comme si ce n'йtait pas assez, pour abhorrer le crime, du mal qu'il fait а ceux qui le commettent! Quoi donc! ce n'est pas un mal de manquer de foi, d'anйantir autant qu'il est en soi la force du serment et des contrats les plus inviolables? Ce n'est pas un mal de se forcer soi-mкme а devenir fourbe et menteur? Ce n'est pas un mal de former des liens qui vous font dйsirer le mal et la mort d'autrui, la mort de celui mкme qu'on doit le plus aimer et avec qui l'on a jurй de vivre? Ce n'est pas un mal qu'un йtat dont mille autre crimes sont toujours le fruit? Un bien qui produirait tant de maux serait par cela seul un mal lui-mкme.

L'un des deux penserait-il кtre innocent, parce qu'il est libre peut-кtre de son cфtй et ne manque de foi а personne? Il se trompe grossiиrement. Ce n'est pas seulement l'intйrкt des йpoux, mais la cause commune de tous les hommes, que la puretй du mariage ne soit point altйrйe. Chaque fois que deux йpoux s'unissent par un noeud solennel, il intervient un engagement tacite de tout le genre humain de respecter ce lien sacrй, d'honorer en eux l'union conjugale; et c'est, ce me semble, une raison trиs forte contre les mariages clandestins, qui, n'offrant nul signe de cette union, exposent des coeurs innocents а brыler d'une flamme adultиre. Le public est en quelque sorte garant d'une convention passйe en sa prйsence, et l'on peut dire que l'honneur d'une femme pudique est sous la protection spйciale de tous les gens de bien. Ainsi, quiconque ose la corrompre pиche, premiиrement parce qu'il la fait pйcher, et qu'on partage toujours les crimes qu'on fait commettre; il pиche encore directement lui-mкme, parce qu'il viole la foi publique et sacrйe du mariage, sans lequel rien ne peut subsister dans l'ordre lйgitime des choses humaines.

Le crime est secret, disent-ils, et il n'en rйsulte aucun mal pour personne. Si ces philosophes croient l'existence de Dieu et l'immortalitй de l'вme, peuvent-ils appeler un crime secret celui qui a pour tйmoin le premier offensй et le seul vrai juge? Etrange secret que celui qu'on dйrobe а tous les yeux, hors ceux а qui l'on a le plus d'intйrкt а le cacher! Quand mкme ils ne reconnaоtraient pas la prйsence de la Divinitй, comment osent-ils soutenir qu'ils ne font de mal а personne? Comment prouvent-ils qu'il est indiffйrent а un pиre d'avoir des hйritiers qui ne soient pas de son sang; d'кtre chargй peut-кtre de plus d'enfants qu'il n'en aurait eu, et forcй de partager ses biens aux gages de son dйshonneur sans sentir pour eux des entrailles de pиre? Supposons ces raisonneurs matйrialistes; on n'en est que mieux fondй а leur opposer la douce voix de la nature, qui rйclame au fond de tous les coeurs contre une orgueilleuse philosophie, et qu'on n'attaqua jamais par de bonnes raisons. En effet, si le corps seul produit la pensйe, et que le sentiment dйpende uniquement des organes, deux кtres formйs d'un mкme sang ne doivent-ils pas avoir entre eux une plus йtroite analogie, un attachement plus fort l'un pour l'autre, et se ressembler d'вme comme de visage, ce qui est une grande raison de s'aimer?

N'est-ce donc faire aucun mal, а votre avis, que d'anйantir ou troubler par un sang йtranger cette union naturelle, et d'altйrer dans son principe l'affection mutuelle qui doit lier entre eux tous les membres d'une famille? Y a-t-il au monde un honnкte homme qui n'eыt horreur de changer l'enfant d'un autre en nourrice, et le crime est-il moindre de le changer dans le sein de la mиre?

Si je considиre mon sexe en particulier, que de maux j'aperзois dans ce dйsordre qu'ils prйtendent ne faire aucun mal! Ne fыt-ce que l'avilissement d'une femme coupable а qui la perte de l'honneur фte bientфt toutes les autres vertus. Que d'indices trop sыrs pour un tendre йpoux d'une intelligence qu'ils pensent justifier par le secret, ne fыt-ce que de n'кtre plus aimй de sa femme! Que fera-t-elle avec ses soins artificieux, que mieux prouver son indiffйrence? Est-ce l'oeil de l'amour qu'on abuse par de feintes caresses? Et quel supplice, auprиs d'un objet chйri, de sentir que la main nous embrasse et que le coeur nous repousse! Je veux que la fortune seconde une prudence qu'elle a si souvent trompйe; je compte un moment pour rien la tйmйritй de confier sa prйtendue innocence et le repos d'autrui а des prйcautions que le ciel se plaоt а confondre: que de faussetйs, que de mensonges, que de fourberies pour couvrir un mauvais commerce, pour tromper un mari, pour corrompre des domestiques, pour en imposer au public! Quel scandale pour des complices! Quel exemple pour des enfants! Que devient leur йducation parmi tant de soins pour satisfaire impunйment de coupables feux? Que devient la paix de la maison et l'union des chefs? Quoi! dans tout cela l'йpoux n'est point lйsй? Mais qui le dйdommagera d'un coeur qui lui йtait dы? Qui lui pourra rendre une femme estimable? Qui lui donnera le repos et la sыretй? Qui le guйrira de ses justes soupзons? Qui fera confier un pиre au sentiment de la nature en embrassant son propre enfant?

A l'йgard des liaisons prйtendues que l'adultиre et l'infidйlitй peuvent former entre les familles, c'est moins une raison sйrieuse qu'une plaisanterie absurde et brutale qui ne mйrite pour toute rйponse que le mйpris et l'indignation. Les trahisons, les querelles, les combats, les meurtres, les empoisonnements, dont ce dйsordre a couvert la terre dans tous les temps, montrent assez ce qu'on doit attendre pour le repos et l'union des hommes d'un attachement formй par le crime. S'il rйsulte quelque sorte de sociйtй de ce vil et mйprisable commerce, elle est semblable а celle des brigands, qu'il faut dйtruire et anйantir pour assurer les sociйtйs lйgitimes.

J'ai tвchй de suspendre l'indignation que m'inspirent ces maximes pour les discuter paisiblement avec vous. Plus je les trouve insensйes, moins je dois dйdaigner de les rйfuter, pour me faire honte а moi-mкme de les avoir peut-кtre йcoutйes avec trop peu d'йloignement. Vous voyez combien elles supportent mal l'examen de la saine raison. Mais oщ chercher la saine raison, sinon dans celui qui en est la source, et que penser de ceux qui consacrent а perdre les hommes ce flambeau divin qu'il leur donna pour les guider? Dйfions-nous d'une philosophie en paroles; dйfions-nous d'une fausse vertu qui sape toutes les vertus, et s'applique а justifier tous les vices pour s'autoriser а les avoir tous. Le meilleur moyen de trouver ce qui est bien est de le chercher sincиrement; et l'on ne peut longtemps le chercher ainsi sans remonter а l'auteur de tout bien. C'est ce qu'il me semble avoir fait depuis que je m'occupe а rectifier mes sentiments et ma raison; c'est ce que vous ferez mieux que moi quand vous voudrez suivre la mкme route. Il m'est consolant de songer que vous avez souvent nourri mon esprit des grandes idйes de la religion; et vous, dont le coeur n'a rien de cachй pour moi, ne m'en eussiez pas ainsi parlй si vous aviez eu d'autres sentiments. Il me semble mкme que ces conversations avaient pour nous des charmes. La prйsence de l'Etre suprкme ne nous fut jamais importune; elle nous donnait plus d'espoir que d'йpouvante; elle n'effraya jamais que l'вme du mйchant: nous aimions а l'avoir pour tйmoin de nos entretiens, а nous rйvйler conjointement jusqu'а lui. Si quelquefois nous йtions humiliйs par la honte, nous nous disions en dйplorant nos faiblesses: au moins il voit le fond de nos coeurs, et nous en йtions plus tranquilles.

Si cette sйcuritй nous йgara, c'est au principe sur lequel elle йtait fondйe а nous ramener. N'est-il pas bien indigne d'un homme de ne pouvoir jamais s'accorder avec lui-mкme; d'avoir une rиgle pour ses actions, une autre pour ses sentiments; de penser comme s'il йtait sans corps, d'agir comme s'il йtait sans вme, et de ne jamais approprier а soi tout entier rien de ce qu'il fait en toute sa vie? Pour moi, je trouve qu'on est bien fort avec nos anciennes maximes, quand on ne les borne pas а de vaines spйculations. La faiblesse est de l'homme, et le Dieu clйment qui le fit la lui pardonnera sans doute; mais le crime est du mйchant, et ne restera point impuni devant l'auteur de toute justice. Un incrйdule, d'ailleurs heureusement nй, se livre aux vertus qu'il aime; il fait le bien par goыt et non par choix. Si tous ses dйsirs sont droits, il les suit sans contrainte; il les suivrait de mкme s'ils ne l'йtaient pas, car pourquoi se gкnerait-il? Mais celui qui reconnaоt et sert le pиre commun des hommes se croit une plus haute destination; l'ardeur de la remplir anime son zиle; et, suivant une rиgle plus sыre que ses penchants, il sait faire le bien qui lui coыte, et sacrifier les dйsirs de son coeur а la loi du devoir. Tel est, mon ami, le sacrifice hйroпque auquel nous sommes tous deux appelйs. L'amour qui nous unissait eыt fait le charme de notre vie. Il survйquit а l'espйrance; il brava le temps et l'йloignement; il supporta toutes les йpreuves. Un sentiment si parfait ne devait point pйrir de lui-mкme; il йtait digne de n'кtre immolй qu'а la vertu.

Je vous dirai plus. Tout est changй entre nous; il faut nйcessairement que votre coeur change. Julie de Wolmar n'est plus votre ancienne Julie; la rйvolution de vos sentiments pour elle est inйvitable, et il ne vous reste que le choix de faire honneur de ce changement au vice ou а la vertu. J'ai dans la mйmoire un passage d'un auteur que vous ne rйcuserez pas: "L'amour, dit-il, est privй de son plus grand charme quand l'honnкtetй l'abandonne. Pour en sentir tout le prix, il faut que le coeur s'y complaise, et qu'il nous йlиve en йlevant l'objet aimй. Otez l'idйe de la perfection, vous фtez l'enthousiasme; фtez l'estime, et l'amour n'est plus rien. Comment une femme honorera-t-elle un homme qu'elle doit mйpriser? Comment pourra-t-il honorer lui-mкme celle qui n'a pas craint de s'abandonner а un vil corrupteur? Ainsi bientфt ils se mйpriseront mutuellement. L'amour, ce sentiment cйleste, ne sera plus pour eux qu'un honteux commerce. Ils auront perdu l'honneur, et n'auront point trouvй la fйlicitй." Voilа notre leзon, mon ami; c'est vous qui l'avez dictйe. Jamais nos coeurs s'aimиrent-ils plus dйlicieusement, et jamais l'honnкtetй leur fut-elle aussi chиre que dans le temps heureux oщ cette lettre fut йcrite? Voyez donc а quoi nous mиneraient aujourd'hui de coupables feux nourris aux dйpens des plus doux transports qui ravissent l'вme! L'horreur du vice qui nous est si naturelle а tous deux s'йtendrait bientфt sur le complice de nos fautes; nous nous haпrions pour nous кtre trop aimйs, et l'amour s'йteindrait dans les remords. Ne vaut-il pas mieux йpurer un sentiment si cher pour le rendre durable? Ne vaut-il pas mieux en conserver au moins ce qui peut s'accorder avec l'innocence? N'est-ce pas conserver tout ce qu'il eut de plus charmant? Oui, mon bon et digne ami, pour nous aimer toujours il faut renoncer l'un а l'autre. Oublions tout le reste, et soyez l'amant de mon вme. Cette idйe est si douce qu'elle console de tout.

Voilа le fidиle tableau de ma vie, et l'histoire naпve de tout ce qui s'est passй dans mon coeur. Je vous aime toujours, n'en doutez pas. Le sentiment qui m'attache а vous est si tendre et si vif encore, qu'une autre en serait peut-кtre alarmйe; pour moi, j'en connus un trop diffйrent pour me dйfier de celui-ci. Je sens qu'il a changй de nature; et du moins en cela mes fautes passйes fondent ma sйcuritй prйsente. Je sais que l'exacte biensйance et la vertu de parade exigeraient davantage encore, et ne seraient pas contentes que vous ne fussiez tout а fait oubliй. Je crois avoir une rиgle plus sыre et je m'y tiens. J'йcoute en secret ma conscience; elle ne me reproche rien, et jamais elle ne trompe une вme qui la consulte sincиrement. Si cela ne suffit pas pour me justifier dans le monde, cela suffit pour ma propre tranquillitй. Comment s'est fait cet heureux changement? Je l'ignore. Ce que je sais, c'est que je l'ai vivement dйsirй. Dieu seul a fait le reste. Je penserais qu'une вme une fois corrompue l'est pour toujours, et ne revient plus au bien d'elle-mкme, а moins que quelque rйvolution subite, quelque brusque changement de fortune et de situation ne change tout а coup ses rapports, et par un violent йbranlement ne l'aide а retrouver une bonne assiette. Toutes ses habitudes йtant rompues et toutes ses passions modifiйes, dans ce bouleversement gйnйral, on reprend quelquefois son caractиre primitif, et l'on devient comme un nouvel кtre sorti rйcemment des mains de la nature. Alors le souvenir de sa prйcйdente bassesse peut servir de prйservatif contre une rechute. Hier on йtait abject et faible; aujourd'hui l'on est fort et magnanime. En se contemplant de si prиs dans deux йtats si diffйrents, on en sent mieux le prix de celui oщ l'on est remontй, et l'on en devient plus attentif а s'y soutenir. Mon mariage m'a fait йprouver quelque chose de semblable а ce que je tвche de vous expliquer. Ce lien si redoutй me dйlivre d'une servitude beaucoup plus redoutable, et mon йpoux m'en devient plus cher pour m'avoir rendue а moi-mкme.

Nous йtions trop unis vous et moi pour qu'en changeant d'espиce notre union se dйtruise. Si vous perdez une tendre amante, vous gagnez une fidиle amie; et, quoi que nous en ayons pu dire durant nos illusions, je doute que ce changement vous soit dйsavantageux. Tirez-en le mкme parti que moi, je vous en conjure, pour devenir meilleur et plus sage, et pour йpurer par des moeurs chrйtiennes les leзons de la philosophie. Je ne serai jamais heureuse que vous ne soyez heureux aussi, et je sens plus que jamais qu'il n'y a point de bonheur sans la vertu. Si vous m'aimez vйritablement, donnez-moi la douce consolation de voir que nos coeurs ne s'accordent pas moins dans leur retour au bien qu'ils s'accordиrent dans leur йgarement.

Je ne crois pas avoir besoin d'apologie pour cette longue lettre. Si vous m'йtiez moins cher, elle serait plus courte. Avant de la finir, il me reste une grвce а vous demander. Un cruel fardeau me pиse sur le coeur. Ma conduite passйe est ignorйe de M. de Wolmar; mais une sincйritй sans rйserve fait partie de la fidйlitй que je lui dois. J'aurais dйjа cent fois tout avouй, vous seul m'avez retenue. Quoique je connaisse la sagesse et la modйration de M. de Wolmar, c'est toujours vous compromettre que de vous nommer, et je n'ai point voulu le faire sans votre consentement. Serait-ce vous dйplaire que de vous le demander, et aurais-je trop prйsumй de vous ou de moi en me flattant de l'obtenir? Songez, je vous supplie, que cette rйserve ne saurait кtre innocente, qu'elle m'est chaque jour plus cruelle, et que, jusqu'а la rйception de votre rйponse, je n'aurai pas un instant de tranquillitй.

 

Lettre XIX. Rйponse

Et vous ne seriez plus ma Julie? Ah! ne dites pas cela, digne et respectable femme. Vous l'кtes plus que jamais. Vous кtes celle qui mйritez les hommages de tout l'univers; vous кtes celle que j'adorai en commenзant d'кtre sensible а la vйritable beautй; vous кtes celle que je ne cesserai d'adorer, mкme aprиs ma mort, s'il reste encore en mon вme quelque souvenir des attraits vraiment cйlestes qui l'enchantиrent durant ma vie. Cet effort de courage qui vous ramиne а tout votre vertu ne vous rend que plus semblable а vous-mкme. Non, non, quelque supplice que j'йprouve а le sentir et le dire, jamais vous ne fыtes mieux ma Julie qu'au moment que vous renoncez а moi. Hйlas! c'est en vous perdant que je vous ai retrouvйe. Mais moi dont le coeur frйmit au seul projet de vous imiter, moi tourmentй d'une passion criminelle que je ne puis ni supporter ni vaincre, suis-je celui que je pensais кtre? Etais-je digne de vous plaire? Quel droit avais-je de vous importuner de mes plaintes et de mon dйsespoir! C'йtait bien а moi d'oser soupirer pour vous! Eh! qu'йtais-je pour vous aimer?

Insensй! comme si je n'йprouvais pas assez d'humiliations sans en rechercher de nouvelles! Pourquoi compter des diffйrences que l'amour fit disparaоtre? Il m'йlevait, il m'йgalait а vous, sa flamme me soutenait; nos coeurs s'йtaient confondus; tous leurs sentiments nous йtaient communs, et les miens partageaient la grandeur des vфtres. Me voilа donc retombй dans toute ma bassesse! Doux espoir, qui nourrissais mon вme et m'abusas si longtemps, te voilа donc йteint sans retour! Elle ne sera point а moi! Je la perds pour toujours! Elle fait le bonheur d'un autre!... O rage! ф tourment de l'enfer!...Infidиle! ah! devais-tu jamais... Pardon, pardon, Madame; ayez pitiй de mes fureurs. O Dieu! vous l'avez trop bien dit, elle n'est plus... elle n'est plus, cette tendre Julie а qui je pouvais montrer tous les mouvements de mon coeur! Quoi! je me trouvais malheureux, et je pouvais me plaindre!... elle pouvait m'йcouter! J'йtais malheureux?... que suis-je donc aujourd'hui?... Non, je ne vous ferai plus rougir de vous ni de moi. C'en est fait, il faut renoncer l'un а l'autre, il faut nous quitter; la vertu mкme en a dictй l'arrкt; votre main l'a pu tracer. Oublions-nous... oubliez-moi du moins. Je l'ai rйsolu, je le jure; je ne vous parlerai plus de moi.

Oserai-je vous parler de vous encore, et conserver le seul intйrкt qui me reste au monde, celui de votre bonheur? En m'exposant l'йtat de votre вme, vous ne m'avez rien dit de votre sort. Ah! pour prix d'un sacrifice qui doit кtre senti de vous, daignez me tirer de ce doute insupportable. Julie, кtes-vous heureuse? Si vous l'кtes, donnez-moi dans mon dйsespoir la seule consolation dont je sois susceptible; si vous ne l'кtes pas, par pitiй daignez me le dire, j'en serai moins longtemps malheureux.

Plus je rйflйchis sur l'aveu que vous mйditez, moins j'y puis consentir; et le mкme motif qui m'фta toujours le courage de vous faire un refus me doit rendre inexorable sur celui-ci. Le sujet est de la derniиre importance, et je vous exhorte а bien peser mes raisons. Premiиrement, il me semble que votre extrкme dйlicatesse vous jette а cet йgard dans l'erreur, et je ne vois point sur quel fondement la plus austиre vertu pourrait exiger une pareille confession. Nul engagement au monde ne peut avoir un effet rйtroactif. On ne saurait s'obliger pour le passй, ni promettre ce qu'on n'a plus le pouvoir de tenir: pourquoi devrait-on compte а celui а qui l'on s'engage de l'usage antйrieur qu'on a fait de sa libertй et d'une fidйlitй qu'on ne lui a point promise? Ne vous y trompez pas, Julie; ce n'est pas а votre йpoux, c'est а votre ami que vous avez manquй de foi. Avant la tyrannie de votre pиre, le ciel et la nature nous avaient unis l'un а l'autre. Vous avez fait, en formant d'autres noeuds, un crime que l'amour ni l'honneur peut-кtre ne pardonne point, et c'est а moi seul de rйclamer le bien que M. de Wolmar m'a ravi.

S'il est des cas oщ le devoir puisse exiger un pareil aveu, c'est quand le danger d'une rechute oblige une femme prudente а prendre des prйcautions pour s'en garantir. Mais votre lettre m'a plus йclairй que vous ne pensez sur vos vrais sentiments. En la lisant, j'ai senti dans mon propre coeur combien le vфtre eыt abhorrй de prиs, mкme au sein de l'amour, un engagement criminel dont l'йloignement nous фtait l'horreur.

Dиs lа que le devoir et l'honnкtetй n'exigent pas cette confidence, la sagesse et la raison la dйfendent; car c'est risquer sans nйcessitй ce qu'il y a de plus prйcieux dans le mariage, l'attachement d'un йpoux, la mutuelle confiance, la paix de la maison. Avez-vous assez rйflйchi sur une pareille dйmarche? Connaissez-vous assez votre mari pour кtre sыre de l'effet qu'elle produira sur lui? Savez-vous combien il y a d'hommes au monde auxquels il n'en faudrait pas davantage pour concevoir une jalousie effrйnйe, un mйpris invincible, et peut-кtre attenter aux jours d'une femme? Il faut pour ce dйlicat examen avoir йgard au temps, aux lieux, aux caractиres. Dans le pays oщ je suis, de pareilles confidences sont sans aucun danger et ceux qui traitent si lйgиrement la foi conjugale ne sont pas gens а faire une si grande affaire des fautes qui prйcйdиrent l'engagement. Sans parler des raisons qui rendent quelquefois ces aveux indispensables, et qui n'ont pas eu lieu pour vous, je connais des femmes assez mйdiocrement estimables qui se sont fait а peu de risques un mйrite de cette sincйritй, peut-кtre pour obtenir а ce prix une confiance dont elles puissent abuser au besoin. Mais dans des lieux oщ la saintetй du mariage est plus respectйe, dans des lieux oщ ce lien sacrй forme une union solide, et oщ les maris ont un vйritable attachement pour leurs femmes, ils leur demandent un compte plus sйvиre d'elles-mкmes; ils veulent que leurs coeurs n'aient connu que pour eux un sentiment tendre; usurpant un droit qu'ils n'ont pas, ils exigent qu'elles soient а eux seuls avant de leur appartenir, et ne pardonnent pas plus l'abus de la libertй qu'une infidйlitй rйelle.

Croyez-moi, vertueuse Julie, dйfiez-vous d'un zиle sans fruit et sans nйcessitй. Gardez un secret dangereux que rien ne vous oblige а rйvйler, dont la communication peut vous perdre et n'est d'aucun usage а votre йpoux. S'il est digne de cet aveu, son вme en sera contristйe, et vous l'aurez affligй sans raison. S'il n'en est pas digne, pourquoi voulez-vous donner un prйtexte а ses torts envers vous? Que savez-vous si votre vertu, qui vous a soutenue contre les attaques de votre coeur, vous soutiendrait encore contre des chagrins domestiques toujours renaissants? N'empirez point volontairement vos maux, de peur qu'ils ne deviennent plus forts que votre courage, et que vous ne retombiez а force de scrupules dans un йtat pire que celui dont vous avez eu peine а sortir. La sagesse est la base de toute vertu: consultez-la, je vous en conjure, dans la plus importante occasion de votre vie; et si ce fatal secret vous pиse si cruellement, attendez du moins pour vous en dйcharger que le temps, les annйes, vous donnent une connaissance plus parfaite de votre йpoux, et ajoutent dans son coeur, а l'effet de votre beautй, l'effet plus sыr encore des charmes de votre caractиre, et la douce habitude de les sentir. Enfin quand ces raisons, toutes solides qu'elles sont, ne vous persuaderaient pas, ne fermez point l'oreille а la voix qui vous les expose. O Julie, йcoutez un homme capable de quelque vertu, et qui mйrite au moins de vous quelque sacrifice par celui qu'il vous fait aujourd'hui.

Il faut finir cette lettre. Je ne pourrais, je le sens, m'empкcher d'y reprendre un ton que vous ne devez plus entendre. Julie, il faut vous quitter! Si jeune encore, il faut dйjа renoncer au bonheur! O temps qui ne dois plus revenir! temps passй pour toujours, source de regrets йternels! plaisirs, transports, douces extases, moments dйlicieux, ravissements cйlestes! mes amours, mes uniques amours, honneur et charme de ma vie! adieu pour jamais.

 

Lettre XX de Julie

Vous me demandez si je suis heureuse. Cette question me touche, et en la faisant vous m'aidez а y rйpondre; car, bien loin de chercher l'oubli dont vous parlez, j'avoue que je ne saurais кtre heureuse si vous cessiez de m'aimer; mais je le suis а tous йgards, et rien ne manque а mon bonheur que le vфtre. Si j'ai йvitй dans ma lettre prйcйdente de parler de M. de Wolmar, je l'ai fait par mйnagement pour vous. Je connaissais trop votre sensibilitй pour ne pas craindre d'aigrir vos peines; mais votre inquiйtude sur mon sort m'obligeant а vous parler de celui dont il dйpend, je ne puis vous en parler que d'une maniиre digne de lui, comme il convient а son йpouse et а une amie de la vйritй.

M. de Wolmar a prиs de cinquante ans; sa vie unie, rйglйe, et le calme des passions, lui ont conservй une constitution si saine et un air si frais, qu'il paraоt а peine en avoir quarante; et il n'a rien d'un вge avancй que l'expйrience et la sagesse. Sa physionomie est noble et prйvenante, son abord simple et ouvert; ses maniиres sont plus honnкtes qu'empressйes; il parle peu et d'un grand sens, mais sans affecter ni prйcision ni sentences. Il est le mкme pour tout le monde, ne cherche et ne fuit personne, et n'a jamais d'autres prйfйrences que celles de la raison.

Malgrй sa froideur naturelle, son coeur, secondant les intentions de mon pиre, crut sentir que je lui convenais, et pour la premiиre fois de sa vie il prit un attachement. Ce goыt modйrй, mais durable, s'est si bien rйglй sur les biensйances, et s'est maintenu dans une telle йgalitй, qu'il n'a pas eu besoin de changer de ton en changeant d'йtat, et que, sans blesser la gravitй conjugale, il conserve avec moi depuis son mariage les mкmes maniиres qu'il avait auparavant. Je ne l'ai jamais vu ni gai ni triste, mais toujours content; jamais il ne me parle de lui, rarement de moi; il ne me cherche pas, mais il n'est pas fвchй que je le cherche, et me quitte peu volontiers. Il ne rit point; il est sйrieux sans donner envie de l'кtre; au contraire, son abord serein semble m'inviter а l'enjouement; et comme les plaisirs que je goыte sont les seuls auxquels il paraоt sensible, une des attentions que je lui dois est de chercher а m'amuser. En un mot, il veut que je sois heureuse: il ne me le dit pas, mais je le vois, et vouloir le bonheur de sa femme, n'est-ce pas l'avoir obtenu?

Avec quelque soin que j'aie pu l'observer, je n'ai su lui trouver de passion d'aucune espиce que celle qu'il a pour moi. Encore cette passion est-elle si йgale et si tempйrйe, qu'on dirait qu'il n'aime qu'autant qu'il veut aimer, et qu'il ne le veut qu'autant que la raison le permet. Il est rйellement ce que milord Edouard croit кtre; en quoi je le trouve bien supйrieur а tous nous autres gens а sentiment, qui nous admirons tant nous-mкmes; car le coeur nous trompe en mille maniиres, et n'agit que par un principe toujours suspect; mais la raison n'a d'autre fin que ce qui est bien; ses rиgles sont sыres, claires, faciles dans la conduite de la vie; et jamais elle ne s'йgare que dans d'inutiles spйculations qui ne sont pas faites pour elle.

Le plus grand goыt de M. de Wolmar est d'observer. Il aime а juger des caractиres des hommes et des actions qu'il voit faire. Il en juge avec une profonde sagesse et la plus parfaite impartialitй. Si un ennemi lui faisait du mal, il en discuterait les motifs et les moyens aussi paisiblement que s'il s'agissait d'une chose indiffйrente. Je ne sais comment il a entendu parler de vous; mais il m'en a parlй plusieurs fois lui-mкme avec beaucoup d'estime, et je le connais incapable de dйguisement. J'ai cru remarquer quelquefois qu'il m'observait durant ces entretiens; mais il y a grande apparence que cette prйtendue remarque n'est que le secret reproche d'une conscience alarmйe. Quoi qu'il en soit, j'ai fait en cela mon devoir; la crainte ni la honte ne m'ont point inspirй de rйserve injuste, et je vous ai rendu justice auprиs de lui, comme je la lui rends auprиs de vous.

J'oubliais de vous parler de nos revenus et de leur administration. Le dйbris des biens de M. de Wolmar, joint а celui de mon pиre, qui ne s'est rйservй qu'une pension, lui fait une fortune honnкte et modйrйe, dont il use noblement et sagement, en maintenant chez lui non l'incommode et vain appareil du luxe, mais l'abondance, les vйritables commoditйs de la vie, et le nйcessaire chez ses voisins indigents. L'ordre qu'il a mis dans sa maison est l'image de celui qui rиgne au fond de son вme, et semble imiter dans un petit mйnage l'ordre йtabli dans le gouvernement du monde. On n'y voit ni cette inflexible rйgularitй qui donne plus de gкne que d'avantage, et n'est supportable qu'а celui qui l'impose, ni cette confusion mal entendue qui pour trop avoir фte l'usage de tout. On y reconnaоt toujours la main du maоtre et l'on ne la sent jamais; il a si bien ordonnй le premier arrangement qu'а prйsent tout va tout seul, et qu'on jouit а la fois de la rиgle et de la libertй.

Voilа, mon bon ami, une idйe abrйgйe, mais fidиle, du caractиre de M. de Wolmar, autant que je l'ai pu connaоtre depuis que je vis avec lui. Tel il m'a paru le premier jour, tel il me paraоt le dernier sans aucune altйration; ce qui me fait espйrer que je l'ai bien vu, et qu'il ne me reste plus rien а dйcouvrir; car je n'imagine pas qu'il pыt se montrer autrement sans y perdre.

Sur ce tableau, vous pouvez d'avance vous rйpondre а vous-mкme; et il faudrait me mйpriser beaucoup pour ne pas me croire heureuse avec tant de sujet de l'кtre. Ce qui m'a longtemps abusйe, et qui peut-кtre vous abuse encore, c'est la pensйe que l'amour est nйcessaire pour former un heureux mariage. Mon ami, c'est une erreur; l'honnкtetй, la vertu, de certaines convenances, moins de conditions et d'вges que de caractиres et d'humeurs, suffisent entre deux йpoux; ce qui n'empкche point qu'il ne rйsulte de cette union un attachement trиs tendre qui, pour n'кtre pas prйcisйment de l'amour, n'en est pas moins doux et n'en est que plus durable. L'amour est accompagnй d'une inquiйtude continuelle de jalousie ou de privation, peu convenable au mariage, qui est un йtat de jouissance et de paix. On ne s'йpouse point pour penser uniquement l'un а l'autre, mais pour remplir conjointement les devoirs de la vie civile, gouverner prudemment la maison, bien йlever ses enfants. Les amants ne voient jamais qu'eux, ne s'occupent incessamment que d'eux, et la seule chose qu'ils sachent faire est de s'aimer. Ce n'est pas assez pour des йpoux, qui ont tant d'autres soins а remplir. Il n'y a point de passion qui nous fasse une si forte illusion que l'amour: on prend sa violence pour un signe de sa durйe; le coeur surchargй d'un sentiment si doux l'йtend pour ainsi dire sur l'avenir, et tant que cet amour dure on croit qu'il ne finira point. Mais, au contraire, c'est son ardeur mкme qui le consume; il s'use avec la jeunesse, il s'efface avec la beautй, il s'йteint sous les glaces de l'вge; et depuis que le monde existe on n'a jamais vu deux amants en cheveux blancs soupirer l'un pour l'autre. On doit donc compter qu'on cessera de s'adorer tфt ou tard; alors, l'idole qu'on servait dйtruite, on se voit rйciproquement tels qu'on est. On cherche avec йtonnement l'objet qu'on aima; ne le trouvant plus, on se dйpite contre celui qui reste, et souvent l'imagination le dйfigure autant qu'elle l'avait parй. Il y a peu de gens, dit La Rochefoucauld, qui ne soient honteux de s'кtre aimйs, quand ils ne s'aiment plus. Combien alors il est а craindre que l'ennui ne succиde а des sentiments trop vifs; que leur dйclin, sans s'arrкter а l'indiffйrence, ne passe jusqu'au dйgoыt; qu'on ne se trouve enfin tout а fait rassasiйs l'un de l'autre; et que, pour s'кtre trop aimйs amants, on n'en vienne а se haпr йpoux! Mon cher ami, vous m'avez toujours paru bien aimable, beaucoup trop pour mon innocence et pour mon repos; mais je ne vous ai jamais vu qu'amoureux: que sais-je ce que vous seriez devenu cessant de l'кtre? L'amour йteint vous eыt toujours laissй la vertu, je l'avoue; mais en est-ce assez pour кtre heureux dans un lien que le coeur doit serrer, et combien d'hommes vertueux ne laissent pas d'кtre des maris insupportables! Sur tout cela vous en pouvez dire autant de moi.

Pour M. de Wolmar, nulle illusion ne nous prйvient l'un pour l'autre: nous nous voyons tels que nous sommes; le sentiment qui nous joint n'est point l'aveugle transport des coeurs passionnйs, mais l'immuable et constant attachement de deux personnes honnкtes et raisonnables, qui, destinйes а passer ensemble le reste de leurs jours, sont contentes de leur sort, et tвchent de se le rendre doux l'une а l'autre. Il semble que, quand on nous eыt formйs exprиs pour nous unir, on n'aurait pu rйussir mieux. S'il avait le coeur aussi tendre que moi, il serait impossible que tant de sensibilitй de part et d'autre ne se heurtвt quelquefois, et qu'il n'en rйsultвt des querelles. Si j'йtais aussi tranquille que lui, trop de froideur rйgnerait entre nous, et rendrait la sociйtй moins agrйable et moins douce. S'il ne m'aimait point, nous vivrions mal ensemble; s'il m'eыt trop aimйe, il m'eыt йtй importun. Chacun des deux est prйcisйment ce qu'il faut а l'autre; il m'йclaire et je l'anime; nous en valons mieux rйunis, et il semble que nous soyons destinйs а ne faire entre nous qu'une seule вme, dont il est l'entendement et moi la volontй. Il n'y a pas jusqu'а son вge un peu avancй qui ne tourne au commun avantage: car, avec la passion dont j'йtais tourmentйe, il est certain que s'il eыt йtй plus jeune je l'aurais йpousй avec plus de peine encore, et cet excиs de rйpugnance eыt peut-кtre empкchй l'heureuse rйvolution qui s'est faite en moi.

Mon ami, le ciel йclaire la bonne intention des pиres, et rйcompense la docilitй des enfants. A Dieu ne plaise que je veuille insulter а vos dйplaisirs. Le seul dйsir de vous rassurer pleinement sur mon sort me fait ajouter ce que je vais vous dire. Quand avec les sentiments que j'eus ci-devant pour vous, et les connaissances que j'ai maintenant, je serais libre encore et maоtresse de me choisir un mari, je prends а tйmoin de ma sincйritй ce Dieu qui daigne m'йclairer et qui lit au fond de mon coeur, ce n'est pas vous que je choisirais, c'est M. de Wolmar.

Il importe peut-кtre а votre entiиre guйrison que j'achиve de vous dire ce qui me reste sur le coeur. M. de Wolmar est plus вgй que moi. Si pour me punir de mes fautes, le ciel m'фtait le digne йpoux que j'ai si peu mйritй, ma ferme rйsolution est de n'en prendre jamais un autre. S'il n'a pas eu le bonheur de trouver une fille chaste, il laissera du moins une chaste veuve. Vous me connaissez trop bien pour croire qu'aprиs vous avoir fait cette dйclaration je sois femme, а m'en rйtracter jamais.

Ce que j'ai dit pour lever vos doutes peut servir encore а rйsoudre en partie vos objections contre l'aveu que je crois devoir faire а mon mari. Il est trop sage pour me punir d'une dйmarche humiliante que le repentir seul peut m'arracher, et je ne suis pas plus incapable d'user de la ruse des dames dont vous parlez, qu'il l'est de m'en soupзonner. Quant а la raison sur laquelle vous prйtendez que cet aveu n'est pas nйcessaire, elle est certainement un sophisme: car quoiqu'on ne soit tenue а rien envers un йpoux qu'on n'a pas encore, cela n'autorise point а se donner а lui pour autre chose que ce qu'on est. Je l'avais senti, mкme avant de me marier, et si le serment extorquй par mon pиre m'empкcha de faire а cet йgard mon devoir, je n'en fus que plus coupable, puisque c'est un crime de faire un serment injuste, et un second de le tenir. Mais j'avais une autre raison que mon coeur n'osait s'avouer, et qui me rendait beaucoup plus coupable encore. Grвce au ciel, elle ne subsiste plus.

Une considйration plus lйgitime et d'un plus grand poids est le danger de troubler inutilement le repos d'un honnкte homme, qui tire son bonheur de l'estime qu'il a pour sa femme. Il est sыr qu'il ne dйpend plus de lui de rompre le noeud qui nous unit, ni de moi d'en avoir йtй plus digne. Ainsi je risque par une confidence indiscrиte de l'affliger а pure perte, sans tirer d'autre avantage de ma sincйritй que de dйcharger mon coeur d'un secret funeste qui me pиse cruellement. J'en serai plus tranquille, je le sens, aprиs le lui avoir dйclarй; mais lui, peut-кtre le sera-t-il moins, et ce serait bien mal rйparer mes torts que de prйfйrer mon repos au sien.

Que ferais-je donc dans le doute oщ je suis? En attendant que le ciel m'йclaire mieux sur mes devoirs, je suivrai le conseil de votre amitiй; je garderai le silence, je tairai mes fautes а mon йpoux, et je tвcherai de les effacer par une conduite qui puisse un jour en mйriter le pardon.

Pour commencer une rйforme aussi nйcessaire, trouvez bon, mon ami, que nous cessions dйsormais tout commerce entre nous. Si M. de Wolmar avait reзu ma confession, il dйciderait jusqu'а quel point nous pouvons nourrir les sentiments de l'amitiй qui nous lie, et nous en donner les innocents tйmoignages; mais, puisque je n'ose le consulter lа-dessus, j'ai trop appris а mes dйpens combien nous peuvent йgarer les habitudes les plus lйgitimes en apparence. Il est temps de devenir sage. Malgrй la sйcuritй de mon coeur, je ne veux plus кtre juge en ma propre cause, ni me livrer, йtant femme, а la mкme prйsomption qui me perdit йtant fille. Voici la derniиre lettre que vous recevrez de moi. Je vous supplie aussi de ne plus m'йcrire. Cependant comme je ne cesserai jamais de prendre а vous le plus tendre intйrкt, et que ce sentiment est aussi pur que le jour qui m'йclaire, je serai bien aise de savoir quelquefois de vos nouvelles et de vous voir parvenir au bonheur que vous mйritez. Vous pourrez de temps а autre йcrire а Mme d'Orbe dans les occasions oщ vous aurez quelque йvйnement intйressant а nous apprendre. J'espиre que l'honnкtetй de votre вme se peindra toujours dans vos lettres. D'ailleurs ma cousine est vertueuse et sage, pour ne me communiquer que ce qu'il me conviendra de voir, et pour supprimer cette correspondance si vous йtiez capable d'en abuser.

Adieu, mon cher et bon ami; si je croyais que la fortune pыt vous rendre heureux, je vous dirais: "Courez а la fortune"; mais peut-кtre avez-vous raison de la dйdaigner avec tant de trйsors pour vous passer d'elle; j'aime mieux vous dire: "Courez а la fйlicitй", c'est la fortune du sage. Nous avons toujours senti qu'il n'y en avait point sans la vertu; mais prenez garde que ce mot de vertu trop abstrait n'ait plus d'йclat que de soliditй, et ne soit un nom de parade qui sert plus а йblouir les autres qu'а nous contenter nous-mкmes. Je frйmis quand je songe que des gens qui portaient l'adultиre au fond de leur coeur osaient parler de vertu. Savez-vous bien ce que signifiait pour nous un terme si respectable et si profanй, tandis que nous йtions engagйs dans un commerce criminel? C'йtait cet amour forcenй dont nous йtions embrasйs l'un et l'autre qui dйguisait ses transports sous ce saint enthousiasme, pour nous les rendre encore plus chers, et nous abuser plus longtemps. Nous йtions faits, j'ose le croire, pour suivre et chйrir la vйritable vertu; mais nous nous trompions en la cherchant, et ne suivions qu'un vain fantфme. Il est temps que l'illusion cesse; il est temps de revenir d'un trop long йgarement. Mon ami, ce retour ne vous sera pas difficile. Vous avez votre guide en vous-mкme; vous l'avez pu nйgliger, mais vous ne l'avez jamais rebutй. Votre вme est saine, elle s'attache а tout ce qui est bien; et si quelquefois il lui йchappe, c'est qu'elle n'a pas usй de toute sa force pour s'y tenir. Rentrez au fond de votre conscience, et cherchez si vous n'y retrouveriez point quelque principe oubliй qui servirait а mieux ordonner toutes vos actions, а les lier plus solidement entre elles et avec un objet commun. Ce n'est pas assez, croyez-moi, que la vertu soit la base de votre conduite, si vous n'йtablissez cette base mкme sur un fondement inйbranlable. Souvenez-vous de ces Indiens qui font porter le monde sur un grand йlйphant, et puis l'йlйphant sur une tortue; et quand on leur demande sur quoi porte la tortue, ils ne savent plus que dire.

Je vous conjure de faire quelque attention aux discours de votre amie, et de choisir pour aller au bonheur une route plus sыre que celle qui nous a si longtemps йgarйs. Je ne cesserai de demander au ciel, pour vous et pour moi, cette fйlicitй pure, et ne serai contente qu'aprиs l'avoir obtenue pour tous les deux. Ah! si jamais nos coeurs se rappellent malgrй nous les erreurs de notre jeunesse, faisons au moins que le retour qu'elles auront produit en autorise le souvenir et que nous puissions dire avec cet ancien: "Hйlas! nous pйrissions si nous n'eussions pйri!"

Ici finissent les sermons de la prкcheuse. Elle aura dйsormais assez а faire а se prкcher elle-mкme. Adieu, mon aimable ami, adieu pour toujours; ainsi l'ordonne l'inflexible devoir. Mais croyez que le coeur de Julie ne sait point oublier ce qui lui fut cher... Mon Dieu! que fais-je?... Vous le verrez trop а l'йtat de ce papier. Ah! n'est-il pas permis de s'attendrir en disant а son ami le dernier adieu?

 

Lettre XXI а milord Edouard

Oui, milord, il est vrai, mon вme est oppressйe du poids de la vie. Depuis longtemps elle m'est а charge: j'ai perdu tout ce qui pouvait me la rendre chиre, il ne m'en reste que les ennuis. Mais on dit qu'il ne m'est pas permis d'en disposer sans l'ordre de celui qui me l'a donnйe. Je sais aussi qu'elle vous appartient а plus d'un titre. Vos soins me l'ont sauvйe deux fois, et vos bienfaits me la conservent sans cesse. Je n'en disposerai jamais que je ne sois sыr de le pouvoir faire sans crime, ni tant qu'il me restera la moindre espйrance de la pouvoir employer pour vous.

Vous disiez que je vous йtais nйcessaire: pourquoi me trompiez-vous? Depuis que nous sommes а Londres, loin que vous songiez а m'occuper de vous, vous ne vous occupez que de moi. Que vous prenez de soins superflus! Milord, vous le savez, je hais le crime encore plus que la vie; j'adore l'Etre йternel. Je vous dois tout, je vous aime, je ne tiens qu'а vous sur la terre: l'amitiй, le devoir, y peuvent enchaоner un infortunй; des prйtextes et des sophismes ne l'y retiendront point. Eclairez ma raison, parlez а mon coeur, je suis prкt а vous entendre; mais souvenez-vous que ce n'est point le dйsespoir qu'on abuse.

Vous voulez qu'on raisonne: eh bien! raisonnons. Vous voulez qu'on proportionne la dйlibйration а l'importance de la question qu'on agite; j'y consens. Cherchons la vйritй paisiblement, tranquillement; discutons la proposition gйnйrale comme s'il s'agissait d'un autre. Robeck fit l'apologie de la mort volontaire avant de se la donner. Je ne veux pas faire un livre а son exemple et je ne suis pas fort content du sien; mais j'espиre imiter son sang-froid dans cette discussion.

J'ai longtemps mйditй sur ce grave sujet. Vous devez le savoir, car vous connaissez mon sort, et je vis encore. Plus j'y rйflйchis, plus je trouve que la question se rйduit а cette proposition fondamentale: chercher son bien et fuir son mal en ce qui n'offense point autrui, c'est le droit de la nature. Quand notre vie est un mal pour nous, et n'est un bien pour personne, il est donc permis de s'en dйlivrer. S'il y a dans le monde une maxime йvidente et certaine, je pense que c'est celle-lа; et, si l'on venait а bout de la renverser, il n'y a point d'action humaine dont on ne pыt faire un crime.

Que disent lа-dessus nos sophistes? Premiиrement ils regardent la vie comme une chose qui n'est pas а nous, parce qu'elle nous a йtй donnйe; mais c'est prйcisйment parce qu'elle nous a йtй donnйe qu'elle est а nous. Dieu ne leur a-t-il pas donnй deux bras? Cependant quand ils craignent la gangrиne ils s'en font couper un, et tous les deux, s'il le faut. La paritй est exacte pour qui croit l'immortalitй de l'вme; car si je sacrifie mon bras а la conservation d'une chose plus prйcieuse, qui est mon corps, je sacrifie mon corps а la conservation d'une chose plus prйcieuse, qui est mon bien-кtre. Si tous les dons que le ciel nous a faits sont naturellement des biens pour nous, ils ne sont que trop sujets а changer de nature; et il y ajouta la raison pour nous apprendre а les discerner. Si cette rиgle ne nous autorisait pas а choisir les uns et rejeter les autres, quel serait son usage parmi les hommes?

Cette objection si peu solide, ils la retournent de mille maniиres. Ils regardent l'homme vivant sur la terre comme un soldat mis en faction. "Dieu, disent-ils, t'a placй dans ce monde, pourquoi en sors-tu sans son congй?" Mais toi-mкme, il t'a placй dans ta ville, pourquoi en sors-tu sans son congй? Le congй n'est-il pas dans le mal-кtre? En quelque lieu qu'il me place, soit dans un corps, soit sur la terre, c'est pour rester autant que j'y suis bien, et pour en sortir dиs que j'y suis mal. Voilа la voix de la nature et la voix de Dieu. Il faut attendre l'ordre, j'en conviens; mais quand je meurs naturellement, Dieu ne m'ordonne pas de quitter la vie, il me l'фte: c'est en me la rendant insupportable qu'il m'ordonne de la quitter. Dans le premier cas, je rйsiste de toute ma force: dans le second, j'ai le mйrite d'obйir.

Concevez-vous qu'il y ait des gens assez injustes pour taxer la mort volontaire de rйbellion contre la Providence, comme si l'on voulait se soustraire а ses lois? Ce n'est point pour s'y soustraire qu'on cesse de vivre, c'est pour les exйcuter. Quoi! Dieu n'a-t-il de pouvoir que sur mon corps? Est-il quelque lieu dans l'univers oщ quelque кtre existant ne soit pas sous sa main, et agira-t-il moins immйdiatement sur moi quand ma substance йpurйe sera plus une, et plus semblable а la sienne? Non, sa justice et sa bontй font mon espoir; et, si je croyais que la mort pыt me soustraire а sa puissance, je ne voudrais plus mourir.

C'est un des sophismes du Phйdon, rempli d'ailleurs de vйritйs sublimes. "Si ton esclave se tuait, dit Socrate а Cebиs, ne le punirais-tu pas, s'il t'йtait possible, pour t'avoir injustement privй de ton bien?" Bon Socrate, que nous dites-vous? N'appartient-on plus а Dieu quand on est mort? Ce n'est point cela du tout; mais il fallait dire: "Si tu charges ton esclave d'un vкtement qui le gкne dans le service qu'il te doit, le puniras-tu d'avoir quittй cet habit pour mieux faire son service?" La grande erreur est de donner trop d'importance а la vie; comme si notre кtre en dйpendait, et qu'aprиs la mort on ne fыt plus rien. Notre vie n'est rien aux yeux de Dieu, elle n'est rien aux yeux de la raison, elle ne doit rien кtre aux nфtres; et, quand nous laissons notre corps, nous ne faisons que poser un vкtement incommode. Est-ce la peine d'en faire un si grand bruit? Milord, ces dйclamateurs ne sont point de bonne foi; absurdes et cruels dans leurs raisonnements, ils aggravent le prйtendu crime, comme si l'on s'фtait l'existence, et le punissent, comme si l'on existait toujours.

Quant au Phйdon, qui leur a fourni le seul argument prйcieux qu'ils aient jamais employй, cette question n'y est traitйe que trиs lйgиrement et comme en passant. Socrate, condamnй par un jugement inique а perdre la vie dans quelques heures, n'avait pas besoin d'examiner bien attentivement s'il lui йtait permis d'en disposer. En supposant qu'il ait tenu rйellement les discours que Platon lui fait tenir, croyez-moi, milord, il les eыt mйditйs avec plus de soin dans l'occasion de les mettre en pratique; et la preuve qu'on ne peut tirer de cet immortel ouvrage aucune bonne objection contre le droit de disposer de sa propre vie, c'est que Caton le lut par deux fois tout entier la nuit mкme qu'il quitta la terre.

Ces mкmes sophistes demandent si jamais la vie peut кtre un mal. En considйrant cette foule d'erreurs, de tourments et de vices dont elle est remplie, on serait bien plus tentй de demander si jamais elle fut un bien. Le crime assiиge sans cesse l'homme le plus vertueux; chaque instant qu'il vit, il est prкt а devenir la proie du mйchant ou mйchant lui-mкme. Combattre et souffrir, voilа son sort dans ce monde; mal faire et souffrir, voilа celui du malhonnкte homme. Dans tout le reste ils diffиrent entre eux, ils n'ont rien en commun que les misиres de la vie. S'il vous fallait des autoritйs et des faits, je vous citerais des oracles, des rйponses de sages, des actes de vertu rйcompensйs par la mort. Laissons tout cela, milord; c'est а vous que je parle, et je vous demande quelle est ici-bas la principale occupation du sage, si ce n'est de se concentrer, pour ainsi dire, au fond de son вme, et de s'efforcer d'кtre mort durant sa vie. Le seul moyen qu'ait trouvй la raison pour nous soustraire aux maux de l'humanitй n'est-il pas de nous dйtacher des objets terrestres et de tout ce qu'il y a de mortel en nous, de nous recueillir au dedans de nous-mкmes, de nous йlever aux sublimes contemplations, et si nos passions et nos erreurs font nos infortunes, avec quelle ardeur devons-nous soupirer aprиs un йtat qui nous dйlivre des unes et des autres? Que font ces hommes sensuels qui multiplient si indiscrиtement leurs douleurs par leurs voluptйs? Ils anйantissent, pour ainsi dire, leur existence а force de l'йtendre sur la terre; ils aggravent le poids de leurs chaоnes par le nombre de leurs attachements; ils n'ont point de jouissances qui ne leur prйparent mille amиres privations: plus ils sentent, et plus ils souffrent; plus ils s'enfoncent dans la vie, et plus ils sont malheureux.

Mais qu'en gйnйral ce soit, si l'on veut, un bien pour l'homme de ramper tristement sur la terre, j'y consens: je ne prйtends pas que tout le genre humain doive s'immoler d'un commun accord, ni faire un vaste tombeau du monde. Il est, il est des infortunйs trop privilйgiйs pour suivre la route commune, et pour qui le dйsespoir et les amиres douleurs sont le passe-port de la nature: c'est а ceux-lа qu'il serait aussi insensй de croire que leur vie est un bien, qu'il l'йtait au sophiste Posidonius tourmentй de la goutte de nier qu'elle fыt un mal. Tant qu'il nous est bon de vivre, nous le dйsirons fortement, et il n'y a que le sentiment des maux extrкmes qui puisse vaincre en nous ce dйsir; car nous avons tous reзu de la nature une trиs grande horreur de la mort, et cette horreur dйguise а nos yeux les misиres de la condition humaine. On supporte longtemps une vie pйnible et douloureuse avant de se rйsoudre а la quitter; mais quand une fois l'ennui de vivre l'emporte sur l'horreur de mourir, alors la vie est йvidemment un grand mal, et l'on ne peut s'en dйlivrer trop tфt. Ainsi, quoiqu'on ne puisse exactement assigner le point oщ elle cesse d'кtre un bien, on sait trиs certainement au moins qu'elle est un mal longtemps avant de nous le paraоtre; et chez tout homme sensй le droit d'y renoncer en prйcиde toujours de beaucoup la tentation.

Ce n'est pas tout; aprиs avoir niй que la vie puisse кtre un mal, pour nous фter le droit de nous en dйfaire, ils disent ensuite qu'elle est un mal, pour nous reprocher de ne la pouvoir endurer. Selon eux, c'est une lвchetй de se soustraire а ses douleurs et ses peines, et il n'y a jamais que des poltrons qui se donnent la mort. O Rome, conquйrante du monde, quelle troupe de poltrons t'en donna l'empire! Qu'Arrie, Eponine, Lucrиce, soient dans le nombre, elles йtaient femmes; mais Brutus, mais Cassius, et toi qui partageais avec les dieux les respects de la terre йtonnйe, grand et divin Caton, toi dont l'image auguste et sacrйe animait les Romains d'un saint zиle et faisait frйmir les tyrans, tes fiers admirateurs ne pensaient pas qu'un jour, dans le coin poudreux d'un collиge, de vils rhйteurs prouveraient que tu ne fus qu'un lвche pour avoir refusй au crime heureux l'hommage de la vertu dans les fers. Force et grandeur des йcrivains modernes, que vous кtes sublimes, et qu'ils sont intrйpides la plume а la main. Mais dites-moi, brave et vaillant hйros, qui vous sauvez si courageusement d'un combat pour supporter plus longtemps la peine de vivre, quand un tison brыlant vient а tomber sur cette йloquente main, pourquoi la retirez-vous si vite? Quoi! vous avez la lвchetй de n'oser soutenir l'ardeur du feu! Rien, dites-vous, ne m'oblige а supporter le tison; et moi, qui m'oblige а supporter la vie? La gйnйration d'un homme a-t-elle coыtй plus а la Providence que celle d'un fйtu, et l'une et l'autre n'est-elle pas йgalement son ouvrage?

Sans doute il y a du courage а souffrir avec constance les maux qu'on ne peut йviter; mais il n'y a qu'un insensй qui souffre volontairement ceux dont il peut s'exempter sans mal faire, et c'est souvent un trиs grand mal d'endurer un mal sans nйcessitй. Celui qui ne sait pas se dйlivrer d'une vie douloureuse par une prompte mort, ressemble а celui qui aime mieux laisser envenimer une plaie que de la livrer au fer salutaire d'un chirurgien. Viens, respectable Parisot, coupe-moi cette jambe qui me ferait pйrir: je te verrai faire sans sourciller, et me laisserai traiter de lвche par le brave qui voit tomber la sienne en pourriture faute d'oser soutenir la mкme opйration.

J'avoue qu'il est des devoirs envers autrui qui ne permettent pas а tout homme de disposer de lui-mкme; mais en revanche combien en est-il qui l'ordonnent! Qu'un magistrat а qui tient le salut de la patrie, qu'un pиre de famille qui doit la subsistance а ses enfants, qu'un dйbiteur insolvable qui ruinerait ses crйanciers, se dйvouent а leur devoir, quoi qu'il arrive; que mille autres relations civiles et domestiques forcent un honnкte homme infortunй de supporter le malheur de vivre pour йviter le malheur plus grand d'кtre injuste; est-il permis pour cela, dans des cas tout diffйrents, de conserver aux dйpens d'une foule de misйrables une vie qui n'est utile qu'а celui qui n'ose mourir? "Tue-moi, mon enfant, dit le sauvage dйcrйpit а son fils qui le porte et flйchit sous le poids; les ennemis sont lа; va combattre avec tes frиres, va sauver tes enfants, et n'expose pas ton pиre а tomber vif entre les mains de ceux dont il mangea les parents." Quand la faim, les maux, la misиre, ennemis domestiques pires que les sauvages, permettraient а un malheureux estropiй de consommer dans son lit le pain d'une famille qui peut а peine en gagner pour elle; celui qui ne tient а rien, celui que le ciel rйduit а vivre seul sur la terre, celui dont la malheureuse existence ne peut produire aucun bien, pourquoi n'aurait-il pas au moins le droit de quitter un sйjour oщ ses plaintes sont importunes et ses maux sans utilitй?

Pesez ces considйrations, milord, rassemblez toutes ces raisons, et vous trouverez qu'elles se rйduisent au plus simple des droits de la nature qu'un homme sensй ne mit jamais en question. En effet, pourquoi serait-il permis de se guйrir de la goutte et non de la vie? L'une et l'autre ne nous viennent-elles pas de la mкme main? S'il est pйnible de mourir, qu'est-ce а dire? Les drogues font-elles plaisir а prendre? Combien de gens prйfиrent la mort а la mйdecine! Preuve que la nature rйpugne а l'une et а l'autre. Qu'on me montre donc comment il est plus permis de se dйlivrer d'un mal passager en faisant des remиdes, que d'un mal incurable en s'фtant la vie, et comment on est moins coupable d'user de quinquina pour la fiиvre que d'opium pour la pierre. Si nous regardons а l'objet, l'un et l'autre est de nous dйlivrer du mal-кtre; si nous regardons au moyen, l'un et l'autre est йgalement naturel; si nous regardons а la rйpugnance, il y en a йgalement des deux cфtйs; si nous regardons а la volontй du maоtre, quel mal veut-on combattre qu'il ne nous ait pas envoyй? A quelle douleur veut-on se soustraire qui ne nous vienne pas de sa main? Quelle est la borne oщ finit sa puissance, et oщ l'on peut lйgitimement rйsister? Ne nous est-il donc permis de changer l'йtat d'aucune chose parce que tout ce qui est, est comme il l'a voulu? Faut-il ne rien faire en ce monde de peur d'enfreindre ses lois, et, quoi que nous fassions, pouvons-nous jamais les enfreindre? Non, milord, la vocation de l'homme est plus grande et plus noble. Dieu ne l'a point animй pour rester immobile dans un quiйtisme йternel; mais il lui a donnй la libertй pour faire le bien, la conscience pour le vouloir, et la raison pour le choisir. Il l'a constituй seul juge de ses propres actions, il a йcrit dans son coeur: "Fais ce qui t'est salutaire et n'est nuisible а personne." Si je sens qu'il m'est bon de mourir, je rйsiste а son ordre en m'opiniвtrant а vivre; car, en me rendant la mort dйsirable, il me prescrit de la chercher.

Bomston, j'en appelle а votre sagesse et а votre candeur, quelles maximes plus certaines la raison peut-elle dйduire de la religion sur la mort volontaire? Si les chrйtiens en ont йtabli d'opposйes, ils ne les ont tirйes ni des principes de leur religion, ni de sa rиgle unique, qui est l'Ecriture, mais seulement des philosophes paiens. Lactance et Augustin, qui les premiers avancиrent cette nouvelle doctrine, dont Jйsus-Crist ni les apфtres n'avaient pas dit un mot, ne s'appuyиrent que sur le raisonnement du Phйdon, que j'ai dйjа combattu; de sorte que les fidиles; qui croient suivre en cela l'autoritй de l'Evangile, ne suivent que celle de Platon. En effet, oщ verra-t-on dans la Bible entiиre une loi contre le suicide, ou mкme une simple improbation? Et n'est-il pas bien йtrange que dans les exemples de gens qui se sont donnй la mort, on n'y trouve pas un seul mot de blвme contre aucun de ces exemples! Il y a plus; celui de Samson est autorisй par un prodige qui le venge de ses ennemis. Ce miracle se serait-il fait pour justifier un crime; et cet homme qui perdit sa force pour s'кtre laissй sйduire par une femme l'eыt-il recouvrйe pour commettre un forfait authentique, comme si Dieu lui-mкme eыt voulu tromper les hommes?

Tu ne tueras point, dit le Dйcalogue. Que s'ensuit-il de lа? Si ce commandement doit кtre pris а la lettre, il ne faut tuer ni les malfaiteurs, ni les ennemis; et Moпse, qui fit tant mourir de gens, entendait fort mal son propre prйcepte. S'il y a quelques exceptions, la premiиre est certainement en faveur de la mort volontaire, parce qu'elle est exempte de violence et d'injustice, les deux seules considйrations qui puissent rendre l'homicide criminel, et que la nature y a mis d'ailleurs un suffisant obstacle.

Mais, disent-ils encore, souffrez patiemment les maux que Dieu vous envoie; faites-vous un mйrite de vos peines. Appliquer ainsi les maximes du christianisme, que c'est mal en saisir l'esprit! L'homme est sujet а mille maux, sa vie est un tissu de misиres, et il ne semble naоtre que pour souffrir. De ces maux, ceux qu'il peut йviter, la raison veut qu'il les йvite; et la religion, qui n'est jamais contraire а la raison, l'approuve. Mais que leur somme est petite auprиs de ceux qu'il est forcй de souffrir malgrй lui! C'est de ceux-ci qu'un Dieu clйment permet aux hommes de se faire un mйrite; il accepte en hommage volontaire le tribut forcй qu'il nous impose, et marque au profit de l'autre vie la rйsignation dans celle-ci. La vйritable pйnitence de l'homme lui est imposйe par la nature: s'il endure patiemment tout ce qu'il est contraint d'endurer, il a fait а cet йgard tout ce que Dieu lui demande; et si quelqu'un montre assez d'orgueil pour vouloir faire davantage, c'est un fou qu'il faut enfermer, ou un fourbe qu'il faut punir. Fuyons donc sans scrupule tous les maux que nous pouvons fuir, il ne nous en restera que trop а souffrir encore. Dйlivrons-nous sans remords de la vie mкme, aussitфt qu'elle est un mal pour nous, puisqu'il dйpend de nous de le faire, et qu'en cela nous n'offensons ni Dieu, ni les hommes. S'il faut un sacrifice а l'Etre suprкme, n'est-ce rien que de mourir? Offrons а Dieu la mort qu'il nous impose par la voix de la raison, et versons paisiblement dans son sein notre вme qu'il redemande.

Tels sont les prйceptes gйnйraux que le bon sens dicte а tous les hommes, et que la religion autorise. Revenons а nous. Vous avez daignй m'ouvrir votre coeur; je connais vos peines, vous ne souffrez pas moins que moi; vos maux sont sans remиde ainsi que les miens, et d'autant plus sans remиde, que les lois de l'honneur sont plus immuables que celles de la fortune. Vous les supportez, je l'avoue, avec fermetй. La vertu vous soutient; un pas de plus, elle vous dйgage. Vous me pressez de souffrir; milord, j'ose vous presser de terminer vos souffrances, et je vous laisse а juger qui de nous est le plus cher а l'autre.

Que tardons-nous а faire un pas qu'il faut toujours faire? Attendrons-nous que la vieillesse et les ans nous attachent bassement а la vie aprиs nous en avoir фtй les charmes, et que nous traоnions avec effort, ignominie et douleur, un corps infirme et cassй? Nous sommes dans l'вge oщ la vigueur de l'вme la dйgage aisйment de ses entraves, et oщ l'homme sait encore mourir; plus tard, il se laisse en gйmissant arracher а la vie. Profitons d'un temps oщ l'ennui de vivre nous rend la mort dйsirable; craignons qu'elle ne vienne avec ses horreurs au moment oщ nous n'en voudrons plus. Je m'en souviens, il fut un instant oщ je ne demandais qu'une heure au ciel, et oщ je serais mort dйsespйrй si je ne l'eusse obtenue. Ah! qu'on a de peine а briser les noeuds qui lient nos coeurs а la terre, et qu'il est sage de la quitter aussitфt qu'ils sont rompus! Je le sens, milord, nous sommes dignes tous deux d'une habitation plus pure: la vertu nous la montre, et le sort nous invite а la chercher. Que l'amitiй qui nous joint nous unisse encore а notre derniиre heure. Oh! quelle voluptй pour deux vrais amis de finir leurs jours volontairement dans les bras l'un de l'autre, de confondre leurs derniers soupirs, d'exhaler а la fois les deux moitiйs de leur вme! Quelle douleur, quel regret peut empoisonner leurs derniers instants? Que quittent-ils en sortant du monde? Ils s'en vont ensemble; ils ne quittent rien.

 

Lettre XXII. Rйponse

Jeune homme, un aveugle transport t'йgare; sois plus discret, ne conseille point en demandant conseil. J'ai connu d'autres maux que les tiens. J'ai l'вme ferme; je suis Anglais, je sais mourir, car je sais vivre, souffrir en homme. J'ai vu la mort de prиs, et la regarde avec trop d'indiffйrence pour l'aller chercher. Parlons de toi.

Il est vrai, tu m'йtais nйcessaire: mon вme avait besoin de la tienne; tes soins pouvaient m'кtre utiles; ta raison pouvait m'йclairer dans la plus importante affaire de ma vie; si je ne m'en sers point, а qui t'en prends-tu? Oщ est-elle? Qu'est-elle devenue? Que peux-tu faire? A quoi es-tu bon dans l'йtat oщ te voilа? quels services puis-je espйrer de toi? Une douleur insensйe te rend stupide et impitoyable. Tu n'es pas un homme, tu n'es rien, et, si je ne regardais а ce que tu peux кtre, tel que tu es, je ne vois rien dans le monde au-dessous de toi.

Je n'en veux pour preuve que ta lettre mкme. Autrefois je trouvais en toi du sens, de la vйritй. Tes sentiments йtaient droits, tu pensais juste, et je ne t'aimais pas seulement par goыt, mais par choix, comme un moyen de plus pour moi de cultiver la sagesse. Qu'ai-je trouvй maintenant dans les raisonnements de cette lettre dont tu parais si content? Un misйrable et perpйtuel sophisme, qui, dans l'йgarement de ta raison, marque celui de ton coeur, et que je ne daignerais pas mкme relever si je n'avais pitiй de ton dйlire.

Pour renverser tout cela d'un mot, je ne veux te demander qu'une seule chose. Toi qui crois Dieu existant, l'вme immortelle, et la libertй de l'homme, tu ne penses pas, sans doute, qu'un кtre intelligent reзoive un corps et soit placй sur la terre au hasard seulement pour vivre, souffrir et mourir? Il y a bien peut-кtre а la vie humaine un but, une fin, un objet moral? Je te prie de me rйpondre clairement sur ce point; aprиs quoi nous reprendrons pied а pied ta lettre, et tu rougiras de l'avoir йcrite.

Mais laissons les maximes gйnйrales, dont on fait souvent beaucoup de bruit sans jamais en suivre aucune; car il se trouve toujours dans l'application quelque condition particuliиre qui change tellement l'йtat des choses, que chacun se croit dispensй d'obйir а la rиgle qu'il prescrit aux autres; et l'on sait bien que tout homme qui pose des maximes gйnйrales entend qu'elles obligent tout le monde, exceptй lui. Encore un coup, parlons de toi.

Il t'est donc permis, selon toi, de cesser de vivre? La preuve en est singuliиre, c'est que tu as envie de mourir. Voilа certes un argument fort commode pour les scйlйrats: ils doivent t'кtre bien obligйs des armes que tu leur fournis; il n'y aura plus de forfaits qu'ils ne justifient par la tentation de les commettre; et dиs que la violence de la passion l'emportera sur l'horreur du crime, dans le dйsir de mal faire ils en trouveront aussi le droit.

Il t'est donc permis de cesser de vivre? Je voudrais bien savoir si tu as commencй. Quoi! fus-tu placй sur la terre pour n'y rien faire? Le ciel ne t'imposa-t-il point avec la vie une tвche pour la remplir? Si tu as fait ta journйe avant le soir, repose-toi le reste du jour, tu le peux; mais voyons ton ouvrage. Quelle rйponse tiens-tu prкte au juge suprкme qui te demandera compte de ton temps? Parle, que lui diras-tu? "J'ai sйduit une fille honnкte; j'abandonne un ami dans ses chagrins." Malheureux! trouve-moi ce juste qui se vante d'avoir assez vйcu; que j'apprenne de lui comment il faut avoir portй la vie, pour кtre en droit de la quitter.

Tu comptes les maux de l'humanitй; tu ne rougis pas d'йpuiser des lieux communs cent fois rebattus, et tu dis: "La vie est un mal." Mais regarde, cherche dans l'ordre des choses si tu y trouves quelques biens qui ne soient point mкlйs de maux. Est-ce donc а dire qu'il n'y ait aucun bien dans l'univers, et peux-tu confondre ce qui est mal par sa nature avec ce qui ne souffre le mal que par accident? Tu l'as dit toi-mкme, la vie passive de l'homme n'est rien, et ne regarde qu'un corps dont il sera bientфt dйlivrй; mais sa vie active et morale, qui doit influer sur tout son кtre, consiste dans l'exercice de sa volontй. La vie est un mal pour le mйchant qui prospиre, et un bien pour l'honnкte homme infortunй; car ce n'est pas une modification passagиre, mais son rapport avec son objet, qui la rend bonne ou mauvaise. Quelles sont enfin ces douleurs si cruelles qui te forcent de la quitter? Penses-tu que je n'aie pas dйmкlй sous ta feinte impartialitй dans le dйnombrement de cette vie la honte de parler des tiens? Crois-moi, n'abandonne pas а la fois toutes tes vertus; garde au moins ton ancienne franchise, et dis ouvertement а ton ami: "J'ai perdu l'espoir de corrompre une honnкte femme, me voilа forcй d'кtre homme de bien; j'aime mieux mourir."

Tu t'ennuies de vivre, et tu dis: "La vie est un mal." Tфt ou tard tu seras consolй, et tu diras: "La vie est un bien." Tu diras plus vrai sans mieux raisonner; car rien n'aura changй que toi. Change donc dиs aujourd'hui; et puisque c'est dans la mauvaise disposition de ton вme qu'est tout le mal, corrige tes affections dйrйglйes, et ne brыle pas ta maison pour n'avoir pas la peine de la ranger.

"Je souffre, me dis-tu; dйpend-il de moi de ne pas souffrir?" D'abord c'est changer l'йtat de la question; car il ne s'agit pas de savoir si tu souffres, mais si c'est un mal pour toi de vivre. Passons. Tu souffres, tu dois chercher а ne plus souffrir. Voyons s'il est besoin de mourir pour cela.

Considиre un moment le progrиs naturel des maux de l'вme directement opposй au progrиs des maux du corps, comme les deux substances sont opposйes par leur nature. Ceux-ci s'invйtиrent, s'empirent en vieillissant, et dйtruisent enfin cette machine mortelle. Les autres, au contraire, altйrations externes et passagиres d'un кtre immortel et simple, s'effacent insensiblement et le laissent dans sa forme originelle que rien ne saurait changer. La tristesse, l'ennui, les regrets, le dйsespoir, sont des douleurs peu durables qui ne s'enracinent jamais dans l'вme; et l'expйrience dйment toujours ce sentiment d'amertume qui nous fait regarder nos peines comme йternelles. Je dirai plus: je ne puis croire que les vices qui nous corrompent nous soient plus inhйrents que nos chagrins; non seulement je pense qu'ils pйrissent avec le corps qui les occasionne, mais je ne doute pas qu'une plus longue vie ne pыt suffire pour corriger les hommes, et que plusieurs siиcles de jeunesse ne nous apprissent qu'il n'y a rien de meilleur que la vertu.

Quoi qu'il en soit, puisque la plupart de nos maux physiques ne font qu'augmenter sans cesse, de violentes douleurs du corps, quand elles sont incurables, peuvent autoriser un homme а disposer de lui; car toutes ses facultйs йtant aliйnйs par la douleur, et le mal йtant sans remиde, il n'a plus l'usage ni de sa volontй ni de sa raison: il cesse d'кtre homme avant de mourir, et ne fait en s'фtant la vie, qu'achever de quitter un corps qui l'embarrasse et oщ son вme n'est dйjа plus.

Mais il n'en est pas ainsi des douleurs de l'вme, qui, pour vives qu'elles soient, portent toujours leur remиde avec elles. En effet, qu'est-ce qui rend un mal quelconque intolйrable? c'est sa durйe. Les opйrations de la chirurgie sont communйment beaucoup plus cruelles que les souffrances qu'elles guйrissent; mais la douleur du mal est permanente, celle de l'opйration passagиre, et l'on prйfиre celle-ci. Qu'est-il donc besoin d'opйration pour des douleurs qu'йteint leur propre durйe, qui seule les rendrait insupportables? Est-il raisonnable d'appliquer d'aussi violents remиdes aux maux qui s'effacent d'eux-mкmes? Pour qui fait cas de la constance et n'estime les ans que le peu qu'ils valent; de deux moyens de se dйlivrer des mкmes souffrances, lequel doit кtre prйfйrй de la mort ou du temps? Attends, et tu seras guйri. Que demandes-tu davantage?

"Ah! c'est ce qui redouble mes peines de songer qu'elles finiront!" Vain sophisme de la douleur! Bon mot sans raison, sans justesse, et peut-кtre sans bonne foi. Quel absurde motif de dйsespoir que l'espoir de terminer sa misиre! Mкme en supposant ce bizarre sentiment, qui n'aimerait mieux aigrir un moment la douleur prйsente par l'assurance de la voir finir, comme on scarifie une plaie pour la faire cicatriser? Et quand la douleur aurait un charme qui nous ferait aimer а souffrir, s'en priver en s'фtant la vie, n'est-ce pas faire а l'instant mкme tout ce qu'on craint de l'avenir?

Penses-y bien, jeune homme; que sont dix, vingt, trente ans pour un кtre immortel? La peine et le plaisir passent comme une ombre; la vie s'йcoule en un instant; elle n'est rien par elle-mкme, son prix dйpend de son emploi. Le bien seul qu'on a fait demeure, et c'est par lui qu'elle est quelque chose.

Ne dis donc plus que c'est un mal pour toi de vivre, puisqu'il dйpend de toi seul que ce soit un bien, et que si c'est un mal d'avoir vйcu, c'est une raison de plus pour vivre encore. Ne dis pas non plus qu'il t'est permis de mourir; car autant vaudrait dire qu'il t'est permis de n'кtre pas homme, qu'il t'est permis de te rйvolter contre l'auteur de ton кtre, et de tromper ta destination. Mais en ajoutant que ta mort ne fait de mal а personne, songes-tu que c'est а ton ami que tu l'oses dire?

Ta mort ne fait de mal а personne! J'entends; mourir а nos dйpens ne t'importe guиre, tu comptes pour rien nos regrets. Je ne te parle plus des droits de l'amitiй que tu mйprises: n'en est-il point de plus chers encore qui t'obligent а te conserver? S'il est une personne au monde qui t'ait assez aimй pour ne vouloir pas te survivre, et а qui ton bonheur manque pour кtre heureuse, penses-tu ne lui rien devoir? Tes funestes projets exйcutйs ne troubleront-ils point la paix d'une вme rendue avec tant de peine а sa premiиre innocence? Ne crains-tu point de rouvrir dans ce coeur trop tendre des blessures mal refermйes? Ne crains-tu point que ta perte n'en entraоne une autre encore plus cruelle, en фtant au monde et а la vertu leur plus digne ornement? Et si elle te survit ne crains-tu point d'exciter dans son sein le remords, plus pesant а supporter que la vie? Ingrat ami, amant sans dйlicatesse, seras-tu toujours occupй de toi-mкme? Ne songeras-tu jamais qu'а tes peines? N'es-tu point sensible au bonheur de ce qui te fut cher? Et ne saurais-tu vivre pour celle qui voulut mourir avec toi?

Tu parles des devoirs du magistrat et du pиre de famille; et, parce qu'ils ne te sont pas imposйs, tu te crois affranchi de tout. Et la sociйtй а qui tu dois ta conservation, tes talents, tes lumiиres; la patrie а qui tu appartiens; les malheureux qui ont besoin de toi, leur dois-tu rien? Oh! l'exact dйnombrement que tu fais! parmi les devoirs que tu comptes, tu n'oublies que ceux d'homme et de citoyen. Oщ est ce vertueux patriote qui refuse de vendre son sang а un prince йtranger parce qu'il ne doit le verser que pour son pays, et qui veut maintenant le rйpandre en dйsespйrй contre l'expresse dйfense des lois? Les lois, les lois, jeune homme! le sage les mйprise-t-il? Socrate innocent, par respect pour elles, ne voulut pas sortir de prison: tu ne balances point а les violer pour sortir injustement de la vie, et tu demandes: "Quel mal fais-je?"

Tu veux t'autoriser par des exemples; tu m'oses nommer des Romains! Toi, des Romains! il t'appartient bien d'oser prononcer ces noms illustres! Dis-moi, Brutus mourut-il en amant dйsespйrй, et Caton dйchira-t-il ses entrailles pour sa maоtresse? Homme petit et faible, qu'y a-t-il entre Caton et toi? Montre-moi la mesure commune de cette вme sublime et de la tienne. Tйmйraire, ah! tais-toi. Je crains de profaner son nom par son apologie. A ce nom saint et auguste, tout ami de la vertu doit mettre le front dans la poussiиre, et honorer en silence la mйmoire du plus grand des hommes.

Que tes exemples sont mal choisis! et que tu juges bassement des Romains, si tu penses qu'ils se crussent en droit de s'фter la vie aussitфt qu'elle leur йtait а charge! Regarde les beaux temps de la rйpublique, et cherche si tu y verras un seul citoyen vertueux se dйlivrer ainsi du poids de ses devoirs, mкme aprиs les plus cruelles infortunes. Rйgulus retournant а Carthage prйvint-il par sa mort les tourments qui l'attendaient? Que n'eыt point donnй Posthumius pour que cette ressource lui fыt permise aux Fourches Caudines? Quel effort de courage le sйnat mкme n'admira-t-il pas dans le consul Varron pour avoir pu survivre а sa dйfaite! Par quelle raison tant de gйnйraux se laissиrent-ils volontairement livrer aux ennemis, eux а qui l'ignominie йtait si cruelle, et а qui il en coыtait si peu de mourir? C'est qu'ils devaient а la patrie leur sang, leur vie et leurs derniers soupirs, et que la honte ni les revers ne les pouvaient dйtourner de ce devoir sacrй. Mais quand les lois furent anйanties, et que l'Etat fut en proie а des tyrans, les citoyens reprirent leur libertй naturelle et leurs droits sur eux-mкmes. Quand Rome ne fut plus, il fut permis а des Romains de cesser d'кtre: ils avaient rempli leurs fonctions sur la terre; ils n'avaient plus de patrie; ils йtaient en droit de disposer d'eux, et de se rendre а eux-mкmes la libertй qu'ils ne pouvaient plus rendre а leur pays. Aprиs avoir employй leur vie а servir Rome expirante et а combattre pour les lois, ils moururent vertueux et grands comme ils avaient vйcu; et leur mort fut encore un tribut а la gloire du nom romain, afin qu'on ne vоt dans aucun d'eux le spectacle indigne de vrais citoyens servant un usurpateur.

Mais toi, qui es-tu? Qu'as-tu fait? Crois-tu t'excuser sur ton obscuritй? Ta faiblesse t'exempte-t-elle de tes devoirs, et pour n'avoir ni nom ni rang dans ta patrie, en es-tu moins soumis а ses lois? Il te sied bien d'oser parler de mourir, tandis que tu dois l'usage de ta vie а tes semblables! Apprends qu'une mort telle que tu la mйdites est honteuse et furtive; c'est un vol fait au genre humain. Avant de le quitter, rends-lui ce qu'il a fait pour toi. "Mais je ne tiens а rien... je suis inutile au monde..." Philosophe d'un jour! Ignores-tu que tu ne saurais faire un pas sur la terre sans y trouver quelque devoir а remplir, et que tout homme est utile а l'humanitй par cela seul qu'il existe?

Ecoute-moi, jeune insensй: tu m'es cher, j'ai pitiй de tes erreurs. S'il te reste au fond du coeur le moindre sentiment de vertu, viens, que je t'apprenne а aimer la vie. Chaque fois que tu seras tentй d'en sortir, dis en toi-mкme: "Que je fasse encore une bonne action avant que de mourir." Puis va chercher quelque indigent а secourir, quelque infortunй а consoler, quelque opprimй а dйfendre. Rapproche de moi les malheureux que mon abord intimide; ne crains d'abuser ni de ma bourse ni de mon crйdit; prends, йpuise mes biens, fais-moi riche. Si cette considйration te retient aujourd'hui, elle te retiendra encore demain, aprиs-demain, toute ta vie. Si elle ne te retient pas, meurs: tu n'es qu'un mйchant.

 

Lettre XXIII de milord Edouard

Je ne pourrai, mon cher, vous embrasser aujourd'hui comme je l'avais espйrй, et l'on me retient encore pour deux jours а Kinsington. Le train de la cour est qu'on y travaille beaucoup sans rien faire, et que toutes les affaires s'y succиdent sans s'achever. Celle qui m'arrкte ci depuis huit jours ne demandait pas deux heures; mais comme la plus importante affaire des ministres est d'avoir toujours l'air affairй, ils perdent plus de temps а me remettre qu'ils n'en auraient mis а m'expйdier. Mon impatience, un peu trop visible, n'abrиge pas ces dйlais. Vous savez que la cour ne me convient guиre; elle m'est encore plus insupportable depuis que nous vivons ensemble, et j'aime cent fois mieux partager votre mйlancolie que l'ennui des valets qui peuplent ce pays.

Cependant, en causant avec ces empressйs fainйants il m'est venu une idйe qui vous regarde, et sur laquelle je n'attends que votre aveu pour disposer de vous. Je vois qu'en combattant vos peines vous souffrez а la fois du mal et de la rйsistance. Si vous voulez vivre et guйrir, c'est moins parce que l'honneur et la raison l'exigent, que pour complaire а vos amis. Mon cher, ce n'est pas assez: il faut reprendre le goыt de la vie pour en bien remplir les devoirs; et, avec tant d'indiffйrence pour toute chose, on ne rйussit jamais а rien. Nous avons beau faire l'un et l'autre; la raison seule ne vous rendra pas la raison. Il faut qu'une multitude d'objets nouveaux et frappants vous arrachent une partie de l'attention que votre coeur ne donne qu'а celui qui l'occupe. Il faut, pour vous rendre а vous-mкme, que vous sortiez d'au-dedans de vous, et ce n'est que dans l'agitation d'une vie active que vous pouvez retrouver le repos.

Il se prйsente pour cette йpreuve une occasion qui n'est pas а dйdaigner; il est question d'une entreprise grande, belle, et telle que bien des вges n'en voient pas de semblables. Il dйpend de vous d'en кtre tйmoin et d'y concourir. Vous verrez le plus grand spectacle qui puisse frapper les yeux des hommes; votre goыt pour l'observation trouvera de quoi se contenter. Vos fonctions seront honorables; elles n'exigeront, avec les talents que vous possйdez, que du courage et de la santй. Vous y trouverez plus de pйril que de gкne; elles ne vous en conviendront que mieux. Enfin votre engagement ne sera pas fort long. Je ne puis vous en dire aujourd'hui davantage, parce que ce projet sur le point d'йclore est pourtant encore un secret dont je ne suis pas le maоtre. J'ajouterai seulement que si vous nйgligez cette heureuse et rare occasion, vous ne la retrouverez probablement jamais, et la regretterez peut-кtre toute votre vie.

J'ai donnй ordre а mon coureur, qui vous porte cette lettre, de vous chercher oщ que vous soyez, et de ne point revenir sans votre rйponse; car elle presse, et je dois donner la mienne avant de partir d'ici.

 

Lettre XXIV. Rйponse

Faites, milord; ordonnez de moi; vous ne serez dйsavouй sur rien. En attendant que je mйrite de vous servir, au moins que je vous obйisse.

 

Lettre XXV de milord Edouard

Puisque vous approuvez l'idйe qui m'est venue, je ne veux pas tarder un moment а vous marquer que tout vient d'кtre conclu, et а vous expliquer de quoi il s'agit, selon la permission que j'en ai reзue en rйpondant de vous.

Vous savez qu'on vient d'armer а Plimouth une escadre de cinq vaisseaux de guerre, et qu'elle est prкte а mettre а la voile. Celui qui doit la commander est M. George Anson, habile et vaillant officier, mon ancien ami. Elle est destinйe pour la mer du Sud, oщ elle doit se rendre par le dйtroit de Le Maire, et en revenir par les Indes orientales. Ainsi vous voyez qu'il n'est pas question de moins que du tour du monde; expйdition qu'on estime devoir durer environ trois ans. J'aurais pu vous faire inscrire comme volontaire, mais, pour vous donner plus de considйration dans l'йquipage, j'y ai fait ajouter un titre, et vous кtes couchй sur l'йtat en qualitй d'ingйnieur des troupes de dйbarquement: ce qui vous convient d'autant mieux que le gйnie йtant votre premiиre destination, je sais que vous l'avez appris dиs votre enfance.

Je compte retourner demain а Londres et vous prйsenter а M. Anson dans deux jours. En attendant, songez а votre йquipage, et а vous pourvoir d'instruments et de livres; car l'embarquement est prкt, et l'on n'attend plus que l'ordre du dйpart. Mon cher ami, j'espиre que Dieu vous ramиnera sain de corps et de coeur de ce long voyage, et qu'а votre retour nous nous rejoindrons pour ne nous sйparer jamais.

 

Lettre XXVI а madame d'Orbe

Je pars, chиre et charmante cousine, pour faire le tour du globe; je vais chercher dans un autre hйmisphиre la paix dont je n'ai pu jouir dans celui-ci. Insensй que je suis! Je vais errer dans l'univers sans trouver un lieu pour y reposer mon coeur; je vais chercher un asile au monde oщ je puisse кtre loin de vous! Mais il faut respecter les volontйs d'un ami, d'un bienfaiteur, d'un pиre. Sans espйrer de guйrir, il faut au moins le vouloir, puisque Julie et la vertu l'ordonnent. Dans trois heures je vais кtre а la merci des flots; dans trois jours je ne verrai plus l'Europe; dans trois mois je serai dans des mers inconnues oщ rиgnent d'йternels orages; dans trois ans peut-кtre... Qu'il serait affreux de ne vous plus voir! Hйlas! le plus grand pйril est au fond de mon coeur; car, quoi qu'il en soit de mon sort, je l'ai rйsolu, je le jure, vous me verrez digne de paraоtre а vos yeux, ou vous ne me reverrez jamais.

Milord Edouard, qui retourne а Rome, vous remettra cette lettre en passant, et vous fera le dйtail de ce qui me regarde. Vous connaissez mon вme, et vous devinerez aisйment ce qu'il ne vous dira pas. Vous connыtes la mienne, jugez aussi de ce que je ne vous dis pas moi-mкme. Ah! milord, vos yeux les reverront!

Votre amie a donc ainsi que vous le bonheur d'кtre mиre! Elle devait donc l'кtre?... Ciel inexorable!... O ma mиre, pourquoi vous donna-t-il un fils dans sa colиre?

Il faut finir, je le sens. Adieu, charmantes cousines. Adieu, beautйs incomparables. Adieu, pures et cйlestes вmes. Adieu, tendres et insйparables amies, femmes uniques sur la terre. Chacune de vous est le seul objet digne du coeur de l'autre. Faites mutuellement votre bonheur. Daignez vous rappeler quelquefois la mйmoire d'un infortunй qui n'existait que pour partager entre vous tous les sentiments de son вme et qui cessa de vivre au moment qu'il s'йloigna de vous. Si jamais... J'entends le signal et les cris des matelots; je vois fraоchir le vent et dйployer les voiles. Il faut monter а bord, il faut partir. Mer vaste, mer immense, qui dois peut-кtre m'engloutir dans ton sein, puissй-je retrouver sur tes flots le calme qui fuit mon coeur agitй.

Fin de la troisiиme partie

Lettres de deux amants habitants d'une petite ville au pied des Alpes

 

Quatriиme partie

 

Lettre I. De madame de Wolmar а madame d'Orbe

Que tu tardes longtemps а revenir! Toutes ces allйes et venues ne m'accommodent point. Que d'heures se perdent а te rendre oщ tu devrais toujours кtre, et, qui pis est, а t'en йloigner! L'idйe de se voir pour si peu de temps gвte tout le plaisir d'кtre ensemble. Ne sens-tu pas qu'кtre ainsi alternativement chez toi et chez moi, c'est n'кtre bien nulle part, et n'imagines-tu point quelque moyen de faire que tu sois en mкme temps chez l'une et chez l'autre?

Que faisons-nous, chиre cousine? Que d'instants prйcieux nous laissons perdre, quand il ne nous en reste plus а prodiguer! Les annйes se multiplient; la jeunesse commence а fuir; la vie s'йcoule; le bonheur passager qu'elle offre est entre nos mains, et nous nйgligeons d'en jouir! Te souvient-il du temps oщ nous йtions encore filles, de ces premiers temps si charmants et si doux qu'on ne retrouve plus dans un autre вge, et que le coeur oublie avec tant de peine? Combien de fois, forcйes de nous sйparer pour peu de jours et mкme pour peu d'heures, nous disions en nous embrassant tristement: "Ah! si jamais nous disposons de nous, on ne nous verra plus sйparйes!" Nous en disposons maintenant, et nous passons la moitiй de l'annйe йloignйes l'une de l'autre. Quoi! nous aimerions-nous moins? Chиre et tendre amie, nous le sentons toutes deux, combien le temps, l'habitude et tes bienfaits ont rendu notre attachement plus fort et plus indissoluble. Pour moi, ton absence me paraоt de jour en jour plus insupportable, et je ne puis plus vivre un instant sans toi. Ce progrиs de notre amitiй est plus naturel qu'il ne semble; il a sa raison dans notre situation ainsi que dans nos caractиres. A mesure qu'on avance en вge, tous les sentiments se concentrent. On perd tous les jours quelque chose de ce qui nous fut cher, et l'on ne le remplace plus. On meurt ainsi par degrйs, jusqu'а ce que, n'aimant enfin que soi-mкme, on ait cessй de sentir et de vivre avant de cesser d'exister. Mais un coeur sensible se dйfend de toute sa force contre cette mort anticipйe: quand le froid commence aux extrйmitйs, il rassemble autour de lui toute sa chaleur naturelle; plus il perd, plus il s'attache а ce qui lui reste, et il tient pour ainsi dire au dernier objet par les liens de tous les autres.

Voilа ce qu'il me semble йprouver dйjа, quoique jeune encore. Ah! ma chиre, mon pauvre coeur a tant aimй! Il s'est йpuisй de si bonne heure, qu'il vieillit avant le temps; et tant d'affections diverses l'ont tellement absorbй, qu'il n'y reste plus de place pour des attachements nouveaux. Tu m'as vue successivement fille, amie, amante, йpouse et mиre. Tu sais si tous ces titres m'ont йtй chers? Quelques-uns de ces liens sont dйtruits, d'autres sont relвchйs. Ma mиre, ma tendre mиre n'est plus; il ne me reste que des pleurs а donner а sa mйmoire, et je ne goыte qu'а moitiй le plus doux sentiment de la nature. L'amour est йteint, il l'est pour jamais, et c'est encore une place qui ne sera point remplie. Nous avons perdu ton digne et bon mari, que j'aimais comme la chиre moitiй de toi-mкme, et qui mйritait si bien ta tendresse et mon amitiй. Si mes fils йtaient plus grands, l'amour maternel remplirait tous ces vides; mais cet amour, ainsi que tous les autres, a besoin de communication, et quel retour peut attendre une mиre d'un enfant de quatre ou cinq ans? Nos enfants nous sont chers longtemps avant qu'ils puissent le sentir et nous aimer а leur tour; et cependant on a si grand besoin de dire combien on les aime а quelqu'un qui nous entende! Mon mari m'entend, mais il ne me rйpond pas assez а ma fantaisie; la tкte ne lui en tourne pas comme а moi: sa tendresse pour eux est trop raisonnable; j'en veux une plus vive et qui ressemble mieux а la mienne. Il me faut une amie, une mиre qui soit aussi folle que moi de mes enfants et des siens. En un mot, la maternitй me rend l'amitiй plus nйcessaire encore, par le plaisir de parler sans cesse de mes enfants sans donner de l'ennui. Je sens que je jouis doublement des caresses de mon petit Marcellin quand je te les vois partager. Quand j'embrasse ta fille, je crois te presser contre mon sein. Nous l'avons dit cent fois; en voyant tous nos petits bambins jouer ensemble, nos coeurs unis les confondent, et nous ne savons plus а laquelle appartient chacun des trois.

Ce n'est pas tout: j'ai de fortes raisons pour te souhaiter sans cesse auprиs de moi, et ton absence m'est cruelle а plus d'un йgard. Songe а mon йloignement pour toute dissimulation, et а cette continuelle rйserve oщ je vis depuis prиs de six ans avec l'homme du monde qui m'est le plus cher. Mon odieux secret me pиse de plus en plus et semble chaque jour devenir plus indispensable. Plus l'honnкtetй veut que je le rйvиle, plus la prudence m'oblige а le garder. Conзois-tu quel йtat affreux c'est pour une femme de porter la dйfiance, le mensonge et la crainte jusque dans les bras d'un йpoux, de n'oser ouvrir son coeur а celui qui le possиde, et de lui cacher la moitiй de sa vie pour assurer le repos de l'autre? A qui, grand Dieu! faut-il dйguiser mes plus secrиtes pensйes, et celer l'intйrieur d'une вme dont il aurait lieu d'кtre si content? A M. de Wolmar, а mon mari, au plus digne йpoux dont le ciel eыt pu rйcompenser la vertu d'une fille chaste. Pour l'avoir trompй une fois, il faut le tromper tous les jours, et me sentir sans cesse indigne de toutes ses bontйs pour moi. Mon coeur n'ose accepter aucun tйmoignage de son estime; ses plus tendres caresses me font rougir, et toutes les marques de respect et de considйration qu'il me donne se changent dans ma conscience en opprobres et en signes de mйpris. Il est bien dur d'avoir а se dire sans cesse: "C'est une autre que moi qu'il honore. Ah! s'il me connaissait, il ne me traiterait pas ainsi." Non, je ne puis supporter cet йtat affreux: je ne suis jamais seule avec cet homme respectable que je ne sois prкte а tomber а genoux devant lui, а lui confesser ma faute, et а mourir de douleur et de honte а ses pieds.

Cependant les raisons qui m'ont retenue dиs le commencement prennent chaque jour de nouvelles forces, et je n'ai pas un motif de parler qui ne soit une raison de me taire. En considйrant l'йtat paisible et doux de ma famille, je ne pense point sans effroi qu'un seul mot y peut causer un dйsordre irrйparable. Aprиs six ans passйs dans une si parfaite union, irai-je troubler le repos d'un mari si sage et si bon, qui n'a d'autre volontй que celle de son heureuse йpouse, ni d'autre plaisir que de voir rйgner dans sa maison l'ordre et la paix? Contristerai-je par des troubles domestiques les vieux jours d'un pиre que je vois si content, si charmй du bonheur de sa fille et de son ami? Exposerai-je ces chers enfants, ces enfants aimables et qui promettent tant, а n'avoir qu'une йducation nйgligйe ou scandaleuse, а se voir les tristes victimes de la discorde de leurs parents, entre un pиre enflammй d'une juste indignation, agitй par la jalousie, et une mиre infortunйe et coupable, toujours noyйe dans les pleurs? Je connais M. de Wolmar estimant sa femme; que sais-je ce qu'il sera ne l'estimant plus? Peut-кtre n'est-il si modйrй que parce que la passion qui dominerait dans son caractиre n'a pas encore eu lieu de se dйvelopper. Peut-кtre sera-t-il aussi violent dans l'emportement de la colиre qu'il est doux et tranquille tant qu'il n'a nul sujet de s'irriter.

Si je dois tant d'йgards а tout ce qui m'environne, ne m'en dois-je point aussi quelques-uns а moi-mкme? Six ans d'une vie honnкte et rйguliиre n'effacent-ils rien des erreurs de la jeunesse, et faut-il m'exposer encore а la peine d'une faute que je pleure depuis si longtemps? Je te l'avoue, ma cousine, je ne tourne point sans rйpugnance les yeux sur le passй; il m'humilie jusqu'au dйcouragement et je suis trop sensible а la honte pour en supporter l'idйe sans retomber dans une sorte de dйsespoir. Le temps qui s'est йcoulй depuis mon mariage est celui qu'il faut que j'envisage pour me rassurer. Mon йtat prйsent m'inspire une confiance que d'importuns souvenirs voudraient m'фter. J'aime а nourrir mon coeur des sentiments d'honneur que je crois retrouver en moi. Le rang d'йpouse et de mиre m'йlиve l'вme et me soutient contre les remords d'un autre йtat. Quand je vois mes enfants et leur pиre autour de moi, il me semble que tout y respire la vertu; ils chassent de mon esprit l'idйe mкme de mes anciennes fautes. Leur innocence est la sauvegarde de la mienne; ils m'en deviennent plus chers en me rendant meilleure; et j'ai tant d'horreur pour tout ce qui blesse l'honnкtetй, que j'ai peine а me croire la mкme qui put l'oublier autrefois. Je me sens si loin de ce que j'йtais, si sыre de ce que je suis, qu'il s'en faut peu que je ne regarde ce que j'aurais а dire comme un aveu qui m'est йtranger et que je ne suis plus obligйe de faire.

Voilа l'йtat d'incertitude et d'anxiйtй dans lequel je flotte sans cesse en ton absence. Sais-tu ce qui arrivera de tout cela quelque jour? Mon pиre va bientфt partir pour Berne, rйsolu de n'en revenir qu'aprиs avoir vu la fin de ce long procиs dont il ne veut pas nous laisser l'embarras, et ne se fiant pas trop non plus, je pense, а notre zиle а le poursuivre. Dans l'intervalle de son dйpart а son retour, je resterai seule avec mon mari, et je sens qu'il sera presque impossible que mon fatal secret ne m'йchappe. Quand nous avons du monde, tu sais que M. de Wolmar quitte souvent la compagnie et fait volontiers seul des promenades aux environs; il cause avec les paysans; il s'informe de leur situation; il examine l'йtat de leurs terres; il les aide au besoin de sa bourse et de ses conseils. Mais quand nous sommes seuls, il ne se promиne qu'avec moi, il quitte peu sa femme et ses enfants, et se prкte а leurs petits jeux avec une simplicitй si charmante, qu'alors je sens pour lui quelque chose de plus tendre encore qu'а l'ordinaire. Ces moments d'attendrissement sont d'autant plus pйrilleux pour la rйserve, qu'il me fournit lui-mкme les occasions d'en manquer, et qu'il m'a cent fois tenu des propos qui semblaient m'exciter а la confiance. Tфt ou tard il faudra que je lui ouvre mon coeur, je le sens; mais puisque tu veux que ce soit de concert entre nous, et avec toutes les prйcautions que la prudence autorise, reviens, et fais de moins longues absences, ou je ne rйponds plus de rien.

Ma douce amie, il faut achever; et ce qui reste importe assez pour me coыter le plus а dire. Tu ne m'es pas seulement nйcessaire quand je suis avec mes enfants ou avec mon mari, mais surtout quand je suis seule avec ta pauvre Julie; et la solitude m'est dangereuse prйcisйment parce qu'elle m'est douce, et que souvent je la cherche sans y songer. Ce n'est pas, tu le sais, que mon coeur se ressente encore de ses anciennes blessures; non, il est guйri, je le sens, j'en suis trиs sыre; j'ose me croire vertueuse. Ce n'est point le prйsent que je crains, c'est le passй qui me tourmente. Il est des souvenirs aussi redoutables que le sentiment actuel; on s'attendrit par rйminiscence; on a honte de se sentir pleurer, et l'on n'en pleure que davantage. Ces larmes sont de pitiй, de regret, de repentir; l'amour n'y a plus de part; il ne m'est plus rien: mais je pleure les maux qu'il a causйs; je pleure le sort d'un homme estimable que des feux indiscrиtement nourris ont privй du repos et peut-кtre de la vie. Hйlas! sans doute il a pйri dans ce long et pйrilleux voyage que le dйsespoir lui a fait entreprendre. S'il vivait, du bout du monde, il nous eыt donnй de ses nouvelles; prиs de quatre ans se sont йcoulйs depuis son dйpart. On dit que l'escadre sur laquelle il est a souffert mille dйsastres, qu'elle a perdu les trois quarts de ses йquipages, que plusieurs vaisseaux sont submergйs, qu'on ne sait ce qu'est devenu le reste. Il n'est plus, il n'est plus; un secret pressentiment me l'annonce. L'infortunй n'aura pas йtй plus йpargnй que tant d'autres. La mer, les maladies, la tristesse, bien plus cruelle, auront abrйgй ses jours. Ainsi s'йteint tout ce qui brille un moment sur la terre. Il manquait aux tourments de ma conscience d'avoir а me reprocher la mort d'un honnкte homme. Ah! ma chиre, quelle вme c'йtait que la sienne!... Comme il savait aimer!... Il mйritait de vivre... Il aura prйsentй devant le souverain juge une вme faible, mais saine et aimant la vertu... Je m'efforce en vain de chasser ces tristes idйes; а chaque instant elles reviennent malgrй moi. Pour les bannir, ou pour les rйgler, ton amie a besoin de tes soins; et puisque je ne puis oublier cet infortunй, j'aime mieux en causer avec toi que d'y penser toute seule.

Regarde, que de raisons augmentent le besoin continuel que j'ai de t'avoir avec moi! Plus sage et plus heureuse, si les mкmes raisons te manquent, ton coeur sent-il moins le mкme besoin? S'il est bien vrai que tu ne veuilles point te remarier, ayant si peu de contentement de ta famille, quelle maison te peut mieux convenir que celle-ci? Pour moi, je souffre а te savoir dans la tienne, car, malgrй ta dissimulation, je connais ta maniиre d'y vivre, et ne suis point dupe de l'air folвtre que tu viens nous йtaler а Clarens. Tu m'a bien reprochй des dйfauts en ma vie; mais j'en ai un trиs grand а te reprocher а ton tour; c'est que ta douleur est toujours concentrйe et solitaire. Tu te caches pour t'affliger, comme si tu rougissais de pleurer devant ton amie. Claire, je n'aime pas cela. Je ne suis point injuste comme toi; je ne blвme point tes regrets; je ne veux pas qu'au bout de deux ans, de dix, ni de toute ta vie, tu cesses d'honorer la mйmoire d'un si tendre йpoux: mais je te blвme, aprиs avoir passй tes plus beaux jours а pleurer avec ta Julie, de lui dйrober la douceur de pleurer а son tour avec toi, et de laver par de plus dignes larmes la honte de celles qu'elle versa dans ton sein. Si tu es fвchйe de t'affliger, ah! tu ne connais pas la vйritable affliction. Si tu y prends une sorte de plaisir, pourquoi ne veux-tu pas que je le partage? Ignores-tu que la communication des coeurs imprime а la tristesse je ne sais quoi de doux et de touchant que n'a pas le contentement? Et l'amitiй n'a-t-elle pas йtй spйcialement donnйe aux malheureux pour le soulagement de leurs maux et la consolation de leurs peines?

Voilа, ma chиre, des considйrations que tu devrais faire, et auxquelles il faut ajouter qu'en te proposant de venir demeurer avec moi, je ne te parle pas moins au nom de mon mari qu'au mien. Il m'a paru plusieurs fois surpris, presque scandalisй, que deux amies telles que nous n'habitassent pas ensemble; il assure te l'avoir dit а toi-mкme, et il n'est pas homme а parler inconsidйrйment. Je ne sais quel parti tu prendras sur mes reprйsentations; j'ai lieu d'espйrer qu'il sera tel que je le dйsire. Quoi qu'il en soit, le mien est pris, et je n'en changerai pas. Je n'ai point oubliй le temps oщ tu voulais me suivre en Angleterre. Amie incomparable, c'est а prйsent mon tour. Tu connais mon aversion pour la ville, mon goыt pour la campagne, pour les travaux rustiques, et l'attachement que trois ans de sйjour m'ont donnй pour ma maison de Clarens. Tu n'ignores pas non plus quel embarras c'est de dйmйnager avec toute une famille, et combien ce serait abuser de la complaisance de mon pиre de le transplanter si souvent. Eh bien! si tu ne veux pas quitter ton mйnage et venir gouverner le mien, je suis rйsolue а prendre une maison а Lausanne, oщ nous irons tous demeurer avec toi. Arrange-toi lа-dessus; tout le veut; mon coeur, mon devoir, mon bonheur, mon honneur conservй, ma raison recouvrйe, mon йtat, mon mari, mes enfants, moi-mкme, je te dois tout; tout ce que j'ai de bien me vient de toi, je ne vois rien qui ne m'y rappelle, et sans toi je ne suis rien. Viens donc, ma bien-aimйe, mon ange tutйlaire, viens conserver ton ouvrage, viens jouir de tes bienfaits. N'ayons plus qu'une famille, comme nous n'avons qu'une вme pour la chйrir; tu veilleras sur l'йducation de mes fils, je veillerai sur celle de ta fille; nous nous partagerons les devoirs de mиre et nous en doublerons les plaisirs. Nous йlиverons nos coeurs ensemble а celui qui purifia le mien par tes soins; et n'ayant plus rien а dйsirer en ce monde, nous attendrons en paix l'autre vie dans le sein de l'innocence et de l'amitiй.

 

Lettre II. Rйponse

Mon Dieu! cousine, que ta lettre m'a donnй de plaisir! Charmante prкcheuse!... charmante, en vйritй, mais prкcheuse pourtant... pйrorant а ravir. Des oeuvres, peu de nouvelles. L'architecte athйnien... ce beau diseur... tu sais bien... dans ton vieux Plutarque... Pompeuses descriptions, superbe temple!... Quand il a tout dit, l'autre vient; un homme uni, l'air simple, grave et posй... comme qui dirait ta cousine Claire... D'une voix creuse, lente et mкme un peu nasale: "Ce qu'il a dit, je le ferai." Il se tait, et les mains de battre. Adieu l'homme aux phrases. Mon enfant, nous sommes ces deux architectes; le temple dont il s'agit est celui de l'amitiй.

Rйsumons un peu les belles choses que tu m'as dites. Premiиrement, que nous nous aimions; et puis, que je t'йtais nйcessaire; et puis, que tu me l'йtais aussi; et puis, qu'йtant libres de passer nos jours ensemble il les y fallait passer. Et tu as trouvй tout cela toute seule! Sans mentir tu es une йloquente personne! Oh bien! que je t'apprenne а quoi je m'occupais de mon cфtй tandis que tu mйditais cette sublime lettre. Aprиs cela tu jugeras toi-mкme lequel vaut le mieux de ce que tu dis ou de ce que je fais.

A peine eus-je perdu mon mari, que tu remplis le vide qu'il avait laissй dans mon coeur. De son vivant il en partageait avec toi les affections; dиs qu'il ne fut plus, je ne fus qu'а toi seule; et, selon ta remarque sur l'accord de la tendresse maternelle et de l'amitiй, ma fille mкme n'йtait pour nous qu'un lien de plus. Non seulement je rйsolus dиs lors de passer le reste de ma vie avec toi, mais je formai un projet plus йtendu. Pour que nos deux familles n'en fissent qu'une, je me proposai, supposant tous les rapports convenables, d'unir un jour ma fille а ton fils aоnй; et ce nom de mari, trouvй d'abord par plaisanterie, me parut d'heureux augure pour le lui donner un jour tout de bon.

Dans ce dessein, je cherchai d'abord а lever les embarras d'une succession embrouillйe; et, me trouvant assez de bien pour sacrifier quelque chose а la liquidation du reste, je ne songeai qu'а mettre le partage de ma fille en effets assurйs et а l'abri de tout procиs. Tu sais que j'ai des fantaisies sur bien des choses, ma folie dans celle-ci йtait de te surprendre. Je m'йtais mise en tкte d'entrer un beau matin dans ta chambre, tenant d'une main mon enfant, de l'autre un portefeuille, et de te prйsenter l'un et l'autre avec un beau compliment pour dйposer en tes mains la mиre, la fille, et leur bien, c'est-а-dire la dot de celle-ci. "Gouverne-la, voulais-je te dire, comme il convient aux intйrкts de ton fils; car c'est dйsormais son affaire et la tienne; pour moi, je ne m'en mкle plus."

Remplie de cette charmante idйe, il fallut m'en ouvrir а quelqu'un qui m'aidвt а l'exйcuter. Or, devine qui j'ai choisi pour cette confidence. Un certain M. de Wolmar: ne le connaоtrais-tu point? - Mon mari, cousine? - Oui, ton mari, cousine. Ce mкme homme, а qui tu as tant de peine а cacher un secret qu'il lui importe de ne pas savoir, est celui qui t'en a su faire un qu'il t'eыt йtй si doux d'apprendre. C'йtait lа le vrai sujet de tous ces entretiens mystйrieux dont tu nous faisais si comiquement la guerre. Tu vois comme ils sont dissimulйs, ces maris. N'est-il pas bien plaisant que ce soient eux qui nous accusent de dissimulation? J'exigeais du tien davantage encore. Je voyais fort bien que tu mйditais le mкme projet que moi, mais plus en dedans, et comme celle qui n'exhale ses sentiments qu'а mesure qu'on s'y livre. Cherchant donc а te mйnager une surprise plus agrйable, je volais que, quand tu lui proposerais notre rйunion, il ne parыt pas fort approuver cet empressement, et se montrвt un peu froid а consentir. Il me fit lа-dessus une rйponse que j'ai retenue et que tu dois bien retenir; car je doute que depuis qu'il y a des maris au monde, aucun d'eux en ait fait une pareille. La voici: "Petite cousine, je connais Julie... je la connais bien... mieux qu'elle ne croit, peut-кtre. Son coeur est trop honnкte pour qu'on doive rйsister а rien de ce qu'elle dйsire, et trop sensible pour qu'on le puisse sans l'affliger. Depuis cinq ans que nous sommes unis, je ne crois pas qu'elle ait reзu de moi le moindre chagrin; j'espиre mourir sans lui en avoir jamais fait aucun." Cousine, songes-y bien: voilа quel est le mari dont tu mйdites sans cesse de troubler indiscrиtement le repos.

Pour moi, j'eus moins de dйlicatesse, ou plus de confiance en ta douceur; et j'йloignai si naturellement les discours auxquels ton coeur te ramenait souvent, que, ne pouvant taxer le mien de s'attiйdir pour toi, tu t'allas mettre dans la tкte que j'attendais de secondes noces, et que je t'aimais mieux que toute autre chose, hormis un mari. Car, vois-tu, ma pauvre enfant, tu n'as pas un secret mouvement qui m'йchappe. Je te devine, je te pйnиtre, je perce jusqu'au plus profond de ton вme; et c'est pour cela que je t'ai toujours adorйe. Ce soupзon, qui te faisait si heureusement prendre le change, m'a paru excellent а nourrir. Je me suis mise а faire la veuve coquette assez bien pour t'y tromper toi-mкme: c'est un rфle pour lequel le talent me manque moins que l'inclination. J'ai adroitement employй cet air agaзant que je ne sais pas mal prendre, et avec lequel je me suis quelquefois amusйe а persifler plus d'un jeune fat. Tu en as йtй tout а fait la dupe, et m'as crue prкte а chercher un successeur а l'homme du monde auquel il йtait le moins aisй d'en trouver. Mais je suis trop franche pour pouvoir me contrefaire longtemps, et tu t'es bientфt rassurйe. Cependant je veux te rassurer encore mieux en t'expliquant mes vrais sentiments sur ce point.

Je te l'ai dit cent fois йtant fille, je n'йtais point faite pour кtre femme. S'il eыt dйpendu de moi, je ne me serais point mariйe; mais dans notre sexe on n'achиte la libertй que par l'esclavage, et il faut commencer par кtre servante pour devenir sa maоtresse un jour. Quoique mon pиre ne me gкnвt pas, j'avais des chagrins dans ma famille. Pour m'en dйlivrer, j'йpousai donc M. d'Orbe. Il йtait si honnкte homme et m'aimait si tendrement, que je l'aimai sincиrement а mon tour. L'expйrience me donna du mariage une idйe plus avantageuse que celle que j'en avais conзue, et dйtruisit les impressions que m'en avait laissйes la Chaillot. M. d'Orbe me rendit heureuse et ne s'en repentit pas. Avec un autre j'aurais toujours rempli mes devoirs, mais je l'aurais dйsolй; et je sens qu'il fallait un aussi bon mari pour faire de moi une bonne femme. Imaginerais-tu que c'est de cela mкme que j'avais а me plaindre? Mon enfant, nous nous aimions trop, nous n'йtions point gais. Une amitiй plus lйgиre eыt йtй plus folвtre; je l'aurais prйfйrйe, et je crois que j'aurais mieux aimй vivre moins contente et pouvoir rire plus souvent.

A cela se joignirent les sujets particuliers d'inquiйtude que me donnait ta situation. Je n'ai pas besoin de te rappeler les dangers que t'a fait courir une passion mal rйglйe. Je les vis en frйmissant. Si tu n'avais risquй que ta vie, peut-кtre un reste de gaietй ne m'eыt-il pas tout а fait abandonnйe; mais la tristesse et l'effroi pйnйtrиrent mon вme; et, jusqu'а ce que je t'aie vu mariйe, je n'ai pas eu moment de pure joie. Tu connus ma douleur, tu la sentis. Elle a beaucoup fait sur ton bon coeur; et je ne cesserai de bйnir ces heureuses larmes qui sont peut-кtre la cause de ton retour au bien.

Voilа comment s'est passй tout le temps que j'ai vйcu avec mon mari. Juge si, depuis que Dieu me l'a фtй, je pourrais espйrer d'en retrouver un autre qui fыt autant selon mon coeur, et si je suis tentйe de le chercher. Non, cousine, le mariage est un йtat trop grave; sa dignitй ne va point avec mon humeur; elle m'attriste et me sied mal, sans compter que toute gкne m'est insupportable. Pense, toi qui me connais, ce que peut кtre а mes yeux un lien dans lequel je n'ai pas ri durant sept ans sept petites fois а mon aise. Je ne veux pas faire comme toi la matrone а vingt-huit ans. Je me trouve une petite veuve assez piquante, assez mariable encore; et je crois que, si j'йtais homme, je m'accommoderais assez de moi. Mais me remarier, cousine! Ecoute: je pleure bien sincиrement mon pauvre mari; j'aurais donnй la moitiй de ma vie pour passer l'autre avec lui; et pourtant, s'il pouvait revenir, je ne le reprendrais, je crois, lui-mкme, que parce que je l'avais dйjа pris.

Je viens de t'exposer mes vйritables intentions. Si je n'ai pu les exйcuter encore malgrй les soins de M. de Wolmar, c'est que les difficultйs semblent croоtre avec mon zиle а les surmonter. Mais mon zиle sera le plus fort, et avant que l'йtй se passe j'espиre me rйunir а toi pour le reste de nos jours.

Il reste а me justifier du reproche de te cacher mes peines et d'aimer а pleurer loin de toi: je ne le nie pas, c'est а quoi j'emploie ici le meilleur temps que j'y passe. Je n'entre jamais dans ma maison sans y retrouver des vestiges de celui qui me la rendait chиre. Je n'y fais pas un pas, je n'y fixe pas un objet, sans apercevoir quelque signe de sa tendresse et de la bontй de son coeur; voudrais-tu que le mien n'en fыt pas йmu? Quand je suis ici, je ne sens que la perte que j'ai faite; quand je suis prиs de toi, je ne vois que ce qui m'est restй. Peux-tu me faire un crime de ton pouvoir sur mon humeur? Si je pleure en ton absence et si je ris prиs de toi, d'oщ vient cette diffйrence? Petite ingrate! c'est que tu me consoles de tout, et que je ne sais plus m'affliger de rien quand je te possиde.

Tu as dit bien des choses en faveur de notre ancienne amitiй; mais je ne te pardonne pas d'oublier celle qui me fait le plus d'honneur; c'est de te chйrir quoique tu m'йclipses. Ma Julie, tu es faite pour rйgner. Ton empire est le plus absolu que je connaisse: il s'йtend jusque sur les volontйs, et je l'йprouve plus que personne. Comment cela se fait-il, cousine? Nous aimons toutes deux la vertu; l'honnкtetй nous est йgalement chиre; nos talents sont les mкmes; j'ai presque autant d'esprit que toi, et ne suis guиre moins jolie. Je sais fort bien tout cela; et malgrй tout cela tu m'en imposes, tu me subjugues, tu m'atterres, ton gйnie йcrase le mien, et je ne suis rien devant toi. Lors mкme que tu vivais dans des liaisons que tu te reprochais, et que, n'ayant point imitй ta faute, j'aurais dы prendre l'ascendant а mon tour, il ne te demeurait pas moins. Ta faiblesse, que je blвmais, me semblait presque une vertu; je ne pouvais m'empкcher d'admirer en toi ce que j'aurais repris dans une autre. Enfin, dans ce temps-lа mкme, je ne t'abordais point sans un certain mouvement de respect involontaire; et il est sыr que toute ta douceur, toute la familiaritй de ton commerce йtait nйcessaire pour me rendre ton amie: naturellement je devais кtre ta servante. Explique, si tu peux, cette йnigme; quant а moi, je n'y entends rien.

Mais si fait pourtant, je l'entends un peu, et je crois mкme l'avoir autrefois expliquйe; c'est que ton coeur vivifie tous ceux qui l'environnent, et leur donne pour ainsi dire un nouvel кtre dont ils sont forcйs de lui faire hommage, puisqu'ils ne l'auraient point eu sans lui. Je t'ai rendu d'importants services, j'en conviens: tu m'en fais souvenir si souvent, qu'il n'y a pas moyen de l'oublier. Je ne le nie point, sans moi tu йtais perdue. Mais qu'ai-je fait que te rendre ce que j'avais reзu de toi? Est-il possible de te voir longtemps, sans se sentir pйnйtrer l'вme des charmes de la vertu et des douceurs de l'amitiй? Ne sais-tu pas que tout ce qui t'approche est par toi-mкme armй pour ta dйfense, et que je n'ai par-dessus les autres que l'avantage des gardes de Sйsostris, d'кtre de ton вge et de ton sexe, et d'avoir йtй йlevйe avec toi? Quoi qu'il en soit, Claire se console de valoir moins que Julie, en ce que sans Julie elle vaudrait bien moins encore; et puis, а te dire la vйritй, je crois que nous avions grand besoin l'une de l'autre, et que chacune des deux y perdrait beaucoup si le sort nous eыt sйparйes.

Ce qui me fвche le plus dans les affaires qui me retiennent encore ici, c'est le risque de ton secret toujours prкt а s'йchapper de ta bouche. Considиre, je t'en conjure, que ce qui te porte а le garder est une raison forte et solide, et que ce qui te porte а le rйvйler n'est qu'un sentiment aveugle. Nos soupзons mкme, que ce secret n'en est plus un pour celui qu'il intйresse, nous sont une raison de plus pour ne le lui dйclarer qu'avec la plus grande circonspection. Peut-кtre la rйserve de ton mari est-elle un exemple et une leзon pour nous; car en de pareilles matiиres il y a souvent une grande diffйrence entre ce qu'on feint d'ignorer et ce qu'on est forcй de savoir. Attends donc, je l'exige, que nous en dйlibйrions encore une fois. Si tes pressentiments йtaient fondйs et que ton dйplorable ami ne fыt plus, le meilleur parti qui resterait а prendre serait de laisser son histoire et tes malheurs ensevelis avec lui. S'il vit, comme je l'espиre, le cas peut devenir diffйrent; mais encore faut-il que ce cas se prйsente. En tout йtat de cause, crois-tu ne devoir aucun йgard aux derniers conseils d'un infortunй dont tous les maux sont ton ouvrage?

A l'йgard des dangers de la solitude, je conзois et j'approuve tes alarmes, quoique je les sache trиs mal fondйes. Tes fautes passйes te rendent craintive; j'en augure d'autant mieux du prйsent, et tu le serais bien moins s'il te restait plus de sujet de l'кtre. Mais je ne puis te passer ton effroi sur le sort de notre pauvre ami. A prйsent que tes affections ont changй d'espиce, crois qu'il ne m'est pas moins cher qu'а toi. Cependant j'ai des pressentiments tout contraires aux tiens, et mieux d'accord avec la raison. Milord Edouard a reзu deux fois de ses nouvelles, et m'a йcrit а la seconde qu'il йtait dans la mer du Sud, ayant dйjа passй les dangers dont tu parles. Tu sais cela aussi bien que moi, et tu t'affliges comme si tu n'en savais rien. Mais ce que tu ne sais pas et qu'il faut t'apprendre, c'est que le vaisseau sur lequel il est a йtй vu, il y a deux mois, а la hauteur des Canaries, faisant voile en Europe. Voilа ce qu'on йcrit de Hollande а mon pиre et dont il n'a pas manquй de me faire part, selon sa coutume de m'instruire des affaires publiques beaucoup plus exactement que des siennes. Le coeur me dit а moi que nous ne serons pas longtemps sans recevoir des nouvelles de notre philosophe, et que tu en seras pour tes larmes, а moins qu'aprиs l'avoir pleurй mort tu ne pleures de ce qu'il est en vie. Mais Dieu merci, tu n'en es plus lа.

Deb! fosse or qui quel miser pur un poco,

Ch'й giа di piangere e di viver lasso la!

Voilа ce que j'avais а te rйpondre. Celle qui t'aime t'offre et partage la douce espйrance d'une йternelle rйunion. Tu vois que tu n'en as formй le projet ni seule ni la premiиre, et que l'exйcution en est plus avancйe que tu ne pensais. Prends donc patience encore cet йtй, ma douce amie; il vaut mieux tarder а se rejoindre que d'avoir encore а se sйparer.

Eh bien! belle madame, ai-je tenu parole, et mon triomphe est-il complet? Allons, qu'on se jette а genoux, qu'on baise avec respect cette lettre, et qu'on reconnaisse humblement qu'au moins une fois en la vie Julie de Wolmar a йtй vaincue en amitiй.

 

Lettre III. A madame d'Orbe

Ma cousine, ma bienfaitrice, mon amie, j'arrive des extrйmitйs de la terre, et j'en rapporte un coeur tout plein de vous. J'ai passй quatre fois la ligne; j'ai parcouru les deux hйmisphиres; j'ai vu les quatre parties du monde; j'en ai mis le diamиtre entre nous; j'ai fait le tour entier du globe, et n'ai pu vous йchapper un moment. On a beau fuir ce qui nous est cher, son image, plus vite que la mer et les vents, nous suit au bout de l'univers; et partout oщ l'on se porte, avec soi l'on y porte ce qui nous fait vivre. J'ai beaucoup souffert; j'ai vu souffrir davantage. Que d'infortunйs j'ai vus mourir! Hйlas! ils mettaient un si grand prix а la vie! et moi je leur ai survйcu!...

Peut-кtre йtais-je en effet moins а plaindre; les misиres de mes compagnons m'йtaient plus sensibles que les miennes; je les voyais tout entiers а leurs peines; ils devaient souffrir plus que moi. Je me disais: "Je suis mal ici, mais il est un coin sur la terre oщ je suis heureux et paisible", et je me dйdommageais au bord du lac de Genиve de ce que j'endurais sur l'Ocйan. J'ai le bonheur en arrivant de voir confirmer mes espйrances; milord Edouard m'apprend que vous jouissez toutes deux de la paix et de la santй et que, si vous en particulier avez perdu le doux titre d'йpouse, il vous reste ceux d'amie et de mиre, qui doivent suffire а votre bonheur.

Je suis trop pressй de vous envoyer cette lettre, pour vous faire а prйsent un dйtail de mon voyage; j'ose espйrer d'en avoir bientфt une occasion plus commode. Je me contente ici de vous en donner une lйgиre idйe, plus pour exciter que pour satisfaire votre curiositй. J'ai mis prиs de quatre ans au trajet immense dont je viens de vous parler, et suis revenu dans le mкme vaisseau sur lequel j'йtais parti, le seul que le commandant ait ramenй de son escadre.

J'ai vu d'abord l'Amйrique mйridionale, ce vaste continent que le manque de fer a soumis aux Europйens, et dont ils ont fait un dйsert pour s'en assurer l'empire. J'ai vu les cфtes du Brйsil, oщ Lisbonne et Londres puisent leurs trйsors et dont les peuples misйrables foulent aux pieds l'or et les diamants sans oser y porter la main. J'ai traversй paisiblement les mers orageuses qui sont sous le cercle antarctique; j'ai trouvй dans la mer Pacifique les plus effroyables tempкtes.

E in mar dubbioso sotto ignoto polo

Provai l'onde fallaci, e'l vento infido.

J'ai vu de loin le sйjour de ces prйtendus gйants qui ne sont grands qu'en courage, et dont l'indйpendance est plus assurйe par une vie simple et frugale que par une haute stature. J'ai sйjournй trois mois dans une оle dйserte et dйlicieuse, douce et touchante image de l'antique beautй de la nature, et qui semble кtre confinйe au bout du monde pour y servir d'asile а l'innocence et а l'amour persйcutйs; mais l'avide Europйen suit son humeur farouche en empкchant l'Indien paisible de l'habiter, et se rend justice en ne l'habitant pas lui-mкme.

J'ai vu sur les rives du Mexique et du Pйrou le mкme spectacle que dans le Brйsil: j'en ai vu les rares et infortunйs habitants, tristes restes de deux puissants peuples, accablйs de fers, d'opprobre et de misиres au milieu de leurs riches mйtaux, reprocher au ciel en pleurant les trйsors qu'il leur a prodiguйs. J'ai vu l'incendie affreux d'une ville entiиre sans rйsistance et sans dйfenseurs. Tel est le droit de la guerre parmi les peuples savants, humains et polis de l'Europe; on ne se borne pas а faire а son ennemi tout le mal dont on peut tirer du profit: mais on compte pour un profit tout le mal qu'on peut lui faire а pure perte. J'ai cфtoyй presque toute la partie occidentale de l'Amйrique, non sans кtre frappй d'admiration en voyant quinze cents lieues de cфte et la plus grande mer du monde sous l'empire d'une seule puissance qui tient pour ainsi dire en sa main les clefs d'un hйmisphиre du globe.

Aprиs avoir traversй la grande mer, j'ai trouvй dans l'autre continent un nouveau spectacle. J'ai vu la plus nombreuse et la plus illustre nation de l'univers soumise а une poignйe de brigands; j'ai vu de prиs ce peuple cйlиbre, et n'ai plus йtй surpris de le trouver esclave. Autant de fois conquis qu'attaquй, il fut toujours en proie au premier venu et le sera jusqu'а la fin des siиcles. Je l'ai trouvй digne de son sort, n'ayant pas mкme le courage d'en gйmir. Lettrй, lвche, hypocrite et charlatan; parlant beaucoup sans rien dire, plein d'esprit sans aucun gйnie, abondant en signes et stйrile en idйes; poli, complimenteur, adroit, fourbe et fripon; qui met tous les devoirs en йtiquettes, toute la morale en simagrйes, et ne connaоt d'autre humanitй que les salutations et les rйvйrences. J'ai surgi dans une seconde оle dйserte, plus inconnue, plus charmante encore que la premiиre, et oщ le plus cruel accident faillit а nous confiner pour jamais. Je fus le seul peut-кtre qu'un exil si doux n'йpouvanta point. Ne suis-je pas dйsormais partout en exil? J'ai vu dans ce lieu de dйlices et d'effroi ce que peut tenter l'industrie humaine pour tirer l'homme civilisй d'une solitude oщ rien ne lui manque, et le replonger dans un gouffre de nouveaux besoins.

J'ai vu dans le vaste Ocйan, oщ il devrait кtre si doux а des hommes d'en rencontrer d'autres, deux grands vaisseaux se chercher, se trouver, s'attaquer, se battre avec fureur, comme si cet espace immense eыt йtй trop petit pour chacun d'eux. Je les ai vus vomir l'un contre l'autre le fer et les flammes. Dans un combat assez court, j'ai vu l'image de l'enfer; j'ai entendu les cris de joie des vainqueurs couvrir les plaintes des blessйs et les gйmissements des mourants. J'ai reзu en rougissant ma part d'un immense butin; je l'ai reзu, mais en dйpфt; et s'il fut pris sur des malheureux, c'est а des malheureux qu'il sera rendu.

J'ai vu l'Europe transportйe а l'extrйmitй de l'Afrique par les soins de ce peuple avare, patient et laborieux, qui a vaincu par le temps et la constance des difficultйs que tout l'hйroпsme des autres peuples n'a jamais pu surmonter. J'ai vu ces vastes et malheureuses contrйes qui ne semblent destinйes qu'а couvrir la terre de troupeaux d'esclaves. A leur vil aspect j'ai dйtournй les yeux de dйdain, d'horreur et de pitiй; et, voyant la quatriиme partie de mes semblables changйe en bкtes pour le service des autres, j'ai gйmi d'кtre homme.

Enfin j'ai vu dans mes compagnons de voyage un peuple intrйpide et fier, dont l'exemple et la libertй rйtablissaient а mes yeux l'honneur de mon espиce, pour lequel la douleur et la mort ne sont rien, et qui ne craint au monde que la faim et l'ennui. J'ai vu dans leur chef un capitaine, un soldat, un pilote, un sage, un grand homme, et, pour dire encore plus peut-кtre, le digne ami d'Edouard Bomston; mais ce que je n'ai point vu dans le monde entier, c'est quelqu'un qui ressemble а Claire d'Orbe, а Julie d'Etange, et qui puisse consoler de leur perte un coeur qui sut les aimer.

Comment vous parler de ma guйrison? C'est de vous que je dois apprendre а la connaоtre. Reviens-je plus libre et plus sage que je ne suis parti? J'ose le croire et ne puis l'affirmer. La mкme image rиgne toujours dans mon coeur; vous savez s'il est possible qu'elle s'en efface; mais son empire est plus digne d'elle et, si je ne me fais pas illusion, elle rиgne dans ce coeur infortunй comme dans le vфtre. Oui, ma cousine, il me semble que sa vertu m'a subjuguй, que je ne suis pour elle que le meilleur et le plus tendre ami qui fыt jamais, que je ne fais plus que l'adorer comme vous l'adorez vous-mкme; ou plutфt il me semble que mes sentiments ne se sont pas affaiblis, mais rectifiйs; et, avec quelque soin que je m'examine, je les trouve aussi purs que l'objet qui les inspire. Que puis-je vous dire de plus jusqu'а l'йpreuve qui peut m'apprendre а juger de moi? Je suis sincиre et vrai; je veux кtre ce que je dois кtre: mais comment rйpondre de mon coeur avec tant de raisons de m'en dйfier? Suis-je le maоtre du passй? Puis-je empкcher que mille feux ne m'aient autrefois dйvorй? Comment distinguerai-je par la seule imagination ce qui est de ce qui fut? Et comment me reprйsenterai-je amie celle que je ne vis jamais qu'amante? Quoi que vous pensiez peut-кtre du motif secret de mon empressement, il est honnкte et raisonnable; il mйrite que vous l'approuviez. Je rйponds d'avance au moins de mes intentions. Souffrez que je vous voie, et m'examinez vous-mкme; ou laissez-moi voir Julie, et je saurai ce que je suis.

Je dois accompagner milord Edouard en Italie. Je passerai prиs de vous! et je ne vous verrais point! Pensez-vous que cela se puisse? Eh! si vous aviez la barbarie de l'exiger, vous mйriteriez de n'кtre pas obйie. Mais pourquoi l'exigeriez-vous? N'кtes-vous pas cette mкme Claire, aussi bonne et compatissante que vertueuse et sage, qui daigna m'aimer dиs sa plus tendre jeunesse, et qui doit m'aimer bien plus encore aujourd'hui que je lui dois tout? Non, non, chиre et charmante amie, un si cruel refus ne serait ni de vous ni fait pour moi; il ne mettra point le comble а ma misиre. Encore une fois, encore une fois en ma vie, je dйposerai mon coeur а vos pieds. Je vous verrai, vous y consentirez. Je la verrai, elle y consentira. Vous connaissez trop bien toutes deux mon respect pour elle. Vous savez si je suis homme а m'offrir а ses yeux en me sentant indigne d'y paraоtre. Elle a dйplorй si longtemps l'ouvrage de ses charmes, ah! qu'elle voie une fois l'ouvrage de sa vertu!

P.-S. - Milord Edouard est retenu pour quelques temps encore ici par des affaires; s'il m'est permis de vous voir, pourquoi ne prendrais-je pas les devants pour кtre plus tфt auprиs de vous?

 

Lettre IV de M. de Wolmar

Quoique nous ne nous connaissions pas encore, je suis chargй de vous йcrire. La plus sage et la plus chйrie des femmes vient d'ouvrir son coeur а son heureux йpoux. Il vous croit digne d'avoir йtй aimй d'elle, et il vous offre sa maison. L'innocence et la paix y rиgnent; vous y trouverez l'amitiй, l'hospitalitй, l'estime, la confiance. Consultez votre coeur; et, s'il n'y a rien lа qui vous effraye, venez sans crainte. Vous ne partirez point d'ici sans y laisser un ami.

Wolmar.

P.-S. - Venez, mon ami; nous vous attendons avec empressement. Je n'aurai pas la douleur que vous nous deviez un refus.

Julie.

 

Lettre V de Madame d'Orbe

Et dans laquelle йtait incluse la prйcйdente.

Bien arrivй! cent fois le bien arrivй, cher Saint-Preux! car je prйtends que ce nom vous demeure, au moins dans notre sociйtй. C'est, je crois, vous dire assez qu'on n'entend pas vous en exclure, а moins que cette exclusion ne vienne de vous. En voyant par la lettre ci-jointe que j'ai fait plus que vous ne me demandiez, apprenez а prendre un peu plus de confiance en vos amis, et а ne plus reprocher а leur coeur des chagrins qu'ils partagent quand la raison les force а vous en donner. M. de Wolmar veut vous voir; il vous offre sa maison, son amitiй, ses conseils: il n'en fallait pas tant pour calmer toutes mes craintes sur votre voyage, et je m'offenserais moi-mкme si je pouvais un moment me dйfier de vous. Il fait plus, il prйtend vous guйrir, et dit que ni Julie, ni lui, ni vous, ni moi, ne pouvons кtre parfaitement heureux sans cela. Quoique j'attende beaucoup de sa sagesse, et plus de votre vertu, j'ignore quel sera le succиs de cette entreprise. Ce que je sais bien, c'est qu'avec la femme qu'il a, le soin qu'il veut prendre est une pure gйnйrositй pour vous.

Venez donc, mon aimable ami, dans la sйcuritй d'un coeur honnкte, satisfaire l'empressement que nous avons tous de vous embrasser et de vous voir paisible et content; venez dans votre pays et parmi vos amis vous dйlasser de vos voyages et oublier tous les maux que vous avez soufferts. La derniиre fois que vous me vоtes, j'йtais une grave matrone, et mon amie йtait а l'extrйmitй; mais а prйsent qu'elle se porte bien, et que je suis redevenue fille, me voilа tout aussi folle et presque aussi jolie qu'avant mon mariage. Ce qu'il y a du moins de bien sыr, c'est que je n'ai point changй pour vous, et que vous feriez bien des fois le tour du monde avant d'y trouver quelqu'un qui vous aimвt comme moi.

 

Lettre VI а milord Edouard

Je me lиve au milieu de la nuit pour vous йcrire. Je ne saurais trouver un moment de repos. Mon coeur agitй, transportй, ne peut se contenir au dedans de moi; il a besoin de s'йpancher. Vous qui l'avez si souvent garanti du dйsespoir, soyez le cher dйpositaire des premiers plaisirs qu'il ait goыtйs depuis si longtemps.

Je l'ai vue, milord! mes yeux l'ont vue! J'ai entendu sa voix; ses mains ont touchй les miennes; elle m'a reconnu; elle a marquй de la joie а me voir; elle m'a appelй son ami, son cher ami; elle m'a reзu dans sa maison; plus heureux que je ne fus de ma vie, je loge avec elle sous un mкme toit, et maintenant que je vous йcris je suis а trente pas d'elle.

Mes idйes sont trop vives pour se succйder; elles se prйsentent toutes ensemble; elles se nuisent mutuellement. Je vais m'arrкter et reprendre haleine pour tвcher de mettre quelque ordre dans mon rйcit.

A peine aprиs une si longue absence m'йtais-je livrй prиs de vous aux premiers transports de mon coeur en embrassant mon ami, mon libйrateur et mon pиre, que vous songeвtes au voyage d'Italie. Vous me le fоtes dйsirer dans l'espoir de m'y soulager enfin du fardeau de mon inutilitй pour vous. Ne pouvant terminer sitфt les affaires qui vous retenaient а Londres, vous me proposвtes de partir le premier pour avoir plus de temps а vous attendre ici. Je demandai la permission d'y venir; je l'obtins, je partis; et, quoique Julie s'offrоt d'avance а mes regards, en songeant que j'allais m'approcher d'elle je sentis du regret а m'йloigner de vous. Milord, nous sommes quittes, ce seul sentiment vous a tout payй.

Il ne faut pas vous dire que, durant toute la route, je n'йtais occupй que de l'objet de mon voyage; mais une chose а remarquer, c'est que je commenзai de voir sous un autre point de vue ce mкme objet qui n'йtait jamais sorti de mon coeur. Jusque-lа je m'йtais toujours rappelй Julie brillante comme autrefois des charmes de sa premiиre jeunesse; j'avais toujours vu ses beaux yeux animйs du feu qu'elle m'inspirait; ses traits chйris n'offraient а mes regards que des garants de mon bonheur, son amour et le mien se mкlaient tellement avec sa figure, que je ne pouvais les en sйparer. Maintenant j'allais voir Julie mariйe, Julie mиre, Julie indiffйrente. Je m'inquiйtais des changements que huit ans d'intervalle avaient pu faire а sa beautй. Elle avait eu la petite vйrole; elle s'en trouvait changйe: а quel point le pouvait-elle кtre? Mon imagination me refusait opiniвtrement des taches sur ce charmant visage; et sitфt que j'en voyais un marquй de petite vйrole, ce n'йtait plus celui de Julie. Je pensais encore а l'entrevue que nous allions avoir, а la rйception qu'elle m'allait faire. Ce premier abord se prйsentait а mon esprit sous mille tableaux diffйrents, et ce moment qui devait passer si vite revenait pour moi mille fois le jour.

Quand j'aperзus la cime des monts, le coeur me battit fortement, en me disant: elle est lа. La mкme chose venait de m'arriver en mer а la vue des cфtes d'Europe. La mкme chose m'йtait arrivйe autrefois а Meillerie en dйcouvrant la maison du baron d'Etange. Le monde n'est jamais divisй pour moi qu'en deux rйgions: celle oщ elle est, et celle oщ elle n'est pas. La premiиre s'йtend quand je m'йloigne, et se resserre а mesure que j'approche, comme un lieu oщ je ne dois jamais arriver. Elle est а prйsent bornйe aux murs de sa chambre. Hйlas! ce lieu seul est habitй; tout le reste de l'univers est vide.

Plus j'approchais de la Suisse, plus je me sentais йmu. L'instant oщ des hauteurs du Jura je dйcouvris le lac de Genиve fut un instant d'extase et de ravissement. La vue de mon pays, de ce pays si chйri, oщ des torrents de plaisirs avaient inondй mon coeur; l'air des Alpes si salutaire et si pur; le doux air de la patrie, plus suave que les parfums de l'Orient; cette terre riche et fertile, ce paysage unique, le plus beau dont l'oeil humain fut jamais frappй; ce sйjour charmant auquel je n'avais rien trouvй d'йgal dans le tour du monde; l'aspect d'un peuple heureux et libre; la douceur de la saison, la sйrйnitй du climat; mille souvenirs dйlicieux qui rйveillaient tous les sentiments que j'avais goыtйs; tout cela me jetait dans des transports que je ne puis dйcrire, et semblait me rendre а la fois la jouissance de ma vie entiиre.

En descendant vers la cфte je sentis une impression nouvelle dont je n'avais aucune idйe; c'йtait un certain mouvement d'effroi qui me resserrait le coeur et me troublait malgrй moi. Cet effroi, dont je ne pouvais dйmкler la cause, croissait а mesure que j'approchais de la ville: il ralentissait mon empressement d'arriver, et fit enfin de tels progrиs, que je m'inquiйtais autant de ma diligence que j'avais fait jusque-lа de ma lenteur. En entrant а Vevai, la sensation que j'йprouvai ne fut rien moins qu'agrйable: je fus saisi d'une violente palpitation qui m'empкchait de respirer; je parlais d'une voix altйrйe et tremblante. J'eus peine а me faire entendre en demandant M. de Wolmar; car je n'osai jamais nommer sa femme. On me dit qu'il demeurait а Clarens. Cette nouvelle m'фta de dessus la poitrine un poids de cinq cents livres; et, prenant les deux lieues qui me restaient а faire pour un rйpit, je me rйjouis de ce qui m'eыt dйsolй dans un autre temps; mais j'appris avec un vrai chagrin que Mme d'Orbe йtait а Lausanne. J'entrai dans une auberge pour reprendre les forces qui me manquaient: il me fut impossible d'avaler un seul morceau; je suffoquais en buvant, et ne pouvais vider un verre qu'а plusieurs reprises. Ma terreur redoubla quand je vis mettre les chevaux pour repartir. Je crois que j'aurais donnй tout au monde pour voir briser une roue en chemin. Je ne voyais plus Julie; mon imagination troublйe ne me prйsentait que des objets confus; mon вme йtait dans un tumulte universel. Je connaissais la douleur et le dйsespoir; je les aurais prйfйrйs а cet horrible йtat. Enfin je puis dire n'avoir de ma vie йprouvй d'agitation plus cruelle que celle oщ je me trouvai durant ce court trajet, et je suis convaincu que je ne l'aurais pu supporter une journйe entiиre.

En arrivant, je fis arrкter а la grille; et, me sentant hors d'йtat de faire un pas, j'envoyai le postillon dire qu'un йtranger demandait а parler а M. de Wolmar. Il йtait а la promenade avec sa femme. On les avertit, et ils vinrent par un autre cфtй, tandis que, les yeux fichйs sur l'avenue, j'attendais dans des transes mortelles d'y voir paraоtre quelqu'un.

A peine Julie m'eut-elle aperзu qu'elle me reconnut. A l'instant, me voir, s'йcrier, courir, s'йlancer dans mes bras, ne fut pour elle qu'une mкme chose. A ce son de voix je me sens tressaillir; je me retourne, je la vois, je la sens. O milord! ф mon ami... je ne puis parler... Adieu crainte; adieu terreur, effroi, respect humain. Son regard, son cri, son geste, me rendent en un moment la confiance, le courage, et les forces. Je puise dans ses bras la chaleur et la vie; je pйtille de joie en la serrant dans les miens. Un transport sacrй nous tient dans un long silence йtroitement embrassйs, et ce n'est qu'aprиs un si doux saisissement que nos voix commencent а se confondre et nos yeux а mкler leurs pleurs. M. de Wolmar йtait lа; je le savais, je le voyais, mais qu'aurais-je pu voir? Non, quand l'univers entier se fыt rйuni contre moi, quand l'appareil des tourments m'eыt environnй, je n'aurais pas dйrobй mon coeur а la moindre de ces caresses, tendres prйmices d'une amitiй pure et sainte que nous emporterons dans le ciel!

Cette premiиre impйtuositй suspendue, Mme de Wolmar me prit par la main, et, se retournant vers son mari, lui dit avec une certaine grвce d'innocence et de candeur dont je me sentis pйnйtrй: "Quoiqu'il soit mon ancien ami, je ne vous le prйsente pas, je le reзois de vous, et ce n'est qu'honorй de votre amitiй qu'il aura dйsormais la mienne. - Si les nouveaux amis ont moins d'ardeur que les anciens, me dit-il en m'embrassant, ils seront anciens а leur tour, et ne cйderont point aux autres." Je reзus ses embrassements, mais mon coeur venait de s'йpuiser, et je ne fis que les recevoir.

Aprиs cette courte scиne, j'observai du coin de l'oeil qu'on avait dйtachй ma malle et remisй ma chaise. Julie me prit sous le bras, et je m'avanзai avec eux vers la maison, presque oppressй d'aise de voir qu'on y prenait possession de moi.

Ce fut alors qu'en contemplant plus paisiblement ce visage adorй, que j'avais cru trouver enlaidi, je vis avec une surprise amиre et douce qu'elle йtait rйellement plus belle et plus brillante que jamais. Ses traits charmants se sont mieux formйs encore; elle a pris un peu plus d'embonpoint qui ne fait qu'ajouter а son йblouissante blancheur. La petite vйrole n'a laissй sur ses joues que quelques lйgиres traces presque imperceptibles. Au lieu de cette pudeur souffrante qui lui faisait autrefois sans cesse baisser les yeux, on voit la sйcuritй de la vertu s'allier dans son chaste regard а la douceur et а la sensibilitй; sa contenance, non moins modeste, est moins timide; un air plus libre et des grвces plus franches ont succйdй а ces maniиres contraintes, mкlйes de tendresse et de honte; et si le sentiment de sa faute la rendait alors plus touchante, celui de sa puretй la rend aujourd'hui plus cйleste.

A peine йtions-nous dans le salon qu'elle disparut, et rentra le moment d'aprиs. Elle n'йtait pas seule. Qui pensez-vous qu'elle amenait avec elle? Milord, c'йtaient ses enfants! ses deux enfants plus beaux que le jour, et portant dйjа sur leur physionomie enfantine le charme et l'attrait de leur mиre! Que devins-je а cet aspect? Cela ne peut ni se dire ni se comprendre; il faut le sentir. Mille mouvements contraires m'assaillirent а la fois; mille cruels et dйlicieux souvenirs vinrent partager mon coeur. O spectacle! ф regrets! Je me sentais dйchirer de douleur et transporter de joie. Je voyais, pour ainsi dire, multiplier celle qui me fut si chиre. Hйlas! je voyais au mкme instant la trop vive preuve qu'elle ne m'йtait plus rien, et mes pertes semblaient se multiplier avec elle.

Elle me les amena par la main. "Tenez, me dit-elle d'un ton qui me perзa l'вme, voilа les enfants de votre amie: ils seront vos amis un jour; soyez le leur dиs aujourd'hui." Aussitфt ces deux petites crйatures s'empressиrent autour de moi, me prirent les mains, et m'accablant de leurs innocentes caresses, tournиrent vers l'attendrissement toute mon йmotion. Je les pris dans mes bras l'un et l'autre; et les pressant contre ce coeur agitй: "Chers et aimables enfants, dis-je avec un soupir, vous avez а remplir une grande tвche. Puissiez-vous ressembler а ceux de qui vous tenez la vie; puissiez-vous imiter leurs vertus, et faire un jour par les vфtres la consolation de leurs amis infortunйs!" Mme de Wolmar enchantйe me sauta au cou une seconde fois, et semblait me vouloir payer par ses caresses de celles que je faisais а ses deux fils. Mais quelle diffйrence du premier embrassement а celui-lа! Je l'йprouvai avec surprise. C'йtait une mиre de famille que j'embrassais; je la voyais environnйe de son йpoux et des ses enfants; ce cortиge m'en imposait. Je trouvais sur son visage un air de dignitй qui ne m'avait pas frappй d'abord; je me sentais forcй de lui porter une nouvelle sorte de respect; sa familiaritй m'йtait presque а charge; quelque belle qu'elle me parыt, j'aurais baisй le bord de sa robe de meilleur coeur que sa joue: dиs cet instant, en un mot, je connus qu'elle ou moi n'йtions plus les mкmes, et je commenзai tout de bon а bien augurer de moi.

M. de Wolmar, me prenant par la main, me conduisit ensuite au logement qui m'йtait destinй. "Voilа, me dit-il en y entrant, votre appartement: il n'est point celui d'un йtranger; il ne sera plus celui d'un autre; et dйsormais il restera vide ou occupй par vous." Jugez si ce compliment me fut agrйable; mais je ne le mйritais pas encore assez pour l'йcouter sans confusion. M. de Wolmar me sauva l'embarras d'une rйponse. Il m'invita а faire un tour de jardin. Lа, il fit si bien que je me trouvai plus а mon aise; et, prenant le ton d'un homme instruit de mes anciennes erreurs, mais plein de confiance dans ma droiture, il me parla comme un pиre а son enfant, et me mit а force d'estime dans l'impossibilitй de la dйmentir. Non, milord, il ne s'est pas trompй; je n'oublierai point que j'ai la sienne et la vфtre а justifier. Mais pourquoi faut-il que mon coeur se resserre а ses bienfaits? Pourquoi faut-il qu'un homme que je dois aimer soit le mari de Julie?

Cette journйe semblait destinйe а tous les genres d'йpreuves que je pouvais subir. Revenus auprиs de Mme de Wolmar, son mari fut appelй pour quelque ordre а donner; et je restai seul avec elle.

Je me trouvai alors dans un nouvel embarras, le plus pйnible et le moins prйvu de tous. Que lui dire? comment dйbuter? Oserais-je rappeler nos anciennes liaisons et des temps si prйsents а ma mйmoire? Laisserais-je penser que je les eusse oubliйs ou que je ne m'en souciasse plus? Quel supplice de traiter en йtrangиre celle qu'on porte au fond de son coeur! Quelle infamie d'abuser de l'hospitalitй pour lui tenir des discours qu'elle ne doit plus entendre! Dans ces perplexitйs je perdais toute contenance; le feu me montait au visage; je n'osais ni parler, ni lever les yeux, ni faire le moindre geste; et je crois que je serais restй dans cet йtat violent jusqu'au retour de son mari, si elle ne m'en eыt tirй. Pour elle, il ne parut pas que ce tкte-а-tкte l'eыt gкnйe en rien. Elle conserva le mкme maintien et les mкmes maniиres qu'elle avait auparavant, elle continua de me parler sur le mкme ton; seulement je crus voir qu'elle essayait d'y mettre encore plus de gaietй et de libertй, jointe а un regard, non timide et tendre, mais doux et affectueux, comme pour m'encourager а me rassurer et а sortir d'une contrainte qu'elle ne pouvait manquer d'apercevoir.

Elle me parla de mes longs voyages: elle voulait en savoir les dйtails, ceux surtout des dangers que j'avais courus, des maux que j'avais endurйs; car elle n'ignorait pas, disait-elle que son amitiй m'en devait le dйdommagement. "Ah! Julie, lui dis-je avec tristesse, il n'y a qu'un moment que je suis avec vous; voulez-vous dйjа me renvoyer aux Indes? - Non pas, dit-elle en riant, mais j'y veux aller а mon tour."

Je lui dis que je vous avais donnй une relation de mon voyage, dont je lui apportais une copie. Alors, elle me demanda de vos nouvelles avec empressement. Je lui parlai de vous, et ne pus le faire sans lui retracer les peines que j'avais souffertes et celles que je vous avais donnйes. Elle en fut touchйe; elle commenзa d'un ton plus sйrieux а entrer dans sa propre justification, et а me montrer qu'elle avait dы faire tout ce qu'elle avait fait. M. de Wolmar rentra au milieu de son discours; et ce qui me confondit, c'est qu'elle le continua en sa prйsence exactement comme s'il n'y eыt pas йtй. Il ne put s'empкcher de sourire en dйmкlant mon йtonnement. Aprиs qu'elle eut fini, il me dit: "Vous voyez un exemple de la franchise qui rиgne ici. Si vous voulez sincиrement кtre vertueux, apprenez а l'imiter: c'est la seule priиre et la seule leзon que j'aie а vous faire. Le premier pas vers le vice est de mettre du mystиre aux actions innocentes; et quiconque aime а se cacher a tфt ou tard raison de se cacher. Un seul prйcepte de morale peut tenir lieu de tous les autres, c'est celui-ci: ne fais ni ne dis jamais rien que tu ne veuilles que tout le monde voie et entende; et, pour moi, j'ai toujours regardй comme le plus estimable des hommes ce Romain qui voulait que sa maison fыt construite de maniиre qu'on vоt tout ce qui s'y faisait.

J'ai, continua-t-il, deux partis а vous proposer: choisissez librement celui qui vous conviendra le mieux, mais choisissez l'un ou l'autre." Alors, prenant la main de sa femme et la mienne, il me dit en la serrant: "Notre amitiй commence; en voici le cher lien; qu'elle soit indissoluble. Embrassez votre soeur et votre amie; traitez-la toujours comme telle; plus vous serez familier avec elle, mieux je penserai de vous. Mais vivez dans le tкte-а-tкte comme si j'йtais prйsent, ou devant moi comme si je n'y йtais pas: voilа tout ce que je vous demande. Si vous prйfйrez le dernier parti, vous le pouvez sans inquiйtude; car, comme je me rйserve le droit de vous avertir de tout ce qui me dйplaira, tant que je ne dirai rien vous serez sыr de ne m'avoir point dйplu."

Il y avait deux heures que ce discours m'aurait fort embarrassй; mais M. de Wolmar commenзait а prendre une si grande autoritй sur moi, que j'y йtais dйjа presque accoutumй. Nous recommenзвmes а causer paisiblement tous trois, et chaque fois que je parlais а Julie je ne manquais point de l'appeler Madame. "Parlez-moi franchement, dit enfin son mari en m'interrompant; dans l'entretien de tout а l'heure disiez-vous Madame? - Non dis-je un peu dйconcertй; mais la biensйance... - La biensйance, reprit-il, n'est que le masque du vice; oщ la vertu rиgne elle est inutile! je n'en veux point. Appelez ma femme Julie en ma prйsence, ou Madame en particulier, cela m'est indiffйrent." Je commenзai de connaоtre alors а quel homme j'avais affaire, et je rйsolus bien de tenir toujours mon coeur en йtat d'кtre vu de lui.

Mon corps, йpuisй de fatigue, avait grand besoin de nourriture, et mon esprit de repos; je trouvai l'un et l'autre а table. Aprиs tant d'annйes d'absence et de douleurs, aprиs de si longues courses, je me disais dans une sorte de ravissement: "Je suis avec Julie, je la vois, je lui parle; je suis а table avec elle, elle me voit sans inquiйtude, elle me reзoit sans crainte, rien ne trouble le plaisir que nous avons d'кtre ensemble. Douce et prйcieuse innocence, je n'avais point goыtй tes charmes, et ce n'est que d'aujourd'hui que je commence d'exister sans souffrir!"

Le soir, en me retirant, je passai devant la chambre des maоtres de la maison; je les y vis entrer ensemble: je gagnai tristement la mienne, et ce moment ne fut pas pour moi le plus agrйable de la journйe.

Voilа, milord, comment s'est passйe cette premiиre entrevue, dйsirйe si passionnйment et si cruellement redoutйe. J'ai tвchй de me recueillir depuis que je suis seul, je me suis efforcй de sonder mon coeur; mais l'agitation de la journйe prйcйdente s'y prolonge encore, et il m'est impossible de juger si tфt de mon vйritable йtat. Tout ce que je sais trиs certainement, c'est que si mes sentiments pour elle n'ont pas changй d'espиce, ils ont au moins bien changй de forme; que j'aspire toujours а voir un tiers entre nous, et que je crains autant le tкte-а-tкte que je le dйsirais autrefois.

Je compte aller dans deux ou trois jours а Lausanne. Je n'ai vu Julie encore qu'а demi quand je n'ai pas vu sa cousine, cette aimable et chиre amie а qui je dois tant, qui partagera sans cesse avec vous mon amitiй, mes soins, ma reconnaissance, et tous les sentiments dont mon coeur est restй le maоtre. A mon retour, je ne tarderai pas а vous en dire davantage. J'ai besoin de vos avis, et je veux m'observer de prиs. Je sais mon devoir et le remplirai. Quelque doux qu'il me soit d'habiter cette maison, je l'ai rйsolu, je le jure: si je m'aperзois jamais que je m'y plais trop, j'en sortirai dans l'instant.

 

Lettre VII de Madame de Wolmar а Madame d'Orbe

Si tu nous avais accordй le dйlai que nous te demandions, tu aurais eu le plaisir avant ton dйpart d'embrasser ton protйgй. Il arriva avant-hier et voulait t'aller voir aujourd'hui; mais une espиce de courbature, fruit de la fatigue et du voyage, le retient dans sa chambre, et il a йtй saignй ce matin. D'ailleurs, j'avais bien rйsolu, pour te punir, de ne le pas laisser partir sitфt; et tu n'as qu'а le venir voir ici, ou je promets que tu ne le verras de longtemps. Vraiment cela serait bien imaginй qu'il vоt sйparйment les insйparables!

En vйritй, ma cousine, je ne sais quelles vaines terreurs m'avaient fascinй l'esprit sur ce voyage, et j'ai honte de m'y кtre opposйe avec tant d'obstination. Plus je craignais de le revoir, plus je serais fвchйe aujourd'hui de ne l'avoir pas vu; car sa prйsence a dйtruit des craintes qui m'inquiйtaient encore, et qui pouvaient devenir lйgitimes а force de m'occuper de lui. Loin que l'attachement que je sens pour lui m'effraye, je crois que s'il m'йtait moins cher je me dйfierais plus de moi; mais je l'aime aussi tendrement que jamais, sans l'aimer de la mкme maniиre. C'est de la comparaison de ce que j'йprouve а sa vue, et de ce que j'йprouvais jadis que je tire la sйcuritй de mon йtat prйsent; et dans des sentiments si divers la diffйrence se fait sentir а proportion de leur vivacitй.

Quant а lui, quoique je l'aie reconnu du premier instant, je l'ai trouvй fort changй; et, ce qu'autrefois je n'aurais guиre imaginй possible, а bien des йgards il me paraоt changй en mieux. Le premier jour il donna quelques signes d'embarras, et j'eus moi-mкme bien de la peine а lui cacher le mien; mais il ne tarda pas а prendre le ton ferme et l'air ouvert qui convient а son caractиre. Je l'avais toujours vu timide et craintif; la frayeur de me dйplaire, et peut-кtre la secrиte honte d'un rфle peu digne d'un honnкte homme, lui donnaient devant moi je ne sais quelle contenance servile et basse dont tu t'es plus d'une fois moquйe avec raison. Au lieu de la soumission d'un esclave, il a maintenant le respect d'un ami qui honorer ce qu'il estime; il tient avec assurance des propos honnкtes; il n'a pas peur que ses maximes de vertu contrarient ses intйrкts; il ne craint ni de se faire tort, ni de me faire affront, en louant les choses louables; et l'on sent dans tout ce qu'il dit la confiance d'un homme droit et sыr de lui-mкme, qui tire de son propre coeur l'approbation qu'il ne cherchait autrefois que dans mes regards. Je trouve aussi que l'usage du monde et l'expйrience lui ont фtй ce ton dogmatique et tranchant qu'on prend dans le cabinet; qu'il est moins prompt а juger les hommes depuis qu'il en a beaucoup observй, moins pressй d'йtablir des propositions universelles depuis qu'il a tant vu d'exceptions, et qu'en gйnйral l'amour de la vйritй l'a guйri de l'esprit de systиme; de sorte qu'il est devenu moins brillant et plus raisonnable, et qu'on s'instruit beaucoup mieux avec lui depuis qu'il n'est plus si savant.

Sa figure est changйe aussi, et n'est pas moins bien; sa dйmarche est plus assurйe; sa contenance est plus libre, son port est plus fier: il a rapportй de ses campagnes un certain air martial qui lui sied d'autant mieux, que son geste, vif et prompt quand il s'anime, est d'ailleurs plus grave et plus posй qu'autrefois. C'est un marin dont l'attitude est flegmatique et froide, et le parler bouillant et impйtueux. A trente ans passйs son visage est celui de l'homme dans sa perfection, et joint au feu de la jeunesse la majestй de l'вge mыr. Son teint n'est pas reconnaissable; il est noir comme un More, et de plus fort marquй de la petite vйrole. Ma chиre, il te faut tout dire: ces marques me font quelque peine а regarder, et je me surprends souvent а les regarder malgrй moi.

Je crois m'apercevoir que, si je l'examine, il n'est pas moins attentif а m'examiner. Aprиs une si longue absence, il est naturel de se considйrer mutuellement avec une sorte de curiositй; mais si cette curiositй semble tenir de l'ancien empressement, quelle diffйrence dans la maniиre aussi bien que dans le motif! Si nos regards se rencontrent moins souvent, nous nous regardons avec plus de libertй. Il semble que nous ayons une convention tacite pour nous considйrer alternativement. Chacun sent, pour ainsi dire, quand c'est le tour de l'autre, et dйtourne les yeux а son tour. Peut-on revoir sans plaisir, quoique l'йmotion n'y soit plus, ce qu'on aima si tendrement autrefois, et qu'on aime si purement aujourd'hui? Qui sait si l'amour-propre ne cherche point а justifier les erreurs passйes? Qui sait si chacun des deux, quand la passion cesse de l'aveugler, n'aime point encore а se dire: "Je n'avais pas trop mal choisi?" Quoi qu'il en soit, je te le rйpиte sans honte, je conserve pour lui des sentiments trиs doux qui dureront autant que ma vie. Loin de me reprocher ces sentiments, je m'en applaudis; je rougirais de ne les avoir pas comme d'un vice de caractиre et de la marque d'un mauvais coeur. Quant а lui, j'ose croire qu'aprиs la vertu je suis ce qu'il aime le mieux au monde. Je sens qu'il s'honore de mon estime; je m'honore а mon tour de la sienne, et mйriterai de la conserver. Ah! si tu voyais avec quelle tendresse il caresse me enfants, si tu savais quel plaisir il prend а parler de toi, cousine, tu connaоtrais que je lui suis encore chиre.

Ce qui redouble ma confiance dans l'opinion que nous avons toutes deux de lui, c'est que M. de Wolmar la partage, et qu'il en pense par lui-mкme, depuis qu'il l'a vu, tout le bien que nous lui en avions dit. Il m'en a beaucoup parlй ces deux soirs, en se fйlicitant du parti qu'il a pris, et me faisant la guerre de ma rйsistance. "Non, me disait-il hier, nous ne laisserons point un si honnкte homme en doute sur lui-mкme; nous lui apprendrons а mieux compter sur sa vertu; et peut-кtre un jour jouirons-nous avec plus d'avantage que vous ne pensez du fruit des soins que nous allons prendre. Quant а prйsent, je commence dйjа par vous dire que son caractиre me plaоt, et que je l'estime surtout par un cфtй dont il ne se doute guиre, savoir la froideur qu'il a vis-а-vis de moi. Moins il me tйmoigne d'amitiй, plus il m'en inspire; je ne saurais vous dire combien je craignais d'en кtre caressй. C'йtait la premiиre йpreuve que je lui destinais. Il doit s'en prйsenter une seconde sur laquelle je l'observerai; aprиs quoi je ne l'observerai plus. - Pour celle-ci, lui dis-je, elle ne prouve autre chose que la franchise de son caractиre; car jamais il ne peut se rйsoudre autrefois а prendre un air soumis et complaisant avec mon pиre, quoiqu'il y eыt un si grand intйrкt et que je l'en eusse instamment priй. Je vis avec douleur qu'il s'фtait cette unique ressource, et ne pus lui savoir mauvais grй de ne pouvoir кtre faux en rien. - Le cas est bien diffйrent, reprit mon mari; il y a entre votre pиre et lui une antipathie naturelle fondйe sur l'opposition de leurs maximes. Quant а moi, qui n'ai ni systиmes ni prйjugйs, je suis sыr qu'il ne me hait point naturellement. Aucun homme ne me hait; un homme sans passion ne peut inspirer d'aversion а personne; mais je lui ai ravi son bien, il ne me le pardonnera pas sitфt. Il ne m'en aimera que plus tendrement, quand il sera parfaitement convaincu que le mal que je lui ai fait ne m'empкche pas de le voir de bon oeil. S'il me caressait а prйsent, il serait un fourbe; s'il ne me caressait jamais, il serait un monstre."

Voilа, ma Claire, а quoi nous en sommes; et je commence а croire que le ciel bйnira la droiture de nos coeurs et les intentions bienfaisantes de mon mari. Mais je suis bien bonne d'entrer dans tous ces dйtails: tu ne mйrites pas que j'aie tant de plaisir а m'entretenir avec toi: j'ai rйsolu de ne te plus rien dire; et si tu veux en savoir davantage, viens l'apprendre.

P.-S. - Il faut pourtant que je te dise encore ce qui vient de se passer au sujet de cette lettre. Tu sais avec quelle indulgence M. de Wolmar reзut l'aveu tardif que ce retour imprйvu me forзa de lui faire. Tu vis avec quelle douceur il sut essuyer mes pleurs et dissiper ma honte. Soit que je ne lui eusse rien appris, comme tu l'as assez raisonnablement conjecturй, soit qu'en effet il fыt touchй d'une dйmarche qui ne pouvait кtre dictйe que par le repentir, non seulement il a continuй de vivre avec moi comme auparavant, mais il semble avoir redoublй de soins, de confiance, d'estime, et vouloir me dйdommager а force d'йgards de la confusion que cet aveu m'a coыtй. Ma cousine, tu connais mon coeur; juge de l'impression qu'y fait une pareille conduite!

Sitфt que je le vis rйsolu а laisser venir notre ancien maоtre, je rйsolus de mon cфtй de prendre contre moi la meilleure prйcaution que je pusse employer; ce fut de choisir mon mari mкme pour mon confident, de n'avoir aucun entretien particulier qui ne lui fыt rapportй, et de n'йcrire aucune lettre qui ne lui fыt montrйe. Je m'imposai mкme d'йcrire chaque lettre comme s'il ne la devait point voir, et de la lui montrer ensuite. Tu trouveras un article dans celle-ci qui m'est venu de cette maniиre; et si je n'ai pu m'empкcher, en l'йcrivant, de songer qu'il le verrait, je me rends le tйmoignage que cela ne m'y a pas fait changer un mot: mais quand j'ai voulu lui porter ma lettre il s'est moquй de moi, et n'a pas eu la complaisance de la lire.

Je t'avoue que j'ai йtй un peu piquйe de ce refus, comme s'il s'йtait dйfiй de ma bonne foi. Ce mouvement ne lui a pas йchappй: le plus franc et le plus gйnйreux des hommes m'a bientфt rassurйe. "Avouez, m'a-t-il dit, que dans cette lettre vous avez moins parlй de moi qu'а l'ordinaire." J'en suis convenue. Etait-il sйant d'en beaucoup parler pour lui montrer ce que j'en aurais dit? "Eh bien! a-t-il repris en souriant, j'aime mieux que vous parliez de moi davantage et ne point savoir ce que vous en direz." Puis il a poursuivi d'un ton plus sйrieux: "Le mariage est un йtat trop austиre et trop grave pour supporter toutes les petites ouvertures de coeur qu'admet la tendre amitiй. Ce dernier lien tempиre quelquefois а propos l'extrкme sйvйritй de l'autre, et il est bon qu'une femme honnкte et sage puisse chercher auprиs d'une fidиle amie les consolations, les lumiиres et les conseils qu'elle n'oserait demander а son mari sur certaines matiиres. Quoique vous ne disiez jamais rien entre vous dont vous n'aimassiez а m'instruire, gardez-vous de vous en faire une loi, de peur que ce devoir ne devienne une gкne, et que vos confidences n'en soient moins douces en devenant plus йtendues. Croyez-moi, les йpanchements de l'amitiй se retiennent devant un tйmoin, quel qu'il soit. Il y a mille secrets que trois amis doivent savoir, et qu'ils ne peuvent se dire que deux а deux. Vous communiquez bien les mкmes choses а votre amie et а votre йpoux, mais non pas de la mкme maniиre; et si vous voulez tout confondre, il arrivera que vos lettres seront йcrites plus а moi qu'а elle, et que vous ne serez а votre aise ni avec l'un ni avec l'autre. C'est pour mon intйrкt autant que pour le vфtre que je vous parle ainsi. Ne voyez-vous pas que vous craignez dйjа la juste honte de me louer en ma prйsence? Pourquoi voulez-vous nous фter, а vous le plaisir de dire а votre amie combien votre mari vous est cher, а moi, celui de penser que dans vos plus secrets entretiens vous aimez а parler bien de lui? Julie! Julie! a-t-il ajoutй en me serrant la main et me regardant avec bontй, vous abaisserez-vous а des prйcautions si peu dignes de ce que vous кtes, et n'apprendrez-vous jamais а vous estimer votre prix?"

Ma chиre amie, j'aurais peine а dire comment s'y prend cet homme incomparable, mais je ne sais plus rougir de moi devant lui. Malgrй que j'en aie, il m'йlиve au-dessus de moi-mкme, et je sens qu'а force de confiance il m'apprend а la mйriter.

 

Lettre VIII. Rйponse

Comment! cousine, notre voyageur est arrivй, et je ne l'ai pas vu encore а mes pieds chargй des dйpouilles de l'Amйrique! Ce n'est pas lui, je t'en avertis, que j'accuse de ce dйlai, car je sais qu'il lui dure autant qu'а moi; mais je vois qu'il n'a pas aussi bien oubliй que tu dis son ancien mйtier d'esclave, et je me plains moins de sa nйgligence que de ta tyrannie. Je te trouve aussi fort bonne de vouloir qu'une prude grave et formaliste comme moi fasse les avances, et que, toute affaire cessante, je coure baiser un visage noir et crotu, qui a passй quatre fois sous le soleil et vu le pays des йpices. Mais tu me fais rire surtout quand tu te presses de gronder de peur que je ne gronde la premiиre. Je voudrais bien savoir de quoi tu te mкles. C'est mon mйtier de quereller, j'y prends plaisir, je m'en acquitte а merveille, et cela me va trиs bien; mais toi, tu y est gauche on ne peut davantage, et ce n'est point du tout ton fait. En revanche, si tu savais combien tu as de grвce а avoir tort, combien ton air confus et ton oeil suppliant te rendent charmante, au lieu de gronder tu passerais ta vie а demander pardon, sinon par devoir, au moins par coquetterie.

Quant а prйsent, demande-moi pardon de toutes maniиres. Le beau projet que celui de prendre son mari pour son confident, et l'obligeante prйcaution pour une aussi sainte amitiй que la nфtre! Amie injuste et femme pusillanime! а qui te fieras-tu de ta vertu sur la terre, si tu te dйfies de tes sentiments et des miens? Peux-tu, sans nous offenser toutes deux, craindre ton coeur et mon indulgence dans les noeuds sacrйs oщ tu vis? J'ai peine а comprendre comment la seule idйe d'admettre un tiers dans les secrets caquetages de deux femmes ne t'a pas rйvoltйe. Pour moi, j'aime fort а babiller а mon aise avec toi; mais si je savais que l'oeil d'un homme eыt jamais furetй mes lettres, je n'aurais plus de plaisir а t'йcrire; insensiblement la froideur s'introduirait entre nous avec la rйserve, et nous ne nous aimerions plus que comme deux autres femmes. Regarde а quoi nous exposait ta sotte dйfiance, si ton mari n'eыt йtй plus sage que toi.

Il a trиs prudemment fait de ne vouloir point lire ta lettre. Il en eыt peut-кtre йtй moins content que tu n'espйrais, et moins que je ne le suis moi-mкme, а qui l'йtat oщ je t'ai vue apprend а mieux juger de celui oщ je te vois. Tous ces sages contemplatifs, qui ont passй leur vie а l'йtude du coeur humain, en savent moins sur les vrais signes de l'amour que la plus bornйe des femmes sensibles. M. de Wolmar aurait d'abord remarquй que ta lettre entiиre est employйe а parler de notre ami, et n'aurait point vu l'apostille oщ tu n'en dis pas un mot. Si tu avais йcrit cette apostille, il y a dix ans, mon enfant, je ne sais comment tu aurais fait, mais l'ami y serait toujours rentrй par quelque coin, d'autant plus que le mari ne la devait point voir.

M. de Wolmar aurait encore observй l'attention que tu as mise а examiner son hфte, et le plaisir que tu prends а le dйcrire; mais il mangerait Aristote et Platon avant de savoir qu'on regarde son amant et qu'on ne l'examine pas. Tout examen exige un sang-froid qu'on n'a jamais en voyant ce qu'on aime.

Enfin il s'imaginerait que tous ces changements que tu as observйs seraient йchappйs а une autre; et moi j'ai bien peur au contraire d'en trouver qui te seront йchappйs. Quelque diffйrent que ton hфte soit de ce qu'il йtait, il changerait davantage encore, que, si ton coeur n'avait point changй, tu le verrais toujours le mкme. Quoi qu'il en soit, tu dйtournes les yeux quand il te regarde: c'est encore un fort bon signe. Tu les dйtournes, cousine? Tu ne les baisses donc plus? Car sыrement tu n'as pas pris un mot pour l'autre. Crois-tu que notre sage eыt aussi remarquй cela?

Une autre chose trиs capable d'inquiйter un mari, c'est je ne sais quoi de touchant et d'affectueux qui reste dans ton langage au sujet de ce qui te fut cher. En te lisant, en t'entendant parler, on a besoin de te bien connaоtre pour ne pas se tromper а tes sentiments; on a besoin de savoir que c'est seulement d'un ami que tu parles, ou que tu parles ainsi de tous tes amis; mais quant а cela, c'est un effet naturel de ton caractиre, que ton mari connaоt trop bien pour s'en alarmer. Le moyen que dans un coeur si tendre la pure amitiй n'ait pas encore un peu l'air de l'amour? Ecoute, cousine: tout ce que je te dis doit bien te donner du courage, mais non de la tйmйritй. Tes progrиs sont sensibles, et c'est beaucoup. Je ne comptais que sur ta vertu, et je commence а compter aussi sur ta raison: je regarde а prйsent ta guйrison sinon comme parfaite, au moins comme facile, et tu en as prйcisйment assez fait pour te rendre inexcusable si tu n'achиves pas.

Avant d'кtre а ton apostille, j'avais dйjа remarquй le petit article que tu as eu la franchise de ne pas supprimer ou modifier en songeant qu'il serait vu de ton mari. Je suis sыre qu'en le lisant il eыt, s'il se pouvait, redoublй pour toi d'estime; mais il n'en eыt pas йtй plus content de l'article. En gйnйral, ta lettre йtait trиs propre а lui donner beaucoup de confiance en ta conduite et beaucoup d'inquiйtude sur ton penchant. Je t'avoue que ces marques de petite vйrole, que tu regardes tant, me font peur; et jamais l'amour ne s'avisa d'un plus dangereux fard. Je sais que ceci ne serait rien pour une autre; mais, cousine, souviens-t'en toujours, celle que la jeunesse et la figure d'un amant n'avaient pu sйduire se perdit en pensant aux maux qu'il avait soufferts pour elle. Sans doute le ciel a voulu qu'il lui restвt des marques de cette maladie pour exercer ta vertu, et qu'il ne t'en restвt pas pour exercer la sienne.

Je reviens au principal sujet de ta lettre: tu sais qu'а celle de notre ami j'ai volй; le cas йtait grave. Mais а prйsent si tu savais dans quel embarras m'a mis cette courte absence et combien j'ai d'affaires а la fois, tu sentirais l'impossibilitй oщ je suis de quitter derechef ma maison, sans m'y donner de nouvelles entraves et me mettre dans la nйcessitй d'y passer encore cet hiver, ce qui n'est pas mon compte ni le tien. Ne vaut-il pas mieux nous priver de nous voir deux ou trois jours а la hвte, et nous rejoindre six mois plus tфt? Je pense aussi qu'il ne sera pas inutile que je cause en particulier et un peu а loisir avec notre philosophe, soit pour sonder et raffermir son coeur, soit pour lui donner quelques avis utiles sur la maniиre dont il doit se conduire avec ton mari, et mкme avec toi; car je n'imagine pas que tu puisses lui parler bien librement lа-dessus, et je vois par ta lettre mкme qu'il a besoin de conseil. Nous avons pris une si grande habitude de le gouverner, que nous sommes un peu responsables de lui а notre propre conscience; et jusqu'а ce que sa raison soit entiиrement libre, nous y devons supplйer. Pour moi, c'est un soin que je prendrai toujours avec plaisir; car il a eu pour mes avis des dйfйrences coыteuses que je n'oublierai jamais, et il n'y a point d'homme au monde, depuis que le mien n'est plus, que j'estime et que j'aime autant que lui. Je lui rйserve aussi pour son compte le plaisir de me rendre ici quelques services: J'ai beaucoup de papiers mal en ordre qu'il m'aidera а dйbrouiller, et quelques affaires йpineuses oщ j'aurai besoin а mon tour de ses lumiиres et de ses soins. Au reste, je compte ne le garder que cinq ou six jours tout au plus, et peut-кtre te le renverrai-je dиs le lendemain; car j'ai trop de vanitй pour attendre que l'impatience de s'en retourner le prenne, et l'oeil trop bon pour m'y tromper.

Ne manque donc pas, sitфt qu'il sera remis, de me l'envoyer, c'est-а-dire de le laisser venir, ou je n'entendrai pas raillerie. Tu sais bien que si je ris quand je pleure et n'en suis pas moins affligйe, je ris aussi quand je gronde et n'en suis pas moins en colиre. Si tu es bien sage et que tu fasses les choses de bonne grвce, je te promets de t'envoyer avec lui un joli petit prйsent qui te fera plaisir, et trиs grand plaisir; mais si tu me fais languir, je t'avertis que tu n'auras rien.

P.-S. - A propos, dis-moi, notre marin fume-t-il? Jure-t-il? Boit-il de l'eau-de-vie? Porte-t-il un grand sabre? A-t-il la mine d'un flibustier? Mon Dieu! que je suis curieuse de voir l'air qu'on a quand on revient des antipodes!

 

Lettre IX de Claire а Julie

Tiens, cousine, voilа ton esclave que je te renvoie. J'en ai fait le mien durant ces huit jours, et il a portй ses fers de si bon coeur qu'on voit qu'il est tout fait pour servir. Rends-moi grвce de ne l'avoir pas gardй huit autres jours encore; car, ne t'en dйplaise, si j'avais attendu qu'il fыt prкt а s'ennuyer avec moi, j'aurais pu ne pas le renvoyer sitфt. Je l'ai donc gardй sans scrupule; mais j'ai eu celui de n'oser le loger dans ma maison. Je me suis senti quelquefois cette fiertй d'вme qui dйdaigne les serviles biensйances et sied si bien а la vertu. J'ai йtй plus timide en cette occasion sans savoir pourquoi; et tout ce qu'il y a de sыr, c'est que je serais plus portйe а me reprocher cette rйserve qu'а m'en applaudir.

Mais toi, sais-tu bien pourquoi notre ami s'endurait si paisiblement ici? Premiиrement, il йtait avec moi, et je prйtends que c'est dйjа beaucoup pour prendre patience. Il m'йpargnait des tracas et me rendait service dans mes affaires; un ami ne s'ennuie point а cela. Une troisiиme chose que tu as dйjа devinйe, quoique tu n'en fasses pas semblant, c'est qu'il me parlait de toi; et si nous фtions le temps qu'а durй cette causerie de celui qu'il a passй ici, tu verrais qu'il m'en est fort peu restй pour mon compte. Mais quelle bizarre fantaisie de s'йloigner de toi pour avoir le plaisir d'en parler? Pas si bizarre qu'on dirait bien. Il est contraint en ta prйsence; il faut qu'il s'observe incessamment; la moindre indiscrйtion deviendrait un crime, et dans ces moments dangereux le seul devoir se laisse entendre aux coeurs honnкtes: mais loin de ce qui nous fut cher, on se permet d'y songer encore. Si l'on йtouffe un sentiment devenu coupable, pourquoi se reprocherait-on de l'avoir eu tandis qu'il ne l'йtait point? Le doux souvenir d'un bonheur qui fut lйgitime peut-il jamais кtre criminel? Voilа, je pense, un raisonnement qui t'irait mal, mais qu'aprиs tout il peut se permettre. Il a recommencй pour ainsi dire la carriиre de ses anciennes amours. Sa premiиre jeunesse s'est йcoulйe une seconde fois dans nos entretiens; il me renouvelait toutes ses confidences; il rappelait ces temps heureux oщ il lui йtait permis de t'aimer; il peignait а mon coeur les charmes d'une flamme innocente. Sans doute il les embellissait.

Il m'a peu parlй de son йtat prйsent par rapport а toi, et ce qu'il m'en a dit tient plus du respect et de l'admiration que de l'amour; en sorte que je le vois retourner, beaucoup plus rassurйe sur son coeur que quand il est arrivй. Ce n'est pas qu'aussitфt qu'il est question de toi l'on n'aperзoive au fond de ce coeur trop sensible un certain attendrissement que l'amitiй seule, non moins touchante, marque pourtant d'un autre ton; mais j'ai remarquй depuis longtemps que personne ne peut ni te voir ni penser а toi de sang-froid; et si l'on joint au sentiment universel que ta vue inspire le sentiment plus doux qu'un souvenir ineffaзable a dы lui laisser, on trouvera qu'il est difficile et peut-кtre impossible qu'avec la vertu la plus austиre il soit autre chose que ce qu'il est. Je l'ai bien questionnй, bien observй, bien suivi; je l'ai examinй autant qu'il m'a йtй possible: je ne puis bien lire dans son вme, il n'y lit pas mieux lui-mкme; mais je puis te rйpondre au moins qu'il est pйnйtrй de la force de ses devoirs et des tiens, et que l'idйe de Julie mйprisable et corrompue lui ferait plus d'horreur а concevoir que celle de son propre anйantissement. Cousine, je n'ai qu'un conseil а te donner, et je te prie d'y faire attention; йvite les dйtails sur le passй, et je te rйponds de l'avenir.

Quant а la restitution dont tu me parles, il n'y faut plus songer. Aprиs avoir йpuisй toutes les raisons imaginables, je l'ai priй, pressй, conjurй, boudй, baisй, je lui ai pris les deux mains, je me serais mise а genoux s'il m'eыt laissйe faire: il ne m'a pas mкme йcoutйe; il a poussй l'humeur et l'opiniвtretй jusqu'а jurer qu'il consentirait plutфt а ne te plus voir qu'а se dessaisir de ton portrait. Enfin, dans un transport d'indignation, me le faisant toucher attachй sur son coeur: "Le voilа, m'a-t-il dit d'un ton si йmu qu'il en respirait а peine, le voilа ce portrait, le seul bien qui me reste, et qu'on m'envie encore! Soyez sыre qu'il ne me sera jamais arrachй qu'avec la vie." Crois-moi, cousine, soyons sages et laissons-lui le portrait. Que t'importe au fond qu'il lui demeure? Tant pis pour lui s'il s'obstine а le garder.

Aprиs avoir bien йpanchй et soulagй son coeur, il m'a paru assez tranquille pour que je pusse lui parler de ses affaires. J'ai trouvй que le temps et la raison ne l'avaient point fait changer de systиme, et qu'il bornait toute son ambition а passer sa vie attachй а milord Edouard. Je n'ai pu qu'approuver un projet si honnкte, si convenable а son caractиre, et si digne de la reconnaissance qu'il doit а des bienfaits sans exemple. Il m'a dit que tu avais йtй du mкme avis, mais que M. de Wolmar avait gardй le silence. Il me vient dans la tкte une idйe: а la conduite assez singuliиre de ton mari et а d'autres indices, je soupзonne qu'il a sur notre ami quelque vue secrиte qu'il ne dit pas. Laissons-le faire, et fions-nous а sa sagesse: la maniиre dont il s'y prend prouve assez que, si ma conjecture est juste, il ne mйdite rien que d'avantageux а celui pour lequel il prend tant de soins.

Tu n'as pas mal dйcrit sa figure et ses maniиres, et c'est un signe assez favorable que tu l'aies observй plus exactement que je n'aurais cru; mais ne trouves-tu pas que ses longues peines et l'habitude de les sentir ont rendu sa physionomie encore plus intйressante qu'elle n'йtait autrefois? Malgrй ce que tu m'en avais йcrit, je craignais de lui voir cette politesse maniйrйe, ces faзons singeresses, qu'on ne manque jamais de contacter а Paris, et qui, dans la foule des riens dont on y remplit une journйe oisive, se piquent d'avoir une forme plutфt qu'une autre. Soit que ce vernis ne prenne pas sur certaines вmes, soit que l'air de la mer l'ait entiиrement effacй, je n'en ai pas aperзu la moindre trace, et, dans tout l'empressement qu'il m'a tйmoignй, je n'ai vu que le dйsir de contenter son coeur. Il m'a parlй de mon pauvre mari; mais il aimait mieux le pleurer avec moi que me consoler, et ne m'a point dйbitй lа-dessus de maximes galantes. Il a caressй ma fille; mais, au lieu de partager mon admiration pour elle, il m'a reprochй comme toi ses dйfauts, et s'est plaint que je la gвtais. Il s'est livrй avec zиle а mes affaires, et n'a presque йtй de mon avis sur rien. Au surplus, le grand air m'aurait arrachй les yeux qu'il ne se serait pas avisй d'aller fermer un rideau; je me serais fatiguйe а passer d'une chambre а l'autre qu'un pan de son habit galamment йtendu sur sa main ne serait pas venu а mon secours. Mon йventail resta hier une grande seconde а terre sans qu'il s'йlanзвt du bout de la chambre comme pour le retirer du feu. Les matins, avant de me venir voir, il n'a pas envoyй une seule fois savoir de mes nouvelles. A la promenade il n'affecte point d'avoir son chapeau clouй sur sa tкte, pour montrer qu'il sait les bons airs. A table, je lu ai demandй souvent sa tabatiиre, qu'il n'appelle pas sa boоte; toujours il me l'a prйsentйe avec la main, jamais sur une assiette, comme un laquais; il n'a pas manquй de boire а ma santй deux fois au moins par repas; et je parie que, s'il nous restait cet hiver, nous le verrions assis avec nous autour du feu se chauffer en vieux bourgeois. Tu ris, cousine, mais montre-moi un des nфtres fraоchement venu de Paris, qui ait conservй cette bonhomie. Au reste, il me semble que tu dois trouver notre philosophe empirй dans un seul point: c'est qu'il s'occupe un peu plus des gens qui lui parlent, ce qui ne peut se faire qu'а ton prйjudice, sans aller pourtant, je pense, jusqu'а le raccommoder avec Mme Belon. Pour moi, je le trouve mieux en ce qu'il est plus grave et plus sйrieux que jamais. Ma mignonne, garde-le-moi bien soigneusement jusqu'а mon arrivйe: il est prйcisйment comme il me le faut, pour avoir le plaisir de le dйsoler tout le long du jour.

Admire ma discrйtion; je ne t'ai rien dit encore du prйsent que je t'envoie et qui t'en promet bientфt un autre; mais tu l'as reзu avant que d'ouvrir ma lettre; et toi qui sais combien j'en suis idolвtre et combien j'ai raison de l'кtre, toi dont l'avarice йtait si en peine de ce prйsent, tu conviendras que je tins plus que je n'avais promis. Ah! la pauvre petite! au moment oщ tu lis ceci elle est dйjа dans tes bras: elle est plus heureuse que sa mиre; mais dans deux mois je serai plus heureuse qu'elle, car je sentirai mieux mon bonheur. Hйlas! chиre cousine, ne m'as-tu pas dйjа tout entiиre? Oщ tu es, oщ est ma fille, que manque-t-il encore de moi? La voilа, cette aimable enfant; reзois-la comme tienne; je te la cиde, je te la donne; je rйsigne entes mais le pouvoir maternel; corrige mes fautes, charge-toi des soins dont je m'acquitte si mal а ton grй; sois dиs aujourd'hui la mиre de celle qui doit кtre ta bru, et, pour me la rendre plus chиre encore, fais-en, s'il se peut, une autre Julie. Elle te ressemble dйjа de visage; а son humeur j'augure qu'elle se grave et prкcheuse; quand tu auras corrigй les caprices qu'on m'accuse d'avoir fomentйs, tu verras que ma fille se donnera les airs d'кtre ma cousine; mais, plus heureuse, elle aura moins de pleurs а verser et moins de combats а rendre. Si le ciel lui eыt conservй le meilleur des pиres, qu'il eыt йtй loin de gкner ses inclinations, et que nous serons loin de les gкner nous-mкmes! Avec quel charme je les vois dйjа s'accorder avec nos projets! Sais-tu bien qu'elle ne peut dйjа plus se passer de son petit mali, et que c'est en partie pour cela que je te la renvoie? J'eus hier avec elle une conversation dont notre ami se mourait de rire. Premiиrement, elle n'a pas le moindre regret de me quitter, moi qui suis toute la journйe sa trиs humble servante et ne puis rйsister а rien de ce qu'elle veut; et toi, qu'elle craint et qui lui dis "Non" vingt fois le jour, tu es la petite maman par excellence, qu'on va chercher avec joie, et dont on aime mieux les refus que tous mes bonbons. Quand je lui annonзai que j'allais te l'envoyer, elle eut les transports que tu peux penser; mais, pour l'embarrasser, j'ajoutai que tu m'enverrais а sa place le petit mali, et ce ne fut plus son compte. Elle me demanda tout interdite ce que j'en voulais faire; je rйpondis que je voulais le prendre pour moi; elle fit la mine. "Henriette, ne veux-tu pas bien me le cйder, ton petit mali? - Non, dit-elle assez sиchement. Non? Mais si je ne veux pas te le cйder non plus, qui nous accordera? - Maman, ce sera la petite maman. - J'aurai donc la prйfйrence, car tu sais qu'elle veut tout ce que je veux. - Oh! la petite maman ne veut jamais que la raison. - Comment, mademoiselle, n'est-ce pas la mкme chose?" La rusйe se mit а sourire. "Mais encore, continuai-je, par quelle raison ne me donnerait-elle pas le petit mali? - Parce qu'il ne vous convient pas. - Et pourquoi ne me conviendrait-il pas?" Autre sourire aussi malin que le premier: "Parle franchement, est-ce que tu me trouves trop vieille pour lui? - Non, maman, mais il est trop jeune pour vous..." Cousine, un enfant de sept ans!... En vйritй, si la tкte ne m'en tournait pas, il faudrait qu'elle m'eыt dйjа tournй.

Je m'amusai а la provoquer encore. "Ma chиre Henriette, lui dis-je en prenant mon sйrieux, je t'assure qu'il ne te convient pas non plus. - Pourquoi donc? s'йcria-t-elle d'un air alarmй. - C'est qu'il est trop йtourdi pour toi. - Oh! maman, n'est-ce que cela? Je le rendrai sage. - Et si par malheur il te rendait folle? - Ah! ma bonne maman, que j'aimerais а vous ressembler! - Me ressembler, impertinente? - Oui, maman: vous dites toute la journйe que vous кtes folle de moi; eh bien! moi, je serai folle de lui: voilа tout."

Je sais que tu n'approuves pas ce joli caquet, et que tu sauras bientфt le modйrer. Je ne veux pas non plus le justifier, quoiqu'il m'enchante, mais te montrer seulement que ta fille aime dйjа bien son petit mali, et que, s'il a deux ans de moins qu'elle, elle ne sera pas indigne de l'autoritй que lui donne le droit d'aоnesse. Aussi bien je vois, par l'opposition de ton exemple et du mien а celui de ta pauvre mиre, que, quand la femme gouverne, la maison n'en vas pas plus mal. Adieu, ma bien-aimйe; adieu, ma chиre insйparable; compte que le temps approche, et que les vendanges ne se feront pas sans moi.

 

Lettre X а milord Edouard

Que de plaisirs trop tard connus je goыte depuis trois semaines! La douce chose de couleur ses jours dans le sein d'une tranquille amitiй, а l'abri de l'orage des passions impйtueuses! Milord, que c'est un spectacle agrйable et touchant que celui d'une maison simple et bien rйglйe ou rиgnent l'ordre, la paix, l'innocence; oщ l'on voit rйuni sans appareil, sans йclat, tout ce qui rйpond а la vйritable destination de l'homme! La campagne, la retraite, le repos, la saison, la vaste plaine d'eau qui s'offre а mes yeux, le sauvage aspect des montagnes, tout me rappelle ici ma dйlicieuse оle de Tinian. je crois voir accomplir les voeux ardents que j'y formai tant de fois. J'y mиne une vie de mon goыt, j'y trouve une sociйtй selon mon coeur. Il ne manque en ce lieu que deux personnes pour que tout mon bonheur y soit rassemblй, et j'ai l'espoir de les y voir bientфt.

En attendant que vous et Madame d'Orbe veniez mettre le comble aux plaisirs si doux et si purs que j'apprends а goыter oщ je suis, je veux vous en donner idйe par le dйtail d'une йconomie domestique qui annonce la fйlicitй des maоtres de la maison, et la fait partager а ceux qui l'habitent. J'espиre, sur le projet qui vous occupe, que mes rйflexions pourront un jour avoir leur usage, et cet espoir sert encore а les exciter.

Je ne vous dйcrirai point la maison de Clarens. Vous la connaissez; vous savez si elle est charmante, si elle m'offre des souvenirs intйressants, si elle doit m'кtre chиre et par ce qu'elle me montre et par ce qu'elle me rappelle. Mme de Wolmar en prйfиre avec raison le sйjour а celui d'Etange, chвteau magnifique et grand, mais vieux, triste, incommode, et qui n'offre dans ses environs rien de comparable а ce qu'on voit autour de Clarens.

Depuis que les maоtres de cette maison y ont fixй leur demeure, ils en ont mis а leur usage tout ce qui ne servait qu'а l'ornement; ce n'est plus une maison faite pour кtre vue, mais pour кtre habitйe. Ils ont bouchй de longues enfilades pour changer des portes mal situйes; ils ont coupй de trop grandes piиces pour avoir des logements mieux distribuйs. A des meubles anciens et riches, ils en ont substituй de simples et de commodes. Tout y est agrйable et riant, tout y respire l'abondance et la propretй, rien n'y sent la richesse et le luxe. Il n'y a pas une chambre oщ l'on ne se reconnaisse а la campagne, et oщ l'on ne retrouve toutes les commoditйs de la ville. Les mкmes changements se font remarquer au dehors. La basse-cour a йtй agrandie aux dйpens des remises. A la place d'un vieux billard dйlabrй l'on a fait un beau pressoir, et une laiterie oщ logeaient des paons criards dont on s'est dйfait. Le potager йtait trop petit pour la cuisine; on en a fait du parterre un second, mais si propre et si bien entendu, que ce parterre ainsi travesti plaоt а l'oeil plus qu'auparavant. Aux tristes ifs qui couvraient les murs ont йtй substituйs de bons espaliers: Au lieu de l'inutile marronnier d'Inde, de jeunes mыriers noirs commencent а ombrager la cour; et l'on a plantй deux rangs de noyers jusqu'au chemin, а la place des vieux tilleuls qui bordaient l'avenue. Partout on a substituй l'utile а l'agrйable, et l'agrйable y a presque toujours gagnй. Quant а moi, du moins, je trouve que le bruit de la basse-cour, le chant des coqs, le mugissement du bйtail, l'attelage des chariots, les repas des champs, le retour des ouvriers; et tout l'appareil de l'йconomie rustique, donnent а cette maison un air plus champкtre, plus vivant, plus animй, plus gai, je ne sais quoi qui sent la joie et le bien-кtre, qu'elle n'avait pas dans sa morne dignitй.

Leurs terres ne sont pas affermйes, mais cultivйes par leurs soins; et cette culture fait une grande partie de leurs occupations, de leurs biens et de leurs plaisirs. La baronnie d'Etange n'a que des prйs, des champs, et du bois; mais le produit de Clarens est en vignes, qui font un objet considйrable; et comme la diffйrence de la culture y produit un effet plus sensible que dans les blйs, c'est encore une raison d'йconomie pour avoir prйfйrй ce dernier sйjour. Cependant ils vont presque tous les ans faire les moissons а leur terre, et M. de Wolmar y va seul assez frйquemment. Ils ont pour maxime de tirer de la culture tout ce qu'elle peut donner, non pour faire un plus grand gain, mais pour nourrir plus d'hommes. M. de Wolmar prйtend que la terre produit а proportion du nombre des bras qui la cultivent: mieux cultivйe, elle rend davantage; cette surabondance de production donne de quoi la cultiver mieux encore; plus on y met d'hommes et de bйtail, plus elle fournit d'excйdent а leur entretien. On ne sait, dit-il, oщ peut s'arrкter cette augmentation continuelle et rйciproque de produit et de cultivateurs. Au contraire, les terrains nйgligйs perdent leur fertilitй: moins un pays produit d'hommes, moins il produit de denrйes; c'est le dйfaut d'habitants qui l'empкche de nourrir le peu qu'il en a, et dans toute contrйe qui se dйpeuple on doit tфt ou tard mourir de faim.

Ayant donc beaucoup de terres et les cultivant toutes avec beaucoup de soin, il leur faut, outre les domestiques de la basse-cour, un grand nombre d'ouvriers а la journйe: ce qui leur procure le plaisir de faire subsister beaucoup de gens sans s'incommoder. Dans le choix de ces journaliers, ils prйfиrent toujours ceux du pays, et les voisins aux йtrangers et aux inconnus. Si l'on perd quelque chose а ne pas prendre toujours les plus robustes, on le regagne bien par l'affection que cette prйfйrence inspire а ceux qu'on choisit, par l'avantage de les avoir sans cesse autour de soi, et de pouvoir compter sur eux dans tous les temps, quoiqu'on ne les paye qu'une partie de l'annйe.

Avec tous ces ouvriers, on fait toujours deux prix. L'un est le prix de rigueur et de droit, le prix courant du pays, qu'on s'oblige а leur payer pour les avoir employйs. L'autre, un peu plus fort, est un prix de bйnйficence, qu'on ne leur paye qu'autant qu'on est content d'eux; et il arrive presque toujours que ce qu'ils font pour qu'on le soit vaut mieux que le surplus qu'on leur donne. Car M. de Wolmar est intиgre et sйvиre, et ne laisse jamais dйgйnйrer en coutume et en abus les institutions de faveur et de grвces. Ces ouvriers ont des surveillants qui les animent et les observent. Ces surveillants sont les gens de la basse-cour, qui travaillent eux-mкmes, et sont intйressйs au travail des autres par un petit denier qu'on leur accorde, outre leurs gages, sur tout ce qu'on recueille par leurs soins. De plus M. de Wolmar les visite lui-mкme presque tous les jours, souvent plusieurs fois le jour, et sa femme aime а кtre de ces promenades. Enfin, dans le temps des grands travaux, Julie donne toutes les semaines vingt batz de gratification а celui de tous les travailleurs, journaliers ou valets indiffйremment, qui, durant ces huit jours, a йtй le plus diligent au jugement du maоtre. Tous ces moyens d'йmulation qui paraissent dispendieux, employйs avec prudence et justice, rendent insensiblement tout le monde laborieux, diligent, et rapportent enfin plus qu'ils ne coыtent: mais comme on n'en voit le profit qu'avec de la constance et du temps, peu de gens savent et veulent s'en servir.

Cependant un moyen plus efficace encore, le seul auquel des vues йconomiques ne font point songer, et qui est plus propre а Mme de Wolmar, c'est de gagner l'affection de ces bonnes gens en leur accordant la sienne. Elle ne croit point s'acquitter avec de l'argent des peines que l'on prend pour elle, et pense devoir des services а quiconque lui en a rendu. Ouvriers, domestiques, tous ceux qui l'ont servie, ne fыt-ce que pour un seul jour, deviennent tous ses enfants; elle prend part а leurs plaisirs, а leurs chagrins, а leur sort; elle s'informe de leurs affaires; leurs intйrкts sont les siens; elle se charge de mille soins pour eux; elle leur donne des conseils; elle accommode leurs diffйrends, et ne leur marque pas l'affabilitй de son caractиre par des paroles emmiellйes et sans effet, mais par des services vйritables et par de continuels actes de bontй. Eux, de leur cфtй, quittent tout а son moindre signe; ils volent quand elle parle; son seul regard anime leur zиle; en sa prйsence ils sont contents; en son absence ils parlent d'elle et s'animent а la servir. Ses charmes et ses discours font beaucoup; sa douceur, ses vertus, font davantage. Ah! milord, l'adorable et puissant empire que celui de la beautй bienfaisante!

Quant au service personnel des maоtres, ils ont dans la maison huit domestiques, trois femmes et cinq hommes, sans compter le valet de chambre du baron ni les gens de la basse-cour. Il n'arrive guиre qu'on soit mal servi par peu de domestiques; mais on dirait, au zиle de ceux-ci, que chacun, outre son service, se croit chargй de celui des sept autres, et, а leur accord, que tout se fait par un seul. On ne les voit jamais oisifs et dйsoeuvrйs jouer dans une antichambre ou polissonner dans la cour, mais toujours occupйs а quelque travail utile: ils aident а la basse-cour, au cellier, а la cuisine; le jardinier n'a point d'autres garзons qu'eux; et ce qu'il y a de plus agrйable, c'est qu'on leur voit faire tout cela gaiement et avec plaisir.

On s'y prend de bonne heure pour les avoir tels qu'on les veut. On n'a point ici la maxime que j'ai vue rйgner а Paris et а Londres, de choisir des domestiques tout formйs, c'est-а-dire des coquins dйjа tout faits, de ces coureurs de conditions, qui, dans chaque maison qu'ils parcourent, prennent а la fois les dйfauts des valets et des maоtres, et se font un mйtier de servir tout le monde sans jamais s'attacher а personne. Il ne peut rйgner ni honnкtetй, ni fidйlitй, ni zиle, au milieu de pareilles gens; et ce ramassis de canaille ruine le maоtre et corrompt les enfants dans toutes les maisons opulentes. Ici c'est une affaire importante que le choix des domestiques. On ne les regarde point seulement comme des mercenaires dont on n'exige qu'un service exact, mais comme des membres de la famille, dont le mauvais choix est capable de la dйsoler. La premiиre chose qu'on leur demande est d'кtre honnкtes gens; la seconde, d'aimer leur maоtre; la troisiиme, de le servir а son grй; mais pour peu qu'un maоtre soit raisonnable et un domestique intelligent, la troisiиme suit toujours les deux autres. On ne les tire donc point de la ville, mais de la campagne. C'est ici leur premier service, et ce sera sыrement le dernier pour tous ceux qui vaudront quelque chose. On les prend dans quelque famille nombreuse et surchargйe d'enfants dont les pиre et mиre viennent les offrir eux-mкmes. On les choisit jeunes, bien faits, de bonne santй, et d'une physionomie agrйable. M. de Wolmar les interroge, les examine, puis les prйsente а sa femme. S'ils agrйent а tous deux, ils sont reзus, d'abord а l'йpreuve, ensuite au nombre des gens, c'est-а-dire des enfants de la maison, et l'on passe quelques jours а leur apprendre avec beaucoup de patience et de soin ce qu'ils ont а faire. Le service est si simple, si йgal, si uniforme, les maоtres ont si peu de fantaisie et d'humeur, et leurs domestiques les affectionnent si promptement, que cela est bientфt appris. Leur condition est douce; ils sentent un bien-кtre qu'ils n'avaient pas chez eux; mais on ne les laisse point amollir par l'oisivetй, mиre des vices. On ne souffre point qu'ils deviennent des messieurs et s'enorgueillissent de la servitude; ils continuent de travailler comme ils faisaient dans la maison paternelle: ils n'ont fait, pour ainsi dire, que changer de pиre et de mиre, et en gagner de plus opulents. De cette sorte, ils ne prennent point en dйdain leur ancienne vie rustique. Si jamais ils sortaient d'ici, il n'y en a pas un qui ne reprоt plus volontiers son йtat de paysan que de supporter une autre condition. Enfin je n'ai jamais vu de maison oщ chacun fоt mieux son service et s'imaginвt moins de servir.

C'est ainsi qu'en formant et dressant ses propres domestiques, on n'a point а se faire cette objection, si commune et si peu sensйe: "Je les aurai formйs pour d'autres!" Formez-les comme il faut, pourrait-on rйpondre, et jamais ils ne serviront а d'autres. Si vous ne songez qu'а vous en les formant, en vous quittant ils font fort bien de ne songer qu'а eux; mais occupez-vous d'eux un peu davantage, et ils vous demeureront attachйs. Il n'y a que l'intention qui oblige; et celui qui profite d'un bien que je ne veux faire qu'а moi ne me doit aucune reconnaissance.

Pour prйvenir doublement le mкme inconvйnient, M. et Mme de Wolmar emploient encore un autre moyen qui me paraоt fort bien entendu. En commenзant leur йtablissement, ils ont cherchй quel nombre de domestiques ils pouvaient entretenir dans une maison montйe а peu prиs selon leur йtat, et ils ont trouvй que ce nombre allait а quinze ou seize; pour кtre mieux servis, ils l'ont rйduit а la moitiй; de sorte qu'avec moins d'appareil leur service est beaucoup plus exact. Pour кtre mieux servis encore, ils ont intйressй les mкmes gens а les servir longtemps. Un domestique en entrant chez eux reзoit le gage ordinaire; mais ce gage augmente tous les ans d'un vingtiиme; au bout de vingt ans il serait ainsi plus que doublй, et l'entretien des domestiques serait а peu prиs alors en raison du moyen des maоtres; mais il ne faut pas кtre un grand algйbriste pour voir que les frais de cette augmentation sont plus apparents que rйels, qu'ils auront peu de doubles gages а payer, et que, quand ils les paieraient а tous, l'avantage d'avoir йtй bien servis durant vingt ans compenserait et au delа ce surcroоt de dйpense. Vous sentez bien, milord, que c'est un expйdient sыr pour augmenter incessamment le soin des domestiques et se les attacher а mesure qu'on s'attache а eux. Il n'y a pas seulement de la prudence. Il y a mкme de l'йquitй dans un pareil йtablissement. Est-il juste qu'un nouveau venu, sans affection, et qui n'est peut-кtre qu'un mauvais sujet, reзoive en entrant le mкme salaire qu'on donne а un ancien serviteur, dont le zиle et la fidйlitй sont йprouvйs par de longs services, et qui d'ailleurs approche en vieillissant du temps oщ il sera hors d'йtat de gagner sa vie? Au reste, cette derniиre raison n'est pas ici de mise, et vous pouvez bien croire que des maоtres aussi humains ne nйgligent pas des devoirs que remplissent par ostentation beaucoup de maоtres sans charitй, et n'abandonnent pas ceux de leurs gens а qui les infirmitйs ou la vieillesse фtent les moyens de servir.

J'ai dans l'instant mкme un exemple assez frappant de cette attention. Le baron d'Etange, voulant rйcompenser les longs services de son valet de chambre par une retraite honorable, a eu le crйdit d'obtenir pour lui de LL. EE. un emploi lucratif et sans peine. Julie vient de recevoir lа-dessus de ce vieux domestique une lettre а tirer des larmes, dans laquelle il la supplie de le faire dispenser d'accepter cet emploi. "Je suis вgй, lui dit-il, j'ai perdu toute ma famille; je n'ai plus d'autres parents que mes maоtres; tout mon espoir est de finir paisiblement mes jours dans la maison oщ je les ai passйs... Madame, en vous tenant dans mes bras а votre naissance, je demandais а Dieu de tenir de mкme un jour vos enfants: il m'en a fait la grвce, ne me refusez pas celle de les voir croоtre et prospйrer comme vous... Moi qui suis accoutumй а vivre dans une maison de paix, oщ en retrouverai-je une semblable pour y reposer ma vieillesse?... Ayez la charitй d'йcrire en ma faveur а M. le baron. S'il est mйcontent de moi, qu'il me chasse et ne me donne point d'emploi; mais si je l'ai fidиlement servi durant quarante ans, qu'il me laisse achever mes jours а son service et au vфtre; il ne saurait mieux me rйcompenser." Il ne faut pas demander si Julie a йcrit. Je vois qu'elle serait aussi fвchйe de perdre ce bonhomme qu'il le serait de la quitter. Ai-je tort, milord, de comparer des maоtres si chйris а des pиres, et leurs domestiques а leurs enfants? Vous voyez que c'est ainsi qu'ils se regardent eux-mкmes.

Il n'y a pas d'exemple dans cette maison qu'un domestique ait demandй son congй. Il est mкme rare qu'on menace quelqu'un de le lui donner. Cette menace effraye а proportion de ce que le service est agrйable et doux; les meilleurs sujets en sont toujours les plus alarmйs, et l'on n'a jamais besoin d'en venir а l'exйcution qu'avec ceux qui sont peu regrettables. Il y a encore une rиgle а cela. Quand M. de Wolmar a dit: "Je vous chasse", on peut implorer l'intercession de Madame, l'obtenir quelquefois, et rentrer en grвce а sa priиre; mais un congй qu'elle donne est irrйvocable, et il n'y a plus de grвce а espйrer. Cet accord est trиs bien entendu pour tempйrer а la fois l'excиs de confiance qu'on pourrait prendre en la douceur de la femme, et la crainte extrкme que causerait l'inflexibilitй du mari. Ce mot ne laisse pas pourtant d'кtre extrкmement redoutй de la part d'un maоtre йquitable et sans colиre; car, outre qu'on n'est pas sыr d'obtenir grвce, et qu'elle n'est jamais accordйe deux fois au mкme, on perd par ce mot seul son droit d'anciennetй, et l'on recommence, en rentrant, un nouveau service: ce qui prйvient l'insolence des vieux domestiques et augmente leur circonspection а mesure qu'ils ont plus а perdre.

Les trois femmes sont la femme de chambre, la gouvernante des enfants et la cuisiniиre. Celle-ci est une paysanne fort propre et fort entendue, а qui Mme de Wolmar a appris la cuisine; car dans ce pays, simple encore, les jeunes personnes de tout йtat apprennent а faire elles-mкmes tous les travaux que feront un jour dans leur maison les femmes qui seront а leur service, afin de savoir les conduire au besoin et de ne s'en pas laisser imposer par elles. La femme de chambre n'est plus Babi: on l'a renvoyйe а Etange oщ elle est nйe, on lui a remis le soin du chвteau, et une inspection sur la recette, qui la rend en quelque maniиre le contrфleur de l'йconome. Il y avait longtemps que M. de Wolmar pressait sa femme de faire cet arrangement, sans pouvoir la rйsoudre а йloigner d'elle une ancienne domestique de sa mиre, quoiqu'elle eыt plus d'un sujet de s'en plaindre. Enfin, depuis les derniиres explications, elle y a consenti, et Babi est partie. Cette femme est intelligente et fidиle, mais indiscrиte et babillarde. Je soupзonne qu'elle a trahi plus d'une fois les secrets de sa maоtresse, que M. de Wolmar ne l'ignore pas, et que, pour prйvenir la mкme indiscrйtion vis-а-vis de quelque йtranger, cet homme sage a su l'employer de maniиre а profiter de ses bonnes qualitйs sans s'exposer aux mauvaises. Celle qui l'a remplacйe est cette mкme Fanchon Regard dont vous m'entendiez parler autrefois avec tant de plaisir. Malgrй l'augure de Julie, ses bienfaits, ceux de son pиre, et les vфtres, cette jeune femme si honnкte et si sage n'a pas йtй heureuse dans son йtablissement. Claude Anet, qui avait si bien supportй sa misиre, n'a pu soutenir un йtat plus doux. En se voyant dans l'aisance, il a nйgligй son mйtier; et, s'йtant tout а fait dйrangй, il s'est enfui du pays, laissant sa femme avec un enfant qu'elle a perdu depuis ce temps-lа. Julie, aprиs l'avoir retirйe chez elle, lui a appris tous les petits ouvrages d'une femme de chambre; et je ne fus jamais plus agrйablement surpris que de la trouver en fonction le jour de mon arrivйe. M. de Wolmar en fait un trиs grand cas, et tous deux lui ont confiй le soin de veiller tant sur les enfants que sur celle qui les gouverne. Celle-ci est aussi une villageoise simple et crйdule, mais attentive, patiente et docile; de sorte qu'on n'a rien oubliй pour que les vices des villes ne pйnйtrassent point dans un maison dont les maоtres ne les ont ni ne les souffrent.

Quoique tous les domestiques n'aient qu'une mкme table, il y a d'ailleurs peu de communication entre les deux sexes; on regarde ici cet article comme trиs important. On n'y est point de l'avis de ces maоtres indiffйrents а tout, hors а leur intйrкt, qui ne veulent qu'кtre bien servis sans s'embarrasser au surplus de ce que font leurs gens. On pense au contraire que ceux qui ne veulent qu'кtre bien servis ne sauraient l'кtre longtemps. Les liaisons trop intimes entre les deux sexes ne produisent jamais que du mal. C'est des conciliabules qui se tiennent chez les femmes de chambre que sortent la plupart des dйsordres d'un mйnage. S'il s'en trouve une qui plaise au maоtre d'hфtel, il ne manque pas de la sйduire aux dйpens du maоtre. L'accord des hommes entre eux ni des femmes entre elles n'est pas assez sыr pour tirer а consйquence. Mais c'est toujours entre hommes et femmes que s'йtablissent ces secrets monopoles qui ruinent а la longue les familles les plus opulentes. On veille donc а la sagesse et а la modestie des femmes, non seulement par des raisons de bonnes moeurs et d'honnкtetй, mais encore par un intйrкt trиs bien entendu; car, quoi qu'on en dise, nul ne remplit bien son devoir s'il ne l'aime; et il n'y eut jamais que des gens d'honneur qui sussent aimer leur devoir.

Pour prйvenir entre les deux sexes une familiaritй dangereuse, on ne les gкne point ici par des lois positives qu'ils seraient tentйs d'enfreindre en secret; mais, sans paraоtre y songer, on йtablit des usages plus puissants que l'autoritй mкme. On ne leur dйfend pas de se voir, mais on fait en sorte qu'ils n'en aient ni l'occasion ni la volontй. On y parvient en leur donnant des occupations, des habitudes, des goыts, des plaisirs, entiиrement diffйrents. Sur l'ordre admirable qui rиgne ici, ils sentent que dans une maison bien rйglйe les hommes et les femmes doivent avoir peu de commerce entre eux. Tel qui taxerait en cela de caprice les volontйs d'un maоtre, se soumet sans rйpugnance а une maniиre de vivre qu'on ne lui prescrit pas formellement, mais qu'il juge lui-mкme кtre la meilleure et la plus naturelle. Julie prйtend qu'elle l'est en effet; elle soutient que de l'amour ni de l'union conjugale ne rйsulte point le commerce continuel des deux sexes. Selon elle, la femme et le mari sont bien destinйs а vivre ensemble, mais non pas de la mкme maniиre; ils doivent agir de concert sans faire les mкmes choses. La vie qui charmerait l'un serait, dit-elle, insupportable а l'autre; les inclinations que leur donne la nature sont aussi diverses que les fonctions qu'elle leur impose; leurs amusements ne diffиrent pas moins que leurs devoirs; en un mot, tous deux concourent au bonheur commun par des chemins diffйrents; et ce partage de travaux et de soins est le plus fort lien de leur union.

Pour moi, j'avoue que mes propres observations sont assez favorables а cette maxime. En effet, n'est-ce pas un usage constant de tous les peuples du monde, hors le Franзais et ceux qui l'imitent, que les hommes vivent entre eux, les femmes entre elles? S'ils se voient les uns les autres, c'est plutфt par entrevues et presque а la dйrobйe, comme les йpoux de Lacйdйmone, que par un mйlange indiscret et perpйtuel, capable de confondre et dйfigurer en eux les plus sages distinctions de la nature. On ne voit point les sauvages mкmes indistinctement mкlйs, hommes et femmes. Le soir, la famille se rassemble, chacun passe la nuit auprиs de sa femme: la sйparation recommence avec le jour, et les deux sexes n'ont plus rien de commun que les repas tout au plus. Tel est l'ordre que son universalitй montre кtre le plus naturel; et, dans les pays mкmes oщ il est perverti, l'on en voit encore des vestiges. En France, oщ les hommes se sont soumis а vivre а la maniиre des femmes, et а rester sans cesse enfermйs dans la chambre avec elles, l'involontaire agitation qu'ils y conservent montre que ce n'est point а cela qu'ils йtaient destinйs. Tandis que les femmes restent tranquillement assises ou couchйes sur leur chaise longue, vous voyez les hommes se lever, aller, venir, se rasseoir, avec une inquiйtude continuelle, un instinct machinal combattant sans cesse la contrainte oщ ils se mettent, et les poussant malgrй eux а cette vie active et laborieuse que leur imposa la nature. C'est le seul peuple du monde oщ les hommes se tiennent debout au spectacle, comme s'ils allaient se dйlasser au parterre d'avoir restй tout le jour assis au salon. Enfin ils sentent si bien l'ennui de cette indolence effйminйe et casaniиre, que, pour y mкler au moins quelque sorte d'activitй, ils cиdent chez eux la place aux йtrangers, et vont auprиs des femmes d'autrui chercher а tempйrer ce dйgoыt.

La maxime de Mme de Wolmar se soutient trиs bien par l'exemple de sa maison; chacun йtant pour ainsi dire tout а son sexe, les femmes y vivent trиs sйparйes des hommes. Pour prйvenir entre eux des liaisons suspectes, son grand secret est d'occuper incessamment les uns et les autres; car leurs travaux sont si diffйrents qu'il n'y a que l'oisivetй qui les rassemble. Le matin chacun vaque а ses fonctions, et il ne reste du loisir а personne pour aller troubler celles d'un autre. L'aprиs-dоnйe, les hommes ont pour dйpartement le jardin, la basse-cour, ou d'autres soins de la campagne; les femmes s'occupent dans la chambre des enfants jusqu'а l'heure de la promenade, qu'elles font avec eux, souvent mкme avec leur maоtresse, et qui leur est agrйable comme le seul moment oщ elles prennent l'air. Les hommes, assez exercйs par le travail de la journйe, n'ont guиre envie de s'aller promener, et se reposent en gardant la maison.

Tous les dimanches, aprиs le prкche du soir, les femmes se rassemblent encore dans la chambre des enfants avec quelque parente ou amie qu'elles invitent tour а tour du consentement de Madame. Lа, en attendant un petit rйgal donnй par elle, on cause, on chante, on joue au volant, aux onchets, ou а quelque autre jeu d'adresse propre а plaire aux yeux des enfants, jusqu'а ce qu'ils s'en puissent amuser eux-mкmes. La collation vient, composйe de quelques laitages, de gaufres, d'йchaudйs, de merveilles, ou d'autres mets du goыt des enfants et des femmes. Le vin en est toujours exclu; et les hommes qui dans tous les temps entrent peu dans ce petit gynйcйe, ne sont jamais de cette collation, oщ Julie manque assez rarement. J'ai йtй jusqu'ici le seul privilйgiй. Dimanche dernier, j'obtins, а force d'importunitйs, de l'y accompagner. Elle eut grand soin de me faire valoir cette faveur. Elle me dit tout haut qu'elle me l'accordait pour cette seule fois, et qu'elle l'avait refusйe а M. de Wolmar lui-mкme. Imaginez si la petite vanitй fйminine йtait flattйe, et si un laquais eыt йtй bien venu а vouloir кtre admis а l'exclusion du maоtre.

Je fis un goыter dйlicieux. Est-il quelques mets au monde comparables aux laitages de ce pays? Pensez ce que doivent кtre ceux d'une laiterie oщ Julie prйside, et mangйs а cфtй d'elle. La Fanchon me servit des grus, de la cйracйe, des gaufres, des йcrelets. Tout disparaissait а l'instant. Julie riait de mon appйtit. "Je vois, dit-elle en me donnant encore une assiette de crиme, que votre estomac se fait honneur partout, et que vous ne vous tirez pas moins bien de l'йcot des femmes que de celui des Valaisans. - Pas plus impunйment, repris-je; on s'enivre quelquefois а l'un comme а l'autre, et la raison peut s'йgarer dans un chalet tout aussi bien que dans un cellier." Elle baissa les yeux sans rйpondre, rougit, et se mit а caresser ses enfants. C'en fut assez pour йveiller mes remords. Milord, ce fut lа ma premiиre indiscrйtion, et j'espиre que ce sera la derniиre.

Il rйgnait dans cette petite assemblйe un certain air d'antique simplicitй qui me touchait le coeur; je voyais sur tous les visages la mкme gaietй, et plus de franchise peut-кtre que s'il s'y fыt trouvй des hommes. Fondйe sur la confiance et l'attachement, la familiaritй qui rйgnait entre les servantes et la maоtresse ne faisait qu'affermir le respect et l'autoritй; et les services rendus et reзus ne semblaient кtre que des tйmoignages d'amitiй rйciproque. Il n'y avait pas jusqu'au choix du rйgal qui ne contribuвt а le rendre intйressant. Le laitage et le sucre sont un des goыts naturels du sexe, et comme le symbole de l'innocence et de la douceur qui font son plus aimable ornement. Les hommes, au contraire, recherchent en gйnйral les saveurs fortes et les liqueurs spiritueuses, aliments plus convenables а la vie active et laborieuse que la nature leur demande; et quand ces divers goыts viennent а s'altйrer et se confondre, c'est une marque presque infaillible du mйlange dйsordonnй des sexes. En effet, j'ai remarquй qu'en France, oщ les femmes vivent sans cesse avec les hommes, elles ont tout а fait perdu le goыt du laitage, les hommes beaucoup celui du vin; et qu'en Angleterre, oщ les deux sexes sont moins confondus, leur goыt propre s'est mieux conservй. En gйnйral, je pense qu'on pourrait souvent trouver quelque indice du caractиre des gens dans le choix des aliments qu'ils prйfиrent. Les Italiens, qui vivent beaucoup d'herbages, sont effйminйs et mous. Vous autres Anglais, grands mangeurs de viande, avez dans vos inflexibles vertus quelque chose de dur et qui tient de la barbarie. Le Suisse, naturellement froid, paisible et simple, mais violent et emportй dans la colиre, aime а la fois l'un et l'autre aliment, et boit du laitage et du vin. Le Franзais, souple et changeant, vit de tous les mets et se plie а tous les caractиres. Julie elle-mкme pourrait me servir d'exemple; car quoique sensuelle et gourmande dans ses repas, elle n'aime ni la viande, ni les ragoыts, ni le sel, et n'a jamais goыtй de vin pur: d'excellents lйgumes, les oeufs, la crиme, les fruits, voilа sa nourriture ordinaire; et, sans le poisson qu'elle aime aussi beaucoup, elle serait une vйritable pythagoricienne.

C'est rien de contenir les femmes si l'on ne contient aussi les hommes; et cette partie de la rиgle, non moins importante que l'autre, est plus difficile encore; car l'attaque est en gйnйral plus vive que la dйfense: c'est l'intention du conservateur de la nature. Dans la rйpublique on retient les citoyens par des moeurs, des principes, de la vertu; mais comment contenir des domestiques, des mercenaires, autrement que par la contrainte et la gкne? Tout l'art du maоtre est de cacher cette gкne sous le voile du plaisir ou de l'intйrкt, en sorte qu'ils pensent vouloir tout ce qu'on les oblige de faire. L'oisivetй du dimanche, le droit qu'on ne peut guиre leur фter d'aller oщ bon leur semble quand leurs fonctions ne les retiennent point au logis, dйtruisent souvent en un seul jour l'exemple et les leзons des six autres. L'habitude du cabaret, le commerce et les maximes de leurs camarades, la frйquentation des femmes dйbauchйes, les perdant bientфt pour leurs maоtres et pour eux-mкmes, les rendent par mille dйfauts incapables du service et indignes de la libertй.

On remйdie а cet inconvйnient en les retenant par les mкmes motifs qui les portaient а sortir. Qu'allaient-ils faire ailleurs? Boire et jouer au cabaret. Ils boivent et jouent au logis. Toute la diffйrence est que le vin ne leur coыte rien, qu'ils ne s'enivrent pas, et qu'il y a des gagnants au jeu sans que jamais personne perde. Voici comment on s'y prend pour cela.

Derriиre la maison est une allйe couverte dans laquelle on a йtabli la lice des jeux. C'est lа que les gens de livrйe et ceux de la basse-cour se rassemblent en йtй, le dimanche, aprиs le prкche, pour y jouer, en plusieurs parties liйes, non de l'argent, on ne le souffre pas, ni du vin, on leur en donne, mais une mise fournie par la libйralitй des maоtres. Cette mise est toujours quelque petit meuble ou quelque nippe а leur usage. Le nombre des jeux est proportionnй а la valeur de la mise; en sorte que, quand cette mise est un peu considйrable, comme des boucles d'argent, un porte-col, des bas de soie, un chapeau fin, ou autre chose semblable, on emploie ordinairement plusieurs sйances а la disputer. On ne s'en tient point а une seule espиce de jeu; on les varie, afin que le plus habile dans un n'emporte pas toutes les mises, et pour les rendre tous plus adroits et plus forts par des exercices multipliйs. Tantфt c'est а qui enlиvera а la course un but placй а l'autre bout de l'avenue; tantфt а qui lancera le plus loin la mкme pierre; tantфt а qui portera le plus longtemps le mкme fardeau; tantфt on dispute un prix en tirant au blanc. On joint а la plupart de ces jeux un petit appareil qui les prolonge et les rend amusants. Le maоtre et la maоtresse les honorent souvent de leur prйsence; on y amиne quelquefois les enfants; les йtrangers mкme y viennent, attirйs par la curiositй, et plusieurs ne demanderaient pas mieux que d'y concourir; mais nul n'est jamais admis qu'avec l'agrйment des maоtres et du consentement des joueurs, qui ne trouveraient pas leur compte а l'accorder aisйment. Insensiblement il s'est fait de cet usage une espиce de spectacle, oщ les acteurs, animйs par les regards du public, prйfиrent la gloire des applaudissements а l'intйrкt du prix. Devenus plus vigoureux et plus agiles, ils s'en estiment davantage; et, s'accoutumant а tirer leur valeur d'eux-mкmes plutфt que de ce qu'ils possиdent, tout valets qu'ils sont, l'honneur leur devient plus cher que l'argent.

Il serait long de vous dйtailler tous les biens qu'on retire ici d'un soin si puйril en apparence, et toujours dйdaignй des esprits vulgaires, tandis que c'est le propre du vrai gйnie de produire de grands effets par de petits moyens. M. de Wolmar m'a dit qu'il lui en coыtait а peine cinquante йcus par an pour ces petits йtablissements que sa femme a la premiиre imaginйs. "Mais, dit-il, combien de fois croyez-vous que je regagne cette somme dans mon mйnage et dans mes affaires par la vigilance et l'attention que donnent а leur service des domestiques attachйs qui tiennent tous leurs plaisirs de leurs maоtres, par l'intйrкt qu'ils prennent а celui d'une maison qu'ils regardent comme la leur, par l'avantage de profiter dans leurs travaux de la vigueur qu'ils acquiиrent dans leurs jeux, par celui de les conserver toujours sains en les garantissant des excиs ordinaires а leurs pareils et des maladies qui sont la suite ordinaire de ces excиs, par celui de prйvenir en eux les friponneries que le dйsordre amиne infailliblement et de les conserver toujours honnкtes gens, enfin par le plaisir d'avoir chez nous а peu de frais des rйcrйations agrйables pour nous-mкmes? Que s'il se trouve parmi nos gens quelqu'un, soit homme, soit femme, qui ne s'accommode pas de nos rиgles et leur prйfиre la libertй d'aller sous divers prйtextes courir oщ bon lui semble, on ne lui en refuse jamais la permission; mais nous regardons ce goыt de licence comme un indice trиs suspect, et nous ne tardons pas а nous dйfaire de ceux qui l'ont. Ainsi ces mкmes amusements qui nous conservent de bons sujets nous servent encore d'йpreuve pour les choisir." Milord, j'avoue que je n'ai jamais vu qu'ici des maоtres former а la fois dans les mкmes hommes de bons domestiques pour le service de leurs personnes, de bons paysans pour cultiver leurs terres, de bons soldats pour la dйfense de la patrie, et des gens de bien pour tous les йtats oщ la fortune peut les appeler.

L'hiver, les plaisirs changent d'espиce ainsi que les travaux. Les dimanches, tous les gens de la maison, et mкme les voisins, hommes et femmes indiffйremment, se rassemblent aprиs le service dans une salle basse, oщ ils trouvent du feu, du vin, des fruits, des gвteaux, et un violon qui les fait danser. Mme de Wolmar ne manque jamais de s'y rendre, au moins pour quelques instants, afin d'y maintenir par sa prйsence l'ordre et la modestie, et il n'est pas rare qu'elle y danse elle-mкme, fыt-ce avec ses propres gens. Cette rиgle, quand je l'appris, me parut d'abord moins conforme а la sйvйritй des moeurs protestantes. Je le dis а Julie; et voici а peu prиs ce qu'elle me rйpondit:

"La pure morale est si chargйe de devoirs sйvиres, que si on la surcharge encore de formes indiffйrentes, c'est presque toujours aux dйpens de l'essentiel. On dit que c'est le cas de la plupart des moines qui, soumis а mille rиgles inutiles, ne savent ce que c'est qu'honneur et vertu. Ce dйfaut rиgne moins parmi nous, mais nous n'en sommes pas tout а fait exempts. Nos gens d'йglise, aussi supйrieurs en sagesse а toutes les sortes de prкtres que notre religion est supйrieure а toutes les autres en saintetй, ont pourtant encore quelques maximes qui paraissent plus fondйes sur le prйjugй que sur la raison. Telle est celle qui blвme la danse et les assemblйes: comme s'il y avait plus de mal а danser qu'а chanter, que chacun de ces amusements ne fыt pas йgalement une inspiration de la nature, et que ce fыt un crime de s'йgayer en commun par une rйcrйation innocente et honnкte! Pour moi, je pense au contraire que, toutes les fois qu'il y a concours des deux sexes, tout divertissement public devient innocent par cela mкme qu'il est public; au lieu que l'occupation la plus louable est suspecte dans le tкte-а-tкte. L'homme et la femme sont destinйs l'un pour l'autre, la fin de la nature est qu'ils soient unis par le mariage. Toute fausse religion combat la nature; la nфtre seule, qui la suit, et la rectifie, annonce une institution divine et convenable а l'homme. Elle ne doit donc point ajouter sur le mariage aux embarras de l'ordre civil des difficultйs que l'Evangile ne prescrit pas, et qui sont contraires а l'esprit du christianisme. Mais qu'on me dise oщ de jeunes personnes а marier auront occasion de prendre du goыt l'une pour l'autre, et de se voir avec plus de dйcence et de circonspection que dans une assemblйe oщ les yeux du public, incessamment tournйs sur elles, les forcent а s'observer avec le plus grand soin. En quoi Dieu est-il offensй par un exercice agrйable et salutaire, convenable а la vivacitй de la jeunesse, qui consiste а se prйsenter l'un а l'autre avec grвce et biensйance, et auquel le spectateur impose une gravitй dont personne n'oserait sortir? Peut-on imaginer un moyen plus honnкte de ne tromper personne, au moins quant а la figure, et de se montrer avec les agrйments et les dйfauts qu'on peut avoir aux gens qui ont intйrкt de nous bien connaоtre avant de s'obliger а nous aimer? Le devoir de se chйrir rйciproquement n'emporte-t-il pas celui de se plaire, et n'est-ce pas un soin digne de deux personnes vertueuses et chrйtiennes qui songent а s'unir, de prйparer ainsi leurs coeurs а l'amour mutuel que Dieu leur impose?

Qu'arrive-t-il dans ces lieux oщ rиgne une йternelle contrainte, oщ l'on punit comme un crime la plus innocente gaietй, oщ les jeunes gens des deux sexes n'osent jamais s'assembler en public, et oщ l'indiscrиte sйvйritй d'un pasteur ne sait prкcher au nom de Dieu qu'une gкne servile, et la tristesse, et l'ennui? On йlude une tyrannie insupportable que la nature et la raison dйsavouent. Aux plaisirs permis dont on prive une jeunesse enjouйe et folвtre, elle en substitue de plus dangereux. Les tкte-а-tкte adroitement concertйs prennent la place des assemblйes publiques. A force de se cacher comme si l'on йtait coupable, on est tentй de le devenir. L'innocente joie aime а s'йvaporer au grand jour; mais le vice est ami des tйnиbres; et jamais l'innocence et le mystиre n'habitиrent longtemps ensemble. Mon cher ami, me dit-elle en me serrant la main comme pour me communiquer son repentir et faire passer dans mon coeur la puretй du sien, qui doit mieux sentir que nous toute l'importance de cette maxime? Que de douleurs et de peines, que de remords et de pleurs nous nous serions йpargnйs durant tant d'annйes, si tous deux, aimant la vertu comme nous avons toujours fait, nous avions su prйvoir de plus loin les dangers qu'elle court dans le tкte-а-tкte.

Encore un coup, continua Mme de Wolmar d'un ton plus tranquille, ce n'est point dans les assemblйes nombreuses, oщ tout le monde nous voit et nous йcoute, mais dans des entretiens particuliers, oщ rиgnent le secret et la libertй, que les moeurs peuvent courir des risques. C'est sur ce principe que, quand mes domestiques des deux sexes se rassemblent, je suis bien aise qu'ils y soient tous. J'approuve mкme qu'ils invitent parmi les jeunes gens du voisinage ceux dont le commerce n'est point capable de leur nuire; et j'apprends avec grand plaisir que, pour louer les moeurs de quelqu'un de nos jeunes voisins, on dit: "Il est reзu chez M. de Wolmar." En ceci nous avons encore une autre vue. Les hommes qui nous servent sont tous garзons, et, parmi les femmes, la gouvernante des enfants est encore а marier. Il n'est pas juste que la rйserve oщ vivent ici les uns et les autres leur фte l'occasion d'un honnкte йtablissement. Nous tвchons dans ces petites assemblйes de leur procurer cette occasion sous nos yeux, pour les aider а mieux choisir; et en travaillant ainsi а former d'heureux mйnages, nous augmentons le bonheur du nфtre.

Il resterait а me justifier moi-mкme de danser avec ces bonnes gens; mais j'aime mieux passer condamnation sur ce point, et j'avoue franchement que mon plus grand motif en cela est le plaisir que j'y trouve. Vous savez que j'ai toujours partagй la passion que ma cousine a pour la danse; mais aprиs la perte de ma mиre je renonзai pour ma vie au bal et а toute assemblйe publique: j'ai tenu parole, mкme а mon mariage, et la tiendrai, sans croire y dйroger en dansant quelquefois chez moi avec mes hфtes et mes domestiques. C'est un exercice utile а ma santй durant la vie sйdentaire qu'on est forcй de mener ici l'hiver. Il m'amuse innocemment; car, quand j'ai bien dansй, mon coeur ne me reproche rien. Il amuse aussi M. de Wolmar; toute ma coquetterie en cela se borne а lui plaire. Je suis cause qu'il vient au lieu oщ l'on danse; ses gens en sont plus contents d'кtre honorйs des regards de leur maоtre; ils tйmoignent aussi de la joie а me voir parmi eux. Enfin je trouve que cette familiaritй modйrйe forme entre nous un lien de douceur et d'attachement qui ramиne un peu l'humanitй naturelle en tempйrant la bassesse de la servitude et la rigueur de l'autoritй."

Voilа, milord, ce que me dit Julie au sujet de la danse: et j'admirai comment avec tant d'affabilitй pouvait rйgner tant de subordination, et comment elle et son mari pouvaient descendre et s'йgaler si souvent а leurs domestiques, sans que ceux-ci fussent tentйs de les prendre au mot et de s'йgaler а eux а leur tour. Je ne crois pas qu'il y ait des souverains en Asie servis dans leurs palais avec plus de respect que ces bons maоtres le sont dans leur maison. Je ne connais rien de moins impйrieux que leurs ordres, et rien de si promptement exйcutй: ils prient, et l'on vole; ils excusent, et l'on sent son tort. Je n'ai jamais mieux compris combien la force des choses qu'on dit dйpend peu des mots qu'on emploie.

Ceci m'a fait faire une autre rйflexion sur la vaine gravitй des maоtres: c'est que ce sont moins leurs familiaritйs que leurs dйfauts qui les font mйpriser chez eux, et que l'insolence des domestiques annonce plutфt un maоtre vicieux que faible; car rien ne leur donne autant d'audace que la connaissance de ses vices, et tous ceux qu'ils dйcouvrent en lui sont а leurs yeux autant de dispenses d'obйir а un homme qu'ils ne sauraient plus respecter.

Les valets imitent les maоtres; et, les imitant grossiиrement, ils rendent sensibles dans leur conduite les dйfauts que le vernis de l'йducation cache mieux dans les autres. A Paris, je jugeais des moeurs des femmes de ma connaissance par l'air et le ton de leurs femmes de chambre; et cette rиgle ne m'a jamais trompй. Outre que la femme de chambre, une fois dйpositaire du secret de sa maоtresse, lui fait payer cher sa discrйtion, elle agit comme l'autre pense, et dйcиle toutes ses maximes en les pratiquant maladroitement. En toute chose l'exemple des maоtres est plus fort que leur autoritй, et il n'est pas naturel que leurs domestiques veuillent кtre plus honnкtes gens qu'eux. On a beau crier, jurer, maltraiter, chasser, faire maison nouvelle; tout cela ne produit point le bon service. Quand celui qui ne s'embarrasse pas d'кtre mйprisй et haп de ses gens s'en croit pourtant bien servi, c'est qu'il se contente de ce qu'il voit et d'une exactitude apparente, sans tenir compte de mille maux secrets qu'on lui fait incessamment et dont il n'aperзoit jamais la source. Mais oщ est l'homme assez dйpourvu d'honneur pour pouvoir supporter les dйdains de tout ce qui l'environne? Oщ est la femme assez perdue pour n'кtre plus sensible aux outrages? Combien, dans Paris et dans Londres, de dames se croient fort honorйes, qui fondraient en larmes si elles entendaient ce qu'on dit d'elles dans leur antichambre! Heureusement pour leur repos elles se rassurent en prenant ces Argus pour des imbйciles, et se flattant qu'ils ne voient rien de ce qu'elles ne daignent pas leur cacher. Aussi, dans leur mutine obйissance, ne leur cachent-ils guиre а leur tour tout le mйpris qu'ils ont pour elles. Maоtres et valets sentent mutuellement que ce n'est pas la peine de se faire estimer les uns des autres.

Le jugement des domestiques me paraоt кtre l'йpreuve la plus sыre et la plus difficile de la vertu des maоtres; et je me souviens, milord, d'avoir bien pensй de la vфtre en Valais sans vous connaоtre, simplement sur ce que, parlant assez rudement а vos gens, ils ne vous en йtaient pas moins attachйs, et qu'ils tйmoignaient, entre eux, autant de respect pour vous en votre absence que si vous les eussiez entendus. On a dit qu'il n'y avait point de hйros pour son valet de chambre. Cela peut кtre; mais l'homme juste a l'estime de son valet; ce qui montre assez que l'hйroпsme n'a qu'une vaine apparence et qu'il n'y a rien de solide que la vertu. C'est surtout dans cette maison qu'on reconnaоt la force de son empire dans le suffrage des domestiques; suffrage d'autant plus sыr, qu'il ne consiste point en de vains йloges, mais dans l'expression naturelle de ce qu'ils sentent. N'entendant jamais rien ici qui leur fasse croire que les autres maоtres ne ressemblent pas aux leurs, ils ne les louent point des vertus qu'ils estiment communes а tous; mais ils louent Dieu dans leur simplicitй d'avoir mis des riches sur la terre pour le bonheur de ceux qui les servent et pour le soulagement des pauvres.

La servitude est si peu naturelle а l'homme, qu'elle ne saurait exister sans quelque mйcontentement. Cependant on respecte le maоtre et l'on n'en dit rien. Que s'il йchappe quelques murmures contre la maоtresse, ils valent mieux que des йloges. Nul ne se plaint qu'elle manque pour lui de bienveillance, mais qu'elle en accorde autant aux autres; nul ne peut souffrir qu'elle fasse comparaison de son zиle avec celui de ses camarades, et chacun voudrait кtre le premier en faveur comme il croit l'кtre en attachement: c'est lа leur unique plainte et leur plus grande injustice.

A la subordination des infйrieurs se joint la concorde entre les йgaux; et cette partie de l'administration domestique n'est pas la moins difficile. Dans les concurrences de jalousie et d'intйrкt qui divisent sans cesse les gens d'une maison, mкme aussi peu nombreuse que celle-ci, ils ne demeurent presque jamais unis qu'aux dйpens du maоtre. S'ils s'accordent, c'est pour voler de concert: s'ils sont fidиles, chacun se fait valoir aux dйpens des autres. Il faut qu'ils soient ennemis ou complices; et l'on voit а peine le moyen d'йviter а la fois leur friponnerie et leurs dissensions. La plupart des pиres de famille ne connaissent que l'alternative entre ces deux inconvйnients. Les uns, prйfйrant l'intйrкt а l'honnкtetй, fomentent cette disposition des valets aux secrets rapports, et croient faire un chef-d'oeuvre de prudence en les rendant espions ou surveillants les uns des autres. Les autres, plus indolents, aiment qu'on les vole et qu'on vive en paix; ils se font une sorte d'honneur de recevoir toujours mal des avis qu'un pur zиle arrache quelquefois а un serviteur fidиle. Tous s'abusent йgalement. Les premiers, en excitant chez eux des troubles continuels, incompatibles avec la rиgle et le bon ordre, n'assemblent qu'un tas de fourbes et de dйlateurs, qui s'exercent, en trahissant leurs camarades, а trahir peut-кtre un jour leurs maоtres. Les seconds, en refusant d'apprendre ce qui se fait dans leur maison, autorisent les ligues contre eux-mкmes, encouragent les mйchants, rebutent les bons, et n'entretiennent а grands frais que des fripons arrogants et paresseux, qui, s'accordant aux dйpens du maоtre, regardent leurs services comme des grвces, et leurs vols comme des droits.

C'est une grande erreur, dans l'йconomie domestique ainsi que dans la civile, de vouloir combattre un vice par un autre, ou former entre eux une sorte d'йquilibre: comme si ce qui sape les fondements de l'ordre pouvait jamais servir а l'йtablir! On ne fait par cette mauvaise police que rйunir enfin tous les inconvйnients. Les vices tolйrйs dans une maison n'y rиgnent pas seuls; laissez-en germer un, mille viendront а sa suite. Bientфt ils perdent les valets qui les ont, ruinent le maоtre qui les souffre, corrompent ou scandalisent les enfants attentifs а les observer. Quel indigne pиre oserait mettre quelque avantage en balance avec ce dernier mal? Quel honnкte homme voudrait кtre chef de famille, s'il lui йtait impossible de rйunir dans sa maison la paix et la fidйlitй, et qu'il fallыt acheter le zиle de ses domestiques aux dйpens de leur bienveillance mutuelle?

Qui n'aurait vu que cette maison n'imaginerait pas mкme qu'une pareille difficultй pыt exister, tant l'union des membres y paraоt venir de leur attachement aux chefs. C'est ici qu'on trouve le sensible exemple qu'on ne saurait aimer sincиrement le maоtre sans aimer tout ce qui lui appartient: vйritй qui sert de fondement а la charitй chrйtienne. N'est-il pas bien simple que les enfants du mкme pиre se traitent de frиres entre eux? C'est ce qu'on nous dit tous les jours au temple sans nous le faire sentir; c'est ce que les habitants de cette maison sentent sans qu'on leur dise.

Cette disposition а la concorde commence par le choix des sujets. M. de Wolmar n'examine pas seulement en les recevant s'ils conviennent а sa femme et а lui, mais s'ils conviennent l'un а l'autre, et l'antipathie bien reconnue entre deux excellents domestiques suffirait pour faire а l'instant congйdier l'un des deux. "Car, dit Julie, une maison si peu nombreuse, une maison dont ils ne sortent jamais et oщ ils sont toujours vis-а-vis les uns des autres, doit leur convenir йgalement а tous, et serait un enfer pour eux si elle n'йtait une maison de paix. Ils doivent la regarder comme leur maison paternelle oщ tout n'est qu'une mкme famille. Un seul qui dйplairait aux autres pourrait la leur rendre odieuse; et cet objet dйsagrйable y frappant incessamment leurs regards, ils ne seraient bien ici ni pour eux ni pour nous."

Aprиs les avoir assortis le mieux qu'il est possible, on les unit pour ainsi dire malgrй eux par les services qu'on les force en quelque sorte а se rendre, et l'on fait que chacun ait un sensible intйrкt d'кtre aimй de tous ses camarades. Nul n'est si bien venu а demander des grвces pour lui-mкme que pour un autre; ainsi celui qui dйsire en obtenir tвche d'engager un autre а parler pour lui; et cela est d'autant plus facile, que, soit qu'on accorde ou qu'on refuse une faveur ainsi demandйe, on en fait toujours un mйrite а celui qui s'en est rendu l'intercesseur. Au contraire, on rebute ceux qui ne sont bons que pour eux. "Pourquoi, leur dit-on, accorderais-je ce qu'on me demande pour vous qui n'avez jamais rien demandй pour personne? Est-il juste que vous soyez plus heureux que vos camarades, parce qu'ils sont plus obligeants que vous?" On fait plus, on les engage а se servir mutuellement en secret, sans ostentation, sans se faire valoir; ce qui est d'autant moins difficile а obtenir qu'ils savent fort bien que le maоtre, tйmoin de cette discrйtion, les en estime davantage; ainsi l'intйrкt y gagne, et l'amour-propre n'y perd rien. Il sont si convaincus de cette disposition gйnйrale, et il rиgne une telle confiance entre eux, que quand quelqu'un a quelque grвce а demander, il en parle а leur table par forme de conversation; souvent sans avoir rien fait de plus, il trouve la chose demandйe et obtenue, et ne sachant qui remercier, il en a l'obligation а tous.

C'est par ce moyen et d'autres semblables qu'on fait rйgner entre eux un attachement nй de celui qu'ils ont tous pour leur maоtre, et qui lui est subordonnй. Ainsi, loin de se liguer а son prйjudice, ils ne sont tous unis que pour le mieux servir. Quelque intйrкt qu'ils aient а s'aimer ils en ont encore un plus grand а lui plaire; le zиle pour son service l'emporte sur leur bienveillance mutuelle; et tous, se regardant comme lйsйs par des pertes qui le laisseraient moins en йtat de rйcompenser un bon serviteur, sont йgalement incapables de souffrir en silence le tort que l'un d'eux voudrait lui faire. Cette partie de la police йtablie dans cette maison me paraоt avoir quelque chose de sublime; et je ne puis assez admirer comment M. et Mme de Wolmar ont su transformer le vil mйtier d'accusateur en une fonction de zиle, d'intйgritй, de courage, aussi noble ou du moins aussi louable qu'elle l'йtait chez les Romains.

On a commencй par dйtruire ou prйvenir clairement, simplement, et par des exemples sensibles, cette morale criminelle et servile, cette mutuelle tolйrance aux dйpens du maоtre, qu'un mйchant valet ne manque point de prкcher aux bons sous l'air d'une maxime de charitй. On leur a bien fait comprendre que le prйcepte de couvrir les fautes de son prochain ne se rapporte qu'а celles qui ne font de tort а personne; qu'une injustice qu'on voit, qu'on tait, et qui blesse un tiers, on la commet soi-mкme; et que, comme ce n'est que le sentiment de nos propres dйfauts qui nous oblige а pardonner ceux d'autrui, nul n'aime а tolйrer les fripons s'il n'est un fripon comme eux. Sur ces principes, vrais en gйnйral d'homme а homme, et bien plus rigoureux encore dans la relation plus йtroite du serviteur au maоtre, on tient ici pour incontestable que qui voit faire un tort а ses maоtres sans le dйnoncer est plus coupable encore que celui qui l'a commis; car celui-ci se laisse abuser dans son action par le profit qu'il envisage, mais l'autre, de sang-froid et sans intйrкt, n'a pour motif de son silence qu'une profonde indiffйrence pour la justice, pour le bien de la maison qu'il sert et un dйsir secret d'imiter l'exemple qu'il cache. De sorte que, quand la faute est considйrable, celui qui l'a commise peut encore quelquefois espйrer son pardon, mais le tйmoin qui l'a tuй est infailliblement congйdiй comme un homme enclin au mal.

En revanche on ne souffre aucune accusation qui puisse кtre suspecte d'injustice et de calomnie, c'est-а-dire qu'on n'en reзoit aucune en l'absence de l'accusй. Si quelqu'un vient en particulier faire quelque rapport contre son camarade, ou se plaindre personnellement de lui, on lui demande s'il est suffisamment instruit, c'est-а-dire s'il a commencй par s'йclaircir avec celui dont il vient se plaindre. S'il dit que non, on lui demande encore comment il peut juger une action dont il ne connaоt pas assez les motifs. "Cette action, lui dit-on, tient peut-кtre а quelque autre qui vous est inconnue; elle a peut-кtre quelque circonstance qui sert а la justifier ou а l'excuser, et que vous ignorez. Comment osez-vous condamner cette conduite avant de savoir les raisons de celui qui l'a tenue? Un mot d'explication l'eыt peut-кtre justifiйe а vos yeux. Pourquoi risquer de la blвmer injustement, et m'exposer а partager votre injustice?" S'il assure s'кtre йclairci auparavant avec l'accusй: "Pourquoi donc lui rйplique-t-on, venez-vous sans lui, comme si vous aviez peur qu'il ne dйmentоt ce que vous avez а dire? De quel droit nйgligez-vous pour moi la prйcaution que vous avez cru devoir prendre pour vous-mкme? Est-il bien de vouloir que je juge sur votre rapport d'une action dont vous n'avez pas voulu juger sur le tйmoignage de vos yeux, et ne seriez-vous pas responsable du jugement partial que j'en pourrais porter, si je me contentais de votre seule dйposition?" Ensuite on lui propose de faire venir celui qu'il accuse: s'il y consent, c'est une affaire bientфt rйglйe; s'il s'y oppose, on le renvoie aprиs une forte rйprimande; mais on lui garde le secret, et l'on observe si bien l'un et l'autre, qu'on ne tarde pas а savoir lequel des deux avait tort.

Cette rиgle est si connue et si bien йtablie, qu'on n'entend jamais un domestique de cette maison parler mal d'un de ses camarades absent; car ils savent tous que c'est le moyen de passer pour lвche ou menteur. Lorsqu'un d'entre eux en accuse un autre, c'est ouvertement, franchement et non seulement en sa prйsence, mais en celle de tous leurs camarades, afin d'avoir dans les tйmoins de ses discours des garants de sa bonne foi. Quand il est question de querelles personnelles, elles s'accommodent presque toujours par mйdiateurs, sans importuner monsieur ni Madame; mais quand il s'agit de l'intйrкt sacrй du maоtre, l'affaire ne saurait demeurer secrиte; il faut que le coupable s'accuse ou qu'il ait un accusateur. Ces petits plaidoyers sont trиs rares, et ne se font qu'а table dans les tournйes que Julie va faire journellement au dоner ou au souper de ses gens, et que M. de Wolmar appelle en riant ses grands jours. Alors, aprиs avoir йcoutй paisiblement la plainte et la rйponse, si l'affaire intйresse son service, elle remercie l'accusateur de son zиle. "Je sais, lui dit-elle, que vos aimez votre camarade; vous m'en avez toujours dit du bien, et je vous loue de ce que l'amour du devoir et de la justice l'emporte en vous sur les affections particuliиres; c'est ainsi qu'en use un serviteur fidиle et un honnкte homme." Ensuite, si l'accusй n'a pas tort, elle ajoute toujours quelque йloge а sa justification. Mais s'il est rйellement coupable, elle lui йpargne devant les autres une partie de la honte. Elle suppose qu'il a quelque chose а dire pour sa dйfense qu'il ne veut pas dйclarer devant tout le monde; elle lui assigne une heure pour l'entendre en particulier, et c'est lа qu'elle ou son mari lui parlent comme il convient. Ce qu'il y a de singulier en ceci, c'est que le plus sйvиre des deux n'est pas le plus redoutй, et qu'on craint moins les graves rйprimandes de M. de Wolmar que les reproches touchants de Julie. L'un, faisant parler la justice et la vйritй, humilie et confond les coupables; l'autre leur donne un regret mortel de l'кtre, en leur montrant celui qu'elle a d'кtre forcйe а leur фter sa bienveillance. Souvent elle leur arrache des larmes de douleur et de honte, et il ne lui est pas rare de s'attendrir elle-mкme en voyant leur repentir, dans l'espoir de n'кtre pas obligйe а tenir parole.

Tel qui jugerait de tous ces soins sur ce qui se passe chez lui ou chez ses voisins, les estimerait peut-кtre inutiles ou pйnibles. Mais vous, milord, qui avez de si grandes idйes des devoirs et des plaisirs du pиre de famille, et qui connaissez l'empire naturel que le gйnie et la vertu ont sur le coeur humain, vous voyez l'importance de ces dйtails, et vous sentez а quoi tient leur succиs. Richesse ne fait pas riche, dit le Roman de la Rose. Les biens d'un homme ne sont point dans ses coffres, mais dans l'usage de ce qu'il en tire; car on ne s'approprie les choses qu'on possиde que par leur emploi, et les abus sont toujours plus inйpuisables que les richesses: ce qui fait qu'on ne jouit pas а proportion de sa dйpense, mais а proportion qu'on la sait mieux ordonner. Un fou peut jeter des lingots dans la mer et dire qu'il en a joui; mais quelle comparaison entre cette extravagante jouissance et celle qu'un homme sage eыt su tirer d'une moindre somme? L'ordre et la rиgle, qui multiplient et perpйtuent l'usage des biens, peuvent seuls transformer le plaisir en bonheur. Que si c'est du rapport des choses а nous que naоt la vйritable propriйtй; si c'est plutфt l'emploi des richesses que leur acquisition qui nous les donne, quels soins importent plus au pиre de famille que l'йconomie domestique et le bon rйgime de sa maison, oщ les rapports les plus parfaits vont le plus directement а lui, et oщ le bien de chaque membre ajoute alors а celui du chef?

Les plus riches sont-ils les plus heureux? Que sert donc l'opulence а la fйlicitй? Mais toute maison bien ordonnйe est l'image de l'вme du maоtre. Les lambris dorйs, le luxe et la magnificence n'annoncent que la vanitй de celui qui les йtale; au lieu que partout oщ vous verrez rйgner la rиgle sans tristesse, la paix sans esclavage, l'abondance sans profusion, dites avec confiance: "C'est un кtre heureux qui commande ici."

Pour moi je pense que le signe le plus assurй du vrai contentement d'esprit est la vie retirйe et domestique, et que ceux qui vont sans cesse chercher leur bonheur chez autrui ne l'ont point chez eux-mкmes. Un pиre de famille qui se plaоt dans sa maison a pour prix des soins continuels qu'il s'y donne la continuelle jouissance des plus doux sentiments de la nature. Seul entre tous les mortels, il est maоtre de sa propre fйlicitй, parce qu'il est heureux comme Dieu mкme, sans rien dйsirer de plus que ce dont il jouit. Comme cet кtre immense, il ne songe pas а amplifier ses possessions, mais а les rendre vйritablement siennes par les relations les plus parfaites et la direction la mieux entendue: s'il ne s'enrichit pas par de nouvelles acquisitions, il s'enrichit en possйdant mieux ce qu'il a. Il ne jouissait que du revenu de ses terres; il jouit encore de ses terres mкmes en prйsidant а leur culture et les parcourant sans cesse. Son domestique lui йtait йtranger; il en fait son bien, son enfant, il se l'approprie. Il n'avait droit que sur les actions; il s'en donne encore sur les volontйs. Il n'йtait maоtre qu'а prix d'argent; il le devient par l'empire sacrй de l'estime et des bienfaits. Que la fortune le dйpouille de ses richesses; elle ne saurait lui фter les coeurs qu'il s'est attachйs; elle n'фtera point des enfants а leur pиre: toute la diffйrence est qu'il les nourrissait hier, et qu'il sera demain nourri par eux. C'est ainsi qu'on apprend а jouir vйritablement de ses biens, de sa famille et de soi-mкme; c'est ainsi que les dйtails d'une maison deviennent dйlicieux pour l'honnкte homme qui sait en connaоtre le prix; c'est ainsi que, loin de regarder ses devoirs comme une charge, il en fait son bonheur, et qu'il tire de ses touchantes et nobles fonctions la gloire et le plaisir d'кtre homme.

Que si ces prйcieux avantages sont mйprisйs ou peu connus, et si le petit nombre mкme qui les recherche les obtient si rarement, tout cela vient de la mкme cause. Il est des devoirs simples et sublimes qu'il n'appartient qu'а peu de gens d'aimer et de remplir: tels sont ceux du pиre de famille, pour lesquels l'air et le bruit du monde n'inspirent que du dйgoыt, et dont on s'acquitte mal encore quand on n'y est portй que par des raisons d'avarice et d'intйrкt. Tel croit кtre un bon pиre de famille, et n'est qu'un vigilant йconome; le bien peut prospйrer, et la maison aller fort mal. Il faut des vues plus йlevйes pour йclairer, diriger cette importante administration, et lui donner un heureux succиs. Le premier soin par lequel doit commencer l'ordre d'une maison, c'est de n'y souffrir que d'honnкtes gens qui n'y portent pas le dйsir secret de troubler cet ordre. Mais la servitude et l'honnкtetй sont-elles si compatibles qu'on doive espйrer de trouver des domestiques honnкtes gens? Non, milord; pour les avoir il ne faut pas les chercher, il faut les faire; et il n'y a qu'un homme de bien qui sache l'art d'en former d'autres. Un hypocrite a beau vouloir prendre le ton de la vertu, il n'en peut inspirer le goыt а personne; et, s'il savait la rendre aimable, il l'aimerait lui-mкme. Que servent de froides leзons dйmenties par un exemple continuel, si ce n'est а faire penser que celui qui les donne se joue de la crйdulitй d'autrui? Que ceux qui nous exhortent а faire ce qu'ils disent, et non ce qu'ils font, disent une grand absurditй! Qui ne fait pas ce qu'il dit ne le dit jamais bien, car le langage du coeur, qui touche et persuade, y manque. J'ai quelquefois entendu de ces conversations grossiиrement apprкtйes qu'on tient devant les domestiques comme devant les enfants pour leur faire des leзons indirectes. Loin de juger qu'ils en fussent un instant les dupes, je les ai toujours vus sourire en secret de l'ineptie du maоtre qui les prenait pour des sots, en dйbitant lourdement devant eux des maximes qu'ils savaient bien n'кtre pas les siennes.

Toutes ces vaines subtilitйs sont ignorйes dans cette maison, et le grand art des maоtres pour rendre leurs domestiques tels qu'ils les veulent est de se montrer а eux tels qu'ils sont. Leur conduite est toujours franche et ouverte, parce qu'ils n'ont pas peur que leurs actions dйmentent leurs discours. Comme ils n'ont point par eux-mкmes une morale diffйrente de celle qu'ils veulent donner aux autres, ils n'ont pas besoin de circonspection dans leurs propos; un mot йtourdiment йchappй ne renverse point les principes qu'ils se sont efforcйs d'йtablir. Ils ne disent point indiscrиtement toutes leurs affaires, mais ils disent librement toutes leurs maximes. A table, а la promenade, tкte а tкte, ou devant tout le monde, on tient toujours le mкme langage; on dit naпvement ce qu'on pense sur chaque chose; et, sans qu'on songe а personne, chacun y trouve toujours quelque instruction. Comme les domestiques ne voient jamais rien faire а leur maоtre qui ne soit droit, juste, йquitable, ils ne regardent point la justice comme le tribut du pauvre, comme le joug du malheureux, comme une des misиres de leur йtat. L'attention qu'on a de ne pas faire courir en vain les ouvriers, et perdre des journйes pour venir solliciter le payement de leurs journйes, les accoutume а sentir le prix du temps. En voyant le soin des maоtres а mйnager celui d'autrui, chacun en conclut que le sien leur est prйcieux, et se fait un plus grand crime de l'oisivetй. La confiance qu'on a dans leur intйgritй donne а leurs institutions une force qui les fait valoir et prйvient les abus. On n'a pas peur que, dans la gratification de chaque semaine, la maоtresse trouve toujours que c'est le plus jeune ou le mieux fait qui a йtй le plus diligent. Un ancien domestique ne craint pas qu'on lui cherche quelque chicane pour йpargner l'augmentation de gages qu'on lui donne. On n'espиre pas profiter de leur discorde pour se faire valoir et obtenir de l'un ce qu'aura refusй l'autre. Ceux qui sont а marier ne craignent pas qu'on nuise а leur йtablissement pour les garder plus longtemps, et qu'ainsi leur bon service leur fasse tort. Si quelque valet йtranger venait dire aux gens de cette maison qu'un maоtre et ses domestiques sont entre eux dans un vйritable йtat de guerre; que ceux-ci, faisant au premier tout du pis qu'il peuvent, usent en cela d'une juste reprйsaille; que les maоtres йtant usurpateurs, menteurs et fripons, il n'y a pas de mal а les traiter comme ils traitent le prince, ou le peuple, ou les particuliers, et а leur rendre adroitement le mal qu'ils font а force ouverte; celui qui parlerait ainsi ne serait entendu de personne: on ne s'avise pas mкme ici de combattre ou prйvenir de pareils discours; il n'appartient qu'а ceux qui les font naоtre d'кtre obligйs de les rйfuter.

Il n'y a jamais ni mauvaise humeur ni mutinerie dans l'obйissance, parce qu'il n'y a ni hauteur ni caprice dans le commandement, qu'on n'exige rien qui ne soit raisonnable et utile, et qu'on respecte assez la dignitй de l'homme, quoique dans la servitude, pour ne l'occuper qu'а des choses qui ne l'avilissent point. Au surplus, rien n'est bas ici que le vice, et tout ce qui est utile et juste est honnкte et biensйant.

Si l'on ne souffre aucune intrigue au dehors, personne n'est tentй d'en avoir. Ils savent bien que leur fortune la plus assurйe est attachйe а celle du maоtre, et qu'ils ne manqueront jamais de rien tant qu'on verra prospйrer la maison. En la servant ils soignent donc leur patrimoine, et l'augmentent en rendant leur service agrйable; c'est lа leur plus grand intйrкt. Mais ce mot n'est guиre а sa place en cette occasion; car je n'ai jamais vu de police oщ l'intйrкt fыt si sagement dirigй, et oщ pourtant il influвt moins que dans celle-ci. Tout se fait par attachement: l'on dirait que ces вmes vйnales se purifient en entrant dans ce sйjour de sagesse et d'union. L'on dirait qu'une partie des lumiиres du maоtre et des sentiments de la maоtresse ont passй dans chacun de leurs gens: tant on les trouve judicieux, bienfaisants, honnкtes et supйrieurs а leur йtat! Se faire estimer, considйrer, bien vouloir, est leur plus grand ambition, et ils comptent les mots obligeants qu'on leur dit, comme ailleurs les йtrennes qu'on leur donne.

Voilа, milord, mes principales observations sur la partie de l'йconomie de cette maison qui regarde les domestiques et mercenaires. Quant а la maniиre de vivre des maоtres et au gouvernement des enfants, chacun de ces articles mйrite bien une lettre а part. Vous savez а quelle intention j'ai commencй ces remarques; mais en vйritй tout cela forme un tableau si ravissant, qu'il ne faut, pour aimer а le contempler, d'autre intйrкt que le plaisir qu'on y trouve.

 

Lettre XI а milord Edouard

Non, milord, je ne m'en dйdis point: on ne voit rien dans cette maison qui n'associe l'agrйable а l'utile; mais les occupations utiles ne se bornent pas aux soins qui donnent du profit, elles comprennent encore tout amusement innocent et simple qui nourrit le goыt de la retraite, du travail, de la modйration, et conserve а celui qui s'y livre une вme saine, un coeur libre du trouble des passions. Si l'indolente oisivetй n'engendre que la tristesse et l'ennui, le charme des doux loisirs est le fruit d'une vie laborieuse. On ne travaille que pour jouir: cette alternative de peine et de jouissance est notre vйritable vocation. Le repos qui sert de dйlassement aux travaux passйs et d'encouragement а d'autres n'est pas moins nйcessaire а l'homme que le travail mкme.

Aprиs avoir admirй l'effet de la vigilance et des soins de la plus respectable mиre de famille dans l'ordre de sa maison, j'ai vu celui de ses rйcrйations dan un lieu retirй dont elle fait sa promenade favorite, et qu'elle appelle son Elysйe.

Il y avait plusieurs jours que j'entendais parler de cet Elysйe dont on me faisait une espиce de mystиre. Enfin, hier aprиs dоner, l'extrкme chaleur rendant le dehors et le dedans de la maison presque йgalement insupportables, M. de Wolmar proposa а sa femme de se donner congй, cet aprиs-midi, et, au lieu de se retirer comme а l'ordinaire dans la chambre de ses enfants jusque vers le soir, de venir avec nous respirer dans le verger; elle y consentit, et nous nous y rendоmes ensemble.

Ce lieu, quoique tout proche de la maison, est tellement cachй par l'allйe couverte qui l'en sйpare, qu'on ne l'aperзoit de nulle part. L'йpais feuillage qui l'environne ne permet point а l'oeil d'y pйnйtrer, et il est toujours soigneusement fermй а la clef. A peine fus-je au dedans, que, la porte йtant masquйe par des aunes et des coudriers qui ne laissent que deux йtroits passages sur les cфtйs, je ne vis plus en me retournant par oщ j'йtais entrй, et, n'apercevant point de porte, je me trouvai lа comme tombй des nues.

En entrant dans ce prйtendu verger, je fus frappй d'une agrйable sensation de fraоcheur que d'obscurs ombrages, une verdure animйe et vive, des fleurs йparses de tous cфtйs, un gazouillement d'eau courante, et le chant de mille oiseaux, portиrent а mon imagination du moins autant qu'а mes sens; mais en mкme temps je crus voir le lieu le plus sauvage, le plus solitaire de la nature, et il me semblait d'кtre le premier mortel qui jamais eыt pйnйtrй dans ce dйsert. Surpris, saisi, transportй d'un spectacle si peu prйvu, je restai un moment immobile, et m'йcriai dans un enthousiasme involontaire: "O Tinian! ф Juan-Fernandez! Julie, le bout du monde est а votre porte! - Beaucoup de gens le trouvent ici comme vous, dit-elle avec un sourire; mais vingt pas de plus les ramиnent bien vite а Clarens: voyons si le charme tiendra plus longtemps chez vous. C'est ici le mкme verger oщ vous vous кtes promenй autrefois et oщ vous vous battiez avec ma cousine а coups de pкches. Vous savez que l'herbe y йtait assez aride, les arbres assez clairsemйs, donnant assez peu d'ombre, et qu'il n'y avait point d'eau. Le voilа maintenant frais, vert, habillй, parй, fleuri, arrosй. Que pensez-vous qu'il m'en a coыtй pour le mettre dans l'йtat oщ il est? Car il est bon de vous dire que j'en suis la surintendante, et que mon mari m'en laisse l'entiиre disposition. - Ma foi, lu dis-je, il ne vous en a coыtй que de la nйgligence. Ce lieu est charmant, il est vrai, mais agreste et abandonnй; je n'y vois point de travail humain. Vous avez fermй la porte; l'eau est venue je ne sais comment; la nature seule a fait tout le reste; et vous-mкme n'eussiez jamais su faire aussi bien qu'elle. - Il est vrai, dit-elle, que la nature a tout fait, mais sous ma direction, et il n'y a rien lа que je n'aie ordonnй. Encore un coup, devinez. - Premiиrement, repris-je, je ne comprends point comment avec de la peine et de l'argent on a pu supplйer au temps. Les arbres... - Quant а cela, dit M. de Wolmar, vous remarquerez qu'il n'y en a pas beaucoup de fort grands, et ceux-lа y йtaient dйjа. De plus, Julie a commencй ceci longtemps avant son mariage et presque d'abord aprиs la mort de sa mиre, qu'elle vint avec son pиre chercher ici la solitude. - Eh bien! dis-je, puisque vous voulez que tous ces massifs, ces grands berceaux, ces touffes pendantes, ces bosquets si bien ombragйs, soient venus en sept ou huit ans, et que l'art s'en soit mкlй, j'estime que, si dans une enceinte aussi vaste vous avez fait tout cela pour deux mille йcus, vous avez bien йconomisй. - Vous ne surfaites que de deux mille йcus, dit-elle; il ne m'en a rien coыtй. - Comment, rien? - Non, rien; а moins que vous ne comptiez une douzaine de journйes par an de mon jardinier, autant de deux ou trois de mes gens, et quelques-unes de M. de Wolmar lui-mкme, qui n'a pas dйdaignй d'кtre quelquefois mon garзon jardinier." Je ne comprenais rien а cette йnigme; mais Julie, qui jusque-lа m'avait retenu, me dit en me laissant aller: "Avancez, et vous comprendrez. Adieu Tinian, adieu Juan-Fernandez, adieu tout l'enchantement! Dans un moment vous allez кtre de retour du bout du monde."

Je me mis а parcourir avec extase ce verger ainsi mйtamorphosй; et si je ne trouvai point de plantes exotiques et de productions des Indes, je trouvai celles du pays disposйes et rйunies de maniиre а produire un effet plus riant et plus agrйable. Le gazon verdoyant, mais court et serrй, йtait mкlй de serpolet, de baume, de thym, de marjolaine, et d'autres herbes odorantes. On y voyait briller mille fleurs des champs, parmi lesquelles l'oeil en dйmкlait avec surprise quelques-unes de jardin, qui semblaient croоtre naturellement avec les autres. Je rencontrais de temps en temps des touffes obscures, impйnйtrables aux rayons du soleil, comme dans la plus йpaisse forкt; ces touffes йtaient formйes des arbres du bois le plus flexible, dont on avait fait recourber les branches, pendre en terre, et prendre racine, par un art semblable а ce que font naturellement les mangles en Amйrique. Dans les lieux plus dйcouverts je voyais за et lа, sans ordre et sans symйtrie, des broussailles de roses, de framboisiers, de groseilles, des fourrйs de lilas, de noisetier, de sureau, de seringa, de genкt, de trifolium, qui paraient la terre en lui donnant l'air d'кtre en friche. Je suivais des allйes tortueuses et irrйguliиres bordйes de ces bocages fleuris, et couvertes de mille guirlandes de vigne de Judйe, de vigne vierge, de houblon, de liseron, de couleuvrйe, de clйmatite, et d'autres plantes de cette espиce, parmi lesquelles le chиvrefeuille et le jasmin daignaient se confondre. Ces guirlandes semblaient jetйes nйgligemment d'un arbre а l'autre, comme j'en avais remarquй quelquefois dans les forкts, et formaient sur nous des espиces de draperies qui nous garantissaient du soleil, tandis que nous avions sous nos pieds un marcher doux, commode et sec, sur une mousse fine, sans sable, sans herbe, et sans rejetons raboteux. Alors seulement je dйcouvris, non sans surprise, que ces ombrages verts et touffus, qui m'en avaient tant imposй de loin, n'йtaient formйs que de ces plantes rampantes et parasites, qui, guidйes le long des arbres, environnaient leurs tкtes du plus йpais feuillage, et leurs pieds d'ombre et de fraоcheur. J'observai mкme qu'au moyen d'une industrie assez simple on avait fait prendre racine sur les troncs des arbres а plusieurs de ces plantes, de sorte qu'elles s'йtendaient davantage en faisant moins de chemin. Vous concevez bien que les fruits ne s'en trouvent pas mieux de toutes ces additions; mais dans ce lieu seul on a sacrifiй l'utile а l'agrйable, et dans le reste des terres on a pris un tel soin des plants et des arbres, qu'avec ce verger de moins la rйcolte en fruits ne laisse pas d'кtre plus forte qu'auparavant. Si vous songez combien au fond d'un bois on est charmй quelquefois de voir un fruit sauvage et mкme de s'en rafraоchir, vous comprendrez le plaisir qu'on a de trouver dans ce dйsert artificiel des fruits excellents et mыrs, quoique clairsemйs et de mauvaise mine; ce qui donne encore le plaisir de la recherche et du choix.

Toutes ces petites routes йtaient bordйes et traversйes d'une eau limpide et claire, tantфt circulant parmi l'herbe et les fleurs en filets presque imperceptibles, tantфt en plus grands ruisseaux courant sur un gravier pur et marquetй qui rendait l'eau plus brillante. On voyait des sources bouillonner et sortir de la terre, et quelquefois des canaux plus profonds dans lesquels l'eau calme et paisible rйflйchissait а l'oeil les objets. "Je comprends а prйsent tout le reste, dis-je а Julie; mais ces eaux que je vois de toutes parts... - Elles viennent de lа, reprit-elle en me montrant le cфtй oщ йtait la terrasse de son jardin. C'est ce mкme ruisseau qui fournit а grands frais dans le parterre un jet d'eau dont personne ne se soucie. M. de Wolmar ne veut pas le dйtruire, par respect pour mon pиre qui l'a fait faire; mais avec quel plaisir nous venons tous les jours voir courir dans ce verger cette eau dont nous n'approchons guиre au jardin! Le jet d'eau joue pour les йtrangers, le ruisseau coule ici pour nous. Il est vrai que j'y ai rйuni l'eau de la fontaine publique, qui se rendait dans le lac par le grand chemin, qu'elle dйgradait au prйjudice des passants et а pure perte pour tout le monde. Elle faisait un coude au pied du verger entre deux rangs de saules; je les ai renfermйs dans mon enceinte, et j'y conduis la mкme eau par d'autres routes."

Je vis alors qu'il n'avait йtй question que de faire serpenter ces eaux avec йconomie en les divisant et rйunissant а propos, en йpargnant la pente le plus qu'il йtait possible, pour prolonger le circuit et se mйnager le murmure de quelques petites chutes. Une couche de glaise couverte d'un pouce de gravier du lac et parsemйe de coquillages formait le lit des ruisseaux. Ces mкmes ruisseaux, courant par intervalles sous quelques larges tuiles recouvertes de terre et de gazon au niveau du sol, formaient а leur issue autant de sources artificielles. Quelques filets s'en йlevaient par des siphons sur des lieux raboteux et bouillonnaient en retombant. Enfin la terre ainsi rafraоchie et humectйe donnait sans cesse de nouvelles fleurs et entretenait l'herbe toujours verdoyante et belle.

Plus je parcourais cet agrйable asile, plus je sentais augmenter la sensation dйlicieuse que j'avais йprouvйe en y entrant. Cependant la curiositй me tenait en haleine. J'йtais plus empressй de voir les objets que d'examiner leurs impressions, et j'aimais а me livrer а cette charmante contemplation sans prendre la peine de penser. Mais Mme de Wolmar, me tirant de ma rкverie, me dit en me prenant sous le bras: "Tout ce que vous voyez n'est que la nature vйgйtale et inanimйe; et, quoi qu'on puisse faire, elle laisse toujours une idйe de solitude qui attriste. Venez la voir animйe et sensible, c'est lа qu'а chaque instant du jour vous lui trouverez un attrait nouveau. - Vous me prйvenez, lui dis-je; j'entends un ramage bruyant et confus, et j'aperзois assez peu d'oiseaux: je comprends que vous avez une voliиre. - Il est vrai, dit-elle; approchons-en." Je n'osai dire encore ce que je pensais de la voliиre; mais cette idйe avait quelque chose qui me dйplaisait, et ne me semblait point assortie au reste.

Nous descendоmes par mille dйtours au bas du verger, oщ je trouvai toute l'eau rйunie en un jolie ruisseau coulant doucement entre deux rangs de vieux saules qu'on avait souvent йbranchйs. Leurs tкtes creuses et demi-chauves formaient des espиces de vases d'oщ sortaient, par l'adresse dont j'ai parlй, des touffes de chиvrefeuille, dont une partie s'entrelaзait autour des branches, et l'autre tombait avec grвce le long du ruisseau. Presque а l'extrйmitй de l'enceinte йtait un petit bassin bordй d'herbes, de joncs, de roseaux, servant d'abreuvoir а la voliиre, et derniиre station de cette eau si prйcieuse et si bien mйnagйe.

Au delа de ce bassin йtait un terre-plein terminй dans l'angle de l'enclos par une monticule garnie d'une multitude d'arbrisseaux de toute espиce; les plus petits vers le haut, et toujours croissant en grandeur а mesure que le sol s'abaissait; ce qui rendait le plan des tкtes presque horizontal, ou montrait au moins qu'un jour il le devait кtre. Sur le devant йtaient une douzaine d'arbres jeunes encore, mais faits pour devenir fort grands, tels que le hкtre, l'orme, le frкne, l'acacia. C'йtaient les bocages de ce coteau qui servaient d'asile а cette multitude d'oiseaux dont j'avais entendu de loin le ramage; et c'йtait а l'ombre de ce feuillage comme sous un grand parasol qu'on les voyait voltiger, courir, chanter, s'agacer, se battre comme s'ils ne nous avaient pas aperзus. Ils s'enfuirent si peu а notre approche, que, selon l'idйe dont j'йtais prйvenu, je les crus d'abord enfermйs par un grillage; mais comme nous fыmes arrivйs au bord du bassin, j'en vis plusieurs descendre et s'approcher de nous sur une espиce de courte allйe qui sйparait en deux le terre-plein et communiquait du bassin а la voliиre. M. de Wolmar, faisant le tour du bassin, sema sur l'allйe deux ou trois poignйes de grains mйlangйs qu'il avait dans sa poche; et, quand il se fut retirй, les oiseaux accoururent et se mirent а manger comme des poules, d'un air si familier que je vis bien qu'ils йtaient faits а ce manиge. "Cela est charmant! m'йcriai-je. Ce mot de voliиre m'avait surpris de votre part; mais je l'entends maintenant: je vois que vous voulez des hфtes et non pas des prisonniers. - Qu'appelez-vous des hфtes? rйpondit Julie: c'est nous qui sommes les leurs; ils sont ici les maоtres, et nous leur payons tribut pour en кtre soufferts quelquefois. - Fort bien, repris-je; mais comment ces maоtres-lа se sont-ils emparйs de ce lieu? Le moyen d'y rassembler tant d'habitants volontaires? Je n'ai pas oui dire qu'on ait jamais rien tentй de pareil; et je n'aurais point cru qu'on y pыt rйussir, si je n'en avais la preuve sous mes yeux."

"La patience et le temps, dit M. de Wolmar, ont fait ce miracle. Ce sont des expйdients dont les gens riches ne s'avisent guиre dans leurs plaisirs. Toujours pressйs de jouir, la force et l'argent sont les seuls moyens qu'ils connaissent: ils ont des oiseaux dans des cages, et des amis а tant par mois. Si jamais des valets approchaient de ce lieu, vous en verriez bientфt les oiseaux disparaоtre; et s'ils y sont а prйsent en grand nombre, c'est qu'il y en a toujours eu. On ne les fait pas venir quand il n'y en a point; mais il est aisй, quand il y en a, d'en attirer davantage en prйvenant tous leurs besoins, en ne les effrayant jamais, en leur faisant faire leur couvйe en sыretй et ne dйnichant point les petits; car alors ceux qui s'y trouvent restent, et ceux qui surviennent restent encore. Ce bocage existait, quoiqu'il fыt sйparй du verger; Julie n'a fait que l'y enfermer par une haie vive, фter celle qui l'en sйparait, l'agrandir, et l'orner de nouveaux plants. Vous voyez, а droite et а gauche de l'allйe qui y conduit, deux espaces remplis d'un mйlange confus d'herbes, de pailles et de toutes sortes de plantes. Elle y fait semer chaque annйe du blй, du mil, du tournesol, du chиnevis, des pesettes, gйnйralement de tous les grains que les oiseaux aiment, et l'on n'en moissonne rien. Outre cela, presque tous les jours, йtй et hiver, elle ou moi leur apportons а manger, et quand nous y manquons, la Fanchon y supplйe d'ordinaire. Ils ont l'eau а quatre pas, comme vous le voyez. Mme de Wolmar pousse l'attention jusqu'а les pourvoir tous les printemps de petits tas de crin, de paille, de laine, de mousse, et d'autres matiиres propres а faire des nids. Avec le voisinage des matйriaux, l'abondance des vivres et le grand soin qu'on prend d'йcarter tous les ennemis, l'йternelle tranquillitй dont ils jouissent les porte а pondre en un lieu commode oщ rien ne leur manque, oщ personne ne les trouble. Voilа comment la patrie des pиres est encore celle des enfants, et comment la peuplade se soutient et se multiplie."

"Ah! dit Julie, vous ne voyez plus rien! chacun ne songe plus qu'а soi; mais des йpoux insйparables, le zиle des soins domestiques, la tendresse paternelle et maternelle, vous avez perdu tout cela. Il y a deux mois qu'il fallait кtre ici pour livrer ses yeux au plus charmant spectacle et son coeur au plus doux sentiment de la nature. - Madame, repris-je assez tristement, vous кtes йpouse et mиre; ce sont des plaisirs qu'il vous appartient de connaоtre." Aussitфt M. de Wolmar, me prenant par la main, me dit en la serrant: "Vous avez des amis, et ces amis ont des enfants; comment l'affection paternelle vous serait-elle йtrangиre?" Je le regardai, je regardai Julie; tous deux se regardиrent, et me rendirent un regard si touchant, que, les embrassant l'un aprиs l'autre, je leur dis avec attendrissement: "Ils me sont aussi chers qu'а vous." Je ne sais par quel bizarre effet un mot peut ainsi changer une вme; mais, depuis ce moment, M. de Wolmar me paraоt un autre homme, et je vois moins en lui le mari de celle que j'ai tant aimйe que le pиre de deux enfants pour lesquels je donnerais ma vie.

Je voulus faire le tour du bassin pour aller voir de plus prиs ce charmant asile et ses petits habitants; mais Mme de Wolmar me retint. "Personne, me dit-elle, ne va les troubler dans leur domicile, et vous кtes mкme le premier de nos hфtes que j'aie amenй jusqu'ici. Il y a quatre clefs de ce verger, dont mon pиre et nous avons chacun une; Fanchon a la quatriиme, comme inspectrice, et pour y mener quelquefois mes enfants; faveur dont on augmente le prix par l'extrкme circonspection qu'on exige d'eux tandis qu'ils y sont. Gustin lui-mкme n'y entre jamais qu'avec un des quatre; encore, passй deux mois de printemps oщ ses travaux sont utiles, n'y entre-t-il presque plus, et tout le reste se fait entre nous. - Ainsi, lui dis-je, de peur que vos oiseaux ne soient vos esclaves, vous vous кtes rendus les leurs. - Voilа bien, reprit-elle, le propos d'un tyran, qui ne croit jouir de sa libertй qu'autant qu'il trouble celle des autres."

Comme nous partions pour nous en retourner, M. de Wolmar jeta une poignйe d'orge dans le bassin, et en y regardant j'aperзus quelques petits poissons. "Ah! ah! dis-je aussitфt, voici pourtant des prisonniers. - Oui, dit-il, ce sont des prisonniers de guerre auxquels on a fait grвce de la vie. - Sans doute, ajouta sa femme. Il y a quelque temps que Fanchon vola dans la cuisine des perchettes qu'elle apporta ici а mon insu. Je les y laisse, de peur de la mortifier si je les renvoyais au lac; car il vaut encore mieux loger du poisson un peu а l'йtroit que de fвcher un honnкte personne. - Vous avez raison, rйpondis-je; et celui-ci n'est pas trop а plaindre d'кtre йchappй de la poкle а ce prix."

"Eh bien! que vous en semble? me dit-elle en nous en retournant. Etes-vous encore au bout du monde? - Non, dis-je, m'en voici tout а fait dehors, et vous m'avez en effet transportй dans l'Elysйe. - Le nom pompeux qu'elle a donnй а ce verger, dit M. de Wolmar, mйrite bien cette raillerie. Louez modestement des jeux d'enfant, et songez qu'ils n'ont jamais rien pris sur les soins de la mиre de famille. - Je le sais, repris-je, j'en suis trиs sыr; et les jeux d'enfant me plaisent plus en ce genre que les travaux des hommes.

Il y a pourtant ici, continuai-je, une chose que je ne puis comprendre; c'est qu'un lieu si diffйrent de ce qu'il йtait ne peut кtre devenu ce qu'il est qu'avec de la culture et du soin: cependant je ne vois nulle part la moindre trace de culture; tout est verdoyant, frais, vigoureux, et la main du jardinier ne se montre point; rien ne dйment l'idйe d'une оle dйserte qui m'est venue en entrant, et je n'aperзois aucun pas d'hommes. - Ah! dit M. de Wolmar, c'est qu'on a pris grand soin de les effacer. J'ai йtй souvent tйmoin, quelquefois complice de la friponnerie. On fait semer du foin sur tous les endroits labourйs, et l'herbe cache bientфt les vestiges du travail; on fait couvrir l'hiver de quelques couches d'engrais les lieux maigres et arides; l'engrais mange la mousse, ranime l'herbe et les plantes; les arbres eux-mкmes ne s'en trouvent pas plus mal, et l'йtй il n'y paraоt plus. A l'йgard de la mousse qui couvre quelques allйes, c'est milord Edouard qui nous a envoyй d'Angleterre le secret pour la faire naоtre. Ces deux cфtйs, continua-t-il, йtaient fermйs par des murs; les murs ont йtй masquйs, non par des espaliers, mais par d'йpais arbrisseaux qui font prendre les bornes du lieu pour le commencement d'un bois. Des deux autres cфtйs rиgnent de fortes haies vives, bien garnies d'йrable, d'aubйpine, de houx, de troлne, et d'autres arbrisseaux mйlangйs qui leur фtent l'apparence de haies et leur donnent celle d'un taillis. Vous ne voyez rien d'alignй, rien de nivelй; jamais le cordeau n'entra dans ce lieu; la nature ne plante rien au cordeau; les sinuositйs dans leur feinte irrйgularitй sont mйnagйes avec art pour prolonger la promenade; cacher les bords de l'оle, et en agrandir l'йtendue apparente sans faire des dйtours incommodes et trop frйquents."

En considйrant tout cela, je trouvais assez bizarre qu'on prоt tant de peine pour se cacher celle qu'on avait prise; n'aurait-il pas mieux valu n'en point prendre? "Malgrй tout ce qu'on vous a dit, me rйpondit Julie, vous jugez du travail par l'effet, et vous vous trompez. Tout ce que vous voyez sont des plantes sauvages ou robustes qu'il suffit de mettre en terre, et qui viennent ensuite d'elles-mкmes. D'ailleurs, la nature semble vouloir dйrober aux yeux des hommes ses vrais attraits, auxquels ils sont trop peu sensibles, et qu'ils dйfigurent quand ils sont а leur portйe: elle fuit les lieux frйquentйs; c'est au sommet des montagnes, au fond des forкts, dans des оles dйsertes, qu'elle йtale ses charmes les plus touchants. Ceux qui l'aiment et ne peuvent l'aller chercher si loin sont rйduits а lui faire violence, а la forcer en quelque sorte а venir habiter avec eux; et tout cela ne peut se faire sans un peu d'illusion."

A ces mots, il me vint une imagination qui les fit rire. "Je me figure, leur dis-je, un homme riche de Paris ou de Londres, maоtre de cette maison, et amenant avec lui un architecte chиrement payй pour gвter la nature. Avec quel dйdain il entrerait dans ce lieu simple et mesquin! Avec quel mйpris il ferait arracher toutes ces guenilles! Les beaux alignements qu'il prendrait! Les belles allйes qu'il ferait percer! Les belles pattes-d'oie, les beaux arbres en parasol, en йventail! Les beaux treillages bien sculptйs! Les belles charmilles bien dessinйes, bien йquarries, bien contournйes! Les beaux boulingrins de fin gazon d'Angleterre, ronds, carrйs, йchancrйs, ovales! Les beaux ifs taillйs en dragons, en pagodes, en marmousets, en toutes sortes de monstres! Les beaux vases de bronze, les beaux fruits de pierre dont il ornera son jardin!... - Quand tout cela sera exйcutй, dit M. de Wolmar, il aura fait un trиs beau lieu dans lequel on n'ira guиre, et dont on sortira toujours avec empressement pour aller chercher la campagne; un lieu triste, oщ l'on ne se promиnera point, mais par oщ l'on passera pour s'aller promener; au lieu que dans mes courses champкtres je me hвte souvent de rentrer pour venir me promener ici.

Je ne vois dans ces terrains si vastes et si richement ornйs que la vanitй du propriйtaire et de l'artiste, qui, toujours empressйs d'йtaler, l'un sa richesse et l'autre son talent, prйparent, а grands frais, de l'ennui а quiconque voudra jouir de leur ouvrage. Un faux goыt de grandeur qui n'est point fait pour l'homme empoisonne ses plaisirs. L'air grand est toujours triste; il fait songer aux misиres de celui qui l'affecte. Au milieu de ses parterres et de ses grandes allйes, son petit individu ne s'agrandit point: un arbre de vingt pieds le couvre comme un de soixante: il n'occupe jamais que ses trois pieds d'espace, et se perd comme un ciron dans ses immenses possessions.

Il y a un autre goыt directement opposй а celui-lа, et plus ridicule encore, en ce qu'il ne laisse pas mкme jouir de la promenade pour laquelle les jardins sont faits. - J'entends, lui dis-je; c'est celui de ces petits curieux, de ces petits fleuristes qui se pвment а l'aspect d'une renoncule, et se prosternent devant des tulipes." Lа-dessus, je leur racontai, milord, ce qui m'йtait arrivй autrefois а Londres dans ce jardin de fleurs oщ nous fыmes introduits avec tant d'appareil, et oщ nous vоmes briller si pompeusement tous les trйsors de la Hollande sur quatre couches de fumier. Je n'oubliai pas la cйrйmonie du parasol et de la petite baguette dont on m'honora, moi indigne, ainsi que les autres spectateurs. Je leur confessai humblement comment, ayant voulu m'йvertuer а mon tour, et hasarder de m'extasier а la vue d'une tulipe dont la couleur me parut vive et la forme йlйgante, je fus moquй, huй, sifflй de tous les savants, et comment le professeur du jardin, passant du mйpris de la fleur а celui du panйgyriste, ne daigna plus me regarder de toute la sйance. "Je pense, ajoutai-je, qu'il eut bien du regret а sa baguette et а son parasol profanйs."

"Ce goыt, dit M. de Wolmar, quand il dйgйnиre en manie, a quelque chose de petit et de vain qui le rend puйril et ridiculement coыteux. L'autre, au moins, a de la noblesse, de la grandeur, et quelque sorte de vйritй; mais qu'est-ce que la valeur d'une patte ou d'un oignon, qu'un insecte ronge ou dйtruit peut-кtre au moment qu'on le marchande, ou d'une fleur prйcieuse а midi et flйtrie avant que le soleil soit couchй? Qu'est-ce qu'une beautй conventionnelle qui n'est sensible qu'aux yeux des curieux, et qui n'est beautй que parce qu'il leur plaоt qu'elle le soit? Le temps peut venir qu'on cherchera dans les fleurs tout le contraire de ce qu'on y cherche aujourd'hui, et avec autant de raison; alors vous serez le docte а votre tour, et votre curieux l'ignorant. Toutes ces petites observations qui dйgйnиrent en йtude ne conviennent point а l'homme raisonnable qui veut donner а son corps un exercice modйrй, ou dйlasser son esprit а la promenade en s'entretenant avec ses amis. Les fleurs sont faites pour amuser nos regards en passant, et non pour кtre si curieusement anatomisйes. Voyez leur reine briller de toutes parts dans ce verger: elle parfume l'air, elle enchante les yeux, et ne coыte presque ni soin ni culture. C'est pour cela que les fleuristes la dйdaignent: la nature l'a faite si belle qu'ils ne lui sauraient ajouter des beautйs de convention; et, ne pouvant se tourmenter а la cultiver, ils n'y trouvent rien qui les flatte. L'erreur des prйtendus gens de goыt est de vouloir de l'art partout, et de n'кtre jamais contents que l'art ne paraisse; au lieu que c'est а le cacher que consiste le vйritable goыt, surtout quand il est question des ouvrages de la nature. Que signifient ces allйes si droites, si sablйes, qu'on trouve sans cesse, et ces йtoiles, par lesquelles, bien loin d'йtendre aux yeux la grandeur d'un parc, comme on l'imagine, on ne fait qu'en montrer maladroitement les bornes? Voit-on dans les bois du sable de riviиre, ou le pied se repose-t-il plus doucement sur ce sable que sur la mousse ou la pelouse? La nature emploie-t-elle sans cesse l'йquerre et la rиgle? Ont-ils peur qu'on ne la reconnaisse en quelque chose malgrй leurs soins pour la dйfigurer? Enfin, n'est-il pas plaisant que, comme s'ils йtaient dйjа las de la promenade en la commenзant, ils affectent de la faire en ligne droite pour arriver plus vite au terme? Ne dirait-on pas que, prenant le plus court chemin, ils font un voyage plutфt qu'une promenade, et se hвtent de sortir aussitфt qu'ils sont entrйs?

Que fera donc l'homme de goыt qui vit pour vivre, qui sait jouir de lui-mкme, qui cherche les plaisirs vrais et simples, et qui veut se faire une promenade а la porte de sa maison? Il la fera si commode et si agrйable qu'il s'y puisse plaire а toutes les heures de la journйe, et pourtant si simple et si naturelle qu'il semble n'avoir rien fait. Il rassemblera l'eau, la verdure, l'ombre et la fraоcheur; car la nature aussi rassemble toutes ces choses. Il ne donnera а rien de la symйtrie; elle est ennemie de la nature et de la variйtй; et toutes les allйes d'un jardin ordinaire se ressemblent si fort qu'on croit кtre toujours dans la mкme: il йlaguera le terrain pour s'y promener commodйment, mais les deux cфtйs de ses allйes ne seront point toujours exactement parallиles; la direction n'en sera pas toujours en ligne droite, elle aura je ne sais quoi de vague comme la dйmarche d'un homme oisif qui erre en se promenant. Il ne s'inquiйtera point de se percer au loin de belles perspectives: le goыt des points de vue et des lointains vient du penchant qu'ont la plupart des hommes а ne se plaire qu'oщ ils ne sont pas; ils sont toujours avides de ce qui est loin d'eux; et l'artiste, qui ne sait pas les rendre assez contents de ce qui les entoure, se donne cette ressource pour les amuser. Mais l'homme dont je parle n'a pas cette inquiйtude; et, quand il est bien oщ il est, il ne se soucie point d'кtre ailleurs. Ici, par exemple, on n'a pas de vue hors du lieu, et l'on est trиs content de n'en pas avoir. On penserait volontiers que tous les charmes de la nature y sont renfermйs, et je craindrais fort que la moindre йchappй de vue au dehors n'фtвt beaucoup d'agrйment а cette promenade. Certainement tout homme qui n'aimera pas а passer les beaux jours dans un lieu si simple et si agrйable n'a pas le goыt pur ni l'вme saine. J'avoue qu'il n'y faut pas amener en pompe les йtrangers; mais en revanche on s'y peut plaire soi-mкme, sans le montrer а personne."

"Monsieur, lui dis-je, ces gens si riches qui font de si beaux jardins ont de fort bonnes raisons pour n'aimer guиre а se promener tout seul, ni а se trouver vis-а-vis d'eux-mкmes; ainsi ils font trиs bien de ne songer en cela qu'aux autres. Au reste, j'ai vu а la Chine des jardins tels que vous les demandez, et faits avec tant d'art que l'art n'y paraissait point, mais d'une maniиre si dispendieuse et entretenus а si grands frais, que cette idйe m'фtait tout le plaisir que j'aurais pu goыter а les voir. C'йtaient des roches, des grottes, des cascades artificielles, dans des lieux plains et sablonneux oщ l'on n'a que de l'eau de puits; c'йtaient des fleurs et des plantes rares de tous les climats de la Chine et de la Tartarie rassemblйes et cultivйes en un mкme sol. On n'y voyait а la vйritй ni belles allйes ni compartiments rйguliers; mais on y voyait entassйes avec profusion des merveilles qu'on ne trouve qu'йparses et sйparйes; la nature s'y prйsentait sous mille aspects divers, et le tout ensemble n'йtait point naturel. Ici l'on n'a transportй ni terres ni pierres, on n'a fait ni pompes ni rйservoirs, on n'a besoin ni de serres, ni de fourneaux, ni de cloches, ni de paillassons. Un terrain presque uni a reзu des ornements trиs simples; des herbes communes, des arbrisseaux communs, quelques filets d'eau coulant sans apprкt, sans contrainte, ont suffi pour l'embellir. C'est un jeu sans effort, dont la facilitй donne au spectateur un nouveau plaisir. Je sens que ce sйjour pourrait кtre encore plus agrйable et me plaire infiniment moins. Tel est, par exemple, le parc cйlиbre de milord Cobham а Staw. C'est un composй de lieux trиs beaux et trиs pittoresques dont les aspects ont йtй choisis en diffйrents pays, et dont tout paraоt naturel, exceptй l'assemblage, comme dans les jardins de la Chine dont je viens de vous parler. Le maоtre et le crйateur de cette superbe solitude y a mкme fait construire des ruines, des temples, d'anciens йdifices; et les temps ainsi que les lieux y sont rassemblйs avec une magnificence plus qu'humaine. Voilа prйcisйment de quoi je me plains. Je voudrais que les amusements des hommes eussent toujours un air facile qui ne fоt point songer а leur faiblesse, et qu'en admirant ces merveilles on n'eыt point l'imagination fatiguйe des sommes et des travaux qu'elles ont coыtйs. Le sort ne nous donne-t-il pas assez de peines sans en mettre jusque dans nos jeux?

Je n'ai qu'un seul reproche а faire а votre Elysйe, ajoutai-je en regardant Julie, mais qui vous paraоtra grave; c'est d'кtre un amusement superflu. A quoi bon vous faire une nouvelle promenade, ayant de l'autre cфtй de la maison des bosquets si charmants et si nйgligйs? - Il est vrai, dit-elle un peu embarrassйe; mais j'aime mieux ceci. - Si vous aviez bien songй а votre question avant que de la faire, interrompit M. de Wolmar, elle serait plus qu'indiscrиte. Jamais ma femme depuis son mariage n'a mis les pieds dans les bosquets dont vous parlez. J'en sais la raison quoiqu'elle me l'ait toujours tuй. Vous qui ne l'ignorez pas, apprenez а respecter les lieux oщ vous кtes; ils sont plantйs par les mains de la vertu."

A peine avais-je reзu cette juste rйprimande, que la petite famille, menйe par Fanchon, entra comme nous sortions. Ces trois aimables enfants se jetиrent au cou de M. et de Mme de Wolmar. J'eus ma part de leurs petites caresses. Nous rentrвmes, Julie et moi, dans l'Elysйe en faisant quelques pas avec eux, puis nous allвmes rejoindre M. de Wolmar, qui parlait а des ouvriers. Chemin faisant, elle me dit qu'aprиs кtre devenue mиre, il lui йtait venu sur cette promenade une idйe qui avait augmentй son zиle pour l'embellir. "J'ai pensй, me dit-elle, а l'amusement de mes enfants et а leur santй quand ils seront plus вgйs. L'entretien de ce lieu demande plus de soin que de peine; il s'agit plutфt de donner un certain contour aux rameaux des plants que de bкcher et labourer la terre: j'en veux faire un jour mes petits jardiniers; ils auront autant d'exercice qu'il leur en faut pour renforcer leur tempйrament, et pas assez pour le fatiguer. D'ailleurs ils feront faire ce qui sera trop fort pour leur вge, et se borneront au travail qui les amusera. Je ne saurais vous dire, ajouta-t-elle, quelle douceur je goыte а me reprйsenter mes enfants occupйs а me rendre les petits soins que je prends avec tant de plaisir pour eux, et la joie de leurs tendres coeurs en voyant leur mиre se promener avec dйlices sous des ombrages cultivйs de leurs mains. En vйritй, mon ami, me dit-elle d'une voix йmue, des jours ainsi passйs tiennent du bonheur de l'autre vie; et ce n'est pas sans raison qu'en y pensant j'ai donnй d'avance а ce lieu le nom d'Elysйe." Milord, cette incomparable femme est mиre comme elle est йpouse, comme elle est amie, comme elle est fille; et, pour l'йternel supplice de mon coeur, c'est encore ainsi qu'elle fut amante.

Enthousiasmй d'un sйjour si charmant, je les priai le soir de trouver bon que, durant mon sйjour chez eux, la Fanchon me confiвt sa clef et le soin de nourrir les oiseaux. Aussitфt Julie envoya le sac de grain dans ma chambre et me donna sa propre clef. Je ne sais pourquoi je la reзus avec une sorte de peine: il me sembla que j'aurais mieux aimй celle de M. de Wolmar.

Ce matin je me suis levй de bonne heure et avec l'empressement d'un enfant je suis allй m'enfermer dans l'оle dйserte. Que d'agrйables pensйes j'espйrais porter dans ce lieu solitaire, oщ le doux aspect de la seule nature devait chasser de mon souvenir tout cet ordre social et factice qui m'a rendu si malheureux! Tout ce qui va m'environner est l'ouvrage de celle qui me fut si chиre. Je la contemplerai tout autour de moi; je ne verrai rien que sa main n'ait touchй; je baiserai des fleurs que ses pieds auront foulйes; je respirerai avec la rosйe un air qu'elle a respirй; son goыt dans ses amusements me rendra prйsents tous ses charmes, et je la trouverai partout comme elle est au fond de mon coeur.

En entrant dans l'Elysйe avec ces dispositions, je me suis subitement rappelй le dernier mot que me dit hier M. de Wolmar а peu prиs dans la mкme place. Le souvenir de ce seul mot a changй sur-le-champ tout l'йtat de mon вme. J'ai cru voir l'image de la vertu oщ je cherchais celle du plaisir; cette image s'est confondue dans mon esprit avec les traits de Mme de Wolmar; et, pour la premiиre fois depuis mon retour, j'ai vu Julie en son absence, non telle qu'elle fut pour moi et que j'aime encore а me la reprйsenter, mais telle qu'elle se montre а mes yeux tous les jours. Milord, j'ai cru voir cette femme si charmante, si chaste et si vertueuse, au milieu de ce mкme cortиge qui l'entourait hier. Je voyais autour d'elle ses trois aimables enfants, honorable et prйcieux gage de l'union conjugale et de la tendre amitiй, lui faire et recevoir d'elle mille touchantes caresses. Je voyais а ses cфtйs le grave Wolmar, cet йpoux si chйri, si heureux, si digne de l'кtre. Je croyais voir son oeil pйnйtrant et judicieux percer au fond de mon coeur et m'en faire rougir encore; je croyais entendre sortir de sa bouche des reproches trop mйritйs et des leзons trop mal йcoutйes. Je voyais а sa suite cette mкme Fanchon Regard, vivante preuve du triomphe des vertus et de l'humanitй sur le plus ardent amour. Ah! quel sentiment coupable eыt pйnйtrй jusqu'а elle а travers cette inviolable escorte? Avec quelle indignation j'eusse йtouffй les vils transports d'une passion criminelle et mal йteinte, et que je me serais mйprisй de souiller d'un seul soupir un aussi ravissant tableau d'innocence et d'honnкtetй! Je repassais dans ma mйmoire les discours qu'elle m'avait tenus en sortant, puis, remontant avec elle dans un avenir qu'elle contemple avec tant de charmes, je voyais cette tendre mиre essuyer la sueur du front de ses enfants, baiser leurs joues enflammйes, et livrer ce coeur fait pour aimer au plus doux sentiment de la nature. Il n'y avait pas jusqu'а ce nom d'Elysйe qui ne rectifiвt en moi les йcarts de l'imagination, et ne portвt dans mon вme un calme prйfйrable au trouble des passions les plus sйduisantes. Il me peignait en quelque sorte l'intйrieur de celle qui l'avait trouvй; je pensais qu'avec une conscience agitйe on n'aurait jamais choisi ce nom-lа. Je me disais: "La paix rиgne au fond de son coeur comme dans l'asile qu'elle a nommй."

Je m'йtais promis une rкverie agrйable; j'ai rкvй plus agrйablement que je ne m'y йtais attendu. J'ai passй dans l'Elysйe deux heures auxquelles je ne prйfиre aucun temps de ma vie. En voyant avec quel charme et quelle rapiditй elles s'йtaient йcoulйes, j'ai trouvй qu'il y a dans la mйditation des pensйes honnкtes une sorte de bien-кtre que les mйchants n'ont jamais connu; c'est celui de se plaire avec soi-mкme. Si l'on y songeait sans prйvention, je ne sais quel autre plaisir on pourrait йgaler а celui-lа. Je sens au moins que quiconque aime autant que moi la solitude doit craindre de s'y prйparer des tourments. Peut-кtre tirerait-on des mкmes principes la clef des faux jugements des hommes sur les avantages du vice et sur ceux de la vertu. Car la jouissance de la vertu est tout intйrieure, et ne s'aperзoit que par celui qui la sent; mais tous les avantages du vice frappent les yeux d'autrui, et il n'y a que celui qui les a qui sache ce qu'ils lui coыtent.

Se a ciascun l'interno affanno

Si leggesse in fronte scritto,

Quanti mai, che invidia fanno,

Ci farebbero pietа!

Comme il se faisait tard sans que j'y songeasse, M. de Wolmar est venu me joindre et m'avertir que Julie et le thй m'attendaient. "C'est vous, leur ai-je dit en m'excusant, qui m'empкchiez d'кtre avec vous: je fus si charmй de ma soirйe d'hier que j'en suis retournй jouir ce matin; et, puisque vous m'avez attendu, ma matinйe n'est pas perdue. - C'est fort bien dit, a rйpondu Mme de Wolmar; il vaudrait mieux s'attendre jusqu'а midi que de perdre le plaisir de dйjeuner ensemble. Les йtrangers ne sont jamais admis le matin dans ma chambre, et dйjeunent dans la leur. Le dйjeuner est le repas des amis; les valets en sont exclus, les importuns ne s'y montrent point, on y dit tout ce qu'on pense, on y rйvиle tous ses secrets; on n'y contraint aucun de ses sentiments; on peut s'y livrer sans imprudence aux douceurs de la confiance et de la familiaritй. C'est presque le seul moment oщ il soit permis d'кtre ce qu'on est: que ne dure-t-il toute la journйe!" Ah! Julie, ai-je йtй prкt а dire, voilа un voeu bien intйressй! Mais je me suis tu. La premiиre chose que j'ai retranchйe avec l'amour a йtй la louange. Louer quelqu'un en face, а moins que ce ne soit sa maоtresse, qu'est-ce faire autre chose sinon le taxer de vanitй? Vous savez, milord, si c'est а Mme de Wolmar qu'on peut faire ce reproche. Non, non; je l'honore trop pour ne pas l'honorer en silence. La voir, l'entendre, observer sa conduite, n'est-ce pas assez la louer?

 

Lettre XII de Madame de Wolmar а Madame d'Orbe

Il est йcrit, chиre amie, que tu dois кtre dans tous les temps ma sauvegarde contre moi-mкme, et qu'aprиs m'avoir dйlivrйe avec tant de peine des piиges de mon coeur tu me garantiras encore de ceux de ma raison. Aprиs tant d'йpreuves cruelles, j'apprends а me dйfier des erreurs comme des passions dont elles sont si souvent l'ouvrage. Que n'ai-je eu toujours la mкme prйcaution! Si dans les temps passйs j'avais moins comptй sur mes lumiиres, j'aurais eu moins а rougir de mes sentiments.

Que ce prйambule ne t'alarme pas. Je serais indigne de ton amitiй, si j'avais encore а la consulter sur des sujets graves. Le crime fut toujours йtranger а mon coeur, et j'ose l'en croire plus йloignй que jamais. Ecoute-moi donc paisiblement, ma cousine, et crois que je n'aurai jamais besoin de conseil sur des doutes que la seule honnкtetй peut rйsoudre.

Depuis six ans que je vis avec M. de Wolmar dans la plus parfaite union qui puisse rйgner entre deux йpoux, tu sais qu'il ne m'a jamais parlй ni de sa famille ni de sa personne, et que, l'ayant reзu d'un pиre aussi jaloux du bonheur de sa fille que de l'honneur de sa maison, je n'ai point marquй d'empressement pour en savoir sur son compte plus qu'il ne jugeait а propos de m'en dire. Contente de lui devoir, avec la vie de celui qui me l'a donnйe, mon honneur, mon repos, ma raison, mes enfants, et tout ce qui peut me rendre quelque prix а mes propres yeux, j'йtais bien assurйe que ce que j'ignorais de lui ne dйmentait point ce qui m'йtait connu; et je n'avais pas besoin d'en savoir davantage pour l'aimer, l'estimer, l'honorer autant qu'il йtait possible.

Ce matin, en dйjeunant, il nous a proposй un tour de promenade avant la chaleur; puis, sous prйtexte de ne pas courir, disait-il, la campagne en robe de chambre, il nous a menйs dans les bosquets, et prйcisйment, ma chиre, dans ce mкme bosquet oщ commencиrent tous les malheurs de ma vie. En approchant de ce lieu fatal, je me suis senti un affreux battement de coeur; et j'aurais refusй d'entrer si la honte ne m'eыt retenue, et si le souvenir d'un mot qui fut dit l'autre jour dans l'Elysйe ne m'eыt fait craindre les interprйtations. Je ne sais si le philosophe йtait plus tranquille; mais quelque temps aprиs, ayant par hasard tournй les yeux sur lui, je l'ai trouvй pвle, changй, et je ne puis te dire quelle peine tout cela m'a fait.

En entrant dans le bosquet j'ai vu mon mari me jeter un coup d'oeil et sourire. Il s'est assis entre nous; et, aprиs un moment de silence, nous prenant tous deux par la main: "Mes enfants, nous a-t-il dit, je commence а voir que mes projets ne seront point vains et que nous pouvons кtre unis tous trois d'un attachement durable, propre а faire notre bonheur commun et ma consolation dans les ennuis d'une vieillesse qui s'approche. Mais je vous connais tous deux mieux que vous ne me connaissez; il est juste de rendre les choses йgales; et quoique je n'aie rien de fort intйressant а vous apprendre, puisque vous n'avez plus de secret pour moi, je n'en veux plus avoir pour vous."

Alors il nous a rйvйlй le mystиre de sa naissance, qui jusqu'ici n'avait йtй connu que de mon pиre. Quand tu le sauras, tu concevras jusqu'oщ vont le sang-froid et la modйration d'un homme capable de taire six ans un pareil secret а sa femme; mais ce secret n'est rien pour lui, et il y pense trop peu pour se faire un grand effort de n'en pas parler.

"Je ne vous arrкterai point, nous a-t-il dit, sur les йvйnements de ma vie; ce qui peut vous importer est moins de connaоtre mes aventures que mon caractиre. Elles sont simples comme lui; et sachant bien ce que je suis, vous comprendrez aisйment ce que j'ai pu faire. J'ai naturellement l'вme tranquille et le coeur froid. Je suis de ces hommes qu'on croit bien injurier en disant qu'ils ne sentent rien, c'est-а-dire qu'ils n'ont point de passion qui les dйtourne de suivre le vrai guide de l'homme. Peu sensible au plaisir et а la douleur, je n'йprouve que trиs faiblement ce sentiment d'intйrкt et d'humanitй qui nous approprie les affections d'autrui. Si j'ai de la peine а voir souffrir les gens de bien, la pitiй n'y entre pour rien, car je n'en ai point а voir souffrir les mйchants. Mon seul principe actif est le goыt naturel de l'ordre; et le concours bien combinй du jeu de la fortune et des actions des hommes me plaоt exactement comme une belle symйtrie dans un tableau, ou comme une piиce bien conduite au thйвtre. Si j'ai quelque passion dominante, c'est celle de l'observation. J'aime а lire dans les coeurs des hommes; comme le mien me fait peu d'illusion, que j'observe de sang-froid et sans intйrкt, et qu'une longue expйrience m'a donnй de la sagacitй, je ne me trompe guиre dans mes jugements; aussi c'est lа toute la rйcompense de l'amour-propre dans mes йtudes continuelles; car je n'aime point а faire un rфle, mais seulement а voir jouer les autres: la sociйtй m'est agrйable pour la contempler, non pour en faire partie. Si je pouvais changer la nature de mon кtre et devenir un oeil vivant je ferais volontiers cet йchange. Ainsi mon indiffйrence pour les hommes ne me rend point indйpendant d'eux; sans me soucier d'en кtre vu, j'ai besoin de les voir, et sans m'кtre chers, ils me sont nйcessaires.

Les deux premiers йtats de la sociйtй que j'eus occasion d'observer furent les courtisans et les valets; deux ordres d'hommes moins diffйrents en effet qu'en apparence, et si peu dignes d'кtre йtudiйs, si faciles а connaоtre, que je m'ennuyai d'eux au premier regard. En quittant la cour, oщ tout est sitфt vu, je me dйrobai sans le savoir au pйril qui m'y menaзait et dont je n'aurais point йchappй. Je changeai de nom; et, voulant connaоtre les militaires, j'allai chercher du service chez un prince йtranger; c'est lа que j'eus le bonheur d'кtre utile а votre pиre, que le dйsespoir d'avoir tuй son ami forзait а s'exposer tйmйrairement et contre son devoir. Le coeur sensible et reconnaissant de ce brave officier commenзa dиs lors а me donner meilleure opinion de l'humanitй. Il s'unit а moi d'une amitiй а laquelle il m'йtait impossible de refuser la mienne, et nous ne cessвmes d'entretenir depuis ce temps-lа des liaisons qui devinrent plus йtroites de jour en jour. J'appris dans ma nouvelle condition que l'intйrкt n'est pas, comme je l'avais cru, le seul mobile des actions humaines, et que parmi les foules de prйjugйs qui combattent la vertu il en est aussi qui la favorisent. Je conзus que le caractиre gйnйral de l'homme est un amour-propre indiffйrent par lui-mкme, bon ou mauvais par les accidents qui le modifient, et qui dйpendent des coutumes, des lois, des rangs, de la fortune, et de toute notre police humaine. Je me livrai donc а mon penchant; et, mйprisant la vaine opinion des conditions, je me jetai successivement dans les divers йtats qui pouvaient m'aider а les comparer tous et а connaоtre les uns par les autres. Je sentis, comme vous l'avez remarquй dans quelque lettre, dit-il а Saint-Preux, qu'on ne voit rien quand on se contente de regarder, qu'il faut agir soi-mкme pour voir agir les hommes; et je me fis acteur pour кtre spectateur. Il est toujours aisй de descendre: j'essayai d'une multitude de conditions dont jamais homme de la mienne ne s'йtait avisй. Je devins mкme paysan; et quand Julie m'a fait garзon jardinier, elle ne m'a point trouvй si novice au mйtier qu'elle aurait pu croire.

Avec la vйritable connaissance des hommes, dont l'oisive philosophie ne donne que l'apparence, je trouvai un autre avantage auquel je ne m'йtais point attendu; ce fut d'aiguiser par une vie active cet amour de l'ordre que j'ai reзu de la nature, et de prendre un nouveau goыt pour le bien par le plaisir d'y contribuer. Ce sentiment me rendit un peu moins contemplatif, m'unit un peu plus а moi mкme; et, par une suite assez naturelle de ce progrиs, je m'aperзus que j'йtais seul. La solitude qui m'ennuya toujours me devenait affreuse, et je ne pouvais plus espйrer de l'йviter longtemps. Sans avoir perdu ma froideur, j'avais besoin d'un attachement; l'image de la caducitй sans consolation m'affligeait avant le temps, et, pour la premiиre fois de ma vie, je connus l'inquiйtude et la tristesse. Je parlai de ma peine au baron d'Etange. "Il ne faut point, me dit-il, vieillir garзon. Moi-mкme, aprиs avoir vйcu presque indйpendant dans les liens du mariage, je sens que j'ai besoin de redevenir йpoux et pиre, et je vais me retirer dans le sein de ma famille. Il ne tiendra qu'а vous d'en faire la vфtre et de me rendre le fils que j'ai perdu. J'ai une fille unique а marier; elle n'est pas sans mйrite; elle a le coeur sensible, et l'amour de son devoir lui fait aimer tout ce qui s'y rapporte. Ce n'est ni une beautй ni un prodige d'esprit; mais venez la voir, et croyez que, si vous ne sentez rien pour elle, vous ne sentirez jamais rien pour personne au monde." Je vins, je vous vis, Julie, et je trouvai que votre pиre m'avait parlй modestement de vous. Vos transports, vos larmes de joie en l'embrassant, me donnиrent la premiиre ou plutфt la seule йmotion que j'aie йprouvйe de ma vie. Si cette impression fut lйgиre, elle йtait unique; et les sentiments n'ont besoin de force pour agir qu'en proportion de ceux qui leur rйsistent. Trois ans d'absence ne changиrent point l'йtat de mon coeur. L'йtat du vфtre ne m'йchappa pas а mon retour; et c'est ici qu'il faut que je vous venge d'un aveu qui vous a tant coыtй." Juge, ma chиre, avec quelle йtrange surprise j'appris alors que tous mes secrets lui avaient йtй rйvйlйs avant mon mariage, et qu'il m'avait йpousйe sans ignorer que j'appartenais а un autre.

"Cette conduite йtait inexcusable, a continuй M. de Wolmar. J'offensais la dйlicatesse; je pйchais contre la prudence; j'exposais votre honneur et le mien; je devais craindre de nous prйcipiter tous deux dans des malheurs sans ressource; mais je vous aimais, et n'aimais que vous; tout le reste m'йtait indiffйrent. Comment rйprimer la passion mкme la plus faible, quand elle est sans contrepoids? Voilа l'inconvйnient des caractиres froids et tranquilles: tout va bien tant que leur froideur les garantit des tentations; mais s'il en survient une qui les atteigne, ils sont aussitфt vaincus qu'attaquйs; et la raison, qui gouverne tandis qu'elle est seule, n'a jamais de force pour rйsister au moindre effort. Je n'ai йtй tentй qu'une fois, et j'ai succombй. Si l'ivresse de quelque autre passion m'eыt fait vaciller encore, j'aurais fait autant de chutes que de faux pas. Il n'y a que des вmes de feu qui sachent combattre et vaincre; tous les grands efforts, toutes les actions sublimes sont leur ouvrage: la froide raison n'a jamais rien fait d'illustre, et l'on ne triomphe des passions qu'en les opposant l'une а l'autre. Quand celle de la vertu vient а s'йlever, elle domine seule et tient tout en йquilibre. Voilа comment se forme le vrai sage, qui n'est pas plus qu'un autre а l'abri des passions, mais qui seul sait les vaincre par elles-mкmes, comme un pilote fait route par les mauvais vents.

Vous voyez que je ne prйtends pas extйnuer ma faute: si c'en eыt йtй une, je l'aurais faite infailliblement; mais, Julie, je vous connaissais, et n'en fis point en vous йpousant. Je sentis que de vous seule dйpendait tout le bonheur dont je pouvais jouir, et que si quelqu'un йtait capable de vous rendre heureuse, c'йtait moi. Je savais que l'innocence et la paix йtaient nйcessaires а votre coeur, que l'amour dont il йtait prйoccupй ne les lui donnerait jamais, et qu'il n'y avait que l'horreur du crime qui pыt en chasser l'amour. Je vis que votre вme йtait dans un accablement dont elle ne sortirait que par un nouveau combat, et que ce serait en sentant combien vous pouviez encore кtre estimable que vous apprendriez а le devenir.

Votre coeur йtait usй pour l'amour: je comptai donc pour rien une disproportion d'вge qui m'фtait le droit de prйtendre а un sentiment dont celui qui en йtait l'objet ne pouvait jouir, et impossible а obtenir pour tout autre. Au contraire, voyant dans une vie plus d'а moitiй йcoulйe qu'un seul goыt s'йtait fait sentir а moi, je jugeai qu'il serait durable, et je me plus а lui conserver le reste de mes jours. Dans mes longues recherches, je n'avais rien trouvй qui vous valыt; je pensai que ce que vous ne feriez pas, nulle autre au monde ne pourrait le faire; j'osai croire а la vertu, et vous йpousai. Le mystиre que vous me faisiez ne me surprit point; j'en savais les raisons, et je vis dans votre sage conduite celle de sa durйe. Par йgard pour vous j'imitai votre rйserve, et ne voulus point vous фter l'honneur de me faire un jour de vous-mкme un aveu que je voyais а chaque instant sur le bord de vos lиvres. Je ne me suis trompй en rien; vous avez tenu tout ce que je m'йtais promis de vous. Quand je voulus me choisir une йpouse, je dйsirai d'avoir en elle une compagne aimable, sage, heureuse. Les deux premiиres conditions sont remplies: mon enfant, j'espиre que la troisiиme ne nous manquera pas."

A ces mots, malgrй tous mes efforts pour ne l'interrompre que par mes pleurs, je n'ai pu m'empкcher de lui sauter au cou en m'йcriant: "Mon cher mari! ф le meilleur et le plus aimй des hommes! apprenez-moi ce qui manque а mon bonheur, si ce n'est le vфtre, et d'кtre mieux mйritй... - Vous кtes heureuse autant qu'il se peut, a-t-il dit en m'interrompant; vous mйritez de l'кtre; mais il est temps de jouir en paix d'un bonheur qui vous a jusqu'ici coыtй bien des soins. Si votre fidйlitй m'eыt suffi, tout йtait fait du moment que vous me la promоtes; j'ai voulu de plus qu'elle vous fыt facile et douce, et c'est а la rendre telle que nous nous sommes tous deux occupйs de concert sans nous en parler. Julie, nous avons rйussi mieux que vous ne pensez peut-кtre. Le seul tort que je vous trouve est de n'avoir pu reprendre en vous la confiance que vous vous devez, et de vous estimer moins que votre prix. La modestie extrкme a ses dangers ainsi que l'orgueil. Comme une tйmйritй qui nous porte au delа de nos forces les rend impuissantes, un effroi qui nous empкche d'y compter les rend inutiles. La vйritable prudence consiste а les bien connaоtre et а s'y tenir. Vous en avez acquis de nouvelles en changeant d'йtat. Vous n'кtes plus cette fille infortunйe qui dйplorait sa faiblesse en s'y livrant; vous кtes la plus vertueuse des femmes, qui ne connaоt d'autres lois que celles du devoir et de l'honneur, et а qui le trop vif souvenir de ses fautes est la seule faute qui reste а reprocher. Loin de prendre encore contre vous-mкme des prйcautions injurieuses, apprenez donc а compter sur vous pour pouvoir y compter davantage. Ecartez d'injustes dйfiances capables de rйveiller quelquefois les sentiments qui les ont produites. Fйlicitez-vous plutфt d'avoir su choisir un honnкte homme dans un вge oщ il est si facile de s'y tromper, et d'avoir pris autrefois un amant que vous pouvez avoir aujourd'hui pour ami sous les yeux de votre mari mкme. A peine vos liaisons me furent-elles connues, que je vous estimai l'un par l'autre. Je vis quel trompeur enthousiasme vous avait tous deux йgarйs: il n'agit que sur les belles вmes; il les perd quelquefois, mais c'est par un attrait qui ne sйduit qu'elles. Je jugeai que le mкme goыt qui avait formй votre union la relвcherait sitфt qu'elle deviendrait criminelle, et que le vice pouvait entrer dans des coeurs comme les vфtres, mais non pas y prendre racine.

Dиs lors je compris qu'il rйgnait entre vous des liens qu'il ne fallait point rompre; que votre mutuel attachement tenait а tant de choses louables, qu'il fallait plutфt le rйgler que l'anйantir, et qu'aucun des deux ne pouvait oublier l'autre sans perdre beaucoup de son prix. Je savais que les grands combats ne font qu'irriter les grandes passions, et que si les violents efforts exercent l'вme, ils lui coыtent des tourments dont la durйe est capable de l'abattre. J'employai la douceur de Julie pour tempйrer sa sйvйritй. Je nourris son amitiй pour vous, dit-il а Saint-Preux; j'en фtai ce qui pouvait y rester de trop; et je crois vous avoir conservй de son propre coeur plus peut-кtre qu'elle ne vous en eыt laissй, si je l'eusse abandonnй а lui-mкme.

Mes succиs m'encouragиrent, et je voulus tenter votre guйrison comme j'avais obtenu la sienne, car je vous estimais, et, malgrй les prйjugйs du vice, j'ai toujours reconnu qu'il n'y avait rien de bien qu'on n'obtоnt des belles вmes avec de la confiance et de la franchise. Je vous ai vu, vous ne m'avez point trompй, vous ne me trompez point; et quoique vous ne soyez pas encore ce que vous devez кtre, je vous vois mieux que vous ne pensez, et suis plus content de vous que vous ne l'кtes vous-mкme. Je sais bien que ma conduite a l'air bizarre, et choque toutes les maximes communes; mais les maximes deviennent moins gйnйrales а mesure qu'on lit mieux dans les coeurs; et le mari de Julie ne doit pas se conduire comme un autre homme. Mes enfants, nous dit-il d'un ton d'autant plus touchant qu'il partait d'un homme tranquille, soyez ce que vous кtes, et nous serons tous contents. Le danger n'est que dans l'opinion: n'ayez pas peur de vous, et vous n'aurez rien а craindre; ne songez qu'au prйsent, et je vous rйponds de l'avenir. Je ne puis vous en dire aujourd'hui davantage; mais si mes projets s'accomplissent, et que mon espoir ne m'abuse pas, nos destinйes seront mieux remplies, et vous serez tous deux plus heureux que si vous aviez йtй l'un а l'autre."

En se levant il nous embrassa, et voulut que nous nous embrassassions aussi, dans ce lieu... et dans ce lieu mкme oщ jadis... Claire, ф bonne Claire, combien tu m'as toujours aimйe! Je n'en fis aucune difficultй. Hйlas! que j'aurais eu tort d'en faire! Ce baiser n'eut rien de celui qui m'avait rendu le bosquet redoutable: je m'en fйlicitai tristement, et je connus que mon coeur йtait plus changй que jusque-lа je n'avais osй le croire.

Comme nous reprenions le chemin du logis, mon mari m'arrкta par la main, et, me montrant ce bosquet dont nous sortions, il me dit en riant: "Julie, ne craignez plus cet asile, il vient d'кtre profanй." Tu ne veux pas me croire, cousine, mais je te jure qu'il a quelque don surnaturel pour lire au fond des coeur; que le ciel le lui laisse toujours! Avec tant de sujet de me mйpriser, c'est sans doute а cet art que je dois son indulgence.

Tu ne vois point encore ici de conseil а donner: patience, mon ange, nous y voici; mais la conversation que je viens de te rendre йtait nйcessaire а l'йclaircissement du reste.

En nous en retournant, mon mari, qui depuis longtemps est attendu а Etange, m'a dit qu'il comptait partir demain pour s'y rendre, qu'il te verrait en passant, et qu'il y resterait cinq ou six jours. Sans dire tout ce que je pensais d'un dйpart aussi dйplacй, j'ai reprйsentй qu'il ne me paraissait pas assez indispensable pour obliger M. de Wolmar а quitter un hфte qu'il avait lui-mкme appelй dans sa maison. "Voulez-vous, a-t-il rйpliquй, que je lui fasse mes honneurs pour l'avertir qu'il n'est pas chez lui? Je suis pour l'hospitalitй des Valaisans. J'espиre qu'il trouve ici leur franchise et qu'il nous laisse leur libertй." Voyant qu'il ne voulait pas m'entendre, j'ai pris un autre tour et tвchй d'engager notre hфte а faire ce voyage avec lui. "Vous trouverez, lui ai-je dit, un sйjour qui a ses beautйs, et mкme de celles que vous aimez; vous visiterez le patrimoine de mes pиres et le mien: l'intйrкt que vous prenez а moi ne me permet pas de croire que cette vue vous soit indiffйrente." J'avais la bouche ouverte pour ajouter que ce chвteau ressemblait а celui de milord Edouard, qui... mais heureusement j'ai eu le temps de me mordre la langue. Il m'a rйpondu tout simplement que j'avais raison et qu'il ferait ce qu'il me plairait. Mais M. de Wolmar, qui semblait vouloir me pousser а bout, a rйpliquй qu'il devait faire ce qui lui plaisait а lui-mкme. "Lequel aimez-vous mieux, venir ou rester? - Rester, a-t-il dit sans balancer. - Eh bien! restez, a repris mon mari en lui serrant la main. Homme honnкte et vrai! je suis trиs content de ce mot-lа." Il n'y avait pas moyen d'alterquer beaucoup lа-dessus devant le tiers qui nous йcoutait. J'ai gardй le silence, et n'ai pu cacher si bien mon chagrin que mon mari ne s'en soit aperзu. "Quoi donc! a-t-il repris d'un air mйcontent dans un moment oщ Saint-Preux йtait loin de nous, aurais-je inutilement plaidй votre cause contre vous-mкme, et Mme de Wolmar se contenterait-elle d'une vertu qui eыt besoin de choisir ses occasions? Pour moi, je suis plus difficile; je veux devoir la fidйlitй de ma femme а son coeur et non pas au hasard; et il ne me suffit pas qu'elle garde sa foi, je suis offensй qu'elle en doute."

Ensuite il nous a menйs dans son cabinet, oщ j'ai failli tomber de mon haut en lui voyant sortir d'un tiroir, avec les copies de quelques relations de notre ami que je lui avais donnйes, les originaux mкmes de toutes les lettres que je croyais avoir vu brыler autrefois par Babi dans la chambre de ma mиre. "Voilа, m'a-t-il dit en nous les montrant, les fondements de ma sйcuritй: s'ils me trompaient, ce serait une folie de compter sur rien de ce que respectent les hommes. Je remets ma femme et mon honneur en dйpфt а celle qui, fille et sйduite, prйfйrait un acte de bienfaisance а un rendez-vous unique et sыr. Je confie Julie йpouse et mиre а celui qui, maоtre de contenter ses dйsirs, sut respecter Julie amante et fille. Que celui de vous deux qui se mйprise assez pour penser que j'ai tort le dise, et je me rйtracte а l'instant." Cousine, crois-tu qu'il fыt aisй d'oser rйpondre а ce langage?

J'ai pourtant cherchй un moment dans l'aprиs-midi pour prendre en particulier mon mari, et, sans entrer dans des raisonnements qu'il ne m'йtait pas permis de pousser fort loin, je me suis bornйe а lui demander deux jours de dйlai: ils m'ont йtй accordйs sur-le-champ. Je les emploie а t'envoyer cet exprиs et а attendre ta rйponse pour savoir ce que je dois faire.

Je sais bien que je n'ai qu'а prier mon mari de ne point partir du tout, et celui qui ne me refusa jamais rien ne me refusera pas une si lйgиre grвce. Mais, ma chиre, je vois qu'il prend plaisir а la confiance qu'il me tйmoigne; et je crains de perdre une partie de son estime, s'il croit que j'aie besoin de plus de rйserve qu'il ne m'en permet. Je sais bien encore que je n'ai qu'а dire un mot а Saint-Preux, et qu'il n'hйsitera pas а l'accompagner; mais mon mari prendra-t-il ainsi le change, et puis-je faire cette dйmarche sans conserver sur Saint-Preux un air d'autoritй qui semblerait lui laisser а son tour quelque sorte de droits? Je crains d'ailleurs qu'il n'infиre de cette prйcaution que je la sens nйcessaire, et ce moyen, qui semble d'abord le plus facile, est peut-кtre au fond le plus dangereux. Enfin, je n'ignore pas que nulle considйration ne peut кtre mise en balance avec un danger rйel; mais ce danger existe-t-il en effet? Voilа prйcisйment le doute que tu dois rйsoudre.

Plus je veux sonder l'йtat prйsent de mon вme, plus j'y trouve de quoi me rassurer. Mon coeur est pur, ma conscience est tranquille, je ne sens ni trouble ni crainte; et, dans tout ce qui se passe en moi, la sincйritй vis-а-vis de mon mari ne me coыte aucun effort. Ce n'est pas que certains souvenirs involontaires ne me donnent quelquefois un attendrissement dont il vaudrait mieux кtre exempte; mais bien loin que ces souvenirs soient produits par la vue de celui qui les a causйs, ils me semblent plus rares depuis son retour, et quelque doux qu'il me soit de le voir, je ne sais par quelle bizarrerie il m'est plus doux de penser а lui. En un mot, je trouve que je n'ai pas mкme besoin du secours de la vertu pour кtre paisible en sa prйsence, et que, quand l'horreur du crime n'existerait pas, les sentiments qu'elle a dйtruits auraient bien de la peine а renaоtre.

Mais, mon ange, est-ce assez que mon coeur me rassure quand la raison doit m'alarmer? J'ai perdu le droit de compter sur moi. Qui me rйpondra que ma confiance n'est pas encore une illusion du vice? Comment me fier а des sentiments qui m'ont tant de fois abusйe? Le crime ne commence-t-il pas toujours par l'orgueil qui fait mйpriser la tentation, et braver des pйrils oщ l'on a succombй n'est-ce pas vouloir succomber encore?

Pиse toutes ces considйrations, ma cousine; tu verras que quand elles seraient vaines par elles-mкmes, elles sont assez graves par leur objet pour mйriter qu'on y songe. Tire-moi donc de l'incertitude oщ elles m'ont mise. Marque-moi comment je dois me comporter dans cette occasion dйlicate; car mes erreurs passйes ont altйrй mon jugement et me rendent timide а me dйterminer sur toutes choses. Quoi que tu penses de toi-mкme, ton вme est calme et tranquille, j'en suis sыre; les objets s'y peignent tels qu'ils sont; mais la mienne, toujours йmue comme une onde agitйe, les confond et les dйfigure. Je n'ose plus me fier а rien de ce que je vois ni de ce que je sens: et, malgrй de si longs repentirs, j'йprouve avec douleur que le poids d'une ancienne faute est un fardeau qu'il faut porter toute sa vie.

 

Lettre XIII. Rйponse

Pauvre cousine, que de tourments tu te donnes sans cesse avec tant de sujets de vivre en paix! Tout ton mal vient de toi, ф Israлl! Si tu suivais tes propres rиgles, que dans les choses de sentiment tu n'йcoutasses que la voix intйrieure, et que ton coeur fоt taire ta raison, tu te livrerais sans scrupule а la sйcuritй qu'il t'inspire, et tu ne t'efforcerais point, contre son tйmoignage, de craindre un pйril qui ne peut venir que de lui.

Je t'entends, je t'entends bien, ma Julie: plus sыre de toi que tu ne feins de l'кtre, tu veux t'humilier de tes fautes passйes sous prйtexte d'en prйvenir de nouvelles, et tes scrupules sont bien moins des prйcautions pour l'avenir qu'une peine imposйe а la tйmйritй qui t'a perdue autrefois. Tu compares les temps! Y penses-tu? Compare aussi les conditions, et souviens-toi que je te reprochais alors ta confiance comme je te reproche aujourd'hui ta frayeur.

Tu t'abuses, ma chиre enfant: on ne se donne point ainsi le change а soi-mкme; si l'on peut s'йtourdir sur son йtat en n'y pensant point, on le voit tel qu'il est sitфt qu'on veut s'en occuper, et l'on ne se dйguise pas plus ses vertus que ses vices. Ta douceur, ta dйvotion, t'ont donnй du penchant а l'humilitй. Dйfie-toi de cette dangereuse vertu qui ne fait qu'animer l'amour-propre en le concentrant, et crois que la noble franchise d'une вme droite est prйfйrable а l'orgueil des humbles. S'il faut de la tempйrance dans la sagesse, il en faut aussi dans les prйcautions qu'elle inspire, de peur que des soins ignominieux а la vertu n'avilissent l'вme, et n'y rйalisent un danger chimйrique а force de nous en alarmer. Ne vois-tu pas qu'aprиs s'кtre relevй d'une chute il faut se tenir debout, et que s'incliner du cфtй opposй а celui oщ l'on est tombй c'est le moyen de tomber encore? Cousine, tu fus amante comme Hйloпse, te voilа dйvote comme elle; plaise а Dieu que ce soit avec plus de succиs! En vйritй, si je connaissais moins ta timiditй naturelle, tes erreurs seraient capables de m'effrayer а mon tour; et si j'йtais aussi scrupuleuse, а force de craindre pour toi, tu me ferais trembler pour moi-mкme.

Penses-y mieux, mon aimable amie: toi dont la morale est aussi facile et douce qu'elle est honnкte et pure, ne mets-tu point une вpretй trop rude, et qui sort de ton caractиre, dans tes maximes sur la sйparation des sexes? Je conviens avec toi qu'ils ne doivent pas vivre ensemble ni d'une mкme maniиre; mais regarde si cette importante rиgle n'aurait pas besoin de plusieurs distinctions dans la pratique; s'il faut l'appliquer indiffйremment et sans exception aux femmes et aux filles, а la sociйtй gйnйrale et aux entretiens particuliers, aux affaires et aux amusements, et si la dйcence et l'honnкtetй qui l'inspirent ne la doivent pas quelquefois tempйrer. Tu veux qu'en un pays de bonnes moeurs, oщ l'on cherche dans le mariage des convenances naturelles, il y ait des assemblйes oщ les jeunes gens des deux sexes puissent se voir, se connaоtre, et s'assortir; mais tu leur interdis avec grande raison toute entrevue particuliиre. Ne serait-ce pas tout le contraire pour les femmes et les mиres de famille, qui ne peuvent avoir aucun intйrкt lйgitime а se montrer en public, que les soins domestiques retiennent dans l'intйrieur de leur maison, et qui ne doivent s'y refuser а rien de convenable а la maоtresse du logis? Je n'aimerais pas а te voir dans tes caves aller faire goыter les vins aux marchands, ni quitter tes enfants pour aller rйgler des comptes avec un banquier; mais, s'il survient un honnкte homme qui vienne voir ton mari, ou traiter avec lui de quelque affaire, refuseras-tu de recevoir son hфte en son absence et de lui faire les honneurs de ta maison, de peur de te trouver tкte а tкte avec lui? Remonte au principe, et toutes les rиgles s'expliqueront. Pourquoi pensons-nous que les femmes doivent vivre retirйes et sйparйes des hommes? Ferons-nous cette injure а notre sexe de croire que ce soit par des raisons tirйes de sa faiblesse, et seulement pour йviter le danger des tentations? Non, ma chиre, ces indignes craintes ne conviennent point а une femme de bien, а une mиre de famille sans cesse environnйe d'objets qui nourrissent en elle des sentiments d'honneur, et livrйe aux plus respectables devoirs de la nature. Ce qui nous sйpare des hommes, c'est la nature elle-mкme, qui nous prescrit des occupations diffйrentes; c'est cette douce et timide modestie qui, sans songer prйcisйment а la chastetй, en est la plus sыre gardienne; c'est cette rйserve attentive et piquante qui, nourrissant а la fois dans les coeurs des hommes et les dйsirs et le respect, sert pour ainsi dire de coquetterie а la vertu. Voilа, pourquoi les йpoux mкmes ne sont pas exceptйs de la rиgle; voilа pourquoi les femmes les plus honnкtes conservent en gйnйral le plus d'ascendant sur leurs maris, parce qu'а l'aide de cette sage et discrиte rйserve, sans caprice et sans refus, elles savent au sein de l'union la plus tendre les maintenir а une certaine distance, et les empкchent de jamais se rassasier d'elles. Tu conviendras avec moi que ton prйcepte est trop gйnйral pour ne pas comporter des exceptions, et que, n'йtant point fondй sur un devoir rigoureux, la mкme biensйance qui l'йtablit peut quelquefois en dispenser.

La circonspection que tu fondes sur tes fautes passйes est injurieuse а ton йtat prйsent: je ne la pardonnerais jamais а ton coeur, et j'ai bien de la peine а la pardonner а ta raison. Comment le rempart qui dйfend ta personne n'a-t-il pu te garantir d'une crainte ignominieuse? Comment se peut-il que ma cousine, ma soeur, mon amie, ma Julie, confonde les faiblesse d'une fille trop sensible avec les infidйlitйs d'une femme coupable? Regarde tout autour de toi, tu n'y verras rien qui ne doive йlever et soutenir ton вme. Ton mari, qui en prйsume tant, et dont tu as l'estime а justifier; tes enfants, que tu veux former au bien, et qui s'honoreront un jour de t'avoir eue pour mиre; ton vйnйrable pиre, qui t'est si cher, qui jouit de ton bonheur, et s'illustre de sa fille plus mкme que de ses aпeux; ton amie, dont le sort dйpend du tien, et а qui tu dois compte d'un retour auquel elle a contribuй; sa fille, а qui tu dois l'exemple des vertus que tu lui veux inspirer; ton ami, cent fois plus idolвtre des tiennes que de ta personne, et qui te respecte encore plus que tu ne le redoutes; toi-mкme enfin, qui trouves dans ta sagesse le prix des efforts qu'elle t'a coыtйs, et qui ne voudras jamais perdre en un moment le fruit de tant de peines; combien de motifs capables d'animer ton courage te font honte de t'oser dйfier de toi? Mais, pour rйpondre de ma Julie, qu'ai-je besoin de considйrer ce qu'elle est? Il me suffit de savoir ce qu'elle fut durant les erreurs qu'elle dйplore. Ah! si jamais ton coeur eыt йtй capable d'infidйlitй, je te permettrais de la craindre toujours; mais, dans l'instant mкme oщ tu croyais l'envisager dans l'йloignement, conзois l'horreur qu'elle t'eыt faite prйsente, par celle qu'elle t'inspira dиs qu'y penser eыt йtй la commettre.

Je me souviens de l'йtonnement avec lequel nous apprenions autrefois qu'il y a des pays oщ la faiblesse d'une jeune amante est un crime irrйmissible, quoique l'adultиre d'une femme y porte le doux nom de galanterie, et oщ l'on se dйdommage ouvertement йtant mariйe de la courte gкne oщ l'on vivait йtant fille. Je sais quelles maximes rиgnent lа-dessus dans le grand monde, oщ la vertu n'est rien, oщ tout n'est que vaine apparence, oщ les crimes s'effacent par la difficultй de les prouver, oщ la preuve mкme en est ridicule contre l'usage qui les autorise. Mais toi, Julie, ф toi qui, brыlant d'une flamme pure et fidиle, n'йtais coupable qu'aux yeux des hommes, et n'avais rien а te reprocher entre le ciel et toi; toi qui te faisais respecter au milieu de tes fautes; toi qui, livrйe а d'impuissants regrets, nous forзais d'adorer encore les vertus que tu n'avais plus; toi qui t'indignais de supporter ton propre mйpris quand tout semblait te rendre excusable, oses-tu redouter le crime aprиs avoir payй si cher ta faiblesse? Oses-tu craindre de valoir moins aujourd'hui que dans les temps qui t'ont tant coыtй de larmes? Non, ma chиre; loin que tes anciens йgarements doivent t'alarmer, ils doivent animer ton courage: un repentir si cuisant ne mиne point au remords, et quiconque est si sensible а la honte ne sait point braver l'infamie.

Si jamais une вme faible eut des soutiens contre sa faiblesse, ce sont ceux qui s'offrent а toi; si jamais une вme forte a pu se soutenir elle-mкme, la tienne a-t-elle besoin d'appui? Dis-moi donc quels sont les raisonnables motifs de crainte. Toute ta vie n'a йtй qu'un combat continuel, oщ, mкme aprиs ta dйfaite, l'honneur, le devoir, n'ont cessй de rйsister, et ont fini par vaincre. Ah! Julie, croirai-je qu'aprиs tant de tourments et de peines, douze ans de pleurs et six ans de gloire te laissent redouter une йpreuve de huit jours? En deux mots, sois sincиre avec toi-mкme: si le pйril existe, sauve ta personne et rougis de ton coeur; s'il n'existe pas, c'est outrager ta raison, c'est flйtrir ta vertu, que de craindre un danger qui ne peut l'atteindre. Ignores-tu qu'il est des tentations dйshonorantes qui n'approchиrent jamais d'une вme honnкte, qu'il est mкme honteux de les vaincre, et que se prйcautionner contre elles est moins s'humilier que s'avilir?

Je ne prйtends pas te donner mes raisons pour invincibles, mais te montrer seulement qu'il y en a qui combattent les tiennes; et cela suffit pour autoriser mon avis. Ne t'en rapporte ni а toi qui ne sais pas te rendre justice, ni а moi qui dans tes dйfauts n'ai jamais su voir que ton coeur, et t'ai toujours adorйe, mais а ton mari, qui te voit telle que tu es, et te juge exactement selon ton mйrite. Prompte comme tous les gens sensibles а mal juger de ceux qui ne le sont pas, je me dйfiais de sa pйnйtration dans les secrets des coeurs tendres; mais, depuis l'arrivйe de notre voyageur, je vois par ce qu'il m'йcrit qu'il lit trиs bien dans les vфtres, et que pas un des mouvements qui s'y passent n'йchappe а ses observations. Je les trouve mкme si fines et si justes, que j'ai rebroussй presque а l'autre extrйmitй de mon premier sentiment, et je croirais volontiers que les hommes froids, qui consultent plus leurs yeux que leur coeur, jugent mieux des passions d'autrui que les gens turbulents et vifs ou vains comme moi, qui commencent toujours par se mettre а la place des autres, et ne savent jamais voir que ce qu'ils sentent. Quoi qu'il en soit, M. de Wolmar te connaоt bien; il t'estime, il t'aime, et son sort est liй au tien: que lui manque-t-il pour que tu lui laisses l'entiиre direction de ta conduite sur laquelle tu crains de t'abuser? Peut-кtre, sentant approcher la vieillesse, veut-il par des йpreuves propres а le rassurer prйvenir les inquiйtudes jalouses qu'une jeune femme inspire ordinairement а un vieux mari; peut-кtre le dessein qu'il a demande-t-il que tu puisses vivre familiиrement avec ton ami sans alarmer ni ton йpoux ni toi-mкme; peut-кtre veut-il seulement te donner un tйmoignage de confiance et d'estime digne de celle qu'il a pour toi. Il ne faut jamais se refuser а de pareils sentiments, comme si l'on n'en pouvait soutenir le poids; et pour moi, je pense en un mot que tu ne peux mieux satisfaire а la prudence et а la modestie qu'en te rapportant de tout а sa tendresse et а ses lumiиres.

Veux-tu, sans dйsobliger M. de Wolmar, te punir d'un orgueil que tu n'eus jamais, et prйvenir un danger qui n'existe plus? Restйe seule avec le philosophe, prends contre lui toutes les prйcautions superflues qui t'auraient йtй jadis si nйcessaires; impose-toi la mкme rйserve que si avec ta vertu tu pouvais te dйfier encore de ton coeur et du sien. Evite les conversations trop affectueuses, les tendres souvenirs du passй; interromps ou prйviens les trop longs tкte-а-tкte; entoure-toi sans cesse de tes enfants; reste peu seule avec lui dans la chambre, dans l'Elysйe, dans le bosquet, malgrй la profanation. Surtout prends ces mesures d'une maniиre si naturelle qu'elles semblent un effet du hasard, et qu'il ne puisse imaginer un moment que tu le redoutes. Tu aimes les promenades en bateau; tu t'en prives pour ton mari qui craint l'eau, pour tes enfants que tu n'y veux pas exposer: prends le temps de cette absence pour te donner cet amusement en laissant tes enfants sous la garde de la Fanchon. C'est le moyen de te livrer sans risque aux doux йpanchements de l'amitiй, et de jouir paisiblement d'un long tкte-а-tкte sous la protection des bateliers, qui voient sans entendre, et dont on ne peut s'йloigner avant de penser а ce qu'on fait.

Il me vient encore une idйe qui ferait rire beaucoup de gens, mais qui te plaira, j'en suis sыre: c'est de faire en l'absence de ton mari un journal fidиle pour lui кtre montrй а son retour, et de songer au journal dans tous les entretiens qui doivent y entrer. A la vйritй, je ne crois pas qu'un pareil expйdient fыt utile а beaucoup de femmes, mais une вme franche et incapable de mauvaise foi a contre le vice bien des ressources qui manqueront toujours aux autres. Rien n'est mйprisable de ce qui tend а garder la puretй; et ce sont les petites prйcautions qui conservent les grandes vertus.

Au reste, puisque ton mari doit me voir en passant, il me dira, j'espиre, les vйritables raisons de son voyage; et si je ne les trouve pas solides, ou je le dйtournerai de l'achever, ou quoi qu'il arrive, je ferai ce qu'il n'aura pas voulu faire; c'est sur quoi tu peux compter. En attendant, en voilа, je pense, plus qu'il n'en faut pour te rassurer contre une йpreuve de huit jours. Va, ma Julie, je te connais trop bien pour ne pas rйpondre de toi autant et plus que de moi-mкme. Tu seras toujours ce que tu dois et que tu veux кtre. Quand tu te livrerais а la seule honnкtetй de ton вme, tu ne risquerais rien encore; car je n'ai point de foi aux dйfaites imprйvues: on a beau couvrir du vain nom de faiblesses des fautes toujours volontaires, jamais femme ne succombe qu'elle n'ait voulu succomber, et si je pensais qu'un pareil sort pыt t'attendre, crois-moi, crois-en ma tendre amitiй, crois-en tous les sentiments qui peuvent naоtre dans le coeur de ta pauvre Claire, j'aurais un intйrкt trop sensible а t'en garantir pour t'abandonner а toi seule.

Ce que M. de Wolmar t'a dйclarй des connaissances qu'il avait avant ton mariage me surprend peu; tu sais que je m'en suis toujours doutйe; et je te dirai de plus que mes soupзons ne se sont pas bornйs aux indiscrйtions de Babi. Je n'ai jamais pu croire qu'un homme droit et vrai comme ton pиre, et qui avait tout au moins des soupзons lui-mкme, pыt se rйsoudre а tromper son gendre et son ami. Que s'il t'engageait si fortement au secret, c'est que la maniиre de le rйvйler devenait fort diffйrente de sa part ou de la tienne, et qu'il voulait sans doute y donner un tour moins propre а rebuter M. de Wolmar, que celui qu'il savait bien que tu ne manquerais pas d'y donner toi-mкme. Mais il faut te renvoyer ton exprиs; nous causerons de tout cela plus а loisir dans un mois d'ici.

Adieu, petite cousine, c'est assez prкcher la prкcheuse: reprends ton ancien mйtier, et pour cause. Je me sens tout inquiиte de n'кtre pas encore avec toi. Je brouille toutes mes affaires en me hвtant de les finir, et ne sais guиre ce que je fais. Ah! Chaillot, Chaillot!... si j'йtais moins folle!... mais j'espиre de l'кtre toujours.

P.-S. - A propos, j'oubliais de faire compliment а ton altesse. Dis-moi, je t'en prie, monseigneur ton mari est-il Atteman, Knиs ou Boyard? Pour moi, je croirai jurer s'il faut t'appeler Mme la Boyarde. O pauvre enfant! toi qui as tant gйmi d'кtre nйe demoiselle, te voilа bien chanceuse d'кtre la femme d'un prince! Entre nous cependant, pour une dame de si grande qualitй, je te trouve des frayeurs un peu roturiиres. Ne sais-tu pas que les petits scrupules ne conviennent qu'aux petites gens, et qu'on rit d'un enfant de bonne maison qui prйtend кtre fils de son pиre?

 

Lettre XIV de M. Wolmar а Mme d'Orbe

Je pars pour Etange, petite cousine; je m'йtais proposй de vous voir en allant; mais un retard dont vous кtes cause me force а plus de diligence, et j'aime mieux coucher а Lausanne en revenant pour y passer quelques heures de plus avec vous. Aussi bien j'ai а vous consulter sur plusieurs choses dont il est bon de vous parler d'avance afin que vous ayez le temps d'y rйflйchir avant de m'en dire votre avis.

Je n'ai point voulu vous expliquer mon projet au sujet du jeune homme, avant que sa prйsence eыt confirmй la bonne opinion que j'en avais conзue. Je crois dйjа m'кtre assez assurй de lui pour vous confier entre nous que ce projet est de le charger de l'йducation de mes enfants. Je n'ignore pas que ces soins importants sont le principal devoir d'un pиre; mais quand il sera temps de les prendre je serai trop вgй pour les remplir; et tranquille et contemplatif par tempйrament, j'eus toujours trop peu d'activitй pour pouvoir rйgler celle de la jeunesse. D'ailleurs par la raison qui vous est connue, Julie ne me verrait point sans inquiйtude prendre une fonction dont j'aurais peine а m'acquitter а son grй. Comme par mille autres raisons votre sexe n'est pas propre а ces mкmes soins, leur mиre s'occupera tout entiиre а bien йlever son Henriette: je vous destine pour votre part le gouvernement du mйnage sur le plan que vous trouverez йtabli et que vous avez approuvй; la mienne sera de voir trois honnкtes gens concourir au bonheur de la maison, et de goыter dans ma vieillesse un repos qui sera leur ouvrage.

J'ai toujours vu que ma femme aurait une extrкme rйpugnance а confier ses enfants а des mains mercenaires, et je n'ai pu blвmer ses scrupules. Le respectable йtat de prйcepteur exige tant de talents qu'on ne saurait payer, tant de vertus qui ne sont point а prix, qu'il est inutile d'en chercher un avec de l'argent. Il n'y a qu'un homme de gйnie en qui l'on puisse espйrer de trouver les lumiиres d'un maоtre; il n'y a qu'un ami trиs tendre а qui son coeur puisse inspirer le zиle d'un pиre; et le gйnie n'est guиre а vendre, encore moins l'attachement.

Votre ami m'a paru rйunir en lui toutes les qualitйs convenables; et, si j'ai bien connu son вme, je n'imagine pas pour lui de plus grande fйlicitй que de faire dans ces enfants chйris celle de leur mиre. Le seul obstacle que je puisse prйvoir est dans son affection pour milord Edouard qui lui permettra difficilement de se dйtacher d'un ami si cher et auquel il a de si grandes obligations, а moins qu'Edouard ne l'exige lui-mкme. Nous attendons bientфt cet homme extraordinaire; et comme vous avez beaucoup d'empire sur son esprit, s'il ne dйment pas l'idйe que vous m'en avez donnйe, je pourrais bien vous charger de cette nйgociation prиs de lui.

Vous avez а prйsent, petite cousine, la clef de toute ma conduite, qui ne peut que paraоtre fort bizarre sans cette explication, et qui, j'espиre, aura dйsormais l'approbation de Julie et la vфtre. L'avantage d'avoir une femme comme la mienne m'a fait tenter des moyens qui seraient impraticables avec une autre. Si je la laisse en toute confiance avec son ancien amant sous la seule garde de sa vertu, je serais insensй d'йtablir dans ma maison cet amant avant de m'assurer qu'il eыt pour jamais cessй de l'кtre, et comment pouvoir m'en assurer, si j'avais une йpouse sur laquelle je comptasse moins?

Je vous ai vue quelquefois sourire а mes observations sur l'amour: mais pour le coup je tiens de quoi vous humilier. J'ai fait une dйcouverte que ni vous ni femme au monde, avec toute la subtilitй qu'on prкte а votre sexe, n'eussiez jamais faite, dont pourtant vous sentirez peut-кtre l'йvidence au premier instant, et que vous tiendrez au moins pour dйmontrйe quand j'aurai pu vous expliquer sur quoi je la fonde. De vous dire que mes jeunes gens sont plus amoureux que jamais, ce n'est pas sans doute une merveille а vous apprendre. De vous assurer au contraire qu'ils sont parfaitement guйris, vous savez ce que peuvent la raison, la vertu; ce n'est pas lа non plus leur plus grand miracle. Mais que ces deux opposйs soient vrais en mкme temps; qu'ils brыlent plus ardemment que jamais l'un pour l'autre, et qu'il ne rиgne plus entre eux qu'un honnкte attachement; qu'ils soient toujours amants et ne soient plus qu'amis; c'est, je pense, а quoi vous vous attendez moins, ce que vous aurez plus de peine а comprendre, et ce qui est pourtant selon l'exacte vйritй.

Telle est l'йnigme que forment les contradictions frйquentes que vous avez dы remarquer en eux, soit dans leurs discours, soit dans leurs lettres. Ce que vous avez йcrit а Julie au sujet du portrait a servi plus que tout le reste а m'en йclaircir le mystиre; et je vois qu'ils sont toujours de bonne foi, mкme en se dйmentant sans cesse. Quand je dis eux, c'est surtout le jeune homme que j'entends; car pour votre amie, on n'en peut parler que par conjecture; un voile de sagesse et d'honnкtetй fait tant de replis autour de son coeur, qu'il n'est plus possible а l'oeil humain d'y pйnйtrer, pas mкme au sien propre. La seule chose qui me fait soupзonner qu'il lui reste quelque dйfiance а vaincre, est qu'elle ne cesse de chercher en elle-mкme ce qu'elle ferait si elle йtait tout а fait guйrie, et le fait avec tant d'exactitude, que si elle йtait rйellement guйrie, elle ne le ferait pas si bien.

Pour votre ami, qui, bien que vertueux, s'effraye moins des sentiments qui lui restent, je lui vois encore tous ceux qu'il eut dans sa premiиre jeunesse; mais je les vois sans avoir droit de m'en offenser. Ce n'est pas de Julie de Wolmar qu'il est amoureux, c'est de Julie d'Etange; il ne me hait point comme le possesseur de la personne qu'il aime, mais comme le ravisseur de celle qu'il a aimйe. La femme d'un autre n'est point sa maоtresse; la mиre de deux enfants n'est plus son ancienne йcoliиre. Il est vrai qu'elle lui ressemble beaucoup et qu'elle lui en rappelle souvent le souvenir. Il l'aime dans le temps passй: voilа le vrai mot de l'йnigme. Otez-lui la mйmoire, il n'aura plus d'amour.

Ceci n'est pas une vaine subtilitй, petite cousine; c'est une observation trиs solide, qui, йtendue а d'autres amours, aurait peut-кtre une application bien plus gйnйrale qu'il ne paraоt. Je pense mкme qu'elle ne serait pas difficile а expliquer en cette occasion par vos propres idйes. Le temps oщ vous sйparвtes ces deux amants fut celui oщ leur passion йtait а son plus haut point de vйhйmence. Peut-кtre s'ils fussent restйs plus longtemps ensemble, se seraient-ils peu а peu refroidis; mais leur imagination vivement йmue les a sans cesse offerts l'un а l'autre tels qu'ils йtaient а l'instant de leur sйparation. Le jeune homme, ne voyant point dans sa maоtresse les changements qu'y faisait le progrиs du temps, l'aimait telle qu'il l'avait vue, et non plus telle qu'elle йtait. Pour le rendre heureux il n'йtait pas question seulement de la lui donner, mais de la lui rendre au mкme вge et dans les mкmes circonstances oщ elle s'йtait trouvйe au temps de leurs premiиres amours; la moindre altйration а tout cela йtait autant d'фtй du bonheur qu'il s'йtait promis. Elle est devenue plus belle, mais elle a changй; ce qu'elle a gagnй tourne en ce sens а son prйjudice; car c'est de l'ancienne et non pas d'une autre qu'il est amoureux.

L'erreur qui l'abuse et le trouble est de confondre les temps et de se reprocher souvent comme un sentiment actuel ce qui n'est que l'effet d'un souvenir trop tendre; mais je ne sais s'il ne vaut pas mieux achever de le guйrir que le dйsabuser. On tirera peut-кtre meilleur parti pour cela de son erreur que de ses lumiиres. Lui dйcouvrir le vйritable йtat de son coeur serait lui apprendre la mort de ce qu'il aime; ce serait lui donner une affliction dangereuse en ce que l'йtat de tristesse est toujours favorable а l'amour.

Dйlivrй des scrupules qui le gкnent, il nourrirait peut-кtre avec plus de complaisance des souvenirs qui doivent s'йteindre; il en parlerait avec moins de rйserve; et les traits de sa Julie ne sont pas tellement effacйs en Mme de Wolmar, qu'а force de les y chercher il ne les y pыt trouver encore. J'ai pensй qu'au lieu de lui фter l'opinion des progrиs qu'il croit avoir faits, et qui sert d'encouragement pour achever, il fallait lui faire perdre la mйmoire des temps qu'il doit oublier, en substituant adroitement d'autres idйes а celles qui lui sont si chиres. Vous, qui contribuвtes а les faire naоtre, pouvez contribuer plus que personne а les effacer; mais c'est seulement quand vous serez tout а fait avec nous que je veux vous dire а l'oreille ce qu'il faut faire pour cela; charge qui, si je ne me trompe, ne vous sera pas fort onйreuse. En attendant, je cherche а le familiariser avec les objets qui l'effarouchent, en les lui prйsentant de maniиre qu'ils ne soient plus dangereux pour lui. Il est ardent, mais faible et facile а subjuguer. Je profite de cet avantage en donnant le change а son imagination. A la place de sa maоtresse, je le force de voir toujours l'йpouse d'un honnкte homme et la mиre de mes enfants: j'efface un tableau par un autre, et couvre le passй du prйsent. On mиne un coursier ombrageux а l'objet qui l'effraye, afin qu'il n'en soit plus effrayй. C'est ainsi qu'il en faut user avec ces jeunes gens dont l'imagination brыle encore, quand leur coeur est dйjа refroidi, et leur offre dans l'йloignement des monstres qui disparaissent а leur approche.

Je crois bien connaоtre les forces de l'un et de l'autre; je ne les expose qu'а des йpreuves qu'ils peuvent soutenir; car la sagesse ne consiste pas а prendre indiffйremment toutes sortes de prйcautions mais а choisir celles qui sont utiles et а nйgliger les superflues. Les huit jours pendant lesquels je les vais laisser ensemble suffiront peut-кtre pour leur apprendre а dйmкler leurs vrais sentiments et connaоtre ce qu'ils sont rйellement l'un а l'autre. Plus ils se verront seul а seul, plus ils comprendront aisйment leur erreur en comparant ce qu'ils sentiront avec ce qu'ils auraient autrefois senti dans une situation pareille. Ajoutez qu'il leur importe de s'accoutumer sans risque а la familiaritй dans laquelle ils vivront nйcessairement si mes vues sont remplies. Je vois par la conduite de Julie qu'elle a reзu de vous des conseils qu'elle ne pouvait refuser de suivre sans se faire tort. Quel plaisir je prendrais а lui donner cette preuve que je sens tout ce qu'elle vaut, si c'йtait une femme auprиs de laquelle un mari pыt se faire un mйrite de sa confiance! Mais quand elle n'aurait rien gagnй sur son coeur, sa vertu resterait la mкme: elle lui coыterait davantage et ne triompherait pas moins. Au lieu que s'il lui reste aujourd'hui quelque peine intйrieure а souffrir, ce ne peut кtre que dans l'attendrissement d'une conversation de rйminiscence, qu'elle ne saura que trop pressentir, et qu'elle йvitera toujours. Ainsi, vous voyez qu'il ne faut point juger ici de ma conduite par les rиgles ordinaires, mais par les vues qui me l'inspirent et par le caractиre unique de celle envers qui je la tiens.

Adieu, petite cousine, jusqu'а mon retour. Quoique je n'aie pas donnй toutes ces explications а Julie, je n'exige pas que vous lui en fassiez un mystиre. J'ai pour maxime de ne point interposer de secrets entre les amis: ainsi je remets ceux-ci а votre discrйtion; faites-en l'usage que la prudence et l'amitiй vous inspireront: je sais que vous ne ferez rien que pour le mieux et le plus honnкte.

 

Lettre XV а milord Edouard

M. de Wolmar partit hier pour Etange, et j'ai peine а concevoir l'йtat de tristesse oщ m'a laissй son dйpart. Je crois que l'йloignement de sa femme m'affligerait moins que le sien. Je me sens plus contraint qu'en sa prйsence mкme: un morne silence rиgne au fond de mon coeur; un effroi secret en йtouffe le murmure; et, moins troublй de dйsirs que de craintes, j'йprouve les terreurs du crime sans en avoir les tentations.

Savez-vous, milord, oщ mon вme se rassure et perd ces indignes frayeurs? Auprиs de Mme de Wolmar. Sitфt que j'approche d'elle, sa vue apaise mon trouble, ses regards йpurent mon coeur. Tel est l'ascendant du sien, qu'il semble toujours inspirer aux autres le sentiment de son innocence et le repos qui en est l'effet. Malheureusement pour moi, sa rиgle de vie ne la livre pas toute la journйe а la sociйtй de ses amis, et dans les moments que je suis forcй de passer sans la voir je souffrirais moins d'кtre plus loin d'elle.

Ce qui contribue encore а nourrir la mйlancolie dont je me sens accablй, c'est un mot qu'elle me dit hier aprиs le dйpart de son mari. Quoique jusqu'а cet instant elle eыt fait assez bonne contenance, elle le suivit longtemps des yeux avec un air attendri, que j'attribuai d'abord au seul йloignement de cet heureux йpoux; mais je conзus а son discours que cet attendrissement avait encore une autre cause qui ne m'йtait pas connue. "Vous voyez comme nous vivons, me dit-elle, et vous savez s'il m'est cher. Ne croyez pas pourtant que le sentiment qui m'unit а lui, aussi tendre et plus puissant que l'amour, en ait aussi les faiblesses. S'il nous en coыte quand la douce habitude de vivre ensemble est interrompue, l'espoir assurй de la reprendre bientфt nous console. Un йtat aussi permanent laisse peu de vicissitudes а craindre; et dans une absence de quelques jours nous sentons moins la peine d'un si court intervalle que le plaisir d'en envisager la fin. L'affliction que vous lisez dans mes yeux vient d'un sujet plus grave; et, quoiqu'elle soit relative а M. de Wolmar, ce n'est point son йloignement qui la cause.

Mon cher ami, ajouta-t-elle d'un ton pйnйtrй, il n'y a point de vrai bonheur sur la terre. J'ai pour mari le plus honnкte et le plus doux des hommes; un penchant mutuel se joint au devoir qui nous lie, il n'a point d'autres dйsirs que les miens; j'ai des enfants qui ne donnent et ne promettent que des plaisirs а leur mиre; il n'y eut jamais d'amie plus tendre, plus vertueuse, plus aimable que celle dont mon coeur est idolвtre, et je vais passer mes jours avec elle; vous-mкme contribuez а me les rendre chers en justifiant si bien mon estime et mes sentiments pour vous; un long et fвcheux procиs prкt а finir va ramener dans nos bras le meilleur des pиres; tout nous prospиre; l'ordre et la paix rиgnent dans notre maison; nos domestiques sont zйlйs et fidиles; nos voisins nous marquent toutes sortes d'attachement; nous jouissons de la bienveillance publique. Favorisйe en toutes choses du ciel, de la fortune, et des hommes, je vois tout concourir а mon bonheur. Un chagrin secret, un seul chagrin l'empoisonne, et je ne suis pas heureuse." Elle dit ces derniers mots avec un soupir qui me perзa l'вme, et auquel je vis trop que je n'avais aucune part. Elle n'est pas heureuse, me dis-je en soupirant а mon tour, et ce n'est plus moi qui l'empкche de l'кtre!

Cette funeste idйe bouleversa dans un instant toutes les miennes, et troubla le repos dont je commenзais а jouir. Impatient du doute insupportable oщ ce discours m'avait jetй, je la pressai tellement d'achever de m'ouvrir son coeur, qu'enfin elle versa dans le mien ce fatal secret et me permit de vous le rйvйler. Mais voici l'heure de la promenade. Mme de Wolmar sort actuellement du gynйcйe pour aller se promener avec ses enfants; elle vient de me le faire dire. J'y cours, milord: je vous quitte pour cette fois, et remets а reprendre dans une autre lettre le sujet interrompu dans celle-ci.

 

Lettre XVI de Madame de Wolmar а son mari

Je vous attends mardi, comme vous me le marquez, et vous trouverez tout arrangй selon vos intentions. Voyez, en revenant, Mme d'Orbe; elle vous dira ce qui s'est passй durant votre absence: j'aime mieux que vous l'appreniez d'elle que de moi.

Wolmar, il est vrai, je crois mйriter votre estime; mais votre conduite n'en est pas plus convenable, et vous jouissez durement de la vertu de votre femme.

 

Lettre XVII а milord Edouard

Je veux, milord, vous rendre compte d'un danger que nous courыmes ces jours passйs, et dont heureusement nous avons йtй quittes pour la peur et un peu de fatigue. Ceci vaut bien une lettre а part: en la lisant, vous sentirez ce qui m'engage а vous l'йcrire.

Vous savez que la maison de Mme de Wolmar n'est pas loin du lac, et qu'elle aime les promenades sur l'eau. Il y a trois jours que le dйsoeuvrement oщ l'absence de son mari nous laisse et la beautй de la soirйe nous firent projeter une de ces promenades pour le lendemain. Au lever du soleil nous nous rendоmes au rivage; nous prоmes un bateau avec des filets pour pкcher, trois rameurs, un domestique, et nous nous embarquвmes avec quelques provisions pour le dоner. J'avais pris un fusil pour tirer des besolets; mais elle me fit honte de tuer des oiseaux а pure perte et pour le seul plaisir de faire du mal. Je m'amusais donc а rappeler de temps en temps des gros sifflets, des tiou-tious, des crenets, des sifflassons; et je ne tirai qu'un seul coup de fort loin sur une grиbe que je manquai.

Nous passвmes une heure ou deux а pкcher а cinq cents pas du rivage. La pкche fut bonne; mais, а l'exception d'une truite qui avait reзu un coup d'aviron, Julie fit tout rejeter а l'eau. "Ce sont, dit-elle, des animaux qui souffrent; dйlivrons-les: jouissons du plaisir qu'ils auront d'кtre йchappйs au pйril." Cette opйration se fit lentement, а contre-coeur, non sans quelques reprйsentations; et je vis aisйment que nos gens auraient mieux goыtй le poisson qu'ils avaient pris que la morale qui lui sauvait la vie:

Nous avanзвmes ensuite en pleine eau; puis, par une vivacitй de jeune homme dont il serait temps de guйrir, m'йtant mis а nager, je dirigeai tellement au milieu du lac que nous nous trouvвmes bientфt а plus d'une lieue du rivage. Lа j'expliquais а Julie toutes les parties du superbe horizon qui nous entourait. Je lui montrais de loin les embouchures du Rhфne, dont l'impйtueux cours s'arrкte tout а coup au bout d'un quart de lieue, et semble craindre de souiller de ses eaux bourbeuses le cristal azurй du lac. Je lui faisais observer les redans des montagnes, dont les angles correspondants et parallиles forment dans l'espace qui les sйpare un lit digne du fleuve qui le remplit. En l'йcartant de nos cфtes j'aimais а lui faire admirer les riches et charmantes rives du pays de Vaud, oщ la quantitй des villes, l'innombrable foule du peuple, les coteaux verdoyants et parйs de toutes parts, forment un tableau ravissant; oщ la terre, partout cultivйe et partout fйconde, offre au laboureur, au pвtre, au vigneron, le fruit assurй de leurs peines, que ne dйvore point l'avide publicain. Puis, lui montrant le Chablais sur la cфte opposйe, pays non moins favorisй de la nature, et qui n'offre pourtant qu'un spectacle de misиre, je lui faisais sensiblement distinguer les diffйrents effets des deux gouvernements pour la richesse, le nombre et le bonheur des hommes. "C'est ainsi, lui disais-je, que la terre ouvre son sein fertile et prodigue ses trйsors aux heureux peuples qui la cultivent pour eux-mкmes: elle semble sourire et s'animer au doux spectacle de la libertй; elle aime а nourrir des hommes. Au contraire, les tristes masures, la bruyиre, et les ronces, qui couvrent une terre а demi dйserte, annoncent de loin qu'un maоtre absent y domine, et qu'elle donne а regret а des esclaves quelques maigres productions dont ils ne profitent pas."

Tandis que nous nous amusions agrйablement а parcourir ainsi des yeux les cфtes voisines, un sйchard, qui nous poussait de biais vers la rive opposйe, s'йleva, fraоchit considйrablement; et, quand nous songeвmes а revirer, la rйsistance se trouva si forte qu'il ne fut plus possible а notre frкle bateau de la vaincre. Bientфt les ondes devinrent terribles: il fallut regagner la rive de Savoie, et tвcher d'y prendre terre au village de Meillerie qui йtait vis-а-vis de nous, et qui est presque le seul lieu de cette cфte oщ la grиve offre un abord commode. Mais le vent ayant changй se renforзait, rendait inutiles les efforts de nos bateliers et nous faisait dйriver plus bas le long d'une file de rochers escarpйs oщ l'on ne trouve plus d'asile.

Nous nous mоmes tous aux rames; et presque au mкme instant j'eus la douleur de voir Julie saisie du mal de coeur, faible et dйfaillante au bord du bateau. Heureusement elle йtait faite а l'eau et cet йtat ne dura pas. Cependant nos efforts croissaient avec le danger; le soleil, la fatigue et la sueur nous mirent tous hors d'haleine et dans un йpuisement excessif. C'est alors que, retrouvant tout son courage, Julie animait le nфtre par ses caresses compatissantes; elle nous essuyait indistinctement а tous le visage, et mкlant dans un vase du vin avec de l'eau de peur d'ivresse, elle en offrait alternativement aux plus йpuisйs. Non, jamais votre adorable amie ne brilla d'un si vif йclat que dans ce moment oщ la chaleur et l'agitation avaient animй son teint d'un plus grand feu; et ce qui ajoutait le plus а ses charmes йtait qu'on voyait si bien а son air attendri que tous ses soins venaient moins de frayeur pour elle que de compassion pour nous. Un instant seulement deux planches s'йtant entr'ouvertes, dans un choc qui nous inonda tous, elle crut le bateau brisй; et dans une exclamation de cette tendre mиre j'entendis distinctement ces mots: "O mes enfants! faut-il ne vous voir plus?" Pour moi, dont l'imagination va toujours plus loin que le mal, quoique je connusse au vrai l'йtat du pйril, je croyais voir de moment en moment le bateau englouti, cette beautй si touchante se dйbattre au milieu des flots, et la pвleur de la mort ternir les roses de son visage.

Enfin а force de travail nous remontвmes а Meillerie, et, aprиs avoir luttй plus d'une heure а dix pas du rivage, nous parvоnmes а prendre terre. En abordant, toutes les fatigues furent oubliйes. Julie prit sur soi la reconnaissance de tous les soins que chacun s'йtait donnйs; et comme au fort du danger elle n'avait songй qu'а nous, а terre il lui semblait qu'on n'avait sauvй qu'elle.

Nous dоnвmes avec l'appйtit qu'on gagne dans un violent travail. La truite fut apprкtйe. Julie qui l'aime extrкmement en mangea peu; et je compris que, pour фter aux bateliers le regret de leur sacrifice, elle ne se souciait pas que j'en mangeasse beaucoup moi-mкme. Milord, vous l'avez dit mille fois, dans les petites choses comme dans les grandes cette вme aimante se peint toujours.

Aprиs le dоner, l'eau continuant d'кtre forte et le bateau ayant besoin de raccommoder, je proposai un tour de promenade. Julie m'opposa le vent, le soleil, et songeait а ma lassitude. J'avais mes vues; ainsi je rйpondis а tout. "Je suis, lui dis-je, accoutumй dиs l'enfance aux exercices pйnibles; loin de nuire а ma santй ils l'affermissent, et mon dernier voyage m'a rendu bien plus robuste encore. A l'йgard du soleil et du vent, vous avez votre chapeau de paille; nous gagnerons des abris et des bois; il n'est question que de monter entre quelques rochers; et vous qui n'aimez pas la plaine en supporterez volontiers la fatigue." Elle fit ce que je voulais, et nous partоmes pendant le dоner de nos gens.

Vous savez qu'aprиs mon exil du Valais je revins il y a dix ans а Meillerie attendre la permission de mon retour. C'est lа que je passai des jours si tristes et si dйlicieux, uniquement occupй d'elle, et c'est de lа que je lui йcrivis une lettre dont elle fut si touchйe. J'avais toujours dйsirй de revoir la retraite isolйe qui me servit d'asile au milieu des glaces et oщ mon coeur se plaisait а converser en lui-mкme avec ce qu'il eut de plus cher au monde. L'occasion de visiter ce lieu si chйri dans une saison plus agrйable, et avec celle dont l'image l'habitait jadis avec moi, fut le motif secret de ma promenade. Je me faisais un plaisir de lui montrer d'anciens monuments d'une passion si constante et si malheureuse.

Nous y parvоnmes aprиs une heure de marche par des sentiers tortueux et frais, qui, montant insensiblement entre les arbres et les rochers, n'avaient rien de plus incommode que la longueur du chemin. En approchant et reconnaissant mes anciens renseignements, je fus prкt а me trouver mal; mais je me surmontai, je cachai mon trouble, et nous arrivвmes. Ce lieu solitaire formait un rйduit sauvage et dйsert, mais plein de ces sortes de beautйs qui ne plaisent qu'aux вmes sensibles, et paraissent horribles aux autres. Un torrent formй par la fonte des neiges roulait а vingt pas de nous une eau bourbeuse, charriait avec bruit du limon, du sable et des pierres. Derriиre nous une chaоne de roches inaccessibles sйparait l'esplanade oщ nous йtions de cette partie des Alpes qu'on nomme les Glaciиres, parce que d'йnormes sommets de glaces qui s'accroissent incessamment les couvrent depuis le commencement du monde. Des forкts de noirs sapins nous ombrageaient tristement а droite. Un grand bois de chкnes йtait а gauche au delа du torrent; et au-dessous de nous cette immense plaine d'eau que le lac forme au sein des Alpes nous sйparait des riches cфtes du pays de Vaud, dont la cime du majestueux Jura couronnait le tableau.

Au milieu de ces grands et superbes objets, le petit terrain oщ nous йtions йtalait les charmes d'un sйjour riant et champкtre; quelques ruisseaux filtraient а travers les rochers, et roulaient sur la verdure en filets de cristal; quelques arbres fruitiers sauvages penchaient leurs tкtes sur les nфtres; la terre humide et fraоche йtait couverte d'herbe et de fleurs. En comparant un si doux sйjour aux objets qui l'environnaient, il semblait que ce lieu dыt кtre l'asile de deux amants йchappйs seuls au bouleversement de la nature.

Quand nous eыmes atteint ce rйduit et que je l'eus quelque temps contemplй: "Quoi! dis-je а Julie en la regardant avec un oeil humide, votre coeur ne vous dit-il rien ici, et ne sentez-vous point quelque йmotion secrиte а l'aspect d'un lieu si plein de vous?" Alors, sans attendre sa rйponse, je la conduisis vers le rocher, et lui montrai son chiffre gravй dans mille endroits, et plusieurs vers de Pйtrarque ou du Tasse relatifs а la situation oщ j'йtais en les traзant. En les revoyant moi-mкme aprиs si longtemps, j'йprouvai combien la prйsence des objets peut ranimer puissamment les sentiments violents dont on fut agitй prиs d'eux. Je lui dis avec un peu de vйhйmence: "O Julie, йternel charme de mon coeur! Voici les lieux oщ soupira jadis pour toi le plus fidиle amant du monde. Voici le sйjour oщ ta chиre image faisait son bonheur, et prйparait celui qu'il reзut enfin de toi-mкme. On n'y voyait alors ni ces fruits ni ces ombrages; la verdure et les fleurs ne tapissaient point ces compartiments, le cours de ces ruisseaux n'en formait point les divisions; ces oiseaux n'y faisaient point entendre leurs ramages; le vorace йpervier, le corbeau funиbre, et l'aigle terrible des Alpes, faisaient seuls retentir de leurs cris ces cavernes; d'immenses glaces pendaient а tous ces rochers; des festons de neige йtaient le seul ornement de ces arbres; tout respirait ici les rigueurs de l'hiver et l'horreur des frimas; les feux seuls de mon coeur me rendaient ce lieu supportable, et les jours entiers s'y passaient а penser а toi. Voilа la pierre oщ je m'asseyais pour contempler au loin ton heureux sйjour; sur celle-ci fut йcrite la lettre qui toucha ton coeur; ces cailloux tranchants me servaient de burin pour graver ton chiffre; ici je passai le torrent glacй pour reprendre une de tes lettres qu'emportait un tourbillon; lа je vins relire et baiser mille fois la derniиre que tu m'йcrivis; voilа le bord oщ d'un oeil avide et sombre je mesurais la profondeur de ces abоmes; enfin ce fut ici qu'avant mon triste dйpart je vins te pleurer mourante et jurer de ne te pas survivre. Fille trop constamment aimйe, ф toi pour qui j'йtais nй! Faut-il me retrouver avec toi dans les mкmes lieux, et regretter le temps que j'y passais а gйmir de ton absence?..." J'allais continuer; mais Julie, qui, me voyant approcher du bord, s'йtait effrayйe et m'avait saisi la main, la serra sans mot dire en me regardant avec tendresse et retenant avec peine un soupir; puis tout а coup dйtournant la vue et me tirant par le bras: "Allons-nous-en, mon ami, me dit-elle d'une voix йmue; l'air de ce lieu n'est pas bon pour moi." Je partis avec elle en gйmissant, mais sans lui rйpondre, et je quittai pour jamais ce triste rйduit comme j'aurais quittй Julie elle-mкme.

Revenus lentement au port aprиs quelques dйtours, nous nous sйparвmes. Elle voulut rester seule, et je continuai de me promener sans trop savoir oщ j'allais. A mon retour, le bateau n'йtant pas encore prкt ni l'eau tranquille, nous soupвmes tristement, les yeux baissйs, l'air rкveur, mangeant peu et parlant encore moins. Aprиs le souper, nous fыmes nous asseoir sur la grиve en attendant le moment du dйpart. Insensiblement la lune se leva, l'eau devint plus calme, et Julie me proposa de partir. Je lui donnai la main pour entrer dans le bateau; et, en m'asseyant а cфtй d'elle, je ne songeai plus а quitter sa main. Nous gardions un profond silence. Le bruit йgal et mesurй des rames m'excitait а rкver. Le chant assez gai des bйcassines, me retraзant les plaisirs d'un autre вge, au lieu de m'йgayer, m'attristait. Peu а peu je sentis augmenter la mйlancolie dont j'йtais accablй. Un ciel serein, les doux rayons de la lune, le frйmissement argentй dont l'eau brillait autour de nous, le concours des plus agrйables sensations, la prйsence mкme de cet objet chйri, rien ne put dйtourner de mon coeur mille rйflexions douloureuses.

Je commenзai par me rappeler une promenade semblable faite autrefois avec elle durant le charme de nos premiиres amours. Tous les sentiments dйlicieux qui remplissaient alors mon вme s'y retracиrent pour l'affliger; tous les йvйnements de notre jeunesse, nos йtudes, nos entretiens, nos lettres, nos rendez-vous, nos plaisirs,

E tanta-fede, e si dolci memorie,

E si lungo costume!

ces foules de petits objets qui m'offraient l'image de mon bonheur passй, tout revenait, pour augmenter ma misиre prйsente, prendre place en mon souvenir. C'en est fait, disais-je en moi-mкme; ces temps, ces temps heureux ne sont plus; ils ont disparu pour jamais. Hйlas! ils ne reviendront plus; et nous vivons, et nous sommes ensemble, et nos coeurs sont toujours unis! Il me semblait que j'aurais portй plus patiemment sa mort ou son absence, et que j'avais moins souffert tout le temps que j'avais passй loin d'elle. Quand je gйmissais dans l'йloignement, l'espoir de la revoir soulageait mon coeur; je me flattais qu'un instant de sa prйsence effacerait toutes mes peines; j'envisageais au moins dans les possibles un йtat moins cruel que le mien. Mais se trouver auprиs d'elle, mais la voir, la toucher, lui parler, l'aimer, l'adorer, et, presque en la possйdant encore, la sentir perdue а jamais pour moi; voilа ce qui me jetait dans des accиs de fureur et de rage qui m'agitиrent par degrйs jusqu'au dйsespoir. Bientфt je commenзai de rouler dans mon esprit des projets funestes, et, dans un transport dont je frйmis en y pensant, je fus violemment tentй de la prйcipiter avec moi dans les flots, et d'y finir dans ses bras ma vie et mes longs tourments. Cette horrible tentation devint а la fin si forte, que je fus obligй de quitter brusquement sa main pour passer а la pointe du bateau.

Lа mes vives agitations commencиrent а prendre un autre cours; un sentiment plus doux s'insinua peu а peu dans mon вme, l'attendrissement surmonta le dйsespoir, je me mis а verser des torrents de larmes, et cet йtat, comparй а celui dont je sortais, n'йtait pas sans quelques plaisirs. Je pleurai fortement, longtemps, et fus soulagй. Quand je me trouvai bien remis, je revins auprиs de Julie; je repris sa main. Elle tenait son mouchoir; je le sentis fort mouillй. "Ah! lui dis-je tout bas, je vois que nos coeurs n'ont jamais cessй de s'entendre! - Il est vrai, dit-elle d'une voix altйrйe; mais que ce soit la derniиre fois qu'ils auront parlй sur ce ton." Nous recommenзвmes alors а causer tranquillement, et au bout d'une heure de navigation nous arrivвmes sans autre accident. Quand nous fыmes rentrйs, j'aperзus а la lumiиre qu'elle avait les yeux rouges et fort gonflйs; elle ne dut pas trouver les miens en meilleur йtat. Aprиs les fatigues de cette journйe, elle avait grand besoin de repos; elle se retira, et je fus me coucher.

Voilа, mon ami, le dйtail du jour de ma vie oщ, sans exception, j'ai senti les йmotions les plus vives. J'espиre qu'elles seront la crise qui me rendra tout а fait а moi. Au reste, je vous dirai que cette aventure m'a plus convaincu que tous les arguments de la libertй de l'homme et du mйrite de la vertu. Combien de gens sont faiblement tentйs et succombent? Pour Julie, mes yeux le virent et mon coeur le sentit: elle soutint ce jour-lа le plus grand combat qu'вme humaine ait pu soutenir; elle vainquit pourtant. Mais qu'ai-je fait pour rester si loin d'elle? O Edouard! quand sйduit par ta maоtresse tu sus triompher а la fois de tes dйsirs et des siens, n'йtais-tu qu'un homme? Sans toi j'йtais perdu peut-кtre. Cent fois dans ce jour pйrilleux, le souvenir de ta vertu m'a rendu la mienne.

Fin de la quatriиme partie

Lettres de deux amants habitants d'une petite ville au pied des Alpes

 

Cinquiиme partie

 

Lettre I de milord Edouard

Sors de l'enfance, ami, rйveille-toi. Ne livre point ta vie entiиre au long sommeil de la raison. L'вge s'йcoule, il ne t'en reste plus que pour кtre sage. A trente ans passйs il est temps de songer а soi; commence donc а rentrer en toi-mкme, et sois homme une fois avant la mort.

Mon cher, votre coeur vous en a longtemps imposй sur vos lumiиres. Vous avez voulu philosopher avant d'en кtre capable; vous avez pris le sentiment pour de la raison, et content d'estimer les choses par l'impression qu'elles vous ont faite, vous avez toujours ignorй leur vйritable prix. Un coeur droit est, je l'avoue, le premier organe de la vйritй; celui qui n'a rien senti ne sait rien apprendre; il ne fait que flotter d'erreur en erreur; il n'acquiert qu'un vain savoir et de stйriles connaissances, parce que le vrai rapport des choses а l'homme, qui est sa principale science, lui demeure toujours cachй. Mais c'est se borner а la premiиre moitiй de cette science que de ne pas йtudier encore les rapports qu'ont les choses entre elles, pour mieux juger de ceux qu'elles ont avec nous. C'est peu de connaоtre les passions humaines, si l'on n'en sait apprйcier les objets; et cette seconde йtude ne peut se faire que dans le calme de la mйditation.

La jeunesse du sage est le temps de ses expйriences; ses passions en sont les instruments. Mais aprиs avoir appliquй son вme aux objets extйrieurs pour les sentir, il la retire au dedans de lui pour les considйrer, les comparer, les connaоtre. Voilа le cas oщ vous devez кtre plus que personne au monde. Tout ce qu'un coeur sensible peut йprouver de plaisirs et de peines a rempli le vфtre; tout ce qu'un homme peut voir, vos yeux l'ont vu. Dans un espace de douze ans vous avez йpuisй tous les sentiments qui peuvent кtre йpars dans une longue vie, et vous avez acquis, jeune encore, l'expйrience d'un vieillard. Vos premiиres observations se sont portйes sur des gens simples et sortant presque des mains de la nature, comme pour vous servir de piиce de comparaison. Exilй dans la capitale du plus cйlиbre peuple de l'univers, vous кtes sautй pour ainsi dire а l'autre extrйmitй: le gйnie supplйe aux intermйdiaires. Passй chez la seule nation d'hommes qui reste parmi les troupeaux divers dont la terre est couverte, si vous n'avez pas vu rйgner les lois, vous les avez vues du moins exister encore; vous avez appris а quels signes on reconnaоt cet organe sacrй de la volontй d'un peuple, et comment l'empire de la raison publique est le vrai fondement de la libertй. Vous avez parcouru tous les climats, vous avez vu toutes les rйgions que le soleil йclaire. Un spectacle plus rare et digne de l'oeil du sage, le spectacle d'une вme sublime et pure, triomphant de ses passions et rйgnant sur elle-mкme, est celui dont vous jouissez. Le premier objet qui frappa vos regards est celui qui les frappe encore, et votre admiration pour lui n'est que mieux fondйe aprиs en avoir contemplй tant d'autres. Vous n'avez plus rien а sentir ni а voir qui mйrite de vous occuper. Il ne vous reste plus d'objet а regarder que vous-mкme, ni de jouissance а goыter que celle de la sagesse. Vous avez vйcu de cette courte vie; songez а vivre pour celle qui doit durer.

Vos passions, dont vous fыtes longtemps l'esclave vous ont laissй vertueux. Voilа toute votre gloire; elle est grande, sans doute, mais soyez-en moins fier. Votre force mкme est l'ouvrage de votre faiblesse. Savez-vous ce qui vous a fait aimer toujours la vertu? Elle a pris а vos yeux la figure de cette femme adorable qui la reprйsente si bien, et il serait difficile qu'une si chиre image vous en laissвt perdre le goыt. Mais ne l'aimerez-vous jamais pour elle seule, et n'irez-vous point au bien par vos propres forces, comme Julie a fait par les siennes? Enthousiaste oisif de ses vertus, vous bornerez-vous sans cesse а les admirer sans les imiter jamais? Vous parlez avec chaleur de la maniиre dont elle remplit ses devoirs d'йpouse et de mиre; mais vous, quand remplirez-vous vos devoirs d'homme et d'ami а son exemple? Une femme a triomphй d'elle-mкme, et un philosophe a peine а se vaincre! Voulez-vous donc n'кtre qu'un discoureur comme les autres, et vous borner а faire de bons livres, au lieu de bonnes actions? Prenez-y garde, mon cher; il rиgne encore dans vos lettres un ton de mollesse et de langueur qui me dйplaоt, et qui est bien plus un reste de votre passion qu'un effet de votre caractиre. Je hais partout la faiblesse, et n'en veux point dans mon ami. Il n'y a point de vertu sans force, et le chemin du vice est la lвchetй. Osez-vous bien compter sur vous avec un coeur sans courage? Malheureux! si Julie йtait faible, tu succomberais demain et ne serais qu'un vil adultиre. Mais te voilа restй seul avec elle: apprends а la connaоtre, et rougis de toi.

J'espиre pouvoir bientфt vous aller joindre. Vous savez а quoi ce voyage est destinй. Douze ans d'erreurs et de troubles me rendent suspect а moi-mкme: pour rйsister j'ai pu me suffire, pour choisir il me faut les yeux d'un ami; et je me fais un plaisir de rendre tout commun entre nous, la reconnaissance aussi bien que l'attachement. Cependant, ne vous y trompez pas, avant de vous accorder ma confiance, j'examinerai si vous en кtes digne, et si vous mйritez de me rendre les soins que j'ai pris de vous. Je connais votre coeur, j'en suis content: ce n'est pas assez; c'est de votre jugement que j'ai besoin dans un choix oщ doit prйsider la raison seule, et oщ la mienne peut m'abuser. Je ne crains pas les passions qui, nous faisant une guerre ouverte, nous avertissent de nous mettre en dйfense, nous laissent, quoi qu'elles fassent, la conscience de toutes nos fautes, et auxquelles on ne cиde qu'autant qu'on leur veut cйder. Je crains leur illusion qui trompe au lieu de contraindre, et nous fait faire, sans le savoir, autre chose que ce que nous voulons. On n'a besoin que de soi pour rйprimer ses penchants, on a quelquefois besoin d'autrui pour discerner ceux qu'il est permis de suivre; et c'est а quoi sert l'amitiй d'un homme sage, qui voit pour nous sous un autre point de vue les objets que nous avons intйrкt а bien connaоtre. Songez donc а vous examiner, et dites-vous si, toujours en proie а de vains regrets, vous serez а jamais inutile а vous et aux autres, ou si, reprenant enfin l'empire de vous-mкme, vous voulez mettre une fois votre вme en йtat d'йclairer celle de votre ami.

Mes affaires ne me retiennent plus а Londres que pour une quinzaine de jours: je passerai par notre armйe de Flandre, oщ je compte rester encore autant; de sorte que vous ne devez guиre m'attendre avant la fin du mois prochain ou le commencement d'octobre. Ne m'йcrivez plus а Londres, mais а l'armйe, sous l'adresse ci-jointe. Continuez vos descriptions: malgrй le mauvais ton de vos lettres, elles me touchent et m'instruisent; elles m'inspirent des projets de retraite et de repos convenables а mes maximes et а mon вge. Calmez surtout l'inquiйtude que vous m'avez donnйe sur Mme de Wolmar: si son sort n'est pas heureux, qui doit oser aspirer а l'кtre. Aprиs le dйtail qu'elle vous a fait, je ne puis concevoir ce qui manque а son bonheur.

 

Lettre II а milord Edouard

Oui, milord, je vous le confirme avec des transports de joie, la scиne de Meillerie a йtй la crise de ma folie et de mes maux. Les explications de M. de Wolmar m'ont entiиrement rassurй sur le vйritable йtat de mon coeur. Ce coeur trop faible est guйri tout autant qu'il peut l'кtre; et je prйfиre la tristesse d'un regret imaginaire а l'effroi d'кtre sans cesse assiйgй par le crime. Depuis le retour de ce digne ami, je ne balance plus а lui donner un nom si cher et dont vous m'avez si bien fait sentir tout le prix. C'est le moindre titre que je doive а quiconque aide а me rendre а la vertu. La paix est au fond de mon вme comme dans le sйjour que j'habite. Je commence а m'y voir sans inquiйtude, а y vivre comme chez moi; et si je n'y prends pas tout а fait l'autoritй d'un maоtre, je sens plus de plaisir encore а me regarder comme l'enfant de la maison. La simplicitй, l'йgalitй que j'y vois rйgner, ont un attrait qui me touche et me porte au respect. Je passe des jours sereins entre la raison vivante et la vertu sensible. En frйquentant ces heureux йpoux, leur ascendant me gagne et me touche insensiblement, et mon coeur se met par degrйs а l'unisson des leurs, comme la voix prend, sans qu'on y songe, le ton des gens avec qui l'on parle.

Quelle retraite dйlicieuse! Quelle charmante habitation! Que la douce habitude d'y vivre en augmente le prix! Et que, si l'aspect en paraоt d'abord peu brillant, il est difficile de ne pas l'aimer aussitфt qu'on la connaоt! Le goыt que prend Mme de Wolmar а remplir ses nobles devoirs, а rendre heureux et bons ceux qui l'approchent, se communique а tout ce qui en est l'objet, а son mari, а ses enfants, а ses hфtes, а ses domestiques. Le tumulte, les jeux bruyants, les longs йclats de rire ne retentissent point dans ce paisible sйjour; mais on y trouve partout des coeurs contents et des visages gais. Si quelquefois on y verse des larmes, elles sont d'attendrissement et de joie. Les noirs soucis, l'ennui, la tristesse, n'approchent pas plus d'ici que le vice et les remords dont ils sont le fruit.

Pour elle, il est certain qu'exceptй la peine secrиte qui la tourmente, et dont je vous ai dit la cause dans ma prйcйdente lettre, tout concourt а la rendre heureuse. Cependant avec tant de raisons de l'кtre, mille autres se dйsoleraient а sa place. Sa vie uniforme et retirйe leur serait insupportable; elles s'impatienteraient du tracas des enfants; elles s'ennuieraient des soins domestiques; elles ne pourraient souffrir la campagne; la sagesse et l'estime d'un mari peu caressant ne les dйdommageraient ni de sa froideur ni de son вge; sa prйsence et son attachement mкme leur seraient а charge. Ou elles trouveraient l'art de l'йcarter de chez lui pour y vivre а leur libertй, ou, s'en йloignant elles-mкmes, elles mйpriseraient les plaisirs de leur йtat; elles en chercheraient au loin de plus dangereux, et ne seraient а leur aise dans leur propre maison que quand elles y seraient йtrangиres. Il faut une вme saine pour sentir les charmes de la retraite; on ne voit guиre que des gens de bien se plaire au sein de leur famille et s'y renfermer volontairement; s'il est au monde une vie heureuse, c'est sans doute celle qu'ils y passent. Mais les instruments du bonheur ne sont rien pour qui ne sait pas les mettre en oeuvre, et l'on ne sent en quoi le vrai bonheur consiste qu'autant qu'on est propre а le goыter.

S'il fallait dire avec prйcision ce qu'on fait dans cette maison pour кtre heureux, je croirais avoir bien rйpondu en disant: On y sait vivre; non dans le sens qu'on donne en France а ce mot, qui est d'avoir avec autrui certaines maniиres йtablies par la mode; mais de la vie de l'homme, et pour laquelle il est nй; de cette vie dont vous me parlez, dont vous m'avez donnй l'exemple, qui dure au delа d'elle-mкme, et qu'on ne tient pas pour perdue au jour de la mort.

Julie a un pиre qui s'inquiиte du bien-кtre de sa famille; elle a des enfants а la subsistance desquels il faut pourvoir convenablement. Ce doit кtre le principal soin de l'homme sociable, et c'est aussi le premier dont elle et son mari se sont conjointement occupйs. En entrant en mйnage ils ont examinй l'йtat de leurs biens: ils n'ont pas tant regardй s'ils йtaient proportionnйs а leur condition qu'а leurs besoins; et, voyant qu'il n'y avait point de famille honnкte qui ne dыt s'en contenter, ils n'ont pas eu assez mauvaise opinion de leurs enfants pour craindre que le patrimoine qu'ils ont а leur laisser ne leur pыt suffire. Ils se sont donc appliquйs а l'amйliorer plutфt qu'а l'йtendre; ils ont placй leur argent plus sыrement qu'avantageusement; au lieu d'acheter de nouvelles terres, ils ont donnй un nouveau prix а celles qu'ils avaient dйjа, et l'exemple de leur conduite est le seul trйsor dont ils veuillent accroоtre leur hйritage.

Il est vrai qu'un bien qui n'augmente point est sujet а diminuer par mille accidents; mais si cette raison est un motif pour l'augmenter une fois, quand cessera-t-elle d'кtre un prйtexte pour l'augmenter toujours? Il faudra le partager а plusieurs enfants. Mais doivent-ils rester oisifs? Le travail de chacun n'est-il pas un supplйment а son partage, et son industrie ne doit-elle pas entrer dans le calcul de son bien? L'insatiable aviditй fait ainsi son chemin sous le masque de la prudence, et mиne au vice а force de chercher la sыretй. "C'est en vain, dit M. de Wolmar, qu'on prйtend donner aux choses humaines une soliditй qui n'est pas dans leur nature. La raison mкme veut que nous laissions beaucoup de choses au hasard; et si notre vie et notre fortune en dйpendent toujours malgrй nous, quelle folie de se donner sans cesse un tourment rйel pour prйvenir des maux douteux et des dangers inйvitables!" La seule prйcaution qu'il ait prise а ce sujet a йtй de vivre un an sur son capital, pour se laisser autant d'avance sur son revenu; de sorte que le produit anticipe toujours d'une annйe sur la dйpense. Il a mieux aimй diminuer un peu son fonds que d'avoir sans cesse а courir aprиs ses rentes. L'avantage de n'кtre point rйduit а des expйdients ruineux au moindre accident imprйvu l'a dйjа remboursй bien des fois de cette avance. Ainsi l'ordre et la rиgle lui tiennent lieu d'йpargne, et il s'enrichit de ce qu'il a dйpensй.

Les maоtres de cette maison jouissent d'un bien mйdiocre, selon les idйes de fortune qu'on a dans le monde; mais au fond je ne connais personne de plus opulent qu'eux. Il n'y a point de richesse absolue. Ce mot ne signifie qu'un rapport de surabondance entre les dйsirs et les facultйs de l'homme riche. Tel est riche avec un arpent de terre, tel est gueux au milieu de ses monceaux d'or. Le dйsordre et les fantaisies n'ont point de bornes, et font plus de pauvres que les vrais besoins. Ici la proportion est йtablie sur un fondement qui la rend inйbranlable, savoir le parfait accord des deux йpoux. Le mari s'est chargй du recouvrement des rentes, la femme en dirige l'emploi, et c'est dans l'harmonie qui rиgne entre eux qu'est la source de leur richesse.

Ce qui m'a d'abord le plus frappй dans cette maison, c'est d'y trouver l'aisance, la libertй, la gaietй, au milieu de l'ordre et de l'exactitude. Le grand dйfaut des maisons bien rйglйes est d'avoir un air triste et contraint. L'extrкme sollicitude des chefs sent toujours un peu l'avarice. Tout respire la gкne autour d'eux; la rigueur de l'ordre a quelque chose de servile qu'on ne supporte point sans peine. Les domestiques font leur devoir, mais ils le font d'un air mйcontent et craintif. Les hфtes sont bien reзus, mais ils n'usent qu'avec dйfiance de la libertй qu'on leur donne; et, comme on s'y voit toujours hors de la rиgle, on n'y fait rien qu'en tremblant de se rendre indiscret. On sent que ces pиres esclaves ne vivent point pour eux, mais pour leurs enfants, sans songer qu'ils ne sont pas seulement pиres, mais hommes, et qu'ils doivent а leurs enfants l'exemple de la vie de l'homme et du bonheur attachй а la sagesse. On suit ici des rиgles plus judicieuses. On y pense qu'un des principaux devoirs d'un bon pиre de famille n'est pas seulement de rendre son sйjour riant afin que ses enfants s'y plaisent, mais d'y mener lui-mкme une vie agrйable et douce, afin qu'ils sentent qu'on est heureux en vivant comme lui, et ne soient jamais tentйs de prendre pour l'кtre une conduite opposйe а la sienne. Une des maximes que M. de Wolmar rйpиte le plus souvent au sujet des amusements des deux cousines, est que la vie triste et mesquine des pиres et mиres est presque toujours la premiиre source du dйsordre des enfants.

Pour Julie, qui n'eut jamais d'autre rиgle que son coeur, et n'en saurait avoir de plus sыre, elle s'y livre sans scrupule, et, pour bien faire, elle fait tout ce qu'il lui demande. Il ne laisse pas de lui demander beaucoup, et personne ne sait mieux qu'elle mettre un prix aux douceurs de la vie. Comment cette вme si sensible serait-elle insensible aux plaisirs? Au contraire, elle les aime, elle les recherche, elle ne s'en refuse aucun de ceux qui la flattent; on voit qu'elle sait les goыter; mais ces plaisirs sont les plaisirs de Julie. Elle ne nйglige ni ses propres commoditйs ni celles des gens qui lui sont chers, c'est-а-dire de tous ceux qui l'environnent. Elle ne compte pour superflu rien de ce qui peut contribuer au bien-кtre d'une personne sensйe; mais elle appelle ainsi tout ce qui ne sert qu'а briller aux yeux d'autrui; de sorte qu'on trouve dans sa maison le luxe de plaisir et de sensualitй sans raffinement ni mollesse. Quant au luxe de magnificence et de vanitй, on n'y en voit que ce qu'elle n'a pu refuser au goыt de son pиre; encore y reconnaоt-on toujours le sien, qui consiste а donner moins de lustre et d'йclat que d'йlйgance et de grвce aux choses. Quand je lui parle des moyens qu'on invente journellement а Paris ou а Londres pour suspendre plus doucement les carrosses, elle approuve assez cela; mais quand je lui dis jusqu'а quel prix on a poussй les vernis, elle ne comprend plus, et me demande toujours si ces beaux vernis rendent les carrosses plus commodes. Elle ne doute pas que je n'exagиre beaucoup sur les peintures scandaleuses dont on orne а grands frais ces voitures, au lieu des armes qu'on y mettait autrefois; comme s'il йtait plus beau de s'annoncer aux passants pour un homme de mauvaises moeurs que pour un homme de qualitй! Ce qui l'a surtout rйvoltйe a йtй d'apprendre que les femmes avaient introduit ou soutenu cet usage, et que leurs carrosses ne se distinguaient de ceux des hommes que par des tableaux un peu plus lascifs. J'ai йtй forcй de lui citer lа-dessus un mot de votre illustre ami qu'elle a bien de la peine а digйrer. J'йtais chez lui un jour qu'on lui montrait un vis-а-vis de cette espиce. A peine eut-il jetй les yeux sur les panneaux, qu'il partit en disant au maоtre: "Montrez ce carrosse а des femmes de la cour; un honnкte homme n'oserait s'en servir."

Comme le premier pas vers le bien est de ne point faire de mal, le premier pas vers le bonheur est de ne point souffrir. Ces deux maximes, qui bien entendues йpargneraient beaucoup de prйceptes de morale, sont chиres а Mme de Wolmar. Le mal-кtre lui est extrкmement sensible et pour elle et pour les autres; et il ne lui serait pas plus aisй d'кtre heureuse en voyant des misйrables, qu'а l'homme droit de conserver sa vertu toujours pure en vivant sans cesse au milieu des mйchants. Elle n'a point cette pitiй barbare qui se contente de dйtourner les yeux des maux qu'elle pourrait soulager. Elle les va chercher pour les guйrir: c'est l'existence et non la vue des malheureux qui la tourmente; il ne lui suffit pas de ne point savoir qu'il y en a; il faut pour son bonheur qu'elle sache qu'il n'y en a pas, du moins autour d'elle; car ce serait sortir des termes de la raison que de faire dйpendre son bonheur de celui de tous les hommes. Elle s'informe des besoins de son voisinage avec la chaleur qu'on met а son propre intйrкt; elle en connaоt tous les habitants; elle y йtend pour ainsi dire l'enceinte de sa famille, et n'йpargne aucun soin pour en йcarter tous les sentiments de douleur et de peine auxquels la vie humaine est assujettie.

Milord, je veux profiter de vos leзons; mais pardonnez-moi un enthousiasme que je ne me reproche plus et que vous partagez. Il n'y aura jamais qu'une Julie au monde. La Providence a veillй sur elle, et rien de ce qui la regarde n'est un effet du hasard. Le ciel semble l'avoir donnйe а la terre pour y montrer а la fois l'excellence dont une вme humaine est susceptible, et le bonheur dont elle peut jouir dans l'obscuritй de la vie privйe, sans le secours des vertus йclatantes qui peuvent l'йlever au-dessus d'elle-mкme, ni de la gloire qui les peut honorer. Sa faute, si c'en fut une, n'a servi qu'а dйployer sa force et son courage. Ses parents, ses amis, ses domestiques, tous heureusement nйs, йtaient faits pour l'aimer et pour en кtre aimйs. Son pays йtait le seul oщ il lui convоnt de naоtre; la simplicitй qui la rend sublime devait rйgner autour d'elle; il lui fallait, pour кtre heureuse, vivre parmi des gens heureux. Si pour son malheur elle fыt nйe chez des peuples infortunйs qui gйmissent sous le poids de l'oppression, et luttent sans espoir et sans fruit contre la misиre qui les consume, chaque plainte des opprimйs eыt empoisonnй sa vie; la dйsolation commune l'eыt accablйe, et son coeur bienfaisant, йpuisй de peines et d'ennuis, lui eыt fait йprouver sans cesse les maux qu'elle n'eыt pu soulager.

Au lieu de cela, tout anime et soutient ici sa bontй naturelle. Elle n'a point а pleurer les calamitйs publiques. Elle n'a point sous les yeux l'image affreuse de la misиre et du dйsespoir. Le villageois а son aise a plus besoin de ses avis que de ses dons. S'il se trouve quelque orphelin trop jeune pour gagner sa vie, quelque veuve oubliйe qui souffre en secret, quelque vieillard sans enfants, dont les bras affaiblis par l'вge ne fournissent plus а son entretien, elle ne craint pas que ses bienfaits leur deviennent onйreux, et fassent aggraver sur eux les charges publiques pour en exempter des coquins accrйditйs. Elle jouit du bien qu'elle fait, et le voit profiter. Le bonheur qu'elle goыte se multiplie et s'йtend autour d'elle. Toutes les maisons oщ elle entre, offrent bientфt un tableau de la sienne; l'aisance et le bien-кtre y sont une de ses moindres influences, la concorde et les moeurs la suivent de mйnage en mйnage. En sortant de chez elle ses yeux ne sont frappйs que d'objets agrйables; en y rentrant elle en retrouve de plus doux encore; elle voit partout ce qui plaоt а son coeur; et cette вme si peu sensible а l'amour-propre apprend а s'aimer dans ses bienfaits. Non, milord, je le rйpиte, rien de ce qui touche а Julie n'est indiffйrent pour la vertu. Ses charmes, ses talents, ses goыts, ses combats, ses fautes, ses regrets, son sйjour, ses amis, sa famille, ses peines, ses plaisirs, et toute sa destinйe, font de sa vie un exemple unique, que peu de femmes voudront imiter, mais qu'elles aimeront en dйpit d'elles.

Ce qui me plaоt le plus dans les soins qu'on prend ici du bonheur d'autrui, c'est qu'ils sont tous dirigйs par la sagesse, et qu'il n'en rйsulte jamais d'abus. N'est pas toujours bienfaisant qui veut; et souvient tel croit rendre de grands services, qui fait de grands maux qu'il ne voit pas, pour un petit bien qu'il aperзoit. Une qualitй rare dans les femmes du meilleur caractиre, et qui brille йminemment dans celui de Mme de Wolmar, c'est un discernement exquis dans la distribution de ses bienfaits, soit par le choix des moyens de les rendre utiles, soit par le choix des gens sur qui elle les rйpand. Elle s'est fait des rиgles dont elle ne se dйpart point. Elle sait accorder et refuser ce qu'on lui demande sans qu'il y ait ni faiblesse dans sa bontй, ni caprice dans son refus. Quiconque a commis en sa vie une mйchante action n'a rien а espйrer d'elle que justice, et pardon s'il l'a offensйe; jamais faveur ni protection, qu'elle puisse placer sur un meilleur sujet. Je l'ai vue refuser assez sиchement а un homme de cette espиce une grвce qui dйpendait d'elle seule. "Je vous souhaite du bonheur, lui dit-elle, mais je n'y veux pas contribuer, de peur de faire du mal а d'autres en vous mettant en йtat d'en faire. Le monde n'est pas assez йpuisй de gens de bien qui souffrent pour qu'on soit rйduit а songer а vous." Il est vrai que cette duretй lui coыte extrкmement et qu'il lui est rare de l'exercer. Sa maxime est de compter pour bons tous ceux dont la mйchancetй ne lui est pas prouvйe; et il y a bien peu de mйchants qui n'aient l'adresse de se mettre а l'abri des preuves. Elle n'a point cette charitй paresseuse des riches qui payent en argent aux malheureux le droit de rejeter leurs priиres, et pour un bienfait implorй ne savent jamais donner que l'aumфne. Sa bourse n'est pas inйpuisable; et, depuis qu'elle est mиre de famille, elle en sait mieux rйgler l'usage. De tous les secours dont on peut soulager les malheureux l'aumфne est, а la vйritй, celui qui coыte le moins de peine; mais il est aussi le plus passager et le moins solide; et Julie ne cherche pas а se dйlivrer d'eux, mais а leur кtre utile.

Elle n'accorde pas non plus indistinctement des recommandations et des services, sans bien savoir si l'usage qu'on en veut faire est raisonnable et juste. Sa protection n'est jamais refusйe а quiconque en a un vйritable besoin et mйrite de l'obtenir; mais pour ceux que l'inquiйtude ou l'ambition porte а vouloir s'йlever et quitter un йtat oщ ils sont bien, rarement peuvent-ils l'engager а se mкler de leurs affaires. La condition naturelle а l'homme est de cultiver la terre et de vivre de ses fruits. Le paisible habitant des champs n'a besoin pour sentir son bonheur que de le connaоtre. Tous les vrais plaisirs de l'homme sont а sa portйe; il n'a que les peines insйparables de l'humanitй, des peines que celui qui croit s'en dйlivrer ne fait qu'йchanger contre d'autres plus cruelles. Cet йtat est le seul nйcessaire et le plus utile. Il n'est malheureux que quand les autres le tyrannisent par leur violence, ou le sйduisent par l'exemple de leurs vices. C'est en lui que consiste la vйritable prospйritй d'un pays, la force et la grandeur qu'un peuple tire de lui-mкme, qui ne dйpend en rien des autres nations, qui ne contraint jamais d'attaquer pour se soutenir, et donne les plus sыrs moyens de se dйfendre. Quand il est question d'estimer la puissance publique, le bel esprit visite les palais du prince, ses ports, ses troupes, ses arsenaux, ses villes; le vrai politique parcourt les terres et va dans la chaumiиre du laboureur. Le premier voit ce qu'on a fait, et le second ce qu'on peut faire.

Sur ce principe on s'attache ici, et plus encore а Etange, а contribuer autant qu'on peut а rendre aux paysans leur condition douce, sans jamais leur aider а en sortir. Les plus aisйs et les plus pauvres ont йgalement la fureur d'envoyer leurs enfants dans les villes, les uns pour йtudier et devenir un jour des messieurs, les autres pour entrer en condition et dйcharger leurs parents de leur entretien. Les jeunes gens, de leur cфtй; aiment souvent а courir; les filles aspirent а la parure bourgeoise: les garзons s'engagent dans un service йtranger; ils croient valoir mieux en rapportant dans leur village, au lieu de l'amour de la patrie et de la libertй, l'air а la fois rogue et rampant des soldats mercenaires, et le ridicule mйpris de leur ancien йtat. On leur montre а tous l'erreur de ces prйjugйs, la corruption des enfants, l'abandon des pиres, et les risques continuels de la vie, de la fortune, et des moeurs, oщ cent pйrissent pour un qui rйussit. S'ils s'obstinent, on ne favorise point leur fantaisie insensйe; on les laisse courir au vice et а la misиre, et l'on s'applique а dйdommager ceux qu'on a persuadйs, des sacrifices qu'ils font а la raison. On leur apprend а honorer leur condition naturelle en l'honorant soi-mкme; on n'a point avec les paysans les faзons des villes; mais on use avec eux d'une honnкte et grave familiaritй, qui maintenant chacun dans son йtat, leur apprend pourtant а faire cas du leur. Il n'y a point de bon paysan qu'on ne porte а se considйrer lui-mкme, en lui montrant la diffйrence qu'on fait de lui а ces petits parvenus qui viennent briller un moment dans leur village et ternir leur parents de leur йclat. M. de Wolmar et le baron, quand il est ici, manquent rarement d'assister aux exercices, aux prix, aux revues du village et des environs. Cette jeunesse dйjа naturellement ardente et guerriиre, voyant de vieux officiers se plaire а ses assemblйes, s'en estime davantage et prend plus de confiance en elle-mкme. On lui en donne encore plus en lui montrant des soldats retirйs du service йtranger en savoir moins qu'elle а tous йgards; car, quoi qu'on fasse, jamais cinq sous de paye et la peur des coups de canne ne produiront une йmulation pareille а celle que donne а un homme libre et sous les armes la prйsence de ses parents, de ses voisins, de ses amis, de sa maоtresse, et la gloire de son pays.

La grande maxime de Mme de Wolmar est donc de ne point favoriser les changements de condition, mais de contribuer а rendre heureux chacun dans la sienne, et surtout d'empкcher que la plus heureuse de toutes, qui est celle du villageois dans un йtat libre, ne se dйpeuple en faveur des autres.

Je lui faisais lа-dessus l'objection des talents divers que la nature semble avoir partagйs aux hommes pour leur donner а chacun leur emploi, sans йgard а la condition dans laquelle ils sont nйs. A cela elle me rйpondit qu'il y avait deux choses а considйrer avant le talent: savoir, les moeurs et la fйlicitй. "L'homme, dit-elle, est un кtre trop noble pour devoir servir simplement d'instrument а d'autres, et l'on ne doit point l'employer а ce qui leur convient sans consulter aussi ce qui lui convient а lui-mкme; car les hommes ne sont pas faits pour les places, mais les places sont faites pour eux; et, pour distribuer convenablement les choses, il ne faut pas tant chercher dans leur partage l'emploi auquel chaque homme est le plus propre, que celui qui est le plus propre а chaque homme pour le rendre bon et heureux autant qu'il est possible. Il n'est jamais permis de dйtйriorer une вme humaine pour l'avantage des autres, ni de faire un scйlйrat pour le service des honnкtes gens.

Or, de mille sujets qui sortent du village, il n'y en a pas dix qui n'aillent se perdre а la ville, ou qui n'en portent les vices plus loin que les gens dont ils les ont appris. Ceux qui rйussissent et font fortune la font presque tous par les voies dйshonnкtes qui y mиnent. Les malheureux qu'elle n'a point favorisйs ne reprennent plus leur ancien йtat, et se font mendiants ou voleurs plutфt que de redevenir paysans. De ces mille s'il s'en trouve un seul qui rйsiste а l'exemple et se conserve honnкte homme, pensez-vous qu'а tout prendre celui-lа passe une vie aussi heureuse qu'il l'eыt passйe а l'abri des passions violentes, dans la tranquille obscuritй de sa premiиre condition?

Pour suivre son talent il le faut connaоtre. Est-ce une chose aisйe de discerner toujours les talents des hommes, et а l'вge oщ l'on prend un parti, si l'on a tant de peine а bien connaоtre ceux des enfants qu'on a le mieux observйs, comment un petit paysan saura-t-il de lui-mкme distinguer les siens? Rien n'est plus йquivoque que les signes d'inclination qu'on donne dиs l'enfance; l'esprit imitateur y a souvent plus de part que le talent; ils dйpendront plutфt d'une rencontre fortuite que d'un penchant dйcidй et le penchant mкme n'annonce pas toujours la disposition. Le vrai talent, le vrai gйnie a une certaine simplicitй qui le rend moins inquiet, moins remuant, moins prompt а se montrer, qu'un apparent et faux talent, qu'on prend pour vйritable, et qui n'est qu'une vaine ardeur de briller, sans moyens pour y rйussir. Tel entend un tambour et veut кtre gйnйral, un autre voit bвtir et se croit architecte. Gustin, mon jardinier, prit le goыt du dessin pour m'avoir vue dessiner, je l'envoyai apprendre а Lausanne; il se croyait dйjа peintre, et n'est qu'un jardinier. L'occasion, le dйsir de s'avancer, dйcident de l'йtat qu'on choisit. Ce n'est pas assez de sentir son gйnie, il faut aussi vouloir s'y livrer. Un prince ira-t-il se faire cocher parce qu'il mиne bien son carrosse? Un duc se fera-t-il cuisinier parce qu'il invente de bons ragoыts? On n'a des talents que pour s'йlever, personne n'en a pour descendre: pensez-vous que ce soit lа l'ordre de la nature? Quand chacun connaоtrait son talent et voudrait le suivre, combien le pourraient? Combien surmonteraient d'injustes obstacles? Combien vaincraient d'indignes concurrents? Celui qui sent sa faiblesse appelle а son secours le manиge et la brigue, que l'autre, plus sыr de lui, dйdaigne. Ne m'avez-vous pas cent fois dit vous-mкme que tant d'йtablissements en faveur des arts ne font que leur nuire? En multipliant indiscrиtement les sujets, on les confond; le vrai mйrite reste йtouffй dans la foule, et les honneurs dus au plus habile sont tous pour le plus intrigant. S'il existait une sociйtй oщ les emplois et les rangs fussent exactement mesurйs sur les talents et le mйrite personnel, chacun pourrait aspirer а la place qu'il saurait le mieux remplir; mais il faut se conduire par des rиgles plus sыres, et renoncer au prix des talents, quand le plus vil de tous est le seul qui mиne а la fortune.

Je vous dirai plus, continua-t-elle; j'ai peine а croire que tant de talents divers doivent кtre tous dйveloppйs; car il faudrait pour cela que le nombre de ceux qui les possиdent fыt exactement proportionnй au besoin de la sociйtй; et si l'on ne laissait au travail de la terre que ceux qui ont йminemment le talent de l'agriculture, ou qu'on enlevвt а ce travail tous ceux qui sont plus propres а un autre, il ne resterait pas assez de laboureurs pour la cultiver et nous faire vivre. Je penserais que les talents des hommes sont comme les vertus des drogues, que la nature nous donne pour guйrir nos maux, quoique son intention soit que nous n'en ayons pas besoin. Il y a des plantes qui nous empoisonnent, des animaux qui nous dйvorent, des talents qui nous sont pernicieux. S'il fallait toujours employer chaque chose selon ses principales propriйtйs, peut-кtre ferait-on moins de bien que de mal aux hommes. Les peuples bons et simples n'ont pas besoin de tant de talents; ils se soutiennent mieux par leur seule simplicitй que les autres par toute leur industrie. Mais а mesure qu'ils se corrompent, leurs talents se dйveloppent comme pour servir de supplйment aux vertus qu'ils perdent, et pour forcer les mйchants eux-mкmes d'кtre utiles en dйpit d'eux."

Une autre chose sur laquelle j'avais peine а tomber d'accord avec elle йtait l'assistance des mendiants. Comme c'est ici une grande route, il en passe beaucoup, et l'on ne refuse l'aumфne а aucun. Je lui reprйsentai que ce n'йtait pas seulement un bien jetй а pure perte, et dont on privait ainsi le vrai pauvre, mais que cet usage contribuait а multiplier les gueux et les vagabonds qui se plaisent а ce lвche mйtier, et, se rendant а charge а la sociйtй, la privent encore du travail qu'ils y pourraient faire.

"Je vois bien, me dit-elle, que vous avez pris dans les grandes villes les maximes dont de complaisants raisonneurs aiment а flatter la duretй des riches; vous en avez mкme pris les termes. Croyez-vous dйgrader un pauvre de sa qualitй d'homme en lui donnant le nom mйprisant de gueux? Compatissant comme vous l'кtes, comment avez-vous pu vous rйsoudre а l'employer? Renoncez-y mon ami, ce mot ne va point dans votre bouche; il est plus dйshonorant pour l'homme dur qui s'en sert que pour le malheureux qui le porte. Je ne dйciderai point si ces dйtracteurs de l'aumфne ont tort ou raison; ce que je sais, c'est que mon mari, qui ne cиde point en bon sens а vos philosophes, et qui m'a souvent rapportй tout ce qu'ils disent lа-dessus pour йtouffer dans le coeur la pitiй naturelle et l'exercer а l'insensibilitй, m'a toujours paru mйpriser ces discours et n'a point dйsapprouvй ma conduite. Son raisonnement est simple. "On souffre, dit-il, et l'on entretient а grands frais des multitudes de professions inutiles dont plusieurs ne servent qu'а corrompre et gвter les moeurs. A ne regarder l'йtat de mendiant que comme un mйtier, loin qu'on en ait rien de pareil а craindre, on n'y trouve que de quoi nourrir en nous les sentiments d'intйrкt et d'humanitй qui devraient unir tous les hommes. Si l'on veut le considйrer par le talent, pourquoi ne rйcompenserais-je pas l'йloquence de ce mendiant qui me remue le coeur et me porte а le secourir, comme je paye un comйdien qui me fait verser quelques larmes stйriles? Si l'un me fait aimer les bonnes actions d'autrui, l'autre me porte а en faire moi-mкme; tout ce qu'on sent а la tragйdie s'oublie а l'instant qu'on en sort, mais la mйmoire des malheureux qu'on a soulagйs donne un plaisir qui renaоt sans cesse. Si le grand nombre des mendiants est onйreux а l'Etat, de combien d'autres professions qu'on encourage et qu'on tolиre n'en peut-on pas dire autant! C'est au souverain de faire en sorte qu'il n'y ait point de mendiants; mais pour les rebuter de leur profession faut-il rendre les citoyens inhumains et dйnaturйs?" Pour moi, continua Julie, sans avoir ce que les pauvres sont а l'Etat, je sais qu'ils sont tous mes frиres, et que je ne puis, sans une inexcusable duretй, leur refuser le faible secours qu'ils me demandent. La plupart sont des vagabonds, j'en conviens; mais je connais trop les peines de la vie pour ignorer par combien de malheurs un honnкte homme peut se trouver rйduit а leur sort; et comment puis-je кtre sыre que l'inconnu qui vient implorer au nom de Dieu mon assistance, et mendier un pauvre morceau de pain, n'est pas peut-кtre cet honnкte homme prкt а pйrir de misиre, et que mon refus va rйduire au dйsespoir? L'aumфne que je fais donner а la porte est lйgиre: un demi-crutz et un morceau de pain sont ce qu'on ne refuse а personne; on donne une ration double а ceux qui sont йvidemment estropiйs. S'ils en trouvent autant sur leur route dans chaque maison aisйe, cela suffit pour les faire vivre en chemin, et c'est tout ce qu'on doit au mendiant йtranger qui passe. Quand ce ne serait pas pour eux un secours rйel, c'est au moins un tйmoignage qu'on prend part а leur peine, un adoucissement а la duretй du refus, une sorte de salutation qu'on leur rend. Un demi-crutz et un morceau de pain ne coыtent guиre plus а donner et sont une rйponse plus honnкte qu'un Dieu vous assiste! comme si les dons de Dieu n'йtaient pas dans la main des hommes, et qu'il eыt d'autres greniers sur la terre que les magasins des riches! Enfin, quoi qu'on puisse penser de ces infortunйs, si l'on ne doit rien au gueux qui mendie, au moins se doit-on а soi-mкme de rendre honneur а l'humanitй souffrante ou а son image, et de ne point s'endurcir le coeur а l'aspect de ses misиres.

Voilа comment j'en use avec ceux qui mendient pour ainsi dire sans prйtexte et de bonne foi: а l'йgard de ceux qui se disent ouvriers et se plaignent de manquer d'ouvrage, il y a toujours ici pour eux des outils et du travail qui les attendent. Par cette mйthode on les aide, on met leur bonne volontй а l'йpreuve; et les menteurs le savent si bien, qu'il ne s'en prйsente plus chez nous."

C'est ainsi, milord, que cette вme angйlique trouve toujours dans ses vertus de quoi combattre les vaines subtilitйs dont les gens cruels pallient leurs vices. Tous ces soins et d'autres semblables sont mis par elle au rang de ses plaisirs, et remplissent une partie du temps que lui laissent ses devoirs les plus chйris. Quand, aprиs s'кtre acquittйe de tout ce qu'elle doit aux autres, elle songe ensuite а elle-mкme, ce qu'elle fait pour se rendre la vie agrйable peut encore кtre comptй parmi ses vertus; tant son motif est toujours louable et honnкte, et tant il y a de tempйrance et de raison dans tout ce qu'elle accorde а ses dйsirs! Elle veut plaire а son mari qui aime а la voir contente et gaie; elle veut inspirer а ses enfants le goыt des innocents plaisirs que la modйration, l'ordre et la simplicitй font valoir, et qui dйtournent le coeur des passions impйtueuses. Elle s'amuse pour les amuser, comme la colombe amollit dans son estomac le grain dont elle veut nourrir ses petits.

Julie a l'вme et le corps йgalement sensibles. La mкme dйlicatesse rиgne dans ses sentiments et dans ses organes. Elle йtait fait pour connaоtre et goыter tous les plaisirs, et longtemps elle n'aima si chиrement la vertu mкme que comme la plus douce des voluptйs. Aujourd'hui qu'elle sent en paix cette voluptй suprкme, elle ne se refuse aucune de celles qui peuvent s'associer avec celle-lа: mais sa maniиre de les goыter ressemble а l'austйritй de ceux qui s'y refusent, et l'art de jouir est pour elle celui des privations; non de ces privations pйnibles et douloureuses qui blessent la nature, et dont son auteur dйdaigne l'hommage insensй, mais des privations passagиres et modйrйes qui conservent а la raison son empire, et servant d'assaisonnement au plaisir en prйviennent le dйgoыt et l'abus. Elle prйtend que tout ce qui tient aux sens et n'est pas nйcessaire а la vie change de nature aussitфt qu'il tourne en habitude, qu'il cesse d'кtre un plaisir en devenant un besoin, que c'est а la fois une chaоne qu'on se donne et une jouissance don on se prive, et que prйvenir toujours les dйsirs n'est pas l'art de les contenter, mais de les йteindre. Tout celui qu'elle emploie а donner du prix aux moindres choses est de se les refuser vingt fois pour en jouir une. Cette вme simple se conserve ainsi son premier ressort: son goыt ne s'use point; elle n'a jamais besoin de le ranimer par des excиs, et je la vois souvent savourer avec dйlices un plaisir d'enfant qui serait insipide а tout autre.

Un objet plus noble qu'elle se propose encore en cela est de rester maоtresse d'elle-mкme, d'accoutumer ses passions а l'obйissance, et de plier tous ses dйsirs а la rиgle. C'est un nouveau moyen d'кtre heureuse; car on ne jouit sans inquiйtude que de ce qu'on peut perdre sans peine; et si le vrai bonheur appartient au sage, c'est parce qu'il est de tous les hommes celui а qui la fortune peut le moins фter.

Ce qui me paraоt le plus singulier dans sa tempйrance, c'est qu'elle la suit sur les mкmes raisons qui jettent les voluptueux dans l'excиs. "La vie est courte, il est vrai, dit-elle; c'est une raison d'en user jusqu'au bout, et de dispenser avec art sa durйe, afin d'en tirer le meilleur parti qu'il est possible. Si un jour de satiйtй nous фte un an de jouissance, c'est une mauvaise philosophie d'aller toujours jusqu'oщ le dйsir nous mиne, sans considйrer si nous ne serons pas plus tфt au bout de nos facultйs que notre carriиre, et si notre coeur йpuisй ne mourra point avant nous. Je vois que ces vulgaires йpicuriens pour ne vouloir jamais perdre une occasion les perdent toutes, et, toujours ennuyйs au sein des plaisirs, n'en savent jamais trouver aucun. Ils prodiguent le temps qu'ils pensent йconomiser, et se ruinent comme les avares pour ne savoir rien perdre а propos. Je me trouve bien de la maxime opposйe, et je crois que j'aimerais encore mieux sur ce point trop de sйvйritй que de relвchement. Il m'arrive quelquefois de rompre une partie de plaisir par la seule raison qu'elle m'en fait trop; en la renouant j'en jouis deux fois. Cependant je m'exerce а conserver sur moi l'empire de ma volontй, et j'aime mieux кtre taxйe de caprice que de me laisser dominer par mes fantaisies."

Voilа sur quel principe on fonde ici les douceurs de la vie et les choses de pur agrйment. Julie a du penchant а la gourmandise; et, dans les soins qu'elle donne а toutes les parties du mйnage, la cuisine surtout n'est pas nйgligйe. La table se sent de l'abondance gйnйrale; mais cette abondance n'est point ruineuse; il y rиgne une sensualitй sans raffinement; tous les mets sont communs, mais excellents dans leurs espиces; l'apprкt en est simple et pourtant exquis. Tout ce qui n'est que d'appareil, tout ce qui tient а l'opinion, tous les plats fins et recherchйs, dont la raretй fait tout le prix, et qu'il faut nommer pour les trouver bons, en sont bannis а jamais; et mкme, dans la dйlicatesse et le choix de ceux qu'on se permet, on s'abstient journellement de certaines choses qu'on rйserve pour donner а quelque repas un air de fкte qui les rend plus agrйables sans кtre plus dispendieux. Que croiriez-vous que sont ces mets si sobrement mйnagйs? Du gibier rare? Du poisson de mer? Des productions йtrangиres? Mieux que tout cela; quelque excellent lйgume du pays, quelqu'un des savoureux herbages qui croissent dans nos jardins, certains poissons du lac apprкtйs d'une certaine maniиre, certains laitages de nos montagnes, quelque pвtisserie а l'allemande, а quoi l'on joint quelque piиce de la chasse des gens de la maison: voilа tout l'extraordinaire qu'on y remarque; voilа ce qui couvre et orne la table, ce qui excite et contente notre appйtit les jours de rйjouissance. Le service est modeste et champкtre, mais propre et riant; la grвce et le plaisir y sont, la joie et l'appйtit l'assaisonnent. Des surtouts dorйs autour desquels on meurt de faim, des cristaux pompeux chargйs de fleurs pour tout dessert, ne remplissent point la place des mets; on n'y sait point l'art de nourrir l'estomac par les yeux, mais on y sait celui d'ajouter du charme а la bonne chиre, de manger beaucoup sans s'incommoder, de s'йgayer а boire sans altйrer sa raison, de tenir table longtemps sans ennui, et d'en sortir toujours sans dйgoыt.

Il y a au premier йtage une petite salle а manger diffйrente de celle oщ l'on mange ordinairement, laquelle est au rez-de-chaussйe. Cette salle particuliиre est а l'angle de la maison et йclairйe de deux cфtйs; elle donne par l'un sur le jardin, au delа duquel on voit le lac а travers les arbres; par l'autre on aperзoit ce grand coteau de vignes qui commencent d'йtaler aux yeux les richesses qu'on y recueillira dans deux mois. Cette piиce est petite: mais ornйe de tout ce qui peut la rendre agrйable et riante. C'est lа que Julie donne ses petits festins а son pиre, а son mari, а sa cousine, а moi, а elle-mкme, et quelquefois а ses enfants. Quand elle ordonne d'y mettre le couvert on sait d'avance ce que cela veut dire, et M. de Wolmar l'appelle en riant le salon d'Apollon; mais ce salon ne diffиre pas moins de celui de Lucullus par le choix des convives que par celui des mets. Les simples hфtes n'y sont point admis, jamais on n'y mange quand on a des йtrangers; c'est l'asile inviolable de la confiance, de l'amitiй, de la libertй. C'est la sociйtй des coeurs qui lie en ce lieu celle de la table; elle est une sorte d'initiation а l'intimitй, et jamais il ne s'y rassemble que des gens qui voudraient n'кtre plus sйparйs. Milord, la fкte vous attend, et c'est dans cette salle que vous ferez ici votre premier repas.

Je n'eus pas d'abord le mкme honneur. Ce ne fut qu'а mon retour de chez Mme d'Orbe que je fus traitй dans le salon d'Apollon. Je n'imaginais pas qu'on pыt rien ajouter d'obligeant а la rйception qu'on m'avait faite; mais ce souper me donna d'autres idйes. J'y trouvai je ne sais quel dйlicieux mйlange de familiaritй, de plaisir, d'union, d'aisance, que je n'avais point encore йprouvй. Je me sentais plus libre sans qu'on m'eыt averti de l'кtre; il me semblait que nous nous entendions mieux qu'auparavant. L'йloignement des domestiques m'invitait а n'avoir plus de rйserve au fond de mon coeur; et c'est lа qu'а l'instance de Julie je repris l'usage, quittй depuis tant d'annйes, de boire avec mes hфtes du vin pur а la fin du repas.

Ce souper m'enchanta: j'aurais voulu que tous nos repas se fussent passйs de mкme. "Je ne connaissais point cette charmante salle, dis-je а Mme de Wolmar; pourquoi n'y mangez-vous pas toujours? - Voyez, dit-elle, elle est si jolie! ne serait-ce pas dommage de la gвter?" Cette rйponse me parut trop loin de son caractиre pour n'y pas soupзonner quelque sens cachй. "Pourquoi du moins, repris-je, ne rassemblez-vous pas toujours autour de vous les mкmes commoditйs qu'on trouve ici, afin de pouvoir йloigner vos domestiques et causer plus en libertй? - C'est, me rйpondit-elle encore, que cela serait trop agrйable, et que l'ennui d'кtre toujours а son aise est enfin le pire de tous." Il ne m'en fallut pas davantage pour concevoir son systиme; et je jugeai qu'en effet l'art d'assaisonner les plaisirs n'est que celui d'en кtre avare.

Je trouve qu'elle se met avec plus de soin qu'elle ne faisait autrefois. La seule vanitй qu'on lui ait jamais reprochйe йtait de nйgliger son ajustement. L'orgueilleuse avait ses raisons, et ne me laissait point de prйtexte pour mйconnaоtre son empire. Mais elle avait beau faire, l'enchantement йtait trop fort pour me sembler naturel; je m'opiniвtrais а trouver de l'art dans sa nйgligence; elle se serait coiffйe d'un sac que je l'aurais accusйe de coquetterie. Elle n'aurait pas moins de pouvoir aujourd'hui; mais elle dйdaigne de l'employer; et je dirais qu'elle affecte une parure plus recherchйe pour ne sembler plus qu'une jolie femme, si je n'avais dйcouvert la cause de ce nouveau soin. J'y fus trompй les premiers jours; et, sans songer qu'elle n'йtait pas mise autrement qu'а mon arrivйe oщ je n'йtais point attendu, j'osai m'attribuer l'honneur de cette recherche. Je me dйsabusai durant l'absence de M. de Wolmar. Dиs le lendemain ce n'йtait plus cette йlйgance de la veille dont l'oeil ne pouvait se lasser, ni cette simplicitй touchante et voluptueuse qui m'enivrait autrefois; c'йtait une certaine modestie qui parle au coeur par les yeux, qui n'inspire que du respect, et que la beautй rend plus imposante. La dignitй d'йpouse et de mиre rйgnait sur tous ses charmes; ce regard timide et tendre йtait devenu plus grave; et l'on eыt dit qu'un air plus grand et plus noble avait voilй la douceur de ses traits. Ce n'йtait pas qu'il y eыt la moindre altйration dans son maintien ni dans ses maniиres; son йgalitй, sa candeur, ne connurent jamais les simagrйes; elle usait seulement du talent naturel aux femmes de changer quelquefois nos sentiments et nos idйes par un ajustement diffйrent, par une coiffure d'une autre forme, par une robe d'une autre couleur, et d'exercer sur les coeurs l'empire du goыt en faisant de rien quelque chose. Le jour qu'elle attendait son mari de retour, elle retrouva l'art d'animer ses grвces naturelles sans les couvrir; elle йtait йblouissante en sortant de sa toilette; je trouvai qu'elle ne savait pas moins effacer la plus brillante parure qu'orner la plus simple; et je me dis avec dйpit, en pйnйtrant l'objet de ses soins: "En fit-elle jamais autant pour l'amour?"

Ce goыt de parure s'йtend de la maоtresse de la maison а tout ce qui la compose. Le maоtre, les enfants, les domestiques, les chevaux, les bвtiments, les jardins, les meubles, tout est tenu avec un soin qui marque qu'on n'est pas au-dessous de la magnificence, mais qu'on la dйdaigne. Ou plutфt la magnificence y est en effet, s'il est vrai qu'elle consiste moins dans la richesse de certaines choses que dans un bel ordre du tout qui marque le concert des parties et l'unitй d'intention de l'ordonnateur. Pour moi, je trouve au moins que c'est une idйe plus grande et plus noble de voir dans une maison simple et modeste un petit nombre de gens heureux d'un bonheur commun, que de voir rйgner dans un palais la discorde et le trouble, et chacun de ceux qui l'habitent chercher sa fortune et son bonheur dans la ruine d'un autre et dans le dйsordre gйnйral. La maison bien rйglйe est une, et forme un tout agrйable а voir: dans le palais on ne trouve qu'un assemblage confus de divers objets dont la liaison n'est qu'apparente. Au premier coup d'oeil on croit voir une fin commune; en y regardant mieux on est bientфt dйtrompй.

A ne consulter que l'impression la plus naturelle, il semblerait que, pour dйdaigner l'йclat et le luxe, on a moins besoin de modйration que de goыt. La symйtrie et la rйgularitй plaоt а tous les yeux. L'image du bien-кtre et de la fйlicitй touche le coeur humain qui en est avide; mais un vain appareil qui ne se rapporte ni а l'ordre ni au bonheur, et n'a pour objet que de frapper les yeux, quelle idйe favorable а celui qui l'йtale peut-il exciter dans l'esprit du spectateur? L'idйe du goыt? Le goыt ne paraоt-il pas cent fois mieux dans les choses simples que dans celles qui sont offusquйes de richesse? L'idйe de la commoditй? Y a-t-il rien de plus incommode que le faste? L'idйe de la grandeur? C'est prйcisйment le contraire. Quand je vois qu'on a voulu faire un grand palais, je me demande aussitфt pourquoi ce palais n'est pas plus grand. Pourquoi celui qui a cinquante domestiques n'en a-t-il pas cent? Cette belle vaisselle d'argent, pourquoi n'est-elle pas d'or? Cet homme qui dore son carrosse, pourquoi ne dore-t-il pas ses lambris? Si ses lambris sont dorйs, pourquoi son toit ne l'est-il pas? Celui qui voulut bвtir une haute tour faisait bien de la vouloir porter jusqu'au ciel; autrement il eыt eu beau l'йlever, le point oщ il se fыt arrкtй n'eыt servi qu'а donner de plus loin la preuve de son impuissance. O homme petit et vain! montre-moi ton pouvoir, je te montrerai ta misиre.

Au contraire, un ordre de choses oщ rien n'est donnй а l'opinion, oщ tout a son utilitй rйelle, et qui se borne aux vrais besoins de la nature, n'offre pas seulement un spectacle approuvй par la raison, mais qui contente les yeux et le coeur, en ce que l'homme ne s'y voit que sous des rapports agrйables, comme se suffisant а lui-mкme, que l'image de sa faiblesse n'y paraоt point, et que ce riant tableau n'excite jamais de rйflexions attristantes. Je dйfie aucun homme sensй de contempler une heure durant le palais d'un prince et le faste qu'on y voit briller, sans tomber dans la mйlancolie et dйplorer le sort de l'humanitй. Mais l'aspect de cette maison et de la vie uniforme et simple de ses habitants rйpand dans l'вme des spectateurs un charme secret qui ne fait qu'augmenter sans cesse. Un petit nombre de gens doux et paisibles, unis par des besoins mutuels et par une rйciproque bienveillance, y concourt par divers soins а une fin commune: chacun trouvant dans son йtat tout ce qu'il faut pour en кtre content et ne point dйsirer d'en sortir, on s'y attache comme y devant rester toute la vie, et la seule ambition qu'on garde est celle d'en bien remplir les devoirs. Il y a tant de modйration dans ceux qui commandent et tant de zиle dans ceux qui obйissent que des йgaux eussent pu distribuer entre eux les mкmes emplois sans qu'aucun se fыt plaint de son partage. Ainsi nul n'envie celui d'un autre; nul ne croit pouvoir augmenter sa fortune que par l'augmentation du bien commun; les maоtres mкmes ne jugent de leur bonheur que par celui des gens qui les environnent. On ne saurait qu'ajouter ni que retrancher ici, parce qu'on n'y trouve que les choses utiles et qu'elles y sont toutes; en sorte qu'on n'y souhaite rien de ce qu'on n'y voit pas, et qu'il n'y a rien de ce qu'on y voit dont on puisse dire: pourquoi n'y en a-t-il pas davantage? Ajoutez-y du galon, des tableaux, un lustre, de la dorure, а l'instant vous appauvrirez tout. En voyant tant d'abondance dans le nйcessaire, et nulle trace de superflu, on est portй а croire que, s'il n'y est pas, c'est qu'on n'a pas voulu qu'il y fыt, et que, si on le voulait, il y rйgnerait avec la mкme profusion. En voyant continuellement les biens refluer au dehors par l'assistance du pauvre, on est portй а dire: "Cette maison ne peut contenir toutes ses richesses." Voilа, ce me semble, la vйritable magnificence.

Cet air d'opulence m'effraya moi-mкme quand je fus instruit de ce qui servait а l'entretenir. "Vous vous ruinez, dis-je а M. et Mme de Wolmar; il n'est pas possible qu'un si modique revenu suffise а tant de dйpenses." Ils se mirent а rire, et me firent voir que, sans rien retrancher dans leur maison, il ne tiendrait qu'а eux d'йpargner beaucoup et d'augmenter leur revenu plutфt que de se ruiner. "Notre grand secret pour кtre riches, me dirent-ils, est d'avoir peu d'argent, et d'йviter, autant qu'il se peut, dans l'usage de nos biens, les йchanges intermйdiaires entre le produit et l'emploi. Aucun de ces йchanges ne se fait sans perte, et ces pertes multipliйes rйduisent presque а rien d'assez grands moyens, comme а force d'кtre brocantйe une belle boоte d'or devient un mince colifichet. Le transport de nos revenus s'йvite en les employant sur le lieu, l'йchange s'en йvite encore en les consommant en nature; et dans l'indispensable conversion de ce que nous avons de trop en ce qui nous manque, au lieu des ventes et des achats pйcuniaires qui doublent le prйjudice, nous cherchons des йchanges rйels oщ la commoditй de chaque contractant tienne lieu de profit а tous deux."

"Je conзois, leur dis-je, les avantages de cette mйthode; mais elle ne me paraоt pas sans inconvйnient. Outre les soins importuns auxquels elle assujettit, le profit doit кtre plus apparent que rйel; et ce que vous perdez dans le dйtail de la rйgie de vos biens l'emporte probablement sur le gain que feraient avec vous vos fermiers; car le travail se fera toujours avec plus d'йconomie et la rйcolte avec plus de soin par un paysan que par vous. - C'est une erreur, me rйpondit Wolmar; le paysan se soucie moins d'augmenter le produit que d'йpargner sur les frais, parce que les avances lui sont plus pйnibles que les profits ne lui sont utiles; comme son objet n'est pas tant de mettre un fonds en valeur que d'y faire peu de dйpense, s'il s'assure un gain actuel, c'est bien moins en amйliorant la terre qu'en l'йpuisant, et le mieux qui puisse arriver est qu'au lieu de l'йpuiser il la nйglige. Ainsi, pour un peu d'argent comptant recueilli sans embarras, un propriйtaire oisif prйpare а lui ou а ses enfants de grandes pertes, de grands travaux, et quelquefois la ruine de son patrimoine.

D'ailleurs, poursuivit M. de Wolmar, je ne disconviens pas que je ne fasse la culture de mes terres а plus grands frais que ne ferait un fermier; mais aussi le profit du fermier c'est moi qui le fais; et, cette culture йtant beaucoup meilleure, le produit est beaucoup plus grand; de sorte qu'en dйpensant davantage je ne laisse pas de gagner encore. Il y a plus: cet excиs de dйpense n'est qu'apparent, et produit rйellement une trиs grande йconomie. Car si d'autres cultivaient nos terres nous serions oisifs; il faudrait demeurer а la ville; la vie y serait plus chиre; il nous faudrait des amusements qui nous coыteraient beaucoup plus que ceux que nous trouvons ici, et nous seraient moins sensibles. Ces soins que vous appelez importuns font а la fois nos devoirs et nos plaisirs: grвce а la prйvoyance avec laquelle on les ordonne, ils ne sont jamais pйnibles; ils nous tiennent lieu d'une foule de fantaisies ruineuses dont la vie champкtre prйvient ou dйtruit le goыt, et tout ce qui contribue а notre bien-кtre devient pour nous un amusement.

Jetez les yeux tout autour de vous, ajoutait ce judicieux pиre de famille, vous n'y verrez que des choses utiles, qui ne nous coыtent presque rien, et nous йpargnent mille vaines dйpenses. Les seules denrйes du cru couvrent notre table, les seules йtoffes du pays composent presque nos meubles et nos habits: rien n'est mйprisй parce qu'il est commun, rien n'est estimй parce qu'il est rare. Comme tout ce qui vient de loin est sujet а кtre dйguisй ou falsifiй, nous nous bornons, par dйlicatesse autant que par modйration, au choix de ce qu'il y a de meilleur auprиs de nous et dont la qualitй n'est pas suspecte. Nos mets sont simples, mais choisis. Il ne manque а notre table pour кtre somptueuse que d'кtre servie loin d'ici; car tout y est bon, tout y serait rare, et tel gourmand trouverait les truites du lac bien meilleures s'il les mangeait а Paris.

La mкme rиgle a lieu dans le choix de la parure, qui, comme vous voyez, n'est pas nйgligйe; mais l'йlйgance y prйside seule, la richesse ne s'y montre jamais, encore moins la mode. Il y a une grande diffйrence entre le prix que l'opinion donne aux choses et celui qu'elles ont rйellement. C'est а ce dernier seul que Julie s'attache; et quand il est question d'une йtoffe, elle ne cherche pas tant si elle est ancienne ou nouvelle que si elle est bonne et si elle lui sied. Souvent mкme la nouveautй seule est pour elle un motif d'exclusion, quand cette nouveautй donne aux choses un prix qu'elles n'ont pas, ou qu'elles ne sauraient garder.

Considйrez encore qu'ici l'effet de chaque chose vient moins d'elle-mкme que de son usage et de son accord avec le reste; de sorte qu'avec des parties de peu de valeur Julie a fait un tout d'un grand prix. Le goыt aime а crйer, а donner seul la valeur aux choses. Autant la loi de la mode est inconstante et ruineuse, autant la sienne est йconome et durable. Ce que le bon goыt approuve une fois est toujours bien; s'il est rarement а la mode, en revanche il n'est jamais ridicule, et dans sa modeste simplicitй il tire de la convenance des choses des rиgles inaltйrables et sыres, qui restent quand les modes ne sont plus.

Ajoutez enfin que l'abondance du seul nйcessaire ne peut dйgйnйrer en abus, parce que le nйcessaire a sa mesure naturelle, et que les vrais besoins n'ont jamais d'excиs. On peut mettre la dйpense de vingt habits en un seul, et manger en un repas le revenu d'une annйe; mais on ne saurait porter deux habits en mкme temps, ni dоner deux fois en un jour. Ainsi l'opinion est illimitйe, au lieu que la nature nous arrкte de tous cфtйs; et celui qui, dans un йtat mйdiocre, se borne au bien-кtre ne risque point de se ruiner.

Voilа, mon cher, continuait le sage Wolmar, comment avec de l'йconomie et des soins on peut se mettre au-dessus de sa fortune. Il ne tiendrait qu'а nous d'augmenter la nфtre sans changer notre maniиre de vivre; car il ne se fait ici presque aucune avance qui n'ait un produit pour objet, et tout ce que nous dйpensons nous rend de quoi dйpenser beaucoup plus."

Eh bien! milord, rien de tout cela ne paraоt au premier coup d'oeil. Partout un air de profusion couvre l'ordre qui le donne. Il faut du temps pour apercevoir des lois somptuaires qui mиnent а l'aisance et au plaisir, et l'on a d'abord peine а comprendre comment on jouit de ce qu'on йpargne. En y rйflйchissant le contentement augmente, parce qu'on voit que la source en est intarissable, et que l'art de goыter le bonheur de la vie sert encore а le prolonger. Comment se lasserait-on d'un йtat si conforme а la nature? Comment йpuiserait-on son hйritage en l'amйliorant tous les jours? Comment ruinerait-on sa fortune en ne consommant que ses revenus? Quand chaque annйe on est sыr de la suivante, qui peut troubler la paix de celle qui court? Ici le fruit du labeur passй soutient l'abondance prйsente et le fruit du labeur prйsent annonce l'abondance а venir; on jouit а la fois de ce qu'on dйpense et de ce qu'on recueille, et les divers temps se rassemblent pour affermir la sйcuritй du prйsent.

Je suis entrй dans tous les dйtails du mйnage, et j'ai partout vu rйgner le mкme esprit. Toute la broderie et la dentelle sortent du gynйcйe; toute la toile est filйe dans la basse-cour ou par de pauvres femmes que l'on nourrit. La laine s'envoie а des manufactures dont on tire en йchange des draps pour habiller les gens; le vin, l'huile et le pain se font dans la maison; on a des bois en coupe rйglйe autant qu'on en peut consommer; le boucher se paye en bйtail; l'йpicier reзoit du blй pour ses fournitures; le salaire des ouvriers et des domestiques se prend sur le produit des terres qu'ils font valoir; le loyer des maisons de la ville suffit pour l'ameublement de celles qu'on habite; les rentes sur les fonds publics fournissent а l'entretien des maоtres et au peu de vaisselle qu'on se permet; la vente des vins et des blйs qui restent donne un fonds qu'on laisse en rйserve pour les dйpenses extraordinaires: fonds que la prudence de Julie ne laisse jamais tarir, et que sa charitй laisse encore moins augmenter. Elle n'accorde aux choses de pur agrйment que le profit du travail qui se fait dans sa maison, celui des terres qu'ils ont dйfrichйes, celui des arbres qu'ils ont fait planter, etc. Ainsi, le produit et l'emploi se trouvant toujours compensйs par la nature des choses, la balance ne peut кtre rompue, et il est impossible de se dйranger.

Bien plus, les privations qu'elle s'impose par cette voluptй tempйrante dont j'ai parlй sont а la fois de nouveaux moyens de plaisir et de nouvelles ressources d'йconomie. Par exemple, elle aime beaucoup le cafй; chez sa mиre elle en prenait tous les jours; elle en a quittй l'habitude pour en augmenter le goыt; elle s'est bornйe а n'en prendre que quand elle a des hфtes, et dans le salon d'Apollon, afin d'ajouter cet air de fкte а tous les autres. C'est une petite sensualitй qui la flatte plus, qui lui coыte moins, et par laquelle elle aiguise et rиgle а la fois sa gourmandise. Au contraire, elle met а deviner et а satisfaire les goыts de son pиre et de son mari une attention sans relвche, une prodigalitй naturelle et pleine de grвces, qui leur fait mieux goыter ce qu'elle leur offre par le plaisir qu'elle trouve а le leur offrir. Ils aiment tous deux а prolonger un peu la fin du repas, а la suisse: elle ne manque jamais, aprиs le souper, de faire servir une bouteille de vin plus dйlicat, plus vieux que celui de l'ordinaire. Je fus d'abord la dupe des noms pompeux qu'on donnait а ces vins, qu'en effet je trouve excellents; et, les buvant comme йtant des lieux dont ils portaient les noms, je fis la guerre а Julie d'une infraction si manifeste а ses maximes; mais elle me rappela en riant un passage de Plutarque, oщ Flaminius compare les troupes asiatiques d'Antiochus, sous mille noms barbares, aux ragoыts divers sous lesquels un ami lui avait dйguisй la mкme viande. "Il en est de mкme, dit-elle, de ces vins йtrangers que vous me reprochez. Le Rancio, le Cherez, le Malaga, le Chassaigne, le Syracuse, dont vous buvez avec tant de plaisir, ne sont en effet que des vins de Lavaux diversement prйparйs, et vous pouvez voir d'ici le vignoble qui produit toutes ces boissons lointaines. Si elles sont infйrieures en qualitй aux vins fameux dont elles portent les noms, elles n'en ont pas les inconvйnients; et, comme on est sыr de ce qui les compose, on peut au moins les boire sans risque. J'ai lieu de croire, continua-t-elle, que mon pиre et mon mari les aiment autant que les vins les plus rares. - Les siens, me dit alors M. de Wolmar, ont pour nous un goыt dont manquent tous les autres: c'est le plaisir qu'elle a pris а les prйparer. - Ah! reprit-elle, ils seront toujours exquis."

Vous jugez bien qu'au milieu de tant de soins divers le dйsoeuvrement et l'oisivetй qui rendent nйcessaires la compagnie, les visites et les sociйtйs extйrieures, ne trouvent guиre ici de place. On frйquente les voisins assez pour entretenir un commerce agrйable, trop peu pour s'y assujettir. Les hфtes sont toujours bien venus et ne sont jamais dйsirйs. On ne voit prйcisйment qu'autant de monde qu'il faut pour se conserver le goыt de la retraite; les occupations champкtres tiennent lieu d'amusements; et pour qui trouve au sein de sa famille une douce sociйtй, toutes les autres sont bien insipides. La maniиre dont on passe ici le temps est trop simple et trop uniforme pour tenter beaucoup de gens; mais, c'est par la disposition du coeur de ceux qui l'ont adoptйe qu'elle leur est intйressante. Avec une вme saine peut-on s'ennuyer а remplir les plus chers et les plus charmants devoirs de l'humanitй, et а se rendre mutuellement la vie heureuse? Tous les soirs, Julie, contente de sa journйe, n'en dйsire point une diffйrente pour le lendemain, et tous les matins elle demande au ciel un jour semblable а celui de la veille; elle fait toujours les mкmes choses parce qu'elles sont bien, et qu'elle ne connaоt rien de mieux а faire. Sans doute elle jouit ainsi de toute la fйlicitй permise а l'homme. Se plaire dans la durйe de son йtat, n'est-ce pas un signe assurй qu'on y vit heureux?

Si l'on voit rarement ici de ces tas de dйsoeuvrйs qu'on appelle bonne compagnie, tout ce qui s'y rassemble intйresse le coeur par quelque endroit avantageux et rachиte quelques ridicules par mille vertus. De paisibles campagnards, sans monde et sans politesse, mais bons, simples, honnкtes et contents de leur sort; d'anciens officiers retirйs du service; des commerзants ennuyйs de s'enrichir; de sages mиres de famille qui amиnent leurs filles а l'йcole de la modestie et des bonnes moeurs: voilа le cortиge que Julie aime а rassembler autour d'elle. Son mari n'est pas fвchй d'y joindre quelquefois de ces aventuriers corrigйs par l'вge et l'expйrience, qui, devenus sages а leurs dйpens, reviennent sans chagrin cultiver le champ de leur pиre qu'ils voudraient n'avoir point quittй. Si quelqu'un rйcite а table les йvйnements de sa vie, ce ne sont point les aventures merveilleuses du riche Sindbad racontant au sein de la mollesse orientale comment il a gagnй ses trйsors; ce sont les relations plus simples de gens sensйs que les caprices du sort et les injustices des hommes ont rebutйs des faux biens vainement poursuivis, pour leur rendre le goыt des vйritables.

Croiriez-vous que l'entretien mкme des paysans a des charmes pour ces вmes йlevйes avec qui le sage aimerait а s'instruire? Le judicieux Wolmar trouve dans la naпvetй villageoise des caractиres plus marquйs, plus d'hommes pensant par eux-mкmes, que sous le masque uniforme des habitants des villes, oщ chacun se montre comme sont les autres plutфt que comme il est lui-mкme. La tendre Julie trouve en eux des coeurs sensibles aux moindres caresses, et qui s'estiment heureux de l'intйrкt qu'elle prend а leur bonheur. Leur coeur ni leur esprit ne sont point faзonnйs par l'art; ils n'ont point appris а se former sur nos modиles, et l'on n'a pas peur de trouver en eux l'homme de l'homme au lieu de celui de la nature.

Souvent dans ses tournйes M. de Wolmar rencontre quelque bon vieillard dont le sens et la raison le frappent, et qu'il se plaоt а faire causer. Il l'amиne а sa femme; elle lui fait un accueil charmant, qui marque non la politesse et les airs de son йtat, mais la bienveillance et l'humanitй de son caractиre. On retient le bonhomme а dоner: Julie le place а cфtй d'elle, le sert, le caresse, lui parle avec intйrкt, s'informe de sa famille, de ses affaires, ne sourit point de son embarras, ne donne point une attention gкnante а ses maniиres rustiques, mais le met а l'aise par la facilitй des siennes, et ne sort point avec lui de ce tendre et touchant respect dы а la vieillesse infirme qu'honore une longue vie passйe sans reproche. Le vieillard enchantй se livre а l'йpanchement de son coeur; il semble reprendre un moment la vivacitй de sa jeunesse. Le vin bu а la santй d'une jeune dame en rйchauffe mieux son sang а demi glacй. Il se ranime а parler de son ancien temps, de ses amours, de ses campagnes, des combats oщ il s'est trouvй, du courage de ses compatriotes, de son retour au pays, de sa femme, de ses enfants, des travaux champкtres, des abus qu'il a remarquйs, des remиdes qu'il imagine. Souvent des longs discours de son вge sortent d'excellents prйceptes moraux, ou des leзons d'agriculture; et quand il n'y aurait dans les choses qu'il dit que le plaisir qu'il prend а les dire, Julie en prendrait а les йcouter.

Elle passe aprиs le dоner dans sa chambre et en rapporte un petit prйsent de quelque nippe convenable а la femme ou aux filles du vieux bonhomme. Elle le lui fait offrir par les enfants, et rйciproquement il rend aux enfants quelque don simple et de leur goыt dont elle l'a secrиtement chargй pour eux. Ainsi se forme de bonne heure l'йtroite et douce bienveillance qui fait la liaison des йtats divers. Les enfants s'accoutument а honorer la vieillesse, а estimer la simplicitй, et а distinguer le mйrite dans tous les rangs. Les paysans, voyant leurs vieux pиres fкtйs dans une maison respectable et admis а la table des maоtres ne se tiennent point offensйs d'en кtre exclus; ils ne s'en prennent point а leur rang, mais а leur вge; ils ne disent point: "Nous sommes trop pauvres", mais: "Nous sommes trop jeunes pour кtre ainsi traitйs"; l'honneur qu'on rend а leurs vieillards et l'espoir de le partager un jour les consolent d'en кtre privйs et les excitent а s'en rendre dignes.

Cependant le vieux bonhomme, encore attendri des caresses qu'il a reзues, revient dans sa chaumiиre, empressй de montrer а sa femme et а ses enfants les dons qu'il leur apporte. Ces bagatelles rйpandent la joie dans toute une famille qui voit qu'on a daignй s'occuper d'elle. Il leur raconte avec emphase la rйception qu'on lui a faite, les mets dont on l'a servi, les vins dont il a goыtй, les discours obligeants qu'on lui a tenus, combien on s'est informй d'eux, l'affabilitй des maоtres, l'attention des serviteurs, et gйnйralement ce qui peut donner du prix aux marques d'estime et de bontй qu'il a reзues; en le racontant il en jouit une seconde fois, et toute la maison croit jouir aussi des honneurs rendus а son chef. Tous bйnissent de concert cette famille illustre et gйnйreuse qui donne exemple aux grands et refuge aux petits, qui ne dйdaigne point le pauvre, et rend honneur aux cheveux blancs. Voilа l'encens qui plaоt aux вmes bienfaisantes. S'il est des bйnйdictions humaines que le ciel daigne exaucer, ce ne sont point celles qu'arrache la flatterie et la bassesse en prйsence des gens qu'on loue, mais celles que dicte en secret un coeur simple et reconnaissant au coin d'un foyer rustique.

C'est ainsi qu'un sentiment agrйable et doux peut couvrir de son charme une vie insipide а des coeurs indiffйrents; c'est ainsi que les soins, les travaux, la retraite, peuvent devenir des amusements par l'art de les diriger. Une вme saine peut donner du goыt а des occupations communes, comme la santй du corps fait trouver bons les aliments les plus simples. Tous ces gens ennuyйs qu'on amuse avec tant de peine doivent leur dйgoыt а leurs vices, et ne perdent le sentiment du plaisir qu'avec celui du devoir. Pour Julie, il lui est arrivй prйcisйment le contraire, et des soins qu'une certaine langueur d'вme lui eыt laissй nйgliger autrefois lui deviennent intйressants par le motif qui les inspire. Il faudrait кtre insensible pour кtre toujours sans vivacitй. La sienne s'est dйveloppйe par les mкmes causes qui la rйprimaient autrefois. Son coeur cherchait la retraite et la solitude pour se livrer en paix aux affections dont il йtait pйnйtrй; maintenant elle a pris une activitй nouvelle en formant de nouveaux liens. Elle n'est point de ces indolentes mиres de famille, contentes d'йtudier quand il faut agir, qui perdent а s'instruire des devoirs d'autrui le temps qu'elles devraient mettre а remplir les leurs. Elle pratique aujourd'hui ce qu'elle apprenait autrefois. Elle n'йtudie plus, elle ne lit plus: elle agit. Comme elle se lиve une heure plus tard que son mari, elle se couche aussi plus tard d'une heure. Cette heure est le seul temps qu'elle donne encore а l'йtude, et la journйe ne lui paraоt jamais assez longue pour tous les soins dont elle aime а la remplir.

Voilа milord, ce que j'avais а vous dire sur l'йconomie de cette maison et sur la vie privйe des maоtres qui la gouvernent. Contents de leur sort, ils en jouissent paisiblement; contents de leur fortune, ils ne travaillent pas а l'augmenter pour leurs enfants, mais а leur laisser, avec l'hйritage qu'ils ont reзu, des terres en bon йtat, des domestiques affectionnйs, le goыt du travail, de l'ordre, de la modйration, et tout ce qui peut rendre douce et charmante а des gens sensйs la jouissance d'un bien mйdiocre, aussi sagement conservй qu'il fut honnкtement acquis.

 

Lettre III а milord Edouard

Nous avons eu des hфtes ces jours derniers. Ils sont repartis hier, et nous recommenзons entre nous trois une sociйtй d'autant plus charmante qu'il n'est rien restй dans le fond des coeurs qu'on veuille se cacher l'un а l'autre. Quel plaisir je goыte а reprendre un nouvel кtre qui me rend digne de votre confiance! Je ne reзois pas une marque d'estime de Julie et de son mari que je ne me dise avec une certaine fiertй d'вme: "Enfin j'oserai me montrer а lui." C'est par vos soins, c'est sous vos yeux, que j'espиre honorer mon йtat prйsent de mes fautes passйes. Si l'amour йteint jette l'вme dans l'йpuisement, l'amour subjuguй lui donne, avec la conscience de sa victoire, une йlйvation nouvelle et un attrait plus vif pour tout ce qui est grand et beau. Voudrait-on perdre le fruit d'un sacrifice qui nous a coыtй si cher? Non, milord; je sens qu'а votre exemple mon coeur va mettre а profit tous les ardents sentiments qu'il a vaincus; je sens qu'il faut avoir йtй ce que je fus pour devenir ce que je veux кtre.

Aprиs six jours perdus aux entretiens frivoles des gens indiffйrents, nous avons passй aujourd'hui une matinйe а l'anglaise, rйunis et dans le silence, goыtant а la fois le plaisir d'кtre ensemble et la douceur du recueillement. Que les dйlices de cet йtat sont connues de peu de gens! Je n'ai vu personne en France en avoir la moindre idйe. "La conversation des amis ne tarit jamais", disent-ils. Il est vrai, la langue fournit un babil facile aux attachements mйdiocres; mais l'amitiй, milord, l'amitiй! Sentiment vif et cйleste, quels discours sont dignes de toi? Quelle langue ose кtre ton interprиte? Jamais ce qu'on dit а son ami peut-il valoir ce qu'on sent а ses cфtйs? Mon Dieu! qu'une main serrйe, qu'un regard animй, qu'une йtreinte contre la poitrine, que le soupir qui la suit, disent de choses, et que le premier mot qu'on prononce est froid aprиs tout cela! O veillйes de Besanзon! moments consacrйs au silence et recueillis par l'amitiй! O Bomston, вme grande, ami sublime! non, je n'ai point avili ce que tu fis pour moi, et ma bouche ne t'en a jamais rien dit.

Il est sыr que cet йtat de contemplation fait un des grands charmes des hommes sensibles. Mais j'ai toujours trouvй que les importuns empкchaient de le goыter, et que les amis ont besoin d'кtre sans tйmoin pour pouvoir ne se rien dire qu'а leur aise. On veut кtre recueillis, pour ainsi dire, l'un dans l'autre: les moindres distractions sont dйsolantes, la moindre contrainte est insupportable. Si quelquefois le coeur porte un mot а la bouche, il est si doux de pouvoir le prononcer sans gкne! Il semble qu'on n'ose penser librement ce qu'on n'ose dire de mкme; il semble que la prйsence d'un seul йtranger retienne le sentiment et comprime des вmes qui s'entendraient si bien sans lui.

Deux heures se sont ainsi йcoulйes entre nous dans cette immobilitй d'extase, plus douce mille fois que le froid repos des dieux d'Epicure. Aprиs le dйjeuner, les enfants sont entrйs comme а l'ordinaire dans la chambre de leur mиre; mais au lieu d'aller ensuite s'enfermer avec eux dans le gynйcйe selon sa coutume, pour nous dйdommager en quelque sorte du temps perdu sans nous voir, elle les a fait rester avec elle, et nous ne nous sommes point quittйs jusqu'au dоner. Henriette, qui commence а savoir tenir l'aiguille, travaillait assise devant la Fanchon, qui faisait de la dentelle, et dont l'oreiller posait sur le dossier de sa petite chaise. Les deux garзons feuilletaient sur une table un recueil d'images dont l'aоnй expliquait les sujets au cadet. Quand il se trompait, Henriette attentive, et qui sait le recueil par coeur, avait soin de le corriger. Souvent, feignant d'ignorer а quelle estampe ils йtaient, elle en tirait un prйtexte de se lever, d'aller et venir de sa chaise а la table et de la table а la chaise. Ces promenades ne lui dйplaisaient pas, et lui attiraient toujours quelque agacerie de la part du petit mali; quelquefois mкme il s'y joignait un baiser que sa bouche enfantine sait mal appliquer encore, mais dont Henriette, dйjа plus savante, lui йpargne volontiers la faзon. Pendant ces petites leзons, qui se prenaient et se donnaient sans beaucoup de soin, mais aussi sans la moindre gкne, le cadet comptait furtivement des onchets de buis qu'il avait cachйs sous le livre.

Mme de Wolmar brodait prиs de la fenкtre vis-а-vis des enfants; nous йtions, son mari et moi, encore autour de la table а thй, lisant la gazette, а laquelle elle prкtait assez peu d'attention. Mais а l'article de la maladie du roi de France et de l'attachement singulier de son peuple, qui n'eut jamais d'йgal que celui des Romains pour Germanicus, elle a fait quelques rйflexions sur le bon naturel de cette nation douce et bienveillante, que toutes haпssent et qui n'en hait aucune, ajoutant qu'elle n'enviait du rang suprкme que le plaisir de s'y faire aimer. "N'enviez rien, lui a dit son mari d'un ton qu'il m'eыt dы laisser prendre; il y a longtemps que nous sommes tous vos sujets." A ce mot, son ouvrage est tombй de ses mains; elle a tournй la tкte, et jetй sur son digne йpoux un regard si touchant, si tendre, que j'en ai tressailli moi-mкme. Elle n'a rien dit: qu'eыt-elle dit qui valыt ce regard? Nos yeux se sont aussi rencontrйs. J'ai senti, а la maniиre dont son mari m'a serrй la main, que la mкme йmotion nous gagnait tous trois, et que la douce influence de cette вme expansive agissait autour d'elle et triomphait de l'insensibilitй mкme.

C'est dans ces dispositions qu'a commencй le silence dont je vous parlais: vous pouvez juger qu'il n'йtait pas de froideur et d'ennui. Il n'йtait interrompu que par le petit manиge des enfants; encore, aussitфt que nous avons cessй de parler, ont-ils modйrй par imitation leur caquet, comme craignant de troubler le recueillement universel. C'est la petite surintendante qui la premiиre s'est mise а baisser la voix, а faire signe aux autres, а courir sur la pointe du pied; et leurs jeux sont devenus d'autant plus amusants que cette lйgиre contrainte y ajoutait un nouvel intйrкt. Ce spectacle, qui semblait кtre mis sous nos yeux pour prolonger notre attendrissement, a produit son effet naturel.

Ammutiscon le lingue, e parlan l'alme.

Que de choses se sont dites sans ouvrir la bouche! Que d'ardents sentiments se sont communiquйs sans la froide entremise de la parole! Insensiblement Julie s'est laissйe absorber а celui qui dominait tous les autres. Ses yeux se sont tout а fait fixйs sur ses trois enfants, et son coeur, ravi dans une si dйlicieuse extase, animait son charmant visage de tout ce que la tendresse maternelle eut jamais de plus touchant.

Livrйs nous-mкmes а cette double contemplation, nous nous laissions entraоner Wolmar et moi, а nos rкveries, quand les enfants qui les causaient les ont fait finir. L'aоnй, qui s'amusait aux images, voyant que les onchets empкchaient son frиre d'кtre attentif, a pris le temps qu'il les avait rassemblйs, et, lui donnant un coup sur la main, les a fait sauter par la chambre. Marcellin s'est mis а pleurer; et, sans s'agiter pour le faire taire, Mme de Wolmar a dit а Fanchon d'emporter les onchets. L'enfant s'est tu sur-le-champ, mais les onchets n'ont pas moins йtй emportйs sans qu'il ait recommencй de pleurer, comme je m'y йtais attendu. Cette circonstance, qui n'йtait rien, m'en a rappelй beaucoup d'autres auxquelles je n'avais fait nulle attention; et je ne me souviens pas, en y pensant, d'avoir vu d'enfants а qui l'on parlвt si peu et qui fussent moins incommodes. Ils ne quittent presque jamais leur mиre, et а peine s'aperзoit-on qu'ils soient lа. Ils sont vifs, йtourdis, sйmillants, comme il convient а leur вge, jamais importuns ni criards, et l'on voit qu'ils sont discrets avant de savoir ce que c'est que discrйtion. Ce qui m'йtonnait le plus dans les rйflexions oщ ce sujet m'a conduit, c'йtait que cela se fоt comme de soi-mкme, et qu'avec une si vive tendresse pour ses enfants Julie se tourmentвt si peu autour d'eux. En effet, on ne la voit jamais s'empresser а les faire parler ou taire, ni а leur prescrire ou dйfendre ceci ou cela. Elle ne dispute point avec eux, elle ne les contrarie point dans leurs amusements; on dirait qu'elle se contente de les voir et de les aimer, et que, quand ils ont passй leur journйe avec elle, tout son devoir de mиre est rempli.

Quoique cette paisible tranquillitй me parыt plus douce а considйrer que l'inquiиte sollicitude des autres mиres, je n'en йtais pas moins frappй d'une indolence qui s'accordait mal avec mes idйes. J'aurais voulu qu'elle n'eыt pas encore йtй contente avec tant de sujets de l'кtre: une activitй superflue sied si bien а l'amour maternel! Tout ce que je voyais de bon dans ses enfants, j'aurais voulu l'attribuer а ses soins; j'aurais voulu qu'ils dussent moins а la nature et davantage а leur mиre; je leur aurais presque dйsirй des dйfauts, pour la voir plus empressйe а les corriger.

Aprиs m'кtre occupй longtemps de ces rйflexions en silence, je l'ai rompu pour les lui communiquer. "Je vois, lui ai-je dit, que le ciel rйcompense la vertu des mиres par le bon naturel des enfants; mais ce bon naturel veut кtre cultivй. C'est dиs leur naissance que doit commencer leur йducation. Est-il un temps plus propre а les former que celui oщ ils n'ont encore aucune forme а dйtruire? Si vous les livrez а eux-mкmes dиs leur enfance, а quel вge attendrez-vous d'eux de la docilitй? Quand vous n'auriez rien а leur apprendre, il faudrait leur apprendre а vous obйir. - Vous apercevez-vous, a-t-elle rйpondu, qu'ils me dйsobйissent? - Cela serait difficile, ai-je dit, quand vous ne leur commandez rien." Elle s'est mise а sourire en regardant son mari; et, me prenant par la main, elle m'a menй dans le cabinet oщ nous pouvions causer tous trois sans кtre entendus des enfants.

C'est lа que, m'expliquant а loisir ses maximes, elle m'a fait voir sous cet air de nйgligence la plus vigilante attention qu'ait jamais donnйe la tendresse maternelle. "Longtemps, m'a-t-elle dit, j'ai pensй comme vous sur les instructions prйmaturйes; et durant ma premiиre grossesse, effrayй de tous mes devoirs et des soins que j'aurais bientфt а remplir, j'en parlais souvent а M. de Wolmar avec inquiйtude. Quel meilleur guide pouvais-je prendre en cela, qu'un observateur йclairй qui joignait а l'intйrкt d'un pиre le sang-froid d'un philosophe? Il remplit et passa mon attente; il dissipa mes prйjugйs, et m'apprit а m'assurer avec moins de peine un succиs beaucoup plus йtendu. Il me fit sentir que la premiиre et la plus importante йducation, celle prйcisйment que tout le monde oublie, est de rendre un enfant propre а кtre йlevй. Une erreur commune а tous les parents qui se piquent de lumiиres est de supposer leurs enfants raisonnables dиs leur naissance, et de leur parler comme а des hommes avant mкme qu'ils sachent parler. La raison est l'instrument qu'on pense employer а les instruire; au lieu que les autres instruments doivent servir а former celui-lа, et que de toutes les instructions propres а l'homme, celle qu'il acquiert le plus tard et le plus difficilement est la raison mкme. En leur parlant dиs leur bas вge une langue qu'ils n'entendent point, on les accoutume а se payer de mots, а en payer les autres, а contrфler tout ce qu'on leur dit, а se croire aussi sages que leurs maоtres, а devenir disputeurs et mutins; et tout ce qu'on pense obtenir d'eux par des motifs raisonnables, on ne l'obtient en effet que par ceux de crainte ou de vanitй qu'on est toujours forcй d'y joindre.

Il n'y a point de patience que ne lasse enfin l'enfant qu'on veut йlever ainsi; et voilа comment, ennuyйs, rebutйs, excйdйs de l'йternelle importunitй dont ils leur ont donnй l'habitude eux-mкmes, les parents, ne pouvant plus supporter le tracas des enfants, sont forcйs de les йloigner d'eux en les livrant а des maоtres; comme si l'on pouvait jamais espйrer d'un prйcepteur plus de patience et de douceur que n'en peut avoir un pиre.

La nature, a continuй Julie, veut que les enfants soient enfants avant que d'кtre hommes. Si nous voulons pervertir cet ordre, nous produirons des fruits prйcoces qui n'auront ni maturitй ni saveur, et ne tarderont pas а se corrompre; nous aurons de jeunes docteurs et de vieux enfants. L'enfance a des maniиres de voir, de penser, de sentir, qui lui sont propres. Rien n'est moins sensй que d'y vouloir substituer les nфtres; et j'aimerais autant exiger qu'un enfant eыt cinq pieds de haut que du jugement а dix ans.

La raison ne commence а se former qu'au bout de plusieurs annйes, et quand le corps a pris une certaine consistance. L'intention de la nature est donc que le corps se fortifie avant que l'esprit s'exerce. Les enfants sont toujours en mouvement; le repos et la rйflexion sont l'aversion de leur вge; une vie appliquйe et sйdentaire les empкche de croоtre et de profiter; leur esprit ni leur corps ne peuvent supporter la contrainte. Sans cesse enfermйs dans une chambre avec des livres, ils perdent toute leur vigueur; ils deviennent dйlicats, faibles, malsains, plutфt hйbйtйs que raisonnables; et l'вme se sent toute la vie du dйpйrissement du corps.

Quand toutes ces instructions prйmaturйes profiteraient а leur jugement autant qu'elles y nuisent, encore y aurait-il un trиs grand inconvйnient а les leur donner indistinctement et sans йgard а celles qui conviennent par prйfйrence au gйnie de chaque enfant. Outre la constitution commune а l'espиce, chacun apporte en naissant un tempйrament particulier qui dйtermine son gйnie et son caractиre, et qu'il ne s'agit ni de changer ni de contraindre, mais de former et de perfectionner. Tous les caractиres sont bons et sains en eux-mкmes, selon M. de Wolmar. Il n'y a point, dit-il, d'erreurs dans la nature; tous les vices qu'on impute au naturel sont l'effet des mauvaises formes qu'il a reзues. Il n'y a point de scйlйrat dont les penchants mieux dirigйs n'eussent produit de grandes vertus. Il n'y a point d'esprit faux dont on n'eыt tirй des talents utiles en le prenant d'un certain biais, comme ces figures difformes et monstrueuses qu'on rend belles et bien proportionnйes en les mettant а leur point de vue. Tout concourt au bien commun dans le systиme universel. Tout homme a sa place assignйe dans le meilleur ordre des choses; il s'agit de trouver cette place et de ne pas pervertir cet ordre. Qu'arrive-t-il d'une йducation commencйe dиs le berceau et toujours sous une mкme formule, sans йgard а la prodigieuse diversitй des esprits? Qu'on donne а la plupart des instructions nuisibles ou dйplacйes, qu'on les prive de celles qui leur conviendraient, qu'on gкne de toutes parts la nature, qu'on efface les grandes qualitйs de l'вme pour en substituer de petites et d'apparentes qui n'ont aucune rйalitй; qu'en exerзant indistinctement aux mкmes choses tant de talents divers, on efface les uns par les autres, on les confond tous; qu'aprиs bien des soins perdus а gвter dans les enfants les vrais dons de la nature, on voit bientфt ternir cet йclat passager et frivole qu'on leur prйfиre, sans que le naturel йtouffй revienne jamais; qu'on perd а la fois ce qu'on a dйtruit et ce qu'on a fait; qu'enfin, pour le prix de tant de peine indiscrиtement prise, tous ces petits prodiges deviennent des esprits sans force et des hommes sans mйrite, uniquement remarquables par leur faiblesse et par leur inutilitй."

"J'entends ces maximes, ai-je dit а Julie; mais j'ai peine а les accorder avec vos propres sentiments sur le peu d'avantage qu'il y a de dйvelopper le gйnie et les talents naturels de chaque individu, soit pour son propre bonheur, soit pour le vrai bien de la sociйtй. Ne vaut-il pas infiniment mieux former un parfait modиle de l'homme raisonnable et de l'honnкte homme, puis rapprocher chaque enfant de ce modиle par la force de l'йducation, en excitant l'un, en retenant l'autre, en rйprimant les passions, en perfectionnant la raison, en corrigeant la nature?... - Corriger la nature! a dit Wolmar en m'interrompant; ce mot est beau; mais, avant que de l'employer, il fallait rйpondre а ce que Julie vient de vous dire."

Une rйponse trиs pйremptoire, а ce qu'il me semblait, йtait de nier le principe; c'est ce que j'ai fait. "Vous supposez toujours que cette diversitй d'esprits et de gйnies qui distingue les individus est l'ouvrage de la nature; et cela n'est rien moins qu'йvident. Car enfin, si les esprits sont diffйrents, ils sont inйgaux; et si la nature les a rendus inйgaux, c'est en douant les uns prйfйrablement aux autres d'un peu plus de finesse de sens, d'йtendue de mйmoire, ou de capacitй d'attention. Or, quant aux sens et а la mйmoire, il est prouvй par l'expйrience que leurs divers degrйs d'йtendue et de perfection ne sont point la mesure de l'esprit des hommes; et quant а la capacitй d'attention, elle dйpend uniquement de la force des passions qui nous animent; et il est encore prouvй que tous les hommes sont, par leur nature, susceptibles de passions assez fortes pour les douer du degrй d'attention auquel est attachйe la supйrioritй de l'esprit.

Que si la diversitй des esprits, au lieu de venir de la nature, йtait un effet de l'йducation, c'est-а-dire de diverses idйes, des divers sentiments qu'excitent en nous dиs l'enfance les objets qui nous frappent, les circonstances oщ nous nous trouvons, et toutes les impressions que nous recevons, bien loin d'attendre pour йlever les enfants qu'on connыt le caractиre de leur esprit, il faudrait au contraire se hвter de dйterminer convenablement ce caractиre par une йducation propre а celui qu'on veut leur donner."

A cela il m'a rйpondu que ce n'йtait pas sa mйthode de nier ce qu'il voyait, lorsqu'il ne pouvait l'expliquer. "Regardez, m'a-t-il dit, ces deux chiens qui sont dans la cour; ils sont de la mкme portйe. Ils ont йtй nourris et traitйs de mкme, ils ne se sont jamais quittйs. Cependant l'un des deux est vif, gai, caressant, plein d'intelligence; l'autre, lourd, pesant, hargneux, et jamais on n'a pu lui rien apprendre. La seule diffйrence des tempйraments a produit en eux celle des caractиres, comme la seule diffйrence de l'organisation intйrieure produit en nous celle des esprits; tout le reste a йtй semblable... - Semblable? ai-je interrompu; quelle diffйrence! Combien de petits objets ont agi sur l'un et non pas sur l'autre! combien de petites circonstances les ont frappйs diversement sans que vous vous en soyez aperзu! - Bon! a-t-il repris, vous voilа raisonnant comme les astrologues. Quand on leur opposait que deux hommes nйs sous le mкme aspect avaient des fortunes si diverses, ils rejetaient bien loin cette identitй. Ils soutenaient que, vu la rapiditй des cieux, il y avait une distance immense du thиme de l'un de ces hommes а celui de l'autre, et que, si l'on eыt pu remarquer les deux instants prйcis de leurs naissances, l'objection se fыt tournйe en preuve.

Laissons, je vous prie, toutes ces subtilitйs, et nous en tenons а l'observation. Elle nous apprend qu'il y a des caractиres qui s'annoncent presque en naissant, et des enfants qu'on peut йtudier sur le sein de leur nourrice. Ceux-lа font une classe а part et s'йlиvent en commenзant de vivre. Mais quant aux autres qui se dйveloppent moins vite, vouloir former leur esprit avant de le connaоtre, c'est s'exposer а gвter le bien que la nature a fait, et а faire plus mal а sa place. Platon votre maоtre ne soutenait-il pas que tout le savoir humain, toute la philosophie ne pouvait tirer d'une вme humaine que ce que la nature y avait mis, comme toutes les opйrations chimiques n'ont jamais tirй d'aucun mixte qu'autant d'or qu'il en contenait dйjа? Cela n'est vrai ni de nos sentiments ni de nos idйes; mais cela est vrai de nos dispositions а les acquйrir. Pour changer l'organisation intйrieure; pour changer un caractиre, il faudrait changer le tempйrament dont il dйpend. Avez-vous jamais ouп dire qu'un emportй soit devenu flegmatique, et qu'un esprit mйthodique et froid ait acquis de l'imagination? Pour moi, je trouve qu'il serait tout aussi aisй de faire un blond d'un brun, et d'un sot un homme d'esprit. C'est donc en vain qu'on prйtendrait refondre les divers esprits sur un modиle commun. On peut les contraindre et non les changer: on peut empкcher les hommes de se montrer tels qu'ils sont, mais non les faire devenir autres; et, s'ils se dйguisent dans le cours ordinaire de la vie, vous les verrez dans toutes les occasions importantes reprendre leur caractиre originel, et s'y livrer avec d'autant moins de rиgle qu'ils n'en connaissent plus en s'y livrant. Encore une fois, il ne s'agit point de changer le caractиre et de plier le naturel, mais au contraire de le pousser aussi loin qu'il peut aller, de le cultiver, et d'empкcher qu'il ne dйgйnиre; car c'est ainsi qu'un homme devient tout ce qu'il peut кtre, et que l'ouvrage de la nature s'achиve en lui par l'йducation. Or, avant de cultiver le caractиre il faut l'йtudier, attendre paisiblement qu'il se montre, lui fournir les occasions de se montrer, et toujours s'abstenir de rien faire plutфt que d'agir mal а propos. A tel gйnie il faut donner des ailes, а d'autres des entraves; l'un veut кtre pressй, l'autre retenu; l'un veut qu'on le flatte, et l'autre qu'on l'intimide: il faudrait tantфt йclairer, tantфt abrutir. Tel homme est fait pour porter la connaissance humaine jusqu'а son dernier terme; а tel autre il est mкme funeste de savoir lire. Attendons la premiиre йtincelle de la raison; c'est elle qui fait sortir le caractиre et lui donne sa vйritable forme; c'est par elle aussi qu'on le cultive, et il n'y a point avant la raison de vйritable йducation pour l'homme.

Quant aux maximes de Julie que vous mettez en opposition, je ne sais ce que vous y voyez de contradictoire. Pour moi je les trouve parfaitement d'accord. Chaque homme apporte en naissant un caractиre, un gйnie et des talents qui lui sont propres. Ceux qui sont destinйs а vivre dans la simplicitй champкtre n'ont pas besoin, pour кtre heureux, du dйveloppement de leurs facultйs, et leurs talents enfouis sont comme les mines d'or du Valais que le bien public ne permet pas qu'on exploite. Mais dans l'йtat civil, oщ l'on a moins besoin de bras que de tкte, et oщ chacun doit compte а soi-mкme et aux autres de tout son prix, il importe d'apprendre а tirer des hommes tout ce que la nature leur a donnй, а les diriger du cфtй oщ ils peuvent aller le plus loin, et surtout а nourrir leurs inclinations de tout ce qui peut les rendre utiles. Dans le premier cas, on n'a d'йgard qu'а l'espиce, chacun fait ce que font tous les autres; l'exemple est la seule rиgle, l'habitude est le seul talent, et nul n'exerce de son вme que la partie commune а tous. Dans le second, on s'applique а l'individu, а l'homme en gйnйral; on ajoute en lui tout ce qu'il peut avoir de plus qu'un autre: on le suit aussi loin que la nature le mиne; et l'on en fera le plus grand des hommes s'il a ce qu'il faut pour le devenir. Ces maximes se contredisent si peu, que la pratique en est la mкme pour le premier вge. N'instruisez point l'enfant du villageois, car il ne lui convient pas d'кtre instruit. N'instruisez pas l'enfant du citadin, car vous ne savez encore quelle instruction lui convient. En tout йtat de cause, laissez former le corps jusqu'а ce que la raison commence а poindre; alors c'est le moment de la cultiver."

"Tout cela me paraоtrait fort bien, ai-je dit, si je n'y voyais un inconvйnient qui nuit fort aux avantages que vous attendez de cette mйthode; c'est de laisser prendre aux enfants mille mauvaises habitudes qu'on ne prйvient que par les bonnes. Voyez ceux qu'on abandonne а eux-mкmes; ils contractent bientфt tous les dйfauts dont l'exemple frappe leurs yeux, parce que cet exemple est commode а suivre, et n'imitent jamais le bien, qui coыte plus а pratiquer. Accoutumйs а tout obtenir, а faire en toute occasion leur indiscrиte volontй, ils deviennent mutins, tкtus, indomptables... - Mais, a repris M. de Wolmar, il me semble que vous avez remarquй le contraire dans les nфtres, et que c'est ce qui a donnй lieu а cet entretien. - Je l'avoue, ai-je dit, et c'est prйcisйment ce qui m'йtonne. Qu'a-t-elle fait pour les rendre dociles? Comment s'y est-elle prise? Qu'a-t-elle substituй au joug de la discipline? - Un joug bien plus inflexible, a-t-il dit а l'instant, celui de la nйcessitй. Mais, en vous dйtaillant sa conduite elle vous fera mieux entendre ses vues." Alors il l'a engagйe а m'expliquer sa mйthode; et, aprиs une courte pause, voici а peu prиs comme elle m'a parlй.

"Heureux les enfants bien nйs, mon aimable ami! Je ne prйsume pas autant de nos soins que M. de Wolmar. Malgrй ses maximes, je doute qu'on puisse jamais tirer un bon parti d'un mauvais caractиre, et que tout naturel puisse кtre tournй а bien; mais, au surplus, convaincue de la bontй de sa mйthode, je tвche d'y conformer en tout ma conduite dans le gouvernement de la famille. Ma premiиre espйrance est que des mйchants ne seront pas sortis de mon sein; la seconde est d'йlever assez bien les enfants que Dieu m'a donnйs, sous la direction de leur pиre, pour qu'ils aient un jour le bonheur de lui ressembler. J'ai tвchй pour cela de m'approprier les rиgles qu'il m'a prescrites, en leur donnant un principe moins philosophique et plus convenable а l'amour maternel: c'est de voir mes enfants heureux. Ce fut le premier voeu de mon coeur en portant le doux nom de mиre, et tous les soins de mes jours sont destinйs а l'accomplir. La premiиre fois que je tins mon fils aоnй dans mes bras, je songeai que l'enfance est presque un quart des plus longues vies, qu'on parvient rarement aux trois autres quarts, et que c'est une bien cruelle prudence de rendre cette premiиre portion malheureuse pour assurer le bonheur du reste, qui peut-кtre ne viendra jamais. Je songeai que, durant la faiblesse du premier вge, la nature assujettit les enfants de tant de maniиres, qu'il est barbare d'ajouter а cet assujettissement l'empire de nos caprices en leur фtant une libertй si bornйe et dont ils peuvent si peu abuser. Je rйsolus d'йpargner au mien toute contrainte autant qu'il serait possible, de lui laisser tout l'usage de ses petites forces, et de ne gкner en lui nul des mouvements de la nature. J'ai dйjа gagnй а cela deux grands avantages: l'un, d'йcarter de son вme naissante le mensonge, la vanitй, la colиre, l'envie, en un mot tous les vices qui naissent de l'esclavage, et qu'on est contraint de fomenter dans les enfants pour obtenir d'eux ce qu'on en exige; l'autre, de laisser fortifier librement son corps par l'exercice continuel que l'instinct lui demande. Accoutumй tout comme les paysans а courir tкte nue au soleil, au froid, а s'essouffler, а se mettre en sueur, il s'endurcit comme eux aux injures de l'air et se rend plus robuste en vivant plus content. C'est le cas de songer а l'вge d'homme et aux accidents de l'humanitй. Je vous l'ai dйjа dit, je crains cette pusillanimitй meurtriиre qui, а force de dйlicatesse et de soins, affaiblit, effйmine un enfant, le tourmente par une йternelle contrainte, l'enchaоne par mille vaines prйcautions, enfin l'expose pour toute sa vie aux pйrils inйvitables dont elle veut le prйserver un moment, et, pour lui sauver quelques rhumes dans son enfance, lui prйpare de loin des fluxions de poitrine, des pleurйsies, des coups de soleil, et la mort йtant grand.

Ce qui donne aux enfants livrйs а eux-mкmes la plupart des dйfauts dont vous parliez, c'est lorsque, non contents de faire leur propre volontй, ils la font encore faire aux autres, et cela par l'insensйe indulgence des mиres а qui l'on ne complaоt qu'en servant toutes les fantaisies de leur enfant. Mon ami, je me flatte que vous n'avez rien vu dans les miens qui sentоt l'empire et l'autoritй, mкme avec le dernier domestique, et que vous ne m'avez pas vue non plus applaudir en secret aux fausses complaisances qu'on a pour eux. C'est ici que je crois suivre une route nouvelle et sыre pour rendre а la fois un enfant libre, paisible, caressant, docile, et cela par un moyen fort simple, c'est de le convaincre qu'il n'est qu'un enfant.

A considйrer l'enfance en elle-mкme, y a-t-il au monde un кtre plus faible, plus misйrable, plus а la merci de tout ce qui l'environne, qui ait si grand besoin de pitiй, d'amour, de protection, qu'un enfant? Ne semble-t-il pas que c'est pour cela que les premiиres voix qui lui sont suggйrйes par la nature sont les cris et les plaintes; qu'elle lui a donnй une figure si douce et un air si touchant, afin que tout ce qui l'approche s'intйresse а sa faiblesse et s'empresse а le secourir? Qu'y a-t-il donc de plus choquant, de plus contraire а l'ordre, que de voir un enfant, impйrieux et mutin, commander а tout ce qui l'entoure, prendre impudemment un ton de maоtre avec ceux qui n'ont qu'а l'abandonner pour le faire pйrir, et d'aveugles parents, approuvant cette audace, l'exercer а devenir le tyran de sa nourrice, en attendant qu'il devienne le leur?

Quant а moi, je n'ai rien йpargnй pour йloigner de mon fils la dangereuse image de l'empire et de la servitude, et pour ne jamais lui donner lieu de penser qu'il fыt plutфt servi par devoir que par pitiй. Ce point est peut-кtre le plus difficile et le plus important de toute l'йducation; et c'est un dйtail qui ne finirait point que celui de toutes les prйcautions qu'il m'a fallu prendre, pour prйvenir en lui cet instinct si prompt а distinguer les services mercenaires des domestiques de la tendresse des soins maternels.

L'un des principaux moyens que j'ai employйs a йtй, comme je vous l'ai dit, de le bien convaincre de l'impossibilitй oщ le tient son вge de vivre sans notre assistance. Aprиs quoi je n'ai pas eu peine а lui montrer que tous les secours qu'on est forcй de recevoir d'autrui sont des actes de dйpendance; que les domestiques ont une vйritable supйrioritй sur lui, en ce qu'il ne saurait se passer d'eux, tandis qu'il ne leur est bon а rien; de sorte que, bien loin de tirer vanitй de leurs services, il les reзoit avec une sorte d'humiliation, comme un tйmoignage de sa faiblesse, et il aspire ardemment au temps oщ il sera assez grand et assez fort pour avoir l'honneur de se servir lui-mкme."

"Ces idйes, ai-je dit, seraient difficiles а йtablir dans des maisons oщ le pиre et la mиre se font servir comme des enfants; mais dans celle-ci, oщ chacun, а commencer par vous, a ses fonctions а remplir, et oщ le rapport des valets aux maоtres n'est qu'un йchange perpйtuel de services et de soins, je ne crois pas cet йtablissement impossible. Cependant il me reste а concevoir comment des enfants accoutumйs а voir prйvenir leurs besoins n'йtendent pas ce droit а leurs fantaisies, ou comment ils ne souffrent pas quelquefois de l'humeur d'un domestique qui traitera de fantaisie un vйritable besoin."

"Mon ami, a repris Mme de Wolmar, une mиre peu йclairйe se fait des monstres de tout. Les vrais besoins sont trиs bornйs dans les enfants comme dans les hommes, et l'on doit plus regarder а la durйe du bien-кtre qu'au bien-кtre d'un seul moment. Pensez-vous qu'un enfant qui n'est point gкnй puisse assez souffrir de l'humeur de sa gouvernante, sous les yeux d'une mиre, pour en кtre incommodй? Vous supposez des inconvйnients qui naissent de vices dйjа contractйs, sans songer que tous mes soins ont йtй d'empкcher ces vices de naоtre. Naturellement les femmes aiment les enfants. La mйsintelligence ne s'йlиve entre eux que quand l'un veut assujettir l'autre а ses caprices. Or cela ne peut arriver ici, ni sur l'enfant dont on n'exige rien, ni sur la gouvernante а qui l'enfant n'a rien а commander. J'ai suivi en cela tout le contre-pied des autres mиres, qui font semblant de vouloir que l'enfant obйisse au domestique, et veulent en effet que le domestique obйisse а l'enfant. Personne ici ne commande ni n'obйit; mais l'enfant n'obtient jamais de ceux qui l'approchent qu'autant de complaisance qu'il en a pour eux. Par lа, sentant qu'il n'a sur tout ce qui l'environne d'autre autoritй que celle de la bienveillance, il se rend docile et complaisant; en cherchant а s'attacher les coeurs des autres, le sien s'attache а eux а son tour; car on aime en se faisant aimer, c'est l'infaillible effet de l'amour-propre; et de cette affection rйciproque, nйe de l'йgalitй, rйsultent sans effort les bonnes qualitйs qu'on prкche sans cesse а tous les enfants, sans jamais en obtenir aucune.

J'ai pensй que la partie la plus essentielle de l'йducation d'un enfant, celle dont il n'est jamais question dans les йducations les plus soignйes, c'est de lui bien faire sentir sa misиre, sa faiblesse, sa dйpendance, et, comme vous a dit mon mari, le pesant joug de la nйcessitй que la nature impose а l'homme; et cela, non seulement afin qu'il soit sensible а ce qu'on fait pour lui allйger ce joug, mais surtout afin qu'il connaisse de bonne heure en quel rang l'a placй la Providence, qu'il ne s'йlиve point au-dessus de sa portйe, et que rien d'humain ne lui semble йtranger а lui.

Induits dиs leur naissance par la mollesse dans laquelle ils sont nourris, par les йgards que tout le monde a pour eux, par la facilitй d'obtenir tout ce qu'ils dйsirent, а penser que tout doit cйder а leurs fantaisies, les jeunes gens entrent dans le monde avec cet impertinent prйjugй, et souvent ils ne s'en corrigent qu'а force d'humiliations, d'affronts et de dйplaisirs. Or je voudrais bien sauver а mon fils cette seconde et mortifiante йducation, en lui donnant par la premiиre une plus juste opinion des choses. J'avais d'abord rйsolu de lui accorder tout ce qu'il demanderait, persuadйe que les premiers mouvements de la nature sont toujours bons et salutaires. Mais je n'ai pas tardй de connaоtre qu'en se faisant un droit d'кtre obйis les enfants sortaient de l'йtat de nature presque en naissant, et contractaient nos vices par notre exemple, les leurs par notre indiscrйtion. J'ai vu que si je voulais contenter toutes ses fantaisies, elles croоtraient avec ma complaisance; qu'il y aurait toujours un point oщ il faudrait s'arrкter, et oщ le refus lui deviendrait d'autant plus sensible qu'il y serait moins accoutumй. Ne pouvant donc, en attendant la raison, lui sauver tout chagrin, j'ai prйfйrй le moindre et le plus tфt passй. Pour qu'un refus lui fыt moins cruel, je l'ai pliй d'abord au refus; et, pour lui йpargner de longs dйplaisirs, des lamentations, des mutineries, j'ai rendu tout refus irrйvocable. Il est vrai que j'en fais le moins que je puis, et que j'y regarde а deux fois avant que d'en venir lа. Tout ce qu'on lui accorde est accordй sans condition dиs la premiиre demande, et l'on est trиs indulgent lа-dessus, mais il n'obtient jamais rien par importunitй; les pleurs et les flatteries sont йgalement inutiles. Il en est si convaincu, qu'il a cessй de les employer; du premier mot il prend son parti, et ne se tourmente pas plus de voir fermer un cornet de bonbons qu'il voudrait manger, qu'envoler un oiseau qu'il voudrait tenir, car il sent la mкme impossibilitй d'avoir l'un et l'autre. Il ne voit rien dans ce qu'on lui фte, sinon qu'il ne l'a pu garder; ni dans ce qu'on lui refuse, sinon qu'il n'a pu l'obtenir; et loin de battre la table contre laquelle il se blesse, il ne battrait pas la personne qui lui rйsiste. Dans tout ce qui le chagrine il sent l'empire de la nйcessitй, l'effet de sa propre faiblesse, jamais l'ouvrage du mauvais vouloir d'autrui... Un moment! dit-elle un peu vivement, voyant que j'allais rйpondre; je pressens votre objection; j'y vais venir а l'instant.

Ce qui nourrit les criailleries des enfants, c'est l'attention qu'on y fait, soit pour leur cйder, soit pour les contrarier. Il ne leur faut quelquefois pour pleurer tout un jour, que s'apercevoir qu'on ne veut pas qu'ils pleurent. Qu'on les flatte ou qu'on les menace, les moyens qu'on prend pour les faire taire sont tous pernicieux et presque toujours sans effet. Tant qu'on s'occupe de leurs pleurs, c'est une raison pour eux de les continuer; mais ils s'en corrigent bientфt quand ils voient qu'on n'y prend pas garde; car, grands et petits, nul n'aime а prendre une peine inutile. Voilа prйcisйment ce qui est arrivй а mon aоnй. C'йtait d'abord un petit criard qui йtourdissait tout le monde; et vous кtes tйmoin qu'on ne l'entend pas plus а prйsent dans la maison que s'il n'y avait point d'enfant. Il pleure quand il souffre; c'est la voix de la nature qu'il ne faut jamais contraindre; mais il se tait а l'instant qu'il ne souffre plus. Aussi fais-je une trиs grande attention а ses pleurs, bien sыre qu'il n'en verse jamais en vain. Je gagne а cela de savoir а point nommй quand il sent de la douleur et quand il n'en sent pas, quand il se porte bien et quand il est malade; avantage qu'on perd avec ceux qui pleurent par fantaisie et seulement pour se faire apaiser. Au reste j'avoue que ce point n'est pas facile а obtenir des nourrices et des gouvernantes: car, comme rien n'est plus ennuyeux que d'entendre toujours lamenter un enfant, et que ces bonnes femmes ne voient jamais que l'instant prйsent, elles ne songent pas qu'а faire taire l'enfant aujourd'hui il en pleurera demain davantage. Le pis est que l'obstination qu'il contracte tire а consйquence dans un вge avancй. La mкme cause qui le rend criard а trois ans le rend mutin а douze, querelleur а vingt, impйrieux а trente, et insupportable toute sa vie.

Je viens maintenant а vous, me dit-elle en souriant. Dans tout ce qu'on accorde aux enfants ils voient aisйment le dйsir de leur complaire; dans tout ce qu'on en exige ou qu'on leur refuse ils doivent supposer des raisons sans les demander. C'est un autre avantage qu'on gagne а user avec eux d'autoritй plutфt que de persuasion dans les occasions nйcessaires: car, comme il n'est pas possible qu'ils n'aperзoivent quelquefois la raison qu'on a d'en user ainsi, il est naturel qu'ils la supposent encore quand ils sont hors d'йtat de la voir. Au contraire, dиs qu'on a soumis quelque chose а leur jugement, ils prйtendent juger de tout, ils deviennent sophistes, subtils, de mauvaise foi, fйconds en chicanes, cherchant toujours а rйduire au silence ceux qui ont la faiblesse de s'exposer а leurs petites lumiиres. Quand on est contraint de leur rendre compte des choses qu'ils ne sont point en йtat d'entendre, ils attribuent au caprice la conduite la plus prudente, sitфt qu'elle est au-dessus de leur portйe. En un mot, le seul moyen de les rendre dociles а la raison n'est pas de raisonner avec eux, mais de les bien convaincre que la raison est au-dessus de leur вge: car alors ils la supposent du cфtй oщ elle doit кtre, а moins qu'on ne leur donne un juste sujet de penser autrement. Ils savent bien qu'on ne veut pas les tourmenter quand ils sont sыrs qu'on les aime; et les enfants se trompent rarement lа-dessus. Quand donc je refuse quelque chose aux miens, je n'argumente point avec eux, je ne leur dis point pourquoi je ne veux pas, mais je fais en sorte qu'ils le voient, autant qu'il est possible, et quelquefois aprиs coup. De cette maniиre ils s'accoutument а comprendre que jamais je ne les refuse sans en avoir une bonne raison, quoiqu'ils ne l'aperзoivent pas toujours.

Fondйe sur le mкme principe, je ne souffrirai pas non plus que mes enfants se mкlent dans la conversation des gens raisonnables, et s'imaginent sottement y tenir leur rang comme les autres, quand on y souffre leur babil indiscret. Je veux qu'ils rйpondent modestement et en peu de mots quand on les interroge, sans jamais parler de leur chef, et surtout sans qu'ils s'ingиrent а questionner hors de propos les gens plus вgйs qu'eux auxquels ils doivent du respect."

"En vйritй, Julie, dis-je en l'interrompant, voilа bien de la rigueur pour une mиre aussi tendre! Pythagore n'йtait pas plus sйvиre а ses disciples que vous l'кtes aux vфtres. Non seulement vous ne les traitez pas en hommes, mais on dirait que vous craignez de les voir cesser trop tфt d'кtre enfants. Quel moyen plus agrйable et plus sыr peuvent-ils avoir de s'instruire que d'interroger sur les choses qu'ils ignorent les gens plus йclairйs qu'eux? Que penseraient de vos maximes les dames de Paris, qui trouvent que leurs enfants ne jasent jamais assez tфt ni assez longtemps, et qui jugent de l'esprit qu'ils auront йtant grands par les sottises qu'ils dйbitent йtant jeunes? Wolmar me dira que cela peut кtre bon dans un pays oщ le premier mйrite est de bien babiller, et oщ l'on est dispensй de penser pourvu qu'on parle. Mais vous qui voulez faire а vos enfants un sort si doux, comment accorderez-vous tant de bonheur avec tant de contrainte, et que devient parmi toute cette gкne la libertй que vous prйtendez leur laisser?"

"Quoi donc? a-t-elle repris а l'instant, est-ce gкner leur libertй que de les empкcher d'attenter а la nфtre, et ne sauraient-ils кtre heureux а moins que toute une compagnie en silence n'admire leurs puйrilitйs? Empкchons leur vanitй de naоtre, ou du moins arrкtons-en les progrиs; c'est lа vraiment travailler а leur fйlicitй; car la vanitй de l'homme est la source de ses plus grandes peines, et il n'y a personne de si parfait et de si fкtй, а qui elle ne donne encore plus de chagrins que de plaisirs.

Que peut penser un enfant de lui-mкme, quand il voit autour de lui tout un cercle de gens sensйs l'йcouter, l'agacer, l'admirer, attendre avec un lвche empressement les oracles qui sortent de sa bouche, et se rйcrier avec des retentissements de joie а chaque impertinence qu'il dit? La tкte d'un homme aurait bien de la peine а tenir а tous ces faux applaudissements; jugez de ce que deviendra la sienne! Il en est du babil des enfants comme des prйdictions des almanachs. Ce serait un prodige si, sur tant de vaines paroles, le hasard ne fournissait jamais une rencontre heureuse. Imaginez ce que font alors les exclamations de la flatterie sur une pauvre mиre dйjа trop abusйe par son propre coeur, et sur un enfant qui ne sait ce qu'il dit et se voit cйlйbrer! Ne pensez pas que pour dйmкler l'erreur je m'en garantisse: non, je vois la faute, et j'y tombe; mais si j'admire les reparties de mon fils, au moins je les admire en secret; il n'apprend point, en me les voyant applaudir, а devenir babillard et vain, et les flatteurs, en me les faisant rйpйter, n'ont pas le plaisir de rire de ma faiblesse.

Un jour qu'il nous йtait venu du monde, йtant allйe donner quelques ordres, je vis en rentrant quatre ou cinq grands nigauds occupйs а jouer avec lui, et s'apprкtant а me raconter d'un air d'emphase je ne sais combien de gentillesses qu'ils venaient d'entendre, et dont ils semblaient tout йmerveillйs. Messieurs, leur dis-je assez froidement, je ne doute pas que vous ne sachiez faire dire а des marionnettes de fort jolies choses; mais j'espиre qu'un jour mes enfants seront hommes, qu'ils agiront et parleront d'eux-mкmes, et alors j'apprendrai toujours dans la joie de mon coeur tout ce qu'ils auront dit et fait de bien. Depuis qu'on a vu que cette maniиre de faire sa cour ne prenait pas, on joue avec mes enfants comme avec des enfants, non comme avec Polichinelle; il ne leur vient plus de compиre, et ils en valent sensiblement mieux depuis qu'on ne les admire plus.

A l'йgard des questions, on ne les leur dйfend pas indistinctement. Je suis la premiиre а leur dire de demander doucement en particulier а leur pиre ou а moi tout ce qu'ils ont besoin de savoir; mais je ne souffre pas qu'ils coupent un entretien sйrieux pour occuper tout le monde de la premiиre impertinence qui leur passe par la tкte. L'art d'interroger n'est pas si facile qu'on pense. C'est bien plus l'art des maоtres que des disciples; il faut avoir dйjа beaucoup appris de choses pour savoir demander ce qu'on ne sait pas. Le savant sait et s'enquiert, dit un proverbe indien; mais l'ignorant ne sait pas mкme de quoi s'enquйrir. Faute de cette science prйliminaire, les enfants en libertй ne font presque jamais que des questions ineptes qui ne servent а rien, ou profondes et scabreuses, dont la solution passe leur portйe; et puisqu'il ne faut pas qu'ils sachent tout, il importe qu'ils n'aient pas le droit de tout demander. Voilа pourquoi, gйnйralement parlant, ils s'instruisent mieux par les interrogations qu'on leur fait que par celles qu'ils font eux-mкmes.

Quand cette mйthode leur serait aussi utile qu'on croit, la premiиre et la plus importante science qui leur convient n'est-elle pas d'кtre discrets et modestes? et y en a-t-il quelque autre qu'ils doivent apprendre au prйjudice de celle-lа? Que produit donc dans les enfants cette йmancipation de paroles avant l'вge de parler, et ce droit de soumettre effrontйment les hommes а leur interrogatoire? De petits questionneurs babillards, qui questionnent moins pour s'instruire que pour importuner, pour occuper d'eux tout le monde, et qui prennent encore plus de goыt а ce babil par l'embarras oщ ils s'aperзoivent que jettent quelquefois leurs questions indiscrиtes, en sorte que chacun est inquiet aussitфt qu'ils ouvrent la bouche. Ce n'est pas tant un moyen de les instruire que de les rendre йtourdis et vains; inconvйnient plus grand а mon avis que l'avantage qu'ils acquiиrent par lа n'est utile; car par degrйs l'ignorance diminue, mais la vanitй ne fait jamais qu'augmenter.

Le pis qui pыt arriver de cette rйserve trop prolongйe serait que mon fils en вge de raison eыt la conversation moins lйgиre, le propos moins vif et moins abondant; et en considйrant combien cette habitude de passer sa vie а dire des riens rйtrйcit l'esprit, je regarderais plutфt cette heureuse stйrilitй comme un bien que comme un mal. Les gens oisifs, toujours ennuyйs d'eux-mкmes, s'efforcent de donner un grand prix а l'art de les amuser, et l'on dirait que le savoir-vivre consiste а ne dire que de vaines paroles, comme а ne faire que des dons inutiles; mais la sociйtй humaine a un objet plus noble, et ses vrais plaisirs ont plus de soliditй. L'organe de la vйritй, le plus digne organe de l'homme, le seul dont l'usage le distingue des animaux, ne lui a point йtй donnй pour n'en pas tirer un meilleur parti qu'ils ne font de leurs cris. Il se dйgrade au-dessous d'eux quand il parle pour ne rien dire, et l'homme doit кtre homme jusque dans ses dйlassements. S'il y a de la politesse а йtourdir tout le monde d'un vain caquet, j'en trouve une bien plus vйritable а laisser parler les autres par prйfйrence, а faire plus grand cas de ce qu'ils disent que de ce qu'on dirait soi-mкme, et а montrer qu'on les estime trop pour croire les amuser par des niaiseries. Le bon usage du monde, celui qui nous y fait le plus rechercher et chйrir, n'est pas tant d'y briller que d'y faire briller les autres, et de mettre, а force de modestie, leur orgueil plus en libertй. Ne craignons pas qu'un homme d'esprit, qui ne s'abstient de parler que par retenue et discrйtion, puisse jamais passer pour un sot. Dans quelque pays que ce puisse кtre, il n'est pas possible qu'on juge un homme sur ce qu'il n'a pas dit, et qu'on le mйprise pour s'кtre tu. Au contraire, on remarque en gйnйral que les gens silencieux en imposent, qu'on s'йcoute devant eux, et qu'on leur donne beaucoup d'attention quand ils parlent; ce qui, leur laissant le choix des occasions, et faisant qu'on ne perd rien de ce qu'ils disent, met tout l'avantage de leur cфtй. Il est si difficile а l'homme le plus sage de garder toute sa prйsence d'esprit dans un long flux de paroles, il est si rare qu'il ne lui йchappe des choses dont il se repent а loisir, qu'il aime mieux retenir le bon que risquer le mauvais. Enfin, quand ce n'est pas faute d'esprit qu'il se tait, s'il ne parle pas, quelque discret qu'il puisse кtre, le tort en est а ceux qui sont avec lui.

Mais il y a bien loin de six ans а vingt: mon fils ne sera pas toujours enfant, et а mesure que sa raison commencera de naоtre, l'intention de son pиre est bien de la laisser exercer. Quant а moi, ma mission ne va pas jusque-lа. Je nourris des enfants et n'ai pas la prйsomption de vouloir former des hommes. J'espиre, dit-elle en regardant son mari, que de plus dignes mains se chargeront de ce noble emploi. Je suis femme et mиre, je sais me tenir а mon rang. Encore une fois, la fonction dont je suis chargйe n'est pas d'йlever mes fils, mais de les prйparer pour кtre йlevйs.

Je ne fais mкme en cela que suivre de point en point le systиme de M. de Wolmar; et plus j'avance, plus j'йprouve combien il est excellent et juste, et combien il s'accorde avec le mien. Considйrez mes enfants, et surtout l'aоnй; en connaissez-vous de plus heureux sur la terre, de plus gais, de moins importuns? Vous les voyez sauter, rire, courir toute la journйe, sans jamais incommoder personne. De quels plaisirs, de quelle indйpendance leur вge est-il susceptible, dont ils ne jouissent pas ou dont ils abusent? Ils se contraignent aussi peu devant moi qu'en mon absence. Au contraire, sous les yeux de leur mиre ils ont toujours un peu plus de confiance; et quoique je sois l'auteur de toute la sйvйritй qu'ils йprouvent, ils me trouvent toujours la moins sйvиre, car je ne pourrais supporter de n'кtre pas ce qu'ils aiment le plus au monde.

Les seules lois qu'on leur impose auprиs de nous sont celles de la libertй mкme, savoir, de ne pas plus gкner la compagnie qu'elle ne les gкne, de ne pas crier plus haut qu'on ne parle; et comme on ne les oblige point de s'occuper de nous, je ne veux pas non plus qu'ils prйtendent nous occuper d'eux. Quand ils manquent а de si justes lois, toute leur peine est d'кtre а l'instant renvoyйs, et tout mon art, pour que c'en soit une, de faire qu'ils ne se trouvent nulle part aussi bien qu'ici. A cela prиs, on ne les assujettit а rien; on ne les force jamais de rien apprendre; on ne les ennuie point de vaines corrections; jamais on ne les reprend; les seules leзons qu'ils reзoivent sont des leзons de pratique prises dans la simplicitй de la nature. Chacun, bien instruit lа-dessus, se conforme а mes intentions avec une intelligence et un soin qui ne me laissent rien а dйsirer, et si quelque faute est а craindre, mon assiduitй la prйvient ou la rйpare aisйment.

Hier, par exemple, l'aоnй, ayant фtй un tambour au cadet, l'avait fait pleurer. Fanchon ne dit rien; mais une heure aprиs, au moment que le ravisseur en йtait le plus occupй, elle le lui reprit: il la suivait en le lui redemandant et pleurant а son tour. Elle lui dit: "Vous l'avez pris par force а votre frиre; je vous le reprends de mкme. Qu'avez-vous а dire? Ne suis-je pas la plus forte?" Puis elle se mit а battre la caisse а son imitation, comme si elle y eыt pris beaucoup de plaisir. Jusque-lа tout йtait а merveille. Mais quelque temps aprиs elle voulut rendre le tambour au cadet: alors je l'arrкtai; car ce n'йtait plus la leзon de la nature, et de lа pouvait naоtre un premier germe d'envie entre les deux frиres. En perdant le tambour, le cadet supporta la dure loi de la nйcessitй; l'aоnй sentit son injustice; tous deux connurent leur faiblesse, et furent consolйs le moment d'aprиs."

Un plan si nouveau et si contraire aux idйes reзues m'avait d'abord effarouchй. A force de me l'expliquer, ils m'en rendirent enfin l'admirateur; et je sentis que, pour guider l'homme, la marche de la nature est toujours la meilleure. Le seul inconvйnient que je trouvais а cette mйthode, et cet inconvйnient me parut fort grand, c'йtait de nйgliger dans les enfants la seule facultй qu'ils aient dans toute sa vigueur et qui ne fait que s'affaiblir en avanзant en вge. Il me semblait que, selon leur propre systиme, plus les opйrations de l'entendement йtaient faibles, insuffisantes, plus on devait exercer et fortifier la mйmoire, si propre alors а soutenir le travail. "C'est elle, disais-je, qui doit supplйer а la raison jusqu'а sa naissance, et l'enrichir quand elle est nйe. Un esprit qu'on n'exerce а rien devient lourd et pesant dans l'inaction. Le semence ne prend point dans un champ mal prйparй, et c'est une йtrange prйparation pour apprendre а devenir raisonnable que de commencer par кtre stupide. - Comment, stupide! s'est йcriйe aussitфt Mme de Wolmar. Confondriez-vous deux qualitйs aussi diffйrentes et presque aussi contraires que la mйmoire et le jugement? Comme si la quantitй des choses mal digйrйes et sans liaison dont on remplit une tкte encore faible n'y faisait pas plus de tort que de profit а la raison! J'avoue que de toutes les facultйs de l'homme la mйmoire est la premiиre qui se dйveloppe et la plus commode а cultiver dans les enfants; mais, а votre avis, lequel est а prйfйrer de ce qu'il leur est le plus aisй d'apprendre, ou de ce qu'il leur importe le plus de savoir?

Regardez а l'usage qu'on fait en eux de cette facilitй, а la violence qu'il faut leur faire, а l'йternelle contrainte oщ il les faut assujettir pour mettre en йtalage leur mйmoire, et comparez l'utilitй qu'ils en retirent au mal qu'on leur fait souffrir pour cela. Quoi? forcer un enfant d'йtudier des langues qu'il ne parlera jamais, mкme avant qu'il ait bien appris la sienne; lui faire incessamment rйpйter et construire des vers qu'il n'entend point, et dont toute l'harmonie n'est pour lui qu'au bout de ses doigts; embrouiller son esprit de cercles et de sphиres dont il n'a pas la moindre idйe; l'accabler de mille noms de villes et de riviиres qu'il confond sans cesse et qu'il rapprend tous les jours: est-ce cultiver sa mйmoire au profit de son jugement, et tout ce frivole acquis vaut-il une seule des larmes qu'il lui coыte?

Si tout cela n'йtait qu'inutile, je m'en plaindrais moins; mais n'est-ce rien que d'instruire un enfant а se payer de mots, et а croire savoir ce qu'il ne peut comprendre? Se pourrait-il qu'un tel amas ne nuisоt point aux premiиres idйes dont on doit meubler une tкte humaine, et ne vaudrait-il pas mieux n'avoir point de mйmoire que de la remplir de tout ce fatras au prйjudice des connaissances nйcessaires dont il tient la place?

Non, si la nature a donnй au cerveau des enfants cette souplesse qui le rend propre а recevoir toutes sortes d'impressions, ce n'est pas pour qu'on y grave des noms de rois, des dates, des termes de blason, de sphиre, de gйographie, et tous ces mots sans aucun sens pour leur вge, et sans aucune utilitй pour quelque вge que ce soit, dont on accable leur triste et stйrile enfance; mais c'est pour que toutes les idйes relatives а l'йtat de l'homme, toutes celles qui se rapportent а son bonheur et l'йclairent sur ses devoirs, s'y tracent de bonne heure en caractиres ineffaзables, et lui servent а se conduire, pendant sa vie, d'une maniиre convenable а son кtre et а ses facultйs.

Sans йtudier dans les livres, la mйmoire d'un enfant ne reste pas pour cela oisive: tout ce qu'il voit, tout ce qu'il entend le frappe, et il s'en souvient; il tient registre en lui-mкme des actions, des discours des hommes; et tout ce qui l'environne est le livre dans lequel, sans y songer, il enrichit continuellement sa mйmoire, en attendant que son jugement puisse en profiter. C'est dans le choix de ces objets, c'est dans le soin de lui prйsenter sans cesse ceux qu'il doit connaоtre, et de lui cacher ceux qu'il doit ignorer, que consiste le vйritable art de cultiver la premiиre de ses facultйs; et c'est par lа qu'il faut tвcher de lui former un magasin de connaissances qui serve а son йducation durant la jeunesse, et а sa conduite dans tous les temps. Cette mйthode, il est vrai, ne forme point de petits prodiges, et ne fait pas briller les gouvernantes et les prйcepteurs; mais elle forme des hommes judicieux, robustes, sains de corps et d'entendement, qui, sans s'кtre fait admirer йtant jeunes, se font honorer йtant grands.

Ne pensez pas pourtant, continua Julie, qu'on nйglige ici tout а fait ces soins dont vous faites un si grand cas. Une mиre un peu vigilante tient dans ses mains les passions de ses enfants. Il y a des moyens pour exciter et nourrir en eux le dйsir d'apprendre ou de faire telle ou telle chose; et autant que ces moyens peuvent se concilier avec la plus entiиre libertй de l'enfant, et n'engendrent en lui nulle semence de vice, je les emploie assez volontiers, sans m'opiniвtrer quand le succиs n'y rйpond pas; car il aura toujours le temps d'apprendre, mais il n'y a pas un moment а perdre pour lui former un bon naturel; et M. de Wolmar a une telle idйe du premier dйveloppement de la raison, qu'il soutient que quand son fils ne saurait rien а douze ans, il n'en serait pas moins instruit а quinze, sans compter que rien n'est moins nйcessaire que d'кtre savant, et rien plus que d'кtre sage et bon.

Vous savez que notre aоnй lit dйjа passablement. Voici comment lui est venu le goыt d'apprendre а lire. J'avais dessein de lui dire de temps en temps quelque fable de La Fontaine pour l'amuser, et j'avais dйjа commencй, quand il me demanda si les corbeaux parlaient. A l'instant je vis la difficultй de lui faire sentir bien nettement la diffйrence de l'apologue au mensonge: je me tirai d'affaire comme je pus; et convaincue que les fables sont faites pour les hommes, mais qu'il faut toujours dire la vйritй nue aux enfants, je supprimai La Fontaine. Je lui substituai un recueil de petites histoires intйressantes et instructives, la plupart tirйes de la Bible, puis voyant que l'enfant prenait goыt а mes contes, j'imaginai de les lui rendre encore plus utiles, en essayant d'en composer moi-mкme d'aussi amusants qu'il me fut possible, et les appropriant toujours au besoin du moment. Je les йcrivais а mesure dans un beau livre ornй d'images, que je tenais bien enfermй, et dont je lui lisais de temps en temps quelques contes, rarement, peu longtemps, et rйpйtant souvent les mкmes avec des commentaires, avant de passer а de nouveaux. Un enfant oisif est sujet а l'ennui; les petits contes servaient de ressource: mais quand je le voyais le plus avidement attentif, je me souvenais quelquefois d'un ordre а donner, et je le quittais а l'endroit le plus intйressant, en laissant nйgligemment le livre. Aussitфt il allait prier sa bonne, ou Fanchon, ou quelqu'un, d'achever la lecture; mais comme il n'a rien а commander а personne, et qu'on йtait prйvenu, l'on n'obйissait pas toujours. L'un refusait, l'autre avait а faire, l'autre balbutiait lentement et mal, l'autre laissait, а mon exemple, un conte а moitiй. Quand on le vit bien ennuyй de tant de dйpendance, quelqu'un lui suggйra secrиtement d'apprendre а lire, pour s'en dйlivrer et feuilleter le livre а son aise. Il goыta ce projet. Il fallut trouver des gens assez complaisants pour vouloir lui donner leзon: nouvelle difficultй qu'on n'a poussйe qu'aussi loin qu'il fallait. Malgrй toutes ces prйcautions, il s'est lassй trois ou quatre fois: on l'a laissй faire. Seulement je me suis efforcйe de rendre les contes encore plus amusants; et il est revenu а la charge avec tant d'ardeur, que, quoiqu'il n'y ait pas six mois qu'il a tout de bon commencй d'apprendre, il sera bientфt en йtat de lire seul le recueil.

C'est а peu prиs ainsi que je tвcherai d'exciter son zиle et sa volontй pour acquйrir les connaissances qui demandent de la suite et de l'application, et qui peuvent convenir а son вge; mais quoiqu'il apprenne а lire, ce n'est point des livres qu'il tirera ces connaissances; car elles ne s'y trouvent point, et la lecture ne convient en aucune maniиre aux enfants. Je veux aussi l'habituer de bonne heure а nourrir sa tкte d'idйes et non de mots: c'est pourquoi je ne lui fais jamais rien apprendre par coeur."

"Jamais! interrompis-je: c'est beaucoup dire; car encore faut-il bien qu'il sache son catйchisme et ses priиres. - C'est ce qui vous trompe, reprit-elle. A l'йgard de la priиre, tous les matins et tous les soirs je fais la mienne а haute voix dans la chambre de mes enfants, et c'est assez pour qu'ils l'apprennent sans qu'on les y oblige: quant au catйchisme, ils ne savent ce que c'est. - Quoi! Julie, vos enfants n'apprennent pas leur catйchisme? - Non, mon ami, mes enfants n'apprennent pas leur catйchisme. - Comment? ai-je dit tout йtonnй, une mиre si pieuse!... Je ne vous comprends point. Et pourquoi vos enfants n'apprennent-ils pas leur catйchisme? - Afin qu'ils le croient un jour, dit-elle: j'en veux faire un jour des chrйtiens. - Ah! j'y suis, m'йcriai-je; vous ne voulez pas que leur foi ne soit qu'en paroles, ni qu'ils sachent seulement leur religion, mais qu'ils la croient; et vous pensez avec raison qu'il est impossible а l'homme de croire ce qu'il n'entend point. - Vous кtes bien difficile, me dit en souriant M. de Wolmar: seriez-vous chrйtien, par hasard? - Je m'efforce de l'кtre, lui dis-je avec fermetй. Je crois de la religion tout ce que j'en puis comprendre, et respecte le reste sans le rejeter." Julie me fit un signe d'approbation et nous reprоmes le sujet de notre entretien.

Aprиs кtre entrйe dans d'autres dйtails qui m'ont fait concevoir combien le zиle maternel est actif, infatigable et prйvoyant, elle a conclu en observant que sa mйthode se rapportait exactement aux deux objets qu'elle s'йtait proposйs, savoir, de laisser dйvelopper le naturel des enfants et de l'йtudier. "Les miens ne sont gкnйs en rien, dit-elle, et ne sauraient abuser de leur libertй; leur caractиre ne peut ni se dйpraver ni se contraindre: on laisse en paix renforcer leur corps et germer leur jugement; l'esclavage n'avilit point leur вme; les regards d'autrui ne font point fermenter leur amour-propre; ils ne se croient ni des hommes puissants ni des animaux enchaоnйs, mais des enfants heureux et libres. Pour les garantir des vices qui ne sont pas en eux, ils ont, ce me semble, un prйservatif plus fort que des discours qu'ils n'entendraient point, ou dont ils seraient bientфt ennuyйs: c'est l'exemple des moeurs de tout ce qui les environne; ce sont les entretiens qu'ils entendent, qui sont ici naturels а tout le monde, et qu'on n'a pas besoin de composer exprиs pour eux; c'est la paix et l'union dont ils sont tйmoins; c'est l'accord qu'ils voient rйgner sans cesse et dans la conduite respective de tous, et dans la conduite et les discours de chacun.

Nourris encore dans leur premiиre simplicitй, d'oщ leur viendraient des vices dont ils n'ont point vu d'exemple, des passions qu'ils n'ont nulle occasion de sentir, des prйjugйs que rien ne leur inspire? Vous voyez qu'aucune erreur ne les gagne, qu'aucun mauvais penchant ne se montre en eux. Leur ignorance n'est point entкtйe, leurs dйsirs ne sont point obstinйs; les inclinations au mal sont prйvenues; la nature est justifiйe; et tout me prouve que les dйfauts dont nous l'accusons ne sont point son ouvrage, mais le nфtre.

C'est ainsi que, livrйs au penchant de leur coeur sans que rien le dйguise ou l'altиre, nos enfants ne reзoivent point une forme extйrieure et artificielle, mais conservent exactement celle de leur caractиre originel; c'est ainsi que ce caractиre se dйveloppe journellement а nos yeux sans rйserve, et que nous pouvons йtudier les mouvements de la nature jusque dans leurs principes les plus secrets. Sыrs de n'кtre jamais ni grondйs ni punis, ils ne savent ni mentir ni se cacher; et dans tout ce qu'ils disent, soit entre eux, soit а nous, ils laissent voir sans contrainte tout ce qu'ils ont au fond de l'вme. Libres de babiller entre eux toute la journйe, ils ne songent pas mкme а se gкner un moment devant moi. Je ne les reprends jamais, ni ne les fais taire, ni ne feins de les йcouter, et ils diraient les choses du monde les plus blвmables que je ne ferais pas semblant d'en rien savoir: mais, en effet, je les йcoute avec la plus grande attention sans qu'ils s'en doutent; je tiens un registre exact de ce qu'ils font et de ce qu'ils disent; ce sont les productions naturelles du fonds qu'il faut cultiver. Un propos vicieux dans leur bouche est une herbe йtrangиre dont le vent apporta la graine: si je la coupe par une rйprimande, bientфt elle repoussera; au lieu de cela, j'en cherche en secret la racine, et j'ai soin de l'arracher. Je ne suis, m'a-t-elle dit en riant, que la servante du jardinier; je sarcle le jardin, j'en фte la mauvaise herbe; c'est а lui de cultiver la bonne.

Convenons aussi qu'avec toute la peine que j'aurais pu prendre il fallait кtre aussi bien secondйe pour espйrer de rйussir, et que le succиs de mes soins dйpendait d'un concours de circonstances qui ne s'est peut-кtre jamais trouvй qu'ici. Il fallait les lumiиres d'un pиre йclairй pour dйmкler, а travers les prйjugйs йtablis, le vйritable art de gouverner les enfants des leur naissance; il fallait toute sa patience pour se prкter а l'exйcution sans jamais dйmentir ses leзons par sa conduite; il fallait des enfants bien nйs, en qui la nature eыt assez fait pour qu'on pыt aimer son seul ouvrage; il fallait n'avoir autour de soi que des domestiques intelligents et bien intentionnйs, qui ne se lassassent point d'entrer dans les vues des maоtres: un seul valet brutal ou flatteur eыt suffi pour tout gвter. En vйritй, quand on songe combien de causes йtrangиres peuvent nuire aux meilleurs desseins, et renverser les projets les mieux concertйs, on doit remercier la fortune de tout ce qu'on fait de bien dans la vie, et dire que la sagesse dйpend beaucoup du bonheur."

"Dites, me suis-je йcriй, que le bonheur dйpend encore plus de la sagesse. Ne voyez-vous pas que ce concours dont vous vous fйlicitez est votre ouvrage, et que tout ce qui vous approche est contraint de vous ressembler? Mиres de famille, quand vous vous plaignez de n'кtre pas secondйes, que vous connaissez mal votre pouvoir! Soyez tout ce que vous devez кtre, vous surmonterez tous les obstacles; vous forcerez chacun de remplir ses devoirs, si vous remplissez bien tous les vфtres. Vos droits ne sont-ils pas ceux de la nature? Malgrй les maximes du vice, ils seront toujours chers au coeur humain. Ah! veuillez кtre femmes et mиres, et le plus doux empire qui soit sur la terre sera aussi le plus respectй."

En achevant cette conversation, Julie a remarquй que tout prenait une nouvelle facilitй depuis l'arrivйe d'Henriette. "Il est certain, dit-elle, que j'aurais besoin de beaucoup moins de soins et d'adresse, si je voulais introduire l'йmulation entre les deux frиres; mais ce moyen me paraоt trop dangereux; j'aime mieux avoir plus de peine et ne rien risquer. Henriette supplйe а cela: comme elle est d'un autre sexe, leur aоnйe, qu'ils l'aiment tous deux а la folie, et qu'elle a du sens au-dessus de son вge, j'en fais en quelque sorte leur premiиre gouvernante, et avec d'autant plus de succиs que ses leзons leur sont moins suspectes.

Quant а elle, son йducation me regarde; mais les principes en sont si diffйrents qu'ils mйritent un entretien а part. Au moins puis-je bien dire d'avance qu'il sera difficile d'ajouter en elle aux dons de la nature, et qu'elle vaudra sa mиre elle-mкme, si quelqu'un au monde la peut valoir."

Milord, on vous attend de jour en jour, et ce devrait кtre ici ma derniиre lettre. Mais je comprends ce qui prolonge votre sйjour а l'armйe, et j'en frйmis. Julie n'en est pas moins inquiиte: elle vous prie de nous donner plus souvent de vos nouvelles, et vous conjure de songer, en exposant votre personne, combien vous prodiguez le repos de vos amis. Pour moi je n'ai rien а vous dire. Faites votre devoir; un conseil timide ne peut non plus sortir de mon coeur qu'approcher du vфtre. Cher Bomston, je le sais trop, la seule mort digne de ta vie serait de verser ton sang pour la gloire de ton pays; mais ne dois-tu nul compte de tes jours а celui qui n'a conservй les siens que pour toi?

 

Lettre IV de milord Edouard

Je vois par vos deux derniиres lettres qu'il m'en manque une antйrieure а ces deux-lа, apparemment la premiиre que vous m'ayez йcrite а l'armйe, et dans laquelle йtait l'explication des chagrins secrets de Mme de Wolmar. Je n'ai point reзu cette lettre, et je conjecture qu'elle pouvait кtre dans la malle d'un courrier qui nous a йtй enlevй. Rйpйtez-moi donc, mon ami, ce qu'elle contenait: ma raison s'y perd et mon coeur s'en inquiиte; car, encore une fois, si le bonheur et la paix ne sont pas dans l'вme de Julie, oщ sera leur asile ici-bas?

Rassurez-la sur les risques auxquels elle me croit exposй. Nous avons affaire а un ennemi trop habile pour nous en laisser courir; avec une poignйe de monde il rend toutes nos forces inutiles, et nous фte partout les moyens de l'attaquer. Cependant, comme nous sommes confiants, nous pourrions bien lever des difficultйs insurmontables pour de meilleurs gйnйraux, et forcer а la fin les Franзais de nous battre. J'augure que nous payerons cher nos premiers succиs et que la bataille gagnйe а Dettingue, nous en fera perdre une en Flandre. Nous avons en tкte un grand capitaine; ce n'est pas tout, il a la confiance de ses troupes; et le soldat franзais qui compte sur son gйnйral est invincible. Au contraire, on en a si bon marchй quand il est commandй par des courtisans qu'il mйprise, et cela arrive si souvent, qu'il ne faut qu'attendre les intrigues de cour et l'occasion pour vaincre а coup sыr la plus brave nation du continent. Ils le savent fort bien eux-mкmes. Milord Marlborough, voyant la bonne mine et l'air guerrier d'un soldat pris а Bleinheim, lui dit: "S'il y eыt eu cinquante mille hommes comme toi а l'armйe franзaise, elle ne se fыt pas ainsi laissй battre. - Eh morbleu! repartit le grenadier, nous avions assez d'hommes comme moi; il ne nous en manquait qu'un comme vous." Or, cet homme comme lui commande а prйsent l'armйe de France, et manque а la nфtre; mais nous ne songeons guиre а cela.

Quoi qu'il en soit, je veux voir les manoeuvres du reste de cette campagne, et j'ai rйsolu de rester а l'armйe jusqu'а ce qu'elle entre en quartiers. Nous gagnerons tous а ce dйlai. La saison йtant trop avancйe pour traverser les monts, nous passerons l'hiver oщ vous кtes, et n'irons en Italie qu'au commencement du printemps. Dites а M. et Mme de de Wolmar que je fais ce nouvel arrangement pour jouir а mon aise du touchant spectacle que vous dйcrivez si bien, et pour voir Mme d'Orbe йtablie avec eux. Continuez, mon cher, а m'йcrire avec le mкme soin, et vous me ferez plus de plaisir que jamais. Mon йquipage a йtй pris, et je suis sans livres; mais je lis vos lettres.

 

Lettre V а milord Edouard

Quelle joie vous me donnez en m'annonзant que nous passerons l'hiver а Clarens! Mais que vous me la faites payer cher en prolongeant votre sйjour а l'armйe! Ce qui me dйplaоt surtout, c'est de voir clairement qu'avant notre sйparation le parti de faire la campagne йtait dйjа pris, et que vous ne m'en voulыtes rien dire. Milord, je sens la raison de ce mystиre et ne puis vous en savoir bon grй. Me mйpriseriez-vous assez pour croire qu'il me fыt bon de vous survivre, ou m'avez-vous connu des attachements si bas, que je les prйfиre а l'honneur de mourir avec mon ami? Si je ne mйritais pas de vous suivre, il fallait me laisser а Londres; vous m'auriez moins offensй que de m'envoyer ici.

Il est clair par la derniиre de vos lettres qu'en effet une des miennes s'est perdue, et cette perte a dы vous rendre les deux lettres suivantes fort obscures а bien des йgards; mais les йclaircissements nйcessaires pour les bien entendre viendront а loisir. Ce qui presse le plus а prйsent est de vous tirer de l'inquiйtude oщ vous кtes sur le chagrin secret de Mme de Wolmar.

Je ne vous redirai point la suite de la conversation que j'eus avec elle aprиs le dйpart de son mari. Il s'est passй depuis bien des choses qui m'en ont fait oublier une partie, et nous la reprоmes tant de fois durant son absence, que je m'en tiens au sommaire pour йpargner des rйpйtitions.

Elle m'apprit donc que ce mкme йpoux qui faisait tout pour la rendre heureuse йtait l'unique auteur de toute sa peine, et que plus leur attachement mutuel йtait sincиre, plus il lui donnait а souffrir. Le diriez-vous, milord? Cet homme si sage, si raisonnable, si loin de toute espиce de vice, si peu soumis aux passions humaines, ne croit rien de ce qui donne un prix aux vertus, et, dans l'innocence d'une vie irrйprochable, il porte au fond de son coeur l'affreuse paix des mйchants. La rйflexion qui naоt de ce contraste augmente la douleur de Julie; et il semble qu'elle lui pardonnerait plutфt de mйconnaоtre l'auteur de son кtre, s'il avait plus de motifs pour le craindre ou plus d'orgueil pour le braver. Qu'un coupable apaise sa conscience aux dйpens de sa raison, que l'honneur de penser autrement que le vulgaire anime celui qui dogmatise, cette erreur au moins se conзoit; mais, poursuit-elle en soupirant, pour un si honnкte homme et si peu vain de son savoir, c'йtait bien la peine d'кtre incrйdule!

Il faut кtre instruit du caractиre des deux йpoux; il faut les imaginer concentrйs dans le sein de leur famille; et se tenant l'un а l'autre lieu du reste de l'univers; il faut connaоtre l'union qui rиgne entre eux dans tout le reste, pour concevoir combien leur diffйrend sur ce seul point est capable d'en troubler les charmes. M. de Wolmar, йlevй dans le rite grec, n'йtait pas fait pour supporter l'absurditй d'un culte aussi ridicule. Sa raison, trop supйrieure а l'imbйcile joug qu'on lui voulait imposer, le secoua bientфt avec mйpris; et rejetant а la fois tout ce qui lui venait d'une autoritй si suspecte, forcй d'кtre impie, il se fit athйe.

Dans la suite, ayant toujours vйcu dans des pays catholiques, il n'apprit pas а concevoir une meilleure opinion de la foi chrйtienne par celle qu'on y professe. Il n'y vit d'autre religion que l'intйrкt de ses ministres. Il vit que tout y consistait encore en vaines simagrйes, plвtrйes un peu plus subtilement par des mots qui ne signifiaient rien; il s'aperзut que tous les honnкtes gens y йtaient unanimement de son avis, et ne s'en cachaient guиre; que le clergй mкme, un peu plus discrиtement, se moquait en secret de ce qu'il enseignait en public; et il m'a protestй souvent qu'aprиs bien du temps et des recherches, il n'avait trouvй de sa vie que trois prкtres qui crussent en Dieu. En voulant s'йclaircir de bonne foi sur ces matiиres, il s'йtait enfoncй dans les tйnиbres de la mйtaphysique, oщ l'homme n'a d'autres guides que les systиmes qu'il y porte; et ne voyant partout que doutes et contradictions, quand enfin il est venu parmi des chrйtiens, il y est venu trop tard; sa foi s'йtait dйjа fermйe а la vйritй, sa raison n'йtait plus accessible а la certitude; tout ce qu'on lui prouvait dйtruisant plus un sentiment qu'il n'en йtablissait un autre, il a fini par combattre йgalement les dogmes de toute espиce, et n'a cessй d'кtre athйe que pour devenir sceptique.

Voilа le mari que le ciel destinait а cette Julie en qui vous connaissez une foi si simple et une piйtй si douce. Mais il faut avoir vйcu aussi familiиrement avec elle que sa cousine et moi, pour savoir combien cette вme tendre est naturellement portйe а la dйvotion. On dirait que rien de terrestre ne pouvant suffire au besoin d'aimer dont elle est dйvorйe, cet excиs de sensibilitй soit forcй de remonter а sa source. Ce n'est point comme sainte Thйrиse un coeur amoureux qui se donne le change et veut se tromper d'objet; c'est un coeur vraiment intarissable que l'amour ni l'amitiй n'ont pu йpuiser, et qui porte ses affections surabondantes au seul кtre digne de les absorber. L'amour de Dieu ne le dйtache point des crйatures; il ne lui donne ni duretй ni aigreur. Tous ces attachements produits par la mкme cause, en s'animant l'un par l'autre, en deviennent plus charmants et plus doux; et, pour moi, je crois qu'elle serait moins dйvote si elle aimait moins tendrement son pиre, son mari, ses enfants, sa cousine, et moi-mкme.

Ce qu'il y a de singulier, c'est que plus elle l'est, moins elle croit l'кtre, et qu'elle se plaint de sentir en elle-mкme une вme aride qui ne sait point aimer Dieu. "On a beau faire, dit-elle souvent, le coeur ne s'attache que par l'entremise des sens ou de l'imagination qui les reprйsente: et le moyen de voir ou d'imaginer l'immensitй du grand Etre? Quand je veux m'йlever а lui je ne sais oщ je suis; n'apercevant aucun rapport entre lui et moi, je ne sais par oщ l'atteindre, je ne vois ni ne sens plus rien, je me trouve dans une espиce d'anйantissement; et, si j'osais juger d'autrui par moi-mкme, je craindrais que les extases des mystiques ne vinssent moins d'un coeur plein que d'un cerveau vide.

Que faire donc, continua-t-elle, pour me dйrober aux fantфmes d'une raison qui s'йgare? Je substitue un culte grossier, mais а ma portйe, а ces sublimes contemplations qui passent mes facultйs. Je rabaisse а regret la majestй divine; j'interpose entre elle et moi des objets sensibles; ne la pouvant contempler dans son essence, je la contemple au moins dans ses oeuvres, je l'aime dans ses bienfaits; mais, de quelque maniиre que je m'y prenne, au lieu de l'amour pur qu'elle exige, je n'ai qu'une reconnaissance intйressйe а lui prйsenter."

C'est ainsi que tout devient sentiment dans un coeur sensible. Julie ne trouve dans l'univers entier que sujets d'attendrissement et de gratitude: partout elle aperзoit la bienfaisante main de la Providence; ses enfants sont le cher dйpфt qu'elle en a reзu; elle recueille ses dons dans les productions de la terre; elle voit sa table couverte par ses soins; elle s'endort sous sa protection; son paisible rйveil lui vient d'elle; elle sent ses leзons dans les disgrвces, et ses faveurs dans les plaisirs; les biens dont jouit tout ce qui lui est cher sont autant de nouveaux sujets d'hommages; si le Dieu de l'univers йchappe а ses faibles yeux, elle voit partout le pиre commun des hommes. Honorer ainsi ses bienfaits suprкmes, n'est-ce pas servir autant qu'on peut l'Etre infini?

Concevez, milord, quel tourment c'est de vivre dans la retraite avec celui qui partage notre existence et ne peut partager l'espoir qui nous la rend chиre; de ne pouvoir avec lui ni bйnir les oeuvres de Dieu, ni parler de l'heureux avenir que nous promet sa bontй; de le voir insensible, en faisant le bien, а tout ce qui le rend agrйable а faire, et, par la plus bizarre inconsйquence, penser en impie et vivre en chrйtien! Imaginez Julie а la promenade avec son mari: l'une admirant, dans la riche et brillante parure que la terre йtale, l'ouvrage et les dons de l'auteur de l'univers; l'autre ne voyant en tout cela qu'une combinaison fortuite, oщ rien n'est liй que par une force aveugle. Imaginez deux йpoux sincиrement unis, n'osant, de peur de s'importuner mutuellement, se livrer, l'un aux rйflexions, l'autre aux sentiments que leur inspirent les objets qui les entourent, et tirer de leur attachement mкme le devoir de se contraindre incessamment. Nous ne nous promenons presque jamais, Julie et moi, que quelque vue frappante et pittoresque ne lui rappelle ces idйes douloureuses. "Hйlas! dit-elle avec attendrissement, le spectacle de la nature, si vivant, si animй pour nous, est mort aux yeux de l'infortunй Wolmar, et, dans cette grande harmonie des кtres oщ tout parle de Dieu d'une voix si douce, il n'aperзoit qu'un silence йternel."

Vous qui connaissez Julie, vous qui savez combien cette вme communicative aime а se rйpandre, concevez ce qu'elle souffrirait de ces rйserves, quand elles n'auraient d'autre inconvйnient qu'un si triste partage entre ceux а qui tout doit кtre commun. Mais des idйes plus funestes s'йlиvent, malgrй qu'elle en ait, а la suite de celle-lа. Elle a beau vouloir rejeter ces terreurs involontaires, elles reviennent la troubler а chaque instant. Quelle horreur pour une tendre йpouse d'imaginer l'Etre suprкme vengeur de sa divinitй mйconnue, de songer que le bonheur de celui qui fait le sien doit finir avec sa vie, et de ne voir qu'un rйprouvй dans le pиre de ses enfants! A cette affreuse image, toute sa douceur la garantit а peine du dйsespoir; et la religion, qui lui rend amиre l'incrйdulitй de son mari, lui donne seule la force de la supporter. "Si le ciel, dit-elle souvent, me refuse la conversion de cet honnкte homme, je n'ai plus qu'une grвce а lui demander, c'est de mourir la premiиre."

Telle est, milord, la trop juste cause de ses chagrins secrets; telle est la peine intйrieure qui semble charger sa conscience de l'endurcissement d'autrui, et ne lui devient que plus cruelle par le soin qu'elle prend de la dissimuler. L'athйisme, qui marche а visage dйcouvert chez les papistes, est obligй de se cacher dans tout pays oщ, la raison permettant de croire en Dieu, la seule excuse des incrйdules leur est фtйe. Ce systиme est naturellement dйsolant: s'il trouve des partisans chez les grands et les riches qu'il favorise, il est partout en horreur au peuple opprimй et misйrable, qui, voyant dйlivrer ses tyrans du seul frein propre а les contenir, se voit encore enlever dans l'espoir d'une autre vie la seule consolation qu'on lui laisse en celle-ci. Mme de Wolmar sentant donc le mauvais effet que ferait ici le pyrrhonisme de son mari, et voulant surtout garantir ses enfants d'un si dangereux exemple, n'a pas eu de peine а engager au secret un homme sincиre et vrai, mais discret, simple, sans vanitй, et fort йloignй de vouloir фter aux autres un bien dont il est fвchй d'кtre privй lui-mкme. Il ne dogmatise jamais, il vient au temple avec nous, il se conforme aux usages йtablis; sans professer de bouche une foi qu'il n'a pas, il йvite le scandale, et fait sur le culte rйglй par les lois tout ce que l'Etat peut exiger d'un citoyen.

Depuis prиs de huit ans qu'ils sont unis, la seule Mme d'Orbe est du secret, parce qu'on le lui a confiй. Au surplus, les apparences sont si bien sauvйes, et avec si peu d'affectation, qu'au bout de six semaines passйes, ensemble dans la plus grande intimitй, je n'avais pas mкme conзu le moindre soupзon, et n'aurais peut-кtre jamais pйnйtrй la vйritй sur ce point, si Julie elle-mкme ne me l'eыt apprise.

Plusieurs motifs l'ont dйterminйe а cette confidence. Premiиrement, quelle rйserve est compatible avec l'amitiй qui rиgne entre nous? N'est-ce pas aggraver ses chagrins а pure perte que s'фter la douceur de les partager avec un ami? De plus, elle n'a pas voulu que ma prйsence fыt plus longtemps un obstacle aux entretiens qu'ils ont souvent ensemble sur un sujet qui lui tient si fort au coeur. Enfin, sachant que vous deviez bientфt venir nous joindre, elle a dйsirй, du consentement de son mari, que vous fussiez d'avance instruit de ses sentiments; car elle attend de votre sagesse un supplйment а nos vains efforts, et des effets dignes de vous.

Le temps qu'elle choisit pour me confier sa peine m'a fait soupзonner une autre raison dont elle n'a eu garde de me parler. Son mari nous quittait; nous restions seuls: nos coeurs s'йtaient aimйs; ils s'en souvenaient encore; s'ils s'йtaient un instant oubliйs, tout nous livrait а l'opprobre. Je voyais clairement qu'elle avait craint ce tкte-а-tкte et tвchй de s'en garantir, et la scиne de Meillerie m'a trop appris que celui des deux qui se dйfiait le moins de lui-mкme devait seul s'en dйfier.

Dans l'injuste crainte que lui inspirait sa timiditй naturelle, elle n'imagina point de prйcaution plus sыre que de se donner incessamment un tйmoin qu'il fallыt respecter, d'appeler en tiers le juge intиgre et redoutable qui voit les actions secrиtes et sait lire au fond des coeurs. Elle s'environnait de la majestй suprкme; je voyais Dieu sans cesse entre elle et moi. Quel coupable dйsir eыt pu franchir une telle sauvegarde? Mon coeur s'йpurait au feu de son zиle, et je partageais sa vertu.

Ces graves entretiens remplirent presque tous nos tкte-а-tкte durant l'absence de son mari; et depuis son retour nous les reprenons frйquemment en sa prйsence. Il s'y prкte comme s'il йtait question d'un autre; et, sans mйpriser nos soins, il nous donne souvent de bons conseils sur la maniиre dont nous devons raisonner avec lui. C'est cela mкme qui me fait dйsespйrer du succиs; car, s'il avait moins de bonne foi, l'on pourrait attaquer le vice de l'вme qui nourrirait son incrйdulitй; mais, s'il n'est question que de convaincre, oщ chercherons-nous des lumiиres qu'il n'ait point eues et des raisons qui lui aient йchappй? Quand j'ai voulu disputer avec lui, j'ai vu que tout ce que je pouvais employer d'arguments avait йtй dйjа vainement йpuisй par Julie, et que ma sйcheresse йtait bien loin de cette йloquence du coeur et de cette douce persuasion qui coule de sa bouche. Milord, nous ne ramиnerons jamais cet homme; il est trop froid et n'est point mйchant: il ne s'agit pas de le toucher; la preuve intйrieure ou de sentiment lui manque, et celle-lа seule peut rendre invincibles toutes les autres.

Quelque soin que prenne sa femme de lui dйguiser sa tristesse, il la sent et la partage: ce n'est pas un oeil aussi clairvoyant qu'on abuse. Ce chagrin dйvorй ne lui en est que plus sensible. Il m'a dit avoir йtй tentй plusieurs fois de cйder en apparence, et de feindre, pour la tranquilliser, des sentiments qu'il n'avait pas; mais une telle bassesse d'вme est trop loin de lui. Sans en imposer а Julie, cette dissimulation n'eыt йtй qu'un nouveau tourment pour elle. La bonne foi, la franchise, l'union des coeurs qui console de tant de maux, se fыt йclipsйe entre eux. Etait-ce en se faisant moins estimer de sa femme qu'il pouvait la rassurer sur ses craintes? Au lieu d'user de dйguisement avec elle, il lui dit sincиrement ce qu'il pense; mais il le dit d'un ton si simple, avec si peu de mйpris des opinions vulgaires, si peu de cette ironique fiertй des esprits forts, que ces tristes aveux donnent bien plus d'affliction que de colиre а Julie, et que, ne pouvant transmettre а son mari ses sentiments et ses espйrances, elle en cherche avec plus de soin а rassembler autour de lui ces douceurs passagиres auxquelles il borne sa fйlicitй. "Ah! dit-elle avec douleur, si l'infortunй fait son paradis en ce monde, rendons-le-lui au moins aussi doux qu'il est possible."

Le voile de tristesse dont cette opposition de sentiments couvre leur union prouve mieux que toute autre chose l'invincible ascendant de Julie, par les consolations dont cette tristesse est mкlйe, et qu'elle seule au monde йtait peut-кtre capable d'y joindre. Tous leurs dйmкlйs, toutes leurs disputes sur ce point important, loin de se tourner en aigreur, en mйpris, en querelles, finissent toujours par quelque scиne attendrissante, qui ne fait que les rendre plus chers l'un а l'autre.

Hier, l'entretien s'йtant fixй sur ce texte, qui revient souvent quand nous ne sommes que trois, nous tombвmes sur l'origine du mal; et je m'efforзais de montrer que non seulement il n'y avait point de mal absolu et gйnйral dans le systиme des кtres, mais que mкme les maux particuliers йtaient beaucoup moindres qu'ils ne le semblent au premier coup d'oeil, et qu'а tout prendre ils йtaient surpassйs de beaucoup par les biens particuliers et individuels. Je citais а M. de Wolmar son propre exemple; et pйnйtrй du bonheur de sa situation, je la peignais avec des traits si vrais qu'il en parut йmu lui-mкme. "Voilа, dit-il en m'interrompant, les sйductions de Julie. Elle met toujours le sentiment а la place des raisons, et le rend si touchant qu'il faut toujours l'embrasser pour toute rйponse: ne serait-ce point de son maоtre de philosophie, ajouta-t-il en riant, qu'elle aurait appris cette maniиre d'argumenter?"

Deux mois plus tфt la plaisanterie m'eыt dйconcertй cruellement; mais le temps de l'embarras est passй: je n'en fis que rire а mon tour; et quoique Julie eыt un peu rougi, elle ne parut pas plus embarrassй que moi. Nous continuвmes. Sans disputer sur la quantitй du mal, Wolmar se contentait de l'aveu qu'il fallut bien faire, que, peu ou beaucoup, enfin le mal existe; et de cette seule existence il dйduisait dйfaut de puissance, d'intelligence ou de bontй, dans la premiиre cause. Moi, de mon cфtй, je tвchais de montrer l'origine du mal physique dans la nature de la matiиre, et du mal moral dans la libertй de l'homme. Je lui soutenais que Dieu pouvait tout faire, hors de crйer d'autres substances aussi parfaites que la sienne et qui ne laissassent aucune prise au mal. Nous йtions dans la chaleur de la dispute quand je m'aperзus que Julie avait disparu. "Devinez oщ elle est, me dit son mari voyant que je la cherchais des yeux. - Mais, dis-je, elle est allйe donner quelque ordre dans le mйnage. - Non, dit-il, elle n'aurait point pris pour d'autres affaires le temps de celle-ci; tout se fait sans qu'elle me quitte, et je ne la vois jamais rien faire. - Elle est donc dans la chambre des enfants? - Tout aussi peu: ses enfants ne lui sont pas plus chers que mon salut. - Eh bien! repris-je, ce qu'elle fait, je n'en sais rien, mais je suis trиs sыr qu'elle ne s'occupe qu'а des soins utiles. - Encore moins, dit-il froidement; venez, venez, vous verrez si j'ai bien devinй."

Il se mit а marcher doucement; je le suivis sur la pointe du pied. Nous arrivвmes а la porte du cabinet: elle йtait fermйe; il l'ouvrit brusquement. Milord, quel spectacle! Je vis Julie а genoux, les mains jointes, et tout en larmes. Elle se lиve avec prйcipitation, s'essuyant les yeux, se cachant le visage, et cherchant а s'йchapper. On ne vit jamais une honte pareille. Son mari ne lui laissa pas le temps de fuir. Il courut а elle dans une espиce de transport. "Chиre йpouse, lui dit-il en l'embrassant, l'ardeur mкme de tes voeux trahit ta cause. Que leur manque-t-il pour кtre efficaces? Va, s'ils йtaient entendus, ils seraient bientфt exaucйs. - Ils le seront, lui dit-elle d'un ton ferme et persuadй; j'en ignore l'heure et l'occasion. Puissй-je l'acheter aux dйpens de ma vie! mon dernier jour serait le mieux employй."

Venez, milord, quittez vos malheureux combats, venez remplir un devoir plus noble. Le sage prйfиre-t-il l'honneur de tuer des hommes aux soins qui peuvent en sauver un?

 

Lettre VI а milord Edouard

Quoi! mкme aprиs la sйparation de l'armйe, encore un voyage а Paris! Oubliez-vous donc tout а fait Clarens et celle qui l'habite. Nous кtes-vous moins cher qu'а milord Hyde? Etes-vous plus nйcessaire а cet ami qu'а ceux qui vous attendent ici? Vous nous forcez а faire des voeux opposйs aux vфtres, et vous me faites souhaiter d'avoir du crйdit а la cour de France pour vous empкcher d'obtenir les passeports que vous en attendez. Contentez-vous toutefois; allez voir votre digne compatriote. Malgrй lui, malgrй vous, nous serons vengйs de cette prйfйrence; et, quelque plaisir que vous goыtiez а vivre avec lui, je sais que, quand vous serez avec nous, vous regretterez le temps que vous ne nous aurez pas donnй.

En recevant votre lettre, j'avais d'abord soupзonnй qu'une commission secrиte... Quel plus digne mйdiateur de paix!... Mais les rois donnent-ils leur confiance а des hommes vertueux? Osent-ils йcouter la vйritй? Savent-ils mкme honorer le vrai mйrite?... Non, non, cher Edouard, vous n'кtes pas fait pour le ministиre; et je pense trop bien de vous pour croire que si vous n'йtiez pas nй pair d'Angleterre, vous le fussiez jamais devenu.

Viens, ami; tu seras mieux а Clarens qu'а la cour. Oh! quel hiver nous allons passer tous ensemble, si l'espoir de notre rйunion ne m'abuse pas! Chaque jour la prйpare, en ramenant ici quelqu'une de ces вmes privilйgiйes qui sont si chиres l'une а l'autre, qui sont si dignes de s'aimer, et qui semblent n'attendre que vous pour se passer du reste de l'univers. En apprenant quel heureux hasard a fait passer ici la partie adverse du baron d'Etange vous avez prйvu tout ce qui devait arriver de cette rencontre, et ce qui est arrivй rйellement. Ce vieux plaideur, quoique inflexible et entier presque autant que son adversaire, n'a pu rйsister а l'ascendant qui nous a tous subjuguйs. Aprиs avoir vu Julie, aprиs l'avoir entendue, aprиs avoir conversй avec elle, il a eu honte de plaider contre son pиre. Il est parti pour Berne si bien disposй, et l'accommodement est actuellement en si bon train, que sur la derniиre lettre du baron nous l'attendons de retour dans peu de jours.

Voilа ce que vous aurez dйjа su par M. de Wolmar; mais ce que probablement vous ne savez point encore, c'est que Mme d'Orbe, ayant enfin terminй ses affaires, est ici depuis jeudi, et n'aura plus d'autre demeure que celle de son amie. Comme j'йtais prйvenu du jour de son arrivйe, j'allai au-devant d'elle а l'insu de Mme de Wolmar qu'elle voulait surprendre, et l'ayant rencontrйe au deза de Lutri, je revins sur mes pas avec elle.

Je la trouvai plus vive et plus charmante que jamais, mais inйgale, distraite, n'йcoutant point, rйpondant encore moins, parlant sans suite et par saillies, enfin livrйe а cette inquiйtude dont on ne peut se dйfendre sur le point d'obtenir ce qu'on a fortement dйsirй. On eыt dit а chaque instant qu'elle tremblait de retourner en arriиre. Ce dйpart, quoique longtemps diffйrй, s'йtait fait si а la hвte que la tкte en tournait а la maоtresse et aux domestiques. Il rйgnait un dйsordre risible dans le menu bagage qu'on amenait. A mesure que la femme de chambre craignait d'avoir oubliй quelque chose, Claire assurait toujours l'avoir fait mettre dans le coffre du carrosse; et le plaisant, quand on y regarda, fut qu'il ne s'y trouva rien du tout.

Comme elle ne voulait pas que Julie entendоt sa voiture, elle descendit dans l'avenue, traversa la cour en courant comme une folle, et monta si prйcipitamment qu'il fallut respirer aprиs la premiиre rampe avant d'achever de monter. M. de Wolmar vint au-devant d'elle: elle ne put lui dire un seul mot.

En ouvrant la porte de la chambre, je vis Julie assise vers la fenкtre et tenant sur ses genoux la petite Henriette, comme elle faisait souvent. Claire avait mйditй un beau discours а sa maniиre, mкlй de sentiment et de gaietй; mais, en mettant le pied sur le seuil de la porte, le discours, la gaietй, tout fut oubliй; elle vole а son amie en s'йcriant avec un emportement impossible а peindre: "Cousine, toujours, pour toujours, jusqu'а la mort!" Henriette, apercevant sa mиre, saute et court au-devant d'elle, en criant aussi, Maman! Maman! de toute sa force, et la rencontre si rudement que la pauvre petite tomba du coup. Cette subite apparition, cette chute, la joie, le trouble, saisirent Julie а tel point, que, s'йtant levйe en йtendant les bras avec un cri trиs aigu, elle se laissa retomber et se trouva mal. Claire, voulant relever sa fille, voit pвlir son amie: elle hйsite, elle ne sait а laquelle courir. Enfin, me voyant relever Henriette, elle s'йlance pour secourir Julie dйfaillante, et tombe sur elle dans le mкme йtat.

Henriette, les apercevant toutes deux sans mouvement, se mit а pleurer et pousser des cris qui firent accourir la Fanchon: l'une court а sa mиre, l'autre а sa maоtresse. Pour moi, saisi, transportй, hors de sens, j'errais а grands pas par la chambre sans savoir ce que je faisais, avec des exclamations interrompues, et dans un mouvement convulsif dont je n'йtais pas le maоtre. Wolmar lui-mкme, le froid Wolmar se sentit йmu. O sentiment! sentiment! douce vie de l'вme! quel est le coeur de fer que tu n'as jamais touchй? Quel est l'infortunй mortel а qui tu n'arrachas jamais de larmes? Au lieu de courir а Julie, cet heureux йpoux se jeta sur un fauteuil pour contempler avidement ce ravissant spectacle. "Ne craignez rien, dit-il en voyant notre empressement; ces scиnes de plaisir et de joie n'йpuisent un instant la nature que pour la ranimer d'une vigueur nouvelle; elles ne sont jamais dangereuses. Laissez-moi jouir du bonheur que je goыte et que vous partagez. Que doit-il кtre pour vous! Je n'en connus jamais de semblable, et je suis le moins heureux des six."

Milord, sur ce premier moment, vous pouvez juger du reste. Cette rйunion excita dans toute la maison un retentissement d'allйgresse, et une fermentation qui n'est pas encore calmйe. Julie; hors d'elle-mкme, йtait dans une agitation oщ je ne l'avais jamais vue; il fut impossible de songer а rien de toute la journйe qu'а se voir et s'embrasser sans cesse avec de nouveaux transports. On ne s'avisa pas mкme du salon d'Apollon; le plaisir йtait partout, on n'avait pas besoin d'y songer. A peine le lendemain eut-on assez de sang-froid pour prйparer une fкte. Sans Wolmar tout serait allй de travers. Chacun se para de son mieux. Il n'y eut de travail permis que ce qu'il en fallait pour les amusements. La fкte fut cйlйbrйe, non pas avec pompe, mais avec dйlire; il y rйgnait une confusion qui la rendait touchante, et le dйsordre en faisait le plus bel ornement.

La matinйe se passa а mettre Mme d'Orbe en possession de son emploi d'intendante ou de maоtresse d'hфtel; et elle se hвtait d'en faire les fonctions avec un empressement d'enfant qui nous fit rire. En entrant pour dоner dans le beau salon, les deux cousines virent de tous cфtйs leurs chiffres unis et formйs avec des fleurs. Julie devina dans l'instant d'oщ venait ce soin: elle m'embrassa dans un saisissement de joie. Claire, contre son ancienne coutume, hйsita d'en faire autant. Wolmar lui en fit la guerre; elle prit en rougissant le parti d'imiter sa cousine. Cette rougeur que je remarquai trop me fit un effet que je ne saurais dire, mais je ne me sentis pas dans ses bras sans йmotion.

L'aprиs-midi il y eut une belle collation dans le gynйcйe, oщ pour le coup le maоtre et moi fыmes admis. Les hommes tirиrent au blanc une mise donnйe par Mme d'Orbe. Le nouveau venu l'emporta, quoique moins exercй que les autres. Claire ne fut pas la dupe de son adresse; Hanz lui-mкme ne s'y trompa pas, et refusa d'accepter le prix; mais tous ses camarades l'y forcиrent, et vous pouvez juger que cette honnкtetй de leur part ne fut pas perdue.

Le soir, toute la maison, augmentйe de trois personnes, se rassembla pour danser. Claire semblait parйe par la main des Grвces; elle n'avait jamais йtй si brillante que ce jour-lа. Elle dansait, elle causait, elle riait, elle donnait ses ordres; elle suffisait а tout. Elle avait jurй de m'excйder de fatigue; et aprиs cinq ou six contredanses trиs vives tout d'une haleine, elle n'oublia pas le reproche ordinaire que je dansais comme un philosophe. Je lui dis, moi, qu'elle dansait comme un lutin, qu'elle ne faisait pas moins de ravage, et que j'avais peur qu'elle ne me laissвt reposer ni jour ni nuit. "Au contraire, dit-elle, voici de quoi vous faire dormir tout d'une piиce"; et а l'instant elle me reprit pour danser.

Elle йtait infatigable; mais il n'en йtait pas ainsi de Julie; elle avait peine а se tenir, les genoux lui tremblaient en dansant; elle йtait trop touchйe pour pouvoir кtre gaie. Souvent on voyait des larmes de joie couler de ses yeux; elle contemplait sa cousine avec une sorte de ravissement; elle aimait а se croire l'йtrangиre а qui l'on donnait la fкte, et а regarder Claire comme la maоtresse de la maison qui l'ordonnait. Aprиs le souper je tirai des fusйes que j'avais apportйes de la Chine, et qui firent beaucoup d'effet. Nous veillвmes fort avant dans la nuit. Il fallut enfin se quitter, Mme d'Orbe йtait lasse ou devait l'кtre, et Julie voulut qu'on se couchвt de bonne heure.

Insensiblement le calme renaоt, et l'ordre avec lui. Claire, toute folвtre qu'elle est, sait prendre, quand il lui plaоt, un ton d'autoritй qui en impose. Elle a d'ailleurs du sens, un discernement exquis, la pйnйtration de Wolmar, la bontй de Julie, et, quoique extrкmement libйrale, elle ne laisse pas d'avoir aussi beaucoup de prudence; en sorte que, restйe veuve si jeune, et chargйe de la garde-noble de sa fille, les biens de l'une et de l'autre n'ont fait que prospйrer dans ses mains: ainsi l'on n'a pas lieu de craindre que, sous ses ordres, la maison soit moins bien gouvernйe qu'auparavant. Cela donne а Julie le plaisir de se livrer tout entiиre а l'occupation qui est le plus de son goыt, savoir, l'йducation des enfants; et je ne doute pas qu'Henriette ne profite extrкmement de tous les soins dont une de ses mиres aura soulagй l'autre. Je dis ses mиres; car, а voir la maniиre dont elles vivent avec elle, il est difficile de distinguer la vйritable; et des йtrangers qui nous sont venus aujourd'hui sont ou paraissent lа-dessus encore en doute. En effet, toutes deux l'appellent Henriette, ou ma fille, indiffйremment. Elle appelle maman l'une, et l'autre petite maman; la mкme tendresse rиgne de part et d'autre; elle obйit йgalement а toutes deux. S'ils demandent aux dames а laquelle elle appartient, chacune rйpond: "A moi." S'ils interrogent Henriette, il se trouve qu'elle a deux mиres. On serait embarrassй а moins. Les plus clairvoyants se dйcident pourtant а la fin pour Julie. Henriette, dont le pиre йtait blond, est blonde comme elle, et lui ressemble beaucoup. Une certaine tendresse de mиre se peint encore mieux dans ses yeux si doux que dans les regards plus enjouйs de Claire. La petite prend auprиs de Julie un air plus respectueux, plus attentif sur elle-mкme. Machinalement elle se met plus souvent а ses cфtйs, parce que Julie a plus souvent quelque chose а lui dire. Il faut avouer que toutes les apparences sont en faveur de la petite maman; et je me suis aperзu que cette erreur est si agrйable aux deux cousines, qu'elle pourrait bien кtre quelquefois volontaire, et devenir un moyen de leur faire sa cour.

Milord, dans quinze jours il ne manquera plus ici que vous. Quand vous y serez, il faudra mal penser de tout homme dont le coeur cherchera sur le reste de la terre des vertus, des plaisirs, qu'il n'aura pas trouvйs dans cette maison.

 

Lettre VII а milord Edouard

Il y a trois jours que j'essaye chaque soir de vous йcrire. Mais, aprиs une journйe laborieuse, le sommeil me gagne en rentrant: le matin, dиs le point du jour, il faut retourner а l'ouvrage. Une ivresse plus douce que celle du vin me jette au fond de l'вme un trouble dйlicieux, et je ne puis dйrober un moment а des plaisirs devenus tout nouveaux pour moi.

Je ne conзois pas quel sйjour pourrait me dйplaire avec la sociйtй que je trouve dans celui-ci. Mais savez-vous en quoi Clarens me plaоt pour lui-mкme? C'est que je m'y sens vraiment а la campagne, et que c'est presque la premiиre fois que j'en ai pu dire autant. Les gens de ville ne savent point aimer la campagne; ils ne savent pas mкme y кtre: а peine, quand ils y sont, savent-ils ce qu'on y fait. Ils en dйdaignent les travaux, les plaisirs; ils les ignorent: ils sont chez eux comme en pays йtranger; je ne m'йtonne pas qu'ils s'y dйplaisent. Il faut кtre villageois au village, ou n'y point aller; car qu'y va-t-on faire? Les habitants de Paris qui croient aller а la campagne n'y vont point: ils portent Paris avec eux. Les chanteurs, les beaux esprits, les auteurs, les parasites, sont le cortиge qui les suit. Le jeu, la musique, la comйdie y sont leur seule occupation. Leur table est couverte comme а Paris; ils y mangent aux mкmes heures; on leur y sert les mкmes mets avec le mкme appareil; ils n'y font que les mкmes choses: autant valait y rester; car, quelque riche qu'on puisse кtre, et quelque soin qu'on ait pris, on sent toujours quelque privation, et l'on ne saurait apporter avec soi Paris tout entier. Ainsi cette variйtй qui leur est si chиre, ils la fuient; ils ne connaissent jamais qu'une maniиre de vivre, et s'en ennuient toujours.

Le travail de la campagne est agrйable а considйrer, et n'a rien d'assez pйnible en lui-mкme pour йmouvoir а compassion. L'objet de l'utilitй publique et privйe le rend intйressant; et puis, c'est la premiиre vocation de l'homme: il rappelle а l'esprit une idйe agrйable, et au coeur tous les charmes de l'вge d'or. L'imagination ne reste point froide а l'aspect du labourage et des moissons. La simplicitй de la vie pastorale et champкtre a toujours quelque chose qui touche. Qu'on regarde les prйs couverts de gens qui fanent et chantent, et des troupeaux йpars dans l'йloignement: insensiblement on se sent attendrir sans savoir pourquoi. Ainsi quelquefois encore la voix de la nature amollit nos coeurs farouches; et, quoiqu'on l'entende avec un regret inutile, elle est si douce qu'on ne l'entend jamais sans plaisir.

J'avoue que la misиre qui couvre les champs en certains pays oщ le publicain dйvore les fruits de la terre, l'вpre aviditй d'un fermier avare, l'inflexible rigueur d'un maоtre inhumain, фtent beaucoup d'attrait а ces tableaux. Des chevaux йtiques prиs d'expirer sous les coups, de malheureux paysans extйnuйs de jeыnes, excйdйs de fatigue, et couverts de haillons, des hameaux de masures, offrent un triste spectacle а la vue: on a presque regret d'кtre homme quand on songe aux malheureux dont il faut manger le sang. Mais quel charme de voir de bons et sages rйgisseurs faire de la culture de leurs terres l'instrument de leurs bienfaits, leurs amusements, leurs plaisirs; verser а pleines mains les dons de la Providence; engraisser tout ce qui les entoure, hommes et bestiaux, des biens dont regorgent leurs granges, leurs caves, leurs greniers; accumuler l'abondance et la joie autour d'eux, et faire du travail qui les enrichit une fкte continuelle! Comment se dйrober а la douce illusion que ces objets font naоtre? On oublie son siиcle et ses contemporains; on se transporte au temps des patriarches; on veut mettre soi-mкme la main а l'oeuvre, partager les travaux rustiques et le bonheur qu'on y voit attachй. O temps de l'amour et de l'innocence, oщ les femmes йtaient tendres et modestes, oщ les hommes йtaient simples et vivaient contents! O Rachel! fille charmante et si constamment aimйe, heureux celui qui, pour t'obtenir, ne regretta pas quatorze ans d'esclavage! O douce йlиve de Noйmi! heureux le bon vieillard dont tu rйchauffais les pieds et le coeur! Non, jamais la beautй ne rиgne avec plus d'empire qu'au milieu des soins champкtres. C'est lа que les grвces sont sur leur trфne, que la simplicitй les pare, que la gaietй les anime, et qu'il faut les adorer malgrй soi. Pardon, milord, je reviens а nous.

Depuis un mois les chaleurs de l'automne apprкtaient d'heureuses vendanges; les premiиres gelйes en ont amenй l'ouverture; le pampre grillй, laissant la grappe а dйcouvert, йtale aux yeux les dons du pиre Lyйe, et semble inviter les mortels а s'en emparer. Toutes les vignes chargйes de ce fruit bienfaisant que le ciel offre aux infortunйs pour leur faire oublier leur misиre; le bruit des tonneaux, des cuves, les lйgrefass qu'on relie de toutes parts; le chant des vendangeuses dont ces coteaux retentissent; la marche continuelle de ceux qui portent la vendange au pressoir; le rauque son des instruments rustiques qui les anime au travail; l'aimable et touchant tableau d'une allйgresse gйnйrale qui semble en ce moment йtendu sur la face de la terre; enfin le voile de brouillard que le soleil йlиve au matin comme une toile de thйвtre pour dйcouvrir а l'oeil un si charmant spectacle: tout conspire а lui donner un air de fкte; et cette fкte n'en devient que plus belle а la rйflexion, quand on songe qu'elle est la seule oщ les hommes aient su joindre l'agrйable а l'utile.

M. de Wolmar, dont ici le meilleur terrain consiste en vignobles, a fait d'avance tous les prйparatifs nйcessaires. Les cuves, le pressoir, le cellier, les futailles, n'attendaient que la douce liqueur pour laquelle ils sont destinйs. Mme de Wolmar s'est chargйe de la rйcolte; le choix des ouvriers, l'ordre et la distribution du travail la regardent. Mme d'Orbe prйside aux festins de vendange et au salaire des ouvriers selon la police йtablie, dont les lois ne s'enfreignent jamais ici. Mon inspection а moi est de faire observer au pressoir les directions de Julie, dont la tкte ne supporte pas la vapeur des cuves; et Claire n'a pas manquй d'applaudir а cet emploi, comme йtant tout а fait du ressort d'un buveur.

Les tвches ainsi partagйes, le mйtier commun pour remplir les vides est celui de vendangeur. Tout le monde est sur pied de grand matin: on se rassemble pour aller а la vigne. Mme d'Orbe, qui n'est jamais assez occupйe au grй de son activitй, se charge, pour surcroоt, de faire avertir et tancer les paresseux, et je puis me vanter qu'elle s'acquitte envers moi de ce soin avec une maligne vigilance. Quant au vieux baron, tandis que nous travaillons tous, il se promиne avec un fusil, et vient de temps en temps m'фter aux vendangeuses pour aller avec lui tirer des grives, а quoi l'on ne manque pas de dire que je l'ai secrиtement engagй; si bien que j'en perds peu а peu le nom de philosophe pour gagner celui de fainйant, qui dans le fond n'en diffиre pas de beaucoup.

Vous voyez, par ce que je viens de vous marquer du baron, que notre rйconciliation est sincиre, et que Wolmar a lieu d'кtre content de sa seconde йpreuve. Moi, de la haine pour le pиre de mon amie! Non, quand j'aurais йtй son fils, je ne l'aurais pas plus parfaitement honorй. En vйritй, je ne connais point d'homme plus droit, plus franc, plus gйnйreux, plus respectable а tous йgards que ce bon gentilhomme. Mais la bizarrerie de ses prйjugйs est йtrange. Depuis qu'il est sыr que je ne saurais lui appartenir, il n'y a sorte d'honneur qu'il ne me fasse; et pourvu que je ne sois pas son gendre, il se mettrait volontiers au-dessous de moi. La seule chose que je ne puis lui pardonner, c'est quand nous sommes seuls de railler quelquefois le prйtendu philosophe sur ses anciennes leзons. Ces plaisanteries me sont amиres, et je les reзois toujours fort mal; mais il rit de ma colиre et dit: "Allons tirer des grives, c'est assez pousser d'arguments." Puis il crie en passant: "Claire, Claire, un bon souper а ton maоtre, car je vais lui faire gagner de l'appйtit." En effet, а son вge il court les vignes avec son fusil tout aussi vigoureusement que moi, et tire incomparablement mieux. Ce qui me venge un peu de ses railleries, c'est que devant sa fille il n'ose plus souffler; et la petite йcoliиre n'en impose guиre moins а son pиre mкme qu'а son prйcepteur. Je reviens а nos vendanges.

Depuis huit jours que cet agrйable travail nous occupe, on est а peine а la moitiй de l'ouvrage. Outre les vins destinйs pour la vente et pour les provisions ordinaires, lesquels n'ont d'autre faзon que d'кtre recueillis avec soin, la bienfaisante fйe en prйpare d'autres plus fins pour nos buveurs; et j'aide aux opйrations magiques dont je vous ai parlй, pour tirer d'un mкme vignoble des vins de tous les pays. Pour l'un, elle fait tordre la grappe quand elle est mыre et laisse flйtrir au soleil sur la souche; pour l'autre, elle fait йgrapper le raisin et trier les grains avant de les jeter dans la cuve; pour un autre, elle fait cueillir avant le lever du soleil du raisin rouge, et le porter doucement sur le pressoir couvert encore de sa fleur et de sa rosйe pour en exprimer du vin blanc. Elle prйpare un vin de liqueur en mкlant dans les tonneaux du moыt rйduit en sirop sur le feu, un vin sec, en l'empкchant de cuver, un vin d'absinthe pour l'estomac, un vin muscat avec des simples. Tous ces vins diffйrents ont leur apprкt particulier; toutes ces prйparations sont saines et naturelles; c'est ainsi qu'une йconome industrie supplйe а la diversitй des terrains, et rassemble vingt climats en un seul.

Vous ne sauriez concevoir avec quel zиle, avec quelle gaietй tout cela se fait. On chante, on rit toute la journйe, et le travail n'en va que mieux. Tout vit dans la plus grande familiaritй; tout le monde est йgal, et personne ne s'oublie. Les dames sont sans airs, les paysannes sont dйcentes, les hommes badins et non grossiers. C'est а qui trouvera les meilleures chansons, а qui fera les meilleurs contes, а qui dira les meilleurs traits. L'union mкme engendre les folвtres querelles; et l'on ne s'agace mutuellement que pour montrer combien on est sыr les uns des autres. On ne revient point ensuite faire chez soi les messieurs; on passe aux vignes toute la journйe: Julie y a fait une loge oщ l'on va se chauffer quand on a froid, et dans laquelle on se rйfugie en cas de pluie. On dоne avec les paysans et а leur heure, aussi bien qu'on travaille avec eux. On mange avec appйtit leur soupe un peu grossiиre, mais bonne, saine, et chargйe d'excellents lйgumes. On ne ricane point orgueilleusement de leur air gauche et de leurs compliments rustauds; pour les mettre а leur aise, on s'y prкte sans affectation. Ces complaisances ne leur йchappent pas, ils y sont sensibles; et voyant qu'on veut bien sortir pour eux de sa place, ils s'en tiennent d'autant plus volontiers dans la leur. A dоner, on amиne les enfants et ils passent le reste de la journйe а la vigne. Avec quelle joie ces bons villageois les voient arriver! O bienheureux enfants! disent-ils en les pressant dans leurs bras robustes, que le bon Dieu prolonge vos jours aux dйpens des nфtres! Ressemblez а vos pиre et mиres, et soyez comme eux la bйnйdiction du pays! Souvent en songeant que la plupart de ces hommes ont portй les armes, et savent manier l'йpйe et le mousquet aussi bien que la serpette et la houe, en voyant Julie au milieu d'eux si charmante et si respectйe recevoir, elle et ses enfants, leurs touchantes acclamations, je me rappelle l'illustre et vertueuse Agrippine montrant son fils aux troupes de Germanicus. Julie! femme incomparable! vous exercez dans la simplicitй de la vie privйe le despotique empire de la sagesse et des bienfaits: vous кtes pour tout le pays un dйpфt cher et sacrй que chacun voudrait dйfendre et conserver au prix de son sang; et vous vivez plus sыrement, plus honorablement au milieu d'un peuple entier qui vous aime, que les rois entourйs de tous leurs soldats.

Le soir, on revient gaiement tous ensemble. On nourrit et loge les ouvriers tout le temps de la vendange; et mкme le dimanche, aprиs le prкche du soir, on se rassemble avec eux et l'on danse jusqu'au souper. Les autres jours on ne se sйpare point non plus en rentrant au logis, hors le baron qui ne soupe jamais et se couche de fort bonne heure, et Julie qui monte avec ses enfants chez lui jusqu'а ce qu'il s'aille coucher. A cela prиs, depuis le moment qu'on prend le mйtier de vendangeur jusqu'а celui qu'on le quitte, on ne mкle plus la vie citadine а la vie rustique. Ces saturnales sont bien plus agrйables et plus sages que celles des Romains. Le renversement qu'ils affectaient йtait trop vain pour instruire le maоtre ni l'esclave; mais la douce йgalitй qui rиgne ici rйtablit l'ordre de la nature, forme une instruction pour les uns, une consolation pour les autres, et un lien d'amitiй pour tous.

Le lieu d'assemblйe est une salle а l'antique avec une grande cheminйe oщ l'on fait bon feu. La piиce est йclairйe de trois lampes, auxquelles M. de Wolmar a seulement fait ajouter des capuchons de fer-blanc pour intercepter la fumйe et rйflйchir la lumiиre. Pour prйvenir l'envie et les regrets, on tвche de ne rien йtaler aux yeux de ces bonnes gens qu'ils ne puissent retrouver chez eux, de ne leur montrer d'autre opulence que le choix du bon dans les choses communes, et un peu plus de largesse dans la distribution. Le souper est servi sur deux longues tables. Le luxe et l'appareil des festins n'y sont pas, mais l'abondance et la joie y sont. Tout le monde se met а table, maоtres, journaliers, domestiques; chacun se lиve indiffйremment pour servir, sans exclusion, sans prйfйrence, et le service se fait toujours avec grвce et avec plaisir. On boit а discrйtion; la libertй n'a point d'autres bornes que l'honnкtetй. La prйsence de maоtres si respectйs contient tout le monde, et n'empкche pas qu'on ne soit а son aise et gai. Que s'il arrive а quelqu'un de s'oublier, on ne trouble point la fкte par des rйprimandes; mais il est congйdiй sans rйmission dиs le lendemain.

Je me prйvaux aussi des plaisirs du pays et de la saison. Je reprends la libertй de vivre а la valaisane, et de boire assez souvent du vin pur; mais je n'en bois point qui n'ait йtй versй de la main d'une des deux cousines. Elles se chargent de mesurer ma soif а mes forces, et de mйnager ma raison. Qui sait mieux qu'elles comment il la faut gouverner, et l'art de me l'фter et de me la rendre? Si le travail de la journйe, la durйe et la gaietй du repas, donnent plus de force au vin versй de ces mains chйries, je laisse exhaler mes transports sans contrainte; ils n'ont plus rien que je doive taire, rien que gкne la prйsence du sage Wolmar. Je ne crains point que son oeil йclairй lise au fond de mon coeur, et quand un tendre souvenir y veut renaоtre, un regard de Claire lui donne le change, un regard de Julie m'en fait rougir.

Aprиs le souper on veille encore une heure ou deux en teillant du chanvre; chacun dit sa chanson tour а tour. Quelquefois les vendangeuses chantent en choeur toutes ensemble, ou bien alternativement а voix seule et en refrain. La plupart de ces chansons sont de vieilles romances dont les airs ne sont pas piquants; mais ils ont je ne sais quoi d'antique et de doux qui touche а la longue. Les paroles sont simples, naпves, souvent tristes; elles plaisent pourtant. Nous ne pouvons nous empкcher, Claire de sourire, Julie de rougir, moi de soupirer, quand nous retrouvons dans ces chansons des tours et des expressions dont nous nous sommes servis autrefois. Alors, en jetant les yeux sur elles et me rappelant les temps йloignйs, un tressaillement me prend, un poids insupportable me tombe tout а coup sur le coeur, et me laisse une impression funeste qui ne s'efface qu'avec peine. Cependant je trouve а ces veillйes une sorte de charme que je ne puis vous expliquer, et qui m'est pourtant fort sensible. Cette rйunion des diffйrents йtats, la simplicitй de cette occupation, l'idйe de dйlassement, d'accord, de tranquillitй, le sentiment de paix qu'elle porte а l'вme, a quelque chose d'attendrissant qui dispose а trouver ces chansons plus intйressantes. Ce concert des voix de femmes n'est pas non plus sans douceur. Pour moi, je suis convaincu que de toutes les harmonies il n'y en a point d'aussi agrйable que le chant а l'unisson, et que, s'il nous faut des accords, c'est parce que nous avons le goыt dйpravй. En effet, toute l'harmonie ne se trouve-t-elle pas dans un son quelconque? Et qu'y pouvons-nous ajouter, sans altйrer les proportions que la nature a йtablies dans la force relative des sons harmonieux? En doublant les uns et non pas les autres, en ne les renforзant pas en mкme rapport, n'фtons-nous pas а l'instant ces proportions? La nature a tout fait le mieux qu'il йtait possible; mais nous voulons faire mieux encore, et nous gвtons tout.

Il y a une grande йmulation pour ce travail du soir aussi bien que pour celui de la journйe; et la filouterie que j'y voulais employer m'attira hier un petit affront. Comme je ne suis pas des plus adroits а teiller, et que j'ai souvent des distractions, ennuyй d'кtre toujours notй pour avoir fait le moins d'ouvrage, je tirais doucement avec le pied des chenevottes de mes voisins pour grossir mon tas; mais cette impitoyable Mme d'Orbe, s'en йtant aperзue, fit signe а Julie, qui, m'ayant pris sur le fait, me tanзa sйvиrement. "Monsieur le fripon, me dit-elle tout haut, point d'injustice, mкme en plaisantant; c'est ainsi qu'on s'accoutume а devenir mйchant tout de bon, et qui pis est, а plaisanter encore."

Voilа comment se passe la soirйe. Quand l'heure de la retraite approche, Mme de Wolmar dit: "Allons tirer le feu d'artifice." A l'instant chacun prend son paquet de chenevottes, signe honorable de son travail; on les porte en triomphe au milieu de la cour, on les rassemble en tas, on en fait un trophйe; on y met le feu; mais n'a pas cet honneur qui veut; Julie l'adjuge en prйsentant le flambeau а celui ou celle qui a fait ce soir-lа le plus d'ouvrage; fыt-ce elle-mкme, elle se l'attribue sans faзon. L'auguste cйrйmonie est accompagnйe d'acclamations et de battements de mains. Les chenevottes font un feu clair et brillant qui s'йlиve jusqu'aux nues, un vrai feu de joie, autour duquel on saute, on rit. Ensuite on offre а boire а toute l'assemblйe: chacun boit а la santй du vainqueur, et va se coucher content d'une journйe passйe dans le travail, la gaietй, l'innocence, et qu'on ne serait pas fвchй de recommencer le lendemain, le surlendemain, et toute sa vie.

 

Lettre VIII а M. de Wolmar

Jouissez, cher Wolmar, du fruit de vos soins. Recevez les hommages d'un coeur йpurй, qu'avec tant de peine vous avez rendu digne de vous кtre offert. Jamais homme n'entreprit ce que vous avez entrepris; jamais homme ne tenta ce que vous avez exйcutй; jamais вme reconnaissante et sensible ne sentit ce que vous m'avez inspirй. La mienne avait perdu son ressort, sa vigueur, son кtre; vous m'avez tout rendu. J'йtais mort aux vertus ainsi qu'au bonheur; je vous dois cette vie morale а laquelle je me sens renaоtre. O mon bienfaiteur! ф mon pиre! en me donnant а vous tout entier, je ne puis vous offrir, comme а Dieu mкme, que les dons que je tiens de vous.

Faut-il vous avouer ma faiblesse et mes craintes? Jusqu'а prйsent je me suis toujours dйfiй de moi. Il n'y a pas huit jours que j'ai rougi de mon coeur et cru toutes vos bontйs perdues. Ce moment fut cruel et dйcourageant pour la vertu: grвce au ciel, grвce а vous, il est passй pour ne plus revenir. Je ne me crois plus guйri seulement parce que vous me le dites, mais parce que je le sens. Je n'ai plus besoin que vous me rйpondiez de moi; vous m'avez mis en йtat d'en rйpondre moi-mкme. Il m'a fallu sйparer de vous et d'elle pour savoir ce que je pouvais кtre sans votre appui. C'est loin des lieux qu'elle habite que j'apprends а ne plus craindre d'en approcher.

J'йcris а madame d'Orbe, le dйtail de notre voyage. Je ne vous le rйpйterai point ici. Je veux bien que vous connaissiez toutes mes faiblesses, mais je n'ai pas la force de vous les dire. Cher Wolmar, c'est ma derniиre faute: je me sens dйjа si loin que je n'y songe point sans fiertй; mais l'instant en est si prиs encore que je ne puis l'avouer sans peine. Vous qui sыtes pardonner mes йgarements, comment ne pardonneriez-vous pas la honte qu'a produit leur repentir?

Rien ne manque plus а mon bonheur; milord m'a tout dit. Cher ami, je serai donc а vous? J'йlиverai donc vos enfants? L'aоnй des trois йlиvera les deux autres? Avec quelle ardeur je l'ai dйsirй! Combien l'espoir d'кtre trouvй digne d'un si cher emploi redoublait mes soins pour rйpondre aux vфtres! Combien de fois j'osai montrer lа-dessus mon empressement а Julie! Qu'avec plaisir j'interprйtais souvent en ma faveur vos discours et les siens! Mais quoiqu'elle fыt sensible а mon zиle et qu'elle en parыt approuver l'objet, je ne la vis point entrer assez prйcisйment dans mes vues pour oser en parler plus ouvertement. Je sentis qu'il fallait mйriter cet honneur et ne pas le demander. J'attendais de vous et d'elle ce gage de votre confiance et de votre estime. Je n'ai point йtй trompй dans mon espoir: mes amis, croyez-moi, vous ne serez point trompйs dans le vфtre.

Vous savez qu'а la suite de nos conversations sur l'йducation de vos enfants j'avais jetй sur le papier quelques idйes qu'elles m'avaient fournies et que vous approuvвtes. Depuis mon dйpart, il m'est venu de nouvelles rйflexions sur le mкme sujet, et j'ai rйduit le tout en une espиce de systиme que je vous communiquerai quand je l'aurai mieux digйrй, afin que vous l'examiniez а votre tour. Ce n'est qu'aprиs notre arrivйe а Rome, que j'espиre pouvoir le mettre en йtat de vous кtre montrй. Ce systиme commence oщ finit celui de Julie, ou plutфt il n'en est que la suite et le dйveloppement; car tout consiste а ne pas gвter l'homme de la nature en l'appropriant а la sociйtй.

J'ai recouvrй ma raison par vos soins: redevenu libre et sain de coeur, je me sens aimй de tout ce qui m'est cher, l'avenir le plus charmant se prйsente а moi: ma situation devrait кtre dйlicieuse; mais il est dit que je n'aurai jamais l'вme en paix. En approchant du terme de notre voyage, j'y vois l'йpoque du sort de mon illustre ami; c'est moi qui dois pour ainsi dire en dйcider. Saurai-je faire au moins une fois pour lui ce qu'il a fait si souvent pour moi? Saurai-je remplir dignement le plus grand, le plus important devoir de ma vie? Cher Wolmar, j'emporte au fond de mon coeur toutes vos leзons, mais, pour savoir les rendre utiles, que ne puis-je de mкme emporter votre sagesse! Ah! si je puis voir un jour Edouard heureux; si, selon son projet et le vфtre, nous nous rassemblons tous pour ne nous plus sйparer, quel voeu me restera-t-il а faire? Un seul, dont l'accomplissement ne dйpend ni de vous, ni de moi, ni de personne au monde, mais de celui qui doit un prix aux vertus de votre йpouse et compte en secret vos bienfaits.

 

Lettre IX а Madame d'Orbe

Oщ кtes-vous, charmante cousine? Oщ кtes-vous, aimable confidente de ce faible coeur que vous partagez а tant de titres, et que vous avez consolй tant de fois? Venez, qu'il verse aujourd'hui dans le vфtre l'aveu de sa derniиre erreur. N'est-ce pas а vous qu'il appartient toujours de le purifier, et sait-il se reprocher encore les torts qu'il vous a confessйs? Non, je ne suis plus le mкme, et ce changement vous est dы: c'est un nouveau coeur que vous m'avez fait, et qui vous offre ses prйmices; mais je ne me croirai dйlivrй de celui que je quitte qu'aprиs l'avoir dйposй dans vos mains. O vous qui l'avez vu naоtre, recevez ses derniers soupirs.

L'eussiez-vous jamais pensй? le moment de ma vie oщ je fus le plus content de moi-mкme fut celui oщ je me sйparai de vous. Revenu de mes longs йgarements, je fixais а cet instant la tardive йpoque de mon retour а mes devoirs. Je commenзais а payer enfin les immenses dettes de l'amitiй, en m'arrachant d'un sйjour si chйri pour suivre un bienfaiteur, un sage, qui, feignant d'avoir besoin de mes soins, mettait le succиs des siens а l'йpreuve. Plus ce dйpart m'йtait douloureux, plus je m'honorai d'un pareil sacrifice. Aprиs avoir perdu la moitiй de ma vie а nourrir une passion malheureuse, je consacrais l'autre а la justifier, а rendre par mes vertus un plus digne hommage а celle qui reзut si longtemps tous ceux de mon coeur. Je marquais hautement le premier de mes jours oщ je ne faisais rougir de moi ni vous, ni elle, ni rien de tout ce qui m'йtait cher.

Milord Edouard avait craint l'attendrissement des adieux, et nous voulions partir sans кtre aperзus; mais, tandis que tout dormait encore, nous ne pыmes tromper votre vigilante amitiй. En apercevant votre porte entrouverte et votre femme de chambre au guet, en vous voyant venir au-devant de nous, en entrant et trouvant une table а thй prйparйe, le rapport des circonstances me fit songer а d'autres temps; et, comparant ce dйpart а celui dont il me rappelait l'idйe, je me sentis si diffйrent de ce que j'йtais alors, que, me fйlicitant d'avoir Edouard pour tйmoin de ces diffйrences, j'espйrai bien lui faire oublier а Milan l'indigne scиne de Besanзon. Jamais je ne m'йtais senti tant de courage: je me faisais une gloire de vous le montrer; je me parais auprиs de vous de cette fermetй que vous ne m'aviez jamais vue, et je me glorifiais en vous quittant de paraоtre un moment а vos yeux tel que j'allais кtre. Cette idйe ajoutait а mon courage; je me fortifiais de votre estime; et peut-кtre vous eussй-je dit adieu d'un oeil sec, si vos larmes coulant sur ma joue n'eussent forcй les miennes de s'y confondre.

Je partis le coeur plein de tous mes devoirs, pйnйtrй surtout de ceux que votre amitiй m'impose, et bien rйsolu d'employer le reste de ma vie а la mйriter. Edouard, passant en revue toutes mes fautes, me remit devant les yeux un tableau qui n'йtait pas flattй; et je connus par sa juste rigueur а blвmer tant de faiblesses, qu'il craignait peu de les imiter. Cependant il feignait d'avoir cette crainte; il me parlait avec inquiйtude de son voyage de Rome et des indignes attachements qui l'y rappelaient malgrй lui; mais je jugeai facilement qu'il augmentait ses propres dangers pour m'en occuper davantage, et m'йloigner d'autant plus de ceux auxquels j'йtais exposй.

Comme nous approchions de Villeneuve, un laquais qui montait un mauvais cheval se laissa tomber, et se fit une lйgиre contusion а la tкte. Son maоtre le fit saigner, et voulut coucher lа cette nuit. Ayant dоnй de bonne heure, nous prоmes des chevaux pour aller а Bex voir la saline; et milord ayant des raisons particuliиres qui lui rendaient cet examen intйressant, je pris les mesures et le dessin du bвtiment de graduation; nous ne rentrвmes а Villeneuve qu'а la nuit. Aprиs le souper, nous causвmes en buvant du punch, et veillвmes assez tard. Ce fut alors qu'il m'apprit quels soins m'йtaient confiйs et ce qui avait йtй fait pour rendre cet arrangement praticable. Vous pouvez juger de l'effet que fit sur moi cette nouvelle; une telle conversation n'amenait pas le sommeil. Il fallut pourtant enfin se coucher.

En entrant dans la chambre qui m'йtait destinйe, je la reconnus pour la mкme que j'avais occupйe autrefois en allant а Sion. A cet aspect je sentis une impression que j'aurais peine а vous rendre. J'en fus si vivement frappй, que je crus redevenir а l'instant tout ce que j'йtais alors; dix annйes s'effacиrent de ma vie, et tous mes malheurs furent oubliйs. Hйlas! cette erreur fut courte, et le second instant me rendit plus accablant le poids de toutes mes anciennes peines. Quelles tristes rйflexions succйdиrent а ce premier enchantement! Quelles comparaisons douloureuses s'offrirent а mon esprit! Charmes de la premiиre jeunesse, dйlices des premiиres amours, pourquoi vous retracer encore а ce coeur accablй d'ennuis et surchargй de lui-mкme! O temps, temps heureux, tu n'es plus! J'aimais, j'йtais aimй. Je me livrais dans la paix de l'innocence aux transports d'un amour partagй. Je savourais а longs traits le dйlicieux sentiment qui me faisait vivre. La douce vapeur de l'espйrance enivrait mon coeur; une extase, un ravissement, un dйlire, absorbait toutes mes facultйs. Ah! sur les rochers de Meillerie, au milieu de l'hiver et des glaces, d'affreux abоmes devant les yeux, quel кtre au monde jouissait d'un sort comparable au mien?... Et je pleurais! et je me trouvais а plaindre et la tristesse osait approcher de moi!... Que serai-je donc aujourd'hui que j'ai tout possйdй, tout perdu?... J'ai bien mйritй ma misиre, puisque j'ai si peu senti mon bonheur... Je pleurais alors... Tu pleurais... Infortunй, tu ne pleures plus... Tu n'as pas mкme le droit de pleurer... Que n'est-elle pas morte! osai-je m'йcrier dans un transport de rage; oui, je serais moins malheureux; j'oserais me livrer а mes douleurs; j'embrasserais sans remords sa froide tombe; mes regrets seraient dignes d'elle; je dirais: "Elle entend mes cris, elle voit mes pleurs, mes gйmissements la touchent, elle approuve et reзoit mon pur hommage..." J'aurais au moins l'espoir de la rejoindre... Mais elle vit, elle est heureuse... Elle vit, et sa vie est ma mort, et son bonheur est mon supplice; et le ciel, aprиs me l'avoir arrachйe, m'фte jusqu'а la douceur de la regretter!... Elle vit, mais non pas pour moi; elle vit pour mon dйsespoir. Je suis cent fois plus loin d'elle que si elle n'йtait plus.

Je me couchai dans ces tristes idйes. Elles me suivirent durant mon sommeil, et le remplirent d'images funиbres. Les amиres douleurs, les regrets, la mort, se peignirent dans mes songes, et tous les maux que j'avais soufferts reprenaient а mes yeux cent formes nouvelles pour me tourmenter une seconde fois. Un rкve surtout, le plus cruel de tous, s'obstinait а me poursuivre; et de fantфme en fantфme toutes leurs apparitions confuses finissaient toujours par celui-lа.

Je crus voir la digne mиre de votre amie dans son lit expirante, et sa fille а genoux devant elle, fondant en larmes, baisant ses mains et recueillant ses derniers soupirs. Je revis cette scиne que vous m'avez autrefois dйpeinte et qui ne sortira jamais de mon souvenir. "O ma mиre, disait Julie d'un ton а me navrer l'вme, celle qui vous doit le jour vous l'фte! Ah! reprenez votre bienfait! sans vous il n'est pour moi qu'un don funeste. - Mon enfant, rйpondit sa tendre mиre... il faut remplir son sort... Dieu est juste... tu seras mиre а ton tour..." Elle ne put achever. Je voulus lever les yeux sur elle, je ne la vis plus. Je vis Julie а sa place; je la vis, je la reconnus, quoique son visage fыt couvert d'un voile. Je fais un cri, je m'йlance pour йcarter le voile, je ne pus l'atteindre; j'йtendais les bras, je me tourmentais et ne touchais rien. "Ami, calme-toi, me dit-elle d'une voix faible: le voile redoutable me couvre; nulle main ne peut l'йcarter." A ce mot je m'agite et fais un nouvel effort: cet effort me rйveille; je me trouve dans mon lit, accablй de fatigue et trempй de sueur et de larmes.

Bientфt ma frayeur se dissipe, l'йpuisement me rendort; le mкme songe me rend les mкmes agitations; je m'йveille, et me rendors une troisiиme fois. Toujours ce spectacle lugubre, toujours ce mкme appareil de mort, toujours ce voile impйnйtrable йchappe а mes mains, et dйrobe а mes yeux l'objet expirant qu'il couvre.

A ce dernier rйveil ma terreur fut si forte que je ne la pus vaincre йtant йveillй. Je me jette а bas de mon lit sans savoir ce que je faisais. Je me mets а errer par la chambre, effrayй comme un enfant des ombres de la nuit, croyant me voir environnй de fantфmes, et l'oreille encore frappйe de cette voix plaintive dont je n'entendis jamais le son sans йmotion. Le crйpuscule, en commenзant d'йclairer les objets, ne fit que les transformer au grй de mon imagination troublйe. Mon effroi redouble et m'фte le jugement; aprиs avoir trouvй ma porte avec peine, je m'enfuis de ma chambre, j'entre brusquement dans celle d'Edouard: j'ouvre son rideau, et me laisse tomber sur son lit en m'йcriant hors d'haleine: "C'en est fait, je ne la verrai plus!" Il s'йveille en sursaut, il saute а ses armes, se croyant surpris par un voleur. A l'instant il me reconnaоt; je me reconnais moi-mкme, et pour la seconde fois de ma vie je me vois devant lui dans la confusion que vous pouvez concevoir.

Il me fit asseoir, me remettre, et parler. Sitфt qu'il sut de quoi il s'agissait, il voulut tourner la chose en plaisanterie; mais voyant que j'йtais vivement frappй, et que cette impression ne serait pas facile а dйtruire, il changea de ton. "Vous ne mйritez ni mon amitiй ni mon estime, me dit-il assez durement: si j'avais pris pour mon laquais le quart des soins que j'ai pris pour vous, j'en aurais fait un homme; mais vous n'кtes rien. - Ah! lui dis-je, il est trop vrai. Tout ce que j'avais de bon me venait d'elle: je ne la reverrai jamais; je ne suis plus rien." Il sourit, et m'embrassa. "Tranquillisez-vous aujourd'hui, me dit-il, demain vous serez raisonnable; je me charge de l'йvйnement." Aprиs cela, changeant de conversation, il me proposa de partir. J'y consentis. On fit mettre les chevaux; nous nous habillвmes. En entrant dans la chaise, milord dit un mot а l'oreille du postillon, et nous partоmes.

Nous marchions sans rien dire. J'йtais si occupй de mon funeste rкve, que je n'entendais et ne voyais rien; je ne fis pas mкme attention que le lac, qui la veille йtait а ma droite, йtait maintenant а ma gauche. Il n'y eut qu'un bruit de pavй qui me tira de ma lйthargie, et me fit apercevoir avec un йtonnement facile а comprendre que nous rentrions dans Clarens. A trois cents pas de la grille milord fit arrкter; et me tirant а l'йcart: "Vous voyez, me dit-il, mon projet; il n'a pas besoin d'explication. Allez, visionnaire, ajouta-t-il en me serrant la main, allez la revoir. Heureux de ne montrer vos folies qu'а des gens qui vous aiment! Hвtez-vous; je vous attends; mais surtout ne revenez qu'aprиs avoir dйchirй ce fatal voile tissu dans votre cerveau."

Qu'aurais-je dit? Je partis sans rйpondre. Je marchais d'un pas prйcipitй que la rйflexion ralentit en approchant de la maison. Quel personnage allais-je faire? Comment oser me montrer? De quel prйtexte couvrir ce retour imprйvu? Avec quel front irais-je allйguer mes ridicules terreurs, et supporter le regard mйprisant du gйnйreux Wolmar? Plus j'approchais, plus ma frayeur me paraissait puйrile, et mon extravagance me faisait pitiй. Cependant un noir pressentiment m'agitait encore et je ne me sentais point rassurй. J'avanзais toujours, quoique lentement, et j'йtais dйjа prиs de la cour quand j'entendis ouvrir et refermer la porte de l'Elysйe. N'en voyant sortir personne, je fis le tour en dehors et j'allai par le rivage cфtoyer la voliиre autant qu'il me fut possible. Je ne tardai pas de juger qu'on en approchait. Alors, prкtant l'oreille, je vous entendis parler toutes deux; et, sans qu'il me fыt possible de distinguer un seul mot, je trouvai dans le son de votre voix je ne sais quoi de languissant et de tendre qui me donna de l'йmotion, et dans la sienne un accent affectueux et doux а son ordinaire, mais paisible et serein, qui me remit а l'instant et qui fit le vrai rйveil de mon rкve.

Sur-le-champ je me sentis tellement changй que je me moquai de moi-mкme et de mes vaines alarmes. En songeant que je n'avais qu'une haie et quelques buissons а franchir pour voir pleine de vie et de santй celle que j'avais cru ne revoir jamais, j'abjurai pour toujours mes craintes, mon effroi, mes chimиres, et je me dйterminai sans peine а repartir, mкme sans la voir. Claire, je vous le jure, non seulement je ne la vis point, mais je m'en retournai fier de ne l'avoir point vue, de n'avoir pas йtй faible et crйdule jusqu'au bout, et d'avoir au moins rendu cet honneur а l'ami d'Edouard de le mettre au-dessus d'un songe.

Voilа, chиre cousine, ce que j'avais а vous dire, et le dernier aveu qui me restait а vous faire. Le dйtail du reste de notre voyage n'a plus rien d'intйressant; il me suffit de vous protester que depuis lors non seulement milord est content de moi, mais que je le suis encore plus moi-mкme, qui sens mon entiиre guйrison bien mieux qu'il ne la peut voir. De peur de lui laisser une dйfiance inutile, je lui ai cachй que je ne vous avais point vues. Quand il me demanda si le voile йtait levй; je l'affirmai sans balancer, et nous n'en avons plus parlй. Oui, cousine, il est levй pour jamais, ce voile dont ma raison fut longtemps offusquйe. Tous mes transports inquiets sont йteints. Je vois tous mes devoirs, et je les aime. Vous m'кtes toutes deux plus chиres que jamais; mais mon coeur ne distingue plus l'une de l'autre, et ne sйpare point les insйparables.

Nous arrivвmes avant-hier а Milan. Nous en repartons aprиs-demain. Dans huit jours nous comptons кtre а Rome, et j'espиre y trouver de vos nouvelles en arrivant. Qu'il me tarde de voir ces deux йtonnantes personnes qui troublent depuis si longtemps le repos du plus grand des hommes! O Julie! ф Claire! il faudrait votre йgale pour mйriter de le rendre heureux.

 

Lettre X. Rйponse de Madame d'Orbe

Rйponse de Madame d'Orbe

Nous attendions tous de vos nouvelles avec impatience, et je n'ai pas besoin de vous dire combien vos lettres ont fait de plaisir а la petite communautй; mais ce que vous ne devinerez pas de mкme, c'est que de toute la maison je suis peut-кtre celle qu'elles ont le moins rйjouie. Ils ont tous appris que vous aviez heureusement passй les Alpes; moi, j'ai songй que vous йtiez au delа.

A l'йgard du dйtail que vous m'avez fait, nous n'en avons rien dit au baron, et j'en ai passй а tout le monde quelques soliloques fort inutiles. M. de Wolmar a eu l'honnкtetй de ne faire que se moquer de vous; mais Julie n'a pu se rappeler les derniers moments de sa mиre sans de nouveaux regrets et de nouvelles larmes. Elle n'a remarquй de votre rкve que ce qui ranimait ses douleurs.

Quant а moi, je vous dirai, mon cher maоtre, que je ne suis plus surprise de vous voir en continuelle admiration de vous-mкme, toujours achevant quelque folie et toujours commenзant d'кtre sage; car il y a longtemps que vous passez votre vie а vous reprocher le jour de la veille et а vous applaudir pour le lendemain.

Je vous avoue aussi que ce grand effort de courage, qui, si prиs de nous, vous a fait retourner comme vous йtiez venu, ne me paraоt pas aussi merveilleux qu'а vous. Je le trouve plus vain que sensй, et je crois qu'а tout prendre j'aimerais autant moins de force avec un peu plus de raison. Sur cette maniиre de vous en aller, pourrait-on vous demander ce que vous кtes venu faire? Vous avez eu honte de vous montrer, comme si la douceur de voir ses amis n'effaзait pas cent fois le petit chagrin de leur raillerie! N'йtiez-vous pas trop heureux de venir nous offrir votre air effarй pour nous faire rire? Eh bien donc! je ne me suis pas moquйe de vous alors; mais je m'en moque tant plus aujourd'hui, quoique, n'ayant pas le plaisir de vous mettre en colиre, je ne puisse pas rire de si bon coeur.

Malheureusement il y a pis encore: c'est que j'ai gagnй toutes vos terreurs sans me rassurer comme vous. Ce rкve a quelque chose d'effrayant qui m'inquiиte et m'attriste malgrй que j'en aie. En lisant votre lettre je blвmais vos agitations; en la finissant j'ai blвmй votre sйcuritй. L'on ne saurait voir а la fois pourquoi vous йtiez si йmu, et pourquoi vous кtes devenu si tranquille. Par quelle bizarrerie avez-vous gardй les plus tristes pressentiments, jusqu'au moment oщ vous avez pu les dйtruire et ne l'avez pas voulu? Un pas, un geste, un mot, tout йtait fini. Vous vous йtiez alarmй sans raison, vous vous кtes rassurй de mкme; mais vous m'avez transmis la frayeur que vous n'avez plus, et il se trouve qu'ayant eu de la force une seule fois en votre vie, vous l'avez eue а mes dйpens. Depuis votre fatale lettre un serrement de coeur ne m'a pas quittйe; je n'approche point de Julie sans trembler de la perdre; а chaque instant je crois voir sur son visage la pвleur de la mort; et ce matin, la pressant dans mes bras, je me suis sentie en pleurs sans savoir pourquoi. Ce voile! ce voile!... Il a je ne sais quoi de sinistre qui me trouble chaque fois que j'y pense. Non, je ne puis vous pardonner d'avoir pu l'йcarter sans l'avoir fait, et j'ai bien peur de n'avoir plus dйsormais un moment de contentement que je ne vous revoie auprиs d'elle. Convenez aussi qu'aprиs avoir si longtemps parlй de philosophie, vous vous кtes montrй philosophe а la fin bien mal а propos. Ah! rкvez, et voyez vos amis; cela vaut mieux que de les fuir et d'кtre un sage.

Il paraоt, par la lettre de milord а M. de Wolmar, qu'il songe sйrieusement а venir s'йtablir avec nous. Sitфt qu'il aura pris son parti lа-bas et que son coeur sera dйcidй, revenez tous deux heureux et fixйs; c'est le voeu de la petite communautй, et surtout celui de votre amie,

Claire d'Orbe.

P.-S. - Au reste, s'il est vrai que vous n'avez rien entendu de notre conversation dans l'Elysйe, c'est peut-кtre tant mieux pour vous; car vous me savez assez alerte pour voir les gens sans qu'ils m'aperзoivent, et assez maligne pour persifler les йcouteurs.

 

Lettre XI. Rйponse de M. de Wolmar

Rйponse de M. de Wolmar

J'йcris а milord Edouard, et je lui parle de vous si au long qu'il ne me reste en vous йcrivant а vous-mкme qu'а vous renvoyer а sa lettre. La vфtre exigerait peut-кtre de ma part un retour d'honnкtetйs; mais vous appeler dans ma famille, vous traiter en frиre, en ami, faire votre soeur de celle qui fut votre amante, vous remettre l'autoritй paternelle sur mes enfants, vous confier mes droits aprиs avoir usurpй les vфtres; voilа les compliments dont je vous ai cru digne. De votre part, si vous justifiez ma conduite et mes soins, vous m'aurez assez louй. J'ai tвchй de vous honorer par mon estime; honorez-moi par vos vertus. Tout autre йloge doit кtre banni d'entre nous.

Loin d'кtre surpris de vous voir frappй d'un songe, je ne vois pas trop pourquoi vous vous reprochez de l'avoir йtй. Il me semble que pour un homme а systиmes ce n'est pas une si grande affaire qu'un rкve de plus.

Mais ce que je vous reprocherais volontiers, c'est moins l'effet de votre songe que son espиce, et cela par une raison fort diffйrente de celle que vous pourriez penser Un tyran fit autrefois mourir un homme qui, dans un songe, avait cru le poignarder. Rappelez-vous la raison qu'il donna de ce meurtre, et faites-vous-en l'application. Quoi! vous allez dйcider du sort de votre ami, et vous songez а vos anciennes amours! Sans les conversations du soir prйcйdent, je ne vous pardonnerais jamais ce rкve-lа. Pensez le jour а ce que vous allez faire а Rome, vous songerez moins la nuit а ce qui s'est fait а Vevai.

La Fanchon est malade; cela tient ma femme occupйe et lui фte le temps de vous йcrire. Il y a ici quelqu'un qui supplйe volontiers а ce soin. Heureux jeune homme! tout conspire а votre bonheur; tous les prix de la vertu vous recherchent pour vous forcer а les mйriter. Quant а celui de mes bienfaits, n'en chargez personne que vous-mкme; c'est de vous seul que je l'attends.

 

Lettre XII а M. de Wolmar

Que cette lettre demeure entre vous et moi. Qu'un profond secret cache а jamais les erreurs du plus vertueux des hommes. Dans quel pas dangereux je me trouve engagй! O mon sage et bienfaisant ami, que n'ai-je tous vos conseils dans la mйmoire comme j'ai vos bontйs dans le coeur! Jamais je n'eus si grand besoin de prudence, et jamais la peur d'en manquer ne nuisit tant au peu que j'en ai. Ah! oщ sont vos soins paternels, oщ sont vos leзons, vos lumiиres? Que deviendrai-je sans vous? Dans ce moment de crise je donnerais tout l'espoir de ma vie pour vous avoir ici durant huit jours.

Je me suis trompй dans toutes mes conjectures; je n'ai fait que des fautes jusqu'а ce moment. Je ne redoutais que la marquise. Aprиs l'avoir vue, effrayй de sa beautй, de son adresse, je m'efforзais d'en dйtacher tout а fait l'вme noble de son ancien amant. Charmй de le ramener du cфtй d'oщ je ne voyais rien а craindre, je lui parlais de Laure avec l'estime et l'admiration qu'elle m'avait inspirйe; en relвchant son plus fort attachement par l'autre, j'espйrais les rompre enfin tous les deux.

Il se prкta d'abord а mon projet; il outra mкme la complaisance, et, voulant peut-кtre punir mes importunitйs par un peu d'alarmes, il affecta pour Laure encore plus d'empressement qu'il ne croyait en avoir. Que vous dirai-je aujourd'hui? Son empressement est toujours le mкme, mais il n'affecte plus rien. Son coeur, йpuisй par tant de combats, s'est trouvй dans un йtat de faiblesse dont elle a profitй. Il serait difficile а tout autre de feindre longtemps de l'amour auprиs d'elle; jugez pour l'objet mкme de la passion qui la consume. En vйritй, l'on ne peut voir cette infortunйe sans кtre touchй de son air et de sa figure; une impression de langueur et d'abattement qui ne quitte point son charmant visage, en йteignant la vivacitй de sa physionomie, la rend plus intйressante; et, comme les rayons du soleil йchappйs а travers les nuages, ses yeux ternis par la douleur lancent des feux plus piquants. Son humiliation mкme a toutes les grвces de la modestie: en la voyant on la plaint, en l'йcoutant on l'honore; enfin je dois dire, а la justification de mon ami, que je ne connais que deux hommes au monde qui puissent rester sans risque auprиs d'elle.

Il s'йgare, ф Wolmar! je le vois, je le sens; je vous l'avoue dans l'amertume de mon coeur. Je frйmis en songeant jusqu'oщ son йgarement peut lui faire oublier ce qu'il est et ce qu'il se doit. Je tremble que cet intrйpide amour de la vertu, qui lui fait mйpriser l'opinion publique, ne le porte а l'autre extrйmitй et ne lui fasse braver encore les lois sacrйes de la dйcence et de l'honnкtetй. Edouard Bomston faire un tel mariage!... vous concevez!... sous les yeux de son ami!... qui le permet!... qui le souffre!... et qui lui doit tout!... Il faudra qu'il m'arrache le coeur de sa main avant de la profaner ainsi.

Cependant que faire? Comment me comporter? Vous connaissez sa violence... On ne gagne rien avec lui par les discours, et les siens depuis quelque temps ne sont pas propres а calmer mes craintes. J'ai feint d'abord de ne pas l'entendre; j'ai fait indirectement parler la raison en maximes gйnйrales; а son tour il ne m'entend point. Si j'essaye de le toucher un peu plus au vif, il rйpond des sentences, et croit m'avoir rйfutй; si j'insiste, il s'emporte, il prend un ton qu'un ami devrait ignorer et auquel l'amitiй ne sait point rйpondre. Croyez que je ne suis en cette occasion ni craintif ni timide; quand on est dans son devoir, on n'est que trop tentй d'кtre fier; mais il ne s'agit pas ici de fiertй, il s'agit de rйussir, et de fausses tentatives peuvent nuire aux meilleurs moyens. Je n'ose presque entrer avec lui dans aucune discussion; car je sens tous les jours la vйritй de l'avertissement que vous m'avez donnй, qu'il est plus fort que moi de raisonnement, et qu'il ne faut point l'enflammer par la dispute.

Il paraоt d'ailleurs un peu refroidi pour moi. On dirait que je l'inquiиte. Combien, avec tant de supйrioritй а tous йgards, un homme est rabaissй par un moment de faiblesse! Le grand, le sublime Edouard a peur de son ami, de sa crйature, de son йlиve! Il semble mкme, par quelques mots jetйs sur le choix de son sйjour, s'il ne se marie pas, vouloir tenter ma fidйlitй par mon intйrкt. Il sait bien que je ne dois ni ne veux le quitter. O Wolmar! je ferai mon devoir et suivrai partout mon bienfaiteur. Si j'йtais lвche et vil, que gagnerais-je а ma perfidie? Julie et son digne йpoux confieraient-ils leurs enfants а un traоtre?

Vous m'avez dit souvent que les petites passions ne prennent jamais le change et vont toujours а leur fin, mais qu'on peut armer les grandes contre elles-mкmes. J'ai cru pouvoir ici faire usage de cette maxime. En effet, la compassion, le mйpris des prйjugйs, l'habitude, tout ce qui dйtermine Edouard en cette occasion йchappe а force de petitesse, et devient presque inattaquable; au lieu que le vйritable amour est insйparable de la gйnйrositй, et que par elle on a toujours sur lui quelque prise. J'ai tentй cette voie indirecte, et je ne dйsespиre plus du succиs. Ce moyen paraоt cruel; je ne l'ai pris qu'avec rйpugnance. Cependant, tout bien pesй, je crois rendre service а Laure elle-mкme. Que ferait-elle dans l'йtat auquel elle peut monter, qu'y montrer son ancienne ignominie? Mais qu'elle peut кtre grande en demeurant ce qu'elle est! Si je connais bien cette йtrange fille, elle est faite pour jouir de son sacrifice plus que du rang qu'elle doit refuser.

Si cette ressource me manque, il m'en reste une de la part du gouvernement а cause de la religion; mais ce moyen ne doit кtre employй qu'а la derniиre extrйmitй et au dйfaut de tout autre; quoi qu'il en soit, je n'en veux йpargner aucun pour prйvenir une alliance indigne et dйshonnкte. O respectable Wolmar! je suis jaloux de votre estime durant tous les moments de ma vie. Quoi que puisse vous йcrire Edouard, quoi que vous puissiez entendre dire, souvenez-vous qu'а quelque prix que ce puisse кtre, tant que mon coeur battra dans ma poitrine, jamais Lauretta Pisana ne sera ladi Bomston.

Si vous approuvez mes mesures, cette lettre n'a pas besoin de rйponse. Si je me trompe, instruisez-moi; mais hвtez-vous, car il n'y a pas un moment а perdre. Je ferai mettre l'adresse par une main йtrangиre. Faites de mкme en me rйpondant. Aprиs avoir examinй ce qu'il faut faire, brыlez ma lettre et oubliez ce qu'elle contient. Voici le premier et le seul secret que j'aurai eu de ma vie а cacher aux deux cousines: si j'osais me fier davantage а mes lumiиres, vous-mкme n'en sauriez jamais rien.

 

Lettre XIII de Madame de Wolmar а Madame d'Orbe

Le courrier d'Italie semblait n'attendre pour arriver que le moment de ton dйpart, comme pour te punir de ne l'avoir diffйrй qu'а cause de lui. Ce n'est pas moi qui ai fait cette jolie dйcouverte; c'est mon mari qui a remarquй qu'ayant fait mettre les chevaux а huit heures, tu tardas de partir jusqu'а onze, non pour l'amour de nous, mais aprиs avoir demandй vingt fois s'il en йtait dix, parce que c'est ordinairement l'heure oщ la poste passe.

Tu es prise, pauvre cousine; tu ne peux plus t'en dйdire. Malgrй l'augure de la Chaillot, cette Claire si folle, ou plutфt si sage, n'a pu l'кtre jusqu'au bout: te voilа dans les mкmes las dont tu pris tant de peine а me dйgager, et tu n'as pu conserver pour toi la libertй que tu m'as rendue. Mon tour de rire est-il donc venu? Chиre amie, il faudrait avoir ton charme et tes grвces pour savoir plaisanter comme toi, et donner а la raillerie elle-mкme l'accent tendre et touchant des caresses. Et puis quelle diffйrence entre nous! De quel front pourrais-je me jouer d'un mal dont je suis la cause, et que tu t'es fait pour me l'фter? Il n'y a pas un sentiment dans ton coeur qui n'offre au mien quelque sujet de reconnaissance, et tout, jusqu'а ta faiblesse, est en toi l'ouvrage de ta vertu. C'est cela mкme qui me console et m'йgaye. Il fallait me plaindre et pleurer de mes fautes; mais on peut se moquer de la mauvaise honte qui te fait rougir d'un attachement aussi pur que toi.

Revenons au courrier d'Italie, et laissons un moment les moralitйs. Ce serait trop abuser de mes anciens titres; car il est permis d'endormir son auditoire, mais non pas de l'impatienter. Eh bien donc! ce courrier que je fais si lentement arriver, qu'a-t-il apportй? Rien que de bien sur la santй de nos amis, et de plus une grande lettre pour toi. Ah! bon! je te vois dйjа sourire et reprendre haleine; la lettre venue te fait attendre plus patiemment ce qu'elle contient.

Elle a pourtant bien son prix encore, mкme aprиs s'кtre fait dйsirer; car elle respire une si... Mais je ne veux te parler que de nouvelles, et sыrement ce que j'allais dire n'en est pas une.

Avec cette lettre, il en est venu une autre de milord Edouard pour mon mari, et beaucoup d'amitiйs pour nous. Celle-ci contient vйritablement des nouvelles, et d'autant moins attendues que la premiиre n'en dit rien. Ils devaient le lendemain partir pour Naples, oщ milord a quelques affaires, et d'oщ ils iront voir le Vйsuve... Conзois-tu, ma chиre, ce que cette vue a de si attrayant? Revenus а Rome, Claire, pense, imagine... Edouard est sur le point d'йpouser... non, grвce au ciel, cette indigne marquise; il marque, au contraire, qu'elle est fort mal. Qui donc? Laure, l'aimable Laure, qui... Mais pourtant... quel mariage!... Notre ami n'en dit pas un mot. Aussitфt aprиs ils partiront tous trois, et viendront ici prendre leurs derniers arrangements. Mon mari ne m'a pas dit quels; mais il compte toujours que Saint-Preux nous restera.

Je t'avoue que son silence m'inquiиte un peu. J'ai peine а voir clair dans tout cela; j'y trouve des situations bizarres, et des jeux du coeur humain qu'on n'entend guиre. Comment un homme aussi vertueux a-t-il pu se prendre d'une passion si durable pour une aussi mйchante femme que cette marquise? Comment elle-mкme, avec un caractиre violent et cruel, a-t-elle pu concevoir et nourrir un amour aussi vif pour un homme qui lui ressemblait si peu, si tant est cependant qu'on puisse honorer du nom d'amour une fureur capable d'inspirer des crimes? Comment un jeune coeur aussi gйnйreux, aussi tendre, aussi dйsintйressй que celui de Laure, a-t-il pu supporter ses premiers dйsordres? Comment s'en est-il retirй par ce penchant trompeur fait pour йgarer son sexe, et comment l'amour, qui perd tant d'honnкtes femmes, a-t-il pu venir а bout d'en faire une? Dis-moi, ma Claire, dйsunir deux coeurs qui s'aimaient sans se convenir; joindre ceux qui se convenaient sans s'entendre; faire triompher l'amour de l'amour mкme; du sein du vice et de l'opprobre tirer le bonheur et la vertu; dйlivrer son ami d'un monstre en lui crйant pour ainsi dire une compagne... infortunйe, il est vrai, mais aimable, honnкte mкme, au moins si, comme je l'ose croire, on peut le redevenir; dis, celui qui aurait fait tout cela serait-il coupable? celui qui l'aurait souffert serait-il а blвmer?

Ladi Bomston viendra donc ici! ici, mon ange! Qu'en penses-tu? Aprиs tout, quel prodige ne doit pas кtre cette йtonnante fille, que son йducation perdit, que son coeur a sauvйe, et pour qui l'amour fut la route de la vertu! Qui doit plus l'admirer que moi qui fis tout le contraire, et que mon penchant seul йgara quand tout concourait а me bien conduire? Je m'avilis moins il est vrai; mais me suis-je йlevйe comme elle? Ai-je йvitй tant de piиges et fait tant de sacrifices? Du dernier degrй de la honte elle a su remonter au premier degrй de l'honneur: elle est plus respectable cent fois que si jamais elle n'eыt йtй coupable. Elle est sensible et vertueuse; que lui faut-il pour nous ressembler!. S'il n'y a point de retour aux fautes de la jeunesse quel droit ai-je а plus d'indulgence? Devant qui dois-je espйrer de trouver grвce, et а quel honneur pourrais-je prйtendre en refusant de l'honorer?

Eh bien! cousine, quand ma raison me dit cela, mon coeur en murmure; et, sans que je puisse expliquer pourquoi, j'ai peine а trouver bon qu'Edouard ait fait ce mariage, et que son ami s'en soit mкlй. O l'opinion! l'opinion! Qu'on a de peine а secouer son joug! Toujours elle nous porte а l'injustice; le bien passй s'efface par le mal prйsent; le mal passй ne s'effacera-t-il jamais par aucun bien?

J'ai laissй voir а mon mari mon inquiйtude sur la conduite de Saint-Preux dans cette affaire. "Il semble, ai-je dit, avoir honte d'en parler а ma cousine. Il est incapable de lвchetй, mais il est faible... trop d'indulgence pour les fautes d'un ami... - Non, m'a-t-il dit, il a fait son devoir; il le fera, je le sais; je ne puis rien vous dire de plus; mais Saint-Preux est un honnкte garзon. Je rйponds de lui, vous en serez contente..." Claire, il est impossible que Wolmar me trompe, et qu'il se trompe. Un discours si positif m'a fait rentrer en moi-mкme: j'ai compris que tous mes scrupules ne venaient que de fausse dйlicatesse, et que, si j'йtais moins vaine et plus йquitable, je trouverais ladi Bomston plus digne de son rang.

Mais laissons un peu ladi Bomston, et revenons а nous. Ne sens-tu point trop, en lisant cette lettre, que nos amis reviendront plus tфt qu'ils n'йtaient attendus, et le coeur ne te dit-il rien? Ne bat-il point а prйsent plus fort qu'а l'ordinaire, ce coeur trop tendre et trop semblable au mien? Ne songe-t-il point au danger de vivre familiиrement avec un objet chйri, de le voir tous les jours, de loger sous le mкme toit? Et si mes erreurs ne m'фtиrent point ton estime, mon exemple ne te fait-il rien craindre pour toi? Combien dans nos jeunes ans la raison, l'amitiй, l'honneur, t'inspirиrent pour moi de craintes que l'aveugle amour me fit mйpriser! C'est mon tour maintenant, ma douce amie; et j'ai de plus, pour me faire йcouter, la triste autoritй de l'expйrience. Ecoute-moi donc tandis qu'il est temps, de peur qu'aprиs avoir passй la moitiй de ta vie а dйplorer mes fautes, tu ne passes l'autre а dйplorer les tiennes. Surtout ne te fie plus а cette gaietй folвtre qui garde celles qui n'ont rien а craindre et perd celles qui sont en danger. Claire! Claire! tu te moquais de l'amour une fois, mais c'est parce que tu ne le connaissais pas; et pour n'en avoir pas senti les traits, tu te croyais au-dessus de ses atteintes. Il se venge et rit а son tour. Apprends а te dйfier de sa traоtresse joie, ou crains qu'elle ne te coыte un jour bien des pleurs. Chиre amie, il est temps de te montrer а toi-mкme; car jusqu'ici tu ne t'es pas bien vue: tu t'es trompйe sur ton caractиre, et tu n'as pas su t'estimer ce que tu valais. Tu t'es fiйe aux discours de la Chaillot: sur ta vivacitй badine elle te jugea peu sensible; mais un coeur comme le tien йtait au-dessus de sa portйe. La Chaillot n'йtait pas faite pour te connaоtre; personne au monde ne t'a bien connue, exceptй moi seule. Notre ami mкme a plutфt senti que vu tout ton prix. Je t'ai laissй ton erreur tant qu'elle a pu t'кtre utile; а prйsent qu'elle te perdrait, il faut te l'фter.

Tu es vive, et te crois peu sensible. Pauvre enfant, que tu t'abuses! ta vivacitй mкme prouve le contraire! N'est-ce pas toujours sur des choses de sentiment qu'elle s'exerce? N'est-ce pas de ton coeur que viennent les grвces de ton enjouement? Tes railleries sont des signes d'intйrкt plus touchants que les compliments d'un autre: tu caresses quand tu folвtres; tu ris, mais ton rire pйnиtre l'вme; tu ris, mais tu fais pleurer de tendresse, et je te vois presque toujours sйrieuse avec les indiffйrents.

Si tu n'йtais que ce que tu prйtends кtre, dis-moi ce qui nous unirait si fort l'une а l'autre. Oщ serait entre nous le lien d'une amitiй sans exemple? Par quel prodige un tel attachement serait-il venu chercher par prйfйrence un coeur si peu capable d'attachement? Quoi! celle qui n'a vйcu que pour son amie ne sait pas aimer! celle qui voulut quitter pиre, йpoux, parents, et son pays, pour la suivre, ne sait prйfйrer l'amitiй а rien! Et qu'ai-je donc fait, moi qui porte un coeur sensible? Cousine, je me suis laissй aimer; et j'ai beaucoup fait, avec toute ma sensibilitй, de te rendre une amitiй qui valыt la tienne.

Ces contradictions t'ont donnй de ton caractиre l'idйe la plus bizarre qu'une folle comme toi pыt jamais concevoir, c'est de te croire а la fois ardente amie et froide amante. Ne pouvant disconvenir du tendre attachement dont tu te sentais pйnйtrйe, tu crus n'кtre capable que de celui-lа. Hors ta Julie, tu ne pensais pas que rien pыt t'йmouvoir au monde: comme si les coeurs naturellement sensibles pouvaient ne l'кtre que pour un objet, et que, ne sachant aimer que moi, tu m'eusses pu bien aimer moi-mкme! Tu demandais plaisamment si l'вme avait un sexe. Non, mon enfant, l'вme n'a point de sexe; mais ses affections les distinguent, et tu commences trop а le sentir. Parce que le premier amant qui s'offrit ne t'avait pas йmue, tu crus aussitфt ne pouvoir l'кtre; parce que tu manquais d'amour pour ton soupirant, tu crus n'en pouvoir sentir pour personne. Quand il fut ton mari, tu l'aimas pourtant, et si fort que notre intimitй mкme en souffrit; cette вme si peu sensible sut trouver а l'amour un supplйment encore assez tendre pour satisfaire un honnкte homme.

Pauvre cousine, c'est а toi dйsormais de rйsoudre tes propres doutes; et s'il est vrai

Ch'un freddo amante и mal sicuro amico,

j'ai grand'peur d'avoir maintenant une raison de trop pour compter sur toi. Mais il faut que j'achиve de te dire lа-dessus tout ce que je pense.

Je soupзonne que tu as aimй, sans le savoir, bien plus tфt que tu ne crois, ou du moins que le mкme penchant qui me perdit t'eыt sйduite si je ne t'avais prйvenue. Conзois-tu qu'un sentiment si naturel et si doux puisse tarder si longtemps а naоtre? Conзois-tu qu'а l'вge oщ nous йtions on puisse impunйment se familiariser avec un jeune homme aimable, ou qu'avec tant de conformitй dans tous nos goыts celui-ci seul ne nous eыt pas йtй commun? Non, mon ange; tu l'aurais aimй, j'en suis sыre, si je ne l'eusse aimй la premiиre. Moins faible et non moins sensible, tu aurais йtй plus sage que moi sans кtre plus heureuse. Mais quel penchant eыt pu vaincre dans ton вme honnкte l'horreur de la trahison et de l'infidйlitй? L'amitiй te sauva des piиges de l'amour; tu ne vis plus qu'un ami dans l'amant de ton amie, et tu rachetas ainsi ton coeur aux dйpens du mien.

Ces conjectures ne sont pas mкme si conjectures que tu penses; et, si je voulais rappeler des temps qu'il faut oublier, il me serait aisй de trouver dans l'intйrкt que tu croyais ne prendre qu'а moi seule un intйrкt non moins vif pour ce qui m'йtait cher. N'osant l'aimer, tu voulais que je l'aimasse: tu jugeas chacun de nous nйcessaire au bonheur de l'autre; et ce coeur, qui n'a point d'йgal au monde, nous en chйrit plus tendrement tous les deux. Sois sыre que, sans ta propre faiblesse, tu m'aurais йtй moins indulgente; mais tu te serais reprochй sous le nom de jalousie une juste sйvйritй. Tu ne te sentais pas en droit de combattre en moi le penchant qu'il eыt fallu vaincre; et, craignant d'кtre perfide plutфt que sage, en immolant ton bonheur au nфtre, tu crus avoir assez fait pour la vertu.

Ma Claire, voilа ton histoire; voilа comment ta tyrannique amitiй me force а te savoir grй de ma honte, et а te remercier de mes torts. Ne crois pas pourtant que je veuille t'imiter en cela; je ne suis pas plus disposйe а suivre ton exemple que toi le mien, et comme tu n'as pas а craindre mes fautes, je n'ai plus, grвce au ciel, tes raisons d'indulgence. Quel plus digne usage ai-je а faire de la vertu que tu m'as rendue, que de t'aider а la conserver?

Il faut donc te dire encore mon avis sur ton йtat prйsent. La longue absence de notre maоtre n'a pas changй tes dispositions pour lui: ta libertй recouvrйe et son retour ont produit une nouvelle йpoque dont l'amour a su profiter. Un nouveau sentiment n'est pas nй dans ton coeur; celui qui s'y cacha si longtemps n'a fait que se mettre plus а l'aise. Fiиre d'oser te l'avouer а toi-mкme, tu t'es pressйe de me le dire. Cet aveu te semblait presque nйcessaire pour le rendre tout а fait innocent; en devenant un crime pour ton amie, il cessait d'en кtre un pour toi; et peut-кtre ne t'es-tu livrйe au mal que tu combattais depuis tant d'annйes, que pour mieux achever de m'en guйrir.

J'ai senti tout cela, ma chиre; je me suis peu alarmйe d'un penchant qui me servait de sauvegarde, et que tu n'avais point а te reprocher. Cet hiver que nous avons passй tous ensemble au sein de la paix et de l'amitiй m'a donnй plus de confiance encore, en voyant que, loin de rien perdre de ta gaietй, tu semblais l'avoir augmentйe. Je t'ai vue tendre, empressйe, attentive, mais franche dans tes caresses, naпve dans tes jeux, sans mystиre, sans ruses en toutes choses; et dans tes plus vives agaceries la joie de l'innocence rйparait tout.

Depuis notre entretien de l'Elysйe je ne suis plus contente de toi. Je te trouve triste et rкveuse. Tu te plais seule autant qu'avec ton amie; tu n'as pas changй de langage, mais d'accent; tes plaisanteries sont plus timides; tu n'oses plus parler de lui si souvent: on dirait que tu crains toujours qu'il ne t'йcoute, et l'on voit а ton inquiйtude que tu attends de ses nouvelles plutфt que tu n'en demandes.

Je tremble, bonne cousine, que tu ne sentes pas tout ton mal, et que le trait ne soit enfoncй plus avant que tu n'as paru le craindre. Crois-moi, sonde bien ton coeur malade; dis-toi bien, je le rйpиte, si, quelque sage qu'on puisse кtre, on peut sans risque demeurer longtemps avec ce qu'on aime, et si la confiance qui me perdit est tout а fait sans danger pour toi. Vous кtes libres tous deux, c'est prйcisйment ce qui rend les occasions plus suspectes. Il n'y a point dans un coeur vertueux de faiblesse qui cиde au remords, et je conviens avec toi qu'on est toujours assez forte contre le crime; mais, hйlas! qui peut se garantir d'кtre faible? Cependant regarde les suites, songe aux effets de la honte. Il faut s'honorer pour кtre honorйe. Comment peut-on mйriter le respect d'autrui sans en avoir pour soi-mкme, et oщ s'arrкtera dans la route du vice celle qui fait le premier pas sans effroi? Voilа ce que je dirais а ces femmes du monde pour qui la morale et la religion ne sont rien, et qui n'ont de loi que l'opinion d'autrui. Mais toi, femme vertueuse et chrйtienne, toi qui vois ton devoir et qui l'aimes, toi qui connais et suis d'autres rиgles que les jugements publics, ton premier honneur est celui que te rend ta conscience, et c'est celui-lа qu'il s'agit de conserver.

Veux-tu savoir quel est ton tort en toute cette affaire? C'est, je te le redis, de rougir d'un sentiment honnкte que tu n'as qu'а dйclarer pour le rendre innocent. Mais avec toute ton humeur folвtre rien n'est si timide que toi. Tu plaisantes pour faire la brave, et je vois ton pauvre coeur tout tremblant; tu fais avec l'amour, dont tu feins de rire, comme ces enfants qui chantent la nuit quand ils ont peur. O chиre amie! souviens-toi de l'avoir dit mille fois, c'est la fausse honte qui mиne а la vйritable, et la vertu ne sait rougir que de ce qui est mal. L'amour en lui-mкme est-il un crime? N'est-il pas le plus pur ainsi que le plus doux penchant de la nature? N'a-t-il pas une fin bonne et louable? Ne dйdaigne-t-il pas les вmes basses et rampantes? N'anime-t-il pas les вmes grandes et fortes? N'anoblit-il pas tous leurs sentiments? Ne double-t-il pas leur кtre? Ne les йlиve-t-il pas au-dessus d'elles-mкmes? Ah! si, pour кtre honnкte et sage, il faut кtre inaccessible а ses traits, dis, que reste-t-il pour la vertu sur la terre? Le rebut de la nature et les plus vils des mortels.

Qu'as-tu donc fait que tu puisses te reprocher? N'as-tu pas fait choix d'un honnкte homme? N'est-il pas libre? Ne l'es-tu pas? Ne mйrite-t-il pas toute ton estime? N'as-tu pas toute la sienne? Ne seras-tu pas trop heureuse de faire le bonheur d'un ami si digne de ce nom, de payer de ton coeur et de ta personne les anciennes dettes de ton amie, et d'honorer en l'йlevant а toi le mйrite outragй par la fortune?

Je vois les petits scrupules qui t'arrкtent: dйmentir une rйsolution prise et dйclarйe, donner un successeur au dйfunt, montrer sa faiblesse au public, йpouser un aventurier, car les вmes basses, toujours prodigues de titres flйtrissants, sauront bien trouver celui-ci; voilа donc les raisons sur lesquelles tu aimes mieux te reprocher ton penchant que le justifier, et couver tes feux au fond de ton coeur que les rendre lйgitimes! Mais, je te prie, la honte est-elle d'йpouser celui qu'on aime, ou de l'aimer sans l'йpouser? Voilа le choix qui te reste а faire. L'honneur que tu dois au dйfunt est de respecter assez sa veuve pour lui donner un mari plutфt qu'un amant; et si ta jeunesse te force а remplir sa place, n'est-ce pas rendre encore hommage а sa mйmoire de choisir un homme qui lui fut cher?

Quant а l'inйgalitй, je croirais t'offenser de combattre une objection si frivole, lorsqu'il s'agit de sagesse et de bonnes moeurs. Je ne connais d'inйgalitй dйshonorante que celle qui vient du caractиre ou de l'йducation. A quelque йtat que parvienne un homme imbu de maximes basses, il est toujours honteux de s'allier а lui; mais un homme йlevй dans des sentiments d'honneur est l'йgal de tout le monde; il n'y a point de rang oщ il ne soit а sa place. Tu sais quel йtait l'avis de ton pиre mкme, quand il fut question de moi pour notre ami. Sa famille est honnкte quoique obscure; il jouit de l'estime publique, il la mйrite. Avec cela, fыt-il le dernier des hommes, encore ne faudrait-il pas balancer; car il vaut mieux dйroger а la noblesse qu'а la vertu, et la femme d'un charbonnier est plus respectable que la maоtresse d'un prince.

J'entrevois bien encore une autre espиce d'embarras dans la nйcessitй de te dйclarer la premiиre; car, comme tu dois le sentir, pour qu'il ose aspirer а toi, il faut que tu le lui permettes; et c'est un des justes retours de l'inйgalitй, qu'elle coыte souvent au plus йlevй des avances mortifiantes. Quant а cette difficultй, je te la pardonne, et j'avoue mкme qu'elle me paraоtrait fort grave si je ne prenais soin de la lever. J'espиre que tu comptes assez sur ton amie pour croire que ce sera sans te compromettre: de mon cфtй, je compte assez sur le succиs pour m'en charger avec confiance; car, quoi que vous m'ayez dit autrefois tous deux sur la difficultй de transformer une amie en maоtresse, si je connais bien un coeur dans lequel j'ai trop appris а lire, je ne crois pas qu'en cette occasion l'entreprise exige une grande habiletй de ma part. Je te propose donc de me laisser charger de cette nйgociation afin que tu puisses te livrer au plaisir que te fera son retour, sans mystиre, sans regret, sans danger, sans honte. Ah! cousine, quel charme pour moi de rйunir а jamais deux coeurs si bien faits l'un pour l'autre, et qui se confondent depuis si longtemps dans le mien! Qu'ils s'y confondent mieux encore s'il est possible; ne soyez plus qu'un pour vous et pour moi. Oui, ma Claire, tu serviras encore ton amie en couronnant ton amour; et j'en serai plus sыre de mes propres sentiments, quand je ne pourrai plus les distinguer entre vous.

Que si, malgrй mes raisons, ce projet ne te convient pas, mon avis est qu'а quelque prix que ce soit nous йcartions de nous cet homme dangereux, toujours redoutable а l'une ou а l'autre; car, quoi qu'il arrive, l'йducation de nos enfants nous importe encore moins que la vertu de leurs mиres. Je te laisse le temps de rйflйchir sur tout ceci durant ton voyage: nous en parlerons aprиs ton retour.

Je prends le parti de t'envoyer cette lettre en droiture а Genиve, parce que tu n'as dы coucher qu'une nuit а Lausanne, et qu'elle ne t'y trouverait plus. Apporte-moi bien des dйtails de la petite rйpublique. Sur tout le bien qu'on dit de cette ville charmante, je t'estimerais heureuse de l'aller voir, si je pouvais faire cas des plaisirs qu'on achиte aux dйpens de ses amis. Je n'ai jamais aimй le luxe, et je le hais maintenant de t'avoir фtйe а moi pour je ne sais combien d'annйes. Mon enfant, nous n'allвmes ni l'une ni l'autre faire nos emplettes de noce а Genиve; mais, quelque mйrite que puisse avoir ton frиre, je doute que ta belle-soeur soit plus heureuse avec sa dentelle de Flandre et ses йtoffes des Indes que nous dans notre simplicitй. Je te charge pourtant, malgrй ma rancune, de l'engager а venir faire la noce а Clarens. Mon pиre йcrit au tien, et mon mari а la mиre de l'йpouse, pour les en prier. Voilа les lettres, donne-les et soutiens l'invitation de ton crйdit renaissant: c'est tout ce que je puis faire pour que la fкte ne se fasse pas sans moi; car je te dйclare qu'а quelque prix que ce soit je ne veux pas quitter ma famille. Adieu, cousine: un mot de tes nouvelles, et que je sache au moins quand je dois t'attendre. Voici le deuxiиme jour depuis ton dйpart, et je ne sais plus vivre si longtemps sans toi.

P.-S. - Tandis que j'achevais cette lettre interrompue, Mlle Henriette se donnait les airs d'йcrire aussi de son cфtй. Comme je veux que les enfants disent toujours ce qu'ils pensent et non ce qu'on leur fait dire, j'ai laissй la petite curieuse йcrire tout ce qu'elle a voulu sans y changer un seul mot. Troisiиme lettre ajoutйe а la mienne. Je me doute bien que ce n'est pas encore celle que tu cherchais du coin de l'oeil en furetant ce paquet. Pour celle-lа, dispense-toi de l'y chercher plus longtemps, car tu ne la trouveras pas. Elle est adressйe а Clarens; c'est а Clarens qu'elle doit кtre lue: arrange-toi lа-dessus.

 

Lettre XIV d'Henriette а sa mиre

Oщ кtes-vous donc, maman? On dit que vous кtes а Genиve et que c'est si loin, qu'il faudrait marcher deux jours tout le jour pour vous atteindre: voulez-vous donc faire aussi le tour du monde? Mon petit papa est parti ce matin pour Etange; mon petit grand-papa est а la chasse; ma petite maman vient de s'enfermer pour йcrire; il ne reste que ma mie Pernette et ma mie Fanchon. Mon Dieu! je ne sais plus comment tout va, mais, depuis le dйpart de notre bon ami, tout le monde s'йparpille. Maman, vous avez commencй la premiиre. On s'ennuyait dйjа bien quand vous n'aviez plus personne а faire endкver. Oh! c'est encore pis depuis que vous кtes partie, car la petite maman n'est pas non plus de si bonne humeur que quand vous y кtes. Maman, mon petit mali se porte bien; mais il ne vous aime plus, parce que vous ne l'avez pas fait sauter hier comme а l'ordinaire. Moi, je crois que je vous aimerais encore un peu si vous reveniez bien vite, afin qu'on ne s'ennuyвt pas tant. Si vous voulez m'apaiser tout а fait, apportez а mon petit mali quelque chose qui lui fasse plaisir. Pour l'apaiser, lui, vous aurez bien l'esprit de trouver aussi ce qu'il faut faire. Ah! mon Dieu! si notre bon ami йtait ici, comme il l'aurait dйjа devinй! Mon bel йventail est tout brisй; mon ajustement bleu n'est plus qu'un chiffon; ma piиce de blonde est en loques; mes mitaines а jouer ne valent plus rien. Bonjour, maman. Il faut finir ma lettre, car la petite maman vient de finir la sienne et sort de son cabinet. Je crois qu'elle a les yeux rouges, mais je n'ose le lui dire; mais en lisant ceci, elle verra bien que je l'ai vu. Ma bonne maman, que vous кtes mйchante si vous faites pleurer ma petite maman!

P.-S. - J'embrasse mon grand-papa, j'embrasse mes oncles, j'embrasse ma nouvelle tante et sa maman; j'embrasse tout le monde exceptй vous. Maman, vous m'entendez bien; je n'ai pas pour vous de si longs bras.

Fin de la cinquiиme partie

Lettres de deux amants habitants d'une petite ville au pied des Alpes

 

Sixiиme partie

 

Lettre I de Madame d'Orbe а Madame de Wolmar

Avant de partir de Lausanne il faut t'йcrire un petit mot pour t'apprendre que j'y suis arrivйe, non pas pourtant aussi joyeuse que j'espйrais. Je me faisais une fкte de ce petit voyage qui t'a toi-mкme si souvent tentйe; mais en refusant d'en кtre tu me l'as rendu presque importun; car quelle ressource y trouverai-je? S'il est ennuyeux, j'aurai l'ennui pour mon compte; et s'il est agrйable, j'aurai le regret de m'amuser sans toi. Si je n'ai rien а dire contre tes raisons, crois-tu pour cela que je m'en contente? Ma foi, cousine, tu te trompes bien fort, et c'est encore ce qui me fвche de n'кtre pas mкme en droit de me fвcher. Dis, mauvaise, n'as-tu pas honte d'avoir toujours raison avec ton amie, et de rйsister а ce qui lui fait plaisir, sans lui laisser mкme celui de gronder? Quand tu aurais plantй lа pour huit jours ton mari, ton mйnage, et tes marmots, ne dirait-on pas que tout eыt йtй perdu? Tu aurais fait une йtourderie, il est vrai, mais tu en vaudrais cent fois mieux; au lieu qu'en te mкlant d'кtre parfaite, tu ne seras plus bonne а rien, et tu n'auras qu'а te chercher des amis parmi les anges.

Malgrй les mйcontentements passйs, je n'ai pu sans attendrissement me retrouver au milieu de ma famille: j'y ai йtй reзue avec plaisir, ou du moins avec beaucoup de caresses. J'attends pour te parler de mon frиre que j'aie fait connaissance avec lui. Avec une assez belle figure, il a l'air empesй du pays oщ il vient. Il est sйrieux et froid; je lui trouve mкme un peu de morgue: j'ai grand'peur pour la petite personne qu'au lieu d'кtre un aussi bon mari que les nфtres, il ne tranche un peu du seigneur et maоtre.

Mon pиre a йtй si charmй de me voir, qu'il a quittй pour m'embrasser la relation d'une grande bataille que les Franзais viennent de gagner en Flandre, comme pour vйrifier la prйdiction de l'ami de notre ami. Quel bonheur qu'il n'ait pas йtй lа! Imagines-tu le brave Edouard voyant fuir les Anglais, et fuyant lui-mкme? Jamais, jamais!... Il se fыt fait tuer cent fois.

Mais а propos de nos amis, il y a longtemps qu'ils ne nous ont йcrit. N'йtait-ce pas hier, je crois, jour de courrier? Si tu reзois de leurs lettres, j'espиre que tu n'oublieras pas l'intйrкt que j'y prends.

Adieu, cousine; il faut partir. J'attends de tes nouvelles а Genиve, oщ nous comptons arriver demain pour dоner. Au reste je t'avertis que de maniиre ou d'autre la noce ne se fera pas sans toi, et que, si tu ne veux pas venir а Lausanne, moi je viens avec tout mon monde mettre Clarens au pillage, et boire les vins de tout l'univers.

 

Lettre II de Madame d'Orbe а Madame de Wolmar

A merveille, soeur prкcheuse! mais tu comptes un peu trop, ce me semble, sur l'effet salutaire de tes sermons. Sans juger s'ils endormaient beaucoup autrefois ton ami, je t'avertis qu'ils n'endorment point aujourd'hui ton amie; et celui que j'ai reзu hier au soir, loin de m'exciter au sommeil, me l'a фtй durant la nuit entiиre. Gare la paraphrase de mon Argus, s'il voit cette lettre! mais j'y mettrai bon ordre, et je te jure que tu te brыleras les doigts plutфt que de la lui montrer.

Si j'allais te rйcapituler point par point, j'empiйterais sur tes droits; il vaut mieux suivre ma tкte; et puis, pour avoir l'air plus modeste et ne pas te donner trop beau jeu, je ne veux pas d'abord parler de nos voyageurs et du courrier d'Italie. Le pis aller, si cela m'arrive, sera de rйcrire ma lettre, et de mettre le commencement а la fin. Parlons de la prйtendue ladi Bomston.

Je m'indigne а ce seul titre. Je ne pardonnerais pas plus а Saint-Preux de le laisser prendre а cette fille, qu'а Edouard de le lui donner, et а toi de le reconnaоtre. Julie de Wolmar recevoir Lauretta Pisana dans sa maison! la souffrir auprиs d'elle! eh! mon enfant, y penses-tu? Quelle douceur cruelle est-ce lа? Ne sais-tu pas que l'air qui t'entoure est mortel а l'infamie? La pauvre malheureuse oserait-elle mкler son haleine а la tienne, oserait-elle respirer prиs de toi? Elle y serait plus mal а son aise qu'un possйdй touchй par des reliques; ton seul regard la ferait rentrer en terre; ton ombre seule la tuerait.

Je ne mйprise point Laure, а Dieu ne plaise! Au contraire, je l'admire et la respecte d'autant plus qu'un pareil retour est hйroпque et rare. En est-ce assez pour autoriser les comparaisons basses avec lesquelles tu t'oses profaner toi-mкme? Comme si, dans ses plus grandes faiblesses, le vйritable amour ne gardait pas la personne, et ne rendait pas l'honneur plus jaloux! Mais je t'entends, et je t'excuse. Les objets йloignйs et bas se confondent maintenant а ta vue; dans ta sublime йlйvation, tu regardes la terre et n'en vois plus les inйgalitйs. Ta dйvote humilitй sait mettre а profit jusqu'а ta vertu.

Eh bien! que sert tout cela? Les sentiments naturels en reviennent-ils moins? L'amour-propre en fait-il moins son jeu? Malgrй toi tu sens ta rйpugnance; tu la taxes d'orgueil, tu la voudrais combattre, tu l'imputes а l'opinion. Bonne fille! et depuis quand l'opprobre du vice n'est-il que dans l'opinion? Quelle sociйtй conзois-tu possible avec une femme devant qui l'on ne saurait nommer la chastetй, l'honnкtetй, la vertu, sans lui faire verser des larmes de honte, sans ranimer ses douleurs, sans insulter presque а son repentir? Crois-moi, mon ange, il faut respecter Laure, et ne la point voir. La fuir est un йgard que lui doivent d'honnкtes femmes; elle aurait trop а souffrir avec nous.

Ecoute. Ton coeur te dit que ce mariage ne se doit point faire; n'est-ce pas te dire qu'il ne se fera point?... Notre ami, dis-tu, n'en parle pas dans sa lettre... dans la lettre que tu dis qu'il m'йcrit?... et tu dis que cette lettre est fort longue?... Et puis vient le discours de ton mari!... Il est mystйrieux, ton mari!... Vous кtes un couple de fripons qui me jouez d'intelligence, mais... Son sentiment au reste n'йtait pas ici fort nйcessaire... surtout pour toi qui as vu la lettre... ni pour moi qui ne l'ai pas vue... car je suis plus sыre de ton ami, du mien, que de toute la philosophie.

Ah за! ne voilа-t-il pas dйjа cet importun qui revient on ne sait comment! Ma foi, de peur qu'il ne revienne encore, puisque je suis sur son chapitre, il faut que je l'йpuise, afin de n'en pas faire а deux fois.

N'allons point nous perdre dans le pays des chimиres. Si tu n'avais pas йtй Julie, si ton ami n'eыt pas йtй ton amant, j'ignore ce qu'il eыt йtй pour moi; je ne sais ce que j'aurais йtй moi-mкme. Tout ce que je sais bien, c'est que, si sa mauvaise йtoile me l'eыt adressй d'abord, c'йtait fait de sa pauvre tкte; et, que je sois folle ou non, je l'aurais infailliblement rendu fou. Mais qu'importe ce que je pouvais кtre? Parlons de ce que je suis. La premiиre chose que j'ai faite a йtй de t'aimer. Dиs nos premiers ans mon coeur s'absorba dans le tien. Toute tendre et sensible que j'eusse йtй, je ne sus plus aimer ni sentir par moi-mкme. Tous mes sentiments me vinrent de toi; toi seule me tins lieu de tout, et je ne vйcus que pour кtre ton amie. Voilа ce que vit la Chaillot; voilа sur quoi elle me jugea. Rйponds, cousine, se trompa-t-elle?

Je fis mon frиre de ton ami, tu le sais. L'amant de mon amie me fut comme le fils de ma mиre. Ce ne fut point ma raison, mais mon coeur qui fit ce choix. J'eusse йtй plus sensible encore, que je ne l'aurais pas autrement aimй. Je t'embrassais en embrassant la plus chиre moitiй de toi-mкme; j'avais pour garant de la puretй de mes caresses leur propre vivacitй. Une fille traite-t-elle ainsi ce qu'elle aime? Le traitais-tu toi-mкme ainsi? Non, Julie; l'amour chez nous est craintif et timide; la rйserve et la honte sont ses avances; il s'annonce par ses refus; et sitфt qu'il transforme en faveurs les caresses, il en sait bien distinguer le prix. L'amitiй est prodigue, mais l'amour est avare.

J'avoue que de trop йtroites liaisons sont toujours pйrilleuses а l'вge oщ nous йtions, lui et moi; mais, tous deux le coeur plein du mкme objet, nous nous accoutumвmes tellement а le placer entre nous, qu'а moins de t'anйantir nous ne pouvions plus arriver l'un а l'autre; la familiaritй mкme dont nous avions pris la douce habitude, cette familiaritй, dans tout autre cas si dangereuse, fut alors ma sauvegarde. Nos sentiments dйpendent de nos idйes; et quand elles ont pris un certain cours, elles en changent difficilement. Nous en avions trop dit sur un ton pour recommencer sur un autre; nous йtions dйjа trop loin pour revenir sur nos pas. L'amour veut faire tout son progrиs lui-mкme; il n'aime point que l'amitiй lui йpargne la moitiй du chemin. Enfin, je l'ai dit autrefois, et j'ai lieu de le croire encore, on ne prend guиre de baisers coupables sur la mкme bouche oщ l'on en prit d'innocents.

A l'appui de tout cela vint celui que le ciel destinait а faire le court bonheur de ma vie. Tu le sais, cousine, il йtait jeune, bien fait, honnкte, attentif, complaisant; il ne savait pas aimer comme ton ami; mais c'йtait moi qu'il aimait; et quand on a le coeur libre, la passion qui s'adresse а nous a toujours quelque chose de contagieux. Je lui rendis donc du mien tout ce qu'il en restait а prendre; et sa part fut encore assez bonne pour ne lui pas laisser de regret а son choix. Avec cela, qu'avais-je а redouter? J'avoue mкme que les droits du sexe, joints а ceux du devoir, portиrent un moment prйjudice aux tiens, et que, livrйe а mon nouvel йtat, je fus d'abord plus йpouse qu'amie; mais en revenant а toi je te rapportai deux coeurs au lieu d'un; et je n'ai pas oubliй depuis que je suis restйe seule chargйe de cette double dette.

Que te dirai-je encore, ma douce amie? Au retour de notre ancien maоtre, c'йtait pour ainsi dire une nouvelle connaissance а faire. Je crus le voir avec d'autres yeux; je crus sentir en l'embrassant un frйmissement qui jusque-lа m'avait йtй inconnu. Plus cette йmotion me fut dйlicieuse, plus elle me fit de peur. Je m'alarmai comme d'un crime d'un sentiment qui n'existait peut-кtre que parce qu'il n'йtait plus criminel. Je pensai trop que ton amant ne l'йtait plus et qu'il ne pouvait plus l'кtre; je sentis trop qu'il йtait libre et que je l'йtais aussi. Tu sais le reste, aimable cousine; mes frayeurs, mes scrupules te furent connus aussitфt qu'а moi. Mon coeur sans expйrience s'intimidait tellement d'un йtat si nouveau pour lui, que je me reprochais mon empressement de te rejoindre, comme s'il n'eыt pas prйcйdй le retour de cet ami. Je n'aimais point qu'il fыt prйcisйment oщ je dйsirais si fort d'кtre; et je crois que j'aurais moins souffert de sentir ce dйsir plus tiиde que d'imaginer qu'il ne fыt pas tout pour toi.

Enfin, je te rejoignis, et je fus presque rassurйe. Je m'йtais moins reprochй ma faiblesse aprиs t'en avoir fait l'aveu; prиs de toi je me la reprochais moins encore: je crus m'кtre mise а mon tour sous ta garde, et je cessai de craindre pour moi. Je rйsolus, par ton conseil mкme, de ne point changer de conduite avec lui. Il est constant qu'une plus grande rйserve eыt йtй une espиce de dйclaration; et ce n'йtait que trop de celles qui pouvaient m'йchapper malgrй moi, sans en faire une volontaire. Je continuai donc d'кtre badine par honte, et familiиre par modestie. Mais peut-кtre tout cela, se faisant moins naturellement, ne se faisait-il plus avec la mкme mesure. De folвtre que j'йtais je devins tout а fait folle, et ce qui m'en accrut la confiance fut de sentir que je pouvais l'кtre impunйment. Soit que l'exemple de ton retour а toi-mкme me donnвt plus de force pour t'imiter, soit que ma Julie йpure tout ce qui l'approche, je me trouvai tout а fait tranquille; et il ne me resta de mes premiиres йmotions qu'un sentiment trиs doux, il est vrai, mais calme et paisible, et qui ne demandait rien de plus а mon coeur que la durйe de l'йtat oщ j'йtais.

Oui, chиre amie, je suis tendre et sensible aussi bien que toi; mais je le suis d'une autre maniиre. Mes affections sont plus vives; les tiennes sont plus pйnйtrantes. Peut-кtre avec des sens plus animйs ai-je plus de ressources pour leur donner le change; et cette mкme gaietй qui coыte l'innocence а tant d'autres me l'a toujours conservйe. Ce n'a pas toujours йtй sans peine, il faut l'avouer. Le moyen de rester veuve а mon вge, et de ne pas sentir quelquefois que les jours ne sont que la moitiй de la vie? Mais, comme tu l'as dit, et comme tu l'йprouves la sagesse est un grand moyen d'кtre sage; car, avec toute ta bonne contenance, je ne te crois pas dans un cas fort diffйrent du mien. C'est alors que l'enjouement vient а mon secours, et fait plus peut-кtre pour la vertu que n'eussent fait les graves leзons de la raison. Combien de fois dans le silence de la nuit, oщ l'on ne peut s'йchapper а soi-mкme, j'ai chassй des idйes importunes en mйditant des tours pour le lendemain! Combien de fois j'ai sauvй les dangers d'un tкte-а-tкte par une saillie extravagante! Tiens, ma chиre, il y a toujours, quand on est faible, un moment oщ la gaietй devient sйrieuse; et ce moment ne viendra point pour moi. Voilа ce que je crois sentir, et de quoi je t'ose rйpondre.

Aprиs cela, je te confirme librement tout ce que je t'ai dit dans l'Elysйe sur l'attachement que j'ai senti naоtre, et sur tout le bonheur dont j'ai joui cet hiver. Je m'en livrais de meilleur coeur au charme de vivre avec ce que j'aime, en sentant que je ne dйsirais rien de plus. Si ce temps eыt durй toujours, je n'en aurais jamais souhaitй un autre. Ma gaietй venait de contentement, et non d'artifice. Je tournais en espiиglerie le plaisir de m'occuper de lui sans cesse; je sentais qu'en me bornant а rire je ne m'apprкtais point de pleurs.

Ma foi, cousine, j'ai cru m'apercevoir quelquefois que le jeu ne lui dйplaisait pas trop а lui-mкme. Le rusй n'йtait pas fвchй d'кtre fвchй; et il ne s'apaisait avec tant de peine que pour se faire apaiser plus longtemps. J'en tirais occasion de lui tenir des propos assez tendres, en paraissant me moquer de lui; c'йtait а qui des deux serait le plus enfant. Un jour qu'en ton absence il jouait aux йchecs avec ton mari, et que je jouais au volant avec la Fanchon dans la mкme salle, elle avait le mot et j'observais notre philosophe. A son air humblement fier et а la promptitude de ses coups, je vis qu'il avait beau jeu. La table йtait petite, et l'йchiquier dйbordait. J'attendis le moment; et, sans paraоtre y tвcher, d'un revers de raquette je renversai l'йchec et mat. Tu ne vis de tes jours pareille colиre: il йtait si furieux, que, lui ayant laissй le choix d'un soufflet ou d'un baiser pour ma pйnitence, il se dйtourna quand je lui prйsentai la joue. Je lui demandai pardon, il fut inflexible. Il m'aurait laissйe а genoux si je m'y йtais mise. Je finis par lui faire une autre piиce qui lui fit oublier la premiиre, et nous fыmes meilleurs amis que jamais.

Avec une autre mйthode, infailliblement je m'en serais moins bien tirйe; et je m'aperзus une fois que, si le jeu fыt devenu sйrieux, il eыt pu trop l'кtre. C'йtait un soir qu'il nous accompagnait ce duo si simple et si touchant de Leo, Vado a morir, ben mio. Tu chantais avec assez de nйgligence; je n'en faisais pas de mкme; et, comme j'avais une main appuyйe sur le clavecin, au moment le plus pathйtique et oщ j'йtais moi-mкme йmue, il appliqua sur cette main un baiser que je sentis sur mon coeur. Je ne connais pas bien les baisers de l'amour; mais ce que je peux te dire, c'est que jamais l'amitiй, pas mкme la nфtre, n'en a donnй ni reзu de semblable а celui-lа. Eh bien! mon enfant, aprиs de pareils moments que devient-on quand on s'en va rкver seule et qu'on emporte avec soi leur souvenir? Moi, je troublai la musique: il fallut danser; je fis danser le philosophe. On soupa presque en l'air; on veilla fort avant dans la nuit; je fus me coucher bien lasse, et je ne fis qu'un sommeil.

J'ai donc de fort bonnes raisons pour ne point gкner mon humeur ni changer de maniиres. Le moment qui rendra ce changement nйcessaire est si prиs, que ce n'est pas la peine d'anticiper. Le temps ne viendra que trop tфt d'кtre prude et rйservйe. Tandis que je compte encore par vingt, je me dйpкche d'user de mes droits; car, passй la trentaine, on n'est plus folle, mais ridicule, et ton йpilogueur d'homme ose bien me dire qu'il ne me reste que six mois encore а retourner la salade avec les doigts. Patience! pour payer ce sarcasme, je prйtends la lui retourner dans six ans, et je te jure qu'il faudra qu'il la mange. Mais revenons.

Si l'on n'est pas maоtre de ses sentiments, au moins on l'est de sa conduite. Sans doute je demanderais au ciel un coeur plus tranquille, mais puissй-je а mon dernier jour offrir au souverain juge une vie aussi peu criminelle que celle que j'ai passйe cet hiver! En vйritй, je ne me reprochais rien auprиs du seul homme qui pouvait me rendre coupable. Ma chиre, il n'en est pas de mкme depuis qu'il est parti: en m'accoutumant а penser а lui dans son absence, j'y pense а tous les instants du jour; et je trouve son image plus dangereuse que sa personne. S'il est loin, je suis amoureuse; s'il est prиs, je ne suis qu'une folle: qu'il revienne, et je ne le crains plus.

Au chagrin de son йloignement s'est jointe l'inquiйtude de son rкve. Si tu as tout mis sur le compte de l'amour, tu t'es trompйe; l'amitiй avait part а ma tristesse. Depuis leur dйpart, je te voyais pвle et changйe: а chaque instant je pensais te voir tomber malade. Je ne suis pas crйdule, mais craintive. Je sais bien qu'un songe n'amиne pas un йvйnement, mais j'ai toujours peur que l'йvйnement n'arrive а sa suite. A peine ce maudit rкve m'a-t-il laissй une nuit tranquille, jusqu'а ce que je t'aie vue bien remise et reprendre tes couleurs. Dussй-je avoir mis sans le savoir un intйrкt suspect а cet empressement, il est sыr que j'aurais donnй tout au monde, pour qu'il se fыt montrй quand il s'en retourna comme un imbйcile. Enfin ma vaine terreur s'en est allйe avec ton mauvais visage. Ta santй, ton appйtit, ont plus fait que tes plaisanteries; et je t'ai vue si bien argumenter а table contre mes frayeurs, qu'elles se sont tout а fait dissipйes. Pour surcroоt de bonheur il revient, et j'en suis charmйe а tous йgards. Son retour ne m'alarme point, il me rassure; et sitфt que nous le verrons, je ne craindrai plus rien pour tes jours ni pour mon repos. Cousine, conserve-moi mon amie, et ne sois point en peine de la tienne; je rйponds d'elle tant qu'elle t'aura... Mais, mon Dieu! qu'ai-je donc qui m'inquiиte encore et me serre le coeur sans savoir pourquoi! Ah! mon enfant, faudra-t-il un jour qu'une des deux survive а l'autre? Malheur а celle sur qui doit tomber un sort si cruel! Elle restera peu digne de vivre, ou sera morte avant sa mort.

Pourrais-tu me dire а propos de quoi je m'йpuise en sottes lamentations? Foin de ces terreurs paniques qui n'ont pas le sens commun! Au lieu de parler de mort, parlons de mariage; cela sera plus amusant. Il y a longtemps que cette idйe est venue а ton mari; et s'il ne m'en eыt jamais parlй, peut-кtre ne me fыt-elle point venue а moi-mкme. Depuis lors j'y ai pensй quelquefois, et toujours avec dйdain. Fi! cela vieillit une jeune veuve. Si j'avais des enfants d'un second lit, je me croirais la grand'mиre de ceux du premier. Je te trouve aussi fort bonne de faire avec lйgиretй les honneurs de ton amie, et de regarder cet arrangement comme un soin de ta bйnigne charitй. Oh bien! je t'apprends, moi, que toutes les raisons fondйes sur tes soucis obligeants ne valent pas la moindre des miennes contre un second mariage.

Parlons sйrieusement. Je n'ai pas l'вme assez basse pour faire entrer dans ces raisons la honte de me rйtracter d'un engagement tйmйraire pris avec moi seule, ni la crainte du blвme en faisant mon devoir, ni l'inйgalitй des fortunes dans un cas oщ tout l'honneur est pour celui des deux а qui l'autre veut bien devoir la sienne; mais, sans rйpйter ce que je t'ai dit tant de fois sur mon humeur indйpendante et sur mon йloignement naturel pour le joug du mariage, je me tiens а une seule objection, et je la tire de cette voix si sacrйe que personne au monde ne respecte autant que toi. Lиve cette objection, cousine, et je me rends. Dans tous ces jeux qui te donnent tant d'effroi, ma conscience est tranquille. Le souvenir de mon mari ne me fait point rougir; j'aime а l'appeler а tйmoin de mon innocence, et pourquoi craindrais-je de faire devant son image tout ce que je faisais devant lui? En serait-il de mкme, ф Julie, si je violais les saints engagements qui nous unirent; que j'osasse jurer а un autre l'amour йternel que je lui jurai tant de fois; que mon coeur, indignement partagй, dйrobвt а sa mйmoire ce qu'il donnerait а son successeur, et ne pыt sans offenser l'un des deux remplir ce qu'il doit а l'autre? Cette mкme image qui m'est si chиre ne me donnerait qu'йpouvante et qu'effroi; sans cesse elle viendrait empoisonner mon bonheur, et son souvenir qui fait la douceur de ma vie en ferait le tourment. Comment oses-tu me parler de donner un successeur а mon mari, aprиs avoir jurй de n'en jamais donner au tien? comme si les raisons que tu m'allиgues t'йtaient moins applicables en pareil cas! Ils s'aimиrent? C'est pis encore. Avec quelle indignation verrait-il un homme qui lui fut cher usurper ses droits et rendre sa femme infidиle! Enfin, quand il serait vrai que je ne lui dois plus rien а lui-mкme, ne dois-je rien au cher gage de son amour, et puis-je croire qu'il eыt jamais voulu de moi, s'il eыt prйvu que j'eusse un jour exposй sa fille unique а se voir confondue avec les enfants d'un autre?

Encore un mot, et j'ai fini. Qui t'a dit que tous les obstacles viendraient de moi seule? En rйpondant de celui que cet engagement regarde, n'as-tu point plutфt consultй ton dйsir que ton pouvoir? Quand tu serais sыre de son aveu, n'aurais-tu donc aucun scrupule de m'offrir un coeur usй par une autre passion? Crois-tu que le mien dыt s'en contenter, et que je pusse кtre heureuse avec un homme que je ne rendrais pas heureux? Cousine, penses-y mieux; sans exiger plus d'amour que je n'en puis ressentir moi-mкme, tous les sentiments que j'accorde je veux qu'ils me soient rendus; et je suis trop honnкte femme pour pouvoir me passer de plaire а mon mari. Quel garant as-tu donc de tes espйrances? Un certain plaisir а se voir, qui peut кtre l'effet de la seule amitiй; un transport passager qui peut naоtre а notre вge de la seule diffйrence du sexe; tout cela suffit-il pour les fonder? Si ce transport eыt produit quelque sentiment durable, est-il croyable qu'il s'en fыt tu non seulement а moi, mais а toi, mais а ton mari, de qui ce propos n'eыt pu qu'кtre favorablement reзu? En a-t-il jamais dit un mot а personne? Dans nos tкte-а-tкte a-t-il jamais йtй question que de toi? A-t-il jamais йtй question de moi dans les vфtres? Puis-je penser que, s'il avait eu lа-dessus quelque secret pйnible а garder, je n'aurais jamais aperзu sa contrainte, ou qu'il ne lui serait jamais йchappй d'indiscrйtion? Enfin, mкme depuis son dйpart, de laquelle de nous deux parle-t-il le plus dans ses lettres, de laquelle est-il occupй dans ses songes? Je t'admire de me croire sensible et tendre, et de ne pas imaginer que je me dirai tout cela! Mais j'aperзois vos ruses, ma mignonne; c'est pour vous donner droit de reprйsailles que vous m'accusez d'avoir jadis sauvй mon coeur aux dйpens du vфtre. Je ne suis pas la dupe de ce tour-lа.

Voilа toute ma confession, cousine: je l'ai faite pour t'йclairer et non pour te contredire. Il me reste а te dйclarer ma rйsolution sur cette affaire. Tu connais а prйsent mon intйrieur aussi bien et peut-кtre mieux que moi-mкme: mon honneur, mon bonheur, te sont chers autant qu'а moi, et dans le calme des passions la raison te fera mieux voir oщ je dois trouver l'un et l'autre. Charge-toi donc de ma conduite; je t'en remets l'entiиre direction. Rentrons dans notre йtat naturel, et changeons entre nous de mйtier; nous nous en tirerons mieux toutes deux. Gouverne; je serai docile: c'est а toi de vouloir ce que je dois faire, а moi de faire ce que tu voudras. Tiens mon вme а couvert dans la tienne; que sert aux insйparables d'en avoir deux?

Ah зa! revenons а prйsent а nos voyageurs. Mais j'ai dйjа tant parlй de l'un que je n'ose plus parler de l'autre, de peur que la diffйrence du style ne se fоt un peu trop sentir, et que l'amitiй mкme que j'ai pour l'Anglais ne dоt trop en faveur du Suisse. Et puis, que dire sur des lettres qu'on n'a pas vues? Tu devais bien au moins m'envoyer celle de milord Edouard; mais tu n'as osй l'envoyer sans l'autre, et tu as fort bien fait... Tu pouvais pourtant faire mieux encore... Ah! vivent les duиgnes de vingt ans! elles sont plus traitables qu'а trente.

Il faut au moins que je me venge en t'apprenant ce que tu as opйrй par cette belle rйserve; c'est de me faire imaginer la lettre en question... cette lettre si... cent fois plus si qu'elle ne l'est rйellement. De dйpit je me plais а la remplir de choses qui n'y sauraient кtre. Va, si je n'y suis pas adorйe, c'est а toi que je ferai payer tout ce qu'il en faudra rabattre.

En vйritй, je ne sais aprиs tout cela comment tu m'oses parler du courrier d'Italie. Tu prouves que mon tort ne fut pas de l'attendre, mais de ne pas l'attendre assez longtemps. Un pauvre petit quart d'heure de plus, j'allais au-devant du paquet, je m'en emparais la premiиre, je lisais, le tout а mon aise, et c'йtait mon tour de me faire valoir. Les raisins sont trop verts. On me retient deux lettres; mais j'en ai deux autres que, quoi que tu puisses croire, je ne changerais sыrement pas contre celle-lа, quand tous les si du monde y seraient. Je te jure que si celle d'Henriette ne tient pas sa place а cфtй de la tienne, c'est qu'elle la passe, et que ni toi ni moi n'йcrirons de la vie rien d'aussi joli. Et puis on se donnera les airs de traiter ce prodige de petite impertinente! Ah! c'est assurйment pure jalousie. En effet, te voit-on jamais а genoux devant elle lui baiser humblement les deux mains l'une aprиs l'autre? Grвce а toi, la voilа modeste comme une vierge, et grave comme un Caton; respectant tout le monde; jusqu'а sa mиre: il n'y a plus le mot pour rire а ce qu'elle dit; а ce qu'elle йcrit, passe encore. Aussi, depuis que j'ai dйcouvert ce nouveau talent, avant que tu gвtes ses lettres comme ses propos, je compte йtablir de sa chambre а la mienne un courrier d'Italie dont on n'escamotera point les paquets.

Adieu, petite cousine. Voilа des rйponses qui t'apprendront а respecter mon crйdit renaissant. Je voulais te parler de ce pays et de ses habitants, mais il faut mettre fin а ce volume; et puis tu m'as toute brouillйe avec tes fantaisies, et le mari m'a presque fait oublier les hфtes. Comme nous avons encore cinq ou six jours а rester ici, et que j'aurai le temps de mieux revoir le peu que j'ai vu, tu ne perdras rien pour attendre, et tu peux compter sur un second tome avant mon dйpart.

 

Lettre III de milord Edouard а M. de Wolmar

Non, cher Wolmar, vous ne vous кtes point trompй; le jeune homme est sыr; mais moi je ne le suis guиre, et j'ai failli payer cher l'expйrience qui m'en a convaincu. Sans lui je succombais moi-mкme а l'йpreuve que je lui avais destinйe. Vous savez que, pour contenter sa reconnaissance, et remplir son coeur de nouveaux objets, j'affectais de donner а ce voyage plus d'importance qu'il n'en avait rйellement. D'anciens penchants а flatter, une vieille habitude а suivre encore une fois, voilа, avec ce qui se rapportait а Saint-Preux, tout ce qui m'engageait а l'entreprendre. Dire les derniers adieux aux attachements de ma jeunesse, ramener un ami parfaitement guйri, voilа tout le fruit que j'en voulais recueillir.

Je vous ai marquй que le songe de Villeneuve m'avait laissй des inquiйtudes. Ce songe me rendit suspects les transports de joie auxquels il s'йtait livrй, quand je lui avais annoncй qu'il йtait le maоtre d'йlever vos enfants et de passer sa vie avec vous. Pour mieux l'observer dans les effusions de son coeur, j'avais d'abord prйvenu ses difficultйs; en lui dйclarant que je m'йtablirais moi-mкme avec vous, je ne laissais plus а son amitiй d'objections а me faire; mais de nouvelles rйsolutions me firent changer de langage.

Il n'eut pas vu trois fois la marquise, que nous fыmes d'accord sur son compte. Malheureusement pour elle, elle voulut le gagner, et ne fit que lui montrer ses artifices. L'infortunйe! que de grandes qualitйs sans vertu! que d'amour sans honneur! Cet amour ardent et vrai me touchait, m'attachait, nourrissait le mien; mais il prit la teinte de son вme noire, et finit par me faire horreur. Il ne fut plus question d'elle.

Quand il eut vu Laure, qu'il connut son coeur, sa beautй, son esprit, et cet attachement sans exemple, trop fait pour me rendre heureux, je rйsolus de me servir d'elle pour bien йclaircir l'йtat de Saint-Preux. "Si j'йpouse Laure, lui dis-je, mon dessein n'est pas de la mener а Londres, oщ quelqu'un pourrait la reconnaоtre, mais dans des lieux oщ l'on sait honorer la vertu partout oщ elle est; vous remplirez votre emploi, et nous ne cesserons point de vivre ensemble. Si je ne l'йpouse pas, il est temps de me recueillir. Vous connaissez ma maison d'Oxfordshire, et vous choisirez d'йlever les enfants d'un de vos amis, ou d'accompagner l'autre dans sa solitude." Il me fit la rйponse а laquelle je pouvais m'attendre; mais je voulais l'observer par sa conduite. Car si, pour vivre а Clarens, il favorisait un mariage qu'il eыt dы blвmer, ou, si dans cette occasion dйlicate, il prйfйrait а son bonheur la gloire de son ami, dans l'un et dans l'autre cas l'йpreuve йtait faite, et son coeur йtait jugй.

Je le trouvai d'abord tel que je le dйsirais, ferme contre le projet que je feignais d'avoir, et armй de toutes les raisons qui devaient m'empкcher d'йpouser Laure. Je sentais ces raisons mieux que lui; mais je la voyais sans cesse, et je la voyais affligйe et tendre. Mon coeur, tout а fait dйtachй de la marquise, se fixa par ce commerce assidu. Je trouvai dans les sentiments de Laure de quoi redoubler l'attachement qu'elle m'avait inspirй. J'eus honte de sacrifier а l'opinion, que je mйprisais, l'estime que je devais а son mйrite; ne devais-je rien aussi а l'espйrance que je lui avais donnйe, sinon par mes discours, au moins par mes soins? Sans avoir rien promis, ne rien tenir c'йtait la tromper; cette tromperie йtait barbare. Enfin, joignant а mon penchant une espиce de devoir, en songeant plus а mon bonheur qu'а ma gloire, j'achevai de l'aimer par raison; je rйsolus de pousser la feinte aussi loin qu'elle pouvait aller, et jusqu'а la rйalitй mкme si je ne pouvais m'en tirer autrement sans injustice.

Cependant je sentis augmenter mon inquiйtude sur le compte du jeune homme, voyant qu'il ne remplissait pas dans toute sa force le rфle dont il s'йtait chargй. Il s'opposait а mes vues, il improuvait le noeud que je voulais former; mais il combattait mal mon inclination naissante, et me parlait de Laure avec tant d'йloges, qu'en paraissant me dйtourner de l'йpouser, il augmentait mon penchant pour elle. Ces contradictions m'alarmиrent. Je ne le trouvais point aussi ferme qu'il aurait dы l'кtre: il semblait n'oser heurter de front mon sentiment, il mollissait contre ma rйsistance, il craignait de me fвcher, il n'avait point а mon grй pour son devoir l'intrйpiditй qu'il inspire а ceux qui l'aiment.

D'autres observations augmentиrent ma dйfiance; je sus qu'il voyait Laure en secret; je remarquais entre eux des signes d'intelligence. L'espoir de s'unir а celui qu'elle avait tant aimй ne la rendait point gaie. Je lisais bien la mкme tendresse dans ses regards, mais cette tendresse n'йtait plus mкlйe de joie а mon abord, la tristesse y dominait toujours. Souvent, dans les plus doux йpanchements de son coeur, je la voyais jeter sur le jeune homme un coup d'oeil а la dйrobйe, et ce coup d'oeil йtait suivi de quelques larmes qu'on cherchait а me cacher. Enfin le mystиre fut poussй au point que j'en fus alarmй. Jugez de ma surprise. Que pouvais-je penser? N'avais-je rйchauffй qu'un serpent dans mon sein? Jusqu'oщ n'osais-je point porter mes soupзons et lui rendre son ancienne injustice! Faibles et malheureux que nous sommes! c'est nous qui faisons nos propres maux. Pourquoi nous plaindre que les mйchants nous tourmentent, si les bons se tourmentent encore entre eux?

Tout cela ne fit qu'achever de me dйterminer. Quoique j'ignorasse le fond de cette intrigue, je voyais que le coeur de Laure йtait toujours le mкme; et cette йpreuve ne me la rendait que plus chиre. Je me proposais d'avoir une explication avec elle avant la conclusion; mais je voulais attendre jusqu'au dernier moment, pour prendre auparavant par moi-mкme tous les йclaircissements possibles. Pour lui, j'йtais rйsolu de me convaincre, de le convaincre, enfin d'aller jusqu'au bout avant que de lui rien dire ni de prendre un parti par rapport а lui, prйvoyant une rupture infaillible, et ne voulant pas mettre un bon naturel et vingt ans d'honneur en balance avec des soupзons.

La marquise n'ignorait rien de ce qui se passait entre nous. Elle avait des йpies dans le couvent de Laure, et parvint а savoir qu'il йtait question de mariage. Il n'en fallut pas davantage pour rйveiller ses fureurs; elle m'йcrivit des lettres menaзantes. Elle fit plus que d'йcrire; mais comme ce n'йtait pas la premiиre fois, et que nous йtions sur nos gardes, ses tentatives furent vaines. J'eus seulement le plaisir de voir dans l'occasion que Saint-Preux savait payer de sa personne, et ne marchandait pas sa vie pour sauver celle d'un ami.

Vaincue par les transports de sa rage, la marquise tomba malade et ne se releva plus. Ce fut lа le terme de ses tourments et de ses crimes. Je ne pus apprendre son йtat sans en кtre affligй. Je lui envoyai le docteur Eswin; Saint-Preux y fut de ma part: elle ne voulut voir ni l'un ni l'autre; elle ne voulut pas mкme entendre parler de moi, et m'accabla d'imprйcations horribles chaque fois qu'elle entendit prononcer mon nom. Je gйmis sur elle, et sentis mes blessures prкtes а se rouvrir. La raison vainquit encore; mais j'eusse йtй le dernier des hommes de songer au mariage, tandis qu'une femme qui me fut si chиre йtait а l'extrйmitй. Saint-Preux, craignant qu'enfin je ne pusse rйsister au dйsir de la voir, me proposa le voyage de Naples et j'y consentis.

Le surlendemain de notre arrivйe, je le vis entrer dans ma chambre avec une contenance ferme et grave, et tenant une lettre а la main. Je m'йcriai: "La marquise est morte! - Plыt а Dieu! reprit-il froidement, il vaut mieux n'кtre plus que d'exister pour mal faire. Mais ce n'est pas d'elle que je viens vous parler; йcoutez-moi." J'attendis en silence.

"Milord, me dit-il, en me donnant le saint nom d'ami, vous m'apprоtes а le porter. J'ai rempli la fonction dont vous m'avez chargй; et vous voyant prкt а vous oublier, j'ai dы vous rappeler а vous-mкme. Vous n'avez pu rompre une chaоne que par une autre. Toutes deux йtaient indignes de vous. S'il n'eыt йtй question que d'un mariage inйgal, je vous aurais dit: Songez que vous кtes pair d'Angleterre, et renoncez aux honneurs du monde, ou respectez l'opinion. Mais un mariage abject!... vous!... Choisissez mieux votre йpouse. Ce n'est pas assez qu'elle soit vertueuse, elle doit кtre sans tache... La femme d'Edouard Bomston n'est pas facile а trouver. Voyez ce que j'ai fait."

Alors il me remit la lettre. Elle йtait de Laure. Je ne l'ouvris pas sans йmotion. "L'amour a vaincu, me disait-elle; vous avez voulu m'йpouser; je suis contente. Votre ami m'a dictй mon devoir; je le remplis sans regret. En vous dйshonorant, j'aurais vйcu malheureuse; en vous laissant votre gloire, je crois la partager. Le sacrifice de tout mon bonheur а un devoir si cruel me fait oublier la honte de ma jeunesse. Adieu, dиs cet instant je cesse d'кtre en votre pouvoir et au mien. Adieu pour jamais. O Edouard! ne portez pas le dйsespoir dans ma retraite; йcoutez mon dernier voeu. Ne donnez а nulle autre une place que je n'ai pu remplir. Il fut au monde un coeur fait pour vous, et c'йtait celui de Laure."

L'agitation m'empкchait de parler. Il profita de mon silence pour me dire qu'aprиs mon dйpart elle avait pris le voile dans le couvent oщ elle йtait pensionnaire; que la cour de Rome, informйe qu'elle devait йpouser un luthйrien, avait donnй des ordres pour m'empкcher de la revoir; et il m'avoua franchement qu'il avait pris tous ces soins de concert avec elle. "Je ne m'opposai point а vos projets, continua-t-il, aussi vivement que je l'aurais pu, craignant un retour а la marquise, et voulant donner le change а cette ancienne passion par celle de Laure. En vous voyant aller plus loin qu'il ne fallait, je fis d'abord parle la raison; mais ayant trop acquis par mes propres fautes le droit de me dйfier d'elle, je sondai le coeur de Laure; et y trouvant toute la gйnйrositй qui est insйparable du vйritable amour, je m'en prйvalus pour la porter au sacrifice qu'elle vient de faire. L'assurance de n'кtre plus l'objet de votre mйpris lui releva le courage et la rendit plus digne de votre estime. Elle a fait son devoir; il faut faire le vфtre."

Alors, s'approchant avec transport, il me dit en me serrant contre sa poitrine: "Ami, je lis, dans le sort commun que le ciel nous envoie, la loi commune qu'il nous prescrit. Le rиgne de l'amour est passй, que celui de l'amitiй commence; mon coeur n'entend plus que sa voix sacrйe, il ne connaоt plus d'autre chaоne que celle qui me lie а toi. Choisis le sйjour que tu veux habiter: Clarens, Oxford, Londres, Paris ou Rome; tout me convient, pourvu que nous y vivions ensemble. Va, viens oщ tu voudras, cherche un asile en quelque lieu que ce puisse кtre, je te suivrai partout: j'en fais le serment solennel а la face du Dieu vivant, je ne te quitte plus qu'а la mort."

Je fus touchй. Le zиle et le feu de cet ardent jeune homme йclataient dans ses yeux. J'oubliai la marquise et Laure. Que peut-on regretter au monde quand on y conserve un ami? Je vis aussi, par le parti qu'il prit sans hйsiter dans cette occasion, qu'il йtait guйri vйritablement, et que vous n'aviez pas perdu vos peines; enfin j'osai croire, par le voeu qu'il fit de si bon coeur de rester attachй а moi, qu'il l'йtait plus а la vertu qu'а ses anciens penchants. Je puis donc vous le ramener en toute confiance. Oui, cher Wolmar, il est digne d'йlever des hommes, et, qui plus est, d'habiter votre maison.

Peu de jours aprиs j'appris la mort de la marquise. Il y avait longtemps pour moi qu'elle йtait morte; cette perte ne me toucha plus. Jusqu'ici j'avais regardй le mariage comme une dette que chacun contracte а sa naissance envers son espиce, envers son pays, et j'avais rйsolu de me marier moins par inclination que par devoir. J'ai changй de sentiment. L'obligation de se marier n'est pas commune а tous; elle dйpend pour chaque homme de l'йtat oщ le sort l'a placй: c'est pour le peuple, pour l'artisan, pour le villageois, pour les hommes vraiment utiles, que le cйlibat est illicite; pour les ordres qui dominent les autres, auxquels tout tend sans cesse, et qui ne sont toujours que trop remplis, il est permis et mкme convenable. Sans cela l'Etat ne fait que se dйpeupler par la multiplication des sujets qui lui sont а charge. Les hommes auront toujours assez de maоtres, et l'Angleterre manquera plus tфt de laboureurs que de pairs.

Je me crois donc libre et maоtre de moi dans la condition oщ le ciel m'a fait naоtre. A l'вge oщ je suis on ne rйpare plus les pertes que mon coeur a faites. Je le dйvoue а cultiver ce qui me reste, et ne puis mieux le rassembler qu'а Clarens. J'accepte donc toutes vos offres, sous les conditions que ma fortune y doit mettre, afin qu'elle ne me soit pas inutile. Aprиs l'engagement qu'a pris Saint-Preux, je n'ai plus d'autre moyen de le tenir auprиs de vous que d'y demeurer moi-mкme; et si jamais il y est de trop, il me suffira d'en partir. Le seul embarras qui me reste est pour mes voyages d'Angleterre; car quoique je n'aie plus aucun crйdit dans le parlement, il me suffit d'en кtre membre pour faire mon devoir jusqu'а la fin. Mais j'ai un collиgue et un ami sыr, que je puis charger de ma voix dans les affaires courantes. Dans les occasions oщ je croirai devoir m'y trouver moi-mкme, notre йlиve pourra m'accompagner, mкme avec les siens quand ils seront un peu plus grands, et que vous voudrez bien nous les confier. Ces voyages ne sauraient que leur кtre utiles, et ne seront pas assez longs pour affliger beaucoup leur mиre.

Je n'ai point montrй cette lettre а Saint-Preux; ne la montrez pas entiиre а vos dames: il convient que le projet de cette йpreuve ne soit jamais connu que de vous et de moi. Au surplus, ne leur cachez rien de ce qui fait honneur а mon digne ami, mкme а mes dйpens. Adieu, cher Wolmar. Je vous envoie les dessins de mon pavillon: rйformez, changez comme il vous plaira; mais faites-y travailler dиs а prйsent, s'il se peut. J'en voulais фter le salon de musique; car tous mes goыts sont йteints, et je ne me soucie plus de rien. Je le laisse, а la priиre de Saint-Preux qui se propose d'exercer dans ce salon vos enfants. Vous recevrez aussi quelques livres pour l'augmentation de votre bibliothиque. Mais que trouverez-vous de nouveau dans des livres? O Wolmar! il ne vous manque que d'apprendre а lire dans celui de la nature pour кtre le plus sage des mortels.

 

Lettre IV. Rйponse

Je me suis attendu, cher Bomston, au dйnoыment de vos longues aventures. Il eыt paru bien йtrange qu'ayant rйsistй si longtemps а vos penchants, vous eussiez attendu, pour vous laisser vaincre, qu'un ami vоnt vous soutenir, quoiqu'а vrai dire on soit souvent plus faible en s'appuyant sur un autre que quand on ne compte que sur soi. J'avoue pourtant que je fus alarmй de votre derniиre lettre, oщ vous m'annonciez votre mariage avec Laure comme une affaire absolument dйcidйe. Je doutai de l'йvйnement malgrй votre assurance; et, si mon attente eыt йtй trompйe, de mes jours je n'aurais revu Saint-Preux. Vous avez fait tous deux ce que j'avais espйrй de l'un et de l'autre; et vous avez trop bien justifiй le jugement que j'avais portй de vous, pour que je ne sois pas charmй de vous voir reprendre nos premiers arrangements. Venez, hommes rares, augmenter et partager le bonheur de cette maison. Quoi qu'il en soit de l'espoir des croyants dans l'autre vie, j'aime а passer avec eux celle-ci; et je sens que vous me convenez tous mieux tels que vous кtes, que si vous aviez le malheur de penser comme moi.

Au reste, vous savez ce que je vous dis sur son sujet а votre dйpart. Je n'avais pas besoin, pour le juger, de votre йpreuve; car la mienne йtait faite, et je crois le connaоtre autant qu'un homme en peut connaоtre un autre. J'ai d'ailleurs plus d'une raison de compter sur son coeur, et de bien meilleures cautions de lui que lui-mкme. Quoique dans votre renoncement au mariage il paraisse vouloir vous imiter, peut-кtre trouverez-vous ici de quoi l'engager а changer de systиme. Je m'expliquerai mieux aprиs votre retour.

Quant а vous, je trouve vos distinctions sur le cйlibat toutes nouvelles et fort subtiles. Je les crois mкme judicieuses pour le politique qui balance les forces respectives de l'Etat, afin d'en maintenir l'йquilibre. Mais je ne sais si dans vos principes ces raisons sont assez solides, pour dispenser les particuliers de leur devoir envers la nature. Il semblerait que la vie est un bien qu'on ne reзoit qu'а la charge de le transmettre, une sorte de substitution qui doit passer de race en race, et que quiconque eut un pиre est obligй de le devenir. C'йtait votre sentiment jusqu'ici, c'йtait une des raisons de votre voyage; mais je sais d'oщ vous vient cette nouvelle philosophie, et j'ai vu dans le billet de Laure un argument auquel votre coeur n'a point de rйplique.

La petite cousine est, depuis huit ou dix jours, а Genиve avec sa famille pour des emplettes et d'autres affaires. Nous l'attendons de retour de jour en jour. J'ai dit а ma femme de votre lettre tout ce qu'elle en devait savoir. Nous avons appris par M. Miol que le mariage йtait rompu; mais elle ignorait la part qu'avait Saint-Preux а cet йvйnement. Soyez sыr qu'elle n'apprendra jamais qu'avec la plus vive joie tout ce qu'il fera pour mйriter vos bienfaits et justifier votre estime. Je lui ai montrй les dessins de votre pavillon; elle les trouve de trиs bon goыt; nous y ferons pourtant quelques changements que le local exige, et qui rendront votre logement plus commode: vous les approuverez sыrement. Nous attendons l'avis de Claire avant d'y toucher; car vous savez qu'on ne peut rien faire sans elle. En attendant, j'ai dйjа mis du monde en oeuvre, et j'espиre qu'avant hier la maзonnerie sera fort avancйe.

Je vous remercie de vos livres: mais je ne lis plus ceux que j'entends, et il est trop tard pour apprendre а lire ceux que je n'entends pas. Je suis pourtant moins ignorant que vous ne m'accusez de l'кtre. Le vrai livre de la nature est pour moi le coeur des hommes, et la preuve que j'y sais lire est dans mon amitiй pour vous.

 

Lettre V de Madame d'Orbe а Madame de Wolmar

J'ai bien des griefs, cousine, а la charge de ce sйjour. Le plus grave est qu'il me donne envie d'y rester. La ville est charmante, les habitants sont hospitaliers, les moeurs sont honnкtes et la libertй, que j'aime sur toutes choses, semble s'y кtre rйfugiйe. Plus je contemple ce petit Etat, plus je trouve qu'il est beau d'avoir une patrie; et Dieu garde de mal tous ceux qui pensent en avoir une, et n'ont pourtant qu'un pays! Pour moi, je sens que, si j'йtais nйe dans celui-ci, j'aurais l'вme toute romaine. Je n'oserais pourtant pas trop dire а prйsent,

Rome n'est plus а Rome, elle est toute oщ je suis;

car j'aurais peur que dans ta malice tu n'allasses penser le contraire. Mais pourquoi donc Rome, et toujours Rome? Restons а Genиve.

Je ne te dirai rien de l'aspect du pays. Il ressemble au nфtre, exceptй qu'il est moins montueux, plus champкtre, et qu'il n'a pas des chalets si voisins. Je ne te dirai rien non plus du gouvernement. Si Dieu ne t'aide, mon pиre t'en parlera de reste: il passe toute la journйe а politiquer avec les magistrats dans la joie de son coeur; et je le vois dйjа trиs mal йdifiй que la gazette parle si peu de Genиve. Tu peux juger de leurs confйrences par mes lettres. Quand ils m'excиdent, je me dйrobe, et je t'ennuie pour me dйsennuyer.

Tout ce qui m'est restй de leurs longs entretiens, c'est beaucoup d'estime pour le grand sens qui rиgne en cette ville. A voir l'action et rйaction mutuelles de toutes les parties de l'Etat qui le tiennent en йquilibre, on ne peut douter qu'il n'y ait plus d'art et de vrai talent employйs au gouvernement de cette petite rйpublique qu'а celui des plus vastes empires, oщ tout se soutient par sa propre masse, et oщ les rкnes de l'Etat peuvent tomber entre les mains d'un sot sans que les affaires cessent d'aller. Je te rйponds qu'il n'en serait pas, de mкme ici. Je n'entends jamais parler а mon pиre de tous ces grands ministres des grandes cours, sans songer а ce pauvre musicien qui barbouillait si fiиrement sur notre grand orgue а Lausanne et qui se croyait un fort habile homme parce qu'il faisait beaucoup de bruit. Ces gens-ci n'ont qu'une petite йpinette mais ils en savent tirer une bonne harmonie, quoiqu'elle soit souvent assez mal d'accord.

Je ne te dirai rien non plus... Mais а force de ne te rien dire, je ne finirais pas. Parlons de quelque chose pour avoir plus tфt fait. Le Genevois est de tous les peuples du monde celui qui cache le moins son caractиre et qu'on connaоt le plus promptement. Ses moeurs, ses vices mкmes, sont mкlйs de franchise. Il se sent naturellement bon; et cela lui suffit pour ne pas craindre de se montrer tel qu'il est. Il a de la gйnйrositй, du sens, de la pйnйtration; mais il aime trop l'argent: dйfaut que j'attribue а sa situation qui le lui rend nйcessaire, car le territoire ne suffirait pas pour nourrir les habitants.

Il arrive de lа que les Genevois, йpars dans l'Europe pour s'enrichir, imitent les grands airs des йtrangers, et aprиs avoir pris les vices des pays oщ ils ont vйcu, les rapportent chez eux en triomphe avec leurs trйsors. Ainsi le luxe des autres peuples leur fait mйpriser leur antique simplicitй; la fiиre libertй leur paraоt ignoble; ils se forgent des fers d'argent, non comme une chaоne, mais comme un ornement.

Eh bien! ne me voilа-t-il pas encore dans cette maudite politique? Je m'y perds, je m'y noie, j'en ai par-dessus la tкte, je ne sais plus par oщ m'en tirer. Je n'entends parler ici d'autre chose, si ce n'est quand mon pиre n'est pas avec nous, ce qui n'arrive qu'aux heures des courriers. C'est nous, mon enfant, qui portons partout notre influence; car, d'ailleurs, les entretiens du pays sont utiles et variйs, et l'on n'apprend rien de bon dans les livres qu'on ne puisse apprendre ici dans la conversation. Comme autrefois les moeurs anglaises ont pйnйtrй jusqu'en ce pays, les hommes, y vivant encore un peu plus sйparйs des femmes que dans le nфtre, contractent entre eux un ton plus grave, et gйnйralement plus de soliditй dans leurs discours. Mais aussi cet avantage a son inconvйnient qui se fait bientфt sentir. Des longueurs toujours excйdantes, des arguments, des exordes, un peu d'apprкt, quelquefois des phrases, rarement de la lйgиretй, jamais de cette simplicitй naпve qui dit le sentiment avant la pensйe, et fait si bien valoir ce qu'elle dit. Au lieu que le Franзais йcrit comme il parle, ceux-ci parlent comme ils йcrivent; ils dissertent au lieu de causer; on les croirait toujours prкts а soutenir thиse. Ils distinguent, ils divisent, ils traitent la conversation par points: ils mettent dans leurs propos la mкme mйthode que dans leurs livres; ils sont auteurs, et toujours auteurs. Ils semblent lire en parlant, tant ils observent bien les йtymologies, tant ils font sonner toutes les lettres avec soin! Ils articulent le marc du raisin comme Marc nom d'homme; ils disent exactement du taba-k, et non pas du taba, un pare-sol et non pas un para-sol; avant-t-hier et non pas avan-hier, secrйtaire et non pas segretaire, un lac-d'amour oщ l'on se noie, et non pas oщ l'on s'йtrangle; partout les s finales, partout les r des infinitifs; enfin leur parler est toujours soutenu, leurs discours sont des harangues, et ils jasent comme s'ils prкchaient.

Ce qu'il y a de singulier, c'est qu'avec ce ton dogmatique et froid ils sont vifs, impйtueux, et ont les passions trиs ardentes; ils diraient mкme assez bien les choses, de sentiment s'ils ne disaient pas tout, ou s'ils ne parlaient qu'а des oreilles. Mais leurs points, leurs virgules, sont tellement insupportables, ils peignent si posйment des йmotions si vives que, quand ils ont achevй leur dire, on chercherait volontiers autour d'eux oщ est l'homme qui sent ce qu'ils ont йcrit.

Au reste, il faut t'avouer que je suis un peu payйe pour bien penser de leurs coeurs, et croire qu'ils ne sont pas de mauvais goыt. Tu sauras en confidence qu'un joli monsieur а marier et, dit-on, fort riche, m'honore de ses attentions, et qu'avec des propos assez tendres il ne m'a point fait chercher ailleurs l'auteur de ce qu'il me disait. Ah! s'il йtait venu il y a dix-huit mois, quel plaisir j'aurais pris а me donner un souverain pour esclave, et а faire tourner la tкte а un magnifique seigneur! Mais а prйsent la mienne n'est plus assez droite pour que le jeu me soit agrйable, et je sens que toutes mes folies s'en vont avec ma raison.

Je reviens а ce goыt de lecture qui porte les Genevois а penser. Il s'йtend а tous les йtats, et se fait sentir dans tous avec avantage. Le Franзais lit beaucoup; mais il ne lit que les livres nouveaux, ou plutфt il les parcourt, moins pour les lire que pour dire qu'il les a lus. Le Genevois ne lit que les bons livres; il les lit, il les digиre: il ne les juge pas, mais il les sait. Le jugement et le choix se font а Paris; les livres choisis sont presque les seuls qui vont а Genиve. Cela fait que la lecture y est moins mкlйe et s'y fait avec plus de profit. Les femmes dans leur retraite lisent de leur cфtй; et leur ton s'en ressent aussi, mais d'une autre maniиre. Les belles dames y sont petites-maоtresses et beaux esprits tout comme chez nous. Les petites citadines elles-mкmes prennent dans les livres un babil plus arrangй, et certain choix d'expressions qu'on est йtonnй d'entendre sortir de leur bouche, comme quelquefois de celle des enfants. Il faut tout le bon sens des hommes, toute la gaietй des femmes, et tout l'esprit qui leur est commun, pour qu'on ne trouve pas les premiers un peu pйdants et les autres un peu prйcieuses.

Hier, vis-а-vis de ma fenкtre, deux filles d'ouvriers, fort jolies, causaient devant leur boutique d'un air assez enjouй pour me donner de la curiositй. Je prкtai l'oreille, et j'entendis qu'une des deux proposait en riant d'йcrire leur journal. "Oui, reprit l'autre а l'instant; le journal tous les matins, et tous les soirs le commentaire." Qu'en dis-tu, cousine? Je ne sais si c'est lа le ton des filles d'artisans; mais je sais qu'il faut faire un furieux emploi du temps, pour ne tirer du cours des journйes que le commentaire de son journal. Assurйment la petite personne avait lu les aventures des Mille et une Nuits.

Avec ce style un peu guindй, les Genevoises ne laissent pas d'кtre vives et piquantes, et l'on voit autant de grandes passions ici qu'en ville du monde. Dans la simplicitй de leur parure elles ont de la grвce et du goыt; elles en ont dans leur entretien, dans leurs maniиres. Comme les hommes sont moins galants que tendres, les femmes sont moins coquettes que sensibles; et cette sensibilitй donne mкme aux plus honnкtes un tour d'esprit agrйable et fin qui va au coeur et qui en tire tout sa finesse. Tant que les Genevoises seront Genevoises, elles seront les plus aimables femmes de l'Europe; mais bientфt elles voudront кtre Franзaises, et alors les Franзaises vaudront mieux qu'elles.

Ainsi tout dйpйrit avec les moeurs. Le meilleur goыt tient а la vertu mкme; il disparaоt avec elle, et fait place а un goыt factice et guindй, qui n'est plus que l'ouvrage de la mode. Le vйritable esprit est presque dans le mкme cas. N'est-ce pas la modestie de notre sexe qui nous oblige d'user d'adresse pour repousser les agaceries des hommes, et s'ils ont besoin d'art pour se faire йcouter, nous en faut-il moins pour savoir ne les pas entendre? N'est-ce pas eux qui nous dйlient l'esprit et la langue, qui nous rendent plus vives а la riposte, et nous forcent de nous moquer d'eux? Car enfin, tu as beau dire, une certaine coquetterie maligne et railleuse dйsoriente encore plus les soupirants que le silence ou le mйpris. Quel plaisir de voir un beau Cйladon, tout dйconcertй, se confondre, se troubler, se perdre а chaque repartie; de s'environner contre lui de traits moins brыlants, mais plus aigus que ceux de l'Amour; de le cribler de pointes de glace qui piquent а l'aide du froid! Toi mкme qui ne fais semblant de rien, crois-tu que tes maniиres naпves et tendres, ton air timide et doux, cachent moins de ruse et d'habiletй que toutes mes йtourderies? Ma foi, mignonne, s'il fallait compter les galants que chacune de nous a persiflйs, je doute fort qu'avec ta mine hypocrite ce fыt toi qui serais en reste. Je ne puis m'empкcher de rire encore en songeant а ce pauvre Conflans, qui venait tout en furie me reprocher que tu l'aimais trop. "Elle est si caressante, me disait-il, que je ne sais de quoi me plaindre; elle me parle avec tant de raison, que j'ai honte d'en manquer devant elle; et je la trouve si fort mon amie, que je n'ose кtre son amant."

Je ne crois pas qu'il y ait nulle part au monde des йpoux plus unis et de meilleurs mйnages que dans cette ville. La vie domestique y est agrйable et douce: on y voit des maris complaisants, et presque d'autres Julies. Ton systиme se vйrifie trиs bien ici. Les deux sexes gagnent de toutes maniиres а se donner des travaux et des amusements diffйrents qui les empкchent de se rassasier l'un de l'autre, et font qu'ils se retrouvent avec plus de plaisir. Ainsi s'aiguise la voluptй du sage; s'abstenir pour jouir, c'est ta philosophie; c'est l'йpicurйisme de la raison.

Malheureusement cette antique modestie commence а dйcliner. On se rapproche, et les coeurs s'йloignent. Ici, comme chez nous, tout est mкlй de bien et de mal, mais а diffйrentes mesures. Le Genevois tire ses vertus de lui-mкme; ses vices lui viennent d'ailleurs. Non seulement il voyage beaucoup, mais il adopte aisйment les moeurs et les maniиres des autres peuples; il parle avec facilitй toutes les langues; il prend sans peine leurs divers accents, quoiqu'il ait lui-mкme un accent traоnant trиs sensible, surtout dans les femmes, qui voyagent moins. Plus humble de sa petitesse que fier de sa libertй, il se fait chez les nations йtrangиres une honte de sa patrie; il se hвte pour ainsi dire de se naturaliser dans le pays oщ il vit, comme pour faire oublier le sien: peut-кtre la rйputation qu'il a d'кtre вpre au gain contribue-t-elle а cette coupable honte. Il vaudrait mieux sans doute effacer par son dйsintйressement l'opprobre du nom genevois, que de l'avilir encore en craignant de le porter; mais le Genevois le mйprise, mкme en le rendant estimable, et il a plus de tort encore de ne pas honorer son pays de son propre mйrite.

Quelque avide qu'il puisse кtre, on ne le voit guиre aller а la fortune par des moyens serviles et bas; il n'aime point s'attacher aux grands et ramper dans les cours. L'esclavage personnel ne lui est pas moins odieux que l'esclavage civil. Flexible et liant comme Alcibiade, il supporte aussi peu la servitude; et quand il se plie aux usages des autres, il les imite sans s'y assujettir. Le commerce, йtant de tous les moyens de s'enrichir le plus compatible avec la libertй, est aussi celui que les Genevois prйfиrent. Ils sont presque tous marchands ou banquiers; et ce grand objet de leurs dйsirs leur fait souvent enfouir de rares talents que leur prodigua la nature. Ceci me ramиne au commencement de ma lettre. Ils ont du gйnie et du courage, ils sont vifs et pйnйtrants, il n'y a rien d'honnкte et de grand au-dessus de leur portйe; mais, plus passionnйs d'argent que de gloire, pour vivre dans l'abondance ils meurent dans l'obscuritй, et laissent а leurs enfants pour tout exemple l'amour des trйsors qu'ils leur ont acquis.

Je tiens tout cela des Genevois mкmes; car ils parlent d'eux fort impartialement. Pour moi, je ne sais comment ils sont chez les autres, mais je les trouve aimables chez eux, et je ne connais qu'un moyen de quitter sans regret Genиve. Quel est ce moyen cousine? Oh! ma foi, tu as beau prendre ton air humble; si tu dis ne l'avoir pas dйjа devinй, tu mens. C'est aprиs-demain que s'embarque la bande joyeuse dans un joli brigantin appareillй de fкte; car nous avons choisi l'eau а cause de la saison, et pour demeurer tous rassemblйs. Nous comptons coucher le mкme soir, а Morges, le lendemain а Lausanne, pour la cйrйmonie; et le surlendemain... tu m'entends. Quand tu verras de loin briller des flammes, flotter des banderoles, quand tu entendras ronfler le canon, cours par toute la maison comme une folle en criant: "Armes! armes! voici les ennemis! voici les ennemis!"

P.-S. - Quoique la distribution des logements entre incontestablement dans les droits de ma charge, je veux bien m'en dйsister en cette occasion. J'entends seulement que mon pиre soit logй chez milord Edouard, а cause des cartes de gйographie, et qu'on achиve d'en tapisser du haut en bas tout l'appartement.

 

Lettre VI de Madame de Wolmar

Quel sentiment dйlicieux j'йprouve en commenзant cette lettre! Voici la premiиre fois de ma vie oщ j'ai pu vous йcrire sans crainte et sans honte. Je m'honore de l'amitiй qui nous joint comme d'un retour sans exemple. On йtouffe de grandes passions; rarement on les йpure. Oublier ce qui nous fut cher quand l'honneur le veut, c'est l'effort d'une вme honnкte et commune; mais, aprиs avoir йtй ce que nous fыmes, кtre ce que nous sommes aujourd'hui, voilа le vrai triomphe de la vertu. La cause qui fait cesser d'aimer peut кtre un vice; celle qui change un tendre amour en une amitiй non moins vive ne saurait кtre йquivoque.

Aurions-nous jamais fait ce progrиs par nos seules forces? Jamais, jamais, mon ami; le tenter mкme йtait une tйmйritй. Nous fuir йtait pour nous la premiиre loi du devoir, que rien ne nous eыt permis d'enfreindre. Nous nous serions toujours estimйs, sans doute, mais nous aurions cessй de nous voir, de nous йcrire; nous nous serions efforcйs de ne plus penser l'un а l'autre; et le plus grand honneur que nous pouvions nous rendre mutuellement йtait de rompre tout commerce entre nous.

Voyez, au lieu de cela, quelle est notre situation prйsente. En est-il au monde une plus agrйable? et ne goыtons-nous pas mille fois le jour le prix des combats qu'elle nous a coыtйs? Se voir, s'aimer, le sentir, s'en fйliciter, passer les jours ensemble dans la familiaritй fraternelle et dans la paix de l'innocence, s'occuper l'un de l'autre, y penser sans remords, en parler sans rougir, et s'honorer а ses propres yeux du mкme attachement qu'on s'est si longtemps reprochй; voilа le point oщ nous en sommes. O ami, quelle carriиre d'honneur nous avons dйjа parcourue! Osons nous en glorifier pour savoir nous y maintenir, et l'achever comme nous l'avons commencйe.

A qui devons-nous un bonheur si rare? Vous le savez. J'ai vu votre coeur sensible, plein des bienfaits du meilleur des hommes, aimer а s'en pйnйtrer. Et comment nous seraient-ils а charge, а vous et а moi? Ils ne nous imposent point de nouveaux devoirs; ils ne font que nous rendre plus chers ceux qui nous йtaient dйjа si sacrйs. Le seul moyen de reconnaоtre ses soins est d'en кtre dignes, et tout leur prix est dans leur succиs. Tenons-nous-en donc lа dans l'effusion de notre zиle. Payons de nos vertus celles de notre bienfaiteur; voilа tout ce que nous lui devons. Il a fait assez pour nous et pour lui s'il nous a rendus а nous-mкmes. Absents ou prйsents, vivants ou morts, nous porterons partout un tйmoignage qui ne sera perdu pour aucun des trois.

Je faisais ces rйflexions en moi-mкme, quand mon mari vous destinait l'йducation de ses enfants. Quand milord Edouard m'annonзa son prochain retour et le vфtre, ces mкmes rйflexions revinrent, et d'autres encore, qu'il importe de vous communiquer tandis qu'il est temps de le faire.

Ce n'est point de moi qu'il est question, c'est de vous: je me crois plus en droit de vous donner des conseils depuis qu'ils sont tout а fait dйsintйressйs, et que, n'ayant plus ma sыretй pour objet, ils ne se rapportent qu'а vous-mкme. Ma tendre amitiй ne vous est pas suspecte, et je n'ai que trop acquis de lumiиres pour faire йcouter mes avis.

Permettez-moi de vous offrir le tableau de l'йtat oщ vous allez кtre, afin que vous examiniez vous-mкme s'il n'a rien qui doive vous effrayer. O bon jeune homme! si vous aimez la vertu, йcoutez d'une oreille chaste les conseils de votre amie. Elle commence en tremblant un discours qu'elle voudrait taire; mais comment le taire sans vous trahir? Sera-t-il temps de voir les objets que vous devez craindre, quand ils vous auront йgarй? Non, mon ami; je suis la seule personne au monde assez familiиre avec vous pour vous les prйsenter. N'ai-je pas le droit de vous parler, au besoin, comme une soeur, comme une mиre? Ah! si les leзons d'un coeur honnкte йtaient capables de souiller le vфtre, il y a longtemps que je n'en aurais plus а vous donner.

Votre carriиre, dites-vous, est finie. Mais convenez qu'elle est finie avant l'вge. L'amour est йteint; les sens lui survivent, et leur dйlire est d'autant plus а craindre que, le seul sentiment qui le bornait n'existant plus, tout est occasion de chute а qui ne tient plus а rien. Un homme ardent et sensible, jeune et garзon, veut кtre continent et chaste; il sait, il sent, il l'a dit mille fois, que la force de l'вme qui produit toutes les vertus tient а la puretй qui les nourrit toutes. Si l'amour le prйserva des mauvaises moeurs dans sa jeunesse, il veut que la raison l'en prйserve dans tous les temps; il connaоt pour les devoirs pйnibles un prix qui console de leur rigueur; et s'il en coыte des combats quand on veut se vaincre, fera-t-il moins aujourd'hui pour le Dieu qu'il adore, qu'il ne fit pour la maоtresse qu'il servit autrefois? Ce sont lа, ce me semble, des maximes de votre morale; ce sont donc aussi des rиgles de votre conduite: car vous avez toujours mйprisй ceux qui, contents de l'apparence, parlent autrement qu'ils n'agissent, et chargent les autres de lourds fardeaux auxquels ils ne veulent pas toucher eux-mкmes.

Quel genre de vie a choisi cet homme sage pour suivre les lois qu'il se prescrit? Moins philosophe encore qu'il n'est vertueux et chrйtien, sans doute il n'a point pris son orgueil pour guide. Il sait que l'homme est plus libre d'йviter les tentations que de les vaincre, et qu'il n'est pas question de rйprimer les passions irritйes, mais de les empкcher de naоtre. Se dйrobe-t-il donc aux occasions dangereuses? Fuit-il les objets capables de l'йmouvoir? Fait-il d'une humble dйfiance de lui-mкme la sauvegarde de sa vertu? Tout au contraire, il n'hйsite pas а s'offrir aux plus tйmйraires combats. A trente ans, il va s'enfermer dans une solitude avec des femmes de son вge, dont une lui fut trop chиre pour qu'un si dangereux souvenir se puisse effacer, dont l'autre vit avec lui dans une йtroite familiaritй, et dont une troisiиme lui tient encore par les droits qu'ont les bienfaits sur les вmes reconnaissantes. Il va s'exposer а tout ce qui peut rйveiller en lui des passions mal йteintes; il va s'enlacer dans les piиges qu'il devrait le plus redouter. Il n'y a pas un rapport dans sa situation qui ne dыt le faire dйfier de sa force, et pas un qui ne l'avilоt а jamais s'il йtait faible un moment. Oщ est-elle donc cette grande force d'вme а laquelle il ose tant se fier? Qu'a-t-elle fait jusqu'ici qui lui rйponde de l'avenir? Le tira-t-elle а Paris de la maison du colonel? Est-ce elle qui lui dicta l'йtй dernier la scиne de Meillerie? L'a-t-elle bien sauvй cet hiver des charmes d'un autre objet, et ce printemps des frayeurs d'un rкve? S'est-il vaincu pour elle au moins une fois, pour espйrer de se vaincre sans cesse? Il sait, quand le devoir l'exige, combattre les passions d'un ami; mais les siennes?... Hйlas! sur la plus belle moitiй de sa vie, qu'il doit penser modestement de l'autre!

On supporte un йtat violent quand il passe. Six mois, un an, ne sont rien; on envisage un terme, et l'on prend courage. Mais quand cet йtat doit durer toujours, qui est-ce qui le supporte? Qui est-ce qui sait triompher de lui-mкme jusqu'а la mort? O mon ami! si la vie est courte pour le plaisir, qu'elle est longue pour la vertu! Il faut кtre incessamment sur ses gardes. L'instant de jouir passe et ne revient plus; celui de mal faire passe et revient sans cesse: on s'oub_ie un moment, et l'on est perdu. Est-ce dans cet йtat effrayant qu'on peut couler des jours tranquilles, et ceux mкmes qu'on a sauvй du pйril n'offrent-ils pas une raison de n'y plus exposer les autres?

Que d'occasions peuvent renaоtre, aussi dangereuses que celles dont vous avez йchappй, et qui pis est, non moins imprйvues! Croyez-vous que les monuments а craindre n'existent qu'а Meillerie? Ils existent partout oщ nous sommes; car nous les portons avec nous. Eh! vous savez trop qu'une вme attendrie intйresse l'univers entier а sa passion, et que, mкme aprиs la guйrison, tous les objets de la nature nous rappellent encore ce qu'on sentit autrefois en les voyant. Je crois pourtant, oui, j'ose le croire, que ces pйrils ne reviendront plus, et mon coeur me rйpond du vфtre. Mais, pour кtre au-dessus d'une lвchetй, ce coeur facile est-il au-dessus d'une faiblesse, et suis-je la seule ici qu'il lui en coыtera peut-кtre de respecter? Songez, Saint-Preux, que tout ce qui m'est cher doit кtre couvert de ce mкme respect que vous me devez; songez que vous aurez sans cesse а porter innocemment les jeux innocents d'une femme charmante; songez aux mйpris йternels que vous auriez mйritйs, si jamais votre coeur osait s'oublier un moment et profaner ce qu'il doit honorer а tant de titres.

Je veux que le devoir, la foi, l'ancienne amitiй, vous arrкtent, que l'obstacle opposй par la vertu vous фte un vain espoir, et qu'au moins par raison vous йtouffiez des voeux inutiles; serez-vous pour cela dйlivrй de l'empire des sens et des piиges de l'imagination? Forcй de nous respecter toutes deux, et d'oublier en nous notre sexe, vous le verrez dans celles qui nous servent, et en vous abaissant vous croirez vous justifier; mais serez-vous moins coupable en effet, et la diffйrence des rangs change-t-elle ainsi la nature des fautes? Au contraire vous vous avilirez d'autant plus que les moyens de rйussir seront moins honnкtes. Quels moyens! Quoi! vous!... Ah! pйrisse l'homme indigne qui marchande un coeur et rend l'amour mercenaire! C'est lui qui couvre la terre des crimes que la dйbauche y fait commettre. Comment ne serait pas toujours а vendre celle qui se laisse acheter une fois? Et, dans l'opprobre oщ bientфt elle tombe, lequel est l'auteur de sa misиre, du brutal qui la maltraite en un mauvais lieu, ou du sйducteur qui l'y traоne en mettant le premier ses faveurs а prix?

Oserai-je ajouter une considйration qui vous touchera, si je ne me trompe? Vous avez vu quels soins j'ai pris pour йtablir ici la rиgle et les bonnes moeurs; la modestie et la paix y rиgnent, tout y respire le bonheur et l'innocence. Mon ami, songez а vous, а moi, а ce que nous fыmes, а ce que nous sommes, а ce que nous devons кtre. Faudra-t-il que je dise un jour, en regrettant mes peines perdues: "C'est de lui que vient le dйsordre de ma maison?"

Disons tout, s'il est nйcessaire, et sacrifions la modestie elle-mкme au vйritable amour de la vertu. L'homme n'est pas fait pour le cйlibat, et il est bien difficile qu'un йtat si contraire а la nature n'amиne pas quelque dйsordre public ou cachй. Le moyen d'йchapper toujours а l'ennemi qu'on porte sans cesse avec soi? Voyez en d'autres pays ces tйmйraires qui font voeu de n'кtre pas hommes. Pour les punir d'avoir tentй Dieu, Dieu les abandonne; ils se disent saints, et sont dйshonnкtes; leur feinte continence n'est que souillure; et pour avoir dйdaignй l'humanitй ils s'abaissent au-dessous d'elle. Je comprends qu'il en coыte peu de se rendre difficile sur des lois qu'on n'observe qu'en apparence; mais celui qui veut кtre sincиrement vertueux se sent assez chargй des devoirs de l'homme sans s'en imposer de nouveaux. Voilа, cher Saint-Preux, la vйritable humilitй du chrйtien, c'est de trouver toujours sa tвche au-dessus de ses forces, bien loin d'avoir l'orgueil de la doubler. Faites-vous l'application de cette rиgle, et vous sentirez qu'un йtat qui devrait seulement alarmer un autre homme doit par mille raisons vous faire trembler. Moins vous craignez, plus vous avez а craindre; et si vous n'кtes point effrayй de vos devoirs, n'espйrez pas de les remplir.

Tels sont les dangers qui vous attendent ici. Pensez-y tandis qu'il en est temps. Je sais que jamais de propos dйlibйrй vous ne vous exposerez а mal faire, et le seul mal que je crains de vous est celui que vous n'aurez pas prйvu. Je ne vous dis donc pas de vous dйterminer sur mes raisons, mais de les peser. Trouvez-y quelque rйponse dont vous soyez content, et je m'en contente; osez compter sur vous, et j'y compte. Dites-moi: "Je suis un ange", et je vous reзois а bras ouverts.

Quoi! toujours des privations et des peines! toujours des devoirs cruels а remplir! toujours fuir les gens qui nous sont chers! Non, mon aimable ami. Heureux qui peut dиs cette vie offrir un prix а la vertu! J'en vois un digne d'un homme qui sut combattre et souffrir pour elle. Si je ne prйsume pas trop de moi, ce prix que j'ose vous destiner acquittera tout ce que mon coeur redoit au vфtre; et vous aurez plus que vous n'eussiez obtenu si le ciel eыt bйni nos premiиres inclinations. Ne pouvant vous faire ange vous-mкme, je vous en veux donner un qui garde votre вme, qui l'йpure, qui la ranime, et sous les auspices duquel vous puissiez vivre avec nous dans la paix du sйjour cйleste. Vous n'aurez pas, je crois, beaucoup de peine а deviner qui je veux dire; c'est l'objet qui se trouve а peu prиs йtabli d'avance dans le coeur qu'il doit remplir un jour, si mon projet rйussit.

Je vois toutes les difficultйs de ce projet sans en кtre rebutйe, car il est honnкte. Je connais tout l'empire que j'ai sur mon amie, et ne crains point d'en abuser en l'exerзant en votre faveur. Mais ses rйsolutions vous sont connues; et, avant de les йbranler, je dois m'assurer de vos dispositions, afin qu'en l'exhortant de vous permettre d'aspirer а elle je puisse rйpondre de vous et de vos sentiments; car, si l'inйgalitй que le sort a mise entre l'un et l'autre vous фte le droit de vous proposer vous-mкme, elle permet encore moins que ce droit vous soit accordй sans savoir quel usage vous en pourrez faire.

Je connais toute votre dйlicatesse; et si vous avez des objections а m'opposer, je sais qu'elles seront pour elle bien plus que pour vous. Laissez ces vains scrupules. Serez-vous plus jaloux que moi de l'honneur de mon amie? Non, quelque cher que vous me puissiez кtre, ne craignez point que je prйfиre votre intйrкt а sa gloire. Mais autant je mets de prix а l'estime des gens sensйs, autant je mйprise les jugements tйmйraires de la multitude, qui se laisse йblouir par un faux йclat, et ne voit rien de ce qui est honnкte. La diffйrence fыt-elle cent fois plus grande, il n'est point de rang auquel les talents et les moeurs n'aient droit d'atteindre, et а quel titre une femme oserait-elle dйdaigner pour йpoux celui qu'elle s'honore d'avoir pour ami? Vous savez quels sont lа-dessus nos principes а toutes deux. La fausse honte et la crainte du blвme inspirent plus de mauvaises actions que de bonnes, et la vertu ne sait rougir que de ce qui est mal.

A votre йgard, la fiertй que je vous ai quelquefois connue ne saurait кtre plus dйplacйe que dans cette occasion; et ce serait а vous une ingratitude de craindre d'elle un bienfait de plus. Et puis, quelque difficile que vous puissiez кtre, convenez qu'il est plus doux et mieux sйant de devoir sa fortune а son йpouse qu'а son ami; car on devient le protecteur de l'une, et le protйgй de l'autre; et, quoi que l'on puisse dire, un honnкte homme n'aura jamais de meilleur ami que sa femme.

Que s'il reste au fond de votre вme quelque rйpugnance а former de nouveaux engagements, vous ne pouvez trop vous hвter de la dйtruire pour votre honneur et pour mon repos; car je ne serai jamais contente de vous et de moi que quand vous serez en effet tel que vous devez кtre, et que vous aimerez les devoirs que vous avez а remplir. Eh! mon ami, je devrais moins craindre cette rйpugnance qu'un empressement trop relatif а vos anciens penchants. Que ne fais-je point pour m'acquitter auprиs de vous! Je tiens plus que je n'avais promis. N'est-ce pas aussi Julie que je vous donne? N'aurez-vous pas la meilleure partie de moi-mкme, et n'en serez-vous pas plus cher а l'autre? Avec quel charme alors je me livrerai sans contrainte а tout mon attachement pour vous! Oui, portez-lui la foi que vous m'avez jurйe; que votre coeur remplisse avec elle tous les engagements qu'il prit avec moi; qu'il lui rende, s'il est possible, tout ce que vous redevez au mien. O Saint-Preux! je lui transmets cette ancienne dette. Souvenez-vous qu'elle n'est pas facile а payer.

Voilа, mon ami, le moyen que j'imagine de nous rйunir sans danger, en vous donnant dans notre famille la mкme place que vous tenez dans nos coeurs. Dans le noeud cher et sacrй qui nous unira tous, nous ne serons plus entre nous que des soeurs et des frиres; vous ne serez plus votre propre ennemi ni le nфtre; les plus doux sentiments, devenus lйgitimes, ne seront plus dangereux; quand il ne faudra plus les йtouffer, on n'aura plus а les craindre. Loin de rйsister а des sentiments si charmants, nous en ferons а la fois nos devoirs et nos plaisirs: c'est alors que nous nous aimerons tous plus parfaitement, et que nous goыterons vйritablement rйunis les charmes de l'amitiй, de l'amour, et de l'innocence. Que si, dans l'emploi dont vous vous chargez, le ciel rйcompense du bonheur d'кtre pиre le soin que vous prendrez de nos enfants, alors vous connaоtrez par vous-mкme le prix de ce que vous aurez fait pour nous. Comblй des vrais biens de l'humanitй, vous apprendrez а porter avec plaisir le doux fardeau d'une vie utile а vos proches; vous sentirez enfin ce que la vaine sagesse des mйchants n'a jamais pu croire, qu'il est un bonheur rйservй dиs ce monde aux seuls amis de la vertu.

Rйflйchissez а loisir sur le parti que je vous propose, non pour savoir s'il vous convient, je n'ai pas besoin lа-dessus de votre rйponse, mais s'il convient а Mme d'Orbe, et si vous pouvez faire son bonheur comme elle doit faire le vфtre. Vous savez comment elle a rempli ses devoirs dans tous les йtats de son sexe; sur ce qu'elle est, jugez ce qu'elle a droit d'exiger. Elle aime comme Julie, elle doit кtre aimйe comme elle. Si vous sentez pouvoir la mйriter, parlez; mon amitiй tentera le reste, et se promet tout de la sienne. Mais si j'ai trop espйrй de vous, au moins vous кtes honnкte homme, et vous connaissez sa dйlicatesse; vous ne voudriez pas d'un bonheur qui lui coыterait le sien: que votre coeur soit digne d'elle, ou qu'il ne lui soit jamais offert.

Encore une fois, consultez-vous bien. Pesez votre rйponse avant de la faire. Quand il s'agit du sort de la vie, la prudence ne permet pas de se dйterminer lйgиrement; mais toute dйlibйration lйgиre est un crime quand il s'agit du destin de l'вme et du choix de la vertu. Fortifiez la vфtre, ф mon bon ami, de tous les secours de la sagesse. La mauvaise honte m'empкcherait-elle de vous rappeler le plus nйcessaire? Vous avez de la religion; mais j'ai peur que vous n'en tiriez pas tout l'avantage qu'elle offre dans la conduite de la vie, et que la hauteur philosophique ne dйdaigne la simplicitй du chrйtien. Je vous ai vu sur la priиre des maximes que je ne saurais goыter. Selon vous, cet acte d'humilitй ne nous est d'aucun fruit; et Dieu, nous ayant donnй dans la conscience tout ce qui peut nous porter au bien, nous abandonne ensuite а nous-mкmes, et laisse agir notre libertй. Ce n'est pas lа, vous le savez, la doctrine de saint Paul, ni celle qu'on professe dans notre Eglise. Nous sommes libres, il est vrai, mais nous sommes ignorants, faibles, portйs au mal. Et d'oщ nous viendraient la lumiиre et la force, si ce n'est de celui qui en est la source, et pourquoi les obtiendrions-nous, si nous ne daignons pas les demander? Prenez garde, mon ami, qu'aux idйes sublimes que vous vous faites du grand Etre l'orgueil humain ne mкle des idйes basses qui se rapportent а l'homme; comme si les moyens qui soulagent notre faiblesse convenaient а la puissance divine, et qu'elle eыt besoin d'art comme nous pour gйnйraliser les choses afin de les traiter plus facilement! Il semble, а vous entendre, que ce soit un embarras pour elle de veiller sur chaque individu; vous craignez qu'une attention partagйe et continuelle ne la fatigue, et vous trouvez bien plus beau qu'elle fasse tout par des lois gйnйrales, sans doute parce qu'elles lui coыtent moins de soin. O grands philosophes! que Dieu vous est obligй de lui fournir ainsi des mйthodes commodes, et de lui abrйger le travail!

A quoi bon lui rien demander, dites-vous encore, ne connaоt-il pas tous nos besoins? N'est-il pas notre pиre pour y pourvoir? Savons-nous mieux que lui ce qu'il nous faut, et voulons-nous notre bonheur plus vйritablement qu'il ne le veut lui-mкme? Cher Saint-Preux, que de vains sophismes! Le plus grand de nos besoins, le seul auquel nous pouvons pourvoir, est celui de sentir nos besoins; et le premier pas pour sortir de notre misиre est de la connaоtre. Soyons humbles pour кtre sages; voyons notre faiblesse, et nous serons forts. Ainsi s'accorde la justice avec la clйmence; ainsi rиgnent а la fois la grвce et la libertй. Esclaves par notre faiblesse, nous sommes libres par la priиre; car il dйpend de nous de demander et d'obtenir la force qu'il ne dйpend pas de nous d'avoir par nous-mкmes.

Apprenez donc а ne pas prendre toujours conseil de vous seul dans les occasions difficiles, mais de celui qui joint le pouvoir а la prudence, et sait faire le meilleur parti du parti qu'il nous fait prйfйrer. Le grand dйfaut de la sagesse humaine, mкme de celle qui n'a que la vertu pour objet, est un excиs de confiance qui nous fait juger de l'avenir par le prйsent, et par un moment de la vie entiиre. On se sent ferme un instant, et l'on compte n'кtre jamais йbranlй. Plein d'un orgueil que l'expйrience confond tous les jours, on croit n'avoir plus а craindre un piиge une fois йvitй. Le modeste langage de la vaillance est: "Je fus brave un tel jour"; mais celui qui dit: "Je suis brave", ne sait ce qu'il sera demain; et tenant pour sienne une valeur qu'il ne s'est pas donnйe, il mйrite de la perdre au moment de s'en servir.

Que tous nos projets doivent кtre ridicules, que tous nos raisonnements doivent кtre insensйs devant l'Etre pour qui les temps n'ont point de succession ni les lieux de distance! Nous comptons pour rien ce qui est loin de nous, nous ne voyons que ce qui nous touche: quand nous aurons changй de lieu, nos jugements seront tout contraires, et ne seront pas mieux fondйs. Nous rйglons l'avenir sur ce qui nous convient aujourd'hui, sans savoir s'il nous conviendra demain; nous jugeons de nous comme йtant toujours les mкmes, et nous changeons tous les jours. Qui sait si nous aimerons ce que nous aimons, si nous voudrons ce que nous voulons, si nous serons ce que nous sommes, si les objets йtrangers et les altйrations de nos corps n'auront pas autrement modifiй nos вmes; et si nous ne trouverons pas notre misиre dans ce que nous aurons arrangй pour notre bonheur? Montrez-moi la rиgle de la sagesse humaine, et je vais la prendre pour guide. Mais si sa meilleure leзon est de nous apprendre а nous dйfier d'elle, recourons а celle qui ne trompe point, et faisons ce qu'elle nous inspire. Je lui demande d'йclairer mes conseils; demandez-lui d'йclairer vos rйsolutions. Quelque parti que vous preniez, vous ne voudrez que ce qui est bon et honnкte, je le sais bien. Mais ce n'est pas assez encore; il faut vouloir ce qui le sera toujours; et ni vous ni moi n'en sommes les juges.

 

Lettre VII. Rйponse

Julie! une lettre de vous!... aprиs sept ans de silence!... Oui, c'est elle; je le vois, je le sens: mes yeux mйconnaоtraient-ils des traits que mon coeur ne peut oublier? Quoi! vous vous souvenez de mon nom! vous le savez encore йcrire!... En formant ce nom, votre main n'a-t-elle point tremblй? Je m'йgare, et c'est votre faute. La forme, le pli, le cachet, l'adresse, tout dans cette lettre m'en rappelle de trop diffйrentes. Le coeur et la main semblent se contredire. Ah! deviez-vous employer la mкme йcriture pour tracer d'autres sentiments?

Vous trouverez peut-кtre que songer si fort а vos anciennes lettres, c'est trop justifier la derniиre. Vous vous trompez. Je me sens bien; je ne suis plus le mкme, ou vous n'кtes plus la mкme; et ce qui me le prouve est qu'exceptй les charmes et la bontй, tout ce que je retrouve en vous de ce que j'y trouvais autrefois m'est un nouveau sujet de surprise. Cette observation rйpond d'avance а vos craintes. Je ne me fie point а mes forces, mais au sentiment qui me dispense d'y recourir. Plein de tout ce qu'il faut que j'honore en celle que j'ai cessй d'adorer, je sais а quels respects doivent s'йlever mes anciens hommages. Pйnйtrй de la plus tendre reconnaissance, je vous aime autant que jamais, il est vrai; mais ce qui m'attache le plus а vous est le retour de ma raison. Elle vous montre а moi telle que vous кtes; elle vous sert mieux que l'amour mкme. Non, si j'йtais restй coupable, vous ne me seriez pas aussi chиre.

Depuis que j'ai cessй de prendre le change, et que le pйnйtrant Wolmar m'a йclairй sur mes vrais sentiments, j'ai mieux appris а me connaоtre, et je m'alarme moins de ma faiblesse. Qu'elle abuse mon imagination, que cette erreur me soit douce encore, il suffit, pour mon repos, qu'elle ne puisse plus vous offenser, et la chimиre qui m'йgare а sa poursuite me sauve d'un danger rйel.

O Julie! il est des impressions йternelles que le temps ni les soins n'effacent point. La blessure guйrit, mais la marque reste; et cette marque est un sceau respectй qui prйserve le coeur d'une autre atteinte. L'inconstance et l'amour sont incompatibles: l'amant qui change, ne change pas; il commence ou finit d'aimer. Pour moi, j'ai fini; mais, en cessant d'кtre а vous, je suis restй sous votre garde. Je ne vous crains plus; mais vous m'empкchez d'en craindre une autre. Non, Julie, non, femme respectable, vous ne verrez jamais en moi que l'ami de votre personne et l'amant de vos vertus; mais nos amours, nos premiиres et uniques amours, ne sortiront jamais de mon coeur. La fleur de mes ans ne se flйtrira point dans ma mйmoire. Dussй-je vivre des siиcles entiers, le doux temps de ma jeunesse ne peut ni renaоtre pour moi, ni s'effacer de mon souvenir. Nous avons beau n'кtre plus les mкmes, je ne puis oublier ce que nous avons йtй. Mais parlons de votre cousine.

Chиre amie, il faut l'avouer, depuis que je n'ose plus contempler vos charmes, je deviens plus sensible aux siens. Quels yeux peuvent errer toujours de beautйs en beautйs sans jamais se fixer sur aucune? Les miens l'ont revue avec trop de plaisir peut-кtre; et depuis mon йloignement, ses traits, dйjа gravйs dans mon coeur, y font une impression plus profonde. Le sanctuaire est fermй, mais son image est dans le temple. Insensiblement, je deviens pour elle ce que j'aurais йtй si je ne vous avais jamais vue; et il n'appartenait qu'а vous seule de me faire sentir la diffйrence de ce qu'elle m'inspire а l'amour. Les sens, libres de cette passion terrible, se joignent au doux sentiment de l'amitiй. Devient-elle amour pour cela? Julie, ah! quelle diffйrence! Oщ est l'enthousiasme? Oщ est l'idolвtrie? Ou sont ces divins йgarements de la raison, plus brillants, plus sublimes, plus forts, meilleurs cent fois que la raison mкme? Un feu passager m'embrase, un dйlire d'un moment me saisit, me trouble, et me quitte. Je retrouve entre elle et moi deux amis qui s'aiment tendrement et qui se le disent. Mais deux amants s'aiment-ils l'un l'autre? Non; vous et moi sont des mots proscrits de leur langue: ils ne sont plus deux, ils sont un.

Suis-je donc tranquille en effet? Comment puis-je l'кtre? Elle est charmante, elle est votre amie et la mienne; la reconnaissance m'attache а elle; elle entre dans mes souvenirs les plus doux. Que de droits sur une вme sensible! et comment йcarter un sentiment plus tendre de tant de sentiments si bien dus! Hйlas! il est dit qu'entre elle et vous je ne serai jamais un moment paisible.

Femmes! femmes! objets chers et funestes, que la nature orna pour notre supplice, qui punissez quand on vous brave, qui poursuivez quand on vous craint, dont la haine et l'amour sont йgalement nuisibles, et qu'on ne peut ni rechercher ni fuir impunйment!... Beautй, charme, attrait, sympathie, кtre ou chimиre inconcevable, abоme de douleurs et de voluptйs! beautй, plus terrible aux mortels que l'йlйment oщ l'on t'a fait naоtre, malheureux qui se livre а ton calme trompeur! C'est toi qui produis les tempкtes qui tourmentent le genre humain. O Julie! ф Claire! que vous me vendez cher cette amitiй cruelle dont vous osez vous vanter а moi! J'ai vйcu dans l'orage, et c'est toujours vous qui l'avez excitй. Mais quelles agitations diverses vous avez fait йprouver а mon coeur! Celles du lac de Genиve ne ressemblent pas plus aux flots du vaste Ocйan. L'un n'a que des ondes vives et courtes dont le perpйtuel tranchant agite, йmeut, submerge quelquefois, sans jamais former de longs cours. Mais sur la mer, tranquille en apparence, on se sent йlevй, portй doucement et loin par un flot lent et presque insensible; on croit ne pas sortir de la place, et l'on arrive au bout du monde.

Telle est la diffйrence de l'effet qu'on produit sur moi vos attraits et les siens. Ce premier, cet unique amour qui fit le destin de ma vie, et que rien n'a pu vaincre que lui-mкme, йtait nй sans que je m'en fusse aperзu; il m'entraоnait que je l'ignorais encore: je me perdis sans croire m'кtre йgarй. Durant le vent j'йtais au ciel ou dans les abоmes; le calme vient, je ne sais plus oщ je suis. Au contraire, je vois, je sens mon trouble auprиs d'elle, et me le figure plus grand qu'il n'est; j'йprouve des transports passagers et sans suite; je m'emporte un moment, et suis paisible un moment aprиs: l'onde tourmente en vain le vaisseau, le vent n'enfle point les voiles; mon coeur, content de ses charmes, ne leur prкte point son illusion; je la vois plus belle que je ne l'imagine, et je la redoute plus de prиs que de loin: c'est presque l'effet contraire а celui qui me vient de vous, et j'йprouvais constamment l'un et l'autre а Clarens.

Depuis mon dйpart il est vrai qu'elle se prйsente а moi quelquefois avec plus d'empire. Malheureusement il m'est difficile de la voir seule. Enfin je la vois, et c'est bien assez; elle ne m'a pas laissй de l'amour, mais de l'inquiйtude.

Voilа fidиlement ce que je suis pour l'une et pour l'autre. Tout le reste de votre sexe ne m'est plus rien; mes longues peines me l'ont fait oublier:

E fornito 'l mio tempo a mezzo gli anni.

Le malheur m'a tenu lieu de force pour vaincre la nature et triompher des tentations. On a peu de dйsirs quand on souffre; et vous m'avez appris а les йteindre en leur rйsistant. Une grande passion malheureuse est un grand moyen de sagesse. Mon coeur est devenu, pour ainsi dire, l'organe de tous mes besoins; je n'en ai point quand il est tranquille. Laissez-le en paix l'une et l'autre, et dйsormais il l'est pour toujours.

Dans cet йtat, qu'ai-je а craindre de moi-mкme, et par quelle prйcaution cruelle voulez-vous m'фter mon bonheur pour ne pas m'exposer а le perdre? Quel caprice de m'avoir fait combattre et vaincre pour m'enlever le prix aprиs la victoire! N'est-ce pas vous qui rendez blвmable un danger bravй sans raison? Pourquoi m'avoir appelй prиs de vous avec tant de risques? ou pourquoi m'en bannir quand je suis digne d'y rester? Deviez-vous laisser prendre а votre mari tant de peine а pure perte? Que ne le faisiez-vous renoncer а des soins que vous aviez rйsolu de rendre inutiles? Que ne lui disiez-vous: "Laissez-le au bout du monde, puisque aussi bien je l'y veux renvoyer"? Hйlas! plus vous craignez pour moi, plus il faudrait vous hвter de me rappeler. Non, ce n'est pas prиs de vous qu'est le danger; c'est en votre absence, et je ne vous crains qu'oщ vous n'кtes pas. Quand cette redoutable Julie me poursuit, je me rйfugie auprиs de Mme de Wolmar, et je suis tranquille; oщ fuirai-je si cet asile m'est фtй? Tous les temps, tous les lieux me sont dangereux loin d'elle; partout je trouve Claire ou Julie. Dans le passй, dans le prйsent, l'une et l'autre m'agite а son tour: ainsi mon imagination toujours troublйe ne se calme qu'а votre vue, et ce n'est qu'auprиs de vous que je suis en sыretй contre moi. Comment vous expliquer le changement que j'йprouve en vous abordant? Toujours vous exercez le mкme empire, mais son effet est tout opposй; en rйprimant les transports que vous causiez autrefois, cet empire est plus grand, plus sublime encore; la paix, la sйrйnitй, succиdent au trouble des passions; mon coeur toujours formй sur le vфtre, aima comme lui, et devient paisible а son exemple. Mais ce repos passager n'est qu'une trкve; et j'ai beau m'йlever jusqu'а vous en votre prйsence, je retombe en moi-mкme en vous quittant. Julie, en vйritй, je crois avoir deux вmes, dont la bonne est en dйpфt dans vos mains. Ah! voulez-vous me sйparer d'elle?

Mais les erreurs des sens vous alarment? Vous craignez les restes d'une jeunesse йteinte par les ennuis; vous craignez pour les jeunes personnes qui sont sous votre garde; vous craignez de moi ce que le sage Wolmar n'a pas craint! O Dieu! que toutes ces frayeurs m'humilient! Estimez-vous donc votre ami moins que le dernier de vos gens! Je puis vous pardonner de mal penser de moi, jamais de ne vous pas rendre а vous-mкme l'honneur que vous vous devez. Non, non; les feux dont j'ai brыlй m'ont purifiй; je n'ai plus rien d'un homme ordinaire. Aprиs ce que je fus, si je pouvais кtre vil un moment, j'irais me cacher au bout du monde, et ne me croirais jamais assez loin de vous.

Quoi! je troublerai cet ordre aimable que j'admirais avec tant de plaisir? Je souillerais ce sйjour d'innocence et de paix que j'habitais avec tant de respect? Je pourrais кtre assez lвche?... Eh! comment le plus corrompu des hommes ne serait-il pas touchй d'un si charmant tableau? Comment ne reprendrait-il pas dans cet asile l'amour de l'honnкtetй? Loin d'y porter ses mauvaises moeurs, c'est lа qu'il irait s'en dйfaire... Qui? moi, Julie, moi?... si tard?... sous vos yeux?... Chиre amie, ouvrez-moi votre maison sans crainte; elle est pour moi le temple de la vertu; partout j'y vois son simulacre auguste, et ne puis servir qu'elle auprиs de vous. Je ne suis pas un ange, il est vrai; mais j'habiterai leur demeure, j'imiterai leurs exemples: on les fuit quand on ne leur veut pas ressembler.

Vous le voyez, j'ai peine а venir au point principal de votre lettre, le premier auquel il fallait songer, le seul dont je m'occuperais si j'osais prйtendre au bien qu'il m'annonce! O Julie! вme bienfaisante! amie incomparable! en m'offrant la digne moitiй de vous-mкme, et le plus prйcieux trйsor qui soit au monde aprиs vous, vous faites plus, s'il est possible, que vous ne fоtes jamais pour moi. L'amour, l'aveugle amour put vous forcer а vous donner; mais donner votre amie est une preuve d'estime non suspecte. Dиs cet instant je crois vraiment кtre homme de mйrite, car je suis honorй de vous. Mais que le tйmoignage de cet honneur m'est cruel! En l'acceptant je le dйmentirais, et pour le mйriter il faut que j'y renonce. Vous me connaissez: jugez-moi. Ce n'est pas assez que votre adorable cousine soit aimйe; elle doit l'кtre comme vous, je le sais: le sera-t-elle? le peut-elle кtre? et dйpend-il de moi de lui rendre sur ce point ce qui lui est dы? Ah! si vous vouliez m'unir avec elle, que ne me laissiez-vous un coeur а lui donner, un coeur auquel elle inspirвt des sentiments nouveaux dont il lui pыt offrir les prйmices? En est-il un moins digne d'elle que celui qui sut vous aimer? Il faudrait avoir l'вme libre et paisible du bon et sage d'Orbe pour s'occuper d'elle seule а son exemple; il faudrait le valoir pour lui succйder: autrement la comparaison de son ancien йtat lui rendrait le dernier plus insupportable; et l'amour faible et distrait d'un second йpoux, loin de la consoler du premier, le lui ferait regretter davantage. D'un ami tendre et reconnaissant elle aurait fait un mari vulgaire. Gagnerait-elle а cet йchange? Elle y perdrait doublement. Son coeur dйlicat et sensible sentirait trop cette perte; et moi, comment supporterais-je le spectacle continuel d'une tristesse dont je serais cause, et dont je ne pourrais la guйrir? Hйlas! j'en mourrais de douleur mкme avant elle. Non, Julie, je ne ferai point mon bonheur aux dйpens du sien. Je l'aime trop pour l'йpouser.

Mon bonheur? Non. Serais-je heureux moi-mкme en ne la rendant pas heureuse? L'un des deux peut-il se faire un sort exclusif dans le mariage? Les biens, les maux, n'y sont-ils pas communs, malgrй qu'on en ait, et les chagrins qu'on se donne l'un а l'autre, ne retombent-ils pas toujours sur celui qui les cause? Je serais malheureux par ses peines, sans кtre heureux par ses bienfaits. Grвces, beautй; mйrite, attachement, fortune, tout concourrait а ma fйlicitй; mon coeur, mon coeur seul empoisonnerait tout cela, et me rendrait misйrable au sein du bonheur.

Si mon йtat prйsent est plein de charme auprиs d'elle, loin que ce charme pыt augmenter par une union plus йtroite, les plus doux plaisirs que j'y goыte me seraient фtйs. Son humeur badine peut laisser un aimable essor а son amitiй, mais c'est quand elle a des tйmoins de ses caresses. Je puis avoir quelque йmotion trop vive auprиs d'elle, mais c'est quand votre prйsence me distrait de vous. Toujours entre elle et moi dans nos tкte-а-tкte, c'est vous qui le rendez dйlicieux. Plus notre attachement augmente, plus nous songeons aux chaоnes qui l'ont formй; le doux lien de notre amitiй se resserre, et nous nous aimons pour parler de vous. Ainsi mille souvenirs chers а votre amie, plus chers а votre ami, les rйunissent: uni par d'autres noeuds, il y faudra renoncer. Ces souvenirs trop charmants ne seraient-ils pas autant d'infidйlitйs envers elle? Et de quel front prendrais-je une йpouse respectйe et chйrie pour confidente des outrages que mon coeur lui ferait malgrй lui? Ce coeur n'oserait donc plus s'йpancher dans le sien, il se fermerait а son abord. N'osant plus lui parler de vous, bientфt je ne lui parlerais plus de moi. Le devoir, l'honneur, en m'imposant pour elle une rйserve nouvelle, me rendraient ma femme йtrangиre, et je n'aurais plus ni guide ni conseil pour йclairer mon вme et corriger mes erreurs. Est-ce lа l'hommage qu'elle doit attendre? Est-ce lа le tribut de tendresse et de reconnaissance que j'irais lui porter? Est-ce ainsi que je ferais son bonheur et le mien?

Julie, oubliвtes-vous mes serments avec les vфtres? Pour moi, je ne les ai point oubliйs. J'ai tout perdu; ma foi seule m'est restйe; elle me restera jusqu'au tombeau. Je n'ai pu vivre а vous; je mourrai libre. Si l'engagement en йtait а prendre, je le prendrais aujourd'hui. Car si c'est un devoir de se marier, un devoir plus indispensable encore est de ne faire le malheur de personne; et tout ce qui me reste а sentir en d'autres noeuds, c'est l'йternel regret de ceux auxquels j'osai prйtendre. Je porterais dans ce lien sacrй l'idйe de ce que j'espйrais y trouver une fois: cette idйe ferait mon supplice et celui d'une infortunйe. Je lui demanderais compte des jours heureux que j'attendis de vous. Quelles comparaisons j'aurais а faire! Quelle femme au monde les pourrait soutenir? Ah! comment me consolerais-je а la fois de n'кtre pas а vous et d'кtre а une autre?

Chиre amie, n'йbranlez point des rйsolutions dont dйpend le repos de mes jours; ne cherchez point а me tirer de l'anйantissement oщ je suis tombй, de peur qu'avec le sentiment de mon existence, je ne reprenne celui de mes maux, et qu'un йtat violent ne rouvre toutes mes blessures. Depuis mon retour j'ai senti, sans m'en alarmer, l'intйrкt plus vif que je prenais а votre amie; car je savais bien que l'йtat de mon coeur ne lui permettrait jamais d'aller trop loin, et voyant ce nouveau goыt ajouter а l'attachement dйjа si tendre que j'eus pour elle dans tous les temps, je me suis fйlicitй d'une йmotion qui m'aidait а prendre le change, et me faisait supporter votre image avec moins de peine. Cette йmotion a quelque chose des douceurs de l'amour, et n'en a pas les tourments. Le plaisir de la voir n'est point troublй par le dйsir de la possйder; content de passer ma vie entiиre, comme j'ai passй cet hiver, je trouve entre vous deux cette situation paisible et douce qui tempиre l'austйritй de la vertu et rend ses leзons aimables. Si quelque vain transport m'agite un moment, tout le rйprime et le fait taire: j'en ai trop vaincu de plus dangereux pour qu'il m'en reste aucun а craindre. J'honore votre amie comme je l'aime et c'est tout dire. Quand je ne songerais qu'а mon intйrкt, tous les droits de la tendre amitiй me sont trop chers auprиs d'elle pour que je m'expose а les perdre en cherchant а les йtendre; et je n'ai pas mкme eu besoin de songer au respect que je lui dois pour ne jamais lui dire un seul mot dans le tкte-а-tкte, qu'elle eыt besoin d'interprйter ou de ne pas entendre. Que si peut-кtre elle a trouvй quelquefois un peu trop d'empressement dans mes maniиres, sыrement elle n'a point vu dans mon coeur la volontй de le tйmoigner. Tel que je fus six mois auprиs d'elle, tel je serai toute ma vie. Je ne connais rien aprиs vous de si parfait qu'elle; mais, fыt-elle plus parfaite que vous encore, je sens qu'il faudrait n'avoir jamais йtй votre amant pour pouvoir devenir le sien.

Avant d'achever cette lettre, il faut vous dire ce que je pense de la vфtre. J'y trouve avec toute la prudence de la vertu les scrupules d'une вme craintive qui se fait un devoir de s'йpouvanter, et croit qu'il faut tout craindre pour se garantir de tout. Cette extrкme timiditй a son danger ainsi qu'une confiance excessive. En nous montrant sans cesse des monstres oщ il n'y en a point, elle nous йpuise а combattre des chimиres; et, а force de nous effaroucher sans sujet, elle nous tient moins en garde contre les pйrils vйritables, et nous les laisse moins discerner. Relisez quelquefois la lettre que milord Edouard vous йcrivit l'annйe derniиre au sujet de votre mari; vous y trouverez de bons avis а votre usage а plus d'un йgard. Je ne blвme point votre dйvotion; elle est touchante, aimable, et douce comme vous; elle doit plaire а votre mari mкme. Mais prenez garde qu'а force de vous rendre timide et prйvoyante, elle ne vous mиne au quiйtisme par une route opposйe, et que, vous montrant partout du risque а courir, elle ne vous empкche enfin d'acquiescer а rien. Chиre amie, ne savez-vous pas que la vertu est un йtat de guerre, et que, pour y vivre, on a toujours quelque combat а rendre contre soi? Occupons-nous moins des dangers que de nous, afin de tenir notre вme prкte а tout йvйnement. Si chercher les occasions c'est mйriter d'y succomber, les fuir avec trop de soin, c'est souvent nous refuser а de grands devoirs; et il n'est pas bon de songer sans cesse aux tentations, mкme pour les йviter. On ne me verra jamais rechercher des moments dangereux ni des tкte-а-tкte avec des femmes; mais, dans quelque situation que me place dйsormais la Providence, j'ai pour sыretй de moi les huit mois que j'ai passйs а Clarens, et ne crains plus que personne m'фte le prix que vous m'avez fait mйriter. Je ne serai pas plus faible que je l'ai йtй; je n'aurai pas de plus grands combats а rendre; j'ai senti l'amertume des remords; j'ai goыtй les douceurs de la victoire. Aprиs de telles comparaisons on n'hйsite plus sur le choix; tout, jusqu'а mes fautes passйes; m'est garant de l'avenir.

Sans vouloir entrer avec vous dans de nouvelles discussions sur l'ordre de l'univers et sur la direction des кtres qui le composent, je me contenterai de vous dire que, sur des questions si fort au-dessus de l'homme, il ne peut juger des choses qu'il ne voit pas, que par induction sur celles qu'il voit, et que toutes les analogies sont pour ces lois gйnйrales que vous semblez rejeter. La raison mкme, et les plus saines idйes que nous pouvons nous former de l'Etre suprкme, sont trиs favorables а cette opinion; car bien que sa puissance n'ait pas besoin de mйthode pour abrйger le travail, il est digne de sa sagesse de prйfйrer pourtant les voies les plus simples, afin qu'il n'y ait rien d'inutile dans les moyens non plus que dans les effets. En crйant l'homme, il l'a douй de toutes les facultйs nйcessaires pour accomplir ce qu'il exigeait de lui; et quand nous lui demandons le pouvoir de bien faire, nous ne lui demandons rien qu'il ne nous ait dйjа donnй. Il nous a donnй la raison pour connaоtre ce qui est bien, la conscience pour l'aimer, et la libertй pour le choisir. C'est dans ces dons sublimes que consiste la grвce divine; et comme nous les avons tous reзus, nous en sommes tous comptables.

J'entends beaucoup raisonner contre la libertй de l'homme, et je mйprise tous ces sophismes, parce qu'un raisonneur a beau me prouver que je ne suis pas libre, le sentiment intйrieur, plus fort que tous ses arguments, les dйment sans cesse; et quelque parti que je prenne, dans quelque dйlibйration que ce soit, je sens parfaitement qu'il ne tient qu'а moi de prendre le parti contraire. Toutes ces subtilitйs de l'йcole sont vaines prйcisйment parce qu'elles prouvent trop, qu'elles combattent tout aussi bien la vйritй que le mensonge, et que, soit que la libertй existe ou non, elles peuvent servir йgalement а prouver qu'elle n'existe pas. A entendre ces gens-lа, Dieu mкme ne serait pas libre, et ce mot de libertй n'aurait aucun sens. Ils triomphent, non d'avoir rйsolu la question, mais d'avoir mis а sa place une chimиre. Ils commencent par supposer que tout кtre intelligent est purement passif, et puis ils dйduisent de cette supposition des consйquences pour prouver qu'il n'est pas actif. La commode mйthode qu'ils ont trouvйe lа! S'ils accusent leurs adversaires de raisonner de mкme, ils ont tort. Nous ne nous supposons point actifs et libres, nous sentons que nous le sommes. C'est а eux de prouver non seulement que ce sentiment pourrait nous tromper, mais qu'il nous trompe en effet. L'йvкque de Cloyne a dйmontrй que, sans rien changer aux apparences, la matiиre et les corps pourraient ne pas exister; est-ce assez pour affirmer qu'ils n'existent pas? En tout ceci, la seule apparence coыte plus que la rйalitй: je m'en tiens а ce qui est plus simple.

Je ne crois dons pas qu'aprиs avoir pourvu de toute maniиre aux besoins de l'homme, Dieu accorde а l'un plutфt qu'а l'autre des secours extraordinaires, dont celui qui abuse des secours communs а tous est indigne, et dont celui qui en use bien n'a pas besoin. Cette acception de personnes est injurieuse а la justice divine. Quand cette dure et dйcourageante doctrine se dйduirait de l'Ecriture elle-mкme, mon premier devoir n'est-il pas d'honorer Dieu? Quelque respect que je doive au texte sacrй, j'en dois plus encore а son auteur; et j'aimerais mieux croire la Bible falsifiйe ou inintelligible, que Dieu injuste ou malfaisant. Saint Paul ne veut pas que le vase dise au potier: "Pourquoi m'as-tu fait ainsi?" Cela est fort bien, si le potier n'exige du vase que des services qu'il l'a mis en йtat de lui rendre; mais, s'il s'en prenait au vase de n'кtre pas propre а un usage pour lequel il ne l'aurait pas fait, le vase aurait-il tort de le lui dire: "Pourquoi m'as-tu fait ainsi?"

S'ensuit-il de lа que la priиre soit inutile? A Dieu ne plaise que je m'фte cette ressource contre mes faiblesses! Tous les actes de l'entendement qui nous йlиvent а Dieu nous portent au-dessus de nous-mкmes; en implorant son secours, nous apprenons а le trouver. Ce n'est pas lui qui nous change; c'est nous qui changeons en nous йlevant а lui. Tout ce qu'on lui demande comme il faut, on se le donne; et comme vous l'avez dit, on augmente sa force en reconnaissant sa faiblesse. Mais, si l'on abuse de l'oraison et qu'on devienne mystique, on se perd а force de s'йlever; en cherchant la grвce, on renonce а la raison; pour obtenir un don du ciel, on en foule aux pieds un autre; en s'obstinant а vouloir qu'il nous йclaire, on s'фte les lumiиres qu'il nous a donnйes. Qui sommes-nous pour vouloir forcer Dieu de faire un miracle?

Vous le savez; il n'y a rien de bien qui n'ait un excиs blвmable, mкme la dйvotion qui tourne en dйlire. La vфtre est trop pure pour arriver jamais а ce point; mais l'excиs qui produit l'йgarement commence avant lui, et c'est de ce premier terme que vous avez а vous dйfier. Je vous ai souvent entendue blвmer les extases des ascйtiques; savez-vous comment elles viennent? En prolongeant le temps qu'on donne а la priиre plus que ne le permet la faiblesse humaine. Alors l'esprit s'йpuise, l'imagination s'allume et donne des visions; on devient inspirй, prophиte, et il n'y a plus ni sens ni gйnie qui garantisse du fanatisme. Vous vous enfermez frйquemment dans votre cabinet, vous vous recueillez, vous priez sans cesse; vous ne voyez pas encore les piйtistes mais vous lisez leurs livres. Je n'ai jamais blвmй votre goыt pour les йcrits du bon Fйnelon: mais que faites-vous de ceux de sa disciple? Vous lisez Muralt: je le lis aussi; mais je choisis ses Lettres, et vous choisissez son Instinct divin. Voyez comment il a fini, dйplorez les йgarements de cet homme sage, et songez а vous. Femme pieuse et chrйtienne, allez-vous n'кtre plus qu'une dйvote?

Chиre et respectable amie, je reзois vos avis avec la docilitй d'une enfant, et vous donne les miens avec le zиle d'un pиre. Depuis que la vertu, loin de rompre nos liens, les a rendus indissolubles, ses devoirs se confondent avec les droits de l'amitiй. Les mкmes leзons nous conviennent, le mкme intйrкt nous conduit. Jamais nos coeurs ne se parlent, jamais nos yeux ne se rencontrent, sans offrir а tous deux un objet d'honneur et de gloire qui nous йlиve conjointement; et la perfection de chacun de nous importera toujours а l'autre. Mais si les dйlibйrations sont communes, la dйcision ne l'est pas; elle appartient а vous seule. O vous qui fоtes toujours mon sort, ne cessez point d'en кtre l'arbitre; pesez mes rйflexions, prononcez: quoi que vous ordonniez de moi, je me soumets; je serai digne au moins que vous ne cessiez pas de me conduire. Dussй-je ne vous plus revoir, vous me serez toujours prйsente, vous prйsiderez toujours а mes actions; dussiez-vous m'фter l'honneur d'йlever vos enfants, vous ne m'фterez point les vertus que je tiens de vous; ce sont les enfants de votre вme, la mienne les adopte, et rien ne les lui peut ravir.

Parlez-moi sans dйtour, Julie. A prйsent que je vous ai bien expliquй ce que je sens et ce que je pense, dites-moi ce qu'il faut que je fasse. Vous savez а quel point mon sort est liй а celui de mon illustre ami. Je ne l'ai point consultй dans cette occasion; je ne lui ai montrй ni cette lettre ni la vфtre. S'il apprend que vous dйsapprouviez son projet, ou plutфt celui de votre йpoux, il le dйsapprouvera lui-mкme; et je suis bien йloignй d'en vouloir tirer une objection contre vos scrupules; il convient seulement qu'il les ignore jusqu'а votre entiиre dйcision. En attendant je trouverai, pour diffйrer notre dйpart, des prйtextes qui pourront le surprendre, mais auxquels il acquiescera sыrement. Pour moi, j'aime mieux ne vous plus voir que de vous revoir pour vous dire un nouvel adieu. Apprendre а vivre chez vous en йtranger est une humiliation que je n'ai pas mйritйe.

 

Lettre VIII de Madame de Wolmar

Eh bien! ne voilа-t-il pas encore votre imagination effarouchйe? Et sur quoi, je vous prie? Sur les plus vrais tйmoignages d'estime et d'amitiй que vous ayez jamais reзus de moi; sur les paisibles rйflexions que le soin de votre vrai bonheur m'inspire; sur la proposition la plus obligeante, la plus avantageuse, la plus honorable qui vous ait jamais йtй faite, sur l'empressement, indiscret peut-кtre, de vous unir а ma famille par des noeuds indissolubles; sur le dйsir de faire mon alliй, mon parent, d'un ingrat qui croit ou qui feint de croire que je ne veux plus de lui pour ami. Pour vous tirer de l'inquiйtude oщ vous paraissez кtre, il ne fallait que prendre ce que je vous йcris dans son sens le plus naturel. Mais il y a longtemps que vous aimez а vous tourmenter par vos injustices. Votre lettre est, comme votre vie, sublime et rampante, pleine de force et de puйrilitйs. Mon cher philosophe, ne cesserez-vous jamais d'кtre enfant?

Oщ avez-vous donc pris que je songeasse а vous imposer des lois, а rompre avec vous, et, pour me servir de vos termes, а vous renvoyer au bout du monde? De bonne foi, trouvez-vous lа l'esprit de ma lettre? Tout au contraire: en jouissant d'avance du plaisir de vivre avec vous, j'ai craint les inconvйnients qui pouvaient le troubler; je me suis occupйe des moyens de prйvenir ces inconvйnients d'une maniиre agrйable et douce, en vous faisant un sort digne de votre mйrite et de mon attachement pour vous. Voilа tout mon crime: il n'y avait pas lа, ce me semble, de quoi vous alarmer si fort.

Vous avez tort, mon ami, car vous n'ignorez pas combien vous m'кtes cher; mais vous aimez а vous le faire redire; et comme je n'aime guиre moins а le rйpйter, il vous est aisй d'obtenir ce que vous voulez sans que la plainte et l'humeur s'en mкlent.

Soyez donc bien sыr que si votre sйjour ici vous est agrйable, il me l'est tout autant qu'а vous, et que, de tout ce que M. de Wolmar a fait pour moi, rien ne m'est plus sensible que le soin qu'il a pris de vous appeler dans sa maison, et de vous mettre en йtat d'y rester. J'en conviens avec plaisir, nous sommes utiles l'un а l'autre. Plus propres а recevoir de bons avis qu'а les prendre de nous-mкmes, nous avons tous deux besoin de guides. Et qui saura mieux ce qui convient а l'un, que l'autre qui le connaоt si bien? Qui sentira mieux le danger de s'йgarer par tout ce que coыte un retour pйnible? Quel objet peut mieux nous rappeler ce danger? Devant qui rougirions-nous autant d'avilir un si grand sacrifice? Aprиs avoir rompu de tels liens, ne devons-nous pas а leur mйmoire de ne rien faire d'indigne du motif qui nous les fit rompre? Oui, c'est une fidйlitй que je veux vous garder toujours de vous prendre а tйmoin de toutes les actions de ma vie, et de vous dire, а chaque sentiment qui m'anime: "Voilа ce que je vous ai prйfйrй!" Ah! mon ami, je sais rendre honneur а ce que mon coeur a si bien senti. Je puis кtre faible devant toute la terre, mais je rйponds de moi devant vous.

C'est dans cette dйlicatesse qui survit toujours au vйritable amour, plutфt que dans les subtiles distinctions de M. de Wolmar, qu'il faut chercher la raison de cette йlйvation d'вme et de cette force intйrieure que nous йprouvons l'un prиs de l'autre, et que je crois sentir comme vous. Cette explication du moins est plus naturelle, plus honorable а nos coeurs que la sienne, et vaut mieux pour s'encourager а bien faire; ce qui suffit pour la prйfйrer. Ainsi, croyez que, loin d'кtre dans la disposition bizarre oщ vous me supposez, celle oщ je suis est directement contraire; que s'il fallait renoncer au projet de nous rйunir, je regarderais ce changement comme un grand malheur pour vous, pour moi, pour mes enfants, et pour mon mari mкme, qui, vous le savez, entre pour beaucoup dans les raisons que j'ai de vous dйsirer ici. Mais, pour ne parler que de mon inclination particuliиre, souvenez vous du moment de votre arrivйe: marquai-je moins de joie а vous voir que vous n'en eыtes en m'abordant? Vous a-t-il paru que votre sйjour а Clarens me fыt ennuyeux ou pйnible? Avez-vous jugй que je vous en visse partir avec plaisir? Faut-il aller jusqu'au bout et vous parler avec ma franchise ordinaire? Je vous avouerai sans dйtour que les six derniers mois que nous avons passйs ensemble ont йtй le temps le plus doux de ma vie, et que j'ai goыtй dans ce court espace tous les biens dont ma sensibilitй m'ait fourni l'idйe.

Je n'oublierai jamais un jour de cet hier, oщ, aprиs avoir fait en commun la lecture de vos voyages et celle des aventures de votre ami, nous soupвmes dans la salle d'Apollon, et oщ, songeant а la fйlicitй que Dieu m'envoyait en ce monde, je vis tout autour de moi mon pиre, mon mari, mes enfants, ma cousine, milord Edouard, vous, sans compter la Fanchon qui ne gвtait rien au tableau, et tout cela rassemblй pour l'heureuse Julie. Je me disais: "Cette petite chambre contient tout ce qui est cher а mon coeur, et peut-кtre tout ce qu'il y a de meilleur sur la terre; je suis environnйe de tout ce qui m'intйresse; tout l'univers est ici pour moi; je jouis а la fois de l'attachement que j'ai pour mes amis, de celui qu'ils me rendent, de celui qu'ils ont l'un pour l'autre; leur bienveillance mutuelle ou vient de moi ou s'y rapporte; je ne vois rien qui n'йtende mon кtre, et rien qui le divise; il est dans tout ce qui m'environne, il n'en reste aucune portion loin de moi; mon imagination n'a plus rien а faire, je n'ai rien а dйsirer; sentir et jouir sont pour moi la mкme chose; je vis а la fois dans tout ce que j'aime, je me rassasie de bonheur et de vie. O mort! viens quand tu voudras, je ne te crains plus, j'ai vйcu, je t'ai prйvenue; je n'ai plus de nouveaux sentiments а connaоtre, tu n'as plus rien а me dйrober."

Plus j'ai senti le plaisir de vivre avec vous, plus il m'йtait doux d'y compter, et plus aussi tout ce qui pouvait troubler ce plaisir m'a donnй d'inquiйtude. Laissons un moment а part cette morale craintive et cette prйtendue dйvotion que vous me reprochez; convenez du moins que tout le charme de la sociйtй qui rйgnait entre nous est dans cette ouverture de coeur qui met en commun tous les sentiments, toutes les pensйes, et qui fait que chacun se sentant tel qu'il doit кtre se montre а tous tel qu'il est. Supposez un moment quelque intrigue secrиte, quelque liaison qu'il faille cacher, quelque raison de rйserve et de mystиre; а l'instant tout le plaisir de se voir s'йvanouit, on est contraint l'un devant l'autre, on cherche а se dйrober, quand on se rassemble on voudrait se fuir; la circonspection; la biensйance, amиnent la dйfiance et le dйgoыt. Le moyen d'aimer longtemps ceux qu'on craint! On se devient importun l'un а l'autre... Julie importune!... importune а son ami!... non; non, cela ne saurait кtre; on n'a jamais de maux а craindre que ceux qu'on peut supporter.

En vous exposant naпvement mes scrupules, je n'ai point prйtendu changer vos rйsolutions, mais les йclairer, de peur que, prenant un parti dont nous n'auriez pas prйvu toutes les suites, vous n'eussiez peut-кtre а vous en repentir quand vous n'oseriez plus vous en dйdire. A l'йgard des craintes que M. de Wolmar n'a pas eues, ce n'est pas а lui de les avoir, c'est а vous: nul n'est juge du danger qui vient de vous que vous-mкme. Rйflйchissez-y bien, puis dites-moi qu'il n'existe pas, et je n'y pense plus: car je connais votre droiture, et ce n'est pas de vos intentions que je me dйfie. Si votre coeur est capable d'une faute imprйvue, trиs sыrement le mal prйmйditй n'en approcha jamais. C'est ce qui distingue l'homme fragile du mйchant homme.

D'ailleurs, quand mes objections auraient plus de soliditй que je n'aime а le croire, pourquoi mettre d'abord la chose au pis comme vous faites? Je n'envisage point les prйcautions а prendre aussi sйvиrement que vous. S'agit-il pour cela de rompre aussitфt tous vos projets et de nous fuir pour toujours? Non, mon aimable ami, de si tristes ressources ne sont point nйcessaires. Encore enfant par la tкte, vous кtes dйjа vieux par le coeur. Les grandes passions usйes dйgoыtent des autres; la paix de l'вme qui leur succиde est le seul sentiment qui s'accroоt par la jouissance. Un coeur sensible craint le repos qu'il ne connaоt pas: qu'il le sente une fois, il ne voudra plus le perdre. En comparant deux йtats si contraires, on apprend а prйfйrer le meilleur; mais pour les comparer il les faut connaоtre. Pour moi, je vois le moment de votre sыretй plus prиs peut-кtre que vous ne le voyez vous-mкme. Vous avez trop senti pour sentir longtemps; vous avez trop aimй pour ne pas devenir indiffйrent: on ne rallume plus la cendre qui sort de la fournaise, mais il faut attendre que tout soit consumй. Encore quelques annйes d'attention sur vous-mкme, et vous n'avez plus de risque а courir.

Le sort que je voulais vous faire eыt anйanti ce risque; mais, indйpendamment de cette considйration, ce sort йtait assez doux pour devoir кtre enviй pour lui-mкme; et si votre dйlicatesse vous empкche d'oser y prйtendre, je n'ai pas besoin que vous me disiez ce qu'une telle retenue a pu vous coыter. Mais j'ai peur qu'il ne se mкle а vos raisons des prйtextes plus spйcieux que solides; j'ai peur qu'en vous piquant de tenir des engagements dont tout vous dispense, et qui n'intйressent plus personne, vous ne vous fassiez une fausse vertu de je ne sais quelle vaine constance plus а blвmer qu'а louer, et dйsormais tout а fait dйplacйe. Je vous l'ai dйjа dit autrefois, c'est un second crime de tenir un serment criminel: si le vфtre ne l'йtait pas, il l'est devenu; c'en est assez pour l'annuler. La promesse qu'il faut tenir sans cesse est celle d'кtre honnкte homme et toujours ferme dans son devoir: changer quand il change, ce n'est pas lйgиretй, c'est constance. Vous fоtes bien peut-кtre alors de promettre ce que vous feriez mal aujourd'hui de tenir. Faites dans tous les temps ce que la vertu demande, vous ne vous dйmentirez jamais.

Que s'il y a parmi vos scrupules quelque objection solide, c'est ce que nous pourrons examiner а loisir. En attendant je ne suis pas trop fвchйe que vous n'ayez pas saisi mon idйe avec la mкme aviditй que moi, afin que mon йtourderie vous soit moins cruelle si j'en ai fait une. J'avais mйditй ce projet durant l'absence de ma cousine. Depuis son retour et le dйpart de ma lettre, ayant eu avec elle quelques conversations gйnйrales sur un second mariage, elle m'en a paru si йloignйe, que, malgrй tout le penchant que je lui connais pour vous, je craindrais qu'il ne fallыt user de plus d'autoritй qu'il ne me convient, pour vaincre sa rйpugnance, mкme en votre faveur; car il est point oщ l'empire de l'amitiй doit respecter celui des inclinations et les principes que chacun se fait sur des devoirs arbitraires en eux-mкmes, mais relatifs а l'йtat du coeur qui se les impose.

Je vous avoue pourtant que je tiens encore а mon projet: il nous convient si bien а tous, il vous tirerait si honorablement de l'йtat prйcaire oщ vous vivez dans le monde, il confondrait tellement nos intйrкts, il nous ferait un devoir si naturel de cette amitiй qui nous est si douce, que je n'y puis renoncer tout а fait. Non, mon ami, vous ne m'appartiendrez jamais de trop prиs; ce n'est pas mкme assez que vous soyez mon cousin; ah! je voudrais que vous fussiez mon frиre.

Quoi qu'il en soit de toutes ces idйes, rendez plus de justice а mes sentiments pour vous. Jouissez sans rйserve de mon amitiй, de ma confiance, de mon estime. Souvenez-vous que je n'ai plus rien а vous prescrire, et que je ne crois point en avoir besoin. Ne m'фtez pas le droit de vous donner des conseils, mais n'imaginez jamais que j'en fasse des ordres. Si vous sentez pouvoir habiter Clarens sans danger, venez-y, demeurez-y; j'en serai charmйe. Si vous croyez devoir donner encore quelques annйes d'absence aux restes toujours suspects d'une jeunesse impйtueuse, йcrivez-moi souvent, venez nous voir quand vous voudrez; entretenons la correspondance la plus intime. Quelle peine n'est pas adoucie par cette consolation! Quel йloignement ne supporte-t-on pas par l'espoir de finir ses jours ensemble! Je ferai plus; je suis prкte а vous confier un de mes enfants; je le croirai mieux dans vos mains que dans les miennes: quand vous me le ramиnerez, je ne sais duquel des deux le retour me touchera le plus. Si, tout а fait devenu raisonnable, vous bannissez enfin vos chimиres, et voulez mйriter ma cousine, venez, aimez-la, servez-la, achevez de lui plaire; en vйritй, je crois que vous avez dйjа commencй; triomphez de son coeur et des obstacles qu'il vous oppose, je vous aiderai de tout mon pouvoir. Faites enfin le bonheur l'un de l'autre, et rien ne manquera plus au mien. Mais quelque parti que vous puissiez prendre, aprиs y avoir sйrieusement pensй, prenez-le en toute assurance, et n'outragez plus votre amie en l'accusant de se dйfier de vous.

A force de songer а vous je m'oublie. Il faut pourtant que mon tour vienne; car vous faites avec vos amis dans la dispute comme avec votre adversaire aux йchecs, vous attaquez en vous dйfendant. Vous vous excusez d'кtre philosophe en m'accusant d'кtre dйvote; c'est comme si j'avais renoncй au vin lorsqu'il vous eut enivrй. Je suis donc dйvote а votre compte, ou prкte а le devenir? Soit: les dйnominations mйprisantes changent-elles la nature des choses? Si la dйvotion est bonne, oщ est le tort d'en avoir? Mais peut-кtre ce mot est-il trop bas pour vous. La dignitй philosophique dйdaigne un culte vulgaire; elle veut servir Dieu plus noblement; elle porte jusqu'au ciel mкme ses prйtentions et sa fiertй. O mes pauvres philosophes!... Revenons а moi.

J'aimai la vertu dиs mon enfance, et cultivai ma raison dans tous les temps. Avec du sentiment et des lumiиres, j'ai voulu me gouverner, et je me suis mal conduite. Avant de m'фter le guide que j'ai choisi, donnez-m'en quelque autre sur lequel je puisse compter. Mon bon ami, toujours de l'orgueil, quoi qu'on fasse! c'est lui qui vous йlиve, et c'est lui qui m'humilie. Je crois valoir autant qu'une autre, et mille autres ont vйcu plus sagement que moi. Elles avaient donc des ressources que je n'avais pas. Pourquoi, me sentant bien nйe, ai-je eu besoin de cacher ma vie? Pourquoi haпssais-je le mal que j'ai fait malgrй moi? Je ne connaissais que ma force; elle n'a pu me suffire. Toute la rйsistance qu'on peut tirer de soi, je crois l'avoir faite, et toutefois j'ai succombй. Comment font celles qui rйsistent? Elles ont un meilleur appui.

Aprиs l'avoir pris а leur exemple, j'ai trouvй dans ce choix un autre avantage auquel je n'avais pas pensй. Dans le rиgne des passions, elles aident а supporter les tourments qu'elles donnent; elles tiennent l'espйrance а cфtй du dйsir. Tant qu'on dйsire on peut se passer d'кtre heureux; on s'attend а le devenir: si le bonheur ne vient point, l'espoir se prolonge, et le charme de l'illusion dure autant que la passion qui le cause. Ainsi cet йtat se suffit а lui-mкme, et l'inquiйtude qu'il donne est une sorte de jouissance qui supplйe а la rйalitй, qui vaut mieux peut-кtre. Malheur а qui n'a plus rien а dйsirer! il perd pour ainsi dire tout ce qu'il possиde. On jouit moins de ce qu'on obtient que de ce qu'on espиre et l'on n'est heureux qu'avant d'кtre heureux. En effet, l'homme, avide et bornй, fait pour tout vouloir et peu obtenir, a reзu du ciel une force consolante qui rapproche de lui tout ce qu'il dйsire, qui le soumet а son imagination, qui le lui rend prйsent et sensible, qui le lui livre en quelque sorte, et, pour lui rendre cette imaginaire propriйtй plus douce, le modifie au grй de sa passion. Mais tout ce prestige disparaоt devant l'objet mкme; rien n'embellit plus cet objet aux yeux du possesseur; on ne se figure point ce qu'on voit; l'imagination ne pare plus rien de ce qu'on possиde, l'illusion cesse oщ commence la jouissance. Le pays des chimиres est en ce monde le seul digne d'кtre habitй, et tel est le nйant des choses humaines, qu'hors l'Etre existant par lui-mкme il n'y a rien de beau que ce qui n'est pas.

Si cet effet n'a pas toujours lieu sur les objets particuliers de nos passions, il est infaillible dans le sentiment commun qui les comprend toutes. Vivre sans peine n'est pas un йtat d'homme; vivre ainsi c'est кtre mort. Celui qui pourrait tout sans кtre Dieu serait une misйrable crйature; il serait privй du plaisir de dйsirer; toute autre privation serait plus supportable.

Voilа ce que j'йprouve en partie depuis mon mariage et depuis votre retour. Je ne vois partout que sujets de contentement, et je ne suis pas contente; une langueur secrиte s'insinue au fond de mon coeur; je le sens vide et gonflй, comme vous disiez autrefois du vфtre; l'attachement que j'ai pour tout ce qui m'est cher ne suffit pas pour l'occuper; il lui reste une force inutile dont il ne sait que faire. Cette peine est bizarre, j'en conviens; mais elle n'est pas moins rйelle. Mon ami, je suis trop heureuse; le bonheur m'ennuie.

Concevez-vous quelque remиde а ce dйgoыt du bien-кtre? Pour moi, je vous avoue qu'un sentiment si peu raisonnable et si peu volontaire a beaucoup фtй du prix que je donnais а la vie; et je n'imagine pas quelle sorte de charme on y peut trouver, qui me manque ou qui me suffise. Une autre sera-t-elle plus sensible que moi? Aimera-t-elle mieux son pиre, son mari, ses enfants, ses amis, ses proches? En sera-t-elle mieux aimйe? Mиnera-t-elle une vie plus de son goыt? Sera-t-elle plus libre d'en choisir une autre? Jouira-t-elle d'une meilleure santй? Aura-t-elle plus de ressources contre l'ennui, plus de liens qui l'attachent au monde? Et toutefois j'y vis inquiиte; mon coeur ignore ce qui lui manque; il dйsire sans savoir quoi.

Ne trouvant donc rien ici-bas qui lui suffise, mon вme avide cherche ailleurs de quoi la remplir: en s'йlevant а la source du sentiment et de l'кtre, elle y perd sa sйcheresse et sa langueur; elle y renaоt, elle s'y ranime, elle y trouve un nouveau ressort, elle y puise une nouvelle vie; elle y prend une autre existence qui ne tient point aux passions du corps; ou plutфt elle n'est plus en moi-mкme, elle est toute dans l'Etre immense qu'elle contemple et, dйgagйe un moment de ses entraves, elle se console d'y rentrer par cet essai d'un йtat plus sublime qu'elle espиre кtre un jour le sien.

Vous souriez; je vous entends, mon bon ami; j'ai prononcй mon propre jugement en blвmant autrefois cet йtat d'oraison que je confesse aimer aujourd'hui. A cela je n'ai qu'un mot а vous dire, c'est que je ne l'avais pas йprouvй. Je ne prйtends pas mкme le justifier de toutes maniиres. Je ne dis pas que ce goыt soit sage; je dis seulement qu'il est doux, qu'il supplйe au sentiment du bonheur qui s'йpuise, qu'il remplit le vide de l'вme, qu'il jette un nouvel intйrкt sur la vie passйe а le mйriter. S'il produit quelque mal, il faut le rejeter sans doute; s'il abuse le coeur par une fausse jouissance, il faut encore le rejeter. Mais enfin lequel tient le mieux а la vertu, du philosophe avec ses grands principes, ou du chrйtien dans sa simplicitй? Lequel est le plus heureux dиs ce monde, du sage avec sa raison, ou du dйvot dans son dйlire? Qu'ai-je besoin de penser, d'imaginer, dans un moment oщ toutes mes facultйs sont aliйnйes? L'ivresse a ses plaisirs, disiez-vous: eh bien! ce dйlire en est une. Ou laissez-moi dans cet йtat qui m'est agrйable, ou montrez-moi comment je puis кtre mieux.

J'ai blвmй les extases des mystiques. Je les blвme encore quand elles nous dйtachent de nos devoirs, et que, nous dйgoыtant de la vie active par les charmes de la contemplation, elles nous mиnent а ce quiйtisme dont vous me croyez si proche, et dont je crois кtre aussi loin que vous.

Servir Dieu, ce n'est point passer sa vie а genoux dans un oratoire, je le sais bien; c'est remplir sur la terre les devoirs qu'il nous impose; c'est faire en vue de lui plaire tout ce qui convient а l'йtat oщ il nous a mis:

... Il cor gradisce;

E serve a lui chi'l suo dover compisce.

Il faut premiиrement faire ce qu'on doit, et puis prier quand on le peut; voilа la rиgle que je tвche de suivre. Je ne prends point le recueillement que vous me reprochez comme une occupation, mais comme une rйcrйation; et je ne vois pas pourquoi parmi les plaisirs qui sont а ma portйe, je m'interdirais le plus sensible et le plus innocent de tous.

Je me suis examinйe avec plus de soin depuis votre lettre; j'ai йtudiй les effets que produit sur mon вme ce penchant qui semble si fort vous dйplaire, et je n'y sais rien voir jusqu'ici qui me fasse craindre, au moins sitфt, l'abus d'une dйvotion mal entendue.

Premiиrement, je n'ai point pour cet exercice un goыt trop vif qui me fasse souffrir quand j'en suis privйe, ni qui me donne de l'humeur quand on m'en distrait. Il ne me donne point non plus de distractions dans la journйe, et ne jette ni dйgoыt ni impatience sur la pratique de mes devoirs. Si quelquefois mon cabinet m'est nйcessaire, c'est quand quelque йmotion m'agite, et que je serais moins bien partout ailleurs: c'est lа que, rentrant en moi-mкme, j'y retrouve le calme de la raison. Si quelque souci me trouble, si quelque peine m'afflige, c'est lа que je les vais dйposer. Toutes ces misиres s'йvanouissent devant un plus grand objet. En songeant а tous les bienfaits de la Providence, j'ai honte d'кtre sensible а de si faibles chagrins et d'oublier de si grandes grвces. Il ne me faut des sйances ni frйquentes ni longues. Quand la tristesse m'y suit malgrй moi, quelques pleurs versйs devant celui qui console soulagent mon coeur а l'instant. Mes rйflexions ne sont jamais amиres ni douloureuses; mon repentir mкme est exempt d'alarmes. Mes fautes me donnent moins d'effroi que de honte; j'ai des regrets et non des remords. Le Dieu que je sers est un Dieu clйment, un pиre: ce qui me touche est sa bontй; elle efface а mes yeux tous ses autres attributs; elle est le seul que je conзois. Sa puissance m'йtonne, son immensitй me confond, sa justice... Il a fait l'homme faible; puisqu'il est juste, il est clйment. Le Dieu vengeur est le Dieu des mйchants: je ne puis ni le craindre pour moi ni l'implorer contre un autre. O Dieu de paix, Dieu de bontй, c'est toi que j'adore! c'est de toi, je le sens, que je suis l'ouvrage; et j'espиre te retrouver au dernier jugement tel que tu parles а mon coeur durant ma vie.

Je ne saurais vous dire combien ces idйes jettent de douceur sur mes jours et de joie au fond de mon coeur. En sortant de mon cabinet ainsi disposйe, je me sens plus lйgиre et plus gaie; toute la peine s'йvanouit, tous les embarras disparaissent; rien de rude, rien d'anguleux; tout devient facile et coulant, tout prend а mes yeux une face plus riante; la complaisance ne me coыte plus rien; j'en aime encore mieux ceux que j'aime, et leur en suis plus agrйable. Mon mari mкme en est plus content de mon humeur. La dйvotion, prйtend-il, est un opium pour l'вme; elle йgaye, anime et soutient quand on en prend peu; une trop forte dose endort, ou rend furieux, ou tue. J'espиre ne pas aller jusque-lа.

Vous voyez que je ne m'offense pas de ce titre de dйvote autant peut-кtre que vous l'auriez voulu, mais je ne lui donne pas non plus tout le prix que vous pourriez croire. Je n'aime point, par exemple, qu'on affiche cet йtat par un extйrieur affectй et comme une espиce d'emploi qui dispense de tout autre. Ainsi cette Mme Guyon dont vous me parlez eыt mieux fait, ce me semble, de remplir avec soin ses devoirs de mиre de famille, d'йlever chrйtiennement ses enfants, de gouverner sagement sa maison, que d'aller composer des livres de dйvotion, disputer avec des йvкques, et se faire mettre а la Bastille pour des rкveries oщ l'on ne comprend rien. Je n'aime pas non plus ce langage mystique et figurй qui nourrit le coeur des chimиres de l'imagination, et substitue au vйritable amour de Dieu des sentiments imitйs de l'amour terrestre, et trop propres а le rйveiller. Plus on a le coeur tendre et l'imagination vive, plus on doit йviter ce qui tend а les йmouvoir; car enfin comment voir les rapports de l'objet mystique si l'on ne voit aussi l'objet sensuel, et comment une honnкte femme ose-t-elle imaginer avec assurance des objets qu'elle n'oserait regarder?

Mais ce qui m'a donnй le plus d'йloignement pour les dйvots de profession, c'est cette вpretй de moeurs qui les rend insensibles а l'humanitй, c'est cet orgueil excessif qui leur fait regarder en pitiй le reste du monde. Dans leur йlйvation sublime, s'ils daignent s'abaisser а quelque acte de bontй; c'est d'une maniиre si humiliante, ils plaignent les autres d'un ton si cruel, leur justice est si rigoureuse, leur charitй est si dure, leur zиle est si amer, leur mйpris ressemble si fort а la haine, que l'insensibilitй mкme des gens du monde est moins barbare que leur commisйration. L'amour de Dieu leur sert d'excuse pour n'aimer personne; ils ne s'aiment pas mкme l'un l'autre. Vit-on jamais d'amitiй vйritable entre les dйvots? Mais plus ils se dйtachent des hommes, plus ils en exigent; et l'on dirait qu'ils ne s'йlиvent а Dieu que pour exercer son autoritй sur la terre.

Je me sens pour tous ces abus une aversion qui doit naturellement m'en garantir: si j'y tombe, ce sera sыrement sans le vouloir, et j'espиre de l'amitiй de tous ceux qui m'environnent que ce ne sera pas sans кtre avertie. Je vous avoue que j'ai йtй longtemps sur le sort de mon mari d'une inquiйtude qui m'eыt peut-кtre altйrй l'humeur а la longue. Heureusement la sage lettre de milord Edouard а laquelle vous me renvoyez avec grande raison, ses entretiens consolants et sensйs, les vфtres, ont tout а fait dissipй ma crainte et changй mes principes. Je vois qu'il est impossible que l'intolйrance n'endurcisse l'вme. Comment chйrir tendrement les gens qu'on rйprouve? Quelle charitй peut-on conserver parmi des damnйs? Les aimer, ce serait haпr Dieu qui les punit. Voulons-nous donc кtre humains? Jugeons les actions et non pas les hommes; n'empiйtons point sur l'horrible fonction des dйmons; n'ouvrons point si lйgиrement l'enfer а nos frиres. Eh! s'il йtait destinй pour ceux qui se trompent, quel mortel pourrait l'йviter?

O mes amis, de quel poids vous avez soulagй mon coeur! En m'apprenant que l'erreur n'est point un crime, vous m'avez dйlivrйe de mille inquiйtants scrupules. Je laisse la subtile interprйtation des dogmes que je n'entends pas. Je m'en tiens aux vйritйs lumineuses qui frappent mes yeux et convainquent ma raison, aux vйritйs de pratique qui m'instruisent de mes devoirs. Sur tout le reste j'ai pris pour rиgle votre ancienne rйponse а M. de Wolmar. Est-on maоtre de croire ou de ne pas croire? Est-ce un crime de n'avoir pas su bien argumenter? Non: la conscience ne nous dit point la vйritй des choses, mais la rиgle de nos devoirs; elle ne nous dicte point ce qu'il faut penser, mais ce qu'il faut faire; elle ne nous apprend point а bien raisonner, mais а bien agir. En quoi mon mari peut-il кtre coupable devant Dieu? Dйtourne-t-il les yeux de lui? Dieu lui-mкme a voilй sa face. Il ne fuit point la vйritй, c'est la vйritй qui le fuit. L'orgueil ne le guide point; il ne veut йgarer personne, il est bien aise qu'on ne pense pas comme lui. Il aime nos sentiments, il voudrait les avoir, il ne peut; notre espoir, nos consolations, tout lui йchappe. Il fait le bien sans attendre de rйcompense; il est plus vertueux, plus dйsintйressй que nous. Hйlas! il est а plaindre; mais de quoi sera-t-il puni? Non, non: la bontй, la droiture, les moeurs, l'honnкtetй, la vertu, voilа ce que le ciel exige et qu'il rйcompense, voilа le vйritable culte que Dieu veut de nous, et qu'il reзoit de lui tous les jours de sa vie. Si Dieu juge la foi par les oeuvres, c'est croire en lui que d'кtre homme de bien. Le vrai chrйtien c'est l'homme juste; les vrais incrйdules sont les mйchants.

Ne soyez donc pas йtonnй, mon aimable ami, si je ne dispute pas avec vous sur plusieurs points de votre lettre oщ nous ne sommes pas de mкme avis. Je sais trop bien ce que vous кtes pour кtre en peine de ce que vous croyez. Que m'importent toutes ces questions oiseuses sur la libertй? Que je sois libre de vouloir le bien par moi-mкme, ou que j'obtienne en priant cette volontй, si je trouve enfin le moyen de bien faire, tout cela ne revient-il pas au mкme? Que je me donne ce qui me manque en le demandant, ou que Dieu l'accorde а ma priиre, s'il faut toujours pour l'avoir que je le demande, ai-je besoin d'autre йclaircissement? Trop heureux de convenir sur les points principaux de notre croyance, que cherchons-nous au delа? Voulons-nous pйnйtrer dans ces abоmes de mйtaphysique qui n'ont ni fond ni rive, et perdre а disputer sur l'essence divine ce temps si court qui nous est donnй pour l'honorer? Nous ignorons ce qu'elle est, mais nous savons qu'elle est; que cela nous suffise; elle se fait voir dans ses oeuvres, elle se fait sentir au dedans de nous. Nous pouvons bien disputer contre elle, mais non pas la mйconnaоtre de bonne foi. Elle nous a donnй ce degrй de sensibilitй qui l'aperзoit et la touche; plaignons ceux а qui elle ne l'a pas dйparti, sans nous flatter de les йclairer а son dйfaut. Qui de nous fera ce qu'elle n'a pas voulu faire? Respectons ses dйcrets en silence et faisons notre devoir; c'est le meilleur moyen d'apprendre le leur aux autres.

Connaissez-vous quelqu'un plus plein de sens et de raison que M. de Wolmar? Quelqu'un plus sincиre, plus droit, plus juste, plus vrai, moins livrй а ses passions, qui ait plus а gagner а la justice divine et а l'immortalitй de l'вme? Connaissez-vous un homme plus fort, plus йlevй, plus grand, plus foudroyant dans la dispute, que milord Edouard, plus digne par sa vertu de dйfendre la cause de Dieu, plus certain de son existence, plus pйnйtrй de sa majestй suprкme, plus zйlй pour sa gloire, et plus fait pour la soutenir? Vous avez vu ce qui s'est passй durant trois mois а Clarens; vous avez vu deux hommes pleins d'estime et de respect l'un pour l'autre, йloignйs par leur йtat et par leur goыt des pointilleries de collиge, passer un hiver entier а chercher dans des disputes sages et paisibles, mais vives et profondes, а s'йclairer mutuellement, s'attaquer, se dйfendre se saisir par toutes les prises que peut avoir l'entendement humain, et sur une matiиre oщ tous deux, n'ayant que le mкme intйrкt, ne demandaient pas mieux que d'кtre d'accord.

Qu'est-il arrivй? Ils ont redoublй d'estime l'un pour l'autre, mais chacun est restй dans son sentiment. Si cet exemple ne guйrit pas а jamais un homme sage de la dispute, l'amour de la vйritй ne le touche guиre; il cherche а briller.

Pour moi, j'abandonne а jamais cette arme inutile, et j'ai rйsolu de ne plus dire а mon mari un seul mot de religion que quand il s'agira de rendre raison de la mienne. Non que l'idйe de la tolйrance divine m'ait rendue indiffйrente sur le besoin qu'il en a. Je vous avoue mкme que, tranquillisйe sur son sort а venir, je ne sens point pour cela diminuer mon zиle pour sa conversion. Je voudrais au prix de mon sang le voir une fois convaincu; si ce n'est pour son bonheur dans l'autre monde, c'est pour son bonheur dans celui-ci. Car de combien de douceurs n'est-il point privй! Quel sentiment peut le consoler dans ses peines? Quel spectateur anime les bonnes actions qu'il fait en secret? Quelle voix peut parler au fond de son вme? Quel prix peut-il attendre de sa vertu? Comment doit-il envisager la mort? Non, je l'espиre, il ne l'attendra pas dans cet йtat horrible. Il me reste une ressource pour l'en tirer, et j'y consacre le reste de ma vie; ce n'est plus de le convaincre, mais de le toucher; c'est de lui montrer un exemple qui l'entraоne, et de lui rendre la religion si aimable qu'il ne puisse lui rйsister. Ah! mon ami, quel argument contre l'incrйdule que la vie du vrai chrйtien! Croyez-vous qu'il y ait quelque вme а l'йpreuve de celui-lа? Voilа dйsormais la tвche que je m'impose; aidez-moi tous а la remplir. Wolmar est froid, mais il n'est pas insensible. Quel tableau nous pouvons offrir а son coeur, quand ses amis, ses enfants, sa femme, concourront tous а l'instruire en l'йdifiant! quand, sans lui prкcher Dieu dans leurs discours, ils le lui montreront dans les actions qu'il inspire, dans les vertus dont il est l'auteur, dans le charme qu'on trouve а lui plaire! quand il verra briller l'image du ciel dans sa maison! quand cent fois le jour il sera forcй de se dire: "Non, l'homme n'est pas ainsi par lui-mкme, quelque chose de plus qu'humain rиgne ici!"

Si cette entreprise est de votre goыt, si vous vous sentez digne d'y concourir, venez; passons nos jours ensemble, et ne nous quittons plus qu'а la mort. Si le projet vous dйplaоt ou vous йpouvante, йcoutez votre conscience, elle vous dicte votre devoir. Je n'ai rien de plus а vous dire.

Selon ce que milord Edouard nous marque, je vous attends tous deux vers la fin du mois prochain. Vous ne reconnaоtrez pas votre appartement; mais dans les changements qu'on y a faits, vous reconnaоtrez les soins et le coeur d'une bonne amie qui s'est fait un plaisir de l'orner. Vous y trouverez aussi un petit assortiment de livres qu'elle a choisis а Genиve, meilleurs et de meilleur goыt que l'Adone, quoiqu'il y soit aussi par plaisanterie. Au reste; soyez discret; car, comme elle ne veut pas que vous sachiez que tout cela vient d'elle, je me dйpкche de vous l'йcrire avant qu'elle me dйfende de vous en parler.

Adieu, mon ami. Cette partie du chвteau de Chillon, que nous devions tous faire ensemble, se fera demain sans vous. Elle n'en vaudra pas mieux, quoiqu'on la fasse avec plaisir. M. le bailli nous a invitйs avec nos enfants, ce qui ne m'a point laissй d'excuse. Mais je ne sais pourquoi je voudrais кtre dйjа de retour.

 

Lettre IX de Fanchon Anet

Ah! monsieur, ah! mon bienfaiteur, que me charge-t-on de vous apprendre!... Madame... ma pauvre maоtresse... O Dieu! je vois dйjа votre frayeur... mais vous ne voyez pas notre dйsolation... je n'ai pas un moment а perdre; il faut vous dire... il faut courir... je voudrais dйjа vous avoir tout dit... Ah! que deviendrez-vous quand vous saurez notre malheur?

Toute la famille alla dоner а Chillon. M. le baron, qui allait en Savoie passer quelques jours au chвteau de Blonay, partit aprиs le dоner. On l'accompagna quelques pas; puis on se promena le long de la digue. Mme d'Orbe et Mme la baillive marchaient devant avec monsieur. Madame suivait, tenant d'une main Henriette et de l'autre Marcellin. J'йtais derriиre avec l'aоnй. Monseigneur le bailli, qui s'йtait arrкtй pour parler а quelqu'un, vint rejoindre la compagnie, et offrit le bras а madame. Pour le prendre elle me renvoie Marcellin: il court а moi, j'accours а lui; en courant l'enfant fait un faux pas, le pied lui manque; il tombe dans l'eau... Je pousse un cri perзant; Madame se retourne; voit tomber son fils, part comme un trait, et s'йlance aprиs lui.

Ah! misйrable, que n'en fis-je autant! que n'y suis-je restйe!... Hйlas! je retenais l'aоnй qui voulait sauter aprиs sa mиre... elle se dйbattait en serrant l'autre entre ses bras... On n'avait lа ni gens ni bateau, il fallut du temps pour les retirer... L'enfant est remis; mais la mиre... le saisissement, la chute, l'йtat oщ elle йtait... Qui sait mieux que moi combien cette chute est dangereuse!... Elle resta trиs longtemps sans connaissance. A peine l'eut-elle reprise qu'elle demanda son fils... Avec quels transports de joie elle l'embrassa! Je la crus sauvйe; mais sa vivacitй ne dura qu'un moment. Elle voulut кtre ramenйe ici; durant la route elle s'est trouvйe mal plusieurs fois. Sur quelques ordres qu'elle m'a donnйs, je vois qu'elle ne croit pas en revenir. Je suis trop malheureuse, elle n'en reviendra pas. Mme d'Orbe est plus changйe qu'elle. Tout le monde est dans une agitation... Je suis la plus tranquille de toute la maison... De quoi m'inquiйterais-je?... Ma bonne maоtresse! ah! si je vous perds, je n'aurai plus besoin de personne... O mon cher monsieur, que le bon Dieu vous soutienne dans cette йpreuve... Adieu... Le mйdecin sort de la chambre. Je cours au-devant de lui... S'il nous donne quelque bonne espйrance, je vous le marquerai. Si je ne dis rien...

 

Lettre X

Commencйe par Mme d'Orbe, et achevйe par M. de Wolmar.

C'en est fait, homme imprudent, homme infortunй, malheureux visionnaire! Jamais vous ne la reverrez... le voile... Julie n'est...

Elle vous a йcrit. Attendez sa lettre: honorez ses derniиres volontйs. Il vous reste de grands devoirs а remplir sur la terre.

 

Lettre XI de M. de Wolmar

J'ai laissй passer vos premiиres douleurs en silence; ma lettre n'eыt fait que les aigrir; vous n'йtiez pas plus en йtat de supporter ces dйtails que moi de les faire. Aujourd'hui peut-кtre nous seront-ils doux а tous deux. Il ne me reste d'elle que des souvenirs; mon coeur se plaоt а les recueillir. Vous n'avez plus que des pleurs а lui donner; vous aurez la consolation d'en verser pour elle. Ce plaisir des infortunйs m'est refusй dans ma misиre, je suis plus malheureux que vous.

Ce n'est point de sa maladie, c'est d'elle que je veux vous parler. D'autres mиres peuvent se jeter aprиs leur enfant. L'accident, la fiиvre, la mort, sont de la nature: c'est le sort commun des mortels; mais l'emploi de ses derniers moments, ses discours, ses sentiments, son вme, tout cela n'appartient qu'а Julie. Elle n'a point vйcu comme une autre; personne, que je sache, n'est mort comme elle. Voilа ce que j'ai pu seul observer, et que vous n'apprendrez que de moi.

Vous savez que l'effroi, l'йmotion, la chute, l'йvacuation de l'eau lui laissиrent une longue faiblesse dont elle ne revint tout а fait qu'ici. En arrivant, elle redemanda son fils; il vint: а peine le vit-elle marcher et rйpondre а ses caresses, qu'elle devint tout а fait tranquille et consentit а prendre un peu de repos. Son sommeil fut court et comme le mйdecin n'arrivait point encore, en l'attendant elle nous fit asseoir autour de son lit, la Fanchon, sa cousine et moi. Elle nous parla de ses enfants, des soins assidus qu'exigeait auprиs d'eux la forme d'йducation qu'elle avait prise, et du danger de les nйgliger un moment. Sans donner une grande importance а sa maladie, elle prйvoyait qu'elle l'empкcherait quelque temps de remplir sa part des mкmes soins, et nous chargeait tous de rйpartir cette part sur les nфtres.

Elle s'йtendit sur tous ses projets, sur les vфtres, sur les moyens les plus propres а les faire rйussir, sur les observations qu'elle avait faites et qui pouvaient les favoriser ou leur nuire, enfin sur tout ce qui devait nous mettre en йtat de supplйer а ses fonctions de mиre aussi longtemps qu'elle serait forcйe а les suspendre. C'йtait, pensais-je, bien des prйcautions pour quelqu'un qui ne se croyait privй que durant quelques jours d'une occupation si chиre; mais ce qui m'effraya tout а fait, ce fut de voir qu'elle entrait pour Henriette dans un bien plus grand dйtail encore. Elle s'йtait bornйe а ce qui regardait la premiиre enfance de ses fils, comme se dйchargeant sur un autre du soin de leur jeunesse; pour sa fille, elle embrassa tous les temps, et, sentant bien que personne ne supplйerait sur ce point aux rйflexions que sa propre expйrience lui avait fait faire, elle nous exposa en abrйgй, mais avec force et clartй, le plan d'йducation qu'elle avait fait pour elle, employant prиs de la mиre les raisons les plus vives et les plus touchantes exhortations pour l'engager а le suivre.

Toutes ces idйes sur l'йducation des jeunes personnes et sur les devoirs des mиres, mкlйes de frйquents retours sur elle-mкme, ne pouvaient manquer de jeter de la chaleur dans l'entretien. Je vis qu'il s'animait trop. Claire tenait une des mains de sa cousine, et la pressait а chaque instant contre sa bouche, en sanglotant pour toute rйponse; la Fanchon n'йtait pas plus tranquille; et pour Julie, je remarquai que les larmes lui roulaient aussi dans les yeux, mais qu'elle n'osait pleurer de peur de nous alarmer davantage. Aussitфt je me dis: "Elle se voit morte." Le seul espoir qui me resta fut que la frayeur pouvait l'abuser sur son йtat, et lui montrer le danger plus grand qu'il n'йtait peut-кtre. Malheureusement je la connaissais trop pour compter beaucoup sur cette erreur. J'avais essayй plusieurs fois de la calmer; je la priai derechef de ne pas s'agiter hors de propos par des discours qu'on pouvait reprendre а loisir. "Ah! dit-elle, rien ne fait tant de mal aux femmes que le silence; et puis, je me sens un peu de fiиvre; autant vaut employer le babil qu'elle donne а des sujets utiles, qu'а battre sans raison la campagne."

L'arrivйe du mйdecin causa dans la maison un trouble impossible а peindre. Tous les domestiques l'un sur l'autre а la porte de la chambre attendaient, l'oeil inquiet et les mains jointes, son jugement sur l'йtat de leur maоtresse comme l'arrкt de leur sort. Ce spectacle jeta la pauvre Claire dans une agitation qui me fit craindre pour sa tкte. Il fallut les йloigner sous diffйrents prйtextes, pour йcarter de ses yeux cet objet d'effroi. Le mйdecin donna vaguement un peu d'espйrance, mais d'un ton propre а me l'фter. Julie ne dit pas non plus ce qu'elle pensait; la prйsence de sa cousine la tenait en respect. Quand il sortit je le suivis; Claire en voulut faire autant, mais Julie la retint et me fit de l'oeil un signe que j'entendis. Je me hвtai d'avertir le mйdecin que, s'il y avait du danger, il fallait le cacher а madame d'Orbe avec autant et plus de soin qu'а la malade, de peur que le dйsespoir n'achevвt de la troubler, et ne la mоt hors d'йtat de servir son amie. Il dйclara qu'il y avait en effet du danger, mais que vingt-quatre heures йtant а peine йcoulйes depuis l'accident, il fallait plus de temps pour йtablir un pronostic assurй; que la nuit prochaine dйciderait du sort de la maladie, et qu'il ne pouvait prononcer que le troisiиme jour. La Fanchon seule fut tйmoin de ce discours; et aprиs l'avoir engagйe, non sans peine, а se contenir, on convint de ce qui serait dit а madame d'Orbe et au reste de la maison.

Vers le soir, Julie obligea sa cousine qui avait passй la nuit auprиs d'elle, et qui voulait encore y passer la suivante, а s'aller reposer quelques heures. Durant ce temps la malade ayant su qu'on allait la saigner du pied, et que le mйdecin prйparait des ordonnances, elle le fit appeler et lui tint ce discours: "Monsieur du Bosson, quand on croit devoir tromper un malade craintif sur son йtat, c'est une prйcaution d'humanitй que j'approuve; mais c'est une cruautй de prodiguer йgalement а tous des soins superflus et dйsagrйables dont plusieurs n'ont aucun besoin. Prescrivez-moi tout ce que vous jugerez m'кtre vйritablement utile, j'obйirai ponctuellement. Quant aux remиdes qui ne sont que pour l'imagination, faites-m'en grвce; c'est mon corps et non mon esprit qui souffre; et je n'ai pas peur de finir mes jours, mais d'en mal employer le reste. Les derniers moments de la vie sont trop prйcieux pour qu'il soit permis d'en abuser. Si vous ne pouvez prolonger la mienne, au moins ne l'abrйgez pas en m'фtant l'emploi du peu d'instants qui me sont laissйs par la nature. Moins il m'en reste, plus vous devez les respecter. Faites-moi vivre, ou laissez-moi: je saurai bien mourir seule." Voilа comment cette femme si timide et si douce dans le commerce ordinaire savait trouver un ton ferme et sйrieux dans les occasions importantes.

La nuit fut cruelle et dйcisive. Etouffement, oppression, syncope, la peau sиche et brыlante; une ardente fiиvre, durant laquelle on l'entendait souvent appeler vivement Marcellin comme pour le retenir, et prononcer aussi quelquefois un autre nom, jadis si rйpйtй dans une occasion pareille. Le lendemain, le mйdecin me dйclara sans dйtour qu'il n'estimait pas qu'elle eыt trois jours а vivre. Je fus seul dйpositaire de cet affreux secret; et la plus terrible heure de ma vie fut celle oщ je le portai dans le fond de mon coeur sans savoir quel usage j'en devais faire. J'allai seul errer dans les bosquets; rкvant au parti que j'avais а prendre; non sans quelques tristes rйflexions sur le sort qui me ramenait dans ma vieillesse а cet йtat solitaire dont je m'ennuyais mкme avant d'en connaоtre un plus doux.

La veille, j'avais promis а Julie de lui rapporter fidиlement le jugement du mйdecin; elle m'avait intйressй par tout ce qui pouvait toucher mon coeur а lui tenir parole. Je sentais cet engagement sur ma conscience. Mais quoi! pour un devoir chimйrique et sans utilitй, fallait-il contrister son вme et lui faire а longs traits savourer la mort? Quel pouvait кtre а mes yeux l'objet d'une prйcaution si cruelle? Lui annoncer sa derniиre heure n'йtait-ce pas l'avancer? Dans un intervalle si court que deviennent les dйsirs, l'espйrance, йlйments de la vie? Est-ce en jouir encore que de se voir si prиs du moment de la perdre? Etait-ce а moi de lui donner la mort?

Je marchais а pas prйcipitйs avec une agitation que je n'avais jamais йprouvйe. Cette longue et pйnible anxiйtй me suivait partout; j'en traоnais aprиs moi l'insupportable poids. Une idйe vint enfin me dйterminer. Ne vous efforcez pas de la prйvoir; il faut vous la dire.

Pour qui est-ce que je dйlibиre? Est-ce pour elle ou pour moi? Sur quel principe est-ce que je raisonne? Est-ce sur son systиme ou sur le mien? Qu'est-ce qui m'est dйmontrй sur l'un ou sur l'autre? Je n'ai pour croire ce que je crois que mon opinion armйe de quelques probabilitйs. Nulle dйmonstration ne la renverse, il est vrai; mais quelle dйmonstration l'йtablit? Elle a, pour croire ce qu'elle croit, son opinion de mкme, mais elle y voit l'йvidence; cette opinion а ses yeux est une dйmonstration. Quel droit ai-je de prйfйrer, quand il s'agit d'elle, ma simple opinion que je reconnais douteuse а son opinion qu'elle tient pour dйmontrйe? Comparons les consйquences des deux sentiments. Dans le sien, la disposition de sa derniиre heure doit dйcider de son sort durant l'йternitй. Dans le mien, les mйnagements que je veux avoir pour elle lui seront indiffйrents dans trois jours. Dans trois jours, selon moi, elle ne sentira plus rien. Mais si peut-кtre elle avait raison, quelle diffйrence! Des biens ou des maux йternels!... Peut-кtre! ce mot est terrible... Malheureux! risque ton вme et non la sienne.

Voilа le premier doute qui m'ait rendu suspecte l'incertitude que vous avez si souvent attaquйe. Ce n'est pas la derniиre fois qu'il est revenu depuis ce temps-lа. Quoi qu'il en soit, ce doute me dйlivra de celui qui me tourmentait. Je pris sur-le-champ mon parti; et, de peur d'en changer, je courus en hвte au lit de Julie. Je fis sortir tout le monde, et je m'assis; vous pouvez juger avec quelle contenance. Je n'employai point auprиs d'elle les prйcautions nйcessaires pour les petites вmes. Je ne dis rien; mais elle me vit et me comprit а l'instant. "Croyez-vous me l'apprendre? dit-elle en me tendant la main. Non, mon ami, je me sens bien: la mort me presse, il faut nous quitter."

Alors elle me tint un long discours dont j'aurai а vous parler quelque jour, et durant lequel elle йcrivit son testament dans mon coeur. Si j'avais moins connu le sien, ses derniиres dispositions auraient suffi pour me le faire connaоtre.

Elle me demanda si son йtat йtait connu dans la maison. Je lui dis que l'alarme y rйgnait, mais qu'on ne savait rien de positif, et que du Bosson s'йtait ouvert а moi seul. Elle me conjura que le secret fыt soigneusement gardй le reste de la journйe. "Claire, ajouta-t-elle, ne supportera jamais ce coup que de ma main; elle en mourra s'il lui vient d'une autre. Je destine la nuit prochaine а ce triste devoir. C'est pour cela surtout que j'ai voulu avoir l'avis du mйdecin, afin de ne pas exposer sur mon seul sentiment cette infortunйe а recevoir а faux une si cruelle atteinte. Faites qu'elle ne soupзonne rien avant le temps, ou vous risquez de rester sans amie et de laisser vos enfants sans mиre."

Elle me parla de son pиre. J'avouai lui avoir envoyй un exprиs; mais je me gardai d'ajouter que cet homme, au lieu de se contenter de donner ma lettre, comme je lui avais ordonnй, s'йtait hвtй de parler, et si lourdement, que mon vieil ami, croyant sa fille noyйe, йtait tombй d'effroi sur l'escalier, et s'йtait fait une blessure qui le retenait а Blonay dans son lit. L'espoir de revoir son pиre la toucha sensiblement; et la certitude que cette espйrance йtait vaine ne fut pas le moindre des maux qu'il me fallut dйvorer.

Le redoublement de la nuit prйcйdente l'avait extrкmement affaiblie. Ce long entretien n'avait pas contribuй а la fortifier. Dans l'accablement oщ elle йtait, elle essaya de prendre un peu de repos durant la journйe; je n'appris que le surlendemain qu'elle ne l'avait pas passйe tout entiиre а dormir.

Cependant la consternation rйgnait dans la maison. Chacun dans un morne silence attendait qu'on le tirвt de peine, et n'osait interroger personne, crainte d'apprendre plus qu'il ne voulait savoir. On se disait: "S'il y a quelque bonne nouvelle, on s'empressera de la dire, s'il y en a de mauvaises, on ne les saura toujours que trop tфt." Dans la frayeur dont ils йtaient saisis, c'йtait assez pour eux qu'il n'arrivвt rien qui fоt nouvelle. Au milieu de ce morne repos, Mme d'Orbe йtait la seule active et parlante. Sitфt qu'elle йtait hors de la chambre de Julie, au lieu de s'aller reposer dans la sienne, elle parcourait toute la maison; elle arrкtait tout le monde, demandant ce qu'avait dit le mйdecin, ce qu'on disait. Elle avait йtй tйmoin de la nuit prйcйdente, elle ne pouvait ignorer ce qu'elle avait vu; mais elle cherchait а se tromper elle-mкme et а rйcuser le tйmoignage de ses yeux. Ceux qu'elle questionnait ne lui rйpondant rien que de favorable, cela l'encourageait а questionner les autres, et toujours avec une inquiйtude si vive, avec un air si effrayant, qu'on eыt su la vйritй mille fois sans кtre tentй de la lui dire.

Auprиs de Julie elle se contraignait, et l'objet touchant qu'elle avait sous les yeux la disposait plus а l'affliction qu'а l'emportement. Elle craignait surtout de lui laisser voir ses alarmes, mais elle rйussissait mal а les cacher. On apercevait son trouble dans son affectation mкme а paraоtre tranquille. Julie, de son cфtй, n'йpargnait rien pour l'abuser. Sans extйnuer son mal elle en parlait presque comme d'une chose passйe, et ne semblait en peine que du temps qu'il lui faudrait pour se remettre. C'йtait encore un de mes supplices de les voir chercher а se rassurer mutuellement, moi qui savais si bien qu'aucune des deux n'avait dans l'вme l'espoir qu'elle s'efforзait de donner а l'autre.

Mme d'Orbe avait veillй les deux nuits prйcйdentes; il y avait trois jours qu'elle ne s'йtait dйshabillйe. Julie lui proposa de s'aller coucher; elle n'en voulut rien faire. "Eh bien donc! dit Julie, qu'on lui tende un petit lit dans ma chambre; а moins, ajouta-t-elle comme par rйflexion, qu'elle ne veuille partager le mien. Qu'_en dis-tu, cousine? Mon mal ne se gagne pas, tu ne te dйgoыtes pas de moi, couche dans mon lit." Le parti fut acceptй. Pour moi, l'on me renvoya, et vйritablement j'avais besoin de repos.Je fus levй de bonne heure. Inquiet de ce qui s'йtait passй durant la nuit, au premier bruit que j'entendis j'entrai dans la chambre. Sur l'йtat oщ Mme d'Orbe йtait la veille, je jugeai du dйsespoir oщ j'allais la trouver, et des fureurs dont je serais le tйmoin. En entrant, je la vis assise dans un fauteuil, dйfaite et pвle, plutфt livide, les yeux plombйs et presque йteints, mais douce, tranquille, parlant peu, faisant tout ce qu'on lui disait sans rйpondre. ur Julie, elle paraissait moins faible que la veille; sa voix йtait plus ferme; son geste plus animй; elle semblait avoir pris la vivacitй de sa cousine. Je connus aisйment а son teint que ce mieux apparent йtait l'effet de la fiиvre; mais je vis aussi briller dans ses regards je ne sais quelle secrиte joie qui pouvait y contribuer, et dont je ne dйmкlais pas la cause. Le mйdecin n'en confirma pas moins son jugement de la veille; la malade n'en continua pas moins de penser comme lui, et il ne me resta plus aucune espйrance.

Ayant йtй forcй de m'absenter pour quelque temps, je remarquai en entrant que l'appartement avait йtй arrangй avec soin; il y rйgnait de l'ordre et de l'йlйgance; elle avait fait mettre des pots de fleurs sur sa cheminйe, ses rideaux йtaient entr'ouverts et rattachйs; l'air avait йtй changй; on y sentait une odeur agrйable; on n'eыt jamais cru кtre dans la chambre d'un malade. Elle avait fait sa toilette avec le mкme soin: la grвce et le goыt se montraient encore dans sa parure nйgligйe. Tout cela lui donnait plutфt l'air d'une femme du monde qui attend compagnie, que d'une campagnarde qui attend sa derniиre heure. Elle vit ma surprise, elle en sourit; et lisant dans ma pensйe, elle allait me rйpondre, quand on amena les enfants. Alors il ne fut plus question que d'eux; et vous pouvez juger si, se sentant prкte а les quitter, ses caresses furent tiиdes et modйrйes. J'observai mкme qu'elle revenait plus souvent et avec des йtreintes encore plus ardentes а celui qui lui coыtait la vie, comme s'il lui fыt devenu plus cher а ce prix.

Tous ces embrassements, ces soupirs, ces transports, йtaient des mystиres pour ces pauvres enfants. Ils l'aimaient tendrement, mais c'йtait la tendresse de leur вge: ils ne comprenaient rien а son йtat, au redoublement de ses caresses, а ses regrets de ne les voir plus; ils nous voyaient tristes et ils pleuraient; ils n'en savaient pas davantage. Quoiqu'on apprenne aux enfants le nom de la mort, ils n'en ont aucune idйe; ils ne la craignent ni pour eux ni pour les autres; ils craignent de souffrir et non de mourir. Quand la douleur arrachait quelque plainte а leur mиre, ils perзaient l'air de leurs cris; quand on leur parlait de la perdre, on les aurait crus stupides. La seule Henriette, un peu plus вgйe, et d'un sexe oщ le sentiment et les lumiиres se dйveloppent plus tфt, paraissait troublйe et alarmйe de voir sa petite maman dans un lit, elle qu'on voyait toujours levйe avant ses enfants. Je me souviens qu'а ce propos, Julie fit une rйflexion tout а fait dans son caractиre, sur l'imbйcile vanitй de Vespasien qui resta couchй tandis qu'il pouvait agir, et se leva lorsqu'il ne put plus rien faire. "Je ne sais pas, dit-elle, s'il faut qu'un empereur meure debout, mais je sais bien qu'une mиre de famille ne doit s'aliter que pour mourir."

Aprиs avoir йpanchй son coeur sur ses enfants, aprиs les avoir pris chacun а part, surtout Henriette, qu'elle tint fort longtemps, et qu'on entendait plaindre et sangloter en recevant ses baisers, elle les appela tous trois, leur donna sa bйnйdiction, et leur dit, en leur montrant Mme d'Orbe: "Allez, mes enfants, allez vous jeter aux pieds de votre mиre: voilа celle que Dieu vous donne; il ne vous a rien фtй." A l'instant ils courent а elle, se mettent а ses genoux, lui prennent les mains, l'appellent leur bonne maman, leur seconde mиre. Claire se pencha sur eux; mais en les serrant dans ses bras elle s'efforзa vainement de parler; elle ne trouva que des gйmissements, elle ne put jamais prononcer un seul mot; elle йtouffait. Jugez si Julie йtait йmue! Cette scиne commenзait а devenir trop vive; je la fis cesser.

Ce moment d'attendrissement passй, l'on se remit а causer autour du lit, et quoique la vivacitй de Julie se fыt un peu йteinte avec le redoublement, on voyait le mкme air de contentement sur son visage: elle parlait de tout avec une attention et un intйrкt qui montraient un esprit trиs libre de soins; rien ne lui йchappait; elle йtait а la conversation comme si elle n'avait eu autre chose а faire. Elle nous proposa de dоner dans sa chambre, pour nous quitter le moins qu'il se pourrait; vous pouvez croire que cela ne fut pas refusй. On servit sans bruit, sans confusion, sans dйsordre, d'un air aussi rangй que si l'on eыt йtй dans le salon d'Apollon. La Fanchon, les enfants, dоnиrent а table. Julie, voyant qu'on manquait d'appйtit, trouva le secret de faire manger de tout, tantфt prйtextant l'instruction de sa cuisiniиre, tantфt voulant savoir si elle oserait en goыter, tantфt nous intйressant par notre santй mкme dont nous avions besoin pour la servir, toujours montrant le plaisir qu'on pouvait lui faire, de maniиre а фter tout moyen de s'y refuser, et mкlant а tout cela un enjouement propre а nous distraire du triste objet qui nous occupait. Enfin, une maоtresse de maison, attentive а faire ses honneurs, n'aurait pas, en pleine santй, pour des йtrangers, des soins plus marquйs, plus obligeants, plus aimables, que ceux que Julie mourante avait pour sa famille. Rien de tout ce que j'avais cru prйvoir n'arrivait, rien de ce que je voyais ne s'arrangeait dans ma tкte. Je ne savais qu'imaginer; je n'y йtais plus.

Aprиs le dоner on annonзa monsieur le ministre. Il venait comme ami de la maison, ce qui lui arrivait fort souvent. Quoique je ne l'eusse point fait appeler, parce que Julie ne l'avait pas demandй, je vous avoue que je fus charmй de son arrivйe; et je ne crois pas qu'en pareille circonstance le plus zйlй croyant l'eыt pu voir avec plus de plaisir. Sa prйsence allait йclaircir bien des doutes et me tirer d'une йtrange perplexitй.

Rappelez-vous le motif qui m'avait portй а lui annoncer sa fin prochaine. Sur l'effet qu'aurait dы selon moi produire cette affreuse nouvelle, comment concevoir celui qu'elle avait produit rйellement? Quoi! cette femme dйvote qui dans l'йtat de santй ne passe pas un jour sans se recueillir, qui fait un de ses plaisirs de la priиre, n'a plus que deux jours а vivre; elle se voit prкte а paraоtre devant le juge redoutable; et au lieu de se prйparer а ce moment terrible, au lieu de mettre ordre а sa conscience, elle s'amuse а parer sa chambre, а faire sa toilette, а causer avec ses amis, а йgayer leur repas; et dans tous ses entretiens pas un seul mot de Dieu ni du salut! Que devais-je penser d'elle et de ses vrais sentiments? Comment arranger sa conduite avec les idйes que j'avais de sa piйtй? Comment accorder l'usage qu'elle faisait des derniers moments de sa vie avec ce qu'elle avait dit au mйdecin de leur prix? Tout cela formait а mon sens une йnigme inexplicable. Car enfin, quoique je ne m'attendisse pas а lui trouver toute la petite cagoterie des dйvotes, il me semblait pourtant que c'йtait le temps de songer а ce qu'elle estimait d'une si grande importance, et qui ne souffrait aucun retard. Si l'on est dйvot durant le tracas de cette vie, comment ne le sera-t-on pas au moment qu'il la faut quitter, et qu'il ne reste plus qu'а penser а l'autre?

Ces rйflexions m'amenиrent а un point oщ je ne me serais guиre attendu d'arriver. Je commenзai presque d'кtre inquiet que mes opinions indiscrиtement soutenues n'eussent enfin trop gagnй sur elle. Je n'avais pas adoptй les siennes, et pourtant je n'aurais pas voulu qu'elle y eыt renoncй. Si j'eusse йtй malade, je serais certainement mort dans mon sentiment; mais je dйsirais qu'elle mourыt dans le sien, et je trouvais pour ainsi dire qu'en elle je risquais plus qu'en moi. Ces contradictions vous paraоtront extravagantes; je ne les trouve pas raisonnables, et cependant elles ont existй. Je ne me charge pas de les justifier, je vous les rapporte.

Enfin le moment vint oщ mes doutes allaient кtre йclaircis. Car il йtait aisй de prйvoir que tфt ou tard le pasteur amиnerait la conversation sur ce qui fait l'objet de son ministиre; et quand Julie eыt йtй capable de dйguisement dans ses rйponses, il lui eыt йtй bien difficile de se dйguiser assez pour qu'attentif et prйvenu je n'eusse pas dйmкlй ses vrais sentiments.

Tout arriva comme je l'avais prйvu. Je laisse а part les lieux communs mкlйs d'йloges qui servirent de transition au ministre pour venir а son sujet; je laisse encore ce qu'il lui dit de touchant sur le bonheur de couronner une bonne vie par une fin chrйtienne. Il ajouta qu'а la vйritй il lui avait quelquefois trouvй sur certains points des sentiments qui ne s'accordaient pas entiиrement avec la doctrine de l'Eglise, c'est-а-dire avec celle que la plus saine raison pouvait dйduire de l'Ecriture; mais comme elle ne s'йtait jamais aheurtйe а les dйfendre, il espйrait qu'elle voulait mourir ainsi qu'elle avait vйcu, dans la communion des fidиles, et acquiescer en tout а la commune profession de foi.

Comme la rйponse de Julie йtait dйcisive sur mes doutes, et n'йtait pas, а l'йgard des lieux communs, dans le cas de l'exhortation, je vais vous la rapporter presque mot а mot; car je l'avais bien йcoutйe, et j'allai l'йcrire dans le moment.

"Permettez-moi, Monsieur, de commencer par vous remercier de tous les soins que vous avez pris de me conduire dans la droite route de la morale et de la foi chrйtienne, et de la douceur avec laquelle vous avez corrigй ou supportй mes erreurs quand je me suis йgarйe. Pйnйtrйe de respect pour votre zиle et de reconnaissance pour vos bontйs, je dйclare avec plaisir que je vous dois toutes mes bonnes rйsolutions, et que vous m'avez toujours portйe а faire ce qui йtait bien, et а croire ce qui йtait vrai.

J'ai vйcu et je meurs dans la communion protestante, qui tire son unique rиgle de l'Ecriture sainte et de la raison; mon coeur a toujours confirmй ce que prononзait ma bouche; et quand je n'ai pas eu pour vos lumiиres toute la docilitй qu'il eыt fallu peut-кtre, c'йtait un effet de mon aversion pour toute espиce de dйguisement: ce qu'il m'йtait impossible de croire, je n'ai pu dire que je le croyais; j'ai toujours cherchй sincиrement ce qui йtait conforme а la gloire de Dieu et а la vйritй. J'ai pu me tromper dans ma recherche; je n'ai pas l'orgueil de penser avoir eu toujours raison: j'ai peut-кtre eu toujours tort; mais mon intention a toujours йtй pure, et j'ai toujours cru ce que je disais croire. C'йtait sur ce point tout ce qui dйpendait de moi Si Dieu n'a pas йclairй ma raison au-delа, il est clйment et juste; pourrait-il me demander compte d'un don qu'il ne m'a pas fait?

"Voilа, monsieur, ce que j'avais d'essentiel а vous dire sur les sentiments que j'ai professйs. Sur tout le reste mon йtat prйsent vous rйpond pour moi. Distraite par le mal, livrйe au dйlire de la fiиvre, est-il temps d'essayer de raisonner mieux que je n'ai fait, jouissant d'un entendement aussi sain que je l'ai reзu? Si je me suis trompйe alors, me tromperais-je moins aujourd'hui, et dans l'abattement oщ je suis, dйpend-il de moi de croire autre chose que ce que j'ai cru йtant en santй? C'est la raison qui dйcide du sentiment qu'on prйfиre; et la mienne ayant perdu ses meilleures fonctions, quelle autoritй peut donner ce qui m'en reste aux opinions que j'adopterais sans elle? Que me reste-t-il donc dйsormais а faire? C'est de m'en rapporter а ce que j'ai cru ci-devant: car la droiture d'intention est la mкme, et j'ai le jugement de moins. Si je suis dans l'erreur, c'est sans l'aimer; cela suffit pour me tranquilliser sur ma croyance.

Quant а la prйparation а la mort, Monsieur, elle est faite; mal, il est vrai, mais de mon mieux, et mieux du moins que je ne la pourrais faire а prйsent. J'ai tвchй de ne pas attendre, pour remplir cet important devoir, que j'en fusse incapable. Je priais en santй, maintenant je me rйsigne. La priиre du malade est la patience. La prйparation а la mort est une bonne vie; je n'en connais point d'autre. Quand je conversais avec vous, quand je me recueillais seule, quand je m'efforзais de remplir les devoirs que Dieu m'impose, c'est alors que je me disposais а paraоtre devant lui, c'est alors que je l'adorais de toutes les forces qu'il m'a donnйes: que ferais-je aujourd'hui que je les ai perdues? Mon вme aliйnйe est-elle en йtat de s'йlever а lui? Ces restes d'une vie а demi йteinte, absorbйs par la souffrance, sont-ils dignes de lui кtre offerts? Non, monsieur, il me les laisse pour кtre donnйs а ceux qu'il m'a fait aimer et qu'il veut que je quitte; je leur fais mes adieux pour aller а lui; c'est d'eux qu'il faut que je m'occupe: bientфt je m'occuperai de lui seul. Mes derniers plaisirs sur la terre sont aussi mes derniers devoirs: n'est-ce pas le servir encore et faire sa volontй, que de remplir les soins que l'humanitй m'impose avant d'abandonner sa dйpouille? Que faire pour apaiser des troubles que je n'ai pas? Ma conscience n'est point agitйe; si quelquefois elle m'a donnй des craintes, j'en avais plus en santй qu'aujourd'hui. Ma confiance les efface; elle me dit que Dieu est plus clйment que je ne suis coupable, et ma sйcuritй redouble en me sentant approcher de lui. Je ne lui porte point un repentir imparfait, tardif et forcй, qui, dictй par la peur, ne saurait кtre sincиre, et n'est qu'un piиge pour le tromper. Je ne lui porte pas le reste et le rebut de mes jours, pleins de peine et d'ennuis, en proie а la maladie, aux douleurs, aux angoisses de la mort, et que je ne lui donnerais que quand je n'en pourrais plus rien faire. Je lui porte ma vie entiиre, pleine de pйchйs et de fautes, mais exempte des remords de l'impie et des crimes du mйchant.

A quels tourments Dieu pourrait-il condamner mon вme? Les rйprouvйs, dit-on, le haпssent; il faudrait donc qu'il m'empкchвt de l'aimer? Je ne crains pas d'augmenter leur nombre. O grand Etre! Etre йternel, suprкme intelligence, source de vie et de fйlicitй, crйateur, conservateur, pиre de l'homme et roi de la nature, Dieu trиs puissant, trиs bon, dont je ne doutai jamais un moment, et sous les yeux duquel j'aimai toujours а vivre! je le sais, je m'en rйjouis, je vais paraоtre devant ton trфne. Dans peu de jours mon вme, libre de sa dйpouille, commencera de t'offrir plus dignement cet immortel hommage qui doit faire mon bonheur durant l'йternitй. Je compte pour rien tout ce que je serai jusqu'а ce moment. Mon corps vit encore, mais ma vie morale est finie. Je suis au bout de ma carriиre, et dйjа jugйe sur le passй. Souffrir et mourir est tout ce qui me reste а faire; c'est l'affaire de la nature: mais moi, j'ai tвchй de vivre de maniиre а n'avoir pas besoin de songer а la mort; et maintenant qu'elle approche, je la vois venir sans effroi. Qui s'endort dans le sein d'un pиre n'est pas en souci du rйveil."

Ce discours, prononcй d'abord d'un ton grave et posй, puis avec plus d'accent et d'une voix plus йlevйe, fit sur tous les assistants, sans m'en excepter, une impression d'autant plus vive, que les yeux de celle qui le prononзa brillaient d'un feu surnaturel; un nouvel йclat animait son teint, elle paraissait rayonnante; et s'il y a quelque chose au monde qui mйrite le nom de cйleste, c'йtait son visage tandis qu'elle parlait.

Le pasteur lui-mкme, saisi, transportй de ce qu'il venait d'entendre, s'йcria en levant les mains et les yeux au ciel: "Grand Dieu, voilа le culte qui t'honore; daigne t'y rendre propice; les humains t'en offrent peu de pareils.

Madame, dit-il en s'approchant du lit, je croyais vous instruire, et c'est vous qui m'instruisez. Je n'ai plus rien а vous dire. Vous avez la vйritable foi, celle qui fait aimer Dieu. Emportez ce prйcieux repos d'une bonne conscience, il ne vous trompera pas; j'ai vu bien des chrйtiens dans l'йtat oщ vous кtes, je ne l'ai trouvй qu'en vous seule. Quelle diffйrence d'une fin si paisible а celle de ces pйcheurs bourrelйs qui n'accumulent tant de vaines et sиches priиres que parce qu'ils sont indignes d'кtre exaucйs! Madame, votre mort est aussi belle que votre vie: vous avez vйcu pour la charitй; vous mourez martyre de l'amour maternel. Soit que Dieu vous rende а nous pour nous servir d'exemple, soit qu'il vous appelle а lui pour couronner vos vertus, puissions-nous tous tant que nous sommes vivre et mourir comme vous! Nous serons bien sыrs du bonheur de l'autre vie."

Il voulut s'en aller; elle le retint. "Vous кtes de mes amis, lui dit-elle, et l'un de ceux que je vois avec le plus de plaisir; c'est pour eux que mes derniers moments me sont prйcieux. Nous allons nous quitter pour si longtemps qu'il ne faut pas nous quitter si vite." Il fut charmй de rester, et je sortis lа-dessus.

En rentrant, je vis que la conversation avait continuй sur le mкme sujet, mais d'un autre ton et comme sur une matiиre indiffйrente. Le pasteur parlait de l'esprit faux qu'on donnait au christianisme en n'en faisant que la religion des mourants, et de ses ministres des hommes de mauvais augure. "On nous regarde, disait-il, comme des messagers de mort, parce que, dans l'opinion commode qu'un quart d'heure de repentir suffit pour effacer cinquante ans de crimes, on n'aime а nous voir que dans ce temps-lа. Il faut nous vкtir d'une couleur lugubre; il faut affecter un air sйvиre; on n'йpargne rien pour nous rendre effrayants. Dans les autres cultes, c'est pis encore. Un catholique mourant n'est environnй que d'objets qui l'йpouvantent, et de cйrйmonies qui l'enterrent tout vivant. Au soin qu'on prend d'йcarter de lui les dйmons, il croit en voir sa chambre pleine; il meurt cent fois de terreur avant qu'on l'achиve; et c'est dans cet йtat d'effroi que l'Eglise aime а le plonger pour avoir meilleur marchй de sa bourse. - Rendons grвces au ciel, dit Julie, de n'кtre point nйs dans ces religions vйnales qui tuent les gens pour en hйriter, et qui, vendant le paradis aux riches, portent jusqu'en l'autre monde l'injuste inйgalitй qui rиgne dans celui-ci. Je ne doute point que toutes ces sombres idйes ne fomentent l'incrйdulitй, et ne donnent une aversion naturelle pour le culte qui les nourrit. J'espиre, dit-elle en me regardant, que celui qui doit йlever nos enfants prendra des maximes tout opposйes, et qu'il ne leur rendra point la religion lugubre et triste en y mкlant incessamment des pensйes de mort. S'il leur apprend а bien vivre, ils sauront assez bien mourir."

Dans la suite de cet entretien, qui fut moins serrй et plus interrompu que je ne vous le rapporte, j'achevai de concevoir les maximes de Julie et la conduite qui m'avait scandalisй. Tout cela tenait а ce que, sentant son йtat parfaitement dйsespйrй, elle ne songeait plus qu'а en йcarter l'inutile et funиbre appareil dont l'effroi des mourants les environne, soit pour donner le change а notre affliction, soit pour s'фter а elle-mкme un spectacle attristant а pure perte. "La mort, disait-elle, est dйjа si pйnible! pourquoi la rendre encore hideuse? Les soins que les autres perdent а vouloir prolonger leur vie, je les emploie а jouir de la mienne jusqu'au bout: il ne s'agit que de savoir prendre son parti; tout le reste va de lui-mкme. Ferai-je de ma chambre un hфpital, un objet de dйgoыt et d'ennui, tandis que mon dernier soin est d'y rassembler tout ce qui m'est cher? Si j'y laisse croupir le mauvais air, il faudra en йcarter mes enfants, ou exposer leur santй. Si je reste dans un йquipage а faire peur, personne ne me reconnaоtra plus; je ne serai plus la mкme; vous vous souviendrez tous de m'avoir aimйe, et ne pourrez plus me souffrir; j'aurai, moi vivante, l'affreux spectacle de l'horreur que je ferai, mкme а mes amis, comme si j'йtais dйjа morte. Au lieu de cela, j'ai trouvй l'art d'йtendre ma vie sans la prolonger. J'existe, j'aime, je suis aimйe, je vis jusqu'а mon dernier soupir. L'instant de la mort n'est rien; le mal de la nature est peu de chose; j'ai banni tous ceux de l'opinion."

Tous ces entretiens et d'autres semblables se passaient entre la malade, le pasteur, quelquefois le mйdecin, la Fanchon et moi. Mme d'Orbe y йtait toujours prйsente, et ne s'y mкlait jamais. Attentive aux besoins de son amie, elle йtait prompte а la servir. Le reste du temps, immobile et presque inanimйe, elle la regardait sans rien dire, et sans rien entendre de ce qu'on disait.

Pour moi, craignant que Julie ne parlвt jusqu'а s'йpuiser, je pris le moment que le ministre et le mйdecin s'йtaient mis а causer ensemble; et, m'approchant d'elle, je lui dis а l'oreille: "Voilа bien des discours pour une malade! voilа bien de la raison pour quelqu'un qui se croit hors d'йtat de raisonner!"

"Oui, me dit-elle tout bas, je parle trop pour une malade, mais non pas pour une mourante, bientфt je ne dirai plus rien. A l'йgard des raisonnements, je n'en fais plus, mais j'en ai fait. Je savais en santй qu'il fallait mourir. J'ai souvent rйflйchi sur ma derniиre maladie; je profite aujourd'hui de ma prйvoyance. Je ne suis plus en йtat de penser ni de rйsoudre; je ne fais que dire ce que j'avais pensй, et pratiquer ce que j'avais rйsolu."

Le reste de la journйe, а quelques accidents prиs, se passa avec la mкme tranquillitй, et presque de la mкme maniиre que quand tout le monde se portait bien. Julie йtait, comme en pleine santй, douce et caressante; elle parlait avec le mкme sens, avec la mкme libertй d'esprit, mкme d'un air serein qui allait quelquefois jusqu'а la gaietй. Enfin, je continuais de dйmкler dans ses yeux un certain mouvement de joie qui m'inquiйtait de plus en plus, et sur lequel je rйsolus de m'йclaircir avec elle.

Je n'attendis pas plus tard que le mкme soir. Comme elle vit que je m'йtais mйnagй un tкte-а-tкte, elle me dit: "Vous m'avez prйvenue, j'avais а vous parler. - Fort bien, lui dis-je; mais puisque j'ai pris les devants, laissez-moi m'expliquer le premier."

Alors, m'йtant assis auprиs d'elle, et la regardant fixement, je lui dis: "Julie, ma chиre Julie! vous avez navrй mon coeur: hйlas! vous avez attendu bien tard! Oui, continuai-je, voyant qu'elle me regardait avec surprise, je vous ai pйnйtrйe; vous vous rйjouissez de mourir; vous кtes bien aise de me quitter. Rappelez-vous la conduite de votre йpoux depuis que nous vivons ensemble; ai-je mйritй de votre part un sentiment si cruel?" A l'instant elle me prit les mains, et de ce ton qui savait aller chercher l'вme: "Qui? moi? je veux vous quitter? Est-ce ainsi que vous lisez dans mon coeur? Avez-vous sitфt oubliй notre entretien d'hier? - Cependant, repris-je, vous mourez contente... je l'ai vu... je le vois... - Arrкtez, dit-elle; il est vrai, je meurs contente; mais c'est de mourir comme j'ai vйcu, digne d'кtre votre йpouse. Ne m'en demandez pas davantage, je ne vous dirai rien de plus; mais voici, continua-t-elle en tirant un papier de dessous son chevet, oщ vous achиverez d'йclaircir ce mystиre." Ce papier йtait une lettre; et je vis qu'elle vous йtait adressйe. "Je vous la remets ouverte, ajouta-t-elle en me la donnant, afin qu'aprиs l'avoir lue vous vous dйterminiez а l'envoyer ou а la supprimer, selon ce que vous trouverez le plus convenable а votre sagesse et а mon honneur. Je vous prie de ne la lire que quand je ne serai plus; et je suis si sыre de ce que vous ferez а ma priиre, que je ne veux pas mкme que vous me le promettiez." Cette lettre, cher Saint-Preux, est celle que vous trouverez ci-jointe. J'ai beau savoir que celle qui l'a йcrite est morte, j'ai peine а croire qu'elle n'est plus rien.

Elle me parla ensuite de son pиre avec inquiйtude. "Quoi! dit-elle, il sait sa fille en danger, et je n'entends point parler de lui! Lui serait-il arrivй quelque malheur? Aurait-il cessй de m'aimer? Quoi! mon pиre!... ce pиre si tendre... m'abandonner ainsi!... me laisser mourir sans le voir... sans recevoir sa bйnйdiction... ses derniers embrassements!... O Dieu! quels reproches amers il se fera quand il ne me trouvera plus!..." Cette rйflexion lui йtait douloureuse. Je jugeai qu'elle supporterait plus aisйment l'idйe de son pиre malade que celle de son pиre indiffйrent. Je pris le parti de lui avouer la vйritй. En effet, l'alarme qu'elle en conзut se trouva moins cruelle que ses premiers soupзons. Cependant la pensйe de ne plus le revoir l'affecta vivement. "Hлlas! dit-elle, que deviendra-t-il aprиs moi? а quoi tiendra-t-il? Survivre а toute sa famille!... quelle vie sera la sienne? Il sera seul, il ne vivra plus." Ce moment fut un de ceux oщ l'horreur de la mort se faisait sentir, et oщ la nature reprenait son empire. Elle soupira, joignit les mains, leva les yeux; et je vis qu'en effet elle employait cette difficile priиre qu'elle avait dit кtre celle du malade.

Elle revint а moi. "Je me sens faible, dit-elle; je prйvois que cet entretien pourrait кtre le dernier que nous aurons ensemble. Au nom de notre union, au nom de nos chers enfants qui en sont le gage, ne soyez plus injuste envers votre йpouse. Moi, me rйjouir de vous quitter! vous qui n'avez vйcu que pour me rendre heureuse et sage; vous de tous les hommes celui qui me convenait le plus, le seul peut-кtre avec qui je pouvais faire un bon mйnage et devenir une femme de bien! Ah! croyez que si je mettais un prix а la vie, c'йtait pour la passer avec vous." Ces mots prononcйs avec tendresse m'йmurent au point qu'en portant frйquemment а ma bouche ses mains que je tenais dans les miennes, je les sentis se mouiller de mes pleurs. Je ne croyais pas mes yeux faits pour en rйpandre. Ce furent les premiers depuis ma naissance, ce seront les derniers jusqu'а ma mort. Aprиs en avoir versй pour Julie, il n'en faut plus verser pour rien.

Ce jour fut pour elle un jour de fatigue. La prйparation de Mme d'Orbe durant la nuit, la scиne des enfants le matin, celle du ministre l'aprиs-midi, l'entretien du soir avec moi, l'avaient jetйe dans l'йpuisement. Elle eut un peu plus de repos cette nuit-lа que les prйcйdentes, soit а cause de sa faiblesse, soit qu'en effet la fiиvre et le redoublement fussent moindres.

Le lendemain, dans la matinйe, on vint me dire qu'un homme trиs mal mis demandait avec beaucoup d'empressement а voir Madame en particulier. On lui avait dit l'йtat oщ elle йtait: il avait insistй, disant qu'il s'agissait d'une bonne action, qu'il connaissait bien Mme de Wolmar, et qu'il savait bien que tant qu'elle respirerait elle aimerait а en faire de telles. Comme elle avait йtabli pour rиgle inviolable de ne jamais rebuter personne, et surtout les malheureux, on me parla de cet homme avant de le renvoyer. Je le fis venir. Il йtait presque en guenilles, il avait l'air et le ton de la misиre; au reste, je n'aperзus rien dans sa physionomie et dans ses propos qui me fоt mal augurer de lui. Il s'obstinait а ne vouloir parler qu'а Julie. Je lui dis que, s'il ne s'agissait que de quelques secours pour lui aider а vivre, sans importuner pour cela une femme а l'extrйmitй, je ferais ce qu'elle aurait pu faire. "Non, dit-il, je ne demande point d'argent, quoique j'en aie grand besoin: je demande un bien qui m'appartient, un bien que j'estime plus que tous les trйsors de la terre, un bien que j'ai perdu par ma faute, et que Madame seule, de qui je le tiens, peut me rendre une seconde fois."

Ce discours, auquel je ne compris rien, me dйtermina pourtant. Un malhonnкte homme eыt pu dire la mкme chose, mais il ne l'eыt jamais dite du mкme ton. Il exigeait du mystиre: ni laquais, ni femme de chambre. Ces prйcautions me semblaient bizarres; toutefois je les pris. Enfin, je le lui menai. Il m'avait dit кtre connu de Mme d'Orbe: il passa devant elle; elle ne le reconnut point; et j'en fus peu surpris. Pour Julie, elle le reconnut а l'instant; et, le voyant dans ce triste йquipage, elle me reprocha de l'y avoir laissй. Cette reconnaissance fut touchante. Claire, йveillйe par le bruit, s'approche, et le reconnaоt а la fin, non sans donner aussi quelques signes de joie; mais les tйmoignages de son bon coeur s'йteignaient dans sa profonde affliction: un seul sentiment absorbait tout; elle n'йtait plus sensible а rien.

Je n'ai pas besoin, je crois, de vous dire qui йtait cet homme. Sa prйsence rappela bien des souvenirs. Mais tandis que Julie le consolait et lui donnait de bonnes espйrances, elle fut saisie d'un violent йtouffement, et se trouva si mal qu'on crut qu'elle allait expirer. Pour ne pas faire scиne, et prйvenir les distractions dans un moment oщ il ne fallait songer qu'а la secourir, je fis passer l'homme dans le cabinet, l'avertissant de le fermer sur lui. La Fanchon fut appelйe, et а force de temps et de soins la malade revint enfin de sa pвmoison. En nous voyant tous consternйs autour d'elle, elle nous dit: "Mes enfants, ce n'est qu'un essai; cela n'est pas si cruel qu'on pense."

Le calme se rйtablit; mais l'alarme avait йtй si chaude qu'elle me fit oublier l'homme dans le cabinet; et, quand Julie me demanda tout bas ce qu'il йtait devenu, le couvert йtait mis, tout le monde йtait lа. Je voulus entrer pour lui parler; mais il avait fermй la porte en dedans, comme je le lui avais dit; il fallut attendre aprиs le dоner pour le faire sortir.

Durant le repas, du Bosson, qui s'y trouvait, parlant d'une jeune veuve qu'on disait se remarier, ajouta quelque chose sur le triste sort des veuves. "Il y en a, dis-je, de bien plus а plaindre encore, ce sont les veuves dont les maris sont vivants. - Cela est vrai, reprit Fanchon qui vit que ce discours s'adressait а elle, surtout quand ils leur sont chers." Alors l'entretien tomba sur le sien; et, comme elle en avait parlй avec affection dans tous les temps, il йtait naturel qu'elle en parlвt de mкme au moment oщ la perte de sa bienfaitrice allait lui rendre la sienne encore plus rude. C'est aussi ce qu'elle fit en termes trиs touchants, louant son bon naturel, dйplorant les mauvais exemples qui l'avaient sйduit, et le regret tant si sincиrement, que, dйjа disposйe а la tristesse, elle s'йmut jusqu'а pleurer. Tout а coup le cabinet s'ouvre, l'homme en guenilles en sort impйtueusement, se prйcipite а ses genoux, les embrasse, et fond en larmes. Elle tenait un verre; il lui йchappe: "Ah! malheureux! d'oщ viens-tu?" se laisse aller sur lui, et serait tombйe en faiblesse si l'on n'eыt йtй prompt а la secourir.

Le reste est facile а imaginer. En un moment on sut par toute la maison que Claude Anet йtait arrivй. Le mari de la bonne Fanchon! quelle fкte! A peine йtait-il hors de la chambre qu'il fut йquipй. Si chacun n'avait eu que deux chemises, Anet en aurait autant eu lui tout seul qu'il en serait restй а tous les autres. Quand je sortis pour le faire habiller, je trouvai qu'on m'avait si bien prйvenu qu'il fallut user d'autoritй pour faire tout reprendre а ceux qui l'avaient fourni.

Cependant Fanchon ne voulait point quitter sa maоtresse. Pour lui faire donner quelques heures а son mari, on prйtexta que les enfants avaient besoin de prendre l'air, et tous deux furent chargйs de les conduire.

Cette scиne n'incommoda point la malade comme les prйcйdentes; elle n'avait rien eu que d'agrйable, et ne lui fit que du bien. Nous passвmes l'aprиs-midi, Claire et moi, seuls auprиs d'elle; et nous eыmes deux heures d'un entretien paisible, qu'elle rendit le plus intйressant, le plus charmant que nous eussions jamais eu.

Elle commenзa par quelques observations sur le touchant spectacle qui venait de nous frapper, et qui lui rappelait si vivement les premiers temps de sa jeunesse. Puis, suivant le fil des йvйnements, elle fit une courte rйcapitulation de sa vie entiиre, pour montrer qu'а tout prendre elle avait йtй douce et fortunйe, que de degrй en degrй elle йtait montйe au comble du bonheur permis sur la terre, et que l'accident qui terminait ses jours au milieu de leur course marquait, selon toute apparence, dans sa carriиre naturelle, le point de sйparation des biens et des maux.

Elle remercia le ciel de lui avoir donnй un coeur sensible et portй au bien, un entendement sain, une figure prйvenante; de l'avoir fait naоtre dans un pays de libertй et non parmi des esclaves, d'une famille honorable, et non d'une race de malfaiteurs, dans une honnкte fortune et non dans les grandeurs du monde qui corrompent l'вme, ou dans l'indigence qui l'avilit. Elle se fйlicita d'кtre nйe d'un pиre et d'une mиre tous deux vertueux et bons, pleins de droiture et d'honneur, et qui, tempйrant les dйfauts l'un de l'autre, avaient formй sa raison sur la leur sans lui donner leur faiblesse ou leurs prйjugйs. Elle vanta l'avantage d'avoir йtй йlevйe dans une religion raisonnable et sainte, qui, loin d'abrutir l'homme, l'ennoblit et l'йlиve; qui, ne favorisant ni l'impiйtй ni le fanatisme, permet d'кtre sage et de croire, d'кtre humain et pieux tout а la fois.

Aprиs cela, serrant la main de sa cousine qu'elle tenait dans la sienne, et la regardant de cet oeil que vous devez connaоtre et que la langueur rendait encore plus touchant: "Tous ces biens, dit-elle, ont йtй donnйs а mille autres; mais celui-ci!... le ciel ne l'a donnй qu'а moi. J'йtais femme, et j'eus une amie. Il nous fit naоtre en mкme temps; il mit dans nos inclinations un accord qui ne s'est jamais dйmenti; il fit nos coeurs l'un pour l'autre; il nous unit dиs le berceau; je l'ai conservйe tout le temps de ma vie, et sa main me ferme les yeux. Trouvez un autre exemple pareil au monde, et je ne me vante plus de rien. Quels sages conseils ne m'a-t-elle pas donnйs? De quels pйrils ne m'a-t-elle pas sauvйe? De quels maux ne me consolait-elle pas? Qu'eussй-je йtй sans elle? Que n'eыt-elle pas fait de moi si je l'avais mieux йcoutйe? Je la vaudrais peut-кtre aujourd'hui." Claire, pour toute rйponse, baissa la tкte sur le sein de son amie, et voulut soulager ses sanglots par des pleurs: il ne fut pas possible. Julie la pressa longtemps contre sa poitrine en silence. Ces moments n'ont ni mots ni larmes.

Elles se remirent, et Julie continua: "Ces biens йtaient mкlйs d'inconvйnients; c'est le sort des choses humaines. Mon coeur йtait fait pour l'amour, difficile en mйrite personnel, indiffйrent sur tous les biens de l'opinion. Il йtait presque impossible que les prйjugйs de mon pиre s'accordassent avec mon penchant. Il me fallait un amant que j'eusse choisi moi-mкme. Il s'offrit; je crus le choisir; sans doute le ciel le choisit pour moi, afin que, livrйe aux erreurs de ma passion, je ne le fusse pas aux horreurs du crime, et que l'amour de la vertu restвt au moins dans mon вme aprиs elle. Il prit le langage honnкte et insinuant avec lequel mille fourbes sйduisent tous les jours autant de filles bien nйes; mais seul parmi tant d'autres il йtait honnкte homme et pensait ce qu'il disait. Etait-ce ma prudence qui l'avait discernй? Non; je ne connus d'abord de lui que son langage, et je fus sйduite. Je fis par dйsespoir ce que d'autres font par effronterie: je me jetai, comme disait mon pиre, а sa tкte; il me respecta. Ce fut alors seulement que je pus le connaоtre. Tout homme capable d'un pareil trait a l'вme belle; alors on y peut compter. Mais j'y comptais auparavant, ensuite j'osai compter sur moi-mкme; et voilа comment on se perd."

Elle s'йtendit avec complaisance sur le mйrite de cet amant; elle lui rendait justice, mais on voyait combien son coeur se plaisait а la lui rendre. Elle le louait mкme а ses propres dйpens. A force d'кtre йquitable envers lui, elle йtait inique envers elle, et se faisait tort pour lui faire honneur. Elle alla jusqu'а soutenir qu'il eut plus d'horreur qu'elle de l'adultиre, sans se souvenir qu'il avait lui-mкme rйfutй cela.

Tous les dйtails du reste de sa vie furent suivis dans le mкme esprit. Milord Edouard, son mari, ses enfants, votre retour, notre amitiй, tout fut mis sous un jour avantageux. Ses malheurs mкme lui en avaient йpargnй de plus grands. Elle avait perdu sa mиre au moment que cette perte lui pouvait кtre la plus cruelle; mais si le ciel la lui eыt conservйe, bientфt il fыt survenu du dйsordre dans sa famille. L'appui de sa mиre, quelque faible qu'il fыt, eыt suffi pour la rendre plus courageuse а rйsister а son pиre; et de lа seraient sortis la discorde et les scandales, peut-кtre les dйsastres et le dйshonneur, peut-кtre pis encore si son frиre avait vйcu. Elle avait йpousй malgrй elle un homme qu'elle n'aimait point, mais elle soutint qu'elle n'aurait pu jamais кtre aussi heureuse avec un autre, pas mкme avec celui qu'elle avait aimй. La mort de M. d'Orbe lui avait фtй un ami, mais en lui rendant son amie. Il n'y avait pas jusqu'а ses chagrins et ses peines qu'elle ne comptвt pour des avantages, en ce qu'ils avaient empкchй son coeur de s'endurcir aux malheurs d'autrui. "On ne sait pas, disait-elle, quelle douceur c'est de s'attendrir sur ses propres maux et sur ceux des autres. La sensibilitй porte toujours dans l'вme un certain contentement de soi-mкme indйpendant de la fortune et des йvйnements. Que j'ai gйmi! que j'ai versй de larmes! Eh bien! s'il fallait renaоtre aux mкmes conditions, le mal que j'ai commis serait le seul que je voudrais retrancher; celui que j'ai souffert me serait agrйable encore." Saint-Preux, je vous rends ses propres mots; quand vous aurez lu sa lettre, vous les comprendrez peut-кtre mieux.

"Voyez donc, continuait-elle, а quelle fйlicitй je suis parvenue. J'en avais beaucoup; j'en attendais davantage. La prospйritй de ma famille, une bonne йducation pour mes enfants, tout ce qui m'йtait cher rassemblй autour de moi ou prкt а l'кtre. Le prйsent, l'avenir, me flattaient йgalement; la jouissance et l'espoir se rйunissaient pour me rendre heureuse. Mon bonheur montй par degrйs йtait au comble; il ne pouvait plus que dйchoir; il йtait venu sans кtre attendu, il se fыt enfui quand je l'aurais cru durable. Qu'eыt fait le sort pour me soutenir а ce point? Un йtat permanent est-il fait pour l'homme? Non, quand on a tout acquis, il faut perdre, ne fыt-ce que le plaisir de la possession qui s'use par elle. Mon pиre est dйjа vieux; mes enfants sont dans l'вge tendre oщ la vie est encore mal assurйe: que de pertes pouvaient m'affliger, sans qu'il me restвt plus rien а pouvoir acquйrir! L'affection maternelle augmente sans cesse, la tendresse filiale diminue, а mesure que les enfants vivent plus loin de leur mиre. En avanзant en вge, les miens se seraient plus sйparйs de moi. Ils auraient vйcu dans le monde; ils m'auraient pu nйgliger. Vous en voulez envoyer un en Russie; que de pleurs son dйpart m'aurait coыtйs! Tout se serait dйtachй de moi peu а peu, et rien n'eыt supplйй aux pertes que j'aurais faites. Combien de fois j'aurais pu me trouver dans l'йtat oщ je vous laisse. Enfin n'eыt-il pas fallu mourir? Peut-кtre mourir la derniиre de tous! Peut-кtre seule et abandonnйe. Plus on vit, plus on aime а vivre, mкme sans jouir de rien: j'aurais eu l'ennui de la vie et la terreur de la mort, suite ordinaire de la vieillesse. Au lieu de cela, mes derniers instants sont encore agrйables, et j'ai de la vigueur pour mourir; si mкme on peut appeler mourir que laisser vivant ce qu'on aime. Non, mes amis, non, mes enfants, je ne vous quitte pas, pour ainsi dire, je reste avec vous; en vous laissant tous unis, mon esprit, mon coeur, vous demeurent. Vous me verrez sans cesse entre vous; vous vous sentirez sans cesse environnйs de moi... Et puis nous nous rejoindrons, j'en suis sыre; le bon Wolmar lui-mкme ne m'йchappera pas. Mon retour а Dieu tranquillise mon вme et m'adoucit un moment pйnible; il me promet pour vous le mкme destin qu'а moi. Mon sort me suit et s'assure. Je fus heureuse, je le suis, je vais l'кtre: mon bonheur est fixй, je l'arrache а la fortune; il n'a plus de bornes que l'йternitй."

Elle en йtait lа quand le ministre entra. Il l'honorait et l'estimait vйritablement. Il savait mieux que personne combien sa foi йtait vive et sincиre. Il n'en avait йtй que plus frappй de l'entretien de la veille, et en tout de la contenance qu'il lui avait trouvйe. Il avait vu souvent mourir avec ostentation, jamais avec sйrйnitй. Peut-кtre а l'intйrкt qu'il prenait а elle se joignait-il un dйsir secret de voir si ce calme se soutiendrait jusqu'au bout.

Elle n'eut pas besoin de changer beaucoup le sujet de l'entretien pour en amener un convenable au caractиre du survenant. Comme ses conversations en pleine santй n'йtaient jamais frivoles, elle ne faisait alors que continuer а traiter dans son lit avec la mкme tranquillitй des sujets intйressants pour elle et pour ses amis; elle agitait indiffйremment des questions qui n'йtaient pas indiffйrentes.

En suivant le fil de ses idйes sur ce qui pouvait rester d'elle avec nous, elle nous parlait de ses anciennes rйflexions sur l'йtat des вmes sйparйes des corps. Elle admirait la simplicitй des gens qui promettaient а leurs amis de venir leur donner des nouvelles de l'autre monde. "Cela, disait-elle, est aussi raisonnable que les contes de revenants qui font mille dйsordres et tourmentent les bonnes femmes; comme si les esprits avaient des voix pour parler, et des mains pour battre! Comment un pur esprit agirait-il sur une вme enfermйe dans un corps, et qui, en vertu de cette union, ne peut rien apercevoir que par l'entremise de ses organes? Il n'y a pas de sens а cela. Mais j'avoue que je ne vois point ce qu'il y a d'absurde а supposer qu'une вme libre d'un corps qui jadis habita la terre puisse y revenir encore, errer, demeurer peut-кtre autour de ce qui lui fut cher; non pas pour nous avertir de sa prйsence, elle n'a nul moyen pour cela; non pas pour agir sur nous et nous communiquer ses pensйes, elle n'a point de prise pour йbranler les organes de notre cerveau; non pas pour apercevoir non plus ce que nous faisons, car il faudrait qu'elle eыt des sens; mais pour connaоtre elle-mкme ce que nous pensons et ce que nous sentons, par une communication immйdiate, semblable а celle par laquelle Dieu lit nos pensйes dиs cette vie, et par laquelle nous lirons rйciproquement les siennes dans l'autre, puisque nous le verrons face а face. Car enfin, ajouta-t-elle en regardant le ministre, а quoi serviraient des sens lorsqu'ils n'auront plus rien а faire? L'Etre йternel ne se voit ni ne s'entend; il se fait sentir; il ne parle ni aux yeux ni aux oreilles, mais au coeur."

Je compris, а la rйponse du pasteur et а quelques signes d'intelligence, qu'un des points ci-devant contestйs entre eux йtait la rйsurrection des corps. Je m'aperзus aussi que je commenзais а donner un peu plus d'attention aux articles de la religion de Julie oщ la foi se rapprochait de la raison.

Elle se complaisait tellement а ces idйes, que quand elle n'eыt pas pris son parti sur ses anciennes opinions, c'eыt йtй une cruautй d'en dйtruire une qui lui semblait si douce dans l'йtat oщ elle se trouvait. "Cent fois, disait-elle, j'ai pris plus de plaisir а faire quelque bonne oeuvre en imaginant ma mиre prйsente qui lisait dans le coeur de sa fille et l'applaudissait. Il y a quelque chose de si consolant а vivre encore sous les yeux de ce qui nous fut cher! Cela fait qu'il ne meurt qu'а moitiй pour nous." Vous pouvez juger si, durant ces discours, la main de Claire йtait souvent serrйe.

Quoique le pasteur rйpondоt а tout avec beaucoup de douceur et de modйration; et qu'il affectвt mкme de ne la contrarier en rien, de peur qu'on ne prоt son silence sur d'autres points pour un aveu, il ne laissa pas d'кtre ecclйsiastique un moment, et d'exposer sur l'autre vie une doctrine opposйe. Il dit que l'immensitй, la gloire, et les attributs de Dieu, serait le seul objet dont l'вme des bienheureux serait occupйe; que cette contemplation sublime effacerait tout autre souvenir; qu'on ne se verrait point, qu'on ne se reconnaоtrait point, mкme dans le ciel, et qu'а cet aspect ravissant on ne songerait plus а rien de terrestre.

"Cela peut кtre, reprit Julie: il y a si loin de la bassesse de nos pensйes а l'essence divine, que nous ne pouvons juger des effets qu'elle produira sur nous quand nous serons en йtat de la contempler. Toutefois, ne pouvant maintenant raisonner que sur mes idйes, j'avoue que je me sens des affections si chиres, qu'il m'en coыterait de penser que je ne les aurai plus. Je me suis mкme fait une espиce d'argument qui flatte mon espoir. Je me dis qu'une partie de mon bonheur consistera dans le tйmoignage d'une bonne conscience. Je me souviendrai donc de ce que j'aurai fait sur la terre; je me souviendrai donc aussi des gens qui m'y ont йtй chers; ils me le seront donc encore: ne les voir plus serait une peine, et le sйjour des bienheureux n'en admet point. Au reste, ajouta-t-elle en regardant le ministre d'un air assez gai, si je me trompe, un jour ou deux d'erreur seront bientфt passйs: dans peu j'en saurai lа-dessus plus que vous-mкme. En attendant, ce qu'il y a pour moi de trиs sыr, c'est que tant que je me souviendrai d'avoir habitй la terre, j'aimerai ceux que j'y ai aimйs, et mon pasteur n'aura pas la derniиre place."

Ainsi se passиrent les entretiens de cette journйe, oщ la sйcuritй, l'espйrance, le repos de l'вme, brillиrent plus que jamais dans celle de Julie, et lui donnaient d'avance, au jugement du ministre, la paix des bienheureux dont elle allait augmenter le nombre. Jamais elle ne fut plus tendre, plus vraie, plus caressante, plus aimable, en un mot plus elle-mкme. Toujours du sens, toujours du sentiment, toujours la fermetй du sage, et toujours la douceur du chrйtien. Point de prйtention, point d'apprкt, point de sentence; partout la naпve expression de ce qu'elle sentait; partout la simplicitй de son coeur. Si quelquefois elle contraignait les plaintes que la souffrance aurait dы lui arracher, ce n'йtait point pour jouer l'intrйpiditй stoпque, c'йtait de peur de navrer ceux qui йtaient autour d'elle; et quand les horreurs de la mort faisaient quelque instant pвtir la nature, elle ne cachait point ses frayeurs, elle se laissait consoler. Sitфt qu'elle йtait remise, elle consolait les autres. On voyait, on sentait son retour; son air caressant le disait а tout le monde. Sa gaietй n'йtait point contrainte, sa plaisanterie mкme йtait touchante; on avait le sourire а la bouche et les yeux en pleurs. Otez cet effroi qui ne permet pas de jouir de ce qu'on va perdre, elle plaisait plus, elle йtait plus aimable qu'en santй mкme, et le dernier jour de sa vie en fut aussi le plus charmant.

Vers le soir elle eut encore un accident qui, bien que moindre que celui du matin, ne lui permit pas de voir longtemps ses enfants. Cependant elle remarqua qu'Henriette йtait changйe. On lui dit qu'elle pleurait beaucoup et ne mangeait point. "On ne la guйrira pas de cela, dit-elle en regardant Claire: la maladie est dans le sang."

Se sentant bien revenue, elle voulut qu'on soupвt dans sa chambre. Le mйdecin s'y trouva comme le matin. La Fanchon, qu'il fallait toujours avertir quand elle devait venir manger а notre table, vint ce soir-lа sans se faire appeler. Julie s'en aperзut et sourit. "Oui, mon enfant, lui dit-elle, soupe encore avec moi ce soir; tu auras plus longtemps ton mari que ta maоtresse." Puis elle me dit: "Je n'ai pas besoin de vous recommander Claude Anet.

- Non, repris-je; tout ce que vous avez honorй de votre bienveillance n'a pas besoin de m'кtre recommandй."

Le souper fut encore plus agrйable que je ne m'y йtais attendu. Julie, voyant qu'elle pouvait soutenir la lumiиre, fit approcher la table, et, ce qui semblait inconcevable dans l'йtat oщ elle йtait, elle eut appйtit. Le mйdecin, qui ne voyait plus d'inconvйnient а la satisfaire, lui offrit un blanc de poulet: "Non, dit-elle; mais je mangerais bien de cette ferra." On lui en donna un petit morceau; elle le mangea avec un peu de pain et le trouva bon. Pendant qu'elle mangeait, il fallait voir Mme d'Orbe la regarder; il fallait le voir, car cela ne peut se dire. Loin que ce qu'elle avait mangй lui fоt mal, elle en parut mieux le reste du souper. Elle se trouva mкme de si bonne humeur, qu'elle s'avisa de remarquer, par forme de reproche, qu'il y avait longtemps que je n'avais bu de vin йtranger. "Donnez, dit-elle, une bouteille de vin d'Espagne а ces messieurs." A la contenance du mйdecin, elle vit qu'il s'attendait а boire de vrai vin d'Espagne, et sourit encore en regardant sa cousine. J'aperзus aussi que, sans faire attention а tout cela, Claire, de son cфtй, commenзait de temps а autre а lever les yeux, avec un peu d'agitation, tantфt sur Julie, et tantфt sur Fanchon, а qui ces yeux semblaient dire ou demander quelque chose.

Le vin tardait а venir. On eut beau chercher la clй de la cave, on ne la trouva point; et l'on jugea, comme il йtait vrai, que le valet de chambre du baron, qui en йtait chargй, l'avait emportйe par mйgarde. Aprиs quelques autres informations, il fut clair que la provision d'un seul jour en avait durй cinq, et que le vin manquait sans que personne s'en fыt aperзu, malgrй plusieurs nuits de veille. Le mйdecin tombait des nues. Pour moi, soit qu'il fallыt attribuer cet oubli а la tristesse ou а la sobriйtй des domestiques, j'eus honte d'user avec de telles gens des prйcautions ordinaires. Je fis enfoncer la porte de la cave, et j'ordonnai que dйsormais tout le monde eыt du vin а discrйtion.

La bouteille arrivйe, on en but. Le vin fut trouvй excellent. La malade en eut envie; elle en demanda une cuillerйe avec de l'eau; le mйdecin le lui donna dans un verre, et voulut qu'elle le bыt pur. Ici les coups d'oeil devinrent plus frйquents entre Claire et la Fanchon, mais comme а la dйrobйe et craignant toujours d'en trop dire.

Le jeыne, la faiblesse, le rйgime ordinaire а Julie, donnиrent au vin une grande activitй. "Ah! dit-elle, vous m'avez enivrйe! aprиs avoir attendu si tard, ce n'йtait pas la peine de commencer, car c'est un objet bien odieux qu'une femme ivre." En effet, elle se mit а babiller, trиs sensйment pourtant, а son ordinaire, mais avec plus de vivacitй qu'auparavant. Ce qu'il y avait d'йtonnant, c'est que son teint n'йtait point allumй; ses yeux ne brillaient que d'un feu modйrй par la langueur de la maladie; а la pвleur prиs, on l'aurait crue en santй. Pour alors l'йmotion de Claire devint tout а fait visible. Elle йlevait un oeil craintif alternativement sur Julie, sur moi, sur la Fanchon, mais principalement sur le mйdecin; tous ces regards йtaient autant d'interrogations qu'elle voulait et n'osait faire. On eыt dit toujours qu'elle allait parler, mais que la peur d'une mauvaise rйponse la retenait; son inquiйtude йtait si vive qu'elle en paraissait oppressйe.

Fanchon, enhardie par tous ces signes, hasarda de dire, mais en tremblant et а demi-voix, qu'il semblait que Madame avait un peu moins souffert aujourd'hui... que la derniиre convulsion avait йtй moins forte... que la soirйe... Elle resta interdite. Et Claire, qui pendant qu'elle avait parlй tremblait comme la feuille, leva des yeux craintifs sur le mйdecin, les regards attachйs aux siens, l'oreille attentive, et n'osant respirer de peur de ne pas bien entendre ce qu'il allait dire.

Il eыt fallu кtre stupide pour ne pas concevoir tout cela. Du Bosson se lиve, va tвter le pouls de la malade, et dit: "Il n'y a point lа d'ivresse ni de fiиvre; le pouls est fort bon." A l'instant Claire s'йcrie en tendant а demi les deux bras: "Eh bien! Monsieur!... le pouls?... la fiиvre?..." La voix lui manquait, mais ses mains йcartйes restaient toujours en avant; ses yeux pйtillaient d'impatience; il n'y avait pas un muscle de son visage qui ne fыt en action. Le mйdecin ne rйpond rien, reprend le poignet, examine les yeux, la langue, reste un moment pensif, et dit: "Madame, je vous entends bien; il m'est impossible de dire а prйsent rien de positif; mais si demain matin а pareille heure elle est encore dans le mкme йtat, je rйponds de sa vie." A ce moment Claire part comme un йclair, renverse deux chaises et presque la table, saute au cou du mйdecin, l'embrasse, le baise mille fois en sanglotant et pleurant а chaudes larmes, et, toujours avec la mкme impйtuositй, s'фte du doigt une bague de prix, la met au sien malgrй lui, et lui dit hors d'haleine: "Ah! Monsieur, si vous nous la rendez, vous ne la sauverez pas seule!"

Julie vit tout cela. Ce spectacle la dйchira. Elle regarde son amie, et lui dit d'un ton tendre et douloureux: "Ah! cruelle, que tu me fais regretter la vie! veux-tu me faire mourir dйsespйrйe? Faudra-t-il te prйparer deux fois?" Ce peu de mots fut un coup de foudre; il amortit aussitфt les transports de joie; mais il ne put йtouffer tout а fait l'espoir renaissant.

En un instant la rйponse du mйdecin fut sue par toute la maison. Ces bonnes gens crurent dйjа leur maоtresse guйrie. Ils rйsolurent tout d'une voix de faire au mйdecin, si elle en revenait, un prйsent en commun pour lequel, chacun donna trois mois de ses gages, et l'argent fut sur-le-champ consignй dans les mains de Fanchon, les uns prкtant aux autres ce qui leur manquait pour cela. Cet accord se fit avec tant d'empressement, que Julie entendait de son lit le bruit de leurs acclamations. Jugez de l'effet dans le coeur d'une femme qui se sent mourir! Elle me fit signe, et me dit а l'oreille: "On m'a fait boire jusqu'а la lie la coupe amиre et douce de la sensibilitй."

Quand il fut question de se retirer, Mme d'Orbe, qui partagea le lit de sa cousine comme les deux nuits prйcйdentes, fit appeler sa femme de chambre pour relayer cette nuit la Fanchon; mais celle-ci s'indigna de cette proposition, plus mкme, ce me sembla, qu'elle n'eыt fait si son mari ne fыt pas arrivй. Mme d'Orbe s'opiniвtra de son cфtй, et les deux femmes de chambres passиrent la nuit ensemble dans le cabinet; je la passai dans la chambre voisine, et l'espoir avait tellement ranimй le zиle, que ni par ordre ni par menaces je ne pus envoyer coucher un seul domestique. Ainsi toute la maison resta sur pied cette nuit avec une telle impatience, qu'il y avait peu de ses habitants qui n'eussent donnй beaucoup de leur vie pour кtre а neuf heures du matin.

J'entendis durant la nuit quelques allйes et venues qui ne m'alarmиrent pas; mais sur le matin que tout йtait tranquille, un bruit sourd frappa mon oreille. J'йcoute, je crois distinguer des gйmissements. J'accours, j'entre, j'ouvre le rideau... Saint-Preux!... cher Saint-Preux!... je vois les deux amies sans mouvement et se tenant embrassйes, l'une йvanouie et l'autre expirante. Je m'йcrie, je veux retarder ou recueillir son dernier soupir, je me prйcipite. Elle n'йtait plus.

Adorateur de Dieu, Julie n'йtait plus... Je ne vous dirai pas ce qui se fit durant quelques heures; j'ignore ce que je devins moi-mкme. Revenu du premier saisissement, je m'informai de Mme d'Orbe. J'appris qu'il avait fallu la porter dans sa chambre, et mкme l'y renfermer; car elle rentrait а chaque instant dans celle de Julie, se jetait sur son corps, le rйchauffait du sien, s'efforзait de le ranimer, le pressait, s'y collait avec une espиce de rage, l'appelait а grands cris de mille noms passionnйs, et nourrissait son dйsespoir de tous ces efforts inutiles.

En entrant je la trouvai tout а fait hors de sens ne voyant rien, n'entendant rien, ne connaissant personne, se roulant par la chambre en se tordant les mains et mordant les pieds des chaises, murmurant d'une voix sourde quelques paroles extravagantes, puis poussant par longs intervalles des cris aigus qui faisaient tressaillir. Sa femme de chambre au pied de son lit, consternйe, йpouvantйe, immobile, n'osant souffler, cherchait а se cacher d'elle, et tremblait de tout son corps. En effet, les convulsions dont elle йtait agitйe avaient quelque chose d'effrayant. Je fis signe а la femme de chambre de se retirer; car je craignais qu'un seul mot de consolation lвchй mal а propos ne la mоt en fureur.

Je n'essayai pas de lui parler, elle ne m'eыt point йcoutй, ni mкme entendu; mais au bout de quelque temps, la voyant йpuisйe de fatigue, je la pris et la portai dans un fauteuil; je m'assis auprиs d'elle en lui tenant les mains; j'ordonnai qu'on amenвt les enfants, et les fis venir autour d'elle. Malheureusement, le premier qu'elle aperзut fut prйcisйment la cause innocente de la mort de son amie. Cet aspect la fit frйmir. Je vis ses traits s'altйrer, ses regards s'en dйtourner avec une espиce d'horreur, et ses bras en contraction se raidir pour le repousser. Je tirai l'enfant а moi. "Infortunй! lui dis-je, pour avoir йtй trop cher а l'une tu deviens odieux а l'autre: elles n'eurent pas en tout le mкme coeur." Ces mots l'irritиrent violemment et m'en attirиrent de trиs piquants. Ils ne laissиrent pourtant pas de faire impression. Elle prit l'enfant dans ses bras et s'efforзa de le caresser: ce fut en vain; elle le rendit presque au mкme instant. Elle continue mкme а le voir avec moins de plaisir que l'autre, et je suis bien aise que ce ne soit pas celui-lа qu'on a destinй а sa fille.

Gens sensibles, qu'eussiez-vous fait а ma place? Ce que faisait Mme d'Orbe. Aprиs avoir mis ordre aux enfants, а Mme d'Orbe, aux funйrailles de la seule personne que j'aie aimйe, il fallut monter а cheval, et partir, la mort dans le coeur, pour la porter au plus dйplorable pиre. Je le trouvai souffrant de sa chute, agitй, troublй de l'accident de sa fille. Je le laissai accablй de douleur, de ces douleurs de vieillard, qu'on n'aperзoit pas au dehors, qui n'excitent ni gestes, ni cris, mais qui tuent. Il n'y rйsistera jamais, j'en suis sыr, et je prйvois de loin le dernier coup qui manque au malheur de son ami. Le lendemain je fis toute la diligence possible pour кtre de retour de bonne heure et rendre les derniers honneurs а la plus digne des femmes. Mais tout n'йtait pas dit encore. Il fallait qu'elle ressuscitвt pour me donner l'horreur de la perdre une seconde fois.

En approchant du logis, je vois un de mes gens accourir а perte d'haleine, et s'йcrier d'aussi loin que je pus l'entendre: "Monsieur, Monsieur, hвtez-vous, Madame n'est pas morte." Je ne compris rien а ce propos insensй: j'accours toutefois. Je vois la cour pleine de gens qui versaient des larmes de joie en donnant а grand cris des bйnйdictions а Mme de Wolmar. Je demande ce que c'est; tout le monde est dans le transport, personne ne peut me rйpondre: la tкte avait tournй а mes propres gens. Je monte а pas prйcipitйs dans l'appartement de Julie. Je trouve plus de vingt personnes а genoux autour de son lit et les yeux fixйs sur elle. Je m'approche; je la vois sur ce lit habillйe et parйe; le coeur me bat; je l'examine... Hйlas! elle йtait morte! Ce moment de fausse joie sitфt et si cruellement йteinte fut le plus amer de ma vie. Je ne suis pas colиre: je me sentis vivement irritй. Je voulus savoir le fond de cette extravagante scиne. Tout йtait dйguisй altйrй, changй: j'eus toute la peine du monde а dйmкler la vйritй. Enfin j'en vins а bout; et voici l'histoire du prodige.

Mon beau-pиre, alarmй de l'accident qu'il avait appris, et croyant pouvoir se passer de son valet de chambre, l'avait envoyй, un peu avant mon arrivйe auprиs de lui, savoir des nouvelles de sa fille. Le vieux domestique, fatiguй du cheval, avait pris un bateau; et, traversant le lac pendant la nuit, йtait arrivй а Clarens le matin mкme de mon retour. En arrivant, il voit la consternation, il en apprend le sujet, il monte en gйmissant а la chambre de Julie; il se met а genoux au pied de son lit, il la regarde, il pleure, il la contemple. "Ah! ma bonne maоtresse! ah! que Dieu ne m'a-t-il pris au lieu de vous! Moi qui suis vieux, qui ne tiens а rien, qui ne suis bon а rien, que fais-je sur la terre? Et vous qui йtiez jeune, qui faisiez la gloire de votre famille, le bonheur de votre maison, l'espoir des malheureux... hйlas! quand je vous vis naоtre, йtait-ce pour vous voir mourir?..."

Au milieu des exclamations que lui arrachaient son zиle et son bon coeur, les yeux toujours collйs sur ce visage, il crut apercevoir un mouvement: son imagination se frappe; il voit Julie tourner les yeux, le regarder, lui faire un signe de tкte. Il se lиve avec transport, et court par toute la maison en criant que Madame n'est pas morte, qu'elle l'a reconnu, qu'il en est sыr, qu'elle en reviendra. Il n'en fallut pas davantage; tout le monde accourt, les voisins, les pauvres, qui faisaient retentir l'air de leurs lamentations, tous s'йcrient: "Elle n'est pas morte!" Le bruit s'en rйpand et s'augmente: le peuple, ami du merveilleux, se prкte avidement а la nouvelle; on la croit comme on la dйsire; chacun cherche а se faire fкte en appuyant la crйdulitй commune. Bientфt la dйfunte n'avait pas seulement fait signe, elle avait agi, elle avait parlй, et il y avait vingt tйmoins oculaires de faits circonstanciйs qui n'arrivиrent jamais.

Sitфt qu'on crut qu'elle vivait encore, on fit mille efforts pour la ranimer; on s'empressait autour d'elle, on lui parlait, on l'inondait d'eaux spiritueuses, on touchait si le pouls ne revenait point. Ses femmes, indignйes que le corps de leur maоtresse restвt environnй d'hommes dans un йtat si nйgligй, firent sortir le monde, et ne tardиrent pas а connaоtre combien on s'abusait. Toutefois, ne pouvant se rйsoudre а dйtruire une erreur si chиre, peut-кtre espйrant encore elles-mкmes quelque йvйnement miraculeux, elles vкtirent le corps avec soin, et, quoique sa garde-robe leur eыt йtй laissйe, elles lui prodiguиrent la parure; ensuite l'exposant sur un lit, et laissant les rideaux ouverts, elles se remirent а la pleurer au milieu de la joie publique.

C'йtait au plus fort de cette fermentation que j'йtais arrivй. Je reconnus bientфt qu'il йtait impossible de faire entendre raison а la multitude; que, si je faisais fermer la porte et porter le corps а la sйpulture, il pourrait arriver du tumulte; que je passerais au moins pour un mari parricide qui faisait enterrer sa femme en vie, et que je serais en horreur dans tout le pays. Je rйsolus d'attendre. Cependant, aprиs plus de trente-six heures, par l'extrкme chaleur qu'il faisait, les chairs commenзaient а se corrompre; et quoique le visage eыt gardй ses traits et sa douceur, on y voyait dйjа quelques signes d'altйration. Je le dis а Mme d'Orbe, qui restait demi-morte au chevet du lit. Elle n'avait pas le bonheur d'кtre la dupe d'une illusion si grossiиre; mais elle feignait de s'y prкter pour avoir un prйtexte d'кtre incessamment dans la chambre, d'y navrer son coeur а plaisir, de l'y repaоtre de ce mortel spectacle, de s'y rassasier de douleur.

Elle m'entendit et, prenant son parti sans rien dire, elle sortit de la chambre. Je la vis rentrer un moment aprиs, tenant un voile d'or brodй de perles que vous lui aviez apportй des Indes. Puis, s'approchant du lit, elle baisa le voile, en couvrit en pleurant la face de son amie, et s'йcria d'une voix йclatante: "Maudite soit l'indigne main qui jamais lиvera ce voile! maudit soit l'oeil impie qui verra ce visage dйfigurй!" Cette action, ces mots frappиrent tellement les spectateurs, qu'aussitфt, comme par une inspiration soudaine, la mкme imprйcation fut rйpйtйe par mille cris. Elle a fait tant d'impression sur tous nos gens et sur tout le peuple, que la dйfunte ayant йtй mise au cercueil dans ses habits et avec les plus grandes prйcautions, elle a йtй portйe et inhumйe dans cet йtat, sans qu'il se soit trouvй personne assez hardi pour toucher au voile.

Le sort du plus а plaindre est d'avoir encore а consoler les autres. C'est ce qui me reste а faire auprиs de mon beau-pиre, de Mme d'Orbe, des amis, des parents, des voisins, et de mes propres gens. Le reste n'est rien; mais mon vieux ami! mais Mme d'Orbe! il faut voir l'affliction de celle-ci pour juger de ce qu'elle ajoute а la mienne. Loin de me savoir grй de mes soins, elle me les reproche; mes attentions l'irritent, ma froide tristesse l'aigrit; il lui faut des regrets amers semblables aux siens, et sa douleur barbare voudrait voir tout le monde au dйsespoir. Ce qu'il y a de plus dйsolant est qu'on ne peut compter sur rien avec elle, et ce qui la soulage un moment la dйpite un moment aprиs. Tout ce qu'elle fait, tout ce qu'elle dit, approche de la folie, et serait risible pour des gens de sang-froid. J'ai beaucoup а souffrir; je ne me rebuterai jamais. En servant ce qu'aima Julie, je crois l'honorer mieux que par des pleurs.

Un seul trait vous fera juger des autres. Je croyais avoir tout fait en engageant Claire а se conserver pour remplir les soins dont la chargea son amie. Extйnuйe d'agitations, d'abstinences, elle semblait enfin rйsolue а revenir sur elle-mкme, а recommencer sa vie ordinaire, а reprendre ses repas dans la salle а manger. La premiиre fois qu'elle y vint, je fis dоner les enfants dans leur chambre, ne voulant pas courir le hasard de cet essai devant eux; car le spectacle des passions violentes de toute espиce est un des plus dangereux qu'on puisse offrir aux enfants. Ces passions ont toujours dans leurs excиs quelque chose de puйril qui les amuse, qui les sйduit, et leur fait aimer ce qu'ils devraient craindre. Ils n'en avaient dйjа que trop vu.

En entrant elle jeta un coup d'oeil sur la table et vit deux couverts. A l'instant elle s'assit sur la premiиre chaise qu'elle trouva derriиre elle, sans vouloir se mettre а table ni dire la raison de ce caprice. Je crus la devenir, et je fis mettre un troisiиme couvert а la place qu'occupait ordinairement sa cousine. Alors elle se laissa prendre par la main et mener а table sans rйsistance, rangeant sa robe avec soin, comme si elle eыt craint d'embarrasser cette place vide. A peine avait-elle portй la premiиre cuillerйe de potage а sa bouche qu'elle la repose, et demande d'un ton brusque ce que faisait lа ce couvert puisqu'il n'йtait point occupй. Je lui dis qu'elle avait raison, et fis фter le couvert. Elle essaya de manger, sans pouvoir en venir а bout. Peu а peu son coeur se gonflait, sa respiration devenait haute et ressemblait а des soupirs. Enfin elle se leva tout а coup de table, s'en retourna dans sa chambre sans dire un mot, ni rien йcouter de tout ce que je voulus lui dire, et de toute la journйe elle ne prit que du thй.

Le lendemain ce fut а recommencer. J'imaginai un moyen de la ramener а la raison par ses propres caprices, et d'amollir la duretй du dйsespoir par un sentiment plus doux. Vous savez que sa fille ressemble beaucoup а Mme de Wolmar. Elle se plaisait а marquer cette ressemblance par des robes de mкme йtoffe, et elle leur avait apportй de Genиve plusieurs ajustements semblables, dont elles se paraient les mкmes jours. Je fis donc habiller Henriette le plus а l'imitation de Julie qu'il fыt possible, et, aprиs l'avoir instruite, je lui fis occuper а table le troisiиme couvert qu'on avait mis comme la veille.

Claire, au premier coup d'oeil, comprit mon intention; elle en fut touchйe; elle me jeta un regard tendre et obligeant. Ce fut lа le premier de mes soins auquel elle parut sensible, et j'augurai bien d'un expйdient qui la disposait а l'attendrissement.

Henriette, fiиre de reprйsenter sa petite maman, joua parfaitement son rфle, et si parfaitement que je vis pleurer les domestiques. Cependant elle donnait toujours а sa mиre le nom de maman, et lui parlait avec le respect convenable; mais enhardie par le succиs, et par mon approbation qu'elle remarquait fort bien, elle s'avisa de porter la main sur une cuiller, et de dire dans une saillie: "Claire, veux-tu de cela?" Le geste et le ton de voix furent imitйs au point que sa mиre en tressaillit. Un moment aprиs, elle part d'un grand йclat de rire, tend son assiette en disant: "Oui, mon enfant, donne; tu es charmante." Et puis, elle se mit а manger avec une aviditй qui me surprit. En la considйrant avec attention, je vis de l'йgarement dans ses yeux, et dans son geste un mouvement plus brusque et plus dйcidй qu'а l'ordinaire. Je l'empкchai de manger davantage, et je fis bien; car une heure aprиs elle eut une violente indigestion qui l'eыt infailliblement йtouffйe, si elle eыt continuй de manger. Dиs ce moment je rйsolus de supprimer tous ces jeux, qui pouvaient allumer son imagination au point qu'on n'en serait plus maоtre. Comme on guйrit plus aisйment de l'affliction que de la folie, il vaut mieux la laisser souffrir davantage, et ne pas exposer sa raison.

Voilа, mon cher, а peu prиs oщ nous en sommes. Depuis le retour du baron, Claire monte chez lui tous les matins, soit tandis que j'y suis, soit quand j'en sors: ils passent une heure ou deux ensemble, et les soins qu'elle lui rend facilitent un peu ceux qu'on prend d'elle. D'ailleurs elle commence а se rendre plus assidue auprиs des enfants. Un des trois a йtй malade, prйcisйment celui qu'elle aime le moins. Cet accident lui a fait sentir qu'il lui reste des pertes а faire, et lui a rendu le zиle de ses devoirs. Avec tout cela, elle n'est pas encore au point de la tristesse; les larmes ne coulent pas encore: on vous attend pour en rйpandre; c'est а vous de les essuyer. Vous devez m'entendre. Pensez au dernier conseil de Julie: il est venu de moi le premier, et je le crois plus que jamais utile et sage. Venez vous rйunir а tout ce qui reste d'elle. Son pиre, son amie, son mari, ses enfants, tout vous attend, tout vous dйsire, vous кtes nйcessaire а tous. Enfin, sans m'expliquer davantage, venez partager et guйrir mes ennuis: je vous devrai peut-кtre plus que personne.

 

Lettre XII de Julie

(Cette lettre йtait incluse dans la prйcйdente)

Il faut renoncer а nos projets. Tout est changй, mon bon ami: souffrons ce changement sans murmure; il vient d'une main plus sage que nous. Nous songions а nous rйunir: cette rйunion n'йtait pas bonne. C'est un bienfait du ciel de l'avoir prйvenue; sans doute il prйvient des malheurs.

Je me suis longtemps fait illusion. Cette illusion me fut salutaire; elle se dйtruit au moment que je n'en ai plus besoin. Vous m'avez crue guйrie, et j'ai cru l'кtre. Rendons grвces а celui qui fit durer cette erreur autant qu'elle йtait utile: qui sait si, me voyant si prиs de l'abоme, la tкte ne m'eыt point tournй? Oui, j'eus beau vouloir йtouffer le premier sentiment qui m'a fait vivre, il s'est concentrй dans mon coeur. Il s'y rйveille au moment qu'il n'est plus а craindre; il me soutient quand mes forces m'abandonnent; il me ranime quand je me meurs. Mon ami, je fais cet aveu sans honte; ce sentiment restй malgrй moi fut involontaire; il n'a rien coыtй а mon innocence; tout ce qui dйpend de ma volontй fut pour mon devoir: si le coeur qui n'en dйpend pas fut pour vous, ce fut mon tourment et non pas mon crime. J'ai fait ce que j'ai dы faire; la vertu me reste sans tache, et l'amour m'est restй sans remords.

J'ose m'honorer du passй; mais qui m'eыt pu rйpondre de l'avenir? Un jour de plus peut-кtre, et j'йtais coupable! Qu'йtait-ce de la vie entiиre passйe avec vous? Quels dangers j'ai courus sans le savoir! A quels dangers plus grands j'allais кtre exposйe! Sans doute je sentais pour moi les craintes que je croyais sentir pour vous. Toutes les йpreuves ont йtй faites; mais elles pouvaient trop revenir. N'ai-je pas assez vйcu pour le bonheur et pour la vertu? Que me restait-il d'utile а tirer de la vie? En me l'фtant, le ciel ne m'фte plus rien de regrettable, et met mon honneur а couvert. Mon ami, je pars au moment favorable, contente de vous et de moi; je pars avec joie, et ce dйpart n'a rien de cruel. Aprиs tant de sacrifices, je compte pour peu celui qui me reste а faire: ce n'est que mourir une fois de plus.

Je prйvois vos douleurs, je les sens; vous restez а plaindre, je le sais trop; et le sentiment de votre affliction est la plus grande peine que j'emporte avec moi. Mais voyez aussi que de consolations je vous laisse! Que de soins а remplir envers celle qui vous fut chиre vous font un devoir de vous conserver pour elle! Il vous reste а la servir dans la meilleure partie d'elle-mкme. Vous ne perdez de Julie que ce que vous en avez perdu depuis longtemps. Tout ce qu'elle eut de meilleur vous reste. Venez vous rйunir а sa famille. Que son coeur demeure au milieu de vous. Que tout ce qu'elle aima se rassemble pour lui donner un nouvel кtre. Vos soins, vos plaisirs, votre amitiй, tout sera son ouvrage. Le noeud de votre union formй par elle la fera revivre; elle ne mourra qu'avec le dernier de tous.

Songez qu'il vous reste une autre Julie, et n'oubliez pas ce que vous lui devez. Chacun de vous va perdre la moitiй de sa vie, unissez-vous pour conserver l'autre; c'est le seul moyen qui vous reste а tous deux de me survivre, en servant ma famille et mes enfants. Que ne puis-je inventer des noeuds plus йtroits encore pour unir tout ce qui m'est cher! Combien vous devez l'кtre l'un а l'autre! Combien cette idйe doit renforcer votre attachement mutuel! Vos objections contre cet engagement vont кtre de nouvelles raisons pour le former. Comment pourrez-vous jamais vous parler de moi sans vous attendrir ensemble! Non, Claire et Julie seront si bien confondues, qu'il ne sera plus possible а votre coeur de les sйparer. Le sien vous rendra tout ce que vous aurez senti pour son amie; elle en sera la confidente et l'objet: vous serez heureux par celle qui vous restera, sans cesser d'кtre fidиle а celle que vous aurez perdue, et aprиs tant de regrets et de peines, avant que l'вge de vivre et d'aimer se passe, vous aurez brыlй d'un feu lйgitime et joui d'un bonheur innocent.

C'est dans ce chaste lien que vous pourrez sans distractions et sans craintes vous occuper des soins que je vous laisse, et aprиs lesquels vous ne serez plus en peine de dire quel bien vous aurez fait ici-bas. Vous le savez, il existe un homme digne du bonheur auquel il ne sait pas aspirer. Cet homme est votre libйrateur, le mari de l'amie qu'il vous a rendue. Seul, sans intйrкt а la vie, sans attente de celle qui la suit, sans plaisir, sans consolation, sans espoir, il sera bientфt le plus infortunй des mortels. Vous lui devez les soins qu'il a pris de vous et vous savez ce qui peut les rendre utiles. Souvenez-vous de ma lettre prйcйdente. Passez vos jours avec lui. Que rien de ce qui m'aima ne le quitte. Il vous a rendu le goыt de la vertu, montrez-lui-en l'objet et le prix. Soyez chrйtien pour l'engager а l'кtre. Le succиs est plus prиs que vous ne pensez: il a fait son devoir, je ferai le mien, faites le vфtre. Dieu est juste: ma confiance ne me trompera pas.

Je n'ai qu'un mot а vous dire sur mes enfants. Je sais quels soins va vous coыter leur йducation; mais je sais bien aussi que ces soins ne vous seront pas pйnibles. Dans les moments de dйgoыt insйparables de cet emploi, dites-vous: ils sont les enfants de Julie; il ne vous coыtera plus rien. M. de Wolmar vous remettra les observations que j'ai faites sur votre mйmoire et sur le caractиre de mes deux fils. Cet йcrit n'est que commencй: je ne vous le donne pas pour rиgle, et je le soumets а vos lumiиres. N'en faites point des savants, faites-en des hommes bienfaisants et justes. Parlez-leur quelquefois de leur mиre... vous savez s'ils lui йtaient chers... Dites а Marcellin qu'il ne m'en coыta pas de mourir pour lui. Dites а son frиre que c'йtait pour lui que j'aimais la vie. Dites-leur... Je me sens fatiguйe. Il faut finir cette lettre. En vous laissant mes enfants, je m'en sйpare avec moins de peine; je crois rester avec eux.

Adieu, adieu, mon doux ami... Hйlas! j'achиve de vivre comme j'ai commencй. J'en dis trop peut-кtre en ce moment oщ le coeur ne dйguise plus rien... Eh! pourquoi craindrais-je d'exprimer tout ce que je sens? Ce n'est plus moi qui te parle; je suis dйjа dans les bras de la mort. Quand tu verras cette lettre, les vers rongeront le visage de ton amante, et son coeur oщ tu ne seras plus. Mais mon вme existerait-elle sans toi? sans toi quelle fйlicitй goыterais-je? Non, je ne te quitte pas, je vais t'attendre. La vertu qui nous sйpara sur la terre nous unira dans le sйjour йternel. Je meurs dans cette douce attente: trop heureuse d'acheter au prix de ma vie le droit de t'aimer toujours sans crime, et de te le dire encore une fois!

 

Lettre XIII de Madame d'Orbe

J'apprends que vous commencez а vous remettre assez pour qu'on puisse espйrer de vous voir bientфt ici. Il faut, mon ami, faire effort sur votre faiblesse; il faut tвcher de passer les monts avant que l'hiver achиve de vous les fermer. Vous trouverez en ce pays l'air qui vous convient; vous n'y verrez que douleur et tristesse, et peut-кtre l'affliction commune sera-t-elle un soulagement pour la vфtre. La mienne pour s'exhaler a besoin de vous. Moi seule je ne puis ni pleurer, ni parler, ni me faire entendre. Wolmar m'entend, et ne me rйpond pas. La douleur d'un pиre infortunй se concentre en lui-mкme; il n'en imagine pas une plus cruelle; il ne la sait ni voir ni sentir: il n'y a plus d'йpanchement pour les vieillards. Mes enfants m'attendrissent et ne savent pas s'attendrir. Je suis seule au milieu de tout le monde. Un morne silence rиgne autour de moi. Dans mon stupide abattement je n'ai plus de commerce avec personne; je n'ai qu'assez de force et de vie pour sentir les horreurs de la mort. Oh! venez, vous qui partagez ma perte, venez partager mes douleurs; venez nourrir mon coeur de vos regrets, venez l'abreuver de vos larmes, c'est la seule consolation que l'on puisse attendre, c'est le seul plaisir qui me reste а goыter.

Mais avant que vous arriviez et que j'apprenne votre avis sur un projet dont je sais qu'on vous a parlй, il est bon que vous sachiez le mien d'avance. Je suis ingйnue et franche, je ne veux rien vous dissimuler. J'ai eu de l'amour pour vous, je l'avoue; peut-кtre en ai-je encore, peut-кtre en aurai-je toujours; je ne le sais ni ne le veux savoir. On s'en doute, je ne l'ignore pas; je ne m'en fвche ni ne m'en soucie. Mais voici ce que j'ai а vous dire et que vous devez bien retenir: c'est qu'un homme qui fut aimй de Julie d'Etange, et pourrait se rйsoudre а en йpouser une autre, n'est а mes yeux qu'un indigne et un lвche que je tiendrais а dйshonneur d'avoir pour ami; et, quant а moi, je vous dйclare que tout homme, quel qu'il puisse кtre, qui dйsormais m'osera parler d'amour, ne m'en reparlera de sa vie.

Songez aux soins qui vous attendent, aux devoirs qui vous sont imposйs, а celle а qui vous les avez promis. Ses enfants se forment et grandissent, son pиre se consume insensiblement, son mari s'inquiиte et s'agite. Il a beau faire, il ne peut la croire anйantie; son coeur, malgrй qu'il en ait, se rйvolte contre sa vaine raison. Il parle d'elle, il lui parle, il soupire. Je crois dйjа voir s'accomplir les voeux qu'elle a faits tant de fois; et c'est а vous d'achever ce grand ouvrage. Quels motifs pour vous attirer ici l'un et l'autre! Il est bien digne du gйnйreux Edouard que nos malheurs ne lui aient pas fait changer de rйsolution.

Venez donc, chers et respectables amis, venez vous rйunir а tout ce qui reste d'elle. Rassemblons tout ce qui lui fut cher. Que son esprit nous anime, que son coeur joigne tous les nфtres; vivons toujours sous ses yeux. J'aime а croire que du lieu qu'elle habite, du sйjour de l'йternelle paix, cette вme encore aimante et sensible se plaоt а revenir parmi nous, а retrouver ses amis pleins de sa mйmoire а les voir imiter ses vertus, а s'entendre honorer par eux, а les sentir embrasser sa tombe et gйmir en prononзant son nom. Non, elle n'a point quittй ces lieux qu'elle nous rendit si charmants; ils sont encore tout remplis d'elle. Je la vois sur chaque objet, je la sens а chaque pas, а chaque instant du jour j'entends les accents de sa voix. C'est ici qu'elle a vйcu; c'est ici que repose sa cendre... la moitiй de sa cendre. Deux fois la semaine, en allant au temple... j'aperзois... j'aperзois le lieu triste et respectable... Beautй, c'est donc lа ton dernier asile!... Confiance, amitiй, vertus, plaisirs, folвtres jeux, la terre a tout englouti... Je me sens entraоnйe... j'approche en frissonnant... je crains de fouler cette terre sacrйe... je crois la sentir palpiter et frйmir sous mes pieds... j'entends murmurer une voix plaintive!... Claire! ф ma Claire! oщ es-tu? que fais-tu loin de ton amie?... Son cercueil ne la contient pas tout entiиre... il attend le reste de sa proie... il ne l'attendra pas longtemps.

 

Appendice

 

Avertissement

Ce dialogue ou entretien supposй йtait d'abord destinй а servir de prйface aux Lettres des deux amants. Mais sa forme et sa longueur ne m'ayant permis de le mettre que par extrait а la tкte du recueil, je le donne tout entier, dans l'espoir qu'on y trouvera quelques vues utiles sur l'objet de ces sortes d'йcrits. J'ai cru d'ailleurs devoir attendre que le livre eыt fait son effet, avant d'en discuter les inconvйnients et les avantages, ne voulant ni faire tort au libraire, ni mendier l'indulgence du public.

Prйface de Julie ou entretien sur les romans

N. Voilа votre manuscrit; je l'ai lu tout entier.

R. Tout entier? J'entends: vous comptez sur peu d'imitateurs.

N. Vel duo, vel nemo.

R. Turpe et miserabile! Mais je veux un jugement positif.

N. Je n'ose.

R. Tout est osй par ce seul mot. Expliquez-vous.

N. Mon jugement dйpend de la rйponse que vous m'allez faire. Cette correspondance est-elle rйelle, ou si c'est une fiction?

R. Je ne vois point la consйquence. Pour dire si un livre est bon ou mauvais, qu'importe de savoir comment on l'a fait?

N. Il importe beaucoup pour celui-ci. Un portrait a toujours son prix, pourvu qu'il ressemble, quelque йtrange que soit l'original. Mais, dans un tableau d'imagination, toute figure humaine doit avoir les traits communs а l'homme ou le tableau ne vaut rien. Tous deux supposйs bons, il reste encore cette diffйrence, que le portrait intйresse peu de gens; le tableau seul peut plaire au public.

R. Je vous suis. Si ces lettres sont des portraits, ils n'intйressent point; si ce sont des tableaux, ils imitent mal. N'est-ce pas cela?

N. Prйcisйment.

R. Ainsi j'arracherai toutes vos rйponses avant que vous m'ayez rйpondu. Au reste, comme je ne puis satisfaire а votre question, il faut vous en passer pour rйsoudre la mienne. Mettez la chose au pis; ma Julie...

N. Oh! si elle avait existй!

R. Eh bien?

N. Mais sыrement ce n'est qu'une fiction.

R. Supposez.

N. En ce cas, je ne connais rien de si maussade. Ces lettres ne sont point des lettres; ce roman n'est point un roman; les personnages sont des gens de l'autre monde.

R. J'en suis fвchй pour celui-ci.

N. Consolez-vous; les fous n'y manquent pas non plus; mais les vфtres ne sont pas dans la nature.

R. Je pourrais... Non, je vois le dйtour que prend votre curiositй. Pourquoi dйcidez-vous ainsi? Savez-vous jusqu'oщ les hommes diffиrent les uns des autres, combien les caractиres sont opposйs; combien les moeurs, les prйjugйs, varient selon les temps, les lieux, les вges? Qui est-ce qui ose assigner des bornes prйcises а la nature, et dire: "Voilа jusqu'oщ l'homme peut aller et pas au delа"?

N. Avec ce beau raisonnement, les monstres inouпs, les gйants, les pygmйes, les chimиres de toute espиce, tout pourrait кtre admis spйcifiquement dans la nature, tout serait dйfigurй; nous n'aurions plus de modиle commun. Je le rйpиte, dans les tableaux de l'humanitй, chacun doit reconnaоtre l'homme.

R. J'en conviens, pourvu qu'on sache aussi discerner ce qui fait les variйtйs de ce qui est essentiel а l'espиce. Que diriez-vous de ceux qui ne reconnaоtraient la nфtre que dans un habit а la franзaise?

N. Que diriez-vous de celui qui, sans exprimer ni traits ni taille, voudrait peindre une figure humaine avec un voile pour vкtement? N'aurait-on pas droit de lui demander oщ est l'homme?

R. Ni traits ni taille! Etes-vous juste? Point de gens parfaits: voilа la chimиre. Une jeune fille offensant la vertu qu'elle aime et ramenйe au devoir par l'horreur d'un plus grand crime; une amie trop facile, punie enfin par son propre coeur de l'excиs de son indulgence; un jeune homme, honnкte et sensible, plein de faiblesse et de beaux discours; un vieux gentilhomme entкtй de sa noblesse, sacrifiant tout а l'opinion; un Anglais gйnйreux et brave, toujours passionnй par sagesse, toujours raisonnant sans raison...

N. Un mari dйbonnaire et hospitalier, empressй d'йtablir dans sa maison l'ancien amant de sa femme...

R. Je vous renvoie а l'inscription de l'estampe.

N. Les belles вmes!... Le beau mot!

R. O philosophie! combien tu prends de peine а rйtrйcir les coeurs, а rendre les hommes petits!

N. L'esprit romanesque les agrandit et les trompe. Mais revenons. Les deux amies?... Qu'en dites-vous?... Et cette conversion subite au temple?... La grвce, sans doute?...

R. Monsieur...

N. Une femme chrйtienne, une dйvote qui n'apprend point le catйchisme а ses enfants; qui meurt sans vouloir prier Dieu; dont la mort cependant йdifie un pasteur, et convertit un athйe... Oh!...

R. Monsieur...

N. Quant а l'intйrкt, il est pour tout le monde, il est nul. Pas une mauvaise action, pas un mйchant homme qui fasse craindre pour les bons; des йvйnements si naturels, si simples, qu'ils le sont trop; rien d'inopinй, point de coup de thйвtre. Tout est prйvu longtemps d'avance, tout arrive comme il est prйvu. Est-ce la peine de tenir registre de ce que chacun peut voir tous les jours dans sa maison ou dans celle de son voisin?

R. C'est-а-dire qu'il vous faut des hommes communs et des йvйnements rares. Je crois que j'aimerais mieux le contraire. D'ailleurs, vous jugez ce que vous avez lu comme un roman. Ce n'en est point un; vous l'avez dit vous-mкme. C'est un recueil de lettres...

N. Qui ne sont point des lettres; je crois l'avoir dit aussi. Quel style йpistolaire! qu'il est guindй! que d'exclamations! que d'apprкts! quelle emphase pour ne dire que des choses communes! quels grands mots pour de petits raisonnements! Rarement du sens, de la justesse; jamais ni finesse, ni force, ni profondeur. Une diction toujours dans les nues, et des pensйes qui rampent toujours. Si vos personnages sont dans la nature, avouez que leur style est peu naturel.

R. Je conviens que, dans le point de vue oщ vous кtes, il doit vous paraоtre ainsi.

N. Comptez-vous que le public le verra d'un autre oeil? et n'est-ce pas mon jugement que vous demandez?

R. C'est pour l'avoir plus au long que je vous rйplique. Je vois que vous aimeriez mieux des lettres faites pour кtre imprimйes.

N. Ce souhait paraоt assez bien fondй pour celles qu'on donne а l'impression.

R. On ne verra donc jamais les hommes dans les livres que comme ils veulent s'y montrer.

N. L'auteur, comme il veut s'y montrer; ceux qu'il dйpeint, tels qu'ils sont. Mais cet avantage manque encore ici. Pas un portrait vigoureusement peint, pas un caractиre assez bien marquй, nulle observation solide, aucune connaissance du monde. Qu'apprend-on dans la petite sphиre de deux ou trois amants ou amis toujours occupйs d'eux seuls?

R. On apprend а aimer l'humanitй. Dans les grandes sociйtйs on n'apprend qu'а haпr les hommes.

Votre jugement est sйvиre; celui du public doit l'кtre encore plus. Sans le taxer d'injustice, je veux vous dire, а mon tour, de quel oeil je vois ces lettres; moins pour excuser les dйfauts que vous y blвmez, que pour en trouver la source.

Dans la retraite, on a d'autres maniиres de voir et de sentir que dans le commerce du monde; les passions, autrement modifiйes, ont aussi d'autres expressions: l'imagination, toujours frappйe des mкmes objets, s'en affecte plus vivement. Ce petit nombre d'images revient toujours, se mкle а toutes les idйes, et leur donne ce tour bizarre et peu variй qu'on remarque dans les discours des solitaires. S'ensuit-il de lа que leur langage soit fort йnergique? Point du tout; il n'est qu'extraordinaire. Ce n'est que dans le monde qu'on apprend а parler avec йnergie. Premiиrement, parce qu'il faut toujours dire autrement et mieux que les autres, et puis que, forcй d'affirmer а chaque instant ce qu'on ne croit pas, d'exprimer des sentiments qu'on n'a point; on cherche а donner а ce qu'on dit un tour persuasif qui supplйe а persuasion intйrieure. Croyez-vous que les gens vraiment passionnйs aient ces maniиres de parler vives, fortes, coloriйes, que vous admirez dans vos drames et dans vos romans? Non; la passion, pleine d'elle-mкme; s'exprime avec plus d'abondance que de force; elle ne songe mкme pas а persuader; elle ne soupзonne pas qu'on puisse douter d'elle. Quand elle dit ce qu'elle sent, c'est moins pour l'exposer aux autres que pour se soulager. On peint plus vivement l'amour dans les grandes villes; l'y sent-on mieux que dans les hameaux?

N. C'est-а-dire que la faiblesse du langage prouve la force du sentiment.

R. Quelquefois du moins elle en montre la vйritй. Lisez une lettre d'amour faite par un auteur dans son cabinet, par un bel esprit qui veut briller; pour peu qu'il ait de feu dans la tкte, sa lettre va, comme on dit, brыler le papier; la chaleur n'ira pas plus loin. Vous serez enchantй, mкme agitй peut-кtre, mais d'une agitation passagиre et sиche, qui ne vous laissera que des mots pour tout souvenir. Au contraire, une lettre que l'amour a rйellement dictйe, une lettre d'un amant vraiment passionnй, sera lвche, diffuse, toute en longueurs, en dйsordre, en rйpйtitions. Son coeur, plein d'un sentiment qui dйborde, redit toujours la mкme chose, et n'a jamais achevй de dire, comme une source vive qui coule sans cesse et ne s'йpuise jamais. Rien de saillant, rien de remarquable; on ne retient ni mots, ni tours, ni phrases; on n'admire rien, l'on n'est frappй de rien. Cependant on se sent l'вme attendrie; on se sent йmu sans savoir pourquoi. Si la force du sentiment ne nous frappe pas, sa vйritй nous touche; et c'est ainsi que le coeur sait parler au coeur. Mais ceux qui ne sentent rien, ceux qui n'ont que le jargon parй des passions, ne connaissent point ces sortes de beautйs, et les mйprisent.

N. J'attends.

R. Fort bien. Dans cette derniиre espиce de lettres, si les pensйes sont communes, le style pourtant n'est pas familier, et ne doit pas l'кtre. L'amour n'est qu'illusion; il se fait, pour ainsi dire, un autre univers; il s'entoure d'objets qui ne sont point, ou auxquels lui seul a donnй l'кtre, et comme il rend tous ces sentiments en images son langage est toujours figurй. Mais ces figures sont sans justesse et sans suite; son йloquence est dans son dйsordre; il prouve d'autant plus qu'il raisonne moins. L'enthousiasme est le dernier degrй de la passion. Quand elle est а son comble, elle voit son objet parfait; elle en fait alors son idole; elle le place dans le ciel, et, comme l'enthousiasme de la dйvotion emprunte le langage de l'amour, l'enthousiasme de l'amour emprunte aussi le langage de la dйvotion. Il ne voit plus que le paradis, les anges, les vertus des saints, les dйlices du sйjour cйleste. Dans ces transports, entourй de si hautes images, en parlera-t-il en termes rampants? Se rйsoudra-t-il d'abaisser, d'avilir ses idйes par des expressions vulgaires? N'йlиvera-t-il pas son style? Ne lui donnera-t-il pas de la noblesse, de la dignitй? Que parlez-vous de lettres, de style йpistolaire? En йcrivant а ce qu'on aime, il est bien question de cela! ce ne sont plus des lettres que l'on йcrit, ce sont des hymnes.

N. Citoyen, voyons votre pouls?

R. Non, voyez l'hiver sur ma tкte. Il est un вge pour l'expйrience, un autre pour le souvenir. Le sentiment s'йteint а la fin; mais l'вme sensible demeure toujours.

Je reviens а nos lettres. Si vous les lisez comme l'ouvrage d'un auteur qui veut plaire ou qui se pique d'йcrire, elles sont dйtestables. Mais prenez-les pour ce qu'elles sont, et jugez-les dans leur espиce. Deux ou trois jeunes gens simples, mais sensibles, s'entretiennent entre eux des intйrкts de leurs coeurs. Ils ne songent point а briller aux yeux les uns des autres. Ils se connaissent et s'aiment trop mutuellement pour que l'amour-propre ait plus rien а faire entre eux. Ils sont enfants, penseront-ils en hommes? Ils sont йtrangers, йcriront-ils correctement? Ils sont solitaires, connaоtront-ils le monde et la sociйtй? Pleins du seul sentiment qui les occupe, ils sont dans le dйlire, et pensent philosopher. Voulez-vous qu'ils sachent observer, juger, rйflйchir? Ils ne savent rien de tout cela: ils savent aimer; ils rapportent tout а leur passion. L'importance qu'ils donnent а leurs folles idйes est-elle moins amusante que tout l'esprit qu'ils pourraient йtaler? Ils parlent de tout; ils se trompent sur tout; ils ne font rien connaоtre qu'eux; mais, en se faisant connaоtre, ils se font aimer; leurs erreurs valent mieux que le savoir des sages; leurs coeurs honnкtes portent partout, jusque dans leurs fautes, les prйjugйs de la vertu toujours confiante et toujours trahie. Rien ne les entend, rien ne leur rйpond, tout les dйtrompe. Ils se refusent aux vйritйs dйcourageantes: ne trouvant nulle part ce qu'ils sentent, ils se replient sur eux-mкmes; ils se dйtachent du reste de l'univers, et, crйant entre eux un petit monde diffйrent du nфtre, ils y forment un spectacle vйritablement nouveau.

N. Je conviens qu'un homme de vingt ans et des filles de dix-huit ne doivent pas, quoique instruits, parler en philosophes, mкme en pensant l'кtre; j'avoue encore, et cette diffйrence ne m'a pas йchappй, que ces filles deviennent des femmes de mйrite, et ce jeune homme un meilleur observateur. Je ne fais point de comparaison entre le commencement et la fin de l'ouvrage. Les dйtails de la vie domestique effacent les fautes du premier вge; la chaste йpouse, la femme sensйe, la digne mиre de famille, font oublier la coupable amante. Mais cela mкme est un sujet de critique: la fin du recueil rend le commencement d'autant plus rйprйhensible; on dirait que ce sont deux livres diffйrents que les mкmes personnes ne doivent pas lire. Ayant а montrer des gens raisonnables, pourquoi les prendre avant qu'ils le soient devenus?. Les jeux d'enfants qui prйcиdent les leзons de la sagesse empкchent de les attendre; le mal scandalise avant que le bien puisse йdifier; enfin le lecteur indignй se rebute, et quitte le livre au moment d'en tirer du profit.

R. Je pense, au contraire, que la fin de ce recueil serait superflue aux lecteurs rebutйs du commencement, et que ce mкme commencement doit кtre agrйable а ceux pour qui la fin peut кtre utile. Ainsi ceux qui n'achиveront pas le livre ne perdront rien, puisqu'il ne leur est pas propre; et ceux qui peuvent en profiter ne l'auraient pas lu s'il eыt commencй plus gravement. Pour rendre utile ce qu'on veut dire, il faut d'abord se faire йcouter de ceux qui doivent en faire usage.

J'ai changй de moyen, mais non pas d'objet. Quand j'ai tвchй de parler aux hommes, on ne m'a point entendu; peut-кtre en parlant aux enfants me ferai-je mieux entendre; et les enfants ne goыtent pas mieux la raison nue que les remиdes mal dйguisйs:

Cosi all'egro fanciul porgiamo aspersi

Di soave licor gl'orli del vaso;

Succhi amari ingannato in tanto ei beve,

E dall'inganno suo vita riceve.

N. J'ai peur que vous ne vous trompiez encore; ils suceront les bords du vase, et ne boiront point la liqueur.

R. Alors ce ne sera plus ma faute; j'aurai fait de mon mieux pour la faire passer.

Mes jeunes gens sont aimables; mais pour les aimer а trente ans, il faut les avoir connus а vingt. Il faut avoir vйcu longtemps avec eux pour s'y plaire; et ce n'est qu'aprиs avoir dйplorй leurs fautes qu'on vient а goыter leurs vertus. Leurs lettres n'intйressent pas tout d'un coup; mais peu а peu elles attachent; on ne peut ni les prendre ni les quitter. La grвce et la facilitй n'y sont pas, ni la raison, ni l'esprit, ni l'йloquence; le sentiment y est; il se communique au coeur par degrйs, et lui seul а la fin supplйe а tout. C'est une longue romance, dont les couplets pris а part n'ont rien qui touche, mais dont la suite produit а la fin son effet. Voilа ce que j'йprouve en les lisant: dites-moi si vous sentez la mкme chose.

N. Non. Je conзois pourtant cet effet par rapport а vous: si vous кtes l'auteur, l'effet est tout simple; si vous ne l'кtes pas, je le conзois encore. Un homme qui vit dans le monde peut s'accoutumer aux idйes extravagantes, au pathos affectй, au dйraisonnement continuel de vos bonnes gens; un solitaire peut les goыter; vous en avez dit la raison vous-mкme. Mais, avant que de publier ce manuscrit, songez que le public n'est pas composй d'ermites. Tout ce qui pourrait arriver de plus heureux serait qu'on prоt votre petit bonhomme pour un Cйladon, votre Edouard pour un don Quichotte, vos caillettes pour deux Astrйes, et qu'on s'en amusвt comme d'autant de vrais fous. Mais les longues folies n'amusent guиre: il faut йcrire comme Cervantиs pour faire lire six volumes de visions.

R. La raison qui vous ferait supprimer cet ouvrage m'encourage а le publier.

N. Quoi! la certitude de n'кtre point lu?

R. Un peu de patience et vous allez m'entendre.

En matiиre de morale, il n'y a point, selon moi, de lecture utile aux gens du monde. Premiиrement, parce que la multitude des livres nouveaux qu'ils parcourent, et qui disent tour а tour le pour et le contre, dйtruit l'effet de l'un et par l'autre, et rend le tout comme non avenu. Les livres choisis qu'on relit ne font point d'effet encore: s'ils soutiennent les maximes du monde, ils sont superflus; et s'ils les combattent, ils sont inutiles: ils trouvent ceux qui les lisent liйs aux vices de la sociйtй par des chaоnes qu'ils ne peuvent rompre. L'homme du monde qui veut remuer un instant son вme pour la remettre dans l'ordre moral, trouvant de toutes parts une rйsistance invincible, est toujours forcй de garder ou reprendre sa premiиre situation. Je suis persuadй qu'il y a peu de gens bien nйs qui n'aient fait cet essai, du moins une fois en leur vie; mais, bientфt dйcouragй d'un vain effort, on ne le rйpиte plus, et l'on s'accoutume а regarder la morale des livres comme un babil de grands oisifs. Plus on s'йloigne des affaires, des grandes villes, des nombreuses sociйtйs, plus les obstacles diminuent. Il est un terme oщ ces obstacles cessent d'кtre invincibles, et c'est alors que les livres peuvent avoir quelque utilitй. Quand on vit isolй, comme on ne se hвte pas de lire pour faire parade de ses lectures, on les varie moins, on les mйdite davantage; et, comme elles ne trouvent pas un si grand contrepoids au dehors, elles font beaucoup plus d'effet au dedans. L'ennui, ce flйau de la solitude aussi bien que du grand monde, force de recourir aux livres amusants, seule ressource de qui vit seul et n'en a pas en lui-mкme. On lit beaucoup plus de romans dans les provinces qu'а Paris, on en lit plus dans les campagnes que dans les villes, et ils y font beaucoup plus d'impression: vous voyez pourquoi cela doit кtre.

Mais ces livres, qui pourraient servir а la fois d'amusement, d'instruction, de consolation au campagnard, malheureux seulement parce qu'il pense l'кtre, ne semblent faits au contraire que pour le rebuter de son йtat, en йtendant et fortifiant le prйjugй qui le lui rend mйprisable. Les gens du bel air, les femmes а la mode, les grands, les militaires: voilа les acteurs de tous vos romans. Le raffinement du goыt des villes, les maximes de la cour, l'appareil du luxe, la morale йpicurienne: voilа les leзons qu'ils prкchent, et les prйceptes qu'ils donnent. Le coloris de leurs fausses vertus ternit l'йclat des vйritables, le manиge des procйdйs est substituй aux devoirs rйels; les beaux discours font dйdaigner les belles actions; et la simplicitй des bonnes moeurs passe pour grossiиretй.

Quel effet produiront de pareils tableaux sur un gentilhomme de campagne qui voit railler la franchise avec laquelle il reзoit ses hфtes, et traiter de brutale orgie la joie qu'il fait rйgner dans son canton; sur sa femme, qui apprend que les soins d'une mиre de famille sont au-dessous des dames de son rang; sur sa fille, а qui les airs contournйs et le jargon de la ville font dйdaigner l'honnкte et rustique voisin qu'elle eыt йpousй? Tous de concert, ne voulant plus кtre des manants, se dйgoыtent de leur village, abandonnent leur vieux chвteau, qui bientфt devient masure et vont dans la capitale oщ le pиre, avec sa croix de Saint-Louis, de seigneur qu'il йtait, devient valet, ou chevalier d'industrie; la mиre йtablit un brelan; la fille attire les joueurs; et souvent tous trois, aprиs avoir menй une vie infвme, meurent de misиre et dйshonorйs.

Les auteurs, les gens de lettres, les philosophes ne cessent de crier que, pour remplir ses devoirs de citoyen, pour servir ses semblables, il faut habiter les grandes villes. Selon eux, fuir Paris, c'est haпr le genre humain, le peuple de la campagne est nul а leurs yeux; а les entendre, on croirait qu'il n'y a des hommes qu'oщ il y a des pensions, des acadйmies, et des dоners.

De proche en proche la mкme pente entraоne tous les йtats: les contes, les romans, les piиces de thйвtre, tout tire sur les provinciaux; tout tourne en dйrision la simplicitй des moeurs rustiques; tout prкche les maniиres et les plaisirs du grand monde: c'est une honte de ne les pas connaоtre; c'est un malheur de ne les pas goыter. Qui sait de combien de filous et de filles publiques l'attrait de ces plaisirs imaginaires peuple Paris de jour en jour? Ainsi les prйjugйs et l'opinion, renforзant l'effet des systиmes politiques, amoncellent, entassent les habitants de chaque pays sur quelques points du territoire, laissant tout le reste en friche et dйsert; ainsi, pour faire briller les capitales, se dйpeuplent les nations; et ce frivole йclat, qui frappe les yeux des sots, fait courir l'Europe а grands pas vers sa ruine. Il importe au bonheur des hommes qu'on tвche d'arrкter ce torrent de maximes empoisonnйes. C'est le mйtier des prйdicateurs de nous crier: Soyez bons et sages, sans beaucoup s'inquiйter du succиs de leurs discours; le citoyen qui s'en inquiиte ne doit point nous crier sottement: Soyez bons, mais nous faire aimer l'йtat qui nous porte а l'кtre.

N. Un moment; reprenez haleine. J'aime les vues utiles et je vous ai si bien suivi dans celle-ci, que je crois pouvoir pйrorer pour vous.

Il est clair, selon votre raisonnement, que pour donner aux ouvrages d'imagination la seule utilitй qu'ils puissent avoir, il faudrait les diriger vers un but opposй а celui que leurs auteurs se proposent; йloigner toutes les choses d'institution; ramener tout а la nature; donner aux hommes l'amour d'une vie йgale et simple; les guйrir des fantaisies de l'opinion, leur rendre le goыt des vrais plaisirs; leur faire aimer la solitude et la paix; les tenir а quelque distance les uns des autres; et, au lieu de les exciter а s'entasser dans les villes, les porter а s'йtendre йgalement sur le territoire pour le vivifier de toutes parts. Je comprends encore qu'il ne s'agit pas de faire des Daphnis, des Sylvandres, des pasteurs d'Arcadie, des bergers du Lignon, d'illustres paysans cultivant leurs champs de leurs propres mains et philosophant sur la nature, ni d'autres pareils кtre romanesques, qui ne peuvent exister que dans les livres; mais de montrer aux gens aisйs que la vie rustique et l'agriculture ont des plaisirs qu'ils ne savent pas connaоtre; que ces plaisirs sont moins insipides, moins grossiers qu'ils ne pensent; qu'il y peut rйgner du goыt, du choix, de la dйlicatesse; qu'un homme de mйrite qui voudrait se retirer а la campagne avec sa famille, et devenir lui-mкme son propre fermier, y pourrait couler une vie aussi douce qu'au milieu des amusements des villes; qu'une mйnagиre des champs peut кtre une femme charmante, aussi pleine de grвces, et de grвces plus touchantes que toutes les petites-maоtresses; qu'enfin les plus doux sentiments du coeur y peuvent animer une sociйtй plus agrйable que le langage apprкtй des cercles, oщ nos rires mordants et satiriques sont le triste supplйment de la gaietй qu'on n'y connaоt plus. Est-ce bien cela?

R. C'est cela mкme. A quoi j'ajouterai seulement une rйflexion. L'on se plaint que les romans troublent les tкtes; je le crois bien: en montrant sans cesse а ceux qui les lisent les prйtendus charmes d'un йtat qui n'est pas le leur, ils les sйduisent, ils leur font prendre leur йtat en dйdain, et en faire un йchange imaginaire contre celui qu'on leur fait aimer. Voulant кtre ce qu'on n'est pas, on parvient а se croire autre chose que ce qu'on est, et voilа comment on devient fou. Si les romans n'offraient а leurs lecteurs que des tableaux d'objets qui les environnent, que des devoirs qu'ils peuvent remplir, que des plaisirs de leur condition, les romans ne les rendraient point fous, ils les rendraient sages. Il faut que les йcrits faits pour les solitaires parlent la langue des solitaires: pour les instruire, il faut qu'ils leur plaisent, qu'ils les intйressent; il faut qu'ils les attachent а leur йtat en le leur rendant agrйable. Ils doivent combattre et dйtruire les maximes des grandes sociйtйs, ils doivent les montrer fausses et mйprisables, c'est-а-dire telles qu'elles sont. A tous ces titres, un roman s'il est bien fait, au moins s'il est utile, doit кtre sifflй, haп, dйcriй par les gens а la mode, comme un livre plat, extravagant, ridicule; et voilа, monsieur, comment la folie du monde est sagesse.

N. Votre conclusion se tire d'elle-mкme. On ne peut mieux prйvoir sa chute, ni s'apprкter а tomber plus fiиrement. Il me reste une seule difficultй: les provinciaux, vous le savez, ne lisent que sur notre parole; il ne leur parvient que ce que nous leur envoyons. Un livre destinй pour les solitaires est d'abord jugй par les gens du monde; si ceux-ci le rebutent, les autres ne le lisent point. Rйpondez.

R. La rйponse est facile. Vous parlez des beaux esprits de province, et moi je parle des vrais campagnards. Vous avez, vous autres qui brillez dans la capitale, des prйjugйs dont il faut vous guйrir; vous croyez donner le ton а toute la France, et les trois quarts de la France ne savent pas que vous existez. Les livres qui tombent а Paris font la fortune des libraires de province.

N. Pourquoi voulez-vous les enrichir aux dйpens des nфtres?

R. Raillez, moi, je persiste. Quand on aspire а la gloire, il faut se faire lire а Paris; quand on veut кtre utile, il faut se faire lire en province. Combien d'honnкtes gens passent leur vie dans des campagnes йloignйes а cultiver le patrimoine de leurs pиres, oщ ils se regardent comme exilйs par une fortune йtroite! Durant les longues nuits d'hiver, dйpourvus de sociйtй, ils emploient la soirйe а lire au coin de leur feu les livres amusants qui leur tombent sous la main. Dans leur simplicitй grossiиre ils ne se piquent ni de littйrature, ni de bel esprit; ils lisent pour se dйsennuyer et non pour s'instruire; les livres de morale et de philosophie sont pour eux comme n'existant pas: on en ferait en vain pour leur usage; ils ne leur parviendraient jamais. Cependant, loin de leur rien offrir de convenable а leur situation, vos romans ne servent qu'а la leur rendre encore plus amиre. Ils changent leur retraite en un dйsert affreux; et, pour quelques heures de distraction qu'ils leur donnent, ils leur prйparent des mois de malaise et de vains regrets. Pourquoi n'oserais-je supposer que, par quelque heureux hasard, ce livre, comme tant d'autres plus mauvais encore pourra tomber dans les mains de ces habitants des champs, et que l'image des plaisirs d'un йtat tout semblable au leur le leur rendra plus supportable? J'aime а me figurer deux йpoux lisant ce recueil ensemble, y puisant un nouveau courage pour supporter leurs travaux communs, et peut-кtre de nouvelles vues pour les rendre utiles. Comment pourraient-ils y contempler le tableau d'un mйnage heureux, sans vouloir imiter un si doux modиle? Comment s'attendriront-ils sur le charme de l'union conjugale, mкme privй de celui de l'amour, sans que la leur se resserre et s'affermisse? En quittant leur lecture, ils ne seront ni attristйs de leur йtat, ni rebutйs de leurs soins. Au contraire, tout semblera prendre autour d'eux une face plus riante; leurs devoirs s'ennobliront а leurs yeux; ils reprendront le goыt des plaisirs de la nature; ses vrais sentiments renaоtront dans leurs coeurs; et en voyant le bonheur а leur portйe, ils apprendront а le goыter. Ils rempliront les mкmes fonctions; mais ils les rempliront avec une autre вme, et feront en vrais patriarches ce qu'ils faisaient en paysans.

N. Jusqu'ici tout va fort bien. Les maris, les femmes, les mиres de famille... Mais les filles, n'en dites-vous rien?

R. Non. Une honnкte fille ne lit point de livres d'amour. Que celle qui lira celui-ci, malgrй son titre, ne se plaigne point du mal qu'il lui aura fait: elle ment. Le mal йtait fait d'avance; elle n'a plus rien а risquer.

N. A merveille! Auteurs йrotiques, venez а l'йcole: vous voilа tous justifiйs.

R. Oui, s'ils le sont par leur propre coeur et par l'objet de leurs йcrits.

N. L'кtes-vous aux mкmes conditions?

R. Je suis trop fier pour rйpondre а cela; mais Julie s'йtait fait une rиgle pour juger les livres: si vous la trouvez bonne, servez-vous-en pour juger celui-ci.

On a voulu rendre la lecture des romans utile а la jeunesse; je ne connais point de projet plus insensй: c'est commencer par mettre le feu а la maison pour faire jouer les pompes. D'aprиs cette folle idйe, au lieu de diriger vers son objet la morale de ces sortes d'ouvrages, on adresse toujours cette morale aux jeunes filles, sans songer que les jeunes filles n'ont point de part aux dйsordres dont on se plaint. En gйnйral, leur conduite est rйguliиre, quoique leurs coeurs soient corrompus. Elles obйissent а leurs mиres en attendant qu'elles puissent les imiter. Quand les femmes feront leur devoir, soyez sыr que les filles ne manqueront point au leur.

N. L'observation vous est contraire en ce point. Il semble qu'il faut toujours au sexe un temps de libertinage, ou dans un йtat, ou dans l'autre. C'est un mauvais levain qui fermente tфt ou tard. Chez les peuples qui on des moeurs, les filles sont faciles et les femmes sйvиres: c'est le contraire chez eux qui n'en ont pas. Les premiers n'ont йgard qu'au dйlit, et les autres qu'au scandale: il ne s'agit que d'кtre а l'abri des preuves; le crime est comptй pour rien.

R. A l'envisager par ses suites, on n'en jugerait pas ainsi. Mais soyons justes envers les femmes; la cause de leur dйsordre est moins en elles que dans nos mauvaises institutions.

Depuis que tous les sentiments de la nature sont йtouffйs par l'extrкme inйgalitй, c'est de l'inique despotisme des pиres que viennent les vices et les malheurs des enfants; c'est dans des noeuds forcйs et mal assortis que, victimes de l'avarice ou de la vanitй des parents, de jeunes femmes effacent, par un dйsordre dont elles font gloire, le scandale de leur premiиre honnкtetй. Voulez-vous donc remйdier au mal, remontez а sa source. S'il y a quelque rйforme а tenter dans les moeurs publiques, c'est par les moeurs domestiques qu'elle doit commencer; et cela dйpend absolument des pиres et mиres. Mais ce n'est point ainsi qu'on dirige les instructions; vos lвches auteurs ne prкchent jamais que ceux qu'on opprime; et la morale des livres sera toujours vaine, parce qu'elle n'est que l'art de faire sa cour au plus fort.

N. Assurйment la vфtre n'est pas servile; mais а force d'кtre libre, ne l'est-elle point trop? Est-ce assez qu'elle aille а la source du mal? Ne craignez-vous point qu'elle en fasse?

R. Du mal? A qui? Dans des temps d'йpidйmie et de contagion, quand tout est atteint dиs l'enfance, faut-il empкcher le dйbit des drogues bonnes aux malades, sous prйtexte qu'elles pourraient nuire aux gens sains? Monsieur, nous pensons si diffйremment sur ce point que, si l'on pouvait espйrer quelque succиs pour ces lettres, je suis trиs persuadй qu'elles feraient plus de bien qu'un meilleur livre.

N. Il est vrai que vous avez une excellente prкcheuse. Je suis charmй de vous voir raccommodй avec les femmes; j'йtais fвchй que vous leur dйfendissiez de nous faire des sermons.

R. Vous кtes pressant, il faut me taire; je ne suis ni assez fou ni assez sage pour avoir raison; laissons cet os а ronger а la critique.

N. Bйnignement: de peur qu'elle n'en manque. Mais n'eыt-on sur tout le reste rien а dire а tout autre, comment passer au sйvиre censeur des spectacles les situations vives et les sentiments passionnйs dont tout ce recueil est rempli? Montrez-moi une scиne de thйвtre qui forme un tableau pareil а ceux du bosquet de Clarens et du cabinet de toilette. Relisez la lettre sur les spectacles, relisez ce recueil... Soyez consйquent, ou quittez vos principes... Que voulez-vous qu'on pense?

R. Je veux, monsieur, qu'un critique soit consйquent lui-mкme, et qu'il ne juge qu'aprиs avoir examinй. Relisez mieux l'йcrit que vous venez de citer; relisez aussi la prйface de Narcisse, vous y verrez la rйponse а l'inconsйquence que vous me reprochez. Les йtourdis qui prйtendent en trouver dans le Devin du Village en trouveront sans doute bien plus ici. Ils feront leur mйtier: mais vous...

N. Je me rappelle deux passages... Vous estimez peu vos contemporains.

R. Monsieur, je suis aussi leur contemporain. Oh! que ne suis-je nй dans un siиcle oщ je dusse jeter ce recueil au feu!

N. Vous outrez, а votre ordinaire; mais, jusqu'а certain point, vos maximes sont assez justes. Par exemple, si votre Hйloпse eыt йtй toujours sage, elle instruirait beaucoup moins; car а qui servirait-elle de modиle? C'est dans les siиcles les plus dйpravйs qu'on aime les leзons de la morale la plus parfaite. Cela dispense de les pratiquer; et l'on contente а peu de frais, par une lecture oisive, un reste de goыt pour la vertu.

R. Sublimes auteurs, rabaissez un peu vos modиles, si vous voulez qu'on cherche а les imiter. A qui vantez-vous la puretй qu'on n'a point souillйe? Eh! parlez-nous de celle qu'on peut recouvrer; peut-кtre au moins quelqu'un pourra vous entendre.

N. Votre jeune homme a dйjа fait ces rйflexions; mais n'importe, on ne vous fera pas moins un crime d'avoir dit ce qu'on fait, pour montrer ensuite ce qu'on devrait faire. Sans compter qu'inspirer l'amour aux filles et la rйserve aux femmes, c'est renverser l'ordre йtabli, et ramener toute cette petite morale que la philosophie a proscrite. Quoi que vous en puissiez dire, l'amour dans les filles est indйcent et scandaleux, et il n'y a qu'un mari qui puisse autoriser un amant. Quelle йtrange maladresse que d'кtre indulgent pour des filles qui ne doivent point vous lire, et sйvиre pour les femmes qui vous jugeront! Croyez-moi, si vous avez peur de rйussir, tranquillisez-vous; vos mesures sont trop bien prises pour vous laisser craindre un pareil affront. Quoi qu'il en soit, je vous garderai le secret: ne soyez imprudent qu'а demi. Si vous croyez donner un livre utile, а la bonne heure; mais gardez-vous de l'avouer.

R. De l'avouer, monsieur? Un honnкte homme se cache-t-il quand il parle au public? Ose-t-il imprimer ce qu'il n'oserait reconnaоtre? Je suis l'йditeur de ce livre, et je m'y nommerai comme йditeur.

N. Vous vous y nommerez, vous?

R. Moi-mкme.

N. Quoi! vous y mettrez votre nom?

R. Oui, monsieur.

N. Votre vrai nom? Jean-Jacques Rousseau, en toutes lettres?

R. Jean-Jacques Rousseau, en toutes lettres.

N. Vous n'y pensez pas! que dira-t-on de vous?

R. Ce qu'on voudra. Je me nomme а la tкte de ce recueil, non pour me l'approprier, mais pour en rйpondre. S'il y a du mal, qu'on me l'impute; s'il y a du bien, je n'entends point m'en faire honneur. Si l'on trouve le livre mauvais en lui-mкme, c'est une raison de plus pour y mettre mon nom. Je ne veux pas passer pour meilleur que je ne suis.

N. Etes-vous content de cette rйponse?

R. Oui, dans des temps oщ il n'est possible а personne d'кtre bon.

N. Et les belles вmes, les oubliez-vous?

R. La nature les fit, vos institutions les gвtent.

N. A la tкte d'un livre d'amour on lira ces mots: Par Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genиve.

R. Citoyen de Genиve! Non, pas cela. Je ne profane point le nom de ma patrie; je ne le mets qu'aux йcrits que je crois pouvoir lui faire honneur.

N. Vous portez vous-mкme un nom qui n'est pas sans honneur, et vous avez aussi quelque chose а perdre. Vous donnez un livre faible et plat qui vous fera tort. Je voudrais pouvoir vous en empкcher; mais, si vous en faites la sottise j'approuve que vous la fassiez hautement et franchement; cela du moins sera dans votre caractиre. Mais, а propos, mettrez-vous aussi votre devise а ce livre?

R. Mon libraire m'a dйjа fait cette plaisanterie, et je l'ai trouvйe si bonne que j'ai promis de lui en faire honneur. Non, monsieur, je ne mettrai point ma devise а ce livre; mais je ne la quitterai pas pour cela, et je m'effraye moins que jamais de l'avoir prise. Souvenez-vous que je songeais а faire imprimer ces lettres quand j'йcrivais contre les spectacles, et que le soin d'excuser un de ces йcrits ne m'a point fait altйrer la vйritй dans l'autre. Je me suis accusй d'avance plus fortement peut-кtre que personne ne m'accusera. Celui qui prйfиre la vйritй а sa gloire peut espйrer de la prйfйrer а sa vie. Vous voulez qu'on soit toujours consйquent; je doute que cela soit possible а l'homme; mais ce qui lui est possible est d'кtre toujours vrai. Voilа ce que je veux tвcher d'кtre.

N. Quand je vous demande si vous кtes l'auteur de ces lettres pourquoi donc йludez-vous ma question?

R. Pour cela mкme que je ne veux pas dire un mensonge.

N. Mais vous refusez aussi de dire la vйritй.

R. C'est encore lui rendre honneur que de dйclarer qu'on la veut taire. Vous auriez meilleur marchй d'un homme qui voudrait mentir. D'ailleurs les gens de goыt se trompent-ils sur la plume des auteurs? Comment osez-vous faire une question que c'est а vous de rйsoudre?

N. Je la rйsoudrais bien pour quelques lettres; elles sont certainement de vous; mais je ne vous reconnais plus dans les autres, et je doute qu'on se puisse contrefaire а ce point. La nature, qui n'a pas peur qu'on la mйconnaisse, change souvent d'apparence; et souvent l'art se dйcиle en voulant кtre plus naturel qu'elle: c'est le grogneur de la fable, qui rend la voix de l'animal mieux que l'animal mкme. Ce recueil est plein de choses, d'une maladresse que le dernier barbouilleur eыt йvitйe: les dйclamations, les rйpйtitions, les contradictions, les йternelles rabвcheries. Oщ est l'homme capable de mieux faire qui pourrait se rйsoudre а faire si mal? Oщ est celui qui aurait laissй la choquante proposition que ce fou d'Edouard fait а Julie? Oщ est celui qui n'aurait pas corrigй le ridicule du petit bonhomme qui, voulant toujours mourir, a soin d'en avertir tout le monde, et finit par se porter toujours bien? Oщ est celui qui n'eыt pas commencй par se dire: "Il faut marquer avec soin les caractиres; il faut exactement varier les styles"? Infailliblement, avec ce projet, il aurait mieux fait que la nature.

J'observe que dans une sociйtй trиs intime les styles se rapprochent ainsi que les caractиres et que les amis, confondant leurs вmes, confondent aussi leurs maniиres de penser, de sentir et de dire. Cette Julie, telle qu'elle est, doit кtre une crйature enchanteresse; tout ce qui l'approche doit lui ressembler; tout doit devenir Julie autour d'elle; tous ses amis ne doivent avoir qu'un ton; mais ces choses se sentent et ne s'imaginent pas. Quand elles s'imagineraient, l'inventeur n'oserait les mettre en pratique. Il ne lui faut que des traits qui frappent la multitude; ce qui redevient simple а force de finesse ne lui convient plus; or c'est lа qu'est le sceau de la vйritй, c'est lа qu'un oeil attentif cherche et retrouve la nature.

R. Eh bien! vous concluez donc?

N. Je ne conclus pas; je doute, et je ne saurais vous dire combien ce doute m'a tourmentй durant la lecture de ces lettres. Certainement, si tout cela n'est que fiction, vous avec fait un mauvais livre; mais dites que ces deux femmes ont existй, et je relis ce recueil tous les ans jusqu'а la fin de ma vie.

R. Eh! qu'importe qu'elles aient existй? Vous les chercheriez en vain sur la terre; elles ne sont plus.

N. Elles ne sont plus? Elles furent donc?

R. Cette conclusion est conditionnelle: si elles furent, elles ne sont plus.

N. Entre nous, convenez que ces petites subtilitйs sont plus dйterminantes qu'embarrassantes.

R. Elles sont ce que vous les forcez d'кtre, pour ne point me trahir ni mentir.

N. Ma foi, vous aurez beau faire, on vous devinera malgrй vous. Ne voyez-vous pas que votre йpigraphe seule dit tout?

R. Je vois qu'elle ne dit rien sur le fait en question: car qui peut savoir si j'ai trouvй cette йpigraphe dans le manuscrit, ou si c'est moi qui l'y ai mise? Qui peut dire si je ne suis point dans le mкme doute oщ vous кtes, si tout cet air de mystиre n'est pas peut-кtre une feinte pour vous cacher ma propre ignorance sur ce que vous voulez savoir?

N. Mais enfin, vous connaissez les lieux? Vous avez йtй а Vevey, dans le pays de Vaud?

R. Plusieurs fois, et je vous dйclare que je n'y ai point ouп parler du baron d'Etange ni de sa fille; le nom de M. de Wolmar n'y est pas mкme connu. J'ai йtй а Clarens; je n'y ai rien vu de semblable а la maison dйcrite dans ces lettres. J'y ai passй, revenant d'Italie, l'annйe mкme de l'йvйnement funeste, et l'on n'y pleurait ni Julie de Wolmar ni rien qui lui ressemblвt, que je sache. Enfin, autant que je puis me rappeler la situation du pays, j'ai remarquй dans ces lettres des transpositions de lieux et des erreurs de topographie, soit que l'auteur n'en sыt pas davantage, soit qu'il voulыt dйpayser ses lecteurs. C'est lа tout ce que vous apprendrez de moi sur ce point; et soyez sыr que d'autres ne m'arracheront pas ce que j'aurai refusй de vous dire.

N. Tout le monde aura la mкme curiositй que moi. Si vous publiez cet ouvrage, dites donc au public ce que vous m'avez dit. Faites plus; йcrivez cette conversation pour toute prйface. Les йclaircissements nйcessaires y sont tous.

R. Vous avez raison; elle vaut mieux que ce que j'aurais dit de mon chef. Au reste, ces sortes d'apologies ne rйussissent guиre.

N. Non, quand on voit que l'auteur s'y mйnage; mais j'ai pris soin qu'on ne trouvвt pas ce dйfaut dans celle-ci. Seulement, je vous conseille d'en transposer les rфles. Feignez que c'est moi qui vous presse de publier ce recueil, que vous vous en dйfendez; donnez-vous les objections, et а moi les rйponses. Cela sera plus modeste, et fera un meilleur effet.

R. Cela sera-t-il aussi dans le caractиre dont vous m'avez louй ci-devant?

N. Non, je vous tendais un piиge. Laissez les choses comme elles sont.

Les amours de milord Edouard Bomston

Les bizarres aventures de milord Edouard а Rome йtaient trop romanesques pour pouvoir кtre mкlйes avec celles de Julie, sans en gвter la simplicitй. Je me contenterai donc d'en extraire et abrйger ici ce qui sert а l'intelligence de deux ou trois lettres oщ il en est question.

Milord Edouard, dans ses tournйes d'Italie, avait fait connaissance а Rome avec une femme de qualitй, Napolitaine, dont il ne tarda pas а devenir fortement amoureux: elle, de son cфtй, conзut pour lui une passion violente qui la dйvora le reste de sa vie, et finit par la mettre au tombeau. Cet homme, вpre et peu galant, mais ardent et sensible, extrкme et grand en tout, ne pouvait guиre inspirer ni sentir d'attachement mйdiocre.

Les principes stoпques de ce vertueux Anglais inquiйtaient la marquise. Elle prit le parti de se faire passer pour veuve durant l'absence de son mari; ce qui lui fut aisй, parce qu'ils йtaient tous deux йtrangers а Rome, et que le marquis servait dans les troupes de l'Empereur. L'amoureux Edouard ne tarda pas а parler de mariage. La marquise allйgua la diffйrence de religion et d'autres prйtextes. Enfin, ils liиrent ensemble un commerce intime et libre, jusqu'а ce qu'Edouard, ayant dйcouvert que le mari vivait, voulut rompre avec elle, aprиs l'avoir accablйe des plus vifs reproches, outrй de se trouver coupable, sans le savoir, d'un crime qu'il avait en horreur.

La marquise, femme sans principes, mais adroite et pleine de charmes, n'йpargna rien pour le retenir, et en vint а bout. Le commerce adultиre fut supprimй, mais les liaisons continuиrent. Tout indigne qu'elle йtait d'aimer, elle aimait pourtant: il fallut consentir а voir sans fruit un homme adorй qu'elle ne pouvait conserver autrement; et cette barriиre volontaire irritant l'amour des deux cфtйs, il en devint plus ardent par la contrainte. La marquise ne nйgligea pas les soins qui pouvaient faire oublier а son amant ses rйsolutions: elle йtait sйduisante et belle. Tout fut inutile: l'Anglais resta ferme; sa grande вme йtait а l'йpreuve. La premiиre de ses passions йtait la vertu. Il eыt sacrifiй sa vie а sa maоtresse, et sa maоtresse а son devoir. Une fois la sйduction devint trop pressante: le moyen qu'il allait prendre pour s'en dйlivrer retint la marquise et rendit vains tous ses piиges. Ce n'est point parce que nous sommes faibles, mais parce que nous sommes lвches, que nos sens nous subjuguent toujours. Quiconque craint moins la mort que le crime n'est jamais forcй d'кtre criminel.

Il y a peu de ces вmes fortes qui entraоnent les autres et les йlиvent а leur sphиre; mais il y en a. Celle d'Edouard йtait de ce nombre. La marquise espйrait le gagner; c'йtait lui qui la gagnait insensiblement. Quand les leзons de la vertu prenaient dans sa bouche les accents de l'amour, il la touchait, il la faisait pleurer; ses feux sacrйs animaient cette вme rampante; un sentiment de justice et d'honneur y portait son charme йtranger; le vrai beau commenзait а lui plaire: si le mйchant pouvait changer de nature, le coeur de la marquise en aurait changй.

L'amour seul profite de ces йmotions lйgиres: il en acquit plus de dйlicatesse. Elle commenзa d'aimer avec gйnйrositй: avec un tempйrament ardent, et dans un climat oщ les sens ont tant d'empire, elle oublia ses plaisirs pour songer а ceux de son amant et, ne pouvant les partager, elle voulut au moins qu'il les tоnt d'elle. Telle fut de sa part l'interprйtation favorable d'une dйmarche oщ son caractиre et celui d'Edouard qu'elle connaissait bien, pourraient faire trouver un raffinement de sйduction.

Elle n'йpargna ni soins ni dйpense pour faire chercher dans tout Rome une jeune personne facile et sыre: on la trouva, non sans peine. Un soir, aprиs un entretien fort tendre, elle la lui prйsenta. "Disposez-en, lui dit-elle avec un soupir; qu'elle jouisse du prix de mon amour; mais qu'elle soit la seule. C'est assez pour moi si quelquefois auprиs d'elle vous songez а la main dont vous la tenez." Elle voulut sortir; Edouard la retint. "Arrкtez, lui dit-il; si vous me croyez assez lвche pour profiter de votre offre dans votre propre maison, le sacrifice n'est pas d'un grand prix, et je ne vaux pas la peine d'кtre beaucoup regrettй. - Puisque vous ne devez pas кtre а moi, je souhaite, dit la marquise, que vous ne soyez а personne; mais si l'amour doit perdre ses droits, souffrez au moins qu'il en dispose. Pourquoi mon bienfait vous est-il а charge? avez-vous peut d'кtre un ingrat?" Alors elle l'obligea d'accepter l'adresse de Laure (c'йtait le nom de la jeune personne), et lui fit jurer qu'il s'abstiendrait de tout autre commerce. Il dut кtre touchй, il le fut. Sa reconnaissance lui donna plus de peine а contenir que son amour; et ce fut le piиge le plus dangereux que la marquise lui ait tendu de sa vie.

Extrкme en tout, ainsi que son amant, elle fit souper Laure avec elle, et lui prodigua ses caresses, comme pour jouir avec plus de pompe du plus grand sacrifice que, l'amour ait jamais fait. Edouard pйnйtrй se livrait а ses transports; son вme йmue et sensible s'exhalait dans ses regards, dans ses gestes; il ne disait pas un mot qui ne fыt l'expression de la passion la plus vive. Laure йtait charmante; а peine la regarda-t-il. Elle n'imita pas cette indiffйrence: elle regardait et voyait, dans le vrai tableau de l'amour, un objet tout nouveau pour elle.

Aprиs le souper, la marquise renvoya Laure, et resta seule avec son amant. Elle avait comptй sur les dangers de ce tкte-а-tкte; elle ne s'йtait pas trompйe en cela; mais en comptant qu'il y succomberait, elle se trompa; toute son adresse ne fit que rendre le triomphe de la vertu plus йclatant et plus douloureux а l'un et а l'autre. C'est а cette soirйe que se rapporte, а la fin de la quatriиme partie de la Julie, l'admiration de Saint-Preux pour la force de son ami.

Edouard йtait vertueux, mais homme. Il avait toute la simplicitй du vйritable honneur, et rien de ces fausses biensйances qu'on lui substitue, et dont les gens du monde font si grand cas. Aprиs plusieurs jours passйs dans les mкmes transports prиs de la marquise, il sentit augmenter le pйril; et, prкt а se laisser vaincre, il aima mieux manquer de dйlicatesse que de vertu; il fut voir Laure.

Elle tressaillit а sa vue. Il la trouva triste; il entreprit de l'йgayer, et ne crut pas avoir besoin de beaucoup de soins pour y rйussir. Cela ne lui fut pas si facile qu'il l'avait cru. Ses caresses furent mal reзues, ses offres furent rejetйes d'un air qu'on ne prend point en disputant ce qu'on veut accorder.

Un accueil aussi ridicule ne le rebuta pas, il l'irrita. Devait-il des йgards d'enfant а une fille de cet ordre? Il usa sans mйnagement de ses droits. Laure, malgrй ses cris, ses pleurs, sa rйsistance, se sentant vaincue, fait un effort, s'йlance а l'autre extrйmitй de la chambre, et lui crie d'une voix animйe: "Tuez-moi si vous voulez; jamais vous ne me toucherez vivante." Le geste, le regard, le ton, n'йtaient pas йquivoques. Edouard, dans un йtonnement qu'on ne peut concevoir, se calme, la prend par la main, la fait rasseoir, s'asseye а cфtй d'elle, et, la regardant sans parler, attend froidement le dйnoыment de cette comйdie.

Elle ne disait rien; elle avait les yeux baissйs, sa respiration йtait inйgale, son coeur palpitait et tout marquait en elle une agitation extraordinaire. Edouard rompit enfin le silence pour lui demander ce que signifiait cette йtrange scиne. "Me serais-je trompй? lui dit-il; ne seriez-vous point Lauretta Pisana? - Plыt а Dieu! dit-elle d'une voix tremblante. - Quoi donc! reprit-il avec un souris moqueur, auriez-vous par hasard changй de mйtier? - Non, dit Laure; je suis toujours la mкme: on ne revient plus de l'йtat oщ je suis." Il trouva dans ce tour de phrase, et dans l'accent dont il fut prononcй, quelque chose de si extraordinaire, qu'il ne savait plus que penser et qu'il crut que cette fille йtait devenue folle. Il continua: "Pourquoi donc, charmante Laure, ai-je seul l'exclusion? Dites-moi ce qui m'attire votre haine. - Ma haine, s'йcria-t-elle d'un ton plus vif. Je n'ai point aimй ceux que j'ai reзus; je puis souffrir tout le monde, hors vous seul."

"Mais pourquoi cela! Laure, expliquez-vous mieux, je ne vous entends point. - Eh! m'entends-je moi-mкme? Tout ce que je sais, c'est que vous ne me toucherez jamais... Non, s'йcria-t-elle encore avec emportement, jamais vous ne me toucherez. En me sentant dans vos bras, je songerais que vous n'y tenez qu'une fille publique, et j'en mourrais de rage."

Elle s'animait en parlant. Edouard aperзut dans ses yeux des signes de douleur et de dйsespoir qui l'attendrirent. Il prit avec elle des maniиres moins mйprisantes, un ton plus honnкte et plus caressant. Elle se cachait le visage; elle йvitait ses regards. Il lui prit la main d'un air affectueux. A peine elle sentit cette main qu'elle y porta la bouche, et la pressa de ses lиvres en poussant des sanglots et versant des torrents de larmes.

Ce langage, quoique assez clair, n'йtait pas prйcis. Edouard ne l'amena qu'avec peine а lui parler plus nettement. La pudeur йteinte йtait revenue avec l'amour, et Laure n'avait jamais prodiguй sa personne avec tant de honte qu'elle en eut d'avouer qu'elle aimait.

A peine cet amour йtait nй qu'il йtait dйjа dans toute sa force. Laure йtait vive et sensible, assez belle pour faire une passion, assez tendre pour la partager; mais vendue par d'indignes parents dиs sa premiиre jeunesse, ses charmes, souillйs par la dйbauche, avaient perdu leur empire. Au sein des honteux plaisirs, l'amour fuyait devant elle; de malheureux corrupteurs ne pouvaient ni le sentir ni l'inspirer. Les corps combustibles ne brыlent point d'eux-mкmes; qu'une йtincelle approche, et tout part. Ainsi prit feu le coeur de Laure aux transports de ceux d'Edouard et de la marquise. A ce nouveau langage elle sentit un frйmissement dйlicieux: elle prкtait une oreille attentive; ses avides regards ne laissaient rien йchapper. La flamme humide qui sortait des yeux de l'amant pйnйtrait par les siens jusqu'au fond de son coeur; un sang plus brыlant courait dans ses veines; la voix d'Edouard avait un accent qui l'agitait; le sentiment lui semblait peint dans tous ses gestes; tous ses traits animйs par la passion la lui faisaient ressentir. Ainsi la premiиre image de l'amour lui fit aimer l'objet qui la lui avait offerte. S'il n'eыt rien senti pour une autre, peut-кtre n'eыt-elle rien senti pour lui.

Toute cette agitation la suivit chez elle. Le trouble de l'amour naissant est toujours doux. Son premier mouvement fut de se livrer а ce nouveau charme; le second fut d'ouvrir les yeux sur elle. Pour la premiиre fois de sa vie elle vit son йtat; elle en eut horreur. Tout ce qui nourrit l'espйrance et les dйsirs des amants se tournait en dйsespoir dans son вme. La possession mкme de ce qu'elle aimait n'offrait а ses yeux que l'opprobre d'une abjecte et vile crйature, а laquelle on prodigue son mйpris avec ses caresses; dans le prix d'un amour heureux elle ne vit que l'infвme prostitution. Ses tourments les plus insupportables lui venaient ainsi de ses propres dйsirs. Plus il lui йtait aisй de les satisfaire, plus son sort lui semblait affreux; sans honneur, sans espoir, sans ressources, elle ne connut l'amour que pour en regretter les dйlices. Ainsi commencиrent ses longues peines, et finit son bonheur d'un moment.

La passion naissante qui l'humiliait а ses propres yeux l'йlevait а ceux d'Edouard. La voyant capable d'aimer, il ne la mйprise plus. Mais quelles consolations pouvait-elle attendre de lui? Quel sentiment pouvait-il lui marquer, si ce n'est le faible intйrкt qu'un coeur honnкte, qui n'est pas libre, peut prendre а un objet de pitiй qui n'a plus d'honneur qu'assez pour sentir sa honte?

Il la consola comme il put, et promit de la venir revoir. Il ne lui dit pas un mot de son йtat, pas mкme pour l'exhorter d'en sortir. Que servait d'augmenter l'effroi qu'elle en avait, puisque cet effroi mкme la faisait dйsespйrer d'elle? Un seul mot sur un tel sujet tirait а consйquence, et semblait la rapprocher de lui: c'йtait ce qui ne pouvait jamais кtre. Le plus grand malheur des mйtiers infвmes est qu'on ne gagne rien а les quitter.

Aprиs une seconde visite, Edouard, n'oubliant pas la magnificence anglaise, lui envoya un cabinet de laque et plusieurs bijoux d'Angleterre. Elle lui renvoya le tout avec ce billet:

"J'ai perdu le droit de refuser des prйsents. J'ose pourtant vous renvoyer le vфtre; car peut-кtre n'aviez-vous pas dessein d'en faire un signe de mйpris. Si vous le renvoyez encore, il faudra que je l'accepte; mais vous avez une bien cruelle gйnйrositй."

Edouard fut frappй de ce billet; il le trouvait а la fois humble et fier. Sans sortir de la bassesse de son йtat, Laure y montrait une sorte de dignitй. C'йtait presque effacer son opprobre а force de s'en avilir. Il avait cessй d'avoir du mйpris pour elle; il commenзa de l'estimer. Il continua de la voir sans plus parler de prйsent; et s'il ne s'honora pas d'кtre aimй d'elle, il ne put s'empкcher de s'en applaudir.

Il ne cacha pas ces visites а la marquise: il n'avait nulle raison de les lui cacher; et c'eыt йtй de sa part une ingratitude. Elle en voulut savoir davantage. Il jura qu'il n'avait point touchй Laure.

Sa modйration fit un effet tout contraire а celui qu'il en attendait. "Quoi! s'йcria la marquise en fureur, vous la voyez et ne la touchez point! Qu'allez-vous donc faire chez elle?" Alors s'йveilla cette jalousie infernale qui la fit cent fois attenter а la vie de l'un et de l'autre, et la consuma de rage jusqu'au moment de sa mort.

D'autres circonstances achevиrent d'allumer cette passion furieuse, et rendirent cette femme а son vrai caractиre. J'ai dйjа remarquй que, dans son intиgre probitй, Edouard manquait de dйlicatesse. Il fit а la marquise le mкme prйsent que lui avait renvoyй Laure. Elle l'accepta, non par avarice, mais parce qu'ils йtaient sur le pied de s'en faire l'un а l'autre; йchange auquel, а la vйritй, la marquise ne perdait pas. Malheureusement elle vint а savoir la premiиre destination de ce prйsent, et comment il lui йtait revenu. Je n'ai pas besoin de dire qu'а l'instant tout fut brisй et jetй par les fenкtres. Qu'on juge de ce que dut sentir en pareil cas une maоtresse jalouse et une femme de qualitй.

Cependant plus Laure sentait sa honte, moins elle tentait de s'en dйlivrer; elle y restait par dйsespoir; et le dйdain qu'elle avait pour elle-mкme rejaillissait sur ses corrupteurs. Elle n'йtait pas fiиre: quel droit eыt-elle eu de l'кtre? Mais un profond sentiment d'ignominie qu'on voudrait en vain repousser, l'affreuse tristesse de l'opprobre qui se sent et ne peut se fuir, l'indignation d'un coeur qui s'honore encore et se sent а jamais dйshonorй; tout versait le remords et l'ennui sur des plaisirs abhorrйs par l'amour. Un respect йtranger а ces вmes viles leur faisait oublier le ton de la dйbauche, un trouble involontaire empoisonnait leurs transports; et, touchйs du sort de leur victime, ils s'en retournaient pleurant sur elle et rougissant d'eux.

La douleur la consumait. Edouard, qui peu а peu la prenait en amitiй, vit qu'elle n'йtait que trop affligйe, et qu'il fallait plutфt la ranimer que l'abattre. Il la voyait, c'йtait dйjа beaucoup pour la consoler. Ses entretiens firent plus, ils l'encouragиrent; ses discours йlevйs et grands rendaient а son вme accablйe le ressort qu'elle avait perdu. Quel effet ne faisaient-ils point partant d'une bouche aimйe, et pйnйtrant un coeur bien nй que le sort livrait а la honte, mais que la nature avait fait pour l'honnкtetй! C'est dans ce coeur qu'ils trouvaient de la prise et qu'ils portaient avec fruit les leзons de la vertu.

Par ces soins bienfaisants il la fit enfin mieux penser d'elle. "S'il n'y a de flйtrissure йternelle que celle d'un coeur corrompu, je sens en moi de quoi pouvoir effacer ma honte. Je serai toujours mйprisйe, mais je ne mйriterai plus de l'кtre, je ne me mйpriserai plus. Echappйe а l'horreur du vice, celle du mйpris m'en sera moins amиre. Eh! que m'importent les dйdains de toute la terre quand Edouard m'estimera? Qu'il voie son ouvrage et qu'il s'y complaise: seul il me dйdommagera de tout. Quand l'honneur n'y gagnerait rien, du moins l'amour y gagnera. Oui, donnons au coeur qu'il enflamme une habitation plus pure. Sentiment dйlicieux! je ne profanerai plus tes transports. Je ne puis кtre heureuse; je ne le serai jamais, je le sais. Hйlas! je suis indigne des caresses de l'amour; mais je n'en souffrirai jamais d'autres."

Son йtat йtait trop violent pour pouvoir durer; mais quand elle tenta d'en sortir, elle y trouva des difficultйs qu'elle n'avait pas prйvues. Elle йprouva que celle qui renonce au droit sur sa personne ne le recouvre pas comme il lui plaоt, et que l'honneur est une sauvegarde civile qui laisse bien faibles ceux qui l'ont perdu. Elle ne trouva d'autre parti pour se retirer de l'oppression que d'aller brusquement se jeter dans un couvent, et d'abandonner sa maison presque au pillage; car elle vivait dans une opulence commune а ses pareilles, surtout en Italie, quand l'вge et la figure les font valoir. Elle n'avait rien dit а Bomston de son projet, trouvant une sorte de bassesse а en parler avant l'exйcution. Quand elle fut dans son asile, elle le lui marqua par un billet, le priant de la protйger contre les gens puissants qui s'intйressaient а son dйsordre, et que sa retraite allait offenser. Il courut chez elle assez tфt pour sauver ses effets. Quoique йtranger dans Rome, un grand seigneur considйrй, riche, et plaidant avec force la cause de l'honnкtetй, y trouva bientфt assez de crйdit pour la maintenir dans son couvent, et mкme l'y faire jouir d'une pension que lui avait laissйe le cardinal auquel ses parents l'avaient vendue.

Il fut la voir. Elle йtait belle; elle aimait; elle йtait pйnitente; elle lui devait tout ce qu'elle allait кtre. Que de titres pour toucher un coeur comme le sien! Il vint plein de tous les sentiments qui peuvent porter au bien les coeurs sensibles; il les lui prodiguait; il l'en accablait; il n'y manquait que celui qui pouvait la rendre heureuse, et qui ne dйpendait pas de lui. Jamais elle n'en avait tant espйrй; elle йtait transportйe; elle se sentait dйjа dans l'йtat auquel on remonte si rarement. Elle disait: "Je suis honnкte; un homme vertueux s'intйresse а moi: amour, je ne regrette plus les pleurs, les soupirs, que tu me coыtes, tu m'as dйjа payйe de tout. Tu fis ma force, et tu fais ma rйcompense; en me faisant aimer mes devoirs, tu deviens le premier de tous. Quel bonheur n'йtait rйservй qu'а moi seule! C'est l'amour qui m'йlиve et m'honore! c'est lui qui m'arrache au crime, а l'opprobre; il ne peut plus sortir de mon coeur qu'avec la vertu. O Edouard! quand je redeviendrai mйprisable, j'aurai cessй de t'aimer."

Cette retraite fit du bruit. Les вmes basses, qui jugent des autres par elles-mкmes, ne purent imaginer qu'Edouard n'eыt mis а cette affaire que l'intйrкt de l'honnкtetй. Laure йtait trop aimable pour que les soins qu'un homme prenait d'elle ne fussent pas toujours suspects. La marquise, qui avait ses espions, fut instruite de tout la premiиre, et ses emportements qu'elle ne put contenir achevиrent de divulguer son intrigue. Le bruit en parvint au marquis jusqu'а Vienne; et l'hiver suivant il vint а Rome chercher un coup d'йpйe pour rйtablir son honneur, qui n'y gagna rien.

Ainsi commencиrent ces doubles liaisons qui, dans un pays comme l'Italie, exposиrent Edouard а mille pйrils de toute espиce; tantфt de la part d'un militaire outragй; tantфt de la part d'une femme jalouse et vindicative; tantфt de la part de ceux qui s'йtaient attachйs а Laure, et que sa perte mit en fureur. Liaisons bizarres s'il en fut jamais, qui, l'environnant de pйrils sans utilitй, le partageaient entre deux maоtresses passionnйes sans en pouvoir possйder aucune; refusй de la courtisane qu'il n'aimait pas, refusant l'honnкte femme qu'il adorait; toujours vertueux, il est vrai, mais toujours croyant servir la sagesse en n'йcoutant que ses passions.

Il n'est pas aisй de dire quelle espиce de sympathie pouvait unir deux caractиres si opposйs que ceux d'Edouard et de la marquise; mais, malgrй la diffйrence de leurs principes, ils ne purent jamais se dйtacher parfaitement l'un de l'autre. On peut juger du dйsespoir de cette femme emportйe quand elle crut s'кtre donnй une rivale, et quelle rivale! par son imprudente gйnйrositй. Les reproches, les dйdains, les outrages, les menaces, les tendres caresses, tout fut employй tour а tour pour dйtacher Edouard de cet indigne commerce, oщ jamais elle ne put croire que son coeur n'eыt point de part. Il demeure ferme; il l'avait promis. Laure avait bornй son espйrance et son bonheur а le voir quelquefois. Sa vertu naissante avait besoin d'appui; elle tenait а celui qui l'avait fait naоtre; c'йtait а lui de la soutenir. Voilа ce qu'il disait а la marquise; а lui-mкme, et peut-кtre ne se disait-il pas tout. Oщ est l'homme assez sйvиre pour fuir les regards d'un objet charmant qui ne lui demande que de se laisser aimer? Oщ est celui dont les larmes de deux beaux yeux n'enflent pas un peu le coeur honnкte? Oщ est l'homme bienfaisant dont l'utile amour-propre n'aime pas а jouir du fruit de ses soins? Il avait rendu Laure trop estimable pour ne faire que l'estimer.

La marquise, n'ayant pu obtenir qu'il cessвt de voir cette infortunйe, devint furieuse. Sans avoir le courage de rompre avec lui, elle le prit dans une espиce d'horreur. Elle frйmissait en voyant entrer son carrosse; le bruit de ses pas, en montant l'escalier, la faisait palpiter d'effroi. Elle йtait prкte а se trouver mal а sa vue. Elle avait le coeur serrй tant qu'il restait auprиs d'elle; quand il partait, elle l'accablait d'imprйcations; sitфt qu'elle ne le voyait plus, elle pleurait de rage; elle ne parlait que de vengeance; son dйpit sanguinaire ne lui dictait que des projets dignes d'elle. Elle fit plusieurs fois attaquer Edouard sortant du couvent de Laure. Elle lui tendit des piиges а elle-mкme pour l'en faire sortir et l'enlever. Tout cela ne put le guйrir. Il retournait le lendemain chez elle qui l'avait voulu faire assassiner la veille; et toujours avec son chimйrique projet de la rendre а la raison, il exposait la sienne, et nourrissait sa faiblesse du zиle de sa vertu.

Au bout de quelques mois, le marquis, mal guйri de sa blessure, mourut en Allemagne, peut-кtre de douleur de la mauvaise conduite de sa femme. Cet йvйnement, qui devait rapprocher Edouard de la marquise, ne servit qu'а l'en йloigner encore plus. Il lui trouva tant d'empressement а mettre а profit sa libertй recouvrйe, qu'il frйmit de s'en prйvaloir. Le seul doute si la blessure du marquis n'avait point contribuй а sa mort effraya son coeur et fit taire ses dйsirs. Il se disait: "Les droits d'un йpoux meurent avec lui pour tout autre; mais pour son meurtrier ils lui survivent et deviennent inviolables. Quand l'humanitй, la vertu, les lois, ne prescriraient rien sur ce point, la raison seule ne nous dit-elle pas que les plaisirs attachйs а la reproduction des hommes ne doivent point кtre le prix de leur sang; sans quoi les moyens destinйs а nous donner la vie seraient des sources de mort, et le genre humain pйrirait par les soins qui doivent le conserver."

Il passa plusieurs annйes ainsi partagй entre deux maоtresses; flottant sans cesse de l'une а l'autre; souvent voulant renoncer а toutes deux et n'en pouvant quitter aucune; repoussй par cent raisons, rappelй par mille sentiments, et chaque jour plus serrй dans ses liens par ses vains efforts pour les rompre; cйdant tantфt au penchant et tantфt au devoir; allant de Londres а Rome et de Rome а Londres, sans pouvoir se fixer nulle part; toujours ardent, vif, passionnй, jamais faible ni coupable, et fort de son вme grande et belle quand il pensait ne l'кtre que de sa raison; enfin tous les jours mйditant des folies, et tous les jours revenant а lui, prкt а briser ses indignes fers. C'est dans ses premiers moments de dйgoыt qu'il faillit s'attacher а Julie; et il paraоt sыr qu'il l'eыt fait s'il n'eыt pas trouvй la place prise.

Cependant la marquise perdait toujours du terrain par ses vices; Laure en gagnait par ses vertus. Au surplus, la constance йtait йgale des deux cфtйs; mais le mйrite n'йtait pas le mкme; et la marquise, avilie, dйgradйe par tant de crimes, finit par donner а son amour sans espoir les supplйments que n'avait pu supporter celui de Laure. A chaque voyage, Bomston trouvait а celle-ci de nouvelles perfections. Elle avait appris l'anglais, elle savait par coeur tout ce qu'il lui avait conseillй de lire; elle s'instruisait dans toutes les connaissances qu'il paraissait aimer; elle cherchait а mouler son вme sur la sienne, et ce qu'il y restait de son fonds ne la dйparait pas. Elle йtait encore dans l'вge oщ la beautй croоt avec les annйes. La marquise йtait dans celui oщ elle ne fait plus que dйcliner; et quoiqu'elle eыt ce ton du sentiment qui plaоt et qui touche, qu'elle parlвt d'humanitй, de fidйlitй, de vertus, avec grвce, tout cela devenait ridicule par sa conduite, et sa rйputation dйmentait tous ces beaux discours. Edouard la connaissait trop pour en espйrer plus rien. Il s'en dйtachait insensiblement sans pouvoir s'en dйtacher tout а fait; il s'approchait toujours de l'indiffйrence sans y pouvoir jamais arriver. Son coeur le rappelait sans cesse chez la marquise; ses pieds l'y portaient sans qu'il y songeвt. Un homme sensible n'oublie jamais, quoi qu'il fasse, l'intimitй dans laquelle ils avaient vйcu. A force d'intrigues, de ruses, de noirceurs, elle parvint enfin а s'en faire mйpriser; mais il la mйprisa sans cesser de la plaindre, sans pouvoir jamais oublier ce qu'elle avait fait pour lui ni ce qu'il avait senti pour elle.

Ainsi dominй par ses habitudes encore plus que par ses penchants, Edouard ne pouvait rompre les attachements qui l'attiraient а Rome. Les douceurs d'un mйnage heureux lui firent dйsirer d'en йtablir un semblable avant de vieillir. Quelquefois il se taxait d'injustice, d'ingratitude mкme envers la marquise, et n'imputait qu'а sa passion les vices de son caractиre. Quelquefois il oubliait le premier йtat de Laure, et son coeur franchissait sans y songer la barriиre qui le sйparait d'elle. Toujours cherchant dans sa raison des excuses а son penchant, il se fit de son dernier voyage un motif pour йprouver son ami, sans songer qu'il s'exposait lui-mкme а une йpreuve dans laquelle il aurait succombй sans lui.

Le succиs de cette entreprise et le dйnoыment des scиnes qui s'y rapportent sont dйtaillйs dans la XIIe lettre de la Ve partie, et dans la IIIe de la VIe de maniиre а n'avoir plus rien d'obscur а la suite de l'abrйgй prйcйdent. Edouard, aimй de deux maоtresses sans en possйder aucune, paraоt d'abord dans une situation risible; mais sa vertu lui donnait en lui-mкme une jouissance plus douce que celle de la beautй, et qui ne s'йpuise pas comme elle. Plus heureux des plaisirs qu'il se refusait que le voluptueux n'est de ceux qu'il goыte, il aima plus longtemps, fut moins subjuguй, resta libre, et jouit mieux de la vie que ceux qui l'usent. Aveugles que nous sommes, nous la passons tous а courir aprиs nos chimиres. Eh! ne saurons-nous jamais que de toutes les folies des hommes il n'y a que celles du juste qui le rendent heureux?

 


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Julie ou La nouvelle Hйloпse

 

lettres de deux amants habitants d'une petite ville au pied des Alpes, recueillies et publiйes par Jean-Jacques Rousseau

 

[texte йtabli par Renй Pomeau]

 

 

 

Prйface

Il faut des spectacles dans les grandes villes, et des romans aux peuples corrompus. J'ai vu les moeurs de mon temps, et j'ai publiй ces lettres. Que n'ai-je vйcu dans un siиcle oщ je dusse les jeter au feu!

Quoique je ne porte ici que le titre d'йditeur, j'ai travaillй moi-mкme а ce livre, et je ne m'en cache pas. Ai-je fait le tout, et la correspondance entiиre est-elle une fiction? Gens du monde, que vous importe? C'est sыrement une fiction pour vous.

Tout honnкte homme doit avouer les livres qu'il publie. Je me nomme donc а la tкte de ce recueil, non pour me l'approprier, mais pour en rйpondre. S'il y a du mal, qu'on me l'impute; s'il y a du bien, je n'entends point m'en faire honneur. Si le livre est mauvais, j'en suis plus obligй de le reconnaоtre: je ne veux pas passer pour meilleur que je ne suis.

Quant а la vйritй des faits, je dйclare qu'ayant йtй plusieurs fois dans le pays des deux amants, je n'y ai jamais ouп parler du baron d'Etange, ni de sa fille, ni de M. d'Orbe, ni de milord Edouard Bomston, ni de M. de Wolmar. J'avertis encore que la topographie est grossiиrement altйrйe en plusieurs endroits, soit pour mieux donner le change au lecteur, soit qu'en effet l'auteur n'en sыt pas davantage. Voilа tout ce que je puis dire. Que chacun pense comme il lui plaira.

Ce livre n'est point fait pour circuler dans le monde, et convient а trиs peu de lecteurs. Le style rebutera les gens de goыt; la matiиre alarmera les gens sйvиres; tous les sentiments seront hors de la nature pour ceux qui ne croient pas а la vertu. Il doit dйplaire aux dйvots, aux libertins, aux philosophes; il doit choquer les femmes galantes, et scandaliser les honnкtes femmes. A qui plaira-t-il donc? Peut-кtre а moi seul; mais а coup sыr il ne plaira mйdiocrement а personne.

Quiconque veut se rйsoudre а lire ces lettres doit s'armer de patience sur les fautes de langue, sur le style emphatique et plat, sur les pensйes communes rendues en termes ampoulйs; il doit se dire d'avance que ceux qui les йcrivent ne sont pas des Franзais, des beaux-esprits, des acadйmiciens, des philosophes; mais des provinciaux, des йtrangers, des solitaires, de jeunes gens, presque des enfants, qui, dans leurs imaginations romanesques, prennent pour de la philosophie les honnкtes dйlires de leur cerveau.

Pourquoi craindrais-je de dire ce que je pense? Ce recueil avec son gothique ton convient mieux aux femmes que les livres de philosophie. Il peut mкme кtre utile а celles qui, dans une vie dйrйglйe, ont conservй quelque amour pour l'honnкtetй. Quant aux filles, c'est autre chose. Jamais fille chaste n'a lu de romans, et j'ai mis а celui-ci un titre assez dйcidй pour qu'en l'ouvrant on sыt а quoi s'en tenir. Celle qui, malgrй ce titre, en osera lire une seule page est une fille perdue; mais qu'elle n'impute point sa perte а ce livre, le mal йtait fait d'avance. Puisqu'elle a commencй, qu'elle achиve de lire: elle n'a plus rien а risquer.

Qu'un homme austиre, en parcourant ce recueil, se rebute aux premiиres parties, jette le livre avec colиre, et s'indigne contre l'йditeur, je ne me plaindrai point son injustice; а sa place, j'en aurais pu faire autant. Que si, aprиs l'avoir lu tout entier, quelqu'un m'osait blвmer de l'avoir publiй, qu'il le dise, s'il veut, а toute la terre; mais qu'il ne vienne pas me le dire; je sens que je ne pourrais de ma vie estimer cet homme-lа.

Lettres de deux amants habitants d'une petite ville au pied des Alpes

 

Premiиre partie

 

Lettre I а Julie

Il faut vous fuir, mademoiselle, je le sens bien: j'aurais dы beaucoup moins attendre; ou plutфt il fallait ne vous voir jamais. Mais que faire aujourd'hui? Comment m'y prendre? Vous m'avez promis de l'amitiй; voyez mes perplexitйs, et conseillez-moi.

Vous savez que je ne suis entrй dans votre maison que sur l'invitation de madame votre mиre. Sachant que j'avais cultivй quelques talents agrйables, elle a cru qu'ils ne seraient pas inutiles, dans un lieu dйpourvu de maоtres, а l'йducation d'une fille qu'elle adore. Fier, а mon tour, d'orner de quelques fleurs un si beau naturel, j'osai me charger de ce dangereux soin, sans en prйvoir le pйril, ou du moins sans le redouter. Je ne vous dirai point que je commence а payer le prix de ma tйmйritй: j'espиre que je ne m'oublierai jamais jusqu'а vous tenir des discours qu'il ne vous convient pas d'entendre, et manquer au respect que je dois а vos moeurs encore plus qu'а votre naissance et а vos charmes. Si je souffre, j'ai du moins la consolation de souffrir seul, et je ne voudrais pas d'un bonheur qui pыt coыter au vфtre.

Cependant je vous vois tous les jours, et je m'aperзois que, sans y songer, vous aggravez innocemment des maux que vous ne pouvez plaindre, et que vous devez ignorer. Je sais, il est vrai, le parti que dicte en pareil cas la prudence au dйfaut de l'espoir; et je me serais efforcй de le prendre, si je pouvais accorder en cette occasion la prudence avec l'honnкtetй; mais comment me retirer dйcemment d'une maison dont la maоtresse elle-mкme m'a offert l'entrйe, oщ elle m'accable de bontйs, oщ elle me croit de quelque utilitй а ce qu'elle a de plus cher au monde? Comment frustrer cette tendre mиre du plaisir de surprendre un jour son йpoux par vos progrиs dans des йtudes qu'elle lui cache а ce dessein? Faut-il quitter impoliment sans lui rien dire? Faut-il lui dйclarer le sujet de ma retraite, et cet aveu mкme ne l'offensera-t-il pas de la part d'un homme dont la naissance et la fortune ne peuvent lui permettre d'aspirer а vous?

Je ne vois, mademoiselle, qu'un moyen de sortir de l'embarras oщ je suis; c'est que la main qui m'y plonge m'en retire; que ma peine, ainsi que ma faute, me vienne de vous; et qu'au moins par pitiй pour moi vous daigniez m'interdire votre prйsence. Montrez ma lettre а vos parents, faites-moi refuser votre porte, chassez-moi comme il vous plaira; je puis tout endurer de vous, je ne puis vous fuir de moi-mкme.

Vous, me chasser! moi, vous fuir! et pourquoi? Pourquoi donc est-ce un crime d'кtre sensible au mйrite, et d'aimer ce qu'il faut qu'on honore? Non, belle Julie; vos attraits avaient йbloui mes yeux, jamais ils n'eussent йgarй mon coeur sans l'attrait plus puissant qui les anime. C'est cette union touchante d'une sensibilitй si vive et d'une inaltйrable douceur; c'est cette pitiй si tendre а tous les maux d'autrui; c'est cet esprit juste et ce goыt exquis qui tirent leur puretй de celle de l'вme; ce sont, en un mot, les charmes des sentiments, bien plus que ceux de la personne, que j'adore en vous. Je consens qu'on vous puisse imaginer plus belle encore; mais plus aimable et plus digne du coeur d'un honnкte homme, non, Julie, il n'est pas possible.

J'ose me flatter quelquefois que le ciel a mis une conformitй secrиte entre nos affections, ainsi qu'entre nos goыts et nos вges. Si jeunes encore, rien n'altиre en nous les penchants de la nature, et toutes nos inclinations semblent se rapporter. Avant que d'avoir pris les uniformes prйjugйs du monde, nous avons des maniиres uniformes de sentir et de voir; et pourquoi n'oserais-je imaginer dans nos coeurs ce mкme concert que j'aperзois dans nos jugements? Quelquefois nos yeux se rencontrent; quelques soupirs nous йchappent en mкme temps; quelques larmes furtives... ф Julie! si cet accord venait de plus loin... si le ciel nous avait destinйs... toute la force humaine... Ah! pardon! je m'йgare: j'ose prendre mes voeux pour de l'espoir; l'ardeur de mes dйsirs prкte а leur objet la possibilitй qui lui manque.

Je vois avec effroi quel tourment mon coeur se prйpare. Je ne cherche point а flatter mon mal; je voudrais le haпr, s'il йtait possible. Jugez si mes sentiments sont purs par la sorte de grвce que je viens vous demander. Tarissez, s'il se peut, la source du poison qui me nourrit et me tue. Je ne veux que guйrir ou mourir, et j'implore vos rigueurs comme un amant implorerait vos bontйs.

Oui, je promets, je jure de faire de mon cфtй tous mes efforts pour recouvrer ma raison, ou concentrer au fond de mon вme le trouble que j'y sens naоtre: mais, par pitiй, dйtournez de moi ces yeux si doux qui me donnent la mort; dйrobez aux miens vos traits, votre air, vos bras, vos mains, vos blonds cheveux, vos gestes; trompez l'avide imprudence de mes regards; retenez cette voix touchante qu'on n'entend point sans йmotion; soyez hйlas! une autre que vous-mкme, pour que mon coeur puisse revenir а lui.

Vous le dirai-je sans dйtour? Dans ces jeux que l'oisivetй de la soirйe engendre, vous vous livrez devant tout le monde а des familiaritйs cruelles; vous n'avez pas plus de rйserve avec moi qu'avec un autre. Hier mкme, il s'en fallut peu que, par pйnitence, vous ne me laissassiez prendre un baiser: vous rйsistвtes faiblement. Heureusement que je n'eus garde de m'obstiner. Je sentis а mon trouble croissante que j'allais me perdre, et je m'arrкtai. Ah! si du moins je l'eusse pu savourer а mon grй, ce baiser eыt йtй mon dernier soupir, et je serais mort le plus heureux des hommes.

De grвce, quittons ces jeux qui peuvent avoir des suites funestes. Non, il n'y en a pas un qui n'ait son danger, jusqu'au pus puйril de tous. Je tremble toujours d'y rencontrer votre main, et je ne sais comment il arrive que je la rencontre toujours. A peine se pose-t-elle sur la mienne qu'un tressaillement me saisit; le jeu me donne la fiиvre ou plutфt le dйlire: je ne vois, je ne sens pus rien; et, dans ce moment d'aliйnation, que dire, que faire, oщ me cacher, comment rйpondre de moi?

Durant nos lectures, c'est un autre inconvйnient. Si je vous vois un instant sans votre mиre ou sans votre cousine, vous changez tout а coup de maintien; vous prenez un air si sйrieux, si froid, si glacй, que le respect et la crainte de vous dйplaire m'фtent la prйsence d'esprit et le jugement, et j'ai peine а bйgayer en tremblant quelques mots d'une leзon que toute votre sagacitй vous fait suivre а peine. Ainsi, l'inйgalitй que vous affectez tourne а la fois au prйjudice de tous deux; vous me dйsolez et ne vous instruisez point, sans que je puisse concevoir quel motif fait ainsi changer d'humeur une personne si raisonnable. J'ose vous le demander, comment pouvez-vous кtre si folвtre en public, et si grave dans le tкte-а-tкte? Je pensais que ce devait кtre tout le contraire, et qu'il fallait composer son maintien а proportion du nombre des spectateurs. Au lieu de cela, je vous vois, toujours avec une йgale perplexitй de ma part, le ton de cйrйmonie en particulier, et le ton familier devant tout le monde: daignez кtre plus йgale, peut-кtre serai-je moins tourmentй.

Si la commisйration naturelle aux вmes bien nйes peut vous attendrir sur les peines d'un infortunй auquel vous avez tйmoignй quelque estime, de lйgers changements dans votre conduite rendront sa situation moins violente, et lui feront supporter plus paisiblement et son silence et ses maux. Si sa retenue et son йtat ne vous touchent pas, et que vous vouliez user du droit de le perdre, vous le pouvez sans qu'il murmure: il aime mieux encore pйrir par votre ordre que par un transport indiscret qui le rendоt coupable а vos yeux. Enfin, quoi que vous ordonniez de mon sort, au moins n'aurai-je point а me reprocher d'avoir pu former un espoir tйmйraire; et si vous avez lu cette lettre, vous avez fait tout ce que j'oserais vous demander, quand mкme je n'aurais point de refus а craindre.

 

Lettre II а Julie

Que je me suis abusй, mademoiselle, dans ma premiиre lettre! Au lieu de soulager mes maux, je n'ai fait que les augmenter en m'exposant а votre disgrвce, et je sens que le pire de tous est de vous dйplaire. Votre silence, votre air froid et rйservй, ne m'annoncent que trop mon malheur. Si vous avez exaucй ma priиre en partie, ce n'est que pour mieux m'en punir.

E poi ch'amor di me vi fece accorta,

Fur i biondi capelli allor velati,

E l'amoroso sguardo in se raccolto.

Vous retranchez en public l'innocente familiaritй dont j'eus la folie de me plaindre; mais vous n'en кtes que plus sйvиre dans le particulier; et votre ingйnieuse rigueur s'exerce йgalement par votre complaisance et par vos refus.

Que ne pouvez-vous connaоtre combien cette froideur m'est cruelle! vous me trouveriez trop puni. Avec quelle ardeur ne voudrais-je pas revenir sur le passй, et faire que vous n'eussiez point vu cette fatale lettre! Non, dans la crainte de vous offenser encore, je n'йcrirais point celle-ci, si je n'eusse йcrit la premiиre, et je ne veux pas redoubler ma faute, mais la rйparer. Faut-il, pour vous apaiser, dire que je m'abusais moi-mкme? faut-il protester que ce n'йtait pas de l'amour que j'avais pour vous?... Moi, je prononcerais cet odieux parjure! Le vil mensonge est-il digne d'un coeur oщ vous rйgnez? Ah! que je sois malheureux, s'il faut l'кtre; pour avoir йtй tйmйraire, je ne serai ni menteur ni lвche, et le crime que mon coeur a commis, ma plume ne peut le dйsavouer.

Je sens d'avance le poids de votre indignation, et j'en attends les derniers effets comme un grвce que vous me devez au dйfaut de toute autre; car le feu qui me consume mйrite d'кtre puni, mais non mйprisй. Par pitiй, ne m'abandonnez pas а moi-mкme; daignez au moins disposer de mon sort; dites quelle est votre volontй. Quoi que vous puissiez me prescrire, je ne saurai qu'obйir. M'imposez-vous un silence йternel? je saurai me contraindre а le garder. Me bannissez-vous de votre prйsence? je jure que vous ne me verrez plus. M'ordonnez-vous de mourir? ah! ce ne sera pas le plus difficile. Il n'y a point d'ordre auquel je ne souscrive, hors celui de ne vous plus aimer: encore obйirais-je en cela mкme, s'il m'йtait possible.

Cent fois le jour je suis tentй de me jeter а vos pieds, de les arroser de mes pleurs, d'y obtenir la mort ou mon pardon. Toujours un effroi mortel glace mon courage; mes genoux tremblent et n'osent flйchir; la parole expire sur mes lиvres, et mon вme ne trouve aucune assurance contre la frayeur de vous irriter.

Est-il au monde un йtat plus affreux que le mien? Mon coeur sent trop combien il est coupable, et ne saurait cesser de l'кtre; le crime et le remords l'agitent de concert; et sans savoir quel sera mon destin, je flotte dans un doute insupportable, entre l'espoir de la clйmence et la crainte du chвtiment.

Mais non, je n'espиre rien, je n'ai droit de rien espйrer. La seule grвce que j'attends de vous est de hвter mon supplice. Contentez une juste vengeance. Est-ce кtre assez malheureux que de me voir rйduit а la solliciter moi-mкme? Punissez-moi, vous le devez; mais si vous n'кtes impitoyable, quittez cet air froid et mйcontent qui me met au dйsespoir: quand on envoie un coupable а la mort, on ne lui montre plus de colиre.

 

Lettre III а Julie

Ne vous impatientez pas, mademoiselle; voici la derniиre importunitй que vous recevrez de moi.

Quand je commenзai de vous aimer, que j'йtais loin de voir tous les maux que je m'apprкtais! Je ne sentis d'abord que celui d'un amour sans espoir, que la raison peut vaincre а force de temps; j'en connus ensuite un plus grand dans la douleur de vous dйplaire; et maintenant j'йprouve le plus cruel de tous dans le sentiment de vos propres peines. O Julie! je le vois avec amertume, mes plaintes troublent votre repos. Vous gardez un silence invincible, mais tout dйcиle а mon coeur attentif vos agitations secrиtes. Vos yeux deviennent sombres, rкveurs, fixйs en terre; quelques regards йgarйs s'йchappent sur moi; vos vives couleurs se fanent; une pвleur йtrangиre couvre vos joues; la gaietй vous abandonne; une tristesse mortelle vous accable; et il n'y a que l'inaltйrable douceur de votre вme qui vous prйserve d'un peu d'humeur.

Soit sensibilitй, soit dйdain, soit pitiй pour mes souffrances, vous en кtes affectйe, je le vois; je crains de contribuer aux vфtres, et cette crainte m'afflige beaucoup plus que l'espoir qui devrait en naоtre ne peut me flatter; car ou je me trompe moi-mкme, ou votre bonheur m'est plus cher que le mien.

Cependant, en revenant а mon tour sur moi, je commence а connaоtre combien j'avais mal jugй de mon propre coeur, et je vois trop tard que ce que j'avais d'abord pris pour un dйlire passager fera le destin de ma vie. C'est le progrиs de votre tristesse qui m'a fait sentir celui de mon mal. Jamais, non, jamais le feu de vos yeux, l'йclat de votre teint, les charmes de votre esprit, toutes les grвces de votre ancienne gaietй, n'eussent produit un effet semblable а celui de votre abattement. N'en doutez pas, divine Julie, si vous pouviez voir quel embrasement ces huit jours de langueur ont allumй dans mon вme, vous gйmiriez vous-mкme des maux que vous me causez. Ils sont dйsormais sans remиde, et je sens avec dйsespoir que le feu qui me consume ne s'йteindra qu'au tombeau.

N'importe; qui ne peut se rendre heureux peut au moins mйriter de l'кtre, et je saurai vous forcer d'estimer un homme а qui vous n'avez pas daignй faire la moindre rйponse. Je suis jeune et peux mйriter un jour la considйration dont je ne suis pas maintenant digne. En attendant, il faut vous rendre le repos que j'ai perdu pour toujours, et que je vous фte ici malgrй moi. Il est juste que je porte seul la peine du crime dont je suis seul coupable. Adieu, trop belle Julie; vivez tranquille, et reprenez votre enjouement; dиs demain vous ne me verrez plus. Mais soyez sыre que l'amour ardent et pur dont j'ai brыlй pour vous ne s'йteindra de ma vie, que mon coeur, plein d'un si digne objet, ne saurait plus s'avilir, qu'il partagera dйsormais ses uniques hommages entre vous et la vertu, et qu'on ne verra jamais profaner par d'autres feux l'autel oщ Julie fut adorйe.

I. Billet de Julie

N'emportez pas l'opinion d'avoir rendu votre йloignement nйcessaire. Un coeur vertueux saurait se vaincre ou se taire, et deviendrait peut-кtre а craindre. Mais vous... vous pouvez rester.

Rйponse

Je me suis tu longtemps; votre froideur m'a fait parler а la fin. Si l'on peut se vaincre pour la vertu, l'on ne supporte point le mйpris de ce qu'on aime. Il faut partir.

II. Billet de Julie

Non, monsieur, aprиs ce que vous avez paru sentir, aprиs ce que vous m'avez osй dire, un homme tel que vous avez feint d'кtre ne part point; il fait plus.

Rйponse

Je n'ai rien feint qu'une passion modйrйe dans un coeur au dйsespoir. Demain vous serez contente, et, quoi que vous en puissiez dire, j'aurai moins fait que de partir.

III. Billet de Julie

Insensй! si mes jours te sont chers, crains d'attenter aux tiens. Je suis obsйdйe, et ne puis ni vous parler ni vous йcrire jusqu'а demain. Attendez.

 

Lettre IV de Julie

Il faut donc l'avouer enfin, ce fatal secret trop mal dйguisй! Combien de fois j'ai jurй qu'il ne sortirait de mon coeur qu'avec la vie! La tienne en danger me l'arrache; il m'йchappe, et l'honneur est perdu. Hйlas! j'ai trop tenu parole; est-il une mort plus cruelle que de survivre а l'honneur?

Que dire? comment rompre un si pйnible silence? ou plutфt n'ai-je pas dйjа tout dit, et ne m'as-tu pas trop entendue? Ah! tu en as trop vu pour ne pas deviner le reste! Entraоnйe par degrйs dans les piиges d'un vil sйducteur, je vois, sans pouvoir m'arrкter, l'horrible prйcipice oщ je cours. Homme artificieux! c'est bien plus mon amour que le tien qui fait ton audace. Tu vois l'йgarement de mon coeur, tu t'en prйvaux pour me perdre; et quand tu me rends mйprisable, le pire de mes maux est d'кtre forcйe а te mйpriser. Ah! malheureux, je t'estimais, et tu me dйshonores! crois-moi, si ton coeur йtait fait pour jouir en paix de ce triomphe, il ne l'eыt jamais obtenu.

Tu le sais, tes remords en augmenteront; je n'avais point dans l'вme des inclinations vicieuses. La modestie et l'honnкtetй m'йtaient chиres; j'aimais а les nourrir dans une vie simple et laborieuse. Que m'ont servi des soins que le ciel a rejetйs! Dиs le premier jour que j'eus le malheur de te voir, je sentis le poison qui corrompt mes sens et ma raison; je le sentis du premier instant, et tes yeux, tes sentiments, tes discours, ta plume criminelle, le rendent chaque jour plus mortel.

Je n'ai rien nйgligй pour arrкter le progrиs de cette passion funeste. Dans l'impuissance de rйsister, j'ai voulu me garantir d'кtre attaquйe; tes poursuites ont trompй ma vaine prudence. Cent fois j'ai voulu me jeter aux pieds des auteurs de mes jours, cent fois j'ai voulu leur ouvrir mon coeur coupable; ils ne peuvent connaоtre ce qui s'y passe; ils voudront appliquer des remиdes ordinaires а un mal dйsespйrй: ma mиre est faible et sans autoritй; je connais l'inflexible sйvйritй de mon pиre, et je ne ferai que perdre et dйshonorer moi, ma famille, et toi-mкme. Mon amie est absente, mon frиre n'est plus; je ne trouve aucun protecteur au monde contre l'ennemi qui me poursuit; j'implore en vain le ciel, le ciel est sourd aux priиres des faibles. Tout fomente l'ardeur qui me dйvore; tout m'abandonne а moi-mкme, ou plutфt tout me livre а toi; la nature entiиre semble кtre ta complice; tous mes efforts sont vains, je t'adore en dйpit de moi-mкme. Comment mon coeur, qui n'a pu rйsister dans toute sa force, cйderait-il maintenant а demi? comment ce coeur, qui ne sait rien dissimuler, te cacherait-il le reste de sa faiblesse? Ah! le premier pas, qui coыte le plus; йtait celui qu'il ne fallait pas faire; comment m'arrкterais-je aux autres? Non; de ce premier pas je me sens entraоner dans l'abоme, et tu peux me rendre aussi malheureuse qu'il te plaira.

Tel est l'йtat affreux oщ je me vois, que je ne puis plus avoir recours qu'а celui qui m'y a rйduite, et que, pour me garantir de ma perte, tu dois кtre mon unique dйfenseur contre toi. Je pouvais, je le sais, diffйrer cet aveu de mon dйsespoir; je pouvais quelque temps dйguiser ma honte, et cйder par degrйs pour m'en imposer а moi-mкme. Vaine adresse qui pouvait flatter mon amour-propre, et non pas sauver ma vertu! Va, je vois trop, je sens trop oщ mиne la premiиre faute, et je ne cherchais pas а prйparer ma ruine, mais а l'йviter.

Toutefois, si tu n'es pas le dernier des hommes, si quelque йtincelle de vertu brilla dans ton вme, s'il y reste encore quelque trace des sentiments d'honneur dont tu m'as paru pйnйtrй, puis-je te croire assez vil pour abuser de l'aveu fatal que mon dйlire m'arrache? Non, je te connais bien; tu soutiendras ma faiblesse, tu deviendras ma sauvegarde, tu protйgeras ma personne contre mon propre coeur. Tes vertus sont le dernier refuge de mon innocence; mon honneur s'ose confier au tien, tu ne peux conserver l'un sans l'autre; вme gйnйreuse, ah! conserve-les tous deux; et, du moins pour l'amour de toi-mкme, daigne prendre pitiй de moi.

O Dieu! suis-je assez humiliйe! Je t'йcris а genoux, je baigne mon papier de mes pleurs; j'йlиve а toi mes timides supplications. Et ne pense pas cependant que j'ignore que c'йtait а moi d'en recevoir, et que, pour me faire obйir, je n'avais qu'а me rendre avec art mйprisable. Ami, prends ce vain empire, et laisse-moi l'honnкtetй: j'aime mieux кtre ton esclave, et vivre innocente, que d'acheter ta dйpendance au prix de mon dйshonneur. Si tu daignes m'йcouter, que d'amour, que de respects ne dois-tu pas attendre de celle qui te devra son retour а la vie! Quels charmes dans la douce union de deux вmes pures! Tes dйsirs vaincus seront la source de ton bonheur, et les plaisirs dont tu jouiras seront dignes du ciel mкme.

Je crois, j'espиre qu'un coeur qui m'a paru mйriter tout l'attachement du mien ne dйmentira pas la gйnйrositй que j'attends de lui; j'espиre encore que, s'il йtait assez lвche pour abuser de mon йgarement et des aveux qu'il m'arrache, le mйpris, l'indignation, me rendraient la raison que j'ai perdue, et que je ne serais pas assez lвche moi-mкme pour craindre un amant dont j'aurais а rougir. Tu seras vertueux, ou mйprisй; je serai respectйe, ou guйrie. Voilа l'unique espoir qui me reste avant celui de mourir.

 

Lettre V а Julie

Puissances du ciel! j'avais une вme pour la douleur, donnez-m'en une pour la fйlicitй. Amour, vie de l'вme, viens soutenir la mienne prкte а dйfaillir. Charme inexprimable de la vertu, force invincible de la voix de ce qu'on aime, bonheur, plaisirs, transports, que vos traits sont poignants! qui peut en soutenir l'atteinte? Oh! comment suffire au torrent de dйlices qui vient inonder mon coeur? comment expier les alarmes d'une craintive amante? Julie... non? ma Julie а genoux! ma Julie verser des pleurs!... celle а qui l'univers devrait des hommages, supplier un homme qui l'adore de ne pas l'outrager, de ne pas se dйshonorer lui-mкme! Si je pouvais m'indigner contre toi, je le ferais, pour tes frayeurs qui nous avilissent. Juge mieux, beautй pure et cйleste, de la nature de ton empire. Eh! si j'adore les charmes de ta personne, n'est-ce pas surtout pour l'empreinte de cette вme sans tache qui l'anime, et dont tous tes traits portent la divine enseigne? Tu crains de cйder а mes poursuites? Mais quelles poursuites peut redouter celle qui couvre de respect et d'honnкtetй tous les sentiments qu'elle inspire? Est-il un homme assez vil sur terre pour oser кtre tйmйraire avec toi?

Permets, permets que je savoure le bonheur inattendu d'кtre aimй...aimй de celle... Trфne du monde, combien je te vois au-dessous de moi! Que je la relise mille fois, cette lettre adorable oщ ton amour et tes sentiments sont йcrits en caractиres de feu; oщ malgrй tout l'emportement d'un coeur agitй, je vois avec transport combien, dans une вme honnкte, les passions les plus vives gardent encore le saint caractиre de la vertu! Quel monstre, aprиs avoir lu cette touchante lettre, pourrait abuser de ton йtat, et tйmoigner par l'acte le plus marquй son profond mйpris pour lui-mкme? Non, chиre amante, prends confiance en un ami fidиle qui n'est point fait pour te tromper. Bien que ma raison soit а jamais perdue, bien que le trouble de mes sens s'accroisse а chaque instant, ta personne est dйsormais pour moi le plus charmant, mais le plus sacrй dйpфt dont jamais mortel fut honorй. Ma flamme et son objet conserveront ensemble une inaltйrable puretй. Je frйmirais de porter la main sur tes chastes attraits plus que du plus vil inceste, et tu n'est pas dans une sыretй plus inviolable avec ton pиre qu'avec ton amant. Oh! si jamais cet amant heureux s'oublie un moment devant toi!... L'amant de Julie aurait une вme abjecte! Non, quand je cesserai d'aimer la vertu, je ne t'aimerai plus; а ma premiиre lвchetй, je ne veux plus que tu m'aimes.

Rassure-toi donc, je t'en conjure au nom du tendre et pur amour qui nous unit; c'est а lui de t'кtre garant de ma retenue et de mon respect; c'est а lui de te rйpondre de lui-mкme. Et pourquoi tes craintes iraient-elles plus loin que mes dйsirs? а quel autre bonheur voudrais-je aspirer, si tout mon coeur suffit а peine а celui qu'il goыte? Nous sommes jeunes tous deux, il est vrai; nous aimons pour la premiиre et l'unique fois de la vie, et n'avons nulle expйrience des passions: mais l'honneur qui nous conduit est-il un guide trompeur? a-t-il besoin d'une expйrience suspecte qu'on n'acquiert qu'а force de vices? J'ignore si je m'abuse, mais il me semble que les sentiments droits sont tous au fond de mon coeur. Je ne suis point un vil sйducteur comme tu m'appelles dans ton dйsespoir, mais un homme simple et sensible, qui montre aisйment ce qu'il sent, et ne sent rien dont il doive rougir. Pour dire tout en un seul mot, j'abhorre encore plus le crime que je n'aime Julie. Je ne sais, non, je ne sais pas mкme si l'amour que tu fais naоtre est compatible avec l'oubli de la vertu, et si tout autre qu'une вme honnкte peut sentir assez tous tes charmes. Pour moi, plus j'en suis pйnйtrй, plus mes sentiments s'йlиvent. Quel bien, que je n'aurais pas fait pour lui-mкme, ne ferais-je pas maintenant pour me rendre digne de toi? Ah! daigne te confier aux feux que tu m'inspires, et que tu sais si bien purifier; crois qu'il suffit que je t'adore pour respecter а jamais le prйcieux dйpфt dont tu m'as chargй. Oh! quel coeur je vais possйder! Vrai bonheur, gloire de ce qu'on aime, triomphe d'un amour qui s'honore, combien tu vaux mieux que tous ses plaisirs!

 

Lettre VI de Julie а Claire

Veux-tu, ma cousine, passer ta vie а pleurer cette pauvre Chaillot, et faut-il que les morts te fassent oublier les vivants? Tes regrets sont justes; et je les partage; mais doivent-ils кtre йternels? Depuis la perte de ta mиre, elle t'avait йlevйe avec le plus grand soin: elle йtait plutфt ton amie ta gouvernante; elle t'aimait tendrement, et m'aimait parce que tu m'aimes; elle ne nous inspira jamais que des principes de sagesse et d'honneur. Je sais tout cela, ma chиre, et j'en conviens avec plaisir. Mais conviens aussi que la bonne femme йtait peu prudente avec nous; qu'elle nous faisait sans nйcessitй les confidences les plus indiscrиtes; qu'elle nous entretenait sans cesse des maximes de la galanterie, des aventures de sa jeunesse, du manиge des amants; et que, pour nous garantir des piиges des hommes, si elle ne nous apprenait pas а leur en tendre, elle nous instruisait au moins de mille choses que des jeunes filles se passeraient bien de savoir. Console-toi donc de sa perte comme d'un mal qui n'est pas sans quelque dйdommagement: а l'вge oщ nous sommes, ses leзons commenзaient а devenir dangereuses, et le ciel nous l'a peut-кtre фtйe au moment oщ il n'йtait pas bon qu'elle nous restвt plus longtemps. Souviens-toi de tout ce que tu me disais quand je perdis le meilleur des frиres. La Chaillot t'est-elle plus chиre? As-tu plus de raison de la regretter?

Reviens, ma chиre, elle n'a plus besoin de toi. Hйlas! tandis que tu perds ton temps en regrets superflus, comment ne crains-tu point de t'en attirer d'autres? comment ne crains-tu point, toi qui connais l'йtat de mon coeur, d'abandonner ton amie а des pйrils que ta prйsence aurait prйvenus? Oh! qu'il s'est passй de choses depuis ton dйpart! Tu frйmiras en apprenant quels dangers j'ai courus par mon imprudence. J'espиre en кtre dйlivrйe: mais je me vois, pour ainsi dire, а la discrйtion d'autrui: c'est а toi de me rendre а moi-mкme. Hвte-toi donc de revenir. Je n'ai rien dit tant que tes soins йtaient utiles а ta pauvre Bonne; j'eusse йtй la premiиre а t'exhorter а les lui rendre. Depuis qu'elle n'est plus, c'est а sa famille que tu les dois: nous les remplirons mieux ici de concert que tu ne ferais seule а la campagne, et tu t'acquitteras des devoirs de la reconnaissance sans rien фter а ceux de l'amitiй.

Depuis le dйpart de mon pиre nous avons repris notre ancienne maniиre de vivre, et ma mиre me quitte moins; mais c'est par habitude plus que par dйfiance. Ses sociйtйs lui prennent encore bien des moments qu'elle ne veut pas dйrober а mes petites йtudes, et Babi remplit alors sa place assez nйgligemment. Quoique je trouve а cette bonne mиre beaucoup trop de sйcuritй, je ne puis me rйsoudre а l'en avertir; je voudrais bien pourvoir а ma sыretй sans perdre son estime, et c'est toi seule qui peux concilier tout cela. Reviens, ma Claire, reviens sans tarder. J'ai regret aux leзons que je prends sans toi, et j'ai peur de devenir trop savante. Notre maоtre n'est pas seulement un homme de mйrite; il est vertueux, et n'en est que plus а craindre. Je suis trop contente de lui pour l'кtre de moi: а son вge et au nфtre avec l'homme le plus vertueux, quand il est aimable, il vaut mieux кtre deux filles qu'une.

 

Lettre VII. Rйponse

Je t'entends, et tu me fais trembler. Non que je croie le danger aussi pressant que tu l'imagines. Ta crainte modиre la mienne sur le prйsent, mais l'avenir m'йpouvante, et, si tu ne peux te vaincre, je ne vois plus que des malheurs. Hйlas! combien de fois la pauvre Chaillot m'a t-elle prйdit que le premier soupir de ton coeur ferait le destin de ta vie! Ah! cousine, si jeune encore, faut-il voir dйjа ton sort s'accomplir! Qu'elle va nous manquer, cette femme habile que tu nous crois avantageux de perdre! Il l'eыt йtй peut-кtre de tomber d'abord en de plus sыres mains; mais nous sommes trop instruites en sortant des siennes pour nous laisser gouverner par d'autres, et pas assez pour nous gouverner nous-mкmes: elle seule pouvait nous garantir des dangers auxquels elle nous avait exposйes. Elle nous a beaucoup appris, et nous avons, ce me semble, beaucoup pensй pour notre вge. La vive et tendre amitiй qui nous unit presque dиs le berceau nous a, pour ainsi dire, йclairй le coeur de bonne heure sur toutes les passions: nous connaissons assez bien leurs signes et leurs effets; il n'y a que l'art de les rйprimer qui nous manque. Dieu veuille que ton jeune philosophe connaisse mieux que nous cet art-lа!

Quand je dis nous, tu m'entends; c'est surtout de toi que je parle: car, pour moi, la Bonne m'a toujours dit que mon йtourderie me tiendrait lieu de raison, que je n'aurais jamais l'esprit de savoir aimer, et que j'йtais trop folle pour faire un jour des folies. Ma Julie, prends garde а toi; mieux elle augurait de ta raison, plus elle craignait pour ton coeur. Aie bon courage cependant; tout ce que la sagesse et l'honneur pourront faire, je sais que ton вme le fera; et la mienne fera, n'en doute pas, tout ce que l'amitiй peut faire а son tour. Si nous en savons trop pour notre вge, au moins cette йtude n'a rien coыtй а nos moeurs. Crois, ma chиre, qu'il y a bien des filles plus simples qui sont moins honnкtes que nous nous le sommes parce que nous voulons l'кtre; et, quoi qu'on en puisse dire, c'est le moyen de l'кtre plus sыrement.

Cependant, sur ce que tu me marques, je n'aurai pas un moment de repos que je ne sois auprиs de toi; car, si tu crains le danger, il n'est pas tout а fait chimйrique. Il est vrai que le prйservatif est facile: deux mots а ta mиre, et tout est fini; mais je te comprends, tu ne veux point d'un expйdient qui finit tout: tu veux bien t'фter le pouvoir de succomber, mais non pas l'honneur de combattre. O pauvre cousine!... encore si la moindre lueur... Le baron d'Etange consentir а donner sa fille, son enfant unique, а un petit bourgeois sans fortune! L'espиres-tu?... Qu'espиres-tu donc? que veux-tu?... Pauvre, pauvre cousine!... Ne crains rien toutefois de ma part; ton secret sera gardй par ton amie. Bien des gens trouveraient plus honnкte de le rйvйler: peut-кtre auraient-ils raison. Pour moi, qui ne suis pas une grande raisonneuse, je ne veux point d'une honnкtetй qui trahit l'amitiй, la foi, la confiance; j'imagine que chaque relation, chaque вge a ses maximes, ses devoirs, ses vertus; que ce qui serait prudence а d'autres, а moi serait perfidie, et qu'au lieu de nous rendre sages, on nous rend mйchants en confondant tout cela. Si ton amour est faible, nous le vaincrons; s'il est extrкme, c'est l'exposer а des tragйdies que de l'attaquer par des moyens violents; et il ne convient а l'amitiй de tenter que ceux dont elle peut rйpondre. Mais, en revanche, tu n'as qu'а marcher droit quand tu seras sous ma garde: tu verras, tu verras ce que c'est qu'une duиgne de dix-huit ans.

Je ne suis pas, comme tu sais, loin de toi pour mon plaisir; et le printemps n'est pas si agrйable en campagne que tu penses; on y souffre а la fois le froid et le chaud; on n'a point d'ombre а la promenade, et il faut se chauffer dans la maison. Mon pиre, de son cфtй, ne laisse pas, au milieu de ses bвtiments, de s'apercevoir qu'on a la gazette ici plus tard qu'а la ville. Ainsi tout le monde ne demande pas mieux que d'y retourner, et tu m'embrasseras, j'espиre, dans quatre ou cinq jours. Mais ce qui m'inquiиte est que quatre ou cinq jours font je ne sais combien d'heures, dont plusieurs sont destinйes au philosophe. Au philosophe, entends-tu, cousine? Pense que toutes ces heures-lа ne doivent sonner que pour lui.

Ne va pas ici rougir et baisser les yeux: prendre un air grave, il t'est impossible; cela ne peut aller а tes traits. Tu sais bien que je ne saurais pleurer sans rire, et que je n'en suis pas pour cela moins sensible; je n'en ai pas moins de chagrin d'кtre loin de toi; je n'en regrette pas moins la bonne Chaillot. Je te sais un grй infini de vouloir partager avec moi le soin de sa famille, je ne l'abandonnerai de mes jours; mais tu ne serais plus toi-mкme si tu perdais quelque occasion de faire du bien. Je conviens que la pauvre mie йtait babillarde, assez libre dans ses propos familiers, peu discrиte avec de jeunes filles, et qu'elle aimait а parler de son vieux temps. Aussi ne sont-ce pas tant les qualitйs de son esprit que je regrette, bien qu'elle en eыt d'excellentes parmi de mauvaises; la perte que je pleure en elle, c'est son bon coeur, son parfait attachement, qui lui donnait а la fois pour moi la tendresse d'une mиre et la confiance d'une soeur. Elle me tenait lieu de toute ma famille. A peine ai-je connu ma mиre! mon pиre m'aime autant qu'il peut aimer; nous avons perdu ton aimable frиre, je ne vois presque jamais les miens: me voilа comme une orpheline dйlaissйe. Mon enfant, tu me restes seule; car ta bonne mиre, c'est toi: tu as raison pourtant; tu me restes. Je pleurais! j'йtais donc folle; qu'avais-je а pleurer?

P.-S. - De peur d'accident, j'adresse cette lettre а notre maоtre, afin qu'elle te parvienne plus sыrement.

 

Lettre VIII а Julie

Quels sont, belle Julie, les bizarres caprices de l'amour! Mon coeur a plus qu'il n'espйrait, et n'est pas content! Vous m'aimez, vous me le dites, et je soupire! Ce coeur injuste ose dйsirer encore, quand il n'a plus rien а dйsirer; il me punit de ses fantaisies, et me rend inquiet au sein du bonheur. Ne croyez pas que j'aie oubliй les lois qui me sont imposйes, ni perdu la volontй de les observer; non: mais un secret dйpit m'agite en voyant que ces lois ne coыtent qu'а moi, que vous qui vous prйtendiez si faible кtes si forte а prйsent, et que j'ai si peu de combats а rendre contre moi-mкme, tant je vous trouve attentive а les prйvenir.

Que vous кtes changйe depuis deux mois, sans que rien ait changй que vous! Vos langueurs ont disparu: il n'est plus question de dйgoыt ni d'abattement; toutes les grвces sont venues reprendre leurs postes; tous vos charmes se sont ranimйs; la rose qui vient d'йclore n'est pas plus fraоche que vous; les saillies ont recommencй; vous avez de l'esprit avec tout le monde; vous folвtrez, mкme avec moi, comme auparavant; et, ce qui m'irrite plus que tout le reste; vous me jurez un amour йternel d'un air aussi gai que si vous disiez la chose du monde la plus plaisante.

Dites, dites, volage, est-ce lа le caractиre d'une passion violente rйduite а se combattre elle-mкme? et si vous aviez le moindre dйsir а vaincre, la contrainte n'йtoufferait-elle pas au moins l'enjouement? Oh! que vous йtiez bien plus aimable quand vous йtiez moins belle! que je regrette cette pвleur touchante, prйcieux gage du bonheur d'un amant! et que je hais l'indiscrиte santй que vous avez recouvrйe aux dйpens de mon repos! Oui, j'aimerais mieux vous voir malade encore que cet air content, ces yeux brillants, ce teint fleuri, qui m'outragent. Avez-vous oubliй sitфt que vous n'йtiez pas ainsi quand vous imploriez ma clйmence? Julie, Julie, que cet amour si vif est devenu tranquille en peu de temps!

Mais ce qui m'offense plus encore, c'est qu'aprиs vous кtre remise а ma discrйtion, vous paraissez vous en dйfier, et que vous fuyez les dangers comme s'il vous en restait а craindre. Est-ce ainsi que vous honorez ma retenue, et mon inviolable respect mйritait-il cet affront de votre part? Bien loin que le dйpart de votre pиre nous ait laissй plus de libertй, а peine peut-on vous voir seule. Votre insйparable cousine ne vous quitte plus. Insensiblement nous allons reprendre nos premiиres maniиres de vivre et notre ancienne circonspection, avec cette unique diffйrence qu'alors elle vous йtait а charge, et qu'elle vous plaоt maintenant.

Quel sera donc le prix d'un si pur hommage, si votre estime ne l'est pas, et de quoi me sert l'abstinence йternelle et volontaire de ce qu'il y a de plus doux au monde, si celle qui l'exige ne m'en sait aucun grй? Certes, je suis las de souffrir inutilement et de me condamner aux plus dures privations sans en avoir mкme le mйrite. Quoi! faut-il que vous embellissiez impunйment, tandis que vous me mйprisez? Faut-il qu'incessamment mes yeux dйvorent des charmes dont jamais ma bouche n'ose approcher? Faut-il enfin que je m'фte а moi-mкme toute espйrance, sans pouvoir au moins m'honorer d'un sacrifice aussi rigoureux? Non; puisque vous ne vous fiez pas а ma foi, je ne veux plus la laisser vainement engagйe: c'est une sыretй injuste que celle que vous tirez а la fois de ma parole et de vos prйcautions; vous кtes trop ingrate, ou je suis trop scrupuleux, et je ne veux plus refuser de la fortune les occasions que vous n'aurez pu lui фter. Enfin, quoi qu'il en soit de mon sort, je sens que j'ai pris une charge au-dessus de mes forces. Julie, reprenez la garde de vous-mкme; je vous rends un dйpфt trop dangereux pour la fidйlitй du dйpositaire, et dont la dйfense coыtera moins а votre coeur que vous n'avez feint de la craindre.

Je vous le dis sйrieusement: comptez sur vous, ou chassez-moi, c'est-а-dire фtez-moi la vie. J'ai pris un engagement tйmйraire. J'admire comment je l'ai pu tenir si longtemps; je sais que je le dois toujours; mais je sens qu'il m'est impossible. On mйrite de succomber quand on s'impose de si pйrilleux devoirs. Croyez-moi, chиre et tendre Julie, croyez-en ce coeur sensible qui ne vit que pour vous; vous serez toujours respectйe: mais je puis un instant manquer de raison, et l'ivresse des sens peut dicter un crime dont on aurait horreur de sang-froid. Heureux de n'avoir point trompй votre espoir, j'ai vaincu deux mois, et vous me devez le prix de deux siиcles de souffrances.

 

Lettre IX de Julie

J'entends: les plaisirs du vice et l'honneur de la vertu vous feraient un sort agrйable. Est-ce lа votre morale?... Eh! mon bon ami, vous vous lassez bien vite d'кtre gйnйreux! Ne l'йtiez-vous donc que par artifice? La singuliиre marque d'attachement que de vous plaindre de ma santй! Serait-ce que vous espйriez voir mon fol amour achever de la dйtruire, et que vous m'attendiez au moment de vous demander la vie? ou bien, comptiez-vous de me respecter aussi longtemps que je ferais peur, et de vous rйtracter quand je deviendrais supportable? Je ne vois pas dans de pareils sacrifices un mйrite а tant faire valoir.

Vous me reprochez avec la mкme йquitй le soin que je prends de vous sauver des combats pйnibles avec vous-mкme, comme si vous ne deviez pas plutфt m'en remercier. Puis vous vous rйtractez de l'engagement que vous avez pris comme d'un devoir trop а charge; en sorte que, dans la mкme lettre, vous vous plaignez de ce que vous avez trop de peine, et de ce que vous n'en avez pas assez. Pensez-y mieux, et tвchez d'кtre d'accord avec vous pour donner а vos prйtendus griefs une couleur moins frivole; ou plutфt, quittez toute cette dissimulation qui n'est pas dans votre caractиre. Quoi que vous puissiez dire, votre coeur est plus content du mien qu'il ne feint de l'кtre: ingrat, vous savez trop qu'il n'aura jamais tort avec vous! Votre lettre mкme vous dйment par son style enjouй, et vous n'auriez pas tant d'esprit si vous йtiez moins tranquille. En voilа trop sur les vains reproches qui vous regardent; passons а ceux qui me regardent moi-mкme, et qui semblent d'abord mieux fondйs.

Je le sens bien, la vie йgale et douce que nous menons depuis deux mois ne s'accorde pas avec ma dйclaration prйcйdente, et j'avoue que ce n'est pas sans raison que vous кtes surpris de ce contraste. Vous m'avez d'abord vue au dйsespoir, vous me trouvez а prйsent trop paisible; de lа vous accusez mes sentiments d'inconstance et mon coeur de caprice. Ah! mon ami, ne le jugez-vous point trop sйvиrement? Il faut plus d'un jour pour le connaоtre: attendez et vous trouverez peut-кtre que ce coeur qui vous aime n'est pas indigne du vфtre.

Si vous pouviez comprendre avec quel effroi j'йprouvai les premiиres atteintes du sentiment qui m'unit а vous, vous jugeriez du trouble qu'il dut me causer: j'ai йtй йlevйe dans des maximes si sйvиres, que l'amour le plus pur me paraissait le comble du dйshonneur. Tout m'apprenait ou me faisait croire qu'une fille sensible йtait perdue au premier mot tendre йchappй de sa bouche; mon imagination troublйe confondait le crime avec l'aveu de la passion; et j'avais une si affreuse idйe de ce premier pas, qu'а peine voyais-je au delа nul intervalle jusqu'au dernier. L'excessive dйfiance de moi-mкme augmenta mes alarmes; les combats de la modestie me parurent ceux de la chastetй; je pris le tourment du silence pour l'emportement des dйsirs. Je me crus perdue aussitфt que j'aurais parlй, et cependant il fallait parler oщ vous perdre. Ainsi, ne pouvant plus dйguiser mes sentiments, je tвchai d'exciter la gйnйrositй des vфtres, et, me fiant plus а vous qu'а moi, je voulus, en intйressant votre honneur а ma dйfense, me mйnager des ressources dont je me croyais dйpourvue.

J'ai reconnu que je me trompais; je n'eus pas parlй, que je me trouvai soulagйe; vous n'eыtes pas rйpondu, que je me sentis tout а fait calme: et deux mois d'expйrience m'ont appris que mon coeur trop tendre a besoin d'amour, mais que mes sens n'ont aucun besoin d'amant. Jugez, vous qui aimez la vertu, avec quelle joie je fis cette heureuse dйcouverte. Sortie de cette profonde ignominie oщ mes terreurs m'avaient plongйe, je goыte le plaisir dйlicieux d'aimer purement. Cet йtat fait le bonheur de ma vie; mon humeur et ma santй s'en ressentent; а peine puis-je en concevoir un plus doux, et l'accord de l'amour et de l'innocence me semble кtre le paradis sur la terre.

Dиs lors je ne vous craignis plus; et, quand je pris soin d'йviter la solitude avec vous, ce fut autant pour vous que pour moi: car vos yeux et vos soupirs annonзaient plus de transports que de sagesse; et si vous eussiez oubliй l'arrкt que vous avez prononcй vous-mкme, je ne l'aurais pas oubliй.

Ah! mon ami, que ne puis-je faire passer dans votre вme le sentiment de bonheur et de paix qui rиgne au fond de la mienne! Que ne puis-je vous apprendre а jouir tranquillement du plus dйlicieux йtat de la vie! Les charmes de l'union des coeurs se joignent pour nous а ceux de l'innocence: nulle crainte, nulle honte ne trouble notre fйlicitй; au sein des vrais plaisirs de l'amour, nous pouvons parler de la vertu sans rougir.

E v'й il piacere con l'onestade accanto.

Je ne sais quel triste pressentiment s'йlиve dans mon sein, et me crie que nous jouissons du seul temps heureux que le ciel nous ait destinй. Je n'entrevois dans l'avenir qu'absence, orages, troubles, contradictions: la moindre altйration а notre situation prйsente me paraоt ne pouvoir кtre qu'un mal. Non, quand un lien plus doux nous unirait а jamais, je ne sais si l'excиs du bonheur n'en deviendrait pas bientфt la ruine. Le moment de la possession est une crise de l'amour, et tout changement est dangereux au nфtre. Nous ne pouvons plus qu'y perdre.

Je t'en conjure, mon tendre et unique ami, tвche de calmer l'ivresse des vains dйsirs que suivent toujours les regrets, le repentir, la tristesse. Goыtons en paix notre situation prйsente. Tu te plais а m'instruire, et tu sais trop si je me plais а recevoir tes leзons. Rendons-les encore plus frйquentes; ne nous quittons qu'autant qu'il faut pour la biensйance; employons а nous йcrire les moments que nous ne pouvons passer а nous voir, et profitons d'un temps prйcieux, aprиs lequel peut-кtre nous soupirerons un jour. Ah! puisse notre sort, tel qu'il est, durer autant que notre vie! L'esprit s'orne, la raison s'йclaire, l'вme se fortifie, le coeur jouit: que manque-t-il а notre bonheur?

 

Lettre X а Julie

Que vous avez raison, ma Julie, de dire que je ne vous connais pas encore! Toujours je crois connaоtre tous les trйsors de votre belle вme, et toujours j'en dйcouvre de nouveaux. Quelle femme jamais associa comme vous la tendresse а la vertu, et, tempйrant l'une par l'autre, les rendit toutes deux plus charmantes? Je trouve je ne sais quoi d'aimable et d'attrayant dans cette sagesse qui me dйsole; et vous ornez avec tant de grвce les privations que vous m'imposez, qu'il s'en faut peu que vous ne me les rendiez chиres.

Je le sens chaque jour davantage, le plus grand des biens est d'кtre aimй de vous; il n'y en a point, il n'y en peut avoir qui l'йgale, et s'il fallait choisir entre votre coeur et votre possession mкme, non, charmante Julie, je ne balancerais pas un instant. Mais d'oщ viendrait cette amиre alternative, et pourquoi rendre incompatible ce que la nature a voulu rйunir? Le temps est prйcieux, dites-vous; sachons en jouir tel qu'il est, et gardons-nous par notre impatience d'en troubler le paisible cours. Eh! qu'il passe et qu'il soit heureux! Pour profiter d'un йtat aimable, faut-il en nйgliger un meilleur, et prйfйrer le repos а la fйlicitй suprкme? Ne perd-on pas tout le temps qu'on peut mieux employer? Ah! si l'on peut vivre mille ans en un quart d'heure, а quoi bon compter tristement les jours qu'on aura vйcu?

Tout ce que vous dites du bonheur de notre situation prйsente est incontestable; je sens que nous devons кtre heureux, et pourtant je ne le suis pas. La sagesse a beau parler par votre bouche, la voix de la nature est la plus forte. Le moyen de lui rйsister quand elle s'accorde а la voix du coeur? Hors vous seule, je ne vois rien dans ce sйjour terrestre qui soit digne d'occuper mon вme et mes sens: non, sans vous la nature n'est plus rien pour moi; mais son empire est dans vos yeux, et c'est lа qu'elle est invincible.

Il n'en est pas ainsi de vous, cйleste Julie; vous vous contentez de charmer nos sens, et n'кtes point en guerre avec les vфtres. Il semble que des passions humaines soient au-dessous d'une вme si sublime: et comme vous avez la beautй des anges, vous en avez la puretй. O puretй que je respecte en murmurant, que ne puis-je ou vous rabaisser ou m'йlever jusqu'а vous! Mais non, je ramperai toujours sur la terre, et vous verrai toujours briller dans les cieux. Ah! soyez heureuse aux dйpens de mon repos; jouissez de toutes vos vertus; pйrisse le vil mortel qui tentera jamais d'en souiller une! Soyez heureuse; je tвcherai d'oublier combien je suis а plaindre, et je tirerai de votre bonheur mкme la consolation de mes maux. Oui, chиre amante, il me semble que mon amour est aussi parfait que son adorable objet; tous les dйsirs enflammйs par vos charmes s'йteignent dans les perfections de votre вme; je la vois si paisible, que je n'ose en troubler la tranquillitй. Chaque fois que je suis tentй de vous dйrober la moindre caresse, si le danger de vous offenser me retient, mon coeur me retient encore plus par la crainte d'altйrer une fйlicitй si pure; dans le prix des biens oщ j'aspire, je ne vois plus que ce qu'ils vous peuvent coыter; et, ne pouvant accorder mon bonheur avec le vфtre, jugez comment j'aime, c'est au mien que j'ai renoncй.

Que d'inexplicables contradictions dans les sentiments que vous m'inspirez! Je suis а la fois soumis et tйmйraire, impйtueux et retenu; je ne saurais lever les yeux sur vous sans йprouver des combats en moi-mкme. Vos regards, votre voix, portent au coeur, avec l'amour, l'attrait touchant de l'innocence; c'est un charme divin qu'on aurait regret d'effacer. Si j'ose former des voeux extrкmes, ce n'est plus qu'en votre absence; mes dйsirs, n'osant aller jusqu'а vous, s'adressent а votre image, et c'est sur elle que je me venge du respect que je suis contraint de vous porter.

Cependant je languis et me consume; le feu coule dans mes veines; rien ne saurait l'йteindre ni le calmer et je l'irrite en voulant le contraindre. Je dois кtre heureux, je le suis, j'en conviens; je ne me plains point de mon sort; tel qu'il est je n'en changerais pas avec les rois de la terre. Cependant un mal rйel me tourmente, je cherche vainement а le fuir; je ne voudrais point mourir, et toutefois je me meurs; je voudrais vivre pour vous, et c'est vous qui m'фtez la vie.

 

Lettre XI de Julie

Mon ami, je sens que je m'attache а vous chaque jour davantage; je ne puis plus me sйparer de vous; la moindre absence m'est insupportable, et il faut que je vous voie ou que je vous йcrive, afin de m'occuper de vous sans cesse.

Ainsi mon amour s'augmente avec le vфtre; car je connais а prйsent combien vous m'aimez, par la crainte rйelle que vous avez de me dйplaire, au lieu que vous n'en aviez d'abord qu'une apparence pour mieux venir а vos fins. Je sais fort bien distinguer en vous l'empire que le coeur a su prendre, du dйlire d'une imagination йchauffйe; et je vois cent fois plus de passion dans la contrainte oщ vous кtes que dans vos premiers emportements. Je sais bien aussi que votre йtat, tout gкnant qu'il est, n'est pas sans plaisirs. Il est doux pour un vйritable amant de faire des sacrifices qui lui sont tous comptйs, et dont aucun n'est perdu dans le coeur de ce qu'il aime. Qui sait mкme si, connaissant ma sensibilitй, vous n'employez pas, pour me sйduire, une adresse mieux entendue? Mais non, je suis injuste, et vous n'кtes pas capable d'user d'artifice avec moi. Cependant, si je suis sage, je me dйfierai plus encore de la pitiй que de l'amour. Je me sens mille fois plus attendrie par vos respects que par vos transports, et je crains bien qu'en prenant le parti le plus honnкte, vous n'ayez pris enfin le plus dangereux.

Il faut que je vous dise, dans l'йpanchement de mon coeur, une vйritй qu'il sent fortement, et dont le vфtre doit vous convaincre: c'est qu'en dйpit de la fortune, des parents et de nous-mкmes, nos destinйes sont а jamais unies, et que nous ne pouvons plus кtre heureux ou malheureux qu'ensemble. Nos вmes se sont pour ainsi dire touchйes par tous les points, et nous avons partout senti la mкme cohйrence. (Corrigez-moi, mon ami, si j'applique mal vos leзons de physique.) Le sort pourra bien nous sйparer, mais non pas nous dйsunir. Nous n'aurons plus que les mкmes plaisirs et les mкmes peines; et comme ces aimants dont vous me parliez, qui ont, dit-on, les mкmes mouvements en diffйrents lieux, nous sentirions les mкmes choses aux deux extrйmitйs du monde.

Dйfaites-vous donc de l'espoir, si vous l'eыtes jamais de vous faire un bonheur exclusif, et de l'acheter aux dйpens du mien. N'espйrez pas pouvoir кtre heureux si j'йtais dйshonorйe, ni pouvoir, d'un oeil satisfait, contempler mon ignominie et mes larmes. Croyez-moi, mon ami, je connais votre coeur bien mieux que vous ne le connaissez. Un amour si tendre et si vrai doit savoir commander aux dйsirs; vous en avez trop fait pour achever sans vous perdre, et ne pouvez plus combler mon malheur sans faire le vфtre.

Je voudrais que vous pussiez sentir combien il est important pour tous deux que vous vous en remettiez а moi du soin de notre destin commun. Doutez-vous que vous ne me soyez aussi cher que moi-mкme? et pensez-vous qu'il pыt exister pour moi quelque fйlicitй que vous ne partageriez pas? Non, mon ami; j'ai les mкmes intйrкts que vous, et un peu plus de raison pour les conduire. J'avoue que je suis la plus jeune; mais n'avez-vous jamais remarquй que si la raison d'ordinaire est plus faible et s'йteint plus tфt chez les femmes, elle est aussi plus tфt formйe, comme un frкle tournesol croоt et meurt avant un chкne? Nous nous trouvons dиs le premier вge chargйes d'un si dangereux dйpфt, que le soin de le conserver nous йveille bientфt le jugement; et c'est un excellent moyen de bien voir les consйquences des choses, que de sentir vivement tous les risques qu'elles nous font courir. Pour moi, plus je m'occupe de notre situation, plus je troue que la raison vous demande ce que je vous demande au nom de l'amour. Soyez donc docile а sa douce voix, et laissez-vous conduire, hйlas! par un autre aveugle, mais qui tient au moins un appui.

Je ne sais, mon ami, si nos coeurs auront le bonheur de s'entendre, et si vous partagerez, en lisant cette lettre, la tendre йmotion qui l'a dictйe; je ne sais si nous pourrons jamais nous accorder sur la maniиre de voir comme sur celle de sentir; mais je sais bien que l'avis de celui des deux qui sйpare le moins son bonheur du bonheur de l'autre est l'avis qu'il faut prйfйrer.

 

Lettre XII а Julie

Ma Julie, que la simplicitй de votre lettre est touchante! Que j'y vois bien la sйrйnitй d'une вme innocente, et la tendre sollicitude de l'amour! Vos pensйes s'exhalent sans art et sans peine; elles portent au coeur une impression dйlicieuse que ne produit point un style apprкtй. Vous donnez des raisons invincibles d'un air si simple, qu'il y faut rйflйchir pour en sentir la force; et les sentiments йlevйs vous coыtent si peu, qu'on est tentй de les prendre pour des maniиres de penser communes. Ah! oui, sans doute, c'est а vous de rйgler nos destins; ce n'est pas un droit que je vous laisse, c'est un devoir que j'exige de vous, c'est une justice que je vous demande, et votre raison me doit dйdommager du mal que vous avez fait а la mienne. Dиs cet instant je vous remets pour ma vie l'empire de mes volontйs; disposez de moi comme d'un homme qui n'est plus rien pour lui-mкme, et dont tout l'кtre n'a de rapport qu'а vous. Je tiendrai, n'en doutez pas, l'engagement que je prends, quoi que vous puissiez me prescrire. Ou j'en vaudrai mieux, ou vous en serez plus heureuse, et je vois partout le prix assurй de mon obйissance. Je vous remets donc sans rйserve le soin de notre bonheur commun; faites le vфtre, et tout est fait. Pour moi; qui ne puis ni vous oublier un instant, ni penser а vous sans des transports qu'il faut vaincre, je vais m'occuper uniquement des soins que vous m'avez imposйs.

Depuis un an que nous йtudions ensemble, nous n'avons guиre fait que des lectures sans ordre et presque au hasard, plus pour consulter votre goыt que pour l'йclairer: d'ailleurs tant de trouble dans l'вme ne nous laissait guиre de libertй d'esprit. Les yeux йtaient mal fixйs sur le livre; la bouche en prononзait les mots; l'attention manquait toujours. Votre petite cousine, qui n'йtait pas si prйoccupйe, nous reprochait notre peu de conception, et se faisait un honneur facile de nous devancer. Insensiblement elle est devenue le maоtre du maоtre; et quoique nous ayons quelquefois ri de ses prйtentions, elle est au fond la seule des trois qui sait quelque chose de tout ce que nous avons appris.

Pour regagner donc le temps perdu (ah! Julie, en fut-il jamais de mieux employй?), j'ai imaginй une espиce de plan qui puisse rйparer par la mйthode le tort que les distractions ont fait au savoir. Je vous l'envoie; nous le lirons tantфt ensemble, et je me contente d'y faire ici quelques lйgиres observations.

Si nous voulions, ma charmante amie, nous charger d'un йtalage d'йrudition, et savoir pour les autres plus que pour nous, mon systиme ne vaudrait rien; car il tend toujours а tirer peu de beaucoup de choses, et а faire un petit recueil d'une grande bibliothиque. La science est dans la plupart de ceux qui la cultivent une monnaie dont on fait grand cas, qui cependant n'ajoute au bien-кtre qu'autant qu'on la communique, et n'est bonne que dans le commerce. Otez а nos savants le plaisir de se faire йcouter, le savoir ne sera rien pour eux. Ils n'amassent dans le cabinet que pour rйpandre dans le public; ils ne veulent кtre sages qu'aux yeux d'autrui; et ils ne se soucieraient plus de l'йtude s'ils n'avaient plus d'admirateurs. Pour nous qui voulons profiter de nos connaissances, nous ne les amassons point pour les revendre, mais pour les convertir а notre usage; ni pour nous en charger, mais pour nous en nourrir. Peu lire, et penser beaucoup а nos lectures, ou, ce qui est la mкme chose, en causer beaucoup entre nous, est le moyen de les bien digйrer; je pense que quand on a une fois l'entendement ouvert par l'habitude de rйflйchir, il vaut toujours mieux trouver de soi-mкme les choses qu'on trouverait dans les livres; c'est le vrai secret de les bien mouler а sa tкte, et de se les approprier: au lieu qu'en les recevant telles qu'on nous les donne, c'est presque toujours sous une forme qui n'est pas la nфtre. Nous sommes plus riches que nous pensons, mais, dit Montaigne, on nous dresse а l'emprunt et а la quкte; on nous apprend а nous servir du bien d'autrui plutфt que du nфtre; ou plutфt, accumulant sans cesse, nous n'osons toucher а rien: nous sommes comme ces avares qui ne songent qu'а remplir leurs greniers, et dans le sein de l'abondance se laissent mourir de faim.

Il y a, je l'avoue, bien des gens qui cette mйthode serait fort nuisible, et qui ont besoin de beaucoup lire et peu mйditer, parce qu'ayant la tкte mal faite ils ne rassemblent rien de si mauvais que ce qu'ils produisent d'eux-mкmes. Je vous recommande tout le contraire, а vous qui mettez dans vos lectures mieux que ce que vous y trouvez, et dont l'esprit actif fait sur le livre un autre livre, quelquefois meilleur que le premier. Nous nous communiquerons donc nos idйes; je vous dirai ce que les autres auront pensй, vous me direz sur le mкme sujet ce que vous pensez vous-mкme, et souvent aprиs la leзon j'en sortirai plus instruit que vous.

Moins vous aurez de lecture а faire, mieux il faudra la choisir, et voici les raisons de mon choix. La grande erreur de ceux qui йtudient est, comme je viens de vous dire, de se fier trop а leurs livres, et de ne pas tirer assez de leur fonds; sans songer que de tous les sophistes, notre propre raison est presque toujours celui qui nous abuse le moins. Sitфt qu'on veut rentrer en soi-mкme, chacun sent ce qui est bien, chacun discerne ce qui est beau; nous n'avons pas besoin qu'on nous apprenne а connaоtre ni l'un ni l'autre, et l'on ne s'en impose lа-dessus qu'autant qu'on s'en veut imposer. Mais les exemples du trиs bon et du trиs beau sont plus rares et moins connus; il les faut aller chercher loin de nous. La vanitй, mesurant les forces de la nature sur notre faiblesse, nous fait regarder comme chimйriques les qualitйs que nous ne sentons pas en nous-mкmes; la paresse et le vice s'appuient sur cette prйtendue impossibilitй; et ce qu'on ne voit pas tous les jours, l'homme faible prйtend qu'on ne le voit jamais. C'est cette erreur qu'il faut dйtruire, ce sont ces grands objets qu'il faut s'accoutumer а sentir et а voir, afin de s'фter tout prйtexte de ne les pas imiter. L'вme s'йlиve, le coeur s'enflamme а la contemplation de ces divins modиles; а force de les considйrer, on cherche а leur devenir semblable, et l'on ne souffre plus rien de mйdiocre sans un dйgoыt mortel.

N'allons donc pas chercher dans les livres des principes et des rиgles que nous trouvons plus sыrement au dedans de nous. Laissons lа toutes ces vaines disputes des philosophes sur le bonheur et sur la vertu; employons а nous rendre bons et heureux le temps qu'ils perdent а chercher comment on doit l'кtre, et proposons-nous de grands exemples а imiter, plutфt que de vains systиmes а suivre.

J'ai toujours cru que le bon n'йtait que le beau mis en action, que l'un tenait intimement а l'autre, et qu'ils avaient tous deux une source communes dans la nature bien ordonnйe. Il suit de cette idйe que le goыt se perfectionne par les mкmes moyens que la sagesse, et qu'une вme bien touchйe des charmes de la vertu doit а proportion кtre aussi sensible а tous les autres genres de beautйs. On s'exerce а voir comme а sentir, ou plutфt une vue exquise n'est qu'un sentiment dйlicat et fin. C'est ainsi qu'un peintre, а l'aspect d'un beau paysage ou devant un beau tableau, s'extasie а des objets qui ne sont pas mкme remarquйs d'un spectateur vulgaire. Combien de choses qu'on n'aperзoit que par sentiment et dont il est impossible de rendre raison! Combien de ces je ne sais quoi qui reviennent si frйquemment, et dont le goыt seul dйcide! Le goыt est en quelque maniиre le microscope du jugement; c'est lui qui met les petits objets а sa portйe, et ses opйrations commencent oщ s'arrкtent celles du dernier. Que faut-il donc pour le cultiver? s'exercer а voir ainsi qu'а sentir, et а juger du beau par inspection comme du bon par sentiment. Non, je soutiens qu'il n'appartient pas mкme а tous les coeurs d'кtre йmus au premier regard de Julie.

Voilа, ma charmante йcoliиre, pourquoi je borne toutes vos йtudes а des livres de goыt et de moeurs; voilа pourquoi, tournant toute ma mйthode en exemples, je ne vous donne point d'autre dйfinition des vertus qu'un tableau des gens vertueux, ni d'autres rиgles pour bien йcrire que les livres qui sont bien йcrits.

Ne soyez donc pas surprise des retranchements que je fais а vos prйcйdentes lectures; je suis convaincu qu'il faut les resserrer pour les rendre utiles, et je vois tous les jours mieux que tout ce qui ne dit rien а l'вme n'est pas digne de vous occuper. Nous allons supprimer les langues, hors l'italienne que vous savez et que vous aimez; nous laisserons lа nos йlйments d'algиbre et de gйomйtrie; nous quitterions mкme la physique, si les termes qu'elle vous fournit m'en laissaient le courage; nous renoncerons pour jamais а l'histoire moderne, exceptй celle de notre pays, encore n'est-ce que parce que c'est un pays libre et simple, oщ l'on trouve des hommes antiques dans les temps modernes; car ne vous laissez pas йblouir par ceux qui disent que l'histoire la plus intйressante pour chacun est celle de son pays. Cela n'est pas vrai. Il y a des pays dont l'histoire ne peut pas mкme кtre lue, а moins qu'on ne soit imbйcile ou nйgociateur. L'histoire la plus intйressante est celle oщ l'on trouve le plus d'exemples de moeurs, de caractиres de toute espиce, en un mot le plus d'instruction. Ils vous diront qu'il y a autant de tout cela parmi nous que parmi les anciens. Cela n'est pas vrai. Ouvrez leur histoire et faites-les taire. Il y a des peuples sans physionomie auxquels il ne faut point de peintres; il y a des gouvernements sans caractиre auxquels il ne faut point d'historiens, et oщ, sitфt qu'on sait quelle place un homme occupe, on sait d'avance tout ce qu'il y fera. Ils diront que ce sont les bons historiens qui nous manquent; mais demandez-leur pourquoi. Cela n'est pas vrai. Donnez matiиre а de bonnes histoires, et les bons historiens se trouveront. Enfin ils diront que les hommes de tous les temps se ressemblent, qu'ils ont les mкmes vertus et les mкmes vices; qu'on n'admire les anciens que parce qu'ils sont anciens. Cela n'est pas vrai non plus; car on faisait autrefois de grandes choses avec de petits moyens, et l'on fait aujourd'hui tout le contraire. Les anciens йtaient contemporains de leurs historiens, et nous ont pourtant appris а les admirer: assurйment, si la postйritй jamais admire les nфtres, elle ne l'aura pas appris de nous.

J'ai laissй, par йgard pour votre insйparable cousine, quelques livres de petite littйrature que je n'aurais pas laissйs pour vous; hors de Pйtrarque, le Tasse, le Mйtastase, et les maоtres du thйвtre franзais, je n'y mкle ni poиte, ni livres d'amour, contre l'ordinaire des lectures consacrйes а votre sexe. Qu'appendrions-nous de l'amour dans ces livres? Ah! Julie, notre coeur nous en dit plus qu'eux et le langage imitй des livres est bien froid pour quiconque est passionnй lui-mкme! D'ailleurs ces йtudes йnervent l'вme, la jettent dans la mollesse, et lui фtent tout son ressort. Au contraire, l'amour vйritable est un feu dйvorant qui porte son ardeur dans les autres sentiments, et les anime d'une vigueur nouvelle. C'est pour cela qu'on a dit que l'amour faisait des hйros. Heureux celui que le sort eыt placй pour le devenir, et qui aurait Julie pour amante!

 

Lettre XIII de Julie

Je vous le disais bien que nous йtions heureux; rien ne me l'apprend mieux que l'ennui que j'йprouve au moindre changement d'йtat. Si nous avions des peines bien vives, une absence de deux jours nous en ferait-elle tant? Je dis nous, car je sais que mon ami partage mon impatience; il la partage parce que je la sens, et il la sent encore pour lui-mкme: je n'ai plus besoin qu'il me dise ces choses-lа.

Nous ne sommes а la campagne que d'hier au soir: il n'est pas encore l'heure oщ je vous verrais а la ville, et cependant mon dйplacement me fait dйjа trouver votre absence plus insupportable. Si vous ne m'aviez pas dйfendu la gйomйtrie, je vous dirais que mon inquiйtude est en raison composйe des intervalles du temps et du lieu; tant je trouve que l'йloignement ajoute au chagrin de l'absence!

J'ai apportй votre lettre et votre plan d'йtudes pour mйditer l'une et l'autre, et j'ai dйjа relu deux fois la premiиre: la fin m'en touche extrкmement. Je vois, mon ami, que vous sentez le vйritable amour, puisqu'il ne vous a point фtй le goыt des choses honnкtes, et que vous savez encore dans la partie la plus sensible de votre coeur faire des sacrifices а la vertu. En effet, employer la voie de l'instruction pour corrompre une femme est de toutes les sйductions la plus condamnable; et vouloir attendrir sa maоtresse а l'aide des romans est avoir bien peu de ressources en soi-mкme. Si vous eussiez pliй dans vos leзons la philosophie а vos vues, si vous eussiez tвchй d'йtablir des maximes favorables а votre intйrкt, en voulant me tromper vous m'eussiez bientфt dйtrompйe; mais la plus dangereuse de vos sйductions est de n'en point employer. Du moment que la soif d'aimer s'empara de mon coeur, et que j'y sentis naоtre le besoin d'un йternel attachement, je ne demandai point au ciel de m'unir а un homme aimable, mais а un homme qui eыt l'вme belle; car je sentais bien que c'est, de tous les agrйments qu'on peut avoir, le moins sujet au dйgoыt, et que la droiture et l'honneur ornent tous les sentiments qu'ils accompagnent. Pour avoir bien placй ma prйfйrence, j'ai eu, comme Salomon, avec ce que j'avais demandй, encore ce que je ne demandais pas. Je tire un bon augure pour mes autres voeux de l'accomplissement de celui-lа, et je ne dйsespиre pas, mon ami, de pouvoir vous rendre aussi heureux un jour que vous mйritez de l'кtre. Les moyens en sont lents, difficiles, douteux; les obstacles terribles: je n'ose rien me promettre; mais croyez que tout ce que la patience et l'amour pourront faire ne sera pas oubliй. Continuez cependant а complaire en tout а ma mиre, et prйparez-vous, au retour de mon pиre, qui se retire enfin tout а fait aprиs trente ans de service, а supporter les hauteurs d'un vieux gentilhomme brusque, mais plein d'honneur, qui vous aimera sans vous caresser, et vous estimera sans le dire.

J'ai interrompu ma lettre pour m'aller promener dans des bocages qui sont prиs de notre maison. O mon doux ami! je t'y conduisais avec moi, ou plutфt je t'y portais dans mon sein. Je choisissais les lieux que nous devions parcourir ensemble; j'y marquais des asiles dignes de nous retenir; nos coeurs s'йpanchaient d'avance dans ces retraites dйlicieuses; elles ajoutaient au plaisir que nous goыtions d'кtre ensemble; elles recevaient а leur tour un nouveaux prix du sйjour de deux vrais amants, et je m'йtonnais de n'y avoir point remarquй seule les beautйs que j'y trouvais avec toi.

Parmi les bosquets naturels que forme ce lieu charmant, il en est un plus charmant que les autres, dans lequel je me plais davantage, et oщ, par cette raison, je destine une petite surprise а mon ami. Il ne sera pas dit qu'il aura toujours de la dйfйrence, et moi jamais de gйnйrositй: c'est lа que je veux lui faire sentir, malgrй les prйjugйs vulgaires, combien ce que le coeur donne vaut mieux que ce qu'arrache l'importunitй. Au reste, de peur que votre imagination vive ne se mette un peu trop en frais, je dois vous prйvenir que nous n'irons point ensemble dans le bosquet sans l'insйparable cousine.

A propos d'elle, il est dйcidй, si cela ne vous fвche pas trop, que vous viendrez nous voir lundi. Ma mиre enverra sa calиche а ma cousine; vous vous rendrez chez elle а dix heures; elle vous amиnera; vous passerez la journйe avec nous, et nous nous en retournerons tous ensemble le lendemain aprиs le dоner.

J'en йtais ici de ma lettre quand j'ai rйflйchi que je n'avais pas pour vous la remettre les mкmes commoditйs qu'а la ville. J'avais d'abord pensй de vous renvoyer un de vos livres par Gustin, le fils du jardinier, et de mettre а ce livre une couverture de papier, dans laquelle j'aurais insйrй ma lettre; mais, outre qu'il n'est pas sыr que vous vous avisassiez de la chercher, ce serait une imprudence impardonnable d'exposer а des pareils hasards le destin de notre vie. Je vais donc me contenter de vous marquer simplement par un billet le rendez-vous de lundi, et je garderai la lettre pour vous la donner а vous-mкme. Aussi bien j'aurais un peu de souci qu'il n'y eыt trop de commentaires sur le mystиre du bosquet.

 

Lettre XIV а Julie

Qu'as-tu fait, ah! qu'as-tu fait, ma Julie? tu voulais me rйcompenser, et tu m'as perdu. Je suis ivre, ou plutфt insensй. Mes sens sont altйrйs, toutes mes facultйs sont troublйes par ce baiser mortel. Tu voulais soulager mes maux! Cruelle! tu les aigris. C'est du poison que j'ai cueilli sur tes lиvres; il fermente, il embrase mon sang, il me tue, et ta pitiй me fait mourir.

O souvenir immortel de cet instant d'illusion, de dйlire et d'enchantement, jamais, jamais tu ne t'effaceras de mon вme; et tant que les charmes de Julie y seront gravйs, tant que ce coeur agitй me fournira des sentiments et des soupirs, tu feras le supplice et le bonheur de ma vie!

Hйlas! je jouissais d'une apparente tranquillitй; soumis а tes volontйs suprкmes, je ne murmurais plus d'un sort auquel tu daignais prйsider. J'avais domptй les fougueuses saillies d'une imagination tйmйraire; j'avais couvert mes regards d'un voile, et mis une entrave а mon coeur; mes dйsirs n'osaient plus s'йchapper qu'а demi; j'йtais aussi content que je pouvais l'кtre. Je reзois ton billet, je vole chez ta cousine; nous nous rendons а Clarens, je t'aperзois, et mon sein palpite; le doux son de ta voix y porte une agitation nouvelle; je t'aborde comme transportй, et j'avais grand besoin de la diversion de ta cousine pour cacher mon trouble а ta mиre. On parcourt le jardin, l'on dоne tranquillement, tu me rends en secret ta lettre que je n'ose lire devant ce redoutable tйmoin; le soleil commence а baisser, nous fuyons tous trois dans le bois: le reste de ses rayons, et ma paisible simplicitй n'imaginait pas mкme un йtat plus doux que le mien.

En approchant du bosquet, j'aperзus, non sans une йmotion secrиte, vos signes d'intelligence, vos sourires mutuels, et le coloris de tes joues prendre un nouvel йclat. En y entrant, je vis avec surprise ta cousine s'approcher de moi, et, d'un air plaisamment suppliant, me demander un baiser. Sans rien comprendre а ce mystиre, j'embrassai cette charmante amie; et, tout aimable, toute piquante qu'elle est, je ne connus jamais mieux que les sensations ne sont rien que ce que le coeur les fait кtre. Mais que devins-je un moment aprиs quand je sentis... la main me tremble... un doux frйmissement... ta bouche de roses... la bouche de Julie... se poser, se presser sur la mienne, et mon corps serrй dans tes bras! Non, le feu du ciel n'est pas plus vif ni plus prompt que celui qui vint а l'instant m'embraser. Toutes les parties de moi-mкme se rassemblиrent sous ce toucher dйlicieux. Le feu s'exhalait avec nos soupirs de nos lиvres brыlantes, et mon coeur se mourait sous le poids de la voluptй, quand tout а coup je te vis pвlir, fermer tes beaux yeux, t'appuyer sur ta cousine, et tomber en dйfaillance. Ainsi la frayeur йteignit le plaisir, et mon bonheur ne fut qu'un йclair.

A peine sais-je ce qui m'est arrivй depuis ce fatal moment. L'impression profonde que j'ai reзue ne peut plus s'effacer. Une faveur?... c'est un tourment horrible... Non, garde tes baisers, je ne les saurais supporter... ils sont trop вcres, trop pйnйtrants; ils percent, ils brыlent jusqu'а la moelle... ils me rendraient furieux. Un seul, un seul m'a jetй dans un йgarement dont je ne puis plus revenir. Je ne suis plus le mкme, et ne te vois plus la mкme. Je ne te vois plus comme autrefois rйprimante et sйvиre; mais je te sens et te touche sans cesse unie а mon sein comme tu fus un instant. O Julie! quelque sort que m'annonce un transport dont je ne suis plus maоtre, quelque traitement que ta rigueur me destine, je ne puis plus vivre dans l'йtat oщ je suis, et je sens qu'il faut enfin que j'expire а tes pieds... ou dans tes bras.

 

Lettre XV de Julie

Il est important, mon ami, que nous nous sйparions pour quelque temps, et c'est ici la premiиre йpreuve de l'obйissance que vous m'avez promise. Si je l'exige en cette occasion, croyez que j'en ai des raisons trиs fortes: il faut bien, et vous le savez trop, que j'en aie pour m'y rйsoudre; quant а vous, vous n'en avez pas besoin d'autre que ma volontй.

Il y a longtemps que vous avez un voyage а faire en Valais. Je voudrais que vous pussiez l'entreprendre а prйsent qu'il ne fait pas encore froid. Quoique l'automne soit encore agrйable ici, vous voyez dйjа blanchir la pointe de la Dent-de-Jamant, et dans six semaines je ne vous laisserais pas faire ce voyage dans un pays si rude. Tвchez donc de partir dиs demain: vous m'йcrirez а l'adresse que je vous envoie, et vous m'enverrez la vфtre quand vous serez arrivй а Sion.

Vous n'avez jamais voulu me parler de l'йtat de vos affaires; mais vous n'кtes pas dans votre patrie; je sais que vous y avez peu de fortune, et que vous ne faites que la dйranger ici, oщ vous ne resteriez pas sans moi. Je puis donc supposer qu'une partie de votre bourse est dans la mienne, et je vous envoie un lйger acompte dans celle que renferme cette boоte, qu'il ne faut pas ouvrir devant le porteur. Je n'ai garde d'aller au-devant des difficultйs; je vous estime trop pour vous croire capable d'en faire.

Je vous dйfends, non seulement de retourner sans mon ordre, mais de venir nous dire adieu. Vous pouvez йcrire а ma mиre ou а moi, simplement pour nous avertir que vous кtes forcй de partir sur-le-champ pour une affaire imprйvue, et me donner, si vous voulez, quelques avis sur mes lectures jusqu'а votre retour. Tout cela doit кtre fait naturellement et sans aucune apparence de mystиre. Adieu, mon ami; n'oubliez pas que vous emportez le coeur et le repos de Julie.

 

Lettre XVI. Rйponse

Je relis votre terrible lettre, et frisonne а chaque ligne. J'obйirai pourtant, je l'ai promis, je le dois; j'obйirai. Mais vous ne savez pas, non, barbare, vous ne saurez jamais ce qu'un tel sacrifice coыte а mon coeur. Ah! vous n'aviez pas besoin de l'йpreuve du bosquet pour me le rendre sensible. C'est un raffinement de cruautй perdu pour votre вme impitoyable, et je puis au moins vous dйfier de me rendre plus malheureux.

Vous recevrez votre boоte dans le mкme йtat oщ vous l'avez envoyйe. C'est trop d'ajouter l'opprobre а la cruautй; si je vous ai laissйe maоtresse de mon sort, je ne vous ai point laissйe l'arbitre de mon honneur. C'est un dйpфt sacrй (l'unique, hйlas! qui me reste) dont jusqu'а la fin de ma vie nul ne sera chargй que moi seul.

 

Lettre XVII. Rйplique

Votre lettre me fait pitiй; c'est la seule chose sans esprit que vous ayez jamais йcrite.

J'offense donc votre honneur, pour lequel je donnerais mille fois ma vie? J'offense donc ton honneur, ingrat! qui m'as vue prкte а t'abandonner le mien? Oщ est-il donc cet honneur que j'offense? Dis-le-moi, coeur rampant, вme sans dйlicatesse. Ah! que tu es mйprisable, si tu n'as qu'un honneur, que Julie ne connaisse pas! Quoi! ceux qui veulent partager leur sort n'oseraient partager leurs biens, et celui qui fait profession d'кtre а moi se tient outragй de mes dons! Et depuis quand est-il vil de recevoir de ce qu'on aime? Depuis quand ce que le coeur donne dйshonore-t-il le coeur qui l'accepte? Mais on mйprise un homme qui reзoit d'un autre: on mйprise celui dont les besoins passent la fortune. Et qui le mйprise? des вmes abjectes qui mettent l'honneur dans la richesse, et pиsent les vertus au poids de l'or. Est-ce dans ces basses maximes qu'un homme de bien met son honneur et le prйjugй mкme de la raison n'est-il pas en faveur du plus pauvre?

Sans doute, il est des dons vils qu'un honnкte homme ne peut accepter; mais apprenez qu'ils ne dйshonorent pas moins la main qui les offre, et qu'un don honnкte а faire est toujours honnкte а recevoir; or, sыrement mon coeur ne me reproche pas celui-ci, il s'en glorifie. Je ne sache rien de plus mйprisable qu'un homme dont on achиte le coeur et les soins, si ce n'est la femme qui les paye; mais entre deux coeurs unis la communautй des biens est une justice et un devoir; et si je me trouve encore en arriиre de ce qui me reste de plus qu'а vous, j'accepte sans scrupule ce que je rйserve, et je vous dois ce que je ne vous ai pas donnй. Ah! si les dons de l'amour sont а charge, quel coeur jamais peut кtre reconnaissant?

Supposeriez-vous que je refuse а mes besoins ce que je destine а pourvoir aux vфtres? Je vais vous donner du contraire une preuve sans rйplique. C'est que la bourse que je vous renvoie contient le double de ce qu'elle contenait la premiиre fois, et qu'il ne tiendrait qu'а moi de la doubler encore. Mon pиre me donne pour mon entretien une pension, modique а la vйritй, mais а laquelle je n'ai jamais besoin de toucher, tant ma mиre est attentive а pourvoir а tout, sans compter que ma broderie et ma dentelle suffisent pour m'entretenir de l'une et de l'autre. Il est vrai que je n'йtais pas toujours aussi riche; les soucis d'une passion fatale m'ont fait depuis longtemps nйgliger certains soins auxquels j'employais mon superflu: c'est une raison de plus d'en disposer comme je fais; il faut vous humilier pour le mal dont vous кtes cause, et que l'amour expie les fautes qu'il fait commettre.

Venons а l'essentiel. Vous dites que l'honneur vous dйfend d'accepter mes dons. Si cela est, je n'ai plus rien а dire, et je conviens avec vous qu'il ne vous est pas permis d'aliйner un pareil soin. Si donc vous pouvez me prouver cela, faites-le clairement, incontestablement, et sans vaine subtilitй; car vous savez que je hais les sophismes. Alors vous pouvez me rendre la bourse, je la reprends sans me plaindre, et il n'en sera plus parlй.

Mais comme je n'aime ni les gens pointilleux ni le faux point d'honneur, si vous me renvoyez encore une fois la boоte sans justification, ou que votre justification soit mauvaise, il faudra ne nous plus voir. Adieu; pensez-y.

 

Lettre XVIII а Julie

J'ai reзu vos dons, je suis parti sans vous voir, me voici bien loin de vous: кtes-vous contente de vos tyrannies, et vous ai-je assez obйi?

Je ne puis vous parler de mon voyage; а peine sais-je comment il s'est fait. J'ai mis trois jours а faire vingt lieues; chaque pas qui m'йloignait de vous sйparait mon corps de mon вme, et me donnait un sentiment anticipй de la mort. Je voulais vous dйcrire ce que je verrais. Vain projet! Je n'ai rien vu que vous, et ne puis vous peindre que Julie. Les puissantes йmotions que je viens d'йprouver coup sur coup m'ont jetй dans des distractions continuelles; je me sentais toujours oщ je n'йtais point: а peine avais-je assez de prйsence d'esprit pour suivre et demander mon chemin, et je suis arrivй а Sion sans кtre parti de Vevai.

C'est ainsi que j'ai trouvй le secret d'йluder votre rigueur et de vous voir sans vous dйsobйir. Oui, cruelle, quoi que vous ayez su faire, vous n'avez pu me sйparer de vous tout entier. Je n'ai traоnй dans mon exil que la moindre partie de moi-mкme: tout ce qu'il y a de vivant en moi demeure auprиs de vous sans cesse. Il erre impunйment sur vos yeux, sur vos lиvres, sur votre sein, sur tous vos charmes; il pйnиtre partout comme une vapeur subtile, et je suis plus heureux en dйpit de vous que je ne fus jamais de votre grй.

J'ai ici quelques personnes а voir, quelques affaires а traiter; voilа ce qui me dйsole. Je ne suis point а plaindre dans la solitude, oщ je puis m'occuper de vous et me transporter aux lieux oщ vous кtes. La vie active qui me rappelle а moi tout entier m'est seule insupportable. Je vais faire mal et vite pour кtre promptement libre, et pouvoir m'йgarer а mon aise dans les lieux sauvages qui forment а mes yeux les charmes de ce pays. Il faut tout fuir et vivre seul au monde, quand on n'y peut vivre avec vous.

 

Lettre XIX а Julie

Rien ne m'arrкte plus ici que vos ordres; cinq jours que j'y ai passйs ont suffi et au delа pour mes affaires; si toutefois on peut appeler des affaires celles oщ le coeur n'a point de part. Enfin vous n'avez plus de prйtexte, et ne pouvez me retenir loin de vous qu'afin de me tourmenter.

Je commence а кtre fort inquiet du sort de ma premiиre lettre; elle fut йcrite et mise а la poste en arrivant: l'adresse en est fidиlement copiйe sur celle que vous m'envoyвtes: je vous ai envoyй la mienne avec le mкme soin, et si vous aviez fait exactement rйponse, elle aurait dйjа dы me parvenir. Cette rйponse pourtant ne vient point, et il n'y a nulle cause possible et funeste de son retard que mon esprit troublй ne se figure. O ma Julie! que d'imprйvues catastrophes peuvent en huit jours rompre а jamais les plus doux liens du monde! Je frйmis de songer qu'il n'y a pour moi qu'un seul moyen d'кtre heureux et des millions d'кtre misйrable. Julie, m'auriez-vous oubliй? Ah! c'est la plus affreuse de mes craintes! Je puis prйparer ma constance aux autres malheurs, mais toutes les forces de mon вme dйfaillent au seul soupзon de celui-lа.

Je vois le peu de fondement de mes alarmes, et ne saurais les calmer. Le sentiment de mes maux s'aigrit sans cesse loin de vous, et, comme si je n'en avais pas assez pour m'abattre, je m'en forge encore d'incertains pour irriter tous les autres. D'abord mes inquiйtudes йtaient moins vives. Le trouble d'un dйpart subit, l'agitation du voyage, donnaient le change а mes ennuis; ils se raniment dans la tranquille solitude. Hйlas! je combattais; un fer mortel a percй mon sein, et la douleur ne s'es fait sentir que longtemps aprиs la blessure.

Cent fois, en lisant des romans, j'ai ri des froides plaintes des amants sur l'absence. Ah! je ne savais pas alors а quel point la vфtre un jour me serait insupportable! Je sens aujourd'hui combien une вme paisible est peu propre а juger des passions, et combien il est insensй de rire des sentiments qu'on n'a point йprouvйs. Vous le dirai-je pourtant? Je ne sais quelle idйe consolante et douce tempиre en moi l'amertume de votre йloignement, en songeant qu'il s'est fait par votre ordre. Les maux qui me viennent de vous me sont moins cruels que s'ils m'йtaient envoyйs par la fortune; s'ils servent а vous contenter, je ne voudrais pas ne les point sentir; ils sont les garants de leur dйdommagement, et je connais trop bien votre вme pour vous croire barbare а pure perte.

Si vous voulez m'йprouver, je n'en murmure plus; il est juste que vous sachiez si je suis constant, patient, docile, digne en un mot des biens que vous me rйservez. Dieux! si c'йtait lа votre idйe, je me plaindrais de trop peu souffrir. Ah! non, pour nourrir dans mon coeur une si douce attente, inventez, s'il se peut, des maux mieux proportionnйs а leur prix.

 

Lettre XX de Julie

Je reзois а la fois vos deux lettres; et je vois, par l'inquiйtude que vous marquez dans la seconde sur le sort de l'autre, que, quand l'imagination prend les devants, la raison ne se hвte pas comme elle, et souvent la laisse aller seule. Pensвtes-vous, en arrivant а Sion, qu'un courrier tout prкt n'attendait pour partir que votre lettre, que cette lettre me serait remise en arrivant ici, et que les occasions ne favoriseraient pas moins ma rйponse? Il n'en va pas ainsi, mon bel ami. Vos deux lettres me sont parvenues а la fois, parce que le courrier, qui ne passe qu'une fois la semaine, n'est parti qu'avec la seconde. Il faut un certain temps pour distribuer les lettres; il en faut а mon commissionnaire pour me rendre la mienne en secret, et le courrier ne retourne pas d'ici le lendemain du jour qu'il est arrivй. Ainsi, tout bien calculй, il nous faut huit jours, quand celui du courrier est bien choisi, pour recevoir rйponse l'un de l'autre; ce que je vous explique afin de calmer une fois pour toutes votre impatiente vivacitй. Tandis que vous dйclamez contre la fortune et ma nйgligence, vous voyez que je m'informe adroitement de tout ce qui peut assurer notre correspondance et prйvenir vos perplexitйs. Je vous laisse а dйcider de quel cфtй sont les plus tendres soins.

Ne parlons plus de peines, mon bon ami; ah! respectez et partagez plutфt le plaisir que j'йprouve, aprиs huit mois d'absence, de revoir le meilleur des pиres! Il arriva jeudi au soir, et je n'ai songй qu'а lui depuis cet heureux moment. O toi que j'aime le mieux au monde aprиs les auteurs de mes jours, pourquoi tes lettres, tes querelles viennent-elles contrister mon вme, et troubler les premiers plaisirs d'une famille rйunie? Tu voudrais que mon coeur s'occupвt de toi sans cesse; mais, dis-moi, le tien pourrait-il aimer une fille dйnaturйe а qui les feux de l'amour feraient oublier les droits du sang, et que les plaintes d'un amant rendraient insensibles aux caresses d'un pиre? Non, mon digne ami, n'empoisonne point par d'injustes reproches l'innocente joie que m'inspire un si doux sentiment. Toi dont l'вme est si tendre et si sensible, ne conзois-tu point quel charme c'est de sentir, dans ces purs et sacrйs embrassements, le sein d'un pиre palpiter d'aise contre celui de sa fille? Ah! crois-tu qu'alors le coeur puisse un moment se partager, et rien dйrober а la nature?

Sol che son figlia io mi rammento adesso.

Ne pensez pas pourtant que je vous oublie. Oublia-t-on jamais ce qu'on a une fois aimй? Non, les impressions plus vives, qu'on suit quelques instants, n'effacent pas pour cela les autres. Ce n'est point sans chagrin que je vous ai vu partir, ce n'est point sans plaisir que je vous verrais de retour. Mais... Prenez patience ainsi que moi, puisqu'il le faut, sans en demander davantage. Soyez sыr que je vous rappellerai le plus tфt qu'il me sera possible; et pensez que souvent tel qui se plaint bien haut de l'absence n'est pas celui qui en souffre le plus.

 

Lettre XXI а Julie

Que j'ai souffert en la recevant, cette lettre souhaitйe avec tant d'ardeur! J'attendais le courrier а la poste. A peine le paquet йtait-il ouvert que je me nomme; je me rends importun: on me dit qu'il y a une lettre, je tressaille; je la demande agitй d'une mortelle impatience; je la reзois enfin. Julie, j'aperзois les traits de ta main adorйe! La mienne tremble en s'avanзant pour recevoir ce prйcieux dйpфt. Je voudrais baiser mille fois ces sacrйs caractиre. O circonspection d'un amour craintif! Je n'ose porter la lettre а ma bouche, ni l'ouvrir devant tant de tйmoins. Je me dйrobe а la hвte; mes genoux tremblaient sous moi; mon йmotion croissante me laisse а peine apercevoir mon chemin; j'ouvre la lettre au premier dйtour: je la parcours, je la dйvore; et а peine suis-je а ces lignes oщ tu peins si bien les plaisirs de ton coeur en embrassant ce respectable pиre, que je fonds en larmes; on me regarde, j'entre dans une allйe pour йchapper aux spectateurs; lа je partage ton attendrissement; j'embrasse avec transport cet heureux pиre que je connais а peine; et, la voix de la nature me rappelant au mien, je donne de nouvelles pleurs а sa mйmoire honorйe.

Et que vouliez-vous apprendre, incomparable fille, dans mon vain et triste savoir? Ah! c'est de vous qu'il faut apprendre tout ce qui peut entrer de bon, d'honnкte, dans une вme humaine, et surtout ce divin accord de la vertu, de l'amour et de la nature, qui ne se trouve jamais qu'en vous. Non, il n'y a point d'affection saine qui n'ait sa place dans votre coeur, qui ne s'y distingue par la sensibilitй qui vous est propre; et, pour savoir moi-mкme rйgler le mien, comme j'ai soumis toutes mes actions а vos volontйs, je vois bien qu'il faut soumettre encore tous mes sentiments aux vфtres.

Quelle diffйrence pourtant de votre йtat au mien, daignez le remarquer! Je ne parle point du rang et de la fortune, l'honneur et l'amour doivent en cela supplйer а tout. Mais vous кtes environnйe de gens que vous chйrissez et qui vous adorent: les soins d'une tendre mиre, d'un pиre dont vous кtes l'unique espoir; l'amitiй d'une cousine qui semble ne respirer que par vous; toute une famille dont vous faites l'ornement; une ville entiиre fiиre de vous avoir vue naоtre: tout occupe et partage votre sensibilitй; et ce qu'il en reste а l'amour n'est que la moindre partie de ce que lui ravissent les droits du sang et de l'amitiй. Mais moi, Julie, hйlas! errant, sans famille, et presque sans patrie, je n'ai que vous sur la terre, et l'amour seul me tient lieu de tout. Ne soyez donc pas surprise si, bien que votre вme soit la plus sensible, la mienne sait le mieux aimer; et si, vous cйdant en tant de choses, j'emporte au moins le prix de l'amour.

Ne craignez pourtant pas que je vous importune encore de mes indiscrиtes plaintes. Non, je respecterai vos plaisirs, et pour eux-mкmes qui sont si purs, et pour vous qui les ressentez. Je m'en formerai dans l'esprit le touchant spectacle, je les partagerai de loin; et ne pouvant кtre heureux de ma propre fйlicitй, je le serai de la vфtre. Quelles que soient les raisons qui me tiennent йloignй de vous, je les respecte; et que me servirait de les connaоtre, si, quand je devrais les dйsapprouver, il n'en faudrait pas moins obйir а la volontй qu'elles vous inspirent? M'en coыtera-t-il plus de garder le silence qu'il m'en coыta de vous quitter? Souvenez-vous toujours, ф Julie, que votre вme a deux corps а gouverner, et que celui qu'elle anime par son choix lui sera toujours le plus fidиle.

Nodo piщ forte.

Fabricato da noi, non dalla sorte.

Je me tais donc; et jusqu'а ce qu'il vous plaise de terminer mon exil, je vais tвcher d'en tempйrer l'ennui en parcourant les montagnes du Valais tandis qu'elles sont encore praticables. Je m'aperзois que ce pays ignorй mйrite les regards des hommes, et qu'il ne lui manque, pour кtre admirй, que des spectateurs qui le sachent voir. Je tвcherai d'en tirer quelques observations dignes de vous plaire. Pour amuser une jolie femme, il faudrait peindre un peuple aimable et galant: mais toi, ma Julie, ah! je le sais bien, le tableau d'un peuple heureux et simple est celui qu'il faut а ton coeur.

 

Lettre XXII de Julie

Enfin le premier pas est franchi, et il a йtй question de vous. Malgrй le mйpris que vous tйmoignez pour ma doctrine, mon pиre en a йtй surpris; il n'a pas moins admirй mes progrиs dans la musique et dans le dessin; et au grand йtonnement de ma mиre, prйvenue par vos calomnies, au blason prиs, qui lui a paru nйgligй, il a йtй fort content de tous mes talents. Mais ces talents ne s'acquiиrent pas sans maоtre; il a fallu nommer le mien; et je l'ai fait avec une йnumйration pompeuse de toutes les sciences qu'il voulait bien m'enseigner, hors une. Il s'est rappelй de vous avoir vu plusieurs fois а son prйcйdent voyage, et il n'a pas paru qu'il eыt conservй de vous une impression dйsavantageuse.

Ensuite, il s'est informй de votre fortune: on lui a dit qu'elle йtait mйdiocre; de votre naissance; on lui a dit qu'elle йtait honnкte. Ce mot honnкte est fort йquivoque а l'oreille d'un gentilhomme, et a excitй des soupзons que l'йclaircissement a confirmйs. Dиs qu'il a su que vous n'йtiez pas noble, il a demandй ce qu'on vous donnait par mois. Ma mиre, prenant la parole, a dit qu'un pareil arrangement n'йtait pas mкme proposable; et qu'au contraire vous aviez rejetй constamment tous les moindres prйsents qu'elle avait tвchй de vous faire en choses qui ne se refusent pas; mais cet air de fiertй n'a fait qu'exciter la sienne, et le moyen de supporter l'idйe d'кtre redevable а un roturier? Il a donc йtй dйcidй qu'on vous offrirait un paiement, au refus duquel, malgrй tout votre mйrite, dont on convient, vous seriez remerciй de vos soins. Voilа, mon ami, le rйsumй d'une conversation qui a йtй tenue sur le compte de mon trиs honorй maоtre, et durant laquelle son humble йcoliиre n'йtait pas fort tranquille. J'ai cru ne pouvoir trop me hвter de vous en donner avis, afin de vous laisser le temps d'y rйflйchir. Aussitфt que vous aurez pris votre rйsolution, ne manquez pas de m'en instruire; car cet article est de votre compйtence, et mes droits ne vont pas jusque-lа.

J'apprends avec peine vos courses dans les montagnes; non que vous n'y trouviez, а mon avis, une agrйable diversion, et que le dйtail de ce que vous aurez vu ne me soit fort agrйable а moi-mкme: mais je crains pour vous des fatigues que vous n'кtes guиre en йtat de supporter. D'ailleurs la saison est fort avancйe; d'un jour а l'autre tout peut se couvrir de neige; et je prйvois que vous aurez encore plus а souffrir du froid que de la fatigue. Si vous tombiez malade dans le pays oщ vous кtes, je ne m'en consolerais jamais. Revenez donc, mon bon ami, dans mon voisinage. Il n'est pas temps encore de rentrer а Vevai; mais je veux que vous habitiez un sйjour moins rude, et que nous soyons plus а portйe d'avoir aisйment des nouvelles l'un de l'autre. Je vous laisse le maоtre du choix de votre station. Tвchez seulement qu'on ne sache point ici oщ vous кtes, et soyez discret sans кtre mystйrieux. Je ne vous dis rien sur ce chapitre, je me fie а l'intйrкt que vous avez d'кtre prudent, et plus encore а celui que j'ai que vous le soyez.

Adieu, mon ami, je ne puis m'entretenir plus longtemps avec vous. Vous savez de quelles prйcautions j'ai besoin pour vous йcrire. Ce n'est pas tout: mon pиre a amenй un йtranger respectable, son ancien ami, et qui lui a sauvй autrefois la vie а la guerre. Jugez si nous nous sommes efforcйs de le bien recevoir. Il repart demain, et nous nous hвtons de lui procurer, pour le jour qui nous reste, tous les amusements qui peuvent marquer notre zиle а un tel bienfaiteur. On m'appelle: il faut finir. Adieu, derechef.

 

Lettre XXIII а Julie

A peine ai-je employй huit jours а parcourir un pays qui demanderait des annйes d'observation: mais, outre que la neige me chasse, j'ai voulu revenir au-devant du courrier qui m'apporte, j'espиre, une de vos lettres. En attendant qu'elle arrive, je commence par vous йcrire celle-ci, aprиs laquelle j'en йcrirai, s'il est nйcessaire, une seconde pour rйpondre а la vфtre.

Je ne vous ferai point ici un dйtail de mon voyage et de mes remarques; j'en ai fait une relation que je compte vous porter. Il faut rйserver notre correspondance pour les choses qui nous touchent de plus prиs l'un et l'autre. Je me contenterai de vous parler de la situation de mon вme: il est juste de vous rendre compte de l'usage qu'on fait de votre bien.

J'йtais parti, triste de mes peines et consolй de votre joie; ce qui me tenait dans un certain йtat de langueur qui n'est pas sans charme pour un coeur sensible. Je gravissais lentement et а pied des sentiers assez rudes, conduit par un homme que j'avais pris pour кtre mon guide et dans lequel, durant toute la route, j'ai trouvй plutфt un ami qu'un mercenaire. Je voulais rкver, et j'en йtais toujours dйtournй par quelque spectacle inattendu. Tantфt d'immenses roches pendaient en ruines au-dessus de ma tкte. Tantфt de hautes et bruyantes cascades m'inondaient de leur йpais brouillard. Tantфt un torrent йternel ouvrait а mes cфtйs un abоme dont les yeux n'osaient sonder la profondeur. Quelquefois, je me perdais dans l'obscuritй d'un bois touffu. Quelquefois, en sortant d'un gouffre, une agrйable prairie rйjouissait tout а coup mes regards. Un mйlange йtonnant de la nature sauvage et de la nature cultivйe montrait partout la main des hommes oщ l'on eыt cru qu'ils n'avaient jamais pйnйtrй: а cфtй d'une caverne on trouvait des maisons; on voyait des pampres secs oщ l'on n'eыt cherchй que des ronces, des vignes dans des terres йboulйes, d'excellents fruits sur des rochers, et des champs dans des prйcipices.

Ce n'йtait pas seulement le travail des hommes qui rendait ces pays йtranges si bizarrement contrastйs: la nature semblait encore prendre plaisir а s'y mettre en opposition avec elle-mкme, tant on la trouvait diffйrente en un mкme lieu sous divers aspects! Au levant les fleurs du printemps, au midi les fruits de l'automne, au nord les glaces de l'hiver: elle rйunissait toutes les saisons dans le mкme instant, tous les climats dans le mкme lieu, des terrains contraires sur le mкme sol, et formait l'accord inconnu partout ailleurs des productions des plaines et de celles des Alpes. Ajoutez а tout cela les illusions de l'optique, les pointes des monts diffйremment йclairйes, le clair-obscur du soleil et des ombres, et tous les accidents de lumiиre qui en rйsultaient le matin et le soir; vous aurez quelque idйe des scиnes continuelles qui ne cessиrent d'attirer mon admiration, et qui semblaient m'кtre offertes en un vrai thйвtre; car la perspective des monts, йtant verticale, frappe les yeux tout а la fois et bien plus puissamment que celle des plaines, qui ne se voit qu'obliquement, en fuyant, et dont chaque objet vous en cache un autre.

J'attribuai, durant la premiиre journйe, aux agrйments de cette variйtй le calme que je sentais renaоtre en moi. J'admirais l'empire qu'ont sur nos passions les plus vives les кtres les plus insensibles, et je mйprisais la philosophie de ne pouvoir pas mкme autant sur l'вme qu'une suite d'objets inanimйs. Mais cet йtat paisible ayant durй la nuit et augmentй le lendemain, je ne tardai pas de juger qu'il avait encore quelque autre cause qui ne m'йtait pas connue. J'arrivai ce jour-lа sur des montagnes les moins йlevйes, et, parcourant ensuite leurs inйgalitйs, sur celles des plus hautes qui йtaient а ma portйe. Aprиs m'кtre promenй dans les nuages, j'atteignais un sйjour plus serein, d'oщ l'on voit dans la saison le tonnerre et l'orage se former au-dessous de soi; image trop vaine de l'вme du sage, dont l'exemple n'exista jamais, ou n'existe qu'aux mкmes lieux d'oщ l'on en a tirй l'emblиme.

Ce fut lа que je dйmкlai sensiblement dans la puretй de l'air oщ je me trouvais la vйritable cause du changement de mon humeur, et du retour de cette paix intйrieure que j'avais perdue depuis si longtemps. En effet, c'est une impression gйnйrale qu'йprouvent tous les hommes, quoiqu'ils ne l'observent pas tous, que sur les hautes montagnes, oщ l'air est pur et subtil, on se sent plus de facilitй dans la respiration, plus de lйgиretй dans le corps, plus de sйrйnitй dans l'esprit; les plaisirs y sont moins ardents, les passions plus modйrйes. Les mйditations y prennent je ne sais quel caractиre grand et sublime, proportionnй aux objets qui nous frappent, je ne sais quelle voluptй tranquille qui n'a rien d'вcre et de sensuel. Il semble qu'en s'йlevant au-dessus du sйjour des hommes, on y laisse tous les sentiments bas et terrestres, et qu'а mesure qu'on approche des rйgions йthйrйes, l'вme contracte quelque chose de leur inaltйrable puretй. On y est grave sans mйlancolie, paisible sans indolence, content d'кtre et de penser: tous les dйsirs trop vifs s'йmoussent, ils perdent cette pointe aiguл qui les rend douloureux; ils ne laissent au fond du coeur qu'une йmotion lйgиre et douce; et c'est ainsi qu'un heureux climat fait servir а la fйlicitй de l'homme les passions qui font ailleurs son tourment. Je doute qu'aucune agitation violente, aucune maladie de vapeurs pыt tenir contre un pareil sйjour prolongй, et je suis surpris que des bains de l'air salutaire et bienfaisant des montagnes ne soient pas un des grands remиdes de la mйdecine et de la morale.

Qui non palazzi, non teatro o loggia;

Ma'n lor vece un' abete, un faggio, un pino,

Trа l'erba verge e'l bel monte vicino

Levan di terra al ciel nostr' intelletto.

Supposez les impressions rйunies de ce que je viens de vous dйcrire, et vous aurez quelque idйe de la situation dйlicieuse oщ je me trouvais. Imaginez la variйtй, la grandeur, la beautй de mille йtonnants spectacles; le plaisir de ne voir autour de soi que des objets tout nouveaux, des oiseaux йtranges, des plantes bizarres et inconnues, d'observer en quelque sorte une autre nature, et de se trouver dans un nouveau monde. Tout cela fait aux yeux un mйlange inexprimable, dont le charme augmente encore par la subtilitй de l'air qui rend les couleurs plus vives, les traits plus marquйs, rapproche tous les points de vue; les distances paraissant moindres que dans les plaines, oщ l'йpaisseur de l'air couvre la terre d'un voile, l'horizon prйsente aux yeux plus d'objets qu'il semble n'en pouvoir contenir: enfin le spectacle a je ne sais quoi de magique, de surnaturel, qui ravit l'esprit et les sens; on oublie tout, on s'oublie soi-mкme, on ne sait plus oщ l'on est.

J'aurais passй tout le temps de mon voyage dans le seul enchantement du paysage, si je n'en eusse йprouvй un plus doux encore dans le commerce des habitants. Vous trouverez dans ma description un lйger crayon de leurs moeurs, de leur simplicitй, de leur йgalitй d'вme, et de cette paisible tranquillitй qui les rend heureux par l'exemption des peines plutфt que par le goыt des plaisirs. Mais ce que je n'ai pu vous peindre et qu'on ne peut guиre imaginer, c'est leur humanitй dйsintйressйe, et leur zиle hospitalier pour tous les йtrangers que le hasard ou la curiositй conduisent parmi eux. J'en fis une йpreuve surprenante, moi qui n'йtais connu de personne, et qui ne marchais qu'а l'aide d'un conducteur. Quand j'arrivais le soir dans un hameau, chacun venait avec tant d'empressement m'offrir sa maison, que j'йtais embarrassй du choix; et celui qui obtenait la prйfйrence en paraissait si content, que la premiиre fois je pris cette ardeur pour de l'aviditй. Mais je fus bien йtonnй quand, aprиs en avoir usй chez mon hфte а peu prиs comme au cabaret, il refusa le lendemain mon argent, s'offensant mкme de ma proposition, et il en a partout йtй de mкme. Ainsi c'йtait le pur amour de l'hospitalitй, communйment assez tiиde, qu'а sa vivacitй j'avais pris pour l'вpretй du gain: leur dйsintйressement fut si complet, que dans tout le voyage je n'ai pu trouver а placer un patagon. En effet, а quoi dйpenser de l'argent dans un pays oщ les maоtres ne reзoivent point le prix de leurs frais, ni les domestiques celui de leurs soins, et oщ l'on ne trouve aucun mendiant? Cependant l'argent est fort rare dans le Haut-Valais; mais c'est pour cela que les habitants sont а leur aise; car les denrйes y sont abondantes sans aucun dйbouchй au dehors, sans consommation de luxe au dedans, et sans que le cultivateur montagnard, dont les travaux sont les plaisirs, devienne moins laborieux. Si jamais ils ont plus d'argent, ils seront infailliblement plus pauvres: ils ont la sagesse de le sentir, et il y a dans le pays des mines d'or qu'il n'est pas permis d'exploiter.

J'йtais d'abord fort surpris de l'opposition de ces usages avec ceux du Bas-Valais, oщ sur la route d'Italie, on ranзonne assez durement les passagers, et j'avais peine а concilier dans un mкme peuple des maniиres si diffйrentes. Un Valaisan m'en expliqua la raison. "Dans la vallйe, me dit-il, les йtrangers qui passent sont des marchands, et d'autres gens uniquement occupйs de leur nйgoce et de leur gain: il est juste qu'ils nous laissent une partie de leur profit, et nous les traitons comme ils traitent les autres. Mais ici, oщ nulle affaire n'appelle les йtrangers, nous sommes sыrs que leur voyage est dйsintйressй; l'accueil qu'on leur fait l'est aussi. Ce sont des hфtes qui nous viennent voir parce qu'ils nous aiment, et nous les recevons avec amitiй.

Au reste, ajouta-t-il en souriant, cette hospitalitй n'est pas coыteuse, et peu de gens s'avisent d'en profiter. - Ah! je le crois, lui rйpondis-je. Que ferait-on chez un peuple qui vit pour vivre, non pour gagner ni pour briller? Hommes heureux et dignes de l'кtre, j'aime а croire qu'il faut vous ressembler en quelque chose pour se plaire au milieu de vous."

Ce qui me paraissait le plus agrйable dans leur accueil, c'йtait de n'y pas trouver le moindre vestige de gкne ni pour eux ni pour moi. Ils vivaient dans leur maison comme si je n'y eusse pas йtй, et il ne tenait qu'а moi d'y кtre comme si j'y eusse йtй seul. Ils ne connaissent point l'incommode vanitй d'en faire les honneurs aux йtrangers, comme pour les avertir de la prйsence d'un maоtre, dont on dйpend au moins en cela. Si je ne disais rien, ils supposaient que je voulais vivre а leur maniиre; je n'avais qu'а dire un mot pour vivre а la mienne, sans йprouver jamais de leur part la moindre marque de rйpugnance ou d'йtonnement. Le seul compliment qu'ils me firent aprиs avoir su que j'йtais Suisse, fut de me dire que nous йtions frиres, et que je n'avais qu'а me regarder chez eux comme йtant chez moi. Puis ils ne s'embarrassиrent plus de ce que je faisais, n'imaginant pas mкme que je pusse avoir le moindre doute sur la sincйritй de leurs offres, ni le moindre scrupule а m'en prйvaloir. Ils en usent entre eux avec la mкme simplicitй; les enfants en вge de raison sont les йgaux de leurs pиres; les domestiques s'asseyent а table avec leurs maоtres; la mкme libertй rиgne dans les maisons et dans la rйpublique, et la famille est l'image de l'Etat.

La seule chose sur laquelle je ne jouissais pas de la libertй йtait la durйe excessive des repas. J'йtais bien le maоtre de ne pas mettre а table; mais, quand j'y йtais une fois, il y fallait rester une partie de la journйe, et boire d'autant. Le moyen d'imaginer qu'un homme et un Suisse n'aimвt pas а boire? En effet, j'avoue que le bon vin me paraоt une excellente chose, et que je ne hais point а m'en йgayer, pourvu qu'on ne m'y force pas. J'ai toujours remarquй que les gens faux sont sobres, et la grande rйserve de la table annonce assez souvent des moeurs feintes et des вmes doubles. Un homme franc craint moins ce babil affectueux et ces tendres йpanchements qui prйcиdent l'ivresse; mais il faut savoir s'arrкter et prйvenir l'excиs. Voilа ce qu'il ne m'йtait guиre possible de faire avec d'aussi dйterminйs buveurs que les Valaisans, des vins aussi violents que ceux du pays, et sur des tables oщ l'on ne vit jamais d'eau. Comment se rйsoudre а jouer si sottement le sage et а fвcher de si bonnes gens? Je m'enivrais donc par reconnaissance; et ne pouvant payer mon йcot de ma bourse, je le payais de ma raison.

Un autre usage qui ne me gкnait guиre moins, c'йtait de voir, mкme chez des magistrats, la femme et les filles de la maison, debout derriиre ma chaise, servir а table comme des domestiques. La galanterie franзaise se serait d'autant plus tourmentйe а rйparer cette incongruitй, qu'avec la figure des Valaisanes, des servantes mкmes rendraient leurs services embarrassants. Vous pouvez m'en croire, elles sont jolies puisqu'elles m'ont paru l'кtre: des yeux accoutumйs а vous voir sont difficiles en beautй.

Pour moi, qui respecte encore plus les usages des pays oщ je vis que ceux de la galanterie, je recevais leur service en silence avec autant de gravitй que don Quichotte chez la duchesse. J'opposais quelquefois en souriant les grandes barbes et l'air grossier des convives au teint йblouissant de ces jeunes beautйs timides, qu'un mot faisait rougir, et ne rendait que plus agrйables. Mais je fus un peu choquй de l'йnorme ampleur de leur gorge, qui n'a dans sa blancheur йblouissante qu'un des avantages du modиle que j'osais lui comparer; modиle unique et voilй, dont les contours furtivement observйs me peignent ceux de cette coupe cйlиbre а qui le plus beau sein du monde servit de moule.

Ne soyez pas surprise de me trouver si savant sur des mystиres que vous cachez si bien: je le suis en dйpit de vous; un sens en peut quelquefois instruire un autre: malgrй la plus jalouse vigilance, il йchappe а l'ajustement le mieux concertй quelques lйgers interstices par lesquels la vue opиre l'effet du toucher. L'oeil avide et tйmйraire s'insinue impunйment sous les fleurs d'un bouquet, il erre sous la chenille et la gaze, et fait sentir а la main la rйsistance йlastique qu'elle n'oserait йprouver.

Parte appar delle mamme acerbe e crude:

Parte altrui ne ricopre invida vesta.

Invida ma s'agli occhi il varco chiude,

L'amoroso pensier gia non arresta.

Je remarquai aussi un grand dйfaut dans l'habillement des Valaisanes, c'est d'avoir des corps de robe si йlevйs par derriиre qu'elles en paraissent bossues; cela fait un effet singulier avec leurs petites coiffures noires et le reste de leur ajustement, qui ne manque au surplus ni de simplicitй ni d'йlйgance. Je vous porte un habit complet а la valaisane, et j'espиre qu'il vous ira bien; il a йtй pris sur la plus jolie taille du pays.

Tandis que je parcourais avec extase ces lieux si peu connus et si dignes d'кtre admirйs; que faisiez-vous cependant, ma Julie? Etiez-vous oubliйe de votre ami? Julie oubliйe! Ne m'oublierais-je pas plutфt moi-mкme, et que pourrais-je un moment seul, moi qui ne suis plus rien que par vous? Je n'ai jamais mieux remarquй avec quel instinct je place en divers lieux notre existence commune selon l'йtat de mon вme. Quand je suis triste, elle se rйfugie auprиs de la vфtre, et cherche des consolations aux lieux oщ vous кtes; c'est ce que j'йprouvais en vous quittant. Quand j'ai du plaisir, je n'en saurais jouir seul, et pour le partager avec vous je vous appelle alors oщ je suis. Voilа ce qui m'est arrivй durant toute cette course, oщ, la diversitй des objets me rappelant sans cesse en moi-mкme, je vous conduisais partout avec moi. Je ne faisais pas un pas que nous ne le fissions ensemble. Je n'admirais pas une vue sans me hвter de vous la montrer. Tous les arbres que je rencontrais vous prкtaient leur ombre, tous les gazons vous servaient de siиge. Tantфt assis а vos cфtйs, je vous aidais а parcourir des yeux les objets; tantфt а vos genoux j'en contemplais un plus digne des regards d'un homme sensible. Rencontrais-je un pas difficile, je vous le voyais franchir avec la lйgиretй d'un faon qui bondit aprиs sa mиre. Fallait-il traverser un torrent, j'osais presser dans mes bras une si douce charge; je passais le torrent lentement, avec dйlices, et voyais а regret le chemin que j'allais atteindre. Tout me rappelait а vous dans ce sйjour paisible; et les touchants attraits de la nature, et l'inaltйrable puretй de l'air, et les moeurs simples des habitants, et leur sagesse йgale et sыre, et l'aimable pudeur du sexe, et ses innocents grвces, et tout ce qui frappait agrйablement mes yeux et mon coeur leur peignait celle qu'ils cherchent.

O ma Julie, disais-je avec attendrissement, que ne puis-je couler mes jours avec toi dans ces lieux ignorйs, heureux de notre bonheur et non du regard des hommes! Que ne puis-je ici rassembler toute mon вme en toi seule; et devenir а mon tour l'univers pour toi! Charmes adorйs, vous jouiriez alors des hommages qui vous sont dus! Dйlices de l'amour, c'est alors que nos coeurs vous savoureraient sans cesse! Une longue et douce ivresse nous laisserait ignorer le cours des ans: et quand enfin l'вge aurait calmй nos premiers feux, l'habitude de penser et sentir ensemble ferait succйder а leurs transports une amitiй non moins tendre. Tous les sentiments honnкtes, nourris dans la jeunesse avec ceux de l'amour, en rempliraient un jour le vide immense; nous pratiquerions au sein de cet heureux peuple, et а son exemple, tous les devoirs de l'humanitй: sans cesse nous nous unirions pour bien faire, et nous ne mourrions point sans avoir vйcu.

La poste arrive; il faut finir ma lettre, et courir recevoir la vфtre. Que le coeur me bat jusqu'а ce moment! Hйlas! j'йtais heureux dans mes chimиres: mon bonheur fuit avec elles; que vais-je кtre en rйalitй?

 

Lettre XXIV а Julie

Je rйponds sur-le-champ а l'article de votre lettre qui regarde le paiement, et n'ai, Dieu merci, nul besoin d'y rйflйchir. Voici, ma Julie, quel est mon sentiment sur ce point.

Je distingue dans ce qu'on appelle honneur celui qui se tire de l'opinion publique, et celui qui dйrive de l'estime de soi-mкme. Le premier consiste en vains prйjugйs plus mobiles qu'une onde agitйe; le second a sa base dans les vйritйs йternelles de la morale. L'honneur du monde peut кtre avantageux а la fortune; mais il ne pйnиtre point dans l'вme, et n'influe en rien sur le vrai bonheur. L'honneur vйritable au contraire en forme l'essence, parce qu'on ne trouve qu'en lui ce sentiment permanent de satisfaction intйrieure qui seul peut rendre heureux un кtre pensant. Appliquons, ma Julie, ces principes а votre question: elle sera bientфt rйsolue.

Que je m'йrige en maоtre de philosophie, et prenne, comme ce fou de la fable, de l'argent pour enseigner la sagesse, cet emploi paraоtra bas aux yeux du monde, et j'avoue qu'il a quelque chose de ridicule en soi: cependant, comme aucun homme ne peut tirer sa subsistance absolument de lui-mкme, et, qu'on ne saurait l'en tirer de plus prиs que par son travail, nous mettrons ce mйpris au rang des plus dangereux prйjugйs; nous n'aurons point la sottise de sacrifier la fйlicitй а cette opinion insensйe; vous ne m'en estimerez pas moins, et je n'en serai pas plus а plaindre quand je vivrai des talents que j'ai cultivйs.

Mais ici, ma Julie, nous avons d'autres considйrations а faire. Laissons la multitude, et regardons en nous-mкmes. Que serai-je rйellement а votre pиre en recevant de lui le salaire des leзons que je vous aurai donnйes, et lui vendant une partie de mon temps, c'est-а-dire de ma personne? Un mercenaire, un homme а ses gages, une espиce de valet; et il aura de ma part, pour garant de sa confiance et pour sыretй de ce qui lui appartient, ma foi tacite, comme celle du dernier de ses gens.

Or quel bien plus prйcieux peut avoir un pиre que sa fille unique, fыt-ce mкme une autre que Julie? Que fera donc celui qui lui vend ses services? Fera-t-il taire ses sentiments pour elle? Ah! tu sais si cela se peut! Ou bien, se livrant sans scrupule au penchant de son coeur, offensera-t-il dans la partie la plus sensible celui а qui il doit fidйlitй? Alors je ne vois plus dans un tel maоtre qu'un perfide qui foule aux pieds les droits les plus sacrйs, un traоtre, un sйducteur domestique, que les lois condamnent trиs justement а la mort. J'espиre que celle а qui je parle sait m'entendre; ce n'est pas la mort que je crains, mais la honte d'en кtre digne, et le mйpris de moi-mкme.

Quand les lettres d'Hйloпse et d'Abйlard tombиrent entre vos mains, vous savez ce que je vous dis de cette lecture et de la conduite du thйologien. J'ai toujours plaint Hйloпse; elle avait un coeur fait pour aimer: mais Abйlard ne m'a jamais paru qu'un misйrable digne de son sort, et connaissant aussi peu l'amour que la vertu. Aprиs l'avoir jugй, faudra-t-il que je l'imite? Malheur а quiconque prкche une morale qu'il ne veut pas pratiquer! Celui qu'aveugle sa passion jusqu'а ce point en est bientфt puni par elle, et perd le goыt des sentiments auxquels il a sacrifiй son honneur. L'amour est privй de son plus grand charme quand l'honnкtetй l'abandonne; pour en sentir tout le prix, il faut que le coeur s'y complaise, et qu'il nous йlиve en йlevant l'objet aimй. Otez l'idйe de la perfection, vous фtez l'enthousiasme; фtez l'estime, et l'amour n'est plus rien. Comment une femme pourrait-elle honorer un homme qui se dйshonore? Comment pourra-t-il adorer lui-mкme celle qui n'a pas craint de s'abandonner а un vil corrupteur? Ainsi bientфt ils se mйpriseront mutuellement; l'amour ne sera plus pour eux qu'un honteux commerce, ils auront perdu l'honneur, et n'auront point trouvй la fйlicitй.

Il n'en est pas ainsi ma Julie, entre deux amants de mкme вge, tous deux йpris du mкme feu, qu'un mutuel attachement unit, qu'aucun lien particulier ne gкne, qui jouissent tous deux de leur premiиre libertй, et dont aucun droit ne proscrit l'engagement rйciproque. Les lois les plus sйvиres ne peuvent leur imposer d'autre peine que le prix mкme de leur amour; la seule punition de s'кtre aimйs est l'obligation de s'aimer а jamais; et s'il est quelques malheureux climats au monde oщ l'homme barbare brise ces innocentes chaоnes, il en est puni sans doute par les crimes que cette contrainte engendre.

Voilа mes raisons, sage et vertueuse Julie; elles ne sont qu'un froid commentaire de celles que vous m'exposвtes avec tant d'йnergie et de vivacitй dans une de vos lettres; mais c'en est assez pour vous montrer combien je m'en suis pйnйtrй. Vous vous souvenez que je n'insistai point sur mon refus, et que, malgrй la rйpugnance que le prйjugй m'a laissйe, j'acceptai vos dons en silence, ne trouvant point en effet dans le vйritable honneur de solide raison pour les refuser. Mais ici le devoir, la raison, l'amour mкme, tout parle d'un ton que je ne peux mйconnaоtre. S'il faut choisir entre l'honneur et vous, mon coeur est prкt а vous perdre: il vous aime trop, ф Julie! pour vous conserver а ce prix.

 

Lettre XXV de Julie

La relation de votre voyage est charmante, mon bon ami; elle me ferait aimer celui qui l'a йcrite, quand mкme je ne le connaоtrais pas. J'ai pourtant а vous tancer sur un passage dont vous vous doutez bien, quoique je n'aie pu m'empкcher de rire de la ruse avec laquelle vous vous кtes mis а l'abri du Tasse, comme derriиre un rempart. Eh! comment ne sentiez-vous point qu'il y a bien de la diffйrence entre йcrire au public ou а sa maоtresse? L'amour, si craintif, si scrupuleux, n'exige-t-il pas plus d'йgards que la biensйance? Pouviez-vous ignorer que ce style n'est pas de mon goыt, et cherchiez-vous а me dйplaire? Mais en voilа dйjа trop peut-кtre sur un sujet qu'il ne fallait point relever. Je suis d'ailleurs trop occupйe de votre seconde lettre pour rйpondre en dйtail а la premiиre: ainsi, mon ami, laissons le Valais pour une autre fois, et bornons-nous maintenant а nos affaires; nous serons assez occupйs.

Je savais le parti que vous prendriez. Nous nous connaissons trop bien pour en кtre encore а ces йlйments. Si jamais la vertu nous abandonne, ce ne sera pas, croyez-moi, dans les occasions qui demandent du courage et des sacrifices. Le premier mouvement aux attaques vives est de rйsister; et nous vaincrons, je l'espиre, tant que l'ennemi nous avertira de prendre les armes. C'est au milieu du sommeil, c'est dans le sein d'un doux repos, qu'il faut se dйfier des surprises; mais c'est surtout la continuitй des maux qui rend leur poids insupportable; et l'вme rйsiste bien plus aisйment aux vives douleurs qu'а la tristesse prolongйe. Voilа, mon ami, la dure espиce de combat que nous aurons dйsormais а soutenir: ce ne sont point des actions hйroпques que le devoir nous demande, mais une rйsistance plus hйroпque encore а des peines sans relвche.

Je l'avais trop prйvu; le temps du bonheur est passй comme un йclair; celui des disgrвces commence, sans que rien m'aide а juger quand il finira. Tout m'alarme et me dйcourage; une langueur mortelle s'empare de mon вme; sans sujet bien prйcis de pleurer, des pleurs involontaires s'йchappent de mes yeux: je ne lis pas dans l'avenir des maux inйvitables; mais je cultivais l'espйrance, et la vois flйtrir tous les jours. Que sert, hйlas! d'arroser le feuillage quand l'arbre est coupй par le pied?

Je le sens, mon ami, le poids de l'absence m'accable. Je ne puis vivre sans toi, je le sens; c'est ce qui m'effraye le plus. Je parcours cent fois le jour les lieux que nous habitions ensemble, et ne t'y trouve jamais; je t'attends а ton heure ordinaire: l'heure passe, et tu ne viens point. Tous les objets que j'aperзois me portent quelque idйe de ta prйsence pour m'avertir que je t'ai perdu. Tu n'as point ce supplice affreux: ton coeur seul peut te dire que je te manque. Ah! si tu savais quel pire tourment c'est de rester quand on se sйpare, combien tu prйfйrerais ton йtat au mien!

Encore si j'osais gйmir, si j'osais parler de mes peines, je me sentirais soulagйe des maux dont je pourrais me plaindre. Mais, hors quelques soupirs exhalйs en secret dans le sein de ma cousine, il faut йtouffer tous les autres; il faut contenir mes larmes; il faut sourire quand je me meurs.

Sentirsi, o Des! morir,

E non poter mai dir:

Morir mi sento!

Le pis est que tous ces maux empirent sans cesse mon plus grand mal, et que plus ton souvenir me dйsole, plus j'aime а me le rappeler. Dis-moi, mon ami, mon doux ami; sens-tu combien un coeur languissant est tendre, et combien la tristesse fait fermenter l'amour?

Je voulais vous parler de mille choses; mais, outre qu'il faut mieux attendre de savoir positivement oщ vous кtes, il ne m'est pas possible de continuer cette lettre dans l'йtat oщ je me trouve en l'йcrivant. Adieu, mon ami; je quitte la plume, mais croyez que je ne vous quitte pas.

Billet

J'йcris, par un batelier que je ne connais point, ce billet а l'adresse ordinaire, pour donner avis que j'ai choisi mon asile а Meillerie, sur la rive opposйe, afin de jouir au moins de la vue du lieu dont je n'ose approcher.

 

Lettre XXVI а Julie

Que mon йtat est changй dans peu de jours! Que d'amertumes se mкlent а la douceur de me rapprocher de vous! Que de tristes rйflexions m'assiиgent! Que de traverses mes craintes me font prйvoir! O Julie! que c'est un fatal prйsent du ciel qu'une вme sensible! Celui qui l'a reзu doit s'attendre а n'avoir que peine et douleur sur la terre. Vil jouet de l'air et des saisons, le soleil ou les brouillards, l'air couvert ou serein, rйgleront sa destinйe, et il sera content ou triste au grй des vents. Victime des prйjugйs, il trouvera dans d'absurdes maximes un obstacle invincible aux justes voeux de son coeur. Les hommes le puniront d'avoir des sentiments droits de chaque chose, et d'en juger par ce qui est vйritable plutфt que par ce qui est de convention. Seul il suffirait pour faire sa propre misиre, en se livrant indiscrиtement aux attraits divins de l'honnкte et du beau, tandis que les pesantes chaоnes de la nйcessitй l'attachent а l'ignominie. Il cherchera la fйlicitй suprкme sans se souvenir qu'il est homme: son coeur et sa raison seront incessamment en guerre, et des dйsirs sans bornes lui prйpareront d'йternelles privations.

Telle est la situation cruelle oщ me plongent le sort qui m'accable et mes sentiments qui m'йlиvent, et ton pиre qui me mйprise, et toi qui fais le charme et le tourment de ma vie. Sans toi, beautй fatale, je n'aurais jamais senti ce contraste insupportable de grandeur au fond de mon вme et de bassesse dans ma fortune; j'aurais vйcu tranquille et serais mort content, sans daigner remarquer quel rang j'avais occupй sur la terre. Mais t'avoir vue et ne pouvoir te possйder, t'adorer et n'кtre qu'un homme, кtre aimй et ne pouvoir кtre heureux, habiter les mкmes lieux et ne pouvoir vivre ensemble!... O Julie, а qui je ne puis renoncer! ф destinйe que je ne puis vaincre! quels combats affreux vous excitez en moi, sans pouvoir jamais surmonter mes dйsirs ni mon impuissance!

Quel effet bizarre et inconcevable! Depuis que je suis rapprochй de vous, je ne roule dans mon esprit que des pensers funestes. Peut-кtre le sйjour oщ je suis contribue-t-il а cette mйlancolie; il est triste et horrible; il en est plus conforme а l'йtat de mon вme, et je n'en habiterais pas si patiemment un plus agrйable. Une file de rochers stйriles borde la cфte et environne mon habitation, que l'hiver rend encore plus affreuse. Ah! je le sens, ma Julie, s'il fallait renoncer а vous, il n'y aurait plus pour moi d'autre sйjour ni d'autre saison.

Dans les violents transports qui m'agitent, je ne saurais demeurer en place; je cours, je monte avec ardeur, je m'йlance sur les rochers, je parcours а grands pas tous les environs, et trouve partout dans les objets la mкme horreur qui rиgne au dedans de moi. On n'aperзoit plus de verdure, l'herbe est jaune et flйtrie, les arbres sont dйpouillйs, le sйchard et la froide bise entassent la neige et les glaces; et toute la nature est morte а mes yeux, comme l'espйrance au fond de mon coeur.

Parmi les rochers de cette cфte, j'ai trouvй, dans un abri solitaire, une petite esplanade d'oщ l'on dйcouvre а plein la ville heureuse oщ vous habitez. Jugez avec quelle aviditй mes yeux se portиrent vers ce sйjour chйri. Le premier jour je fis mille efforts pour y discerner votre demeure; mais l'extrкme йloignement les rendit vains, et je m'aperзus que mon imagination donnait le change а mes yeux fatiguйs. Je courus chez le curй emprunter un tйlescope, avec lequel je vis ou crus voir votre maison; et depuis ce temps je passe les jours entiers dans cet asile а contempler ces murs fortunйs qui renferment la source de ma vie. Malgrй la saison, je m'y rends dиs le matin, et n'en reviens qu'а la nuit. Des feuilles et quelques bois secs que j'allume servent, avec mes courses, а me garantir du froid excessif. J'ai pris tant de goыt pour ce lieu sauvage que j'y porte mкme de l'encre et du papier; et j'y йcris maintenant cette lettre sur un quartier que les glaces ont dйtachй du rocher voisin.

C'est lа, ma Julie, que ton malheureux amant achиve de jouir des derniers plaisirs qu'il goыtera peut-кtre en ce monde. C'est de lа qu'а travers les airs et les murs il ose en secret pйnйtrer jusque dans ta chambre. Tes traits charmants le frappent encore; tes regards tendres raniment son coeur mourant; il entend le son de ta douce voix; il ose chercher encore en tes bras ce dйlire qu'il йprouva dans le bosquet. Vain fantфme d'une вme agitйe qui s'йgare dans ses dйsirs! Bientфt forcй de rentrer en moi-mкme, je te contemple au moins dans le dйtail de ton innocente vie: je suis de loin les diverses occupations de ta journйe, et je me les reprйsente dans les temps et les lieux oщ j'en fus quelquefois l'heureux tйmoin. Toujours je te vois vaquer а des soins qui te rendent plus estimable, et mon coeur s'attendrit avec dйlices sur l'inйpuisable bontй du tien. Maintenant, me dis-je au matin, elle sort d'un paisible sommeil, son teint a la fraоcheur de la rose, son вme jouit d'une douce paix; elle offre а celui dont elle tient l'кtre un jour qui ne sera point perdu pour la vertu. Elle passe а prйsent chez sa mиre: les tendres affections de son coeur s'йpanchent avec les auteurs de ses jours; elle les soulage dans le dйtail des soins de la maison; elle fait peut-кtre la paix d'un domestique imprudent, elle lui fait peut-кtre une exhortation secrиte; elle demande peut-кtre une grвce pour un autre. Dans un autre temps, elle s'occupe sans ennui des travaux de son sexe; elle orne son вme de connaissances utiles; elle ajoute а son goыt exquis les agrйments des beaux-arts, et ceux de la danse а sa lйgиretй naturelle. Tantфt je vois une йlйgante et simple parure orner des charmes qui n'en ont pas besoin. Ici je la vois consulter un pasteur vйnйrable sur la peine ignorйe d'une famille indigente; lа, secourir ou consoler la triste veuve et l'orphelin dйlaissй. Tantфt elle charme une honnкte sociйtй par ses discours sensйs et modestes; tantфt, en riant avec ses compagnes, elle ramиne une jeunesse folвtre au ton de la sagesse et des bonnes moeurs. Quelques moments! ah! pardonne! j'ose te voir mкme t'occuper de moi: je vois tes yeux attendris parcourir une de mes lettres; je lis dans leur douce langueur que c'est а ton amant fortunй que s'adressent les lignes que tu traces; je vois que c'est de lui que tu parles а ta cousine avec une si tendre йmotion. O Julie! ф Julie! et nous ne serions pas unis? et nos jours ne couleraient pas ensemble? Non, que jamais cette affreuse idйe ne se prйsente а mon esprit! En un instant elle change tout mon attendrissement en fureur, la rage me fait courir de caverne en caverne; des gйmissements et des cris m'йchappent malgrй moi; je rugis comme une lionne irritйe; je suis capable de tout, hors de renoncer а toi; et il n'y a rien, non, rien que je ne fasse pour te possйder ou mourir.

J'en йtais ici de ma lettre, et je n'attendais qu'une occasion sыre pour vous l'envoyer, quand j'ai reзu de Sion la derniиre que vous m'y avez йcrite. Que la tristesse qu'elle respire a charmй la mienne! Que j'y ai vu un frappant exemple de ce que vous me disiez de l'accord de nos вmes dans les lieux йloignйs! Votre affliction, je l'avoue, est plus patiente; la mienne est plus emportйe; mais il faut bien que le mкme sentiment prenne la teinture des caractиres qui l'йprouvent, et il est bien naturel que les plus grandes pertes causent les plus grandes douleurs. Que dis-je, des pertes? Eh! qui les pourrait supporter? Non, connaissez-le enfin, ma Julie, un йternel arrкt du ciel nous destina l'un pour l'autre; c'est la premiиre loi qu'il faut йcouter, c'est le premier soin de la vie de s'unir а qui doit nous la rendre douce. Je le vois, j'en gйmis, tu t'йgares dans tes vains projets, tu veux forcer des barriиres insurmontables, et nйgliges les seuls moyens possibles; l'enthousiasme de l'honnкtetй t'фte la raison, et ta vertu n'est plus qu'un dйlire.

Ah! si tu pouvais rester toujours jeune et brillante comme а prйsent, je ne demanderais au ciel que de te savoir йternellement heureuse, te voir tous les ans de ma vie une fois, une seule fois, et passer le reste de mes jours а contempler de loin ton asile, а t'adorer parmi ces rochers. Mais, hйlas! vois la rapiditй de cet astre qui jamais n'arrкte; il vole, et le temps fuit, l'occasion s'йchappe: ta beautй, ta beautй mкme aura son terme; elle doit dйcliner et pйrir un jour comme une fleur qui tombe sans avoir йtй cueillie; et moi cependant je gйmis, je souffre, ma jeunesse s'use dans les larmes, et se flйtrit dans la douleur. Pense, pense, Julie, que nous comptons dйjа des annйes perdues pour le plaisir. Pense qu'elles ne reviendront jamais; qu'il en sera de mкme de celles qui nous restent si nous les laissons йchapper encore. O amante aveuglйe! tu cherches un chimйrique bonheur pour un temps oщ nous ne serons plus; tu regardes un avenir йloignй, et tu ne vois pas que nous nous consumons sans cesse, et que nos вmes, йpuisйes d'amour et de peines, se fondent et coulent comme l'eau. Reviens, il en est temps encore, reviens, ma Julie, de cette erreur funeste. Laisse lа tes projets, et sois heureuse. Viens, ф mon вme! dans les bras de ton ami rйunir les deux moitiйs de notre кtre; viens а la face du ciel, guide de notre fuite et tйmoin de nos serments, jurer de vivre et mourir l'un а l'autre. Ce n'est pas toi, je le sais, qu'il faut rassurer contre la crainte de l'indigence. Soyons heureux et pauvres, ah! quel trйsor nous aurons acquis! Mais ne faisons point cet affront а l'humanitй, de croire qu'il ne restera pas sur la terre entiиre un asile а deux amants infortunйs. J'ai des bras, je suis robuste; le pain gagnй par mon travail te paraоtra plus dйlicieux que les mets des festins. Un repas apprкtй par l'amour peut-il jamais кtre insipide? Ah! tendre et chиre amante, dussions-nous n'кtre heureux qu'un seul jour, veux-tu quitter cette courte vie sans avoir goыtй le bonheur?

Je n'ai plus qu'un mot а vous dire, ф Julie! vous connaissez l'antique usage du rocher de Leucate, dernier refuge de tant d'amants malheureux. Ce lieu-ci lui ressemble а bien des йgards: la roche est escarpйe, l'eau est profonde, et je suis au dйsespoir.

 

Lettre XXVII de Claire

Ma douleur me laisse а peine la force de vous йcrire. Vos malheurs et les miens sont au comble. L'aimable Julie est а l'extrйmitй, et n'a peut-кtre pas deux jours а vivre. L'effort qu'elle fit pour vous йloigner d'elle commenзa d'altйrer sa santй; la premiиre conversation qu'elle eut sur votre compte avec son pиre y porta de nouvelles attaques: d'autres chagrins plus rйcents ont accru ses agitations, et votre derniиre lettre а fait le reste. Elle en fut si vivement йmue, qu'aprиs avoir passй une nuit dans d'affreux combats, elle tomba hier dans l'accиs d'une fiиvre ardente qui n'a fait qu'augmenter sans cesse, et lui a enfin donnй le transport. Dans cet йtat elle vous nomme а chaque instant, et parle de vous avec une vйhйmence qui montre combien elle en est occupйe. On йloigne son pиre autant qu'il est possible; cela prouve assez que ma tante a conзu des soupзons: elle m'a mкme demandй avec inquiйtude si vous n'йtiez pas de retour; et je vois que le danger de sa fille effaзant pour le moment toute autre considйration, elle ne serait pas fвchйe de vous voir ici.

Venez donc, sans diffйrer. J'ai pris ce bateau exprиs pour vous porter cette lettre; il est а vos ordres, servez-vous-en pour votre retour, et surtout ne perdez pas un moment, si vous voulez revoir la plus tendre amante qui fut jamais.

 

Lettre XXVIII de Julie а Claire

Que ton absence me rend amиre la vie que tu m'as rendue! Quelle convalescence! Une passion plus terrible que la fiиvre et le transport m'entraоne а ma perte. Cruelle! tu me quittes quand j'ai plus besoin de toi; tu m'a quittйe pour huit jours, peut-кtre ne me reverras-tu jamais. Oh! si tu savais ce que l'insensй m'ose proposer!... et de quel ton!... M'enfuir! le suivre! m'enlever!... Le malheureux!... De qui me plains-je? mon coeur, mon indigne coeur m'en dit cent fois plus que lui... Grand Dieu! que serait-ce, s'il savait tout?... il en deviendrait furieux, je serais entraоnйe, il faudrait partir... Je frйmis...

Enfin mon pиre m'a donc vendue! il fait de sa fille une marchandise, une esclave! il s'acquitte а mes dйpens! il paye sa vie de la mienne!... car, je le sens bien, je n'y survivrai jamais. Pиre barbare et dйnaturй! Mйrite-t-il... Quoi! mйriter! c'est le meilleur des pиres; il veut unir sa fille а son ami, voilа son crime. Mais ma mиre, ma tendre mиre! quel mal m'a-t-elle fait?... Ah! beaucoup: elle m'a trop aimйe, elle m'a perdue.

Claire, que ferai-je? que deviendrai-je? Hanz ne vient point. Je ne sais comment t'envoyer cette lettre. Avant que tu la reзoives... avant que tu sois de retour... qui sait? fugitive, errante, dйshonorйe... C'en est fait, c'en est fait, la crise est venue. Un jour, une heure, un moment, peut-кtre... qui est-ce qui sait йviter son sort? Oh! dans quelque lieu que je vive et que je meure, en quelque asile obscur que je traоne ma honte et mon dйsespoir, Claire, souviens-toi de ton amie... Hйlas! la misиre et l'opprobre changent les coeurs... Ah! si jamais le mien t'oublie, il aura beaucoup changй.

 

Lettre XXIX de Julie а Claire

Reste, ah! reste, ne reviens jamais: tu viendrais trop tard. Je ne dois plus te voir; comment soutiendrais-je ta vue?

Oщ йtais-tu, ma douce amie, ma sauvegarde, mon ange tutйlaire? Tu m'as abandonnйe, et j'ai pйri! Quoi! ce fatal voyage йtait-il si nйcessaire ou si pressй? Pouvais-tu me laisser а moi-mкme dans l'instant le plus dangereux de ma vie? Que de regrets tu t'es prйparйs par cette coupable nйgligence! Ils seront йternels ainsi que mes pleurs. Ta perte n'est pas moins irrйparable que la mienne, et une autre amie digne de toi n'est pas plus facile а recouvrer que mon innocence.

Qu'ai-je dit, misйrable? Je ne puis ni parler ni me taire. Que sert le silence quand le remords crie? L'univers entier ne me reproche-t-il pas ma faute? Ma honte n'est-elle pas йcrite sur tous les objets? Si je ne verse mon coeur dans le tien, il faudra que j'йtouffe. Et toi, ne te reproches-tu rien, facile et trop confiante amie? Ah! que ne me trahissais-tu? C'est ta fidйlitй, ton aveugle amitiй, c'est ta malheureuse indulgence qui m'a perdue.

Quel dйmon t'inspira de le rappeler, ce cruel qui fait mon opprobre? Ses perfides soins devaient-ils me redonner la vie pour me la rendre odieuse? Qu'il fuie а jamais, le barbare! qu'un reste de pitiй le touche; qu'il ne vienne plus redoubler mes tourments par sa prйsence; qu'il renonce au plaisir fйroce de contempler me larmes. Que dis-je, hйlas! il n'est point coupable; c'est moi seule qui le suis; tous mes malheurs sont mon ouvrage, et je n'ai rien а reprocher qu'а moi. Mais le vice a dйjа corrompu mon вme; c'est le premier de ses effets de nous faire accuser autrui de nos crimes.

Non, non, jamais il ne fut capable d'enfreindre ses serments. Son coeur vertueux ignore l'art abject d'outrager ce qu'il aime. Ah! sans doute il sait mieux aimer que moi, puisqu'il sait mieux se vaincre. Cent fois mes yeux furent tйmoins de ses combats et de sa victoire; les siens йtincelaient du feu de ses dйsirs, il s'йlanзait vers moi dans l'impйtuositй d'un transport aveugle, il s'arrкtait tout а coup; une barriиre insurmontable semblait m'avoir entourйe, et jamais son amour impйtueux, mais honnкte, ne l'eыt franchie. J'osai trop contempler ce dangereux spectacle. Je me sentais troubler de ses transports, ses soupirs oppressaient mon coeur; je partageais ses tourments en ne pensant que les plaindre. Je le vis, dans des agitations convulsives, prкt а s'йvanouir а mes pieds. Peut-кtre l'amour seul m'aurait йpargnйe; ф ma cousine! c'est la pitiй qui me perdit.

Il semblait que ma passion funeste voulыt se couvrir, pour me sйduire, du masque de toutes les vertus. Ce jour mкme il m'avait pressйe avec plus d'ardeur de le suivre: c'йtait dйsoler le meilleur des pиres; c'йtait plonger le poignard dans le sein maternel; je rйsistai, je rejetai ce projet avec horreur. L'impossibilitй de voir jamais nos voeux accomplis, le mystиre qu'il fallait lui faire de cette impossibilitй, le regret d'abuser un amant si soumis et si tendre aprиs avoir flattй son espoir, tout abattait mon courage, tout augmentait ma faiblesse, tout aliйnait ma raison; il fallait donner la mort aux auteurs de mes jours, а mon amant, ou а moi-mкme. Sans savoir ce que je faisais, je choisis ma propre infortune; j'oubliai tout, et ne me souvins que de l'amour: c'est ainsi qu'un instant d'йgarement m'a perdue а jamais. Je suis tombйe dans l'abоme d'ignominie dont une fille ne revient point; et si je vis, c'est pour кtre plus malheureuse.

Je cherche en gйmissant quelque reste de consolation sur la terre; je n'y vois que toi, mon aimable amie; ne me prive pas d'une si charmante ressource, je t'en conjure; ne m'фte pas les douceurs de ton amitiй. J'ai perdu le droit d'y prйtendre, mais jamais je n'en eus si grand besoin. Que la pitiй supplйe а l'estime. Viens, ma chиre, ouvrir ton вme а mes plaintes; viens recueillir les larmes de ton amie; garantis-moi, s'il se peut, du mйpris de moi-mкme, et fais-moi croire que je n'ai pas tout perdu puisque ton coeur me reste encore.

 

Lettre XXX. Rйponse

Fille infortunйe! hйlas! qu'as-tu fait? Mon Dieu! tu йtais si digne d'кtre sage! Que te dirai-je dans l'horreur de ta situation, et dans l'abattement oщ elle te plonge? Achиverai-je d'accabler ton pauvre coeur? ou t'offrirai-je des consolations qui se refusent au mien? Te montrerai-je les objets tels qu'ils sont, ou tels qu'il te convient de les voir? Sainte et pure amitiй, porte а mon esprit tes douces illusions; et, dans la tendre pitiй que tu m'inspires, abuse-moi la premiиre sur des maux que tu ne peux plus guйrir.

J'ai craint, tu le sais, le malheur dont tu gйmis. Combien de fois je te l'ai prйdit sans кtre йcoutйe!... il est l'effet d'une tйmйraire confiance... Ah! ce n'est plus de tout cela qu'il s'agit. J'aurais trahi ton secret, sans doute, si j'avais pu te sauver ainsi: mais j'ai lu mieux que toi dans ton coeur trop sensible; je le vis se consumer d'un feu dйvorant que rien ne pouvait йteindre. Je sentis dans ce coeur palpitant d'amour qu'il fallait кtre heureuse ou mourir; et, quand la peur de succomber te fit bannir ton amant avec tant de larmes, je jugeai que bientфt tu ne serais plus, ou qu'il serait bientфt rappelй. Mais quel fut mon effroi quand je te vis dйgoыtйe de vivre, et si prиs de la mort! N'accuse ni ton amant, ni toi d'une faute dont je suis la plus coupable, puisque je l'ai prйvue sans la prйvenir.

Il est vrai que je partis malgrй moi; tu le vis, il fallut obйir; si je t'avais crue si prиs de ta perte, on m'aurait plutфt mise en piиces que de m'arracher а toi. Je m'abusai sur le moment du pйril. Faible et languissante encore, tu me parus en sыretй contre une si courte absence: je ne prйvis pas la dangereuse alternative oщ tu t'allais trouver; j'oubliai que ta propre faiblesse laissait ce coeur abattu moins en йtat de se dйfendre contre lui-mкme. J'en demande pardon au mien: j'ai peine а me repentir d'une erreur qui t'a sauvй la vie; je n'ai pas ce dur courage qui te faisait renoncer а moi; je n'aurais pu te perdre sans un mortel dйsespoir, et j'aime encore mieux que tu vives et que tu pleures.

Mais pourquoi tant de pleurs, chиre et douce amie? Pourquoi ces regrets plus grands que ta faute, et ce mйpris de toi-mкme que tu n'as pas mйritй? Une faiblesse effacera-t-elle tant de sacrifices et le danger mкme dont tu sors n'est-il pas une preuve de ta vertu? Tu ne penses qu'а ta dйfaite, et oublies tous les triomphes pйnibles qui l'ont prйcйdйe. Si tu as plus combattu que celles qui rйsistent, n'as-tu pas plus fait pour l'honneur qu'elles? Si rien ne peut te justifier, songe au moins а ce qui t'excuse. Je connais а peu prиs ce qu'on appelle amour; je saurai toujours rйsister aux transports qu'il inspire: mais j'aurais fait moins de rйsistance а un amour pareil au tien; et, sans avoir йtй vaincue, je suis moins chaste que toi.

Ce langage te choquera; mais ton plus grand malheur est de l'avoir rendu nйcessaire: je donnerais ma vie pour qu'il ne te fыt pas propre; car je hais les mauvaises maximes encore plus que les mauvaises actions. Si la faute йtait а commettre, que j'eusse la bassesse de te parler ainsi, et toi celle de m'йcouter, nous serions toutes deux les derniиres des crйatures. A prйsent, ma chиre, je dois te parler ainsi, et tu dois m'йcouter, ou tu es perdue; car il reste en toi mille adorables qualitйs que l'estime de toi-mкme peut seule conserver, qu'un excиs de honte et l'avilissement qui le suit dйtruirait infailliblement: et c'est sur ce que tu croiras valoir encore que tu vaudras en effet.

Garde-toi donc de tomber dans un abattement dangereux qui t'avilirait plus que ta faiblesse. Le vйritable amour est-il fait pour dйgrader l'вme? Qu'une faute que l'amour a commise ne t'фte point ce noble enthousiasme de l'honnкte et du beau, qui t'йleva toujours au-dessus de toi-mкme. Une tache paraоt-elle au soleil? Combien de vertus te restent pour une qui s'est altйrйe! En seras-tu moins douce, moins sincиre, moins bienfaisante? En seras-tu moins digne, en un mot, de tous nos hommages? L'honneur, l'humanitй, l'amitiй, le pur amour, en seront-ils moins chers а ton coeur? En aimeras-tu moins les vertus mкmes que tu n'auras plus? Non, chиre et bonne Julie: ta Claire en te plaignant t'adore; elle sait, elle sent qu'il n'y a rien de bien qui ne puisse encore sortir de ton вme. Ah! crois-moi, tu pourrais beaucoup perdre avant qu'aucune autre plus sage que toi te valыt jamais.

Enfin tu me restes: je puis me consoler de tout, hors de te perdre. Ta premiиre lettre m'a fait frйmir. Elle m'eыt presque fait dйsirer la seconde, si je ne l'avais reзue en mкme temps. Vouloir dйlaisser son amie! projeter de s'enfuir sans moi! Tu ne parles point de ta plus grande faute; c'йtait de celle-lа qu'il fallait cent fois plus rougir. Mais l'ingrate ne songe qu'а son amour... Tiens, je t'aurais йtй tuer au bout du monde.

Je compte avec une mortelle impatience les moments que je suis forcйe а passer loin de toi. Ils se prolongent cruellement: nous sommes encore pour six jours а Lausanne, aprиs quoi je volerai vers mon unique amie. J'irai la consoler ou m'affliger avec elle, essuyer ou partager ses pleurs. Je ferai parler dans ta douleur moins l'inflexible raison que la tendre amitiй. Chиre cousine, il faut gйmir, nous aimer, nous taire: et, s'il se peut, effacer, а force de vertus, une faute qu'on ne rйpare point avec des larmes! Ah! ma pauvre Chaillot!

 

Lettre XXXI а Julie

Quel prodige du ciel es-tu donc, inconcevable Julie? et par quel art, connu de toi seule, peux-tu rassembler dans un coeur tant de mouvements incompatibles? Ivre d'amour et de voluptй, le mien nage dans la tristesse; je souffre et languis de douleur au sein de la fйlicitй suprкme, et je me reproche comme un crime l'excиs de mon bonheur. Dieu! quel tourment affreux de n'oser se livrer tout entier а nul sentiment, de les combattre incessamment l'un par l'autre, et d'allier toujours l'amertume au plaisir! Il vaudrait mieux cent fois n'кtre que misйrable.

Que me sert, hйlas! d'кtre heureux? Ce ne sont plus mes maux, mais les tiens que j'йprouve, et ils ne m'en sont que plus sensibles. Tu veux en vain me cacher tes peines; je les lis malgrй toi dans la langueur et l'abattement de tes yeux. Ces yeux touchants peuvent-ils dйrober quelque secret а l'amour? Je vois, je vois, sous une apparente sйrйnitй, les dйplaisirs cachйs qui t'assiиgent; et ta tristesse, voilйe d'un doux sourire, n'en est que plus amиre а mon coeur.

Il n'est plus temps de me rien dissimuler. J'йtais hier dans la chambre de ta mиre, elle me quitte un moment; j'entends des gйmissements qui me percent l'вme; pouvais-je а cet effet mйconnaоtre leur source? Je m'approche du lieu d'oщ ils semblent partir; j'entre dans ta chambre, je pйnиtre jusqu'а ton cabinet. Que devins-je, en entrouvrant la porte, quand j'aperзus celle qui devrait кtre sur le trфne de l'univers, assise а terre, la tкte appuyйe sur un fauteuil inondй de ses larmes? Ah! j'aurais moins souffert s'il l'eыt йtй de mon sang! De quels remords je fus а l'instant dйchirй! Mon bonheur devint mon supplice; je ne sentis plus que tes peines, et j'aurais rachetй de ma vie tes pleurs et tous mes plaisirs. Je voulais me prйcipiter а tes pieds, je voulais essuyer de mes lиvres ces prйcieuses larmes, les recueillir au fond de mon coeur, mourir, ou les tarir pour jamais; j'entends revenir ta mиre, il faut retourner brusquement а ma place; j'emporte en moi toutes tes douleurs, et des regrets qui ne finiront qu'avec elles.

Que je suis humiliй, que je suis avili de ton repentir! Je suis donc bien mйprisable, si notre union te fait mйpriser de toi-mкme, et si le charme de mes jours est le supplice des tiens! Sois plus juste envers toi, ma Julie; vois d'un oeil moins prйvenu les sacrйs liens que ton coeur a formйs. N'as-tu pas suivi les plus pures lois de la nature? N'as-tu pas librement contractй le plus saint des engagements? Qu'as-tu fait que les lois divines et humaines ne puissent et ne doivent autoriser? Que manque-t-il au noeud qui nous joint qu'une dйclaration publique? Veuille кtre а moi, tu n'es plus coupable. O mon йpouse! ф ma digne et chaste compagne! ф charme et bonheur de ma vie! non, ce n'est point ce qu'a fait ton amour qui peut кtre un crime, mais ce que tu lui voudrais фter: ce n'est qu'en acceptant un autre йpoux que tu peux offenser l'honneur. Sois sans cesse а l'ami de ton coeur, pour кtre innocente: la chaоne qui nous lie est lйgitime, l'infidйlitй seule qui la romprait serait blвmable et c'est dйsormais а l'amour d'кtre garant de la vertu.

Mais quand ta douleur serait raisonnable, quand tes regrets seraient fondйs, pourquoi m'en dйrobes-tu ce qui m'appartient? pourquoi mes yeux ne versent-ils pas la moitiй de tes pleurs? Tu n'as pas une peine que je ne doive sentir, pas un sentiment que je ne doive partager, et mon coeur, justement jaloux, te reproche toutes les larmes que tu ne rйpands pas dans mon sein. Dis, froide et mystйrieuse amante, tout ce que ton вme ne communique point а la mienne n'est-il pas un vol que tu fais а l'amour? Tout ne doit-il pas кtre commun entre nous; ne te souvient-il plus de l'avoir dit? Ah! si tu savais aimer comme moi, mon bonheur te consolerait comme ta peine m'afflige, et tu sentirais mes plaisirs comme je sens ta tristesse.

Mais je le vois, tu me mйprises comme un insensй, parce que ma raison s'йgare au sein des dйlices: mes emportements t'effrayent, mon dйlire te fait pitiй, et tu ne sens pas que toute la force humaine ne peut suffire а des fйlicitйs sans bornes. Comment veux-tu qu'une вme sensible goыte modйrйment des biens infinis? Comment veux-tu qu'elle supporte а la fois tant d'espиces de transports sans sortir de son assiette? Ne sais-tu pas qu'il est un terme oщ nulle raison ne rйsiste plus, et qu'il n'est point d'homme au monde dont le bon sens soit а toute йpreuve? Prends donc pitiй de l'йgarement oщ tu m'as jetй, et ne mйprise pas des erreurs qui sont ton ouvrage. Je ne suis plus а moi, je l'avoue; mon вme aliйnйe est toute en toi. J'en suis plus propre а sentir tes peines, et plus digne de les partager. O Julie! ne te dйrobe pas а toi-mкme.

 

Lettre XXXII. Rйponse

Il fut un temps, mon aimable ami, oщ nos lettres йtaient faciles et charmantes; le sentiment qui les dictait coulait avec une йlйgante simplicitй: il n'avait besoin ni d'art ni de coloris, et sa puretй faisait toute sa parure. Cet heureux temps n'est plus: hйlas! il ne peut revenir; et pour premier effet d'un changement si cruel, nos coeurs ont dйjа cessй de s'entendre.

Tes yeux ont vu mes douleurs. Tu crois en avoir pйnйtrй la source; tu veux me consoler par de vains discours, et quand tu penses m'abuser, c'est toi, mon ami, qui t'abuses. Crois-moi, crois-en le coeur tendre de ta Julie; mon regret est bien moins d'avoir donnй trop а l'amour que de l'avoir privй de son plus grand charme. Ce doux enchantement de vertu s'est йvanoui comme un songe: nos feux ont perdu cette ardeur divine qui les animait en les йpurant; nous avons recherchй le plaisir, et le bonheur a fui loin de nous. Ressouviens-toi de ces moments dйlicieux oщ nos coeurs s'unissaient d'autant mieux que nous nous respections davantage, oщ la passion tirait de son propre excиs la force de se vaincre elle-mкme, oщ l'innocence nous consolait de la contrainte, oщ les hommages rendus а l'honneur tournaient tous au profit de l'amour. Compare un йtat si charmant а notre situation prйsente: que d'agitations! que d'effroi! que de mortelles alarmes! que de sentiments immodйrйs ont perdu leur premiиre douceur! Qu'est devenu ce zиle de sagesse et d'honnкtetй dont l'amour animait toutes les actions de notre vie, et qui rendait а son tour l'amour plus dйlicieux? Notre jouissance йtait paisible et durable, nous n'avons plus que des transports: ce bonheur insensй ressemble а des accиs de fureur plus qu'а de tendres caresses. Un feu pur et sacrй brыlait nos coeurs; livrйs aux erreurs des sens, nous ne sommes plus que des amants vulgaires; trop heureux si l'amour jaloux daigne prйsider encore а des plaisirs que le plus vil mortel peut goыter sans lui!

Voilа, mon ami, les pertes qui nous sont communes, et que je ne pleure pas moins pour toi que pour moi. Je n'ajoute rien sur les miennes, ton coeur est fait pour les sentir. Vois ma honte, et gйmis si tu sais aimer. Ma faute est irrйparable, mes pleurs ne tariront point. O toi qui les fais couler, crains d'attenter а de si justes douleurs; tout mon espoir est de les rendre йternelles: le pire de mes maux serait d'en кtre consolйe; et c'est le dernier degrй de l'opprobre de perdre avec l'innocence le sentiment qui nous la fait aimer.

Je connais mon sort, j'en sens l'horreur, et cependant il me reste une consolation dans mon dйsespoir; elle est unique, mais elle est douce c'est de toi que je l'attends, mon aimable ami. Depuis que je n'ose plus porter mes regards sur moi-mкme, je les porte avec plus de plaisir sur celui que j'aime. Je te rends tout ce que tu m'фtes de ma propre estime, et tu ne m'en deviens que plus cher en me forзant а me haпr. L'amour, cet amour fatal qui me perd te donne un nouveau prix: tu t'йlиves quand je me dйgrade; ton вme semble avoir profitй de tout l'avilissement de la mienne. Sois donc dйsormais mon unique espoir; c'est а toi de justifier, s'il se peut, ma faute; couvre-la de l'honnкtetй de tes sentiments; que ton mйrite efface ma honte; rends excusable, а force de vertus, la perte de celles que tu me coыtes. Sois tout mon кtre, а prйsent que je ne suis plus rien: le seul honneur qui me reste est tout en toi; et, tant que tu seras digne de respect, je ne serai pas tout а fait mйprisable.

Quelque regret que j'aie au retour de ma santй, je ne saurais le dissimuler plus longtemps; mon visage dйmentirait mes discours, et ma feinte convalescence ne peut plus tromper personne. Hвte-toi donc, avant que je sois forcйe de reprendre mes occupations ordinaires, de faire la dйmarche dont nous sommes convenus: je vois clairement que ma mиre a conзu des soupзons, et qu'elle nous observe. Mon pиre n'en est pas lа, je l'avoue; ce fier gentilhomme n'imagine pas mкme qu'un roturier puisse кtre amoureux de sa fille: mais enfin tu sais ses rйsolutions; il te prйviendra si tu ne le prйviens; et pour avoir voulu te conserver le mкme accиs dans notre maison, tu t'en banniras tout а fait. Crois-moi, parle а ma mиre tandis qu'il en est encore temps; feins des affaires qui t'empкchent de continuer а m'instruire, et renonзons а nous voir si souvent, pour nous voir au moins quelquefois: car si l'on te ferme la porte, tu ne peux plus t'y prйsenter; mais si tu te la fermes toi-mкme, tes visites seront en quelque sorte а ta discrйtion, et, avec un peu d'adresse et de complaisance, tu pourras les rendre plus frйquentes dans la suite, sans qu'on l'aperзoive ou qu'on le trouve mauvais. Je te dirai ce soir les moyens que j'imagine d'avoir d'autres occasions de nous voir, et tu conviendras que l'insйparable cousine, qui causait autrefois tant de murmures, ne sera pas maintenant inutile а deux amants qu'elle n'eыt point dы quitter.

 

Lettre XXXIII de Julie

Ah! mon ami, le mauvais refuge pour deux amants qu'une assemblйe! Quel tourment de se voir et de se contraindre! Il vaudrait mieux cent fois ne se point voir. Comment avoir l'air tranquille avec tant d'йmotion? Comment кtre si diffйrent de soi-mкme? Comment songer а tant d'objets quand on n'est occupй que d'un seul? Comment contenir le geste et les yeux quand le coeur vole? Je ne sentis de ma vie un trouble йgal а celui que j'йprouvai hier quand on t'annonзa chez Mme d'Hervart. Je pris ton nom prononcй pour un reproche qu'on m'adressait: je m'imaginai que tout le monde m'observait de concert; je ne savais plus ce que je faisais; et а ton arrivйe je rougis si prodigieusement, que ma cousine, qui veillait sur moi, fut contrainte d'avancer son visage et son йventail, comme pour me parler а l'oreille. Je tremblai que cela mкme ne fоt un mauvais effet, et qu'on cherchвt du mystиre а cette chucheterie; en un mot, je trouvais partout de nouveaux sujets d'alarmes, et je ne sentis jamais mieux combien une conscience coupable arme contre nous de tйmoins qui n'y songent pas.

Claire prйtendit remarquer que tu ne faisais pas une meilleure figure: tu lui paraissais embarrassй de ta contenance, inquiet de ce que tu devais faire, n'osant aller ni venir, ni m'aborder, ni t'йloigner, et promenant tes regards а la ronde, pour avoir, disait-elle, occasion de les tourner sur nous. Un peu remise de mon agitation, je crus m'apercevoir moi-mкme de la tienne, jusqu'а ce que la jeune Mme Belon t'ayant adressй la parole, tu t'assis en causant avec elle, et devins plus calme а ses cфtйs.

Je sens, mon ami, que cette maniиre de vivre, qui donne tant de contrainte et si peu de plaisir, n'est pas bonne pour nous; nous aimons trop pour pouvoir nous gкner ainsi. Ces rendez-vous publics ne conviennent qu'а des gens qui, sans connaоtre l'amour, ne laissent pas d'кtre bien ensemble, ou qui peuvent se passer du mystиre: les inquiйtudes sont trop vives de ma part, les indiscrйtions trop dangereuses de la tienne: et je ne puis pas tenir une madame Belon toujours а mes cфtйs, pour faire diversion au besoin.

Reprenons, reprenons cette vie solitaire et paisible dont je t'ai tirй si mal а propos: c'est elle qui a fait naоtre et nourri nos feux; peut-кtre s'affaibliraient-ils par une maniиre de vivre plus dissipйe. Toutes les grandes passions se forment dans la solitude; on n'en a point de semblables dans le monde, oщ nul objet n'a le temps de faire une profonde impression, et oщ la multitude des goыts йnerve la force des sentiments. Cet йtat aussi plus convenable а ma mйlancolie; elle s'entretient du mкme aliment que mon amour: c'est ta chиre image qui soutient l'une et l'autre, et j'aime mieux te voir tendre et sensible au fond de mon coeur, que contraint et distrait dans une assemblйe.

Il peut d'ailleurs venir un temps oщ je serai forcйe а une plus grande retraite: fыt-il dйjа venu, ce temps dйsirй! La prudence et mon inclination veulent йgalement que je prenne d'avance des habitudes conformes а ce que peut exiger la nйcessitй. Ah! si de mes fautes pouvait naоtre le moyen de les rйparer! Le doux espoir d'кtre un jour... Mais insensiblement j'en dirais plus que je n'en veux dire sur le projet qui m'occupe: pardonne-moi ce mystиre, mon unique ami; mon coeur n'aura jamais de secret qui ne te fыt doux а savoir. Tu dois pourtant ignorer celui-ci; et tout ce que je t'en puis dire а prйsent, c'est que l'amour qui fit nos maux doit nous en donner le remиde. Raisonne, commente si tu veux, dans ta tкte; mais je te dйfends de m'interroger lа-dessus.

 

Lettre XXXIV. Rйponse

Nт, non vedrete mai

Cambiar gl' affetti miei,

Bei lumi onde imparai

A sospirar d'amor.

Que je dois l'aimer, cette jolie Mme Belon, pour le plaisir qu'elle m'a procurй! Pardonne-le-moi, divine Julie, j'osai jouir un moment de tes tendres alarmes, et ce moment fut un des plus doux de ma vie. Qu'ils йtaient charmants, ces regards inquiets et curieux qui se portaient sur nous а la dйrobйe, et se baissaient aussitфt pour йviter les miens! Que faisait alors ton heureux amant? S'entretenait-il avec Mme Belon? Ah! ma Julie, peux-tu le croire? Non, non, fille incomparable, il йtait plus dignement occupй. Avec quel charme son coeur suivait les mouvements du tien! Avec quelle avide impatience ses yeux dйvoraient tes attraits! Ton amour, ta beautй, remplissaient, ravissaient son вme; elle pouvait suffire а peine а tant de sentiments dйlicieux. Mon seul regret йtait de goыter, aux dйpens de celle que j'aime, des plaisirs qu'elle ne partageait pas. Sais-je ce que, durant tout ce temps me dit Mme Belon? Sais-je ce que je lui rйpondis? Le savais-je au moment de notre entretien? A-t-elle pu le savoir elle-mкme? et pouvait-elle comprendre la moindre chose aux discours d'un homme qui parlait sans penser et rйpondait sans entendre?

Com' uom che par ch' ascolti, e nulla intende.

Aussi m'a-t-elle pris dans le plus parfait dйdain; elle a dit а tout le monde, а toi peut-кtre, que je n'ai pas le sens commun, qui pis est, pas le moindre esprit, et que je suis tout aussi sot que mes livres. Que m'importe ce qu'elle en dit et ce qu'elle en pense? Ma Julie ne dйcide-t-elle pas seule de mon кtre et du rang que je veux avoir? Que le reste de la terre pense de moi comme il voudra, tout mon prix est dans ton estime.

Ah! crois qu'il n'appartient ni а Mme Belon, ni а toutes les beautйs supйrieures а la sienne, de faire la diversion dont tu parles, et d'йloigner un moment de toi mon coeur et mes yeux. Si tu pouvais douter de ma sincйritй, si tu pouvais faire cette mortelle injure а mon amour et а tes charmes, dis-moi, qui pourrait avoir tenu registre de tout ce qui se fit autour de toi? Ne te vis-je pas briller entre ces jeunes beautйs comme le soleil entre les astres qu'il йclipse? N'aperзus-je pas les cavaliers se rassembler autour de ta chaise? Ne vis-je pas, au dйpit de tes compagnes, l'admiration qu'ils marquaient pour toi? Ne vis-je pas leurs respects empressйs et leurs hommages, et leurs galanteries? Ne te vis-je pas recevoir tout cela avec cet air de modestie et d'indiffйrence qui en impose plus que la fiertй? Ne vis-je pas, quand tu te dйgantais pour la collation, l'effet que ce bras dйcouvert produisit sur les spectateurs? Ne vis-je pas le jeune йtranger qui releva ton gant vouloir baiser la main charmante qui le recevait? N'en vis-je pas un plus tйmйraire, dont l'oeil ardent suзait mon sang et ma vie, t'obliger, quand tu t'en fus aperзue, d'ajouter une йpingle а ton fichu? Je n'йtais pas si distrait que tu penses; je vis tout cela, Julie, et n'en fus point jaloux; car je connais ton coeur: il n'est pas, je le sais bien, de ceux qui peuvent aimer deux fois. Accuseras-tu le mien d'en кtre?

Reprenons-la donc, cette vie solitaire que je ne quittai qu'а regret. Non, le coeur ne se nourrit point dans le tumulte du monde: les faux plaisirs lui rendent la privation des vrais plus amиre, et il prйfиre sa souffrance а de vains dйdommagements. Mais, ma Julie, il en est, il en peut кtre de plus solides а la contrainte oщ nous vivons, et tu sembles les oublier! Quoi! passer quinze jours entiers si prиs l'un de l'autre sans se voir ou sans se rien dire! Ah! que veux-tu qu'un coeur brыlй d'amour fasse durant tant de siиcles? L'absence mкme serait moins cruelle. Que sert un excиs de prudence qui nous fait plus de maux qu'il n'en prйvient? Que sert de prolonger sa vie avec son supplice? Ne vaudrait-il pas mieux cent fois se voir un seul instant et puis mourir?

Je ne le cache point, ma douce amie, j'aimerais а pйnйtrer l'aimable secret que tu me dйrobes; il n'en fut jamais de plus intйressant pour nous; mais j'y fais d'inutiles efforts. Je saurai pourtant garder le silence que tu m'imposes, et contenir une indiscrиte curiositй: mais en respectant un si doux mystиre, que n'en puis-je au moins assurer l'йclaircissement? Qui sait, qui sait encore si tes projets ne portent point sur des chimиres? Chиre вme de ma vie, ah! commenзons du moins par les bien rйaliser.

P.-S. - J'oubliais de te dire que M. Roguin m'a offert une compagnie dans le rйgiment qu'il lиve pour le roi de Sardaigne. J'ai йtй sensiblement touchй de l'estime de ce brave officier; je lui ai dit, en le remerciant, que j'avais la vue trop courte pour le service, et que ma passion pour l'йtude s'accordait mal avec une vie aussi active. En cela je n'ai point fait un sacrifice а l'amour. Je pense que chacun doit sa vie et son sang а la patrie; qu'il n'est pas permis de s'aliйner а des princes auxquels on ne doit rien, moins encore de se vendre, et de faire du plus noble mйtier du monde celui d'un vil mercenaire. Ces maximes йtaient celles de mon pиre, que je serais bien heureux d'imiter dans son amour pour ses devoirs et pour son pays. Il ne voulut jamais entrer au service d'aucun prince йtranger; mais, dans la guerre de I7I2, il porta les armes avec honneur pour la patrie; il se trouva dans plusieurs combats, а l'un desquels il fut blessй; et а la bataille de Wilmerghen il eut le bonheur d'enlever un drapeau ennemi sous les yeux du gйnйral de Sacconex.

 

Lettre XXXV de Julie

Je ne trouve pas, mon ami, que les deux mots que j'avais dits en riant sur Mme Belon valussent une explication si sйrieuse. Tant de soins а se justifier produisent quelquefois un prйjugй contraire, et c'est l'attention qu'on donne aux bagatelles qui seule en fait des objets importants. Voilа ce qui sыrement n'arrivera pas entre nous; car les coeurs bien occupйs ne sont guиre pointilleux, et les tracasseries des amants sur des riens ont presque toujours un fondement beaucoup plus rйel qu'il ne semble.

Je ne suis pas fвchйe pourtant que cette bagatelle nous fournisse une occasion de traiter entre nous de la jalousie; sujet malheureusement trop important pour moi.

Je vois, mon ami, par la trempe de nos вmes et par le tour commun de nos goыts, que l'amour sera la grande affaire de notre vie. Quand une fois il a fait les impressions profondes que nous avons reзues, il faut qu'il йteigne ou absorbe toutes les autres passions; le moindre refroidissement serait bientфt pour nous la langueur de la mort; un dйgoыt invincible, un йternel ennui, succйderaient а l'amour йteint, et nous ne saurions longtemps vivre aprиs avoir cessй d'aimer. En mon particulier, tu sens bien qu'il n'y a que le dйlire de la passion qui puisse me voiler l'horreur de ma situation prйsente, et qu'il faut que j'aime avec transport, ou que je meure de douleur. Vois donc si je suis fondйe а discuter sйrieusement un point d'oщ doit dйpendre le bonheur ou le malheur de mes jours.

Autant que je puis juger de moi-mкme, il me semble que, souvent affectйe avec trop de vivacitй, je suis pourtant peu sujette а l'emportement. Il faudrait que mes peines eussent fermentй longtemps en dedans pour que j'osasse en dйcouvrir la source а leur auteur; et comme je suis persuadйe qu'on ne peut faire une offense sans le vouloir, je supporterais plutфt cent sujets de plainte qu'une explication. Un pareil caractиre doit mener loin, pour peu qu'on ait de penchant а la jalousie, et j'ai bien peur de sentir en moi ce dangereux penchant. Ce n'est pas que je ne sache que ton coeur est fait pour le mien et non pour un autre. Mais on peut s'abuser soi-mкme, prendre un goыt passager pour une passion, et faire autant de choses par fantaisie qu'on en eыt peut-кtre fait par amour. Or si tu peux te croire inconstant sans l'кtre, а plus forte raison puis-je t'accuser а tort d'infidйlitй. Ce doute affreux empoisonnerait pourtant ma vie; je gйmirais sans me plaindre, et mourrais inconsolable sans avoir cessй d'кtre aimйe.

Prйvenons, je t'en conjure, un malheur dont la seule idйe me fait frissonner. Jure-moi donc, mon doux ami, non par l'amour, serment qu'on ne tient que quand il est superflu, mais par ce nom sacrй de l'honneur, si respectй de toi, que je ne cesserai jamais d'кtre la confidente de ton coeur, et qu'il n'y surviendra point de changement dont je ne sois la premiиre instruite. Ne m'allиgue pas que tu n'auras jamais rien а m'apprendre; je le crois, je l'espиre; mais prйviens mes folles alarmes, et donne-moi, dans tes engagements pour un avenir qui ne doit point кtre, l'йternelle sйcuritй du prйsent. Je serais moins а plaindre d'apprendre de toi mes malheurs rйels, que d'en souffrir sans cesse d'imaginaires; je jouirais au moins de tes remords; si tu ne partageais plus mes feux, tu partagerais encore mes peines, et je trouverais moins amиres les larmes que je verserais dans ton sein.

C'est ici, mon ami, que je me fйlicite doublement de mon choix, et par le doux lien qui nous unit, et par la probitй qui l'assure. Voilа l'usage de cette rиgle de sagesse dans les choses de pur sentiment; voilа comment la vertu sйvиre sait йcarter les peines du tendre amour. Si j'avais un amant sans principes, dыt-il m'aimer йternellement, oщ seraient pour moi les garants de cette constance? Quels moyens aurais-je de me dйlivrer de mes dйfiances continuelles, et comment m'assurer de n'кtre point abusйe, ou par sa feinte, ou par ma crйdulitй? Mais toi, mon digne et respectable ami, toi qui n'es capable ni d'artifice ni de dйguisement, tu me garderas, je le sais, la sincйritй que tu m'auras promise. La honte d'avouer une infidйlitй ne l'emportera point dans ton вme droite sur le devoir de tenir ta parole; et si tu pouvais ne plus aimer ta Julie, tu lui dirais... oui, tu pourrais lui dire: O Julie! je ne... Mon ami, jamais je n'йcrirai ce mot-lа.

Que penses-tu de mon expйdient? C'est le seul, j'en suis sыre, qui pouvait dйraciner en moi tout sentiment de jalousie. Il y a je ne sais quelle dйlicatesse qui m'enchante а me fier de ton amour а ta bonne foi, et а m'фter le pouvoir de croire une infidйlitй que tu ne m'apprendrais pas toi-mкme. Voilа, mon cher, l'effet assurй de l'engagement que je t'impose; car je pourrais te croire amant volage, mais non pas ami trompeur; et quand je douterais de ton coeur, je ne puis jamais douter de ta foi. Quel plaisir je goыte а prendre en ceci des prйcautions inutiles, а prйvenir les apparences d'un changement dont je sens si bien l'impossibilitй! Quel charme de parler de jalousie avec un amant si fidиle! Ah! si tu pouvais cesser de l'кtre, ne crois pas que je t'en parlasse ainsi. Mon pauvre coeur ne serait pas si sage au besoin, et la moindre dйfiance m'фterait bientфt la volontй de m'en garantir.

Voilа, mon trиs honorй maоtre, matiиre а discussion pour ce soir; car je sais que vos deux humbles disciples auront l'honneur de souper avec vous chez le pиre de l'insйparable. Vos doctes commentaires sur la gazette vous ont tellement fait trouver grвce devant lui, qu'il n'a pas fallu beaucoup de manиge pour vous faire inviter. La fille a fait accorder son clavecin; le pиre a feuilletй Lamberti; moi, je recorderai peut-кtre la leзon du bosquet de Clarens. O docteur en toutes facultйs, vous avez partout quelque science de mise! M. d'Orbe, qui n'est pas oubliй, comme vous pouvez penser, a le mot pour entamer une savante dissertation sur le futur hommage du roi de Naples, durant laquelle nous passerons tous trois dans la chambre de la cousine. C'est lа, mon fйal, qu'а genoux devant votre dame et maоtresse, vos deux mains dans les siennes, et en prйsence de son chancelier, vous lui jurerez foi et loyautй а toute йpreuve; non pas а dire amour йternel, engagement qu'on n'est maоtre ni de tenir ni de rompre; mais vйritй, sincйritй, franchise inviolable. Vous ne jurerez point d'кtre toujours soumis, mais de ne point commettre acte de fйlonie, et de dйclarer au moins la guerre avant de secouer le joug. Ce faisant, aurez l'accolade, et serez reconnu vassal unique et loyal chevalier.

Adieu, mon bon ami; l'idйe du souper de ce soir m'inspire de la gaietй. Ah! qu'elle me sera douce quand je te la verrai partager!

 

Lettre XXXVI de Julie

Baise cette lettre, et saute de joie pour la nouvelle que je vais t'apprendre; mais pense que, pour ne point sauter et n'avoir rien а baiser, je n'y suis pas la moins sensible. Mon pиre, obligй d'aller а Berne pour son procиs, et de lа а Soleure pour sa pension, a proposй а ma mиre d'кtre du voyage; et elle l'a acceptй, espйrant pour sa santй quelque effet salutaire du changement d'air. On voulait me faire la grвce de m'emmener aussi, et je ne jugeai pas а propos de dire ce que j'en pensais; mais la difficultй des arrangements de voiture a fait abandonner ce projet, et l'on travaille а me consoler de n'кtre pas de la partie. Il fallait feindre de la tristesse, et le faux rфle que je me vois contrainte а jouer m'en donne une si vйritable; que le remords m'a presque dispensйe de la feinte.

Pendant l'absence de mes parents, je ne resterai pas maоtresse de maison; mais on me dйpose chez le pиre de la cousine, en sorte que je serai tout de bon, durant ce temps, insйparable de l'insйparable. De plus, ma mиre a mieux aimй se passer de femme de chambre, et me laisser Babi pour gouvernante: sorte d'Argus peu dangereux, dont on ne doit ni corrompre la fidйlitй, ni se faire des confidents, mais qu'on йcarte aisйment au besoin, sur la moindre lueur de plaisir ou de gain qu'on leur offre.

Tu comprends quelle facilitй nous aurons а nous voir durant une quinzaine de jours; mais c'est ici que la discrйtion doit supplйer а la contrainte, et qu'il faut nous imposer volontairement la mкme rйserve а laquelle nous sommes forcйs dans d'autres temps. Non seulement tu ne dois pas, quand je serai chez ma cousine, y venir plus souvent qu'auparavant, de peur de la compromettre; j'espиre mкme qu'il ne faudra te parler ni des йgards qu'exige son sexe, ni des droits sacrйs de l'hospitalitй, et qu'un honnкte homme n'aura pas besoin qu'on l'instruise du respect dы par l'amour а l'amitiй qui lui donne asile. Je connais tes vivacitйs, mais j'en connais les bornes inviolables. Si tu n'avais jamais fait de sacrifice а ce qui est honnкte, tu n'en aurais point а faire aujourd'hui.

D'oщ vient cet air mйcontent et cet oeil attristй? Pourquoi murmurer des lois que le devoir t'impose? Laisse а ta Julie le soin de les adoucir; t'es-tu jamais repenti d'avoir йtй docile а sa voix? Prиs des coteaux fleuris d'oщ part la source de la Vevaise, il est un hameau solitaire qui sert quelquefois de repaire aux chasseurs, et ne devrait servir que d'asile aux amants. Autour de l'habitation principale dont M. d'Orbe dispose, sont йpars assez loin quelques chalets, qui de leurs toits de chaume peuvent couvrir l'amour et le plaisir, amis de la simplicitй rustique. Les fraоches et discrиtes laitiиres savent garder pour autrui le secret dont elles ont besoin pour elles-mкmes. Les ruisseaux qui traversent les prairies sont bordйs d'arbrisseaux et de bocages dйlicieux. Des bois йpais offrent au delа des asiles plus dйserts et plus sombres.

Al bel seggio riposto, ombroso e fosco,

Ne mai pastori appressan, ne bifolci.

L'art ni la main des hommes n'y montrent nulle part leurs soins inquiйtants; on n'y voit partout que les tendres soins de la mиre commune. C'est lа, mon ami, qu'on n'est que sous ses auspices, et qu'on peut n'йcouter que ses lois. Sur l'invitation de M. d'Orbe, Claire a dйjа persuadй а son papa qu'il avait envie d'aller faire avec quelques amis une chasse de deux ou trois jours dans ce canton, et d'y mener les insйparables. Ces insйparables en ont d'autres, comme tu ne sais que trop bien. L'un, reprйsentant le maоtre de la maison, en fera naturellement les honneurs; l'autre, avec moins d'йclat, pourra faire а sa Julie ceux d'un humble chalet; et ce chalet, consacrй par l'amour, sera pour eux le temple de Gnide. Pour exйcuter heureusement et sыrement ce charmant projet, il n'est question que de quelques arrangements qui se concerteront facilement entre nous, et qui feront partie eux-mкmes des plaisirs qu'ils doivent produire. Adieu, mon ami; je te quitte brusquement, de peur de surprise. Aussi bien, je sens que le coeur de ta Julie vole un peu trop tфt habiter le chalet.

P.-S. - Tout bien considйrй, je pense que nous pourrons sans indiscrйtion nous voir presque tous les jours; savoir, chez ma cousine de deux jours l'un, et l'autre а la promenade.

 

Lettre XXXVII de Julie

Ils sont partis ce matin, ce tendre pиre et cette mиre incomparable, en accablant des plus tendres caresses une fille chйrie, et trop indigne de leurs bontйs. Pour moi, je les embrassais avec un lйger serrement de coeur, tandis qu'au dedans de lui-mкme ce coeur ingrat et dйnaturй pйtillait d'une odieuse joie. Hйlas! qu'est devenu ce temps heureux oщ je menais incessamment sous leurs yeux une vie innocente et sage, oщ je n'йtais bien que contre leur sein, et ne pouvais les quitter d'un seul pas sans dйplaisir? Maintenant, coupable et craintive, je tremble en pensant а eux; je rougis en pensant а moi; tous mes bons sentiments se dйpravent, et je me consume en vains et stйriles regrets que n'anime pas mкme un vrai repentir. Ces amиres rйflexions m'ont rendu toute la tristesse que leurs adieux ne m'avaient pas d'abord donnйe. Une secrиte angoisse йtouffait mon вme aprиs le dйpart de ces chers parents. Tandis que Babi faisait les paquets, je suis entrйe machinalement dans la chambre de ma mиre; et voyant quelques-unes de ses hardes encore йparses, je les ai toutes baisйes l'une aprиs l'autre, en fondant en larmes. Cet йtat d'attendrissement m'a un peu soulagйe, et j'ai trouvй quelque sorte de consolation а sentir que les doux mouvements de la nature ne sont pas tout а fait йteints dans mon coeur. Ah! tyran, tu veux en vain l'asservir tout entier, ce tendre et trop faible coeur; malgrй toi, malgrй tes prestiges, il lui reste au moins des sentiments lйgitimes; il respecte et chйrit encore des droits plus sacrйs que les tiens.

Pardonne, ф mon doux ami! ces mouvements involontaires, et ne crains pas que j'йtende ces rйflexion aussi loin que je le devrais. Le moment de nos jours peut-кtre oщ notre amour est le plus en libertй n'est pas, je le sais bien, celui des regrets: je ne veux ni te cacher mes peines, ni t'en accabler; il faut que tu les connaisses, non pour les porter, mais pour les adoucir. Dans le sein, de qui les йpancherais-je, si je n'osais les verser dans le tien? N'es-tu pas mon tendre consolateur? N'est-ce pas toi qui soutiens mon courage йbranlй? N'est-ce pas toi qui nourris dans mon вme le goыt de la vertu, mкme aprиs que je l'ai perdue? Sans toi, sans cette adorable amie dont la main compatissante essuya si souvent mes pleurs, combien de fois n'eussй-je pas dйjа succombй sous le plus mortel abattement! Mais vos tendres soins me soutiennent; je n'ose m'avilir tant que vous m'estimez encore, et je me dis avec complaisance que vous ne m'aimeriez pas tant l'un et l'autre, si je n'йtais digne que de mйpris. Je vole dans les bras de cette chиre cousine, ou plutфt de cette tendre soeur, dйposer au fond de son coeur une importune tristesse. Toi, viens ce soir achever de rendre au mien la joie et la sйrйnitй qu'il a perdues.

 

Lettre XXXVIII а Julie

Non, Julie, il ne m'est pas possible de ne te voir chaque jour que comme je t'ai vue la veille; il faut que mon amour s'augmente et croisse incessamment avec tes charmes, et tu m'es une source inйpuisable de sentiments nouveaux que je n'aurais pas mкme imaginйs. Quelle soirйe inconcevable! Que de dйlices inconnues tu fis йprouver а mon coeur! O tristesse enchanteresse! O langueur d'une вme attendrie! combien vous surpassez les turbulents plaisirs et la gaietй folвtre, et la joie emportйe, et tous les transports qu'une ardeur sans mesure offre aux dйsirs effrйnйs des amants! Paisible et pure jouissance qui n'a rien d'йgal dans la voluptй des sens, jamais, jamais ton pйnйtrant souvenir ne s'effacera de mon coeur! Dieux! quel ravissant spectacle, ou plutфt quelle extase, de voir deux beautйs si touchantes s'embrasser tendrement, le visage de l'une se pencher sur le sein de l'autre, leurs douces larmes se confondre, et baigner ce sein charmant comme la rosйe du ciel humecte un lis fraоchement йclos! J'йtais jaloux d'une amitiй si tendre; je lui trouvais je ne sais quoi de plus intйressant que l'amour mкme, et je me voulais une sorte de mal de ne pouvoir t'offrir des consolations aussi chиres, sans les troubler par l'agitation de mes transports. Non, rien, rien sur la terre n'est capable d'exciter un si voluptueux attendrissement que vos mutuelles caresses; et le spectacle de deux amants eыt offert а mes yeux une sensation moins dйlicieuse.

Ah! qu'en ce moment j'eusse йtй amoureux de cette aimable cousine, si Julie n'eыt pas existй! Mais non, c'йtait Julie elle-mкme qui rйpandait son charme invincible sur tout ce qui l'environnait. Ta robe, ton ajustement, tes gants, ton йventail, ton ouvrage, tout ce qui frappait autour de toi mes regards enchantait mon coeur, et toi seule faisais tout l'enchantement. Arrкte, ф ma douce amie! а force d'augmenter mon ivresse, tu m'фterais le plaisir de la sentir. Ce que tu me fais йprouver approche d'un vrai dйlire, et je crains d'en perdre enfin la raison. Laisse-moi du moins connaоtre un йgarement qui fait mon bonheur: laisse-moi goыter ce nouvel enthousiasme, plus sublime, plus vif que toutes les idйes que j'avais de l'amour. Quoi! tu peux te croire avilie! quoi! la passion t'фte-t-elle aussi le sens? Moi, je te trouve trop parfaite pour une mortelle; je t'imaginerais d'une espиce plus pure, si ce feu dйvorant qui pйnиtre ma substance ne m'unissait а la tienne, et ne me faisait sentir qu'elles sont la mкme. Non, personne au monde ne te connaоt, tu ne te connais pas toi-mкme; mon coeur seul te connaоt, te sent, et sait te mettre а ta place. Ma Julie! ah! quels hommages te seraient ravis si tu n'йtais qu'adorйe! Ah! si tu n'йtais qu'un ange, combien tu perdrais de ton prix!

Dis-moi comment il se peut qu'une passion telle que la mienne puisse augmenter: je l'ignore, mais je l'йprouve. Quoique tu me sois prйsente dans tous les temps, il y a quelques jours surtout que ton image, plus belle que jamais, me poursuit et me tourmente avec une activitй а laquelle ni lieu ni temps ne me dйrobe; et je crois que tu me laissas avec elle dans ce chalet que tu quittas en finissant ta derniиre lettre. Depuis qu'il est question de ce rendez-vous champкtre, je suis trois fois sorti de la ville; chaque fois mes pieds m'ont portй des mкmes cфtйs, et chaque fois la perspective d'un sйjour si dйsirй m'a paru plus agrйable.

Non vide il mondo si leggiadri rami;

Ne mosse 'l vento mai si rerdi frondi.

Je trouve la campagne plus riante, la verdure plus fraоche et plus vive, l'air plus pur, le ciel plus serein; le chant des oiseaux semble avoir plus de tendresse et de voluptй; le murmure des eaux inspire une langueur plus amoureuse, la vigne en fleurs exhale au loin de plus doux parfums; un charme secret embellit tous les objets ou fascine mes sens; on dirait que la terre se pare pour former а ton heureux amant un lit nuptial digne de la beautй qu'il adore et du feu qui le consume. O Julie! ф chиre et prйcieuse moitiй de mon вme! hвtons-nous d'ajouter а ces ornements du printemps la prйsence de deux amant fidиles. Portons le sentiment du plaisir dans des lieux qui n'en offrent qu'une vaine image; allons animer toute la nature: elle est morte sans les feux de l'amour. Quoi! trois jours d'attente! trois jours encore! Ivre d'amour, affamй de transports, j'attends ce moment tardif avec une douloureuse impatience. Ah! qu'on serait heureux si le ciel фtait de la vie tous les ennuyeux intervalles qui sйparent de pareils instants!

 

Lettre XXXIX de Julie

Tu n'as pas un sentiment, mon bon ami, que mon coeur ne partage; mais ne me parle plus de plaisir tandis que des gens qui valent mieux que nous souffrent, gйmissent, et que j'ai leur peine а me reprocher. Lis la lettre ci-jointe, et sois tranquille si tu le peux; pour moi, qui connais l'aimable et bonne fille qui l'a йcrite, je n'ai pu la lire sans des larmes de remords et de pitiй. Le regret de ma coupable nйgligence m'a pйnйtrй l'вme, et je vois avec une amиre confusion jusqu'oщ l'oubli du premier de mes devoirs m'a fait porter celui de tous les autres. J'avais promis de prendre soin de cette pauvre enfant; je la protйgeais auprиs de ma mиre; je la tenais en quelque maniиre sous ma garde; et, pour n'avoir su me garder moi-mкme, je l'abandonne sans me souvenir d'elle, et l'expose а des dangers pires que ceux oщ j'ai succombй. Je frйmis en songeant que deux jours plus tard c'en йtait fait peut-кtre de mon dйpфt, et que l'indigence et la sйduction perdaient une fille modeste et sage, qui peut faire un jour une excellente mиre de famille. O mon ami! comment y a-t-il dans le monde des hommes assez vils pour acheter de la misиre un prix que le coeur seul doit payer, et recevoir d'une bouche affamйe les tendres baisers de l'amour!

Dis-moi, pourras-tu n'кtre pas touchй de la piйtй filiale de ma Fanchon, de ses sentiments honnкtes, de son innocente naпvetй? Ne l'es-tu pas de la rare tendresse de cet amant qui se vend lui-mкme pour soulager sa maоtresse? Ne seras-tu pas trop heureux de contribuer а former un noeud si bien assorti? Ah! si nous йtions sans pitiй pour les coeurs unis qu'on divise, de qui pourraient-ils jamais en attendre? Pour moi, j'ai rйsolu de rйparer envers ceux-ci ma faute а quelque prix que ce soit, et de faire en sorte que ces deux jeunes gens soient unis par le mariage. J'espиre que le ciel bйnira cette entreprise, et qu'elle sera pour nous d'un bon augure. Je te propose et te conjure au nom de notre amitiй de partir dиs aujourd'hui, si tu le peux, ou tout au moins demain matin, pour Neuchвtel. Va nйgocier avec M. de Merveilleux le congй de cet honnкte garзon; n'йpargne ni les supplications ni l'argent: porte avec toi la lettre de ma Fanchon; il n'y a point de coeur sensible qu'elle ne doive attendrir. Enfin, quoi qu'il nous en coыte et de plaisir et d'argent, ne reviens qu'avec le congй absolu de Claude Anet, ou crois que l'amour ne me donnera de mes jours un moment de pure joie.

Je sens combien d'objections ton coeur doit avoir а me faire; doutes-tu que le mien ne les ait faites avant toi? Et je persiste; car il faut que ce mot de vertu ne soit qu'un vain nom, ou qu'elle exige des sacrifices. Mon ami, mon digne ami, un rendez-vous manquй peut revenir mille fois, quelques heures agrйables s'йclipsent comme un йclair et ne sont plus; mais, si le bonheur d'un couple honnкte est dans tes mains, songe а l'avenir que tu vas te prйparer. Crois-moi; l'occasion de faire des heureux est plus rare qu'on ne pense; la punition de l'avoir manquйe est de ne plus la retrouver; et l'usage que nous ferons de celle-ci nous va laisser un sentiment йternel de contentement ou de repentir. Pardonne а mon zиle ces discours superflus; j'en dis trop а un honnкte homme, et cent fois trop а mon ami. Je sais combien tu hais cette voluptй cruelle qui nous endurcit aux maux d'autrui. Tu l'as dit mille fois toi-mкme: malheur а qui ne sait pas sacrifier un jour de plaisir aux devoirs de l'humanitй!

 

Lettre XL de Fanchon Regard а Julie

Mademoiselle,

Pardonnez une pauvre fille au dйsespoir, qui, ne sachant plus que devenir, ose encore avoir recours а vos bontйs. Car vous ne vous lassez point de consoler les affligйs, et je suis si malheureuse qu'il n'y a que vous et le bon Dieu que mes plaintes n'importunent pas. J'ai eu bien du chagrin de quitter l'apprentissage oщ vous m'aviez mise; mais, ayant eu le malheur de perdre ma mиre cet hiver, il a fallu revenir auprиs de mon pauvre pиre, que sa paralysie retient toujours dans son lit.

Je n'ai pas oubliй le conseil que vous aviez donnй а ma mиre de tвcher de m'йtablir avec un honnкte homme qui prоt soin de la famille. Claude Anet, que monsieur votre pиre avait ramenй du service, est un brave garзon, rangй, qui sait un bon mйtier, et qui me veut du bien. Aprиs tant de charitй que vous avez eue pour nous, je n'osais plus vous кtre incommode, et c'est lui qui nous a fait vivre pendant tout l'hiver. Il devait m'йpouser ce printemps; il avait mis son coeur а ce mariage: mais on m'a tellement tourmentйe pour payer trois ans de loyer йchu а Pвques, que, ne sachant oщ prendre tant d'argent comptant, le pauvre jeune homme s'est engagй derechef, sans m'en rien dire, dans la compagnie de M. de Merveilleux, et m'a apportй l'argent de son engagement. M. de Merveilleux n'est plus а Neufchвtel que pour sept ou huit jours, et Claude Anet doit partir dans trois ou quatre pour suivre la recrue; ainsi nous n'avons pas le temps ni le moyen de nous marier, et il me laisse sans aucune ressource. Si, par votre crйdit ou celui de monsieur le baron, vous pouviez nous obtenir au moins un dйlai de cinq ou six semaines, on tвcherait, pendant ce temps-lа, de prendre quelque arrangement pour nous marier ou pour rembourser ce pauvre garзon; mais je le connais bien, il ne voudra jamais reprendre l'argent qu'il m'a donnй.

Il est venu ce matin un monsieur bien riche m'en offrir beaucoup davantage, mais Dieu m'a fait la grвce de le refuser. Il a dit qu'il reviendrait demain matin savoir ma derniиre rйsolution. Je lui ai dit de n'en pas prendre la peine, et qu'il la savait dйjа. Que Dieu le conduise! il sera reзu demain comme aujourd'hui. Je pourrais bien aussi recourir а la bourse des pauvres; mais on est si mйprisй qu'il vaut mieux pвtir: et puis Claude Anet a trop de coeur pour vouloir d'une fille assistйe.

Excusez la libertй que je prends, ma bonne demoiselle; je n'ai trouvй que vous seule а qui j'ose avouer ma peine, et j'ai le coeur si serrй qu'il faut finir cette lettre. Votre bien humble et affectionnйe servante а vous servir.

Fanchon Regard.

 

Lettre XLI. Rйponse

Rйponse

J'ai manquй de mйmoire et toi de confiance, ma chиre enfant: nous avons eu grand tort toutes deux, mais le mien est impardonnable. Je tвcherai du moins de le rйparer. Babi, qui te porte cette lettre, est chargйe de pourvoir au plus pressй. Elle retournera demain matin pour t'aider а congйdier ce monsieur, s'il revient; et l'aprиs-dоnйe nous irons te voir, ma cousine et moi; car je sais que tu ne peux pas quitter ton pauvre pиre, et je veux connaоtre par moi-mкme l'йtat de ton petit mйnage.

Quant а Claude Anet, n'en sois point en peine: mon pиre est absent; mais, en attendant son retour, on fera ce qu'on pourra; et tu peux compter que je n'oublierai ni toi ni ce brave garзon. Adieu, mon enfant: que le bon Dieu te console! Tu as bien fait de n'avoir pas recours а la bourse publique; c'est ce qu'il ne faut jamais faire tant qu'il reste quelque chose dans celle des bonnes gens.

 

Lettre XLII а Julie

Je reзois votre lettre, et je pars а l'instant: ce sera toute ma rйponse. Ah! cruelle! que mon coeur en est loin, de cette odieuse vertu que vous me supposez et que je dйteste! Mais vous ordonnez, il faut obйir. Dussй-je en mourir cent fois, il faut кtre estimй de Julie.

 

Lettre XLIII de Saint-Preux а Julie

J'arrivai hier matin а Neuchвtel; j'appris que M. de Merveilleux йtait а la campagne: je courus l'y chercher: il йtait а la chasse, et je l'attendis jusqu'au soir. Quand je lui eus expliquй le sujet de mon voyage, et que je l'eus priй de mettre un prix au congй de Claude Anet, il me fit beaucoup de difficultйs: je crus les lever en offrant de moi-mкme une somme assez considйrable, et l'augmentant а mesure qu'il rйsistait; mais, n'ayant pu rien obtenir, je fus obligй de me retirer, aprиs m'кtre assurй de le retrouver ce matin, bien rйsolu de ne plus le quitter jusqu'а ce qu'а force d'argent ou d'importunitйs, ou de quelque maniиre que ce pыt кtre, j'eusse obtenu ce que j'йtais venu lui demander. M'йtant levй pour cela de trиs bonne heure, j'йtais prкt а monter а cheval, quand je reзus par un exprиs ce billet de M. de Merveilleux, avec le congй du jeune homme en bonne forme:

"Voilа, monsieur, le congй que vous кtes venu solliciter; je l'ai refusй а vos offres, je le donne а vos intentions charitables, et vous prie de croire que je ne mets point а prix une bonne action."

Jugez а la joie que vous donnera cet heureux succиs de celle que j'ai sentie en l'apprenant. Pourquoi faut-il qu'elle ne soit pas aussi parfaite qu'elle devrait l'кtre? Je ne puis me dispenser d'aller remercier et rembourser M. de Merveilleux; et si cette visite retarde mon dйpart d'un jour, comme il est а craindre, n'ai-je pas droit de dire qu'il s'est montrй gйnйreux а mes dйpens? N'importe, j'ai fait ce qui vous est agrйable, je puis tout supporter а ce prix. Qu'on est heureux de pouvoir bien faire en servant ce qu'on aime, et rйunir ainsi dans le mкme soin les charmes de l'amour et de la vertu! Je l'avoue, ф Julie! je partis le coeur plein d'impatience et de chagrin. Je vous reprochais d'кtre si sensible aux peines d'autrui et de compter pour rien les miennes, comme si j'йtais le seul au monde qui n'eыt rien mйritй de vous. Je trouvais de la barbarie, aprиs m'avoir leurrй d'un si doux espoir, а me priver sans nйcessitй d'un bien dont vous m'aviez flattй vous-mкme. Tous ces murmures se sont йvanouis; je sens renaоtre а leur place au fond de mon вme un contentement inconnu: j'йprouve dйjа le dйdommagement que vous m'avez promis, vous que l'habitude de bien faire a tant instruite du goыt qu'on y trouve. Quel йtrange empire est le vфtre, de pouvoir rendre les privations aussi douces que les plaisirs, et donner а ce qu'on fait pour vous le mкme charme qu'on trouverait а se contenter soi-mкme! Ah! je l'ai dit cent fois, tu es un ange du ciel, ma Julie! Sans doute, avec tant d'autoritй sur mon вme, la tienne est plus divine qu'humaine. Comment n'кtre pas йternellement а toi, puisque ton rиgne est cйleste? et que servirait de cesser de t'aimer s'il faut toujours qu'on t'adore.

P.-S. - Suivant mon calcul, nous avons encore au moins cinq ou six jours jusqu'au retour de la maman: serait-il impossible, durant cet intervalle, de faire un pиlerinage au chalet?

 

Lettre XLIV de Julie

Ne murmure pas tant, mon ami, de ce retour prйcipitй. Il nous est plus avantageux qu'il ne semble, et quand nous aurions fait par adresse ce que nous avions fait par bienfaisance, nous n'aurions pas mieux rйussi. Regarde ce qui serait arrivй si nous n'eussions suivi que nos fantaisies. Je serais allйe а la campagne prйcisйment la veille du retour de ma mиre а la ville; j'aurais eu un exprиs avant d'avoir pu mйnager notre entrevue; il aurait fallu partir sur-le-champ, peut кtre sans pouvoir t'avertir, te laisser dans des perplexitйs mortelles, et notre sйparation se serait faite au moment qui la rendait le plus douloureuse. De plus, on aurait su que nous йtions tous deux а la campagne; malgrй nos prйcautions, peut-кtre eыt-on su que nous y йtions ensemble; du moins on l'aurait soupзonnй, c'en йtait assez. L'indiscrиte aviditй du prйsent nous фtait toute ressource pour l'avenir, et le remords d'une bonne oeuvre dйdaignйe nous eыt tourmentйs toute la vie.

Compare а prйsent cet йtat а notre situation rйelle. Premiиrement ton absence a produit un excellent effet. Mon argus n'aura pas manquй de dire а ma mиre qu'on t'avait peu vu chez ma cousine: elle sait ton voyage et le sujet; c'est une raison de plus pour t'estimer. Et le moyen d'imaginer que des gens qui vivent en bonne intelligence prennent volontairement pour s'йloigner le seul moment de libertй qu'ils ont pour se voir! Quelle ruse avons-nous employйe pour йcarter une trop juste dйfiance? La seule, а mon avis, qui soit permise а d'honnкtes gens, c'est de l'кtre а un point qu'on ne puisse croire, en sorte qu'on prenne un effort de vertu pour un acte d'indiffйrence. Mon ami, qu'un amour cachй par de tels moyens doit кtre doux aux coeurs qui le goыtent! Ajoute а cela le plaisir de rйunir des amants dйsolйs, et de rendre heureux deux jeunes gens si dignes de l'кtre. Tu l'as vue, ma Fanchon; dis, n'est-elle pas charmante? et ne mйrite-t-elle pas bien tout ce que tu as fait pour elle? N'est-elle pas trop jolie et trop malheureuse pour rester fille impunйment? Claude Anet, de son cфtй, dont le bon naturel a rйsistй par miracle а trois ans de service, en eыt-il pu supporter encore autant sans devenir un vaurien comme tous les autres? Au lieu de cela ils s'aiment et seront unis; ils sont pauvres et seront aidйs; ils sont honnкtes gens et pourront continuer de l'кtre; car mon pиre a promis de prendre soin de leur йtablissement. Que de biens tu as procurйs а eux et а nous par ta complaisance, sans parler du compte que je t'en dois tenir! Tel est, mon ami, l'effet assurй des sacrifices qu'on fait а la vertu; s'ils coыtent souvent а faire, il est toujours doux de les avoir faits, et l'on n'a jamais vu personne se repentir d'une bonne action.

Je me doute bien qu'а l'exemple de l'insйparable tu m'appelleras aussi la prкcheuse, et il est vrai que je ne fais pas mieux ce que je dis que les gens du mйtier. Si mes sermons ne valent pas les leurs, au moins je vois avec plaisir qu'ils ne sont pas comme eux jetйs au vent. Je ne m'en dйfends point, mon aimable ami; je voudrais ajouter autant de vertus aux tiennes qu'un fol amour m'en a fait perdre; et, ne pouvant plus m'estimer moi-mкme, j'aime а m'estimer encore en toi. De ta part il ne s'agit que d'aimer parfaitement, et tout viendra comme de lui-mкme. Avec quel plaisir tu dois voir augmenter sans cesse les dettes que l'amour s'oblige а payer!

Ma cousine a su les entretiens que tu as eus avec son pиre au sujet de M. d'Orbe; elle y est aussi sensible que si nous pouvions, en offices de l'amitiй, n'кtre pas toujours en reste avec elle. Mon Dieu! mon ami, que je suis une heureuse fille! que je suis aimйe et que je trouve charmant de l'кtre! Pиre, mиre, amie, amant, j'ai beau chйrir tout ce qui m'environne, je me trouve toujours ou prйvenue ou surpassйe: il semble que tous les plus doux sentiments du monde viennent sans cesse chercher mon вme, et j'ai le regret de n'en avoir qu'une pour jouir de tout mon bonheur.

J'oubliais de t'annoncer une visite pour demain matin: c'est milord Bomston qui vient de Genиve, oщ il a passй sept ou huit mois. Il dit t'avoir vu а Sion а son retour d'Italie. Il te trouva fort triste, et parle au surplus de toi comme j'en pense. Il fit hier ton йloge si bien et si а propos devant mon pиre qu'il m'a tout а fait disposйe а faire le sien. En effet j'ai trouvй du sens, du sel, du feu dans sa conversation. Sa voix s'йlиve et son oeil s'anime au rйcit des grandes actions, comme il arrive aux hommes capables d'en faire. Il parle aussi avec intйrкt des choses de goыt, entre autres de la musique italienne qu'il porte jusqu'au sublime. Je croyais entendre encore mon pauvre frиre. Au surplus, il met plus d'йnergie que de grвce dans ses discours, et je lui trouve mкme l'esprit un peu rкche.

Adieu, mon ami.

 

Lettre XLV а Julie

Je n'en йtais encore qu'а la seconde lecture de ta lettre quand milord Edouard Bomston est entrй. Ayant tant d'autres choses а te dire, comment aurais-je pensй, ma Julie, а te parler de lui? Quand on se suffit l'un а l'autre, s'avise-t-on de songer а un tiers? je vais te rendre compte de ce que j'en sais, maintenant que tu parais le dйsirer.

Ayant passй le Simplon, il йtait venu jusqu'а Sion au-devant d'une chaise qu'on devait lui amener de Genиve а Brigue, et le dйsoeuvrement rendant les hommes assez liants, il me rechercha. Nous fоmes une connaissance aussi intime qu'un Anglais naturellement peu prйvenant peut la faire avec un homme fort prйoccupй qui cherche la solitude. Cependant nous sentоmes que nous nous convenions; il y a un certain unisson d'вmes qui s'aperзoit au premier instant, et nous fыmes familiers au bout de huit jours, mais pour toute la vie, comme deux Franзais l'auraient йtй au bout de huit heures pour tout le temps qu'ils ne se seraient pas quittйs. Il m'entretint de ses voyages, et, le sachant Anglais, je crus qu'il m'allait parler d'йdifices et de peintures. Bientфt je vis avec plaisir que les tableaux et les monuments ne lui avaient point fait nйgliger l'йtude des moeurs et des hommes. Il me parla cependant des beaux-arts avec beaucoup de discernement mais modйrйment et sans prйtention. J'estimai qu'il en jugeait avec plus de sentiment que de science, et par les effets plus que par les rиgles, ce qui me confirma qu'il avait l'вme sensible. Pour la musique italienne, il m'en parut enthousiaste comme а toi; il m'en fit mкme entendre, car il mиne un virtuose avec lui: son valet de chambre joue fort bien du violon, et lui-mкme passablement du violoncelle. Il me choisit plusieurs morceaux trиs pathйtiques, а ce qu'il prйtendait: mais, soit qu'un accent si nouveau pour moi demandвt une oreille plus exercйe, soit que le charme de la musique, si doux dans la mйlancolie, s'efface dans une profonde tristesse, ces morceaux me firent peu de plaisir; et j'en trouvai le chant agrйable, а la vйritй, mais bizarre et sans expression.

Il fut aussi question de moi, et milord s'informa avec intйrкt de ma situation; je lui en dis tout ce qu'il en devait savoir. Il me proposa un voyage en Angleterre, avec des projets de fortune impossibles dans un pays oщ Julie n'йtait pas. Il me dit qu'il allait passer l'hiver а Genиve, l'йtй suivant а Lausanne, et qu'il viendrait а Vevai avant de retourner en Italie: il m'a tenu parole, et nous nous sommes revus avec un nouveau plaisir.

Quant а son caractиre, je le crois vif et emportй, mais vertueux et ferme; il se pique de philosophie, et de ces principes dont nous avons autrefois parlй. Mais au fond je le crois par tempйrament ce qu'il pense кtre par mйthode; et le vernis stoпque qu'il met а ses actions ne consiste qu'а parer de beaux raisonnements le parti que son coeur lui a fait prendre. J'ai cependant appris avec un peu de peine qu'il avait eu quelques affaires en Italie, et qu'il s'y йtait battu plusieurs fois.

Je ne sais ce que tu trouves de rкche dans ses maniиres: vйritablement elles ne sont pas prйvenantes, mais je n'y sens rien de repoussant. Quoique son abord ne soit pas aussi ouvert que son вme, et qu'il dйdaigne les petites biensйances, il ne laisse pas, ce me semble, d'кtre d'un commerce agrйable. S'il n'a pas cette politesse rйservйe et circonspecte qui se rиgle uniquement sur l'extйrieur, et que nos jeunes officiers nous apportent de France, il a celle de l'humanitй, qui se pique moins de distinguer au premier coup d'oeil les йtats et les rangs, et respecte en gйnйral tous les hommes. Te l'avouerai-je naпvement? La privation des grвces est un dйfaut que les femmes ne pardonnent point, mкme au mйrite, et j'ai peur que Julie n'ait йtй femme une fois en sa vie.

Puisque je suis en train de sincйritй, je te dirai encore, ma jolie prкcheuse, qu'il est inutile de vouloir donner le change а mes droits, et qu'un amour affamй ne se nourrit point de sermons. Songe, songe aux dйdommagements promis et dus; car toute la morale que tu m'as dйbitйe est fort bonne; mais, quoi que tu puisses dire, le chalet valait encore mieux.

 

Lettre XLVI de Julie

Eh bien donc! mon ami, toujours le chalet! l'histoire de ce chalet te pиse furieusement sur le coeur; et je vois bien qu'а la mort ou а la vie il faut te faire raison du chalet. Mais des lieux oщ tu ne fus jamais te sont-ils si chers qu'on ne puisse t'en dйdommager ailleurs, et l'Amour, qui fit le palais d'Armide au fond d'un dйsert, ne saurait-il nous faire un chalet а la ville? Ecoute: on va marier ma Fanchon; mon pиre, qui ne hait pas les fкtes et l'appareil, veut lui faire une noce oщ nous serons tous: cette noce ne manquera pas d'кtre tumultueuse. Quelquefois le mystиre a su tendre son voile au sein de la turbulente joie et du fracas des festins: tu m'entends, mon ami; ne serait-il pas doux de retrouver dans l'effet de nos soins les plaisirs qu'ils nous ont coыtйs?

Tu t'animes, ce me semble, d'un zиle assez superflu sur l'apologie de milord Edouard, dont je suis fort йloignйe de mal penser. D'ailleurs, comment jugerais-je un homme que je n'ai vu qu'un aprиs-midi, et comment en pourrais-tu juger toi-mкme sur une connaissance de quelques jours? Je n'en parle que par conjecture, et tu ne peux guиre кtre plus avancй; car les propositions qu'il t'a faites sont de ces offres vagues dont un air de puissance et la facilitй de les йluder rendent souvent les йtrangers prodigues. Mais je reconnais tes vivacitйs ordinaires, et combien tu as de penchant а te prйvenir pour ou contre les gens presque а la premiиre vue: cependant nous examinerons а loisir les arrangements qu'il t'a proposйs. Si l'amour favorise le projet qui m'occupe, il s'en prйsentera peut-кtre de meilleurs pour nous. O mon bon ami! la patience est amиre, mais son fruit est doux.

Pour revenir а ton Anglais, je t'ai dit qu'il me paraissait avoir l'вme grande et forte, et plus de lumiиres que d'agrйments dans l'esprit. Tu dis а peu prиs la mкme chose; et puis, avec cet air de supйrioritй masculine qui n'abandonne point nos humbles adorateurs, tu me reproches d'avoir йtй de mon sexe une fois en ma vie; comme si jamais une femme devait cesser d'en кtre! Te souvient-il qu'en lisant ta Rйpublique de Platon nous avons autrefois disputй sur ce point de la diffйrence morale des sexes? Je persiste dans l'avis dont j'йtais alors, et ne saurais imaginer un modиle commun de perfection pour deux кtres si diffйrents. L'attaque et la dйfense, l'audace des hommes, la pudeur des femmes, ne sont point des conventions, comme le pensent tes philosophes, mais des institutions naturelles dont il est facile de rendre raison, et dont se dйduisent aisйment toutes les autres distinctions morales. D'ailleurs, la destination de la nature n'йtant pas la mкme, les inclinations, les maniиres de voir et de sentir, doivent кtre dirigйes de chaque cфtй selon ses vues. Il ne faut point les mкmes goыts ni la mкme constitution pour labourer la terre et pour allaiter les enfants. Une taille plus haute, une voix plus forte et des traits plus marquйs semblent n'avoir aucun rapport nйcessaire au sexe; mais les modifications extйrieures annoncent l'intention de l'ouvrier dans les modifications de l'esprit. Une femme parfaite et un homme parfait ne doivent pas plus se ressembler d'вme que de visage. Ces vaines imitations de sexe sont le comble de la dйraison; elles font rire le sage et fuir les amours. Enfin, je trouve qu'а moins d'avoir cinq pieds et demi de haut, une voix de basse et de la barbe au menton, l'on ne doit point se mкler d'кtre homme.

Vois combien les amants sont maladroits en injures! Tu me reproches une faute que je n'ai pas commise, ou que tu commets aussi bien que moi, et l'attribues а un dйfaut dont je m'honore. Veux-tu que, te rendant sincйritй pour sincйritй, je te dise naпvement ce que je pense de la tienne? Je n'y trouve qu'un raffinement de flatterie, pour te justifier а toi-mкme, par cette franchise apparente, les йloges enthousiastes dont tu m'accables а tout propos. Mes prйtendues perfections t'aveuglent au point que, pour dйmentir les reproches que tu te fais en secret de ta prйvention, tu n'as pas l'esprit d'en trouver un solide а me faire.

Crois-moi, ne te charge point de me dire mes vйritйs, tu t'en acquitterais trop mal: les yeux de l'amour, tout perзants qu'ils sont, savent-ils voir des dйfauts? C'est а l'intиgre amitiй que ces soins appartiennent, et lа-dessus ta disciple Claire est cent fois plus savante que toi. Oui, mon ami, loue-moi, admire-moi, trouve-moi belle, charmante, parfaite: tes йloges me plaisent sans me sйduire, parce que je vois qu'ils sont le langage de l'erreur et non de la faussetй, et que tu te trompes toi-mкme, mais que tu ne veux pas me tromper. Oh! que les illusions de l'amour sont aimables! ses flatteries sont en un sens des vйritйs; le jugement se tait, mais le coeur parle: l'amant qui loue en nous des perfections que nous n'avons pas les voit en effet telles qu'il les reprйsente; il ne ment point en disant des mensonges; il flatte sans s'avilir, et l'on peut au moins l'estimer sans le croire.

J'ai entendu, non sans quelque battement de coeur, proposer d'avoir demain deux philosophes а souper: l'un est milord Edouard; l'autre est un sage dont la gravitй s'est quelquefois un peu dйrangйe aux pieds d'une jeune йcoliиre; ne le connaоtriez-vous point? Exhortez-le, je vous prie, а tвcher de garder demain le dйcorum philosophique un peu mieux qu'а son ordinaire. J'aurai soin d'avertir aussi la petite personne de baisser les yeux, et d'кtre aux siens le moins jolie qu'il se pourra.

 

Lettre XLVII а Julie

Ah! mauvaise, est-ce lа la circonspection que tu m'avais promise? est-ce ainsi que tu mйnages mon coeur et voiles tes attraits? Que de contraventions а tes engagements! Premiиrement, ta parure; car tu n'en avais point, et tu sais bien que jamais tu n'es si dangereuse. Secondement, ton maintien si doux, si modeste, si propre а laisser remarquer а loisir toutes tes grвces. Ton parler plus rare, plus rйflйchi, plus spirituel encore qu'а l'ordinaire, qui nous rendait tous plus attentifs, et faisait voler l'oreille et le coeur au-devant de chaque mot. Cet air que tu chantas а demi-voix, pour donner encore plus de douceur а ton chant, et qui, bien que franзais, plut а milord Edouard mкme. Ton regard timide et tes yeux baissйs, dont les йclairs inattendus me jetaient dans un trouble inйvitable. Enfin, ce je ne sais quoi d'inexprimable, d'enchanteur, que tu semblais avoir rйpandu sur toute ta personne pour faire tourner la tкte а tout le monde, sans paraоtre mкme y songer. Je ne sais, pour moi, comment tu t'y prends; mais si telle est ta maniиre d'кtre jolie le moins qu'il est possible, je t'avertis que c'est l'кtre beaucoup plus qu'il ne faut pour avoir des sages autour de toi.

Je crains fort que le pauvre philosophe anglais n'ait un peu ressenti la mкme influence. Aprиs avoir reconduit ta cousine, comme nous йtions tous encore fort йveillйs, il nous proposa d'aller chez lui faire de la musique et boire du punch. Tandis qu'on rassemblait ses gens, il ne cessa de nous parler de toi avec un feu qui me dйplut; et je n'entendis pas ton йloge dans sa bouche avec autant de plaisir que tu avais entendu le mien. En gйnйral, j'avoue que je n'aime point que personne, exceptй ta cousine, me parle de toi; il me semble que chaque mot m'фte une partie de mon secret ou de mes plaisirs; et, quoi que l'on puisse dire, on y met un intйrкt si suspect, ou l'on est si loin de ce que je sens, que je n'aime йcouter lа-dessus que moi-mкme.

Ce n'est pas que j'aie comme toi du penchant а la jalousie: je connais mieux ton вme; j'ai des garants qui ne me permettent pas mкme d'imaginer ton changement possible. Aprиs tes assurances, je ne te dis plus rien des autres prйtendants; mais celui-ci, Julie!... des conditions sortables... les prйjugйs de ton pиre... Tu sais bien qu'il s'agit de ma vie; daigne donc me dire un mot lа-dessus: un mot de Julie, et je suis tranquille а jamais.

J'ai passй la nuit а entendre ou exйcuter de la musique italienne, car il s'est trouvй des duos, et il a fallu hasarder d'y faire ma partie. Je n'ose te parler encore de l'effet qu'elle a produit sur moi; j'ai peur, j'ai peur que l'impression du souper d'hier au soir ne se soit prolongйe sur ce que j'entendais, et que je n'aie pris l'effet de tes sйductions pour le charme de la musique. Pourquoi la mкme cause qui me la rendait ennuyeuse а Sion ne pourrait-elle pas ici me la rendre agrйable dans une situation contraire? N'es-tu pas la premiиre source de toutes les affections de mon вme? et suis-je а l'йpreuve des prestiges de ta magie? Si la musique eыt rйellement produit cet enchantement, il eыt agi sur tous ceux qui l'entendaient; mais tandis que ces chants me tenaient en extase, M. d'Orbe dormait tranquillement dans un fauteuil; et, au milieu de mes transports, il s'est contentй pour tout йloge de demander si ta cousine savait l'italien.

Tout ceci sera mieux йclairci demain; car nous avons pour ce soir un nouveau rendez-vous de musique: milord veut la rendre complиte , et il a mandй de Lausanne un second violon qu'il dit кtre assez entendu. Je porterai de mon cфtй des scиnes, des cantates franзaises, et nous verrons.

En arrivant chez moi, j'йtais d'un accablement que m'a donnй le peu d'habitude de veiller, et qui se perd en t'йcrivant. Il faut pourtant tвcher de dormir quelques heures. Viens avec moi, ma douce amie, ne me quitte point durant mon sommeil; mais, soit que ton image le trouble ou le favorise, soit qu'il m'offre ou non les noces de la Fanchon, un instant dйlicieux qui ne peut m'йchapper et qu'il me prйpare, c'est le sentiment de mon bonheur au rйveil.

 

Lettre XLVIII а Julie

Ah! ma Julie! qu'ai-je entendu? Quels sons touchants! quelle musique! quelle source dйlicieuse de sentiments et de plaisirs! Ne perds pas un moment; rassemble avec soin tes opйras, tes cantates, ta musique franзaise, fais un grand feu bien ardent, jettes-y tout ce fatras, et l'attise avec soin, afin que tant de glace puisse y brыler et donner de la chaleur au moins une fois. Fais ce sacrifice propitiatoire au dieu du goыt, pour expier ton crime et le mien d'avoir profanй ta voix а cette lourde psalmodie, et d'avoir pris si longtemps pour le langage du coeur un bruit qui ne fait qu'йtourdir l'oreille. O que ton digne frиre avait raison! Dans quelle йtrange erreur j'ai vйcu jusqu'ici sur les productions de cet art charmant! Je sentais leur peu d'effet, et l'attribuais а sa faiblesse. Je disais: la musique n'est qu'un vain son qui peut flatter l'oreille et n'agit qu'indirectement et lйgиrement sur l'вme: l'impression des accords est purement mйcanique et physique; qu'a-t-elle а faire au sentiment, et pourquoi devrais-je espйrer d'кtre plus vivement touchй d'une belle harmonie que d'un bel accord de couleurs? Je n'apercevais pas, dans les accents de la mйlodie appliquйs а ceux de la langue, le lien puissant et secret des passions avec les sons; je ne voyais pas que l'imitation des tons divers dont les sentiments animent la voix parlante donne а son tour а la voix chantante le pouvoir d'agiter les coeurs et que l'йnergique tableau des mouvements de l'вme de celui qui se fait entendre est ce qui fait le vrai charme de ceux qui l'йcoutent.

C'est ce que me fit remarquer le chanteur de milord, qui, pour un musicien, ne laisse pas de parler assez bien de son art. "L'harmonie, me disait-il, n'est qu'un accessoire йloignй dans la musique imitative; il n'y a dans l'harmonie proprement dite aucun principe d'imitation. Elle assure, il est vrai, les intonations; elle porte tйmoignage de leur justesse; et, rendant les modulations plus sensibles, elle ajoute de l'йnergie а l'expression, et de la grвce au chant. Mais c'est de la seule mйlodie que sort cette puissance invincible des accents passionnйs; c'est d'elle que dйrive tout le pouvoir de la musique sur l'вme. Formez les plus savantes successions d'accords sans mйlange de mйlodie, vous serez ennuyйs au bout d'un quart d'heure. De beaux chants sans aucune harmonie sont longtemps а l'йpreuve de l'ennui. Que l'accent du sentiment anime les chants les plus simples, ils seront intйressants. Au contraire, une mйlodie qui ne parle point chante toujours mal, et la seule harmonie n'a jamais rien su dire au coeur.

C'est en ceci, continuait-il, que consiste l'erreur des Franзais sur les forces de la musique. N'ayant et ne pouvant avoir une mйlodie а eux dans une langue qui n'a point d'accent, et sur une poйsie maniйrйe qui ne connut jamais la nature, ils n'imaginent d'effets que ceux de l'harmonie et des йclats de voix, qui ne rendent pas les sons plus mйlodieux, mais plus bruyants; et ils sont si malheureux dans leurs prйtentions, que cette harmonie mкme qu'ils cherchent leur йchappe; а force de la vouloir charger, ils n'y mettent plus de choix, ils ne connaissent plus les choses d'effet, ils ne font plus que du remplissage; ils se gвtent l'oreille, et ne sont plus sensibles qu'au bruit; en sorte que la plus belle voix pour eux n'est que celle qui chante le plus fort. Aussi, faute d'un genre propre, n'ont-ils jamais fait que suivre pesamment et de loin nos modиles; et depuis leur cйlиbre Lulli, ou plutфt le nфtre, qui ne fit qu'imiter les opйras dont l'Italie йtait dйjа pleine de son temps, on les a toujours vus, а la piste de trente ou quarante ans, copier, gвter nos vieux auteurs, et faire а peu prиs de notre musique comme les autres peuples font de leurs modes. Quand ils se vantent de leurs chansons, c'est leur propre condamnation qu'ils prononcent; s'ils savaient chanter des sentiments, ils ne chanteraient pas de l'esprit: mais parce que leur musique n'exprime rien, elle est plus propre aux chansons qu'aux opйras; et parce que la nфtre est toute passionnйe, elle est plus propre aux opйras qu'aux chansons."

Ensuite, m'ayant rйcitй sans chant quelques scиnes italiennes, il me fit sentir les rapports de la musique а la parole dans le rйcitatif, de la musique au sentiment dans les airs, et partout l'йnergie que la mesure exacte et le choix des accords ajoutent а l'expression. Enfin, aprиs avoir joint а la connaissance que j'ai de la langue la meilleure idйe qu'il me fut possible de l'accent oratoire et pathйtique, c'est-а-dire de l'art de parler а l'oreille et au coeur dans une langue sans articuler des mots, je me mis а йcouter cette musique enchanteresse, et je sentis bientфt, aux йmotions qu'elle me causait, que cet art avait un pouvoir supйrieur а celui que j'avais imaginй. Je ne sais quelle sensation voluptueuse me gagnait insensiblement. Ce n'йtait plus une vaine suite de sons comme dans nos rйcits. A chaque phrase, quelque image entrait dans mon cerveau ou quelque sentiment dans mon coeur; le plaisir ne s'arrкtait point а l'oreille, il pйnйtrait jusqu'а l'вme; l'exйcution coulait sans effort avec une facilitй charmante; tous les concertants semblaient animйs du mкme esprit; le chanteur maоtre de sa voix en tirait sans gкne tout ce que le chant et les paroles demandaient de lui; et je trouvai surtout un grand soulagement а ne sentir ni ces lourdes cadences, ni ces pйnibles efforts de voix, ni cette contrainte que donne chez nous au musicien le perpйtuel combat du chant et de la mesure, qui, ne pouvant jamais s'accorder, ne lassent guиre moins l'auditeur que l'exйcutant.

Mais quand, aprиs une suite d'airs agrйables, on vint а ces grands morceaux d'expression qui savent exciter et peindre le dйsordre des passions violentes, je perdais а chaque instant l'idйe de musique, de chant, d'imitation; je croyais entendre la voix de la douleur, de l'emportement, du dйsespoir; je croyais voir des mиres йplorйes, des amants trahis, des tyrans furieux; et, dans les agitations que j'йtais forcй d'йprouver, j'avais peine а rester en place. Je connus alors pourquoi cette mкme musique qui m'avait autrefois ennuyй m'йchauffait maintenant jusqu'au transport; c'est que j'avais commencй de la concevoir, et que sitфt qu'elle pouvait agir elle agissait avec toute sa force. Non, Julie, on ne supporte point а demi de pareilles impression: elles sont excessives ou nulles, jamais faibles ou mйdiocres; il faut rester insensible, ou se laisser йmouvoir outre mesure; ou c'est le vain bruit d'une langue qu'on n'entend point, ou c'est une impйtuositй de sentiment qui vous entraоne, et а laquelle il est impossible а l'вme de rйsister.

Je n'avais qu'un regret, mais il ne me quittait point; c'йtait qu'un autre que toi formвt des sons dont j'йtais si touchй, et de voir sortir de la bouche d'un vil castrato les plus tendres expressions de l'amour. O ma Julie! n'est-ce pas а nous de revendiquer tout ce qui appartient au sentiment? Qui sentira, qui dira mieux que nous ce que doit dire et sentir une вme attendrie? Qui saura prononcer d'un ton plus touchant le cor mio, l'idolo amato? Ah! que le coeur prкtera d'йnergie а l'art si jamais nous chantons ensemble un de ces duos charmants qui font couler des larmes si dйlicieuses! Je te conjure premiиrement d'entendre un essai de cette musique, soit chez toi, soit chez l'insйparable. Milord y conduira quand tu voudras tout son monde, et je suis sыr qu'avec un organe aussi sensible que le tien, et plus de connaissance que je n'en avais de la dйclamation italienne, une seule sйance suffira pour t'amener au point oщ je suis, et te faire partager mon enthousiasme. Je te propose et te prie encore de profiter du sйjour du virtuose pour rendre leзon de lui, comme j'ai commencй de faire dиs ce matin. Sa maniиre d'enseigner est simple, nette, et consiste en pratique plus qu'en discours; il ne dit pas ce qu'il fut faire, il le fait; et en ceci, comme en bien d'autres choses, l'exemple vaut mieux que la rиgle. Je vois dйjа qu'il n'est question que de s'asservir а la mesure, de la bien sentir, de phraser et ponctuer avec soin, de soutenir йgalement des sons et non de les renfler, enfin d'фter de la voix les йclats et toute la prйtintaille franзaise, pour la rendre juste, expressive, et flexible; la tienne, naturellement si lйgиre et si douce, prendra facilement ce nouveau pli; tu trouveras bientфt dans ta sensibilitй l'йnergie et la vivacitй de l'accent qui anime la musique italienne.

E'l cantar che nell' anima si sente.

Laisse donc pour jamais cet ennuyeux et lamentable chant franзais qui ressemble au cri de la colique mieux qu'aux transports des passions. Apprends а former ces sons divins que le sentiment inspire, seuls dignes de ta voix, seuls dignes de ton coeur, et qui portent toujours avec eux le charme et le feu des caractиres sensibles.

 

Lettre XLIX de Julie

Tu sais bien, mon ami, que je ne puis t'йcrire qu'а la dйrobйe, et toujours en danger d'кtre surprise. Ainsi, dans l'impossibilitй de faire de longues lettres, je me borne а rйpondre а ce qu'il y a de plus essentiel dans les tiennes ou а supplйer а ce que je n'ai pu te dire dans des conversations non moins furtives de bouche que par йcrit. C'est ce que je ferai, surtout aujourd'hui que deux mots au sujet de milord Edouard me font oublier le reste de ta lettre.

Mon ami, tu crains de me perdre, et me parles de chansons! Belle matiиre а tracasserie entre amants qui s'entendraient moins. Vraiment tu n'es pas jaloux, on le voit bien: mais pour le coup je ne serais pas jalouse moi-mкme; car j'ai pйnйtrй dans ton вme, et ne sens que ta confiance oщ d'autres croiraient sentir ta froideur. O la douce et charmante sйcuritй que celle qui vient du sentiment d'une union parfaite! C'est par elle, je le sais, que tu tires de ton propre coeur le bon tйmoignage du mien; c'est par elle aussi que le mien te justifie; et je te croirais bien moins amoureux si je te voyais plus alarmй.

Je ne sais ni ne veux savoir si milord Edouard a d'autres attentions pour moi que celles qu'ont tous les hommes pour les personnes de mon вge; ce n'est point de ses sentiments qu'il s'agit, mais de ceux de mon pиre et des miens: ils sont aussi d'accord sur son compte que sur celui des prйtendus prйtendants dont tu dis que tu ne dis rien. Si son exclusion et la leur suffisent а ton repos, sois tranquille. Quelque honneur que nous fоt la recherche d'un homme de ce rang, jamais, du consentement du pиre ni de la fille, Julie d'Etange ne sera lady Bomston. Voilа sur quoi tu peux compter.

Ne va pas croire qu'il ait йtй pour cela question de milord Edouard, je suis sыre que de nous quatre tu es le seul qui puisse mкme lui supposer du goыt pour moi. Quoi qu'il en soit, je sais а cet йgard la volontй de mon pиre, sans qu'il en ait parlй ni а moi ni а personne; et je n'en serais pas mieux instruite quand il me l'aurait positivement dйclarй. En voilа assez pour calmer tes craintes, c'est-а-dire autant que tu en dois savoir. Le reste serait pour toi de pure curiositй, et tu sais que j'ai rйsolu de ne la pas satisfaire. Tu as beau me reprocher cette rйserve et la prйtendre hors de propos dans nos intйrкts communs. Si je l'avais toujours eue, elle me serait moins importante aujourd'hui. Sans le compte indiscret que je te rendis d'un discours de mon pиre, tu n'aurais point йtй te dйsoler а Meillerie; tu ne m'eusses point йcrit la lettre qui m'a perdue; je vivrais innocente, et pourrais encore aspirer au bonheur. Juge, par ce que me coыte une seule indiscrйtion, de la crainte que je dois avoir d'en commettre d'autres. Tu as trop d'emportement pour avoir de la prudence; tu pourrais plutфt vaincre tes passions que les dйguiser. La moindre alarme te mettrait en fureur; а la moindre lueur favorable tu ne douterais plus de rien; on lirait tous nos secrets dans ton вme, et tu dйtruirais а force de zиle tout le succиs de mes soins. Laisse-moi donc les soucis de l'amour, et n'en garde que les plaisirs; ce partage est-il si pйnible, et ne sens-tu pas que tu ne peux rien а notre bonheur que de n'y point mettre obstacle?

Hйlas! que me serviront dйsormais ces prйcautions tardives? Est-il temps d'affermir ses pas au fond du prйcipice et de prйvenir les maux dont on se sent accablй? Ah! misйrable fille, c'est bien а toi de parler de bonheur! En peut-il jamais кtre oщ rиgnent la honte et le remords? Dieu! quel йtat cruel de ne pouvoir ni supporter son crime, ni s'en repentir; d'кtre assiйgй par mille frayeurs, abusй par mille espйrances vaines, et de ne jouir pas mкme de l'horrible tranquillitй du dйsespoir! Je suis dйsormais а la seule merci du sort. Ce n'est plus ni de force ni de vertu qu'il est question, mais de fortune et de prudence; et il ne s'agit pas d'йteindre un amour qui doit durer autant que ma vie, mais de le rendre innocent ou de mourir coupable. Considиre cette situation, mon ami, et vois si tu peux te fier а mon zиle.

 

Lettre L de Julie

Je n'ai point voulu vous expliquer hier en vous quittant la cause de la tristesse que vous m'avez reprochйe, parce que vous n'йtiez pas en йtat de m'entendre. Malgrй mon aversion pour les йclaircissements, je vous dois celui-ci, puisque je l'ai promis, et je m'en acquitte.

Je ne sais si vous vous souvenez des йtranges discours que vous me tоntes hier au soir, et des maniиres dont vous les accompagnвtes; quant а moi, je ne les oublierai jamais assez tфt pour votre honneur et pour mon repos, et malheureusement j'en suis trop indignйe pour pouvoir les oublier aisйment. De pareilles expressions avaient quelque fois frappй mon oreille en passant auprиs du port; mais je ne croyais pas qu'elles pussent jamais sortir de la bouche d'un honnкte homme; je suis trиs sыre au moins qu'elles n'entrиrent jamais dans le dictionnaire des amants, et j'йtais bien йloignйe de penser qu'elles pussent кtre d'usage entre vous et moi. Eh dieux! quel amour est le vфtre, s'il assaisonne ainsi ses plaisirs! Vous sortiez, il est vrai, d'un long repas, et je vois ce qu'il faut pardonner en ce pays aux excиs qu'on y peut faire; c'est aussi pour cela que je vous en parle. Soyez certain qu'un tкte-а-tкte oщ vous m'auriez traitйe ainsi de sang-froid eыt йtй le dernier de notre vie.

Mais ce qui m'alarme sur votre compte, c'est que souvent la conduite d'un homme йchauffй de vin n'est que l'effet de ce qui se passe au fond de son coeur dans les autres temps. Croirai-je que dans un йtat oщ l'on ne dйguise rien vous vous montrвtes tel que vous кtes? Que deviendrais-je si vous pensiez а jeun comme vous parliez hier au soir? Plutфt que de supporter un pareil mйpris, j'aimerais mieux йteindre un feu si grossier, et perdre un amant qui, sachant si mal honorer sa maоtresse, mйriterait si peu d'en кtre estimй. Dites-moi, vous qui chйrissez les sentiments honnкtes, seriez-vous tombй dans cette erreur cruelle, que l'amour heureux n'a plus de mйnagement а garder avec la pudeur, et qu'on ne doit plus de respect а celle dont on n'a plus de rigueur а craindre? Ah! si vous aviez toujours pensй ainsi, vous auriez йtй moins а redouter, et je ne serais pas si malheureuse! Ne vous y trompez pas, mon ami; rien n'est si dangereux pour les vrais amants que les prйjugйs du monde; tant de gens parlent d'amour, et si peu savent aimer, que la plupart prennent pour ses pures et douces lois les viles maximes d'un commerce abject, qui, bientфt assouvi de lui-mкme, a recours aux monstres de l'imagination et se dйprave pour se soutenir.

Je ne sais si je m'abuse, mais il me semble que le vйritable amour est le plus chaste de tous les liens. C'est lui, c'est son feu divin qui sait йpurer nos penchants naturels, en les concentrant dans un seul objet; c'est lui qui nous dйrobe aux tentations, et qui fait qu'exceptй cet objet unique un sexe n'est plus rien pour l'autre. Pour une femme ordinaire tout homme est toujours un homme; mais pour celle dont le coeur aime, il n'y a point d'homme que son amant. Que dis-je? Un amant n'est-il qu'un homme? Ah! qu'il est un кtre bien plus sublime! Il n'y a point d'homme pour celle qui aime: son amant est plus; tous les autres sont moins; elle et lui sont les seuls de leur espиce. Ils ne dйsirent pas, ils aiment. Le coeur ne suit point les sens, il les guide; il couvre leurs йgarements d'un voile dйlicieux. Non, il n'y a rien d'obscиne que la dйbauche et son grossier langage. Le vйritable amour toujours modeste n'arrache point ses faveurs avec audace; il les dйrobe avec timiditй. Le mystиre, le silence, la honte craintive, aiguisent et cachent ses doux transports. Sa flamme honore et purifie toutes ses caresses; la dйcence et l'honnкtetй l'accompagnent au sein de la voluptй mкme, et lui seul sait tout accorder aux dйsirs sans rien фter а la pudeur. Ah! dites, vous qui connыtes les vrais plaisirs, comment une cynique effronterie pourrait-elle s'allier avec eux? Comment ne bannirait-elle pas leur dйlire et tout leur charme? Comment ne souillerait-elle pas cette image de perfection sous laquelle on se plaоt а contempler l'objet aimй? Croyez-moi, mon ami, la dйbauche et l'amour ne sauraient loger ensemble, et ne peuvent pas mкme se compenser. Le coeur fait le vrai bonheur quand on s'aime, et rien n'y peut supplйer sitфt qu'on ne s'aime plus.

Mais quand vous seriez assez malheureux pour vous plaire а ce dйshonnкte langage, comment avez-vous pu vous rйsoudre а l'employer si mal а propos, et а prendre avec celle qui vous est chиre un ton et des maniиres qu'un homme d'honneur doit mкme ignorer? Depuis quand est-il doux d'affliger ce qu'on aime, et quelle est cette voluptй barbare qui se plaоt а jouir du tourment d'autrui? Je n'ai pas oubliй que j'ai perdu le droit d'кtre respectйe; mais si je l'oubliais jamais, est-ce а vous de me le rappeler? Est-ce а l'auteur de ma faute d'en aggraver la punition? Ce serait а lui plutфt а m'en consoler. Tout le monde a droit de me mйpriser, hors vous. Vous me devez le prix de l'humiliation oщ vous m'avez rйduite: et tant de pleurs versйs sur ma faiblesse mйritaient que vous me la fissiez moins cruellement sentir. Je ne suis ni prude ni prйcieuse. Hйlas! que j'en suis loin, moi qui n'ai pas su mкme кtre sage! Vous le savez trop, ingrat, si ce tendre coeur sait rien refuser а l'amour! Mais au moins ce qu'il lui cиde, il ne veut le cйder qu'а lui, et vous m'avez trop bien appris son langage pour lui en pouvoir substituer un si diffйrent. Des injures, des coups, m'outrageraient moins que de semblables caresses. Ou renoncez а Julie, ou sachez кtre estimй d'elle. Je vous l'ai dйjа dit, je ne connais point d'amour sans pudeur; et s'il m'en coыtait de perdre le vфtre, il m'en coыterait encore plus de le conserver а ce prix.

Il me reste beaucoup de choses а dire sur le mкme sujet; mais il faut finir cette lettre, et je les renvoie а un autre temps. En attendant, remarquez un effet de vos fausses maximes sur l'usage immodйrй du vin. Votre coeur n'est point coupable, j'en suis trиs sыre; cependant vous avez navrй le mien; et, sans savoir ce que vous faisiez, vous dйsoliez comme а plaisir ce coeur trop facile а s'alarmer, et pour qui rien n'est indiffйrent de ce qui lui vient de vous.

 

Lettre LI. Rйponse

Il n'y a pas une ligne dans votre lettre qui ne me fasse glacer le sang, et j'ai peine а croire, aprиs l'avoir relue vingt fois, que ce soit а moi qu'elle est adressйe. Qui? moi? moi? J'aurais offensй Julie? J'aurais profanй ses attraits? Celle а qui chaque instant de ma vie j'offre des adorations eыt йtй en butte а mes outrages? Non, je me serais percй le coeur mille fois avant qu'un projet si barbare en eыt approchй! Ah! que tu le connais mal, ce coeur qui t'idolвtre, ce coeur qui vole et se prosterne sous chacun de tes pas, ce coeur qui voudrait inventer pour toi de nouveaux hommages inconnus aux mortels; que tu le connais mal, ф Julie, si tu l'accuses de manquer envers toi а ce respect ordinaire et commun qu'un amant vulgaire aurait mкme pour sa maоtresse! Je ne crois кtre ni impudent ni brutal, je hais les discours dйshonnкtes, et n'entrai de mes jours dans les lieux oщ l'on apprend а les tenir. Mais, que je le redise aprиs toi, que je renchйrisse sur ta juste indignation; quand je serais le plus vil des mortels, quand j'aurais passй mes premiers ans dans la crapule, quand le goыt des honteux plaisirs pourrait trouver place en un coeur oщ tu rиgnes, oh! dis-moi, Julie, ange du ciel! dis-moi comment je pourrais apporter devant toi l'effronterie qu'on ne peut avoir que devant celles qui l'aiment. Ah! non, il n'est pas possible. Un seul de tes regards eыt contenu ma bouche et purifiй mon coeur. L'amour eыt couvert mes dйsirs emportйs des charmes de ta modestie; il l'eыt vaincue sans l'outrager; et, dans la douce union de nos вmes, leur seul dйlire eыt produit les erreurs des sens. J'en appelle а ton propre tйmoignage. Dis si, dans toutes les fureurs d'une passion sans mesure, je cessai jamais d'en respecter le charmant objet. Si je reзus le prix que ma flamme avait mйritй, dis si j'abusai de mon bonheur pour outrager ta douce honte. Si d'une main timide l'amour ardent et craintif attenta quelquefois а tes charmes, dis si jamais une tйmйritй brutale osa les profaner. Quand un transport indiscret йcarte un instant le voile qui les couvre, l'aimable pudeur n'y substitue-t-elle pas aussitфt le sien? Ce vкtement sacrй t'abandonnerait-il un moment quand tu n'en aurais point d'autre? Incorruptible comme ton вme honnкte, tous les feux de la mienne l'ont-ils jamais altйrй? Cette union si touchante et si tendre ne suffit-elle pas а notre fйlicitй? Ne fait-elle pas seule tout le bonheur de nos jours? Connaissons-nous au monde quelques plaisirs hors ceux que l'amour donne? En voudrions-nous connaоtre d'autres? Conзois-tu comment cet enchantement eыt pu se dйtruire? Comment! j'aurais oubliй, dans un moment, l'honnкtetй, notre amour, mon honneur, et l'invincible respect que j'aurais toujours eu pour toi, quand mкme je ne t'aurais point adorйe! Non, ne le crois pas: ce n'est point moi qui pus t'offenser; je n'en ai nul souvenir; et, si j'eusse йtй coupable un instant, le remords me quitterait-il jamais? Non, Julie: un dйmon jaloux d'un sort trop heureux pour un mortel a pris ma figure pour le troubler, et m'a laissй mon coeur pour me rendre plus misйrable.

J'abjure, je dйteste un forfait que j'ai commis, puisque tu m'en accuses, mais auquel ma volontй n'a point de part. Que je vais l'abhorrer, cette fatale intempйrance qui me paraissait favorable aux йpanchements du coeur, et qui put dйmentir si cruellement le mien! J'en fais par toi l'irrйvocable serment, dиs aujourd'hui je renonce pour ma vie au vin comme au plus mortel poison; jamais cette liqueur funeste ne troublera mes sens, jamais elle ne souillera mes lиvres, et son dйlire insensй ne me rendra plus coupable а mon insu. Si j'enfreins ce voeu solennel, Amour, accable-moi du chвtiment dont je serai digne: puisse а l'instant l'image de ma Julie sortir pour jamais de mon coeur, et l'abandonner а l'indiffйrence et au dйsespoir!

Ne pense pas que je veuille expier mon crime par une peine si lйgиre: c'est une prйcaution et non pas un chвtiment! J'attends de toi celui que j'ai mйritй, et l'implore pour soulager mes regrets. Que l'amour offensй se venge et s'apaise; punis-moi sans me haпr, je souffrirai sans murmure. Sois juste et sйvиre; il le faut, j'y consens; mais si tu veux me laisser la vie, фte-moi tout, hormis ton coeur.

 

Lettre LII de Julie

Comment, mon ami, renoncer au vin pour sa maоtresse! Voilа ce qu'on appelle un sacrifice! Oh! je dйfie qu'on trouve dans les quatre cantons un homme plus amoureux que toi! Ce n'est pas qu'il n'y ait parmi nos jeunes gens de petits messieurs francisйs qui boivent de l'eau par air; mais tu seras le premier а qui l'amour en aura fait boire; c'est un exemple а citer dans les fastes galants de la Suisse. Je me suis mкme informйe de tes dйportements, et j'ai appris avec une extrкme йdification que, soupant hier chez M. de Vueillerans, tu laissas faire la ronde а six bouteilles, aprиs le repas, sans y toucher, et ne marchandais non plus les verres d'eau que les convives ceux de vin de la Cфte. Cependant cette pйnitence dure depuis trois jours que ma lettre est йcrite, et trois jours font au moins six repas: or, а six repas observйs par fidйlitй, l'on en peut ajouter six autres par crainte, et six par honte, et six par habitude, et six par obstination. Que de motifs peuvent prolonger des privations pйnibles dont l'amour seul aurait la gloire! Daignerait-il se faire honneur de ce qui peut n'кtre pas а lui?

Voilа plus de mauvaises plaisanteries que tu ne m'as tenu de mauvais propos; il est temps d'enrayer. Tu es grave naturellement; je me suis aperзue qu'un long badinage t'йchauffe, comme une longue promenade йchauffe un homme replet; mais je tire а peu prиs de toi la vengeance que Henri IV tira du duc de Mayenne, et ta souveraine veut imiter la clйmence du meilleur des rois. Aussi bien je craindrais, qu'а force de regrets et d'excuses tu ne te fisses а la fin un mйrite d'une faute si bien rйparйe, et je veux me hвter de l'oublier, de peur que, si j'attendais trop longtemps, ce ne fыt plus gйnйrositй, mais ingratitude.

A l'йgard de ta rйsolution de renoncer au vin pour toujours, elle n'a pas autant d'йclat а mes yeux que tu pourrais croire; les passions vives ne songent guиre а ces petits sacrifices, et l'amour ne se repaоt point de galanterie. D'ailleurs, il y a quelquefois plus d'adresse que de courage а tirer avantage pour le moment prйsent d'un avenir incertain, et а se payer d'avance d'une abstinence йternelle а laquelle on renonce quand on veut. Eh! mon bon ami, dans tout ce qui flatte les sens, l'abus est-il donc insйparable de la jouissance? L'ivresse est-elle nйcessairement attachйe au goыt du vin, et la philosophie serait-elle assez vaine ou assez cruelle pour n'offrir d'autre moyen d'user modйrйment des choses qui plaisent que de s'en priver tout а fait?

Si tu tiens ton engagement, tu t'фtes un plaisir innocent et risques ta santй en changeant de maniиre de vivre, si tu l'enfreins, l'amour est doublement offensй et ton honneur mкme en souffre. J'use donc en cette occasion de mes droits; et non seulement je te relиve d'un voeu nul, comme fait sans mon congй; mais je te dйfends mкme de l'observer au delа du terme que je vais te prescrire. Mardi nous aurons ici la musique de milord Edouard. A la collation je t'enverrai une coupe а demi pleine d'un nectar pur et bienfaisant; je veux qu'elle soit bue en ma prйsence et а mon intention, aprиs avoir fait de quelques gouttes une libation expiatoire aux Grвces. Ensuite mon pйnitent reprendra dans ses repas, l'usage sobre du vin tempйrй par le cristal des fontaines; et, comme dit ton bon Plutarque, en calmant les ardeurs de Bacchus par le commerce des nymphes.

A propos du concert de mardi, cet йtourdi de Regianino ne s'est-il pas mis dans la tкte que j'y pourrais dйjа chanter un air italien et mкme un duo avec lui? Il voulait que je le chantasse avec toi pour mettre ensemble ses deux йcoliers; mais il y a dans ce duo de certains ben mio dangereux а dire sous les yeux d'une mиre quand le coeur est de la partie; il vaut mieux renvoyer cet essai au premier concert qui se fera chez l'insйparable. J'attribue la facilitй avec laquelle j'ai pris le goыt de cette musique а celui que mon frиre m'avait donnй pour la poйsie italienne, et que j'ai si bien entretenu avec toi, que je sens aisйment la cadence des vers, et qu'au dire de Regianino j'en prends assez bien l'accent. Je commence chaque leзon par lire quelques octaves du Tasse ou quelques scиnes du Mйtastase; ensuite il me fait dire et accompagner du rйcitatif; et je crois continuer de parler ou de lire, ce qui sыrement ne m'arrivait pas dans le rйcitatif franзais. Aprиs cela il faut soutenir en mesure des sons йgaux et justes; exercice que les йclats auxquels j'йtais accoutumйe me rendent assez difficile. Enfin nous passons aux airs; et il se trouve que la justesse et la flexibilitй de la voix, l'expression pathйtique, les sons renforcйs, et tous les passages, sont un effet naturel de la douceur du chant et de la prйcision de la mesure; de sorte que ce qui me paraissait le plus difficile а apprendre n'a pas mкme besoin d'кtre enseignй. Le caractиre de la mйlodie a tant de rapport au ton de la langue et une si grande puretй de modulation, qu'il ne faut qu'йcouter la basse et savoir parler pour dйchiffrer aisйment le chant. Toutes les passions y ont des expressions aiguлs et fortes; tout au contraire de l'accent traоnant et pйnible du chant franзais, le sien, toujours doux et facile, mais vif et touchant, dit beaucoup avec peu d'effort. Enfin je sens que cette musique agite l'вme et repose la poitrine; c'est prйcisйment celle qu'il faut а mon coeur et а mes poumons. A mardi donc, mon aimable ami, mon maоtre, mon pйnitent, mon apфtre: hйlas! que ne m'es-tu point? Pourquoi faut-il qu'un seul titre manque а tant de droits?

P.-S. - Sais-tu qu'il est question d'une jolie promenade sur l'eau, pareille а celle que nous fоmes il y a deux ans avec la pauvre Chaillot? Que mon rusй maоtre йtait timide alors! Qu'il tremblait en me donnant la main pour sortir du bateau! Ah! l'hypocrite!... il a beaucoup changй.

 

Lettre LIII de Julie

Ainsi tout dйconcerte nos projets, tout trompe notre attente, tout trahit des feux que le ciel eыt dы couronner! Vils jouets d'une aveugle fortune, tristes victimes d'un moquer espoir, toucherons-nous sans cesse au plaisir qui fuit, sans jamais l'atteindre? Cette noce trop vainement dйsirйe devait se faire а Clarens; le mauvais temps nous contrarie, il faut la faire а la ville. Nous devions nous y mйnager une entrevue; tous deux obsйdйs d'importuns, nous ne pouvons leur йchapper en mкme temps, et le moment oщ l'un des deux se dйrobe est celui oщ il est impossible а l'autre de le joindre! Enfin un favorable instant se prйsente; la plus cruelle des mиres vient nous l'arracher; et peu s'en faut que cet instant ne soit celui de la perte de deux infortunйs qu'il devait rendre heureux! Loin de rebuter mon courage, tant d'obstacles l'ont irritй; je ne sais quelle nouvelle force m'anime, mais je me sens une hardiesse que je n'eus jamais; et, si tu l'oses partager, ce soir, ce soir mкme peut acquitter mes promesses, et payer d'une seule fois toutes les dettes de l'amour.

Consulte-toi bien, mon ami, et vois jusqu'а quel point il t'est doux de vivre; car l'expйdient que je te propose peut nous mener tous deux а la mort. Si tu la crains, n'achиve point cette lettre; mais si la pointe d'une йpйe n'effraye pas plus aujourd'hui ton coeur que ne l'effrayaient jadis les gouffres de Meillerie, le mien court le mкme risque et n'a pas balancй. Ecoute.

Babi, qui couche ordinairement dans ma chambre, est malade depuis trois jours; et, quoique je voulusse absolument la soigner, on l'a transportйe ailleurs malgrй moi: mais, comme elle est mieux, peut-кtre elle reviendra dиs demain. Le lieu oщ l'on mange est loin de l'escalier qui conduit а l'appartement de ma mиre et au mien; а l'heure du souper toute la maison est dйserte hors la cuisine et la salle а manger. Enfin la nuit dans cette saison est dйjа obscure а la mкme heure; son voile peut dйrober aisйment dans la rue les passants aux spectateurs, et tu sais parfaitement les кtres de la maison.

Ceci suffit pour me faire entendre. Viens cette aprиs-midi chez ma Fanchon, je t'expliquerai le reste et te donnerai les instructions nйcessaires: que si je ne le puis, je les laisserai par йcrit а l'ancien entrepфt de nos lettres, oщ, comme je t'en ai prйvenu, tu trouveras dйjа celle-ci: car le sujet en est trop important pour l'oser confier а personne.

Oh! comme je vois а prйsent palpiter ton coeur! Comme j'y lis tes transports, et comme je les partage! Non, mon doux ami, non, nous ne quitterons point cette courte vie sans avoir un instant goыtй le bonheur: mais songe pourtant que cet instant est environnй des horreurs de la mort; que l'abord est sujet а mille hasards, le sйjour dangereux, la retraite d'un pйril extrкme; que nous sommes perdus si nous sommes dйcouverts, et qu'il faut que tout nous favorise pour pouvoir йviter de l'кtre. Ne nous abusons point; je connais trop mon pиre pour douter que je ne te visse а l'instant percer le coeur de sa main, si mкme il ne commenзait par moi; car sыrement je ne serais pas plus йpargnйe: et crois-tu que je t'exposerais а ce risque si je n'йtais sыre de le partager?

Pense encore qu'il n'est point question de te fier а ton courage; il n'y faut pas songer; et je te dйfends mкme trиs expressйment d'apporter aucune arme pour ta dйfense, pas mкme ton йpйe: aussi bien te serait-elle parfaitement inutile; car, si nous sommes surpris, mon dessein est de me prйcipiter dans tes bras, de t'enlacer fortement dans les miens, et de recevoir ainsi le coup mortel pour n'avoir plus а me sйparer de toi, plus heureuse а ma mort que je ne le fus de ma vie.

J'espиre qu'un sort plus doux nous est rйservй; je sens au moins qu'il nous est dы; et la fortune se lassera de nous кtre injuste. Viens donc, вme de mon coeur, vie de ma vie, viens te rйunir а toi-mкme; viens sous les auspices du tendre amour recevoir le prix de ton obйissance et de tes sacrifices; viens avouer, mкme au sein des plaisirs, que c'est de l'union des coeurs qu'ils tirent leur plus grand charme.

 

Lettre LIV а Julie

J'arrive plein d'une йmotion qui s'accroоt en entrant dans cet asile. Julie! me voici dans ton cabinet, me voici dans le sanctuaire de tout ce que mon coeur adore. Le flambeau de l'amour guidait mes pas, et j'ai passй sans кtre aperзu. Lieu charmant, lieu fortunй, qui jadis vis tant rйprimer de regards tendres, tant йtouffer de soupirs brыlants; toi, qui vis naоtre et nourrir mes premiers feux, pour la seconde fois tu les verras couronner; tйmoin de ma constance immortelle, sois le tйmoin de mon bonheur, et voile а jamais les plaisirs du plus fidиle et du plus heureux des hommes.

Que ce mystйrieux sйjour est charmant! Tout y flatte et nourrit l'ardeur qui me dйvore. O Julie! il est plein de toi, et la flamme de mes dйsirs s'y rйpand sur tous tes vestiges: oui, tous mes sens y sont enivrйs а la fois. Je ne sais quel parfum presque insensible, plus doux que la rose et plus lйger que l'iris, s'exhale ici de toutes parts, j'y crois entendre le son flatteur de ta voix. Toutes les parties de ton habillement йparses prйsentent а mon ardente imagination celles de toi-mкme qu'elles recиlent: cette coiffure lйgиre que parent de grands cheveux blonds qu'elle feint de couvrir; cet heureux fichu contre lequel une fois au moins je n'aurai point а murmurer; ce dйshabillй йlйgant et simple qui marque si bien le goыt de celle qui le porte; ces mules si mignonnes qu'un pied souple remplit sans peine; ce corps si dйliй qui touche et embrasse... quelle taille enchanteresse!... au-devant deux lйgers contours... O spectacle de voluptй!... la baleine a cйdй а la force de l'impression... Empreintes dйlicieuses, que je vous baise mille fois! Dieux! dieux! que sera-ce quand... Ah! je crois dйjа sentir ce tendre coeur battre sous une heureuse main! Julie! ma charmante Julie! je te vois, je te sens partout, je te respire avec l'air que tu as respirй; tu pйnиtres toute ma substance: que ton sйjour est brыlant et douloureux pour moi! Il est terrible а mon impatience. O viens, vole, ou je suis perdu.

Quel bonheur d'avoir trouvй de l'encre et du papier! J'exprime ce que je sens pour en tempйrer l'excиs; je donne le change а mes transports en les dйcrivant.

Il me semble entendre du bruit; serait-ce ton barbare pиre? Je ne crois pas кtre lвche... Mais qu'en ce moment la mort me serait horrible! Mon dйsespoir serait йgal а l'ardeur qui me consume. Ciel, je te demande encore une heure de vie, et j'abandonne le reste de mon кtre а ta rigueur. O dйsirs! ф craintes! ф palpitations cruelles!... On ouvre!... on entre!... c'est elle! c'est elle! je l'entrevois, je l'ai vue, j'entends refermer la porte. Mon coeur, mon faible coeur, tu succombes а tant d'agitations; ah! cherche des forces pour supporter la fйlicitй qui t'accable!

 

Lettre LV а Julie

Oh! mourons, ma douce amie! mourons, la bien-aimйe de mon coeur! Que faire dйsormais d'une jeunesse insipide dont nous avons йpuisй toutes les dйlices? Explique-moi, si tu le peux, ce que j'ai senti dans cette nuit inconcevable; donne-moi l'idйe d'une vie ainsi passйe, ou laisse-m'en quitter une qui n'a plus rien de ce que je viens d'йprouver avec toi. J'avais goыtй le plaisir, et croyais concevoir le bonheur. Ah! je n'avais senti qu'un vain songe, et n'imaginais que le bonheur d'un enfant. Mes sens abusaient mon вme grossiиre; je ne cherchais qu'en eux le bien suprкme, et j'ai trouvй que leurs plaisirs йpuisйs n'йtaient que le commencement des miens. O chef-d'oeuvre unique de la nature! divine Julie! possession dйlicieuse а laquelle tous les transports du plus ardent amour suffisent а peine! Non, ce ne sont point ces transports que je regrette le plus. Ah! non, retire, s'il le faut, ces faveurs enivrantes pour lesquelles je donnerais mille vies; mais rends-moi tout ce qui n'йtait point elles, et les effaзait mille fois. Rends-moi cette йtroite union des вmes que tu m'avais annoncйe, et que tu m'as si bien fait goыter; rends-moi cet abattement si doux rempli par les effusions de nos coeurs: rends-moi ce sommeil enchanteur trouvй sur ton sein; rends-moi ce rйveil plus dйlicieux encore, et ces soupirs entrecoupйs, et ces douces larmes, et ces baisers qu'une voluptueuse langueur nous faisait lentement savourer, et ces gйmissements si tendres durant lesquels tu pressais sur ton coeur ce coeur fait pour s'unir а lui.

Dis-moi, Julie, toi qui, d'aprиs ta propre sensibilitй, sais si bien juger de celle d'autrui, crois-tu que ce que je sentais auparavant fыt vйritablement de l'amour? Mes sentiments, n'en doute pas, ont depuis hier changй de nature; ils ont pris je ne sais quoi de moins impйtueux, mais de plus doux, de plus tendre et de plus charmant. Te souvient-il de cette heure entiиre que nous passвmes а parler paisiblement de notre amour et de cet avenir obscur et redoutable par qui le prйsent nous йtait encore plus sensible; de cette heure, hйlas! trop courte, dont une lйgиre empreinte de tristesse rendit les entretiens si touchants? J'йtais tranquille, et pourtant j'йtais prиs de toi: je t'adorais et ne dйsirais rien; je n'imaginais pas mкme une autre fйlicitй que de sentir ainsi ton visage auprиs du mien, ta respiration sur ma joue, et ton bras autour de mon cou. Quel calme dans tous mes sens! Quelle voluptй pure, continue, universelle! Le charme de la jouissance йtait dans l'вme; il n'en sortait plus, il durait toujours. Quelle diffйrence des fureurs de l'amour а une situation si paisible! C'est la premiиre fois de mes jours que je l'ai йprouvйe auprиs de toi; et cependant, juge du changement йtrange que j'йprouve, c'est de toutes les heures de ma vie celle qui m'est la plus chиre, et la seule que j'aurais voulu prolonger йternellement. Julie, dis-moi donc si je ne t'aimais point auparavant, ou si maintenant je ne t'aime plus.

Si je ne t'aime plus? Quel doute! Ai-je donc cessй d'exister? et ma vie n'est-elle pas plus dans ton coeur que dans le mien? Je sens, je sens que tu m'es mille fois plus chиre que jamais et j'ai trouvй dans mon abattement de nouvelles forces pour te chйrir plus tendrement encore. J'ai pris pour toi des sentiments plus paisibles, il est vrai, mais plus affectueux et de plus de diffйrentes espиces; sans s'affaiblir, ils se sont multipliйs: les douceurs de l'amitiй tempйrиrent les emportements de l'amour, et j'imagine а peine quelque sorte d'attachement qui ne m'unisse pas а toi. O ma charmante maоtresse! ф mon йpouse, ma soeur, ma douce amie! que j'aurai peu dit pour ce que je sens, aprиs avoir йpuisй tous les noms les plus chers au coeur de l'homme!

Il faut que je t'avoue un soupзon que j'ai conзu dans la honte et l'humiliation de moi-mкme, c'est que tu sais mieux aimer que moi. Oui, ma Julie, c'est bien toi qui fais ma vie et mon кtre; je t'adore bien de toutes les facultйs de mon вme: mais la tienne est plus aimante, l'amour l'a plus profondйment pйnйtrйe; on le voit, on le sent; c'est lui qui anime tes grвces, qui rиgne dans tes discours, qui donne а tes yeux cette douceur pйnйtrante, а ta voix ces accents si touchants; c'est lui qui, par ta seule prйsence, communique aux autres coeurs, sans qu'ils s'en aperзoivent, la tendre йmotion du tien. Que je suis loin de cet йtat charmant qui se suffit а lui-mкme! je veux jouir, et tu veux aimer; j'ai des transports, et toi de la passion; tous mes emportements ne valent pas ta dйlicieuse langueur, et le sentiment dont ton coeur se nourrit est la seule fйlicitй suprкme. Ce n'est que d'hier seulement que j'ai goыtй cette voluptй si pure. Tu m'as laissй quelque chose de ce charme inconcevable qui est en toi, et je crois qu'avec ta douce haleine tu m'inspirais une вme nouvelle. Hвte-toi, je t'en conjure, d'achever ton ouvrage. Prends de la mienne tout ce qui m'en reste, et mets tout а fait la tienne а la place. Non, beautй d'ange, вme cйleste, il n'y a que des sentiments comme les tiens qui puissent honorer tes attraits: toi seule es digne d'inspirer un parfait amour, toi seul es propre а le sentir. Ah! donne-moi ton coeur, ma Julie, pour t'aimer comme tu le mйrites.

 

Lettre LVI de Claire а Julie

J'ai, ma chиre cousine, а te donner un avis qui t'importe. Hier au soir ton ami eut avec milord Edouard un dйmкlй qui peut devenir sйrieux. Voici ce que m'en a dit M. d'Orbe, qui йtait prйsent, et qui, inquiet des suites de cette affaire, est venu ce matin m'en rendre compte.

Ils avaient tous deux soupй chez milord; et, aprиs une heure ou deux de musique, ils se mirent а causer et boire du punch. Ton ami n'en but qu'un seul verre mкlй d'eau; les deux autres ne furent pas si sobres; et, quoique M. d'Orbe ne convienne pas de s'кtre enivrй, je me rйserve а lui en dire mon avis dans un autre temps. La conversation tomba naturellement sur ton compte; car tu n'ignores pas que milord n'aime а parler que de toi. Ton ami, а qui ces confidences dйplaisent, les reзut avec si peu d'amйnitй qu'enfin Edouard, йchauffй de punch, et piquй de cette sйcheresse, osa dire, en se plaignant de ta froideur, qu'elle n'йtait pas si gйnйrale qu'on pourrait croire, et que tel qui n'en disait mot n'йtait pas si mal traitй que lui. A l'instant ton ami, dont tu connais la vivacitй, releva ce discours avec un emportement insultant qui lui attira un dйmenti, et ils sautиrent а leurs йpйes. Bomston, а demi ivre, se donna en courant une entorse qui le forзa de s'asseoir. Sa jambe enfla sur-le-champ, et cela calma la querelle mieux que tous les soins que M. d'Orbe s'йtait donnйs. Mais, comme il йtait attentif а ce qui se passait, il vit ton ami s'approcher, en sortant, de l'oreille de milord Edouard, et il entendit qu'il lui disait а demi-voix: "Sitфt que vous serez en йtat de sortir, faites-moi donner de vos nouvelles, ou j'aurai soin de m'en informer. - N'en prenez pas la peine, lui dit Edouard avec un sourire moqueur, vous en saurez assez tфt. - Nous verrons", reprit froidement ton ami, et il sortit. M. d'Orbe, en te remettant cette lettre, t'expliquera le tout plus en dйtail. C'est а ta prudence а te suggйrer des moyens d'йtouffer cette fвcheuse affaire, ou а me prescrire de mon cфtй ce que je dois faire pour y contribuer. En attendant, le porteur est а tes ordres, il fera tout ce que tu lui commanderas, et tu peux compter sur le secret.

Tu te perds, ma chиre, il faut que mon amitiй te le dise; l'engagement oщ tu vis ne peut rester longtemps cachй dans une petite ville comme celle-ci; et c'est un miracle de bonheur que, depuis plus de deux ans qu'il a commencй, tu ne sois pas encore le sujet des discours publics. Tu le vas devenir si tu n'y prends garde; tu le serais dйjа, si tu йtais moins aimйe; mais il y a une rйpugnance si gйnйrale а mal parler de toi, que c'est un mauvais moyen de se faire fкte, et un trиs sыr de se faire haпr. Cependant tout a son terme; je tremble que celui du mystиre ne soit venu pour ton amour, et il y a grande apparence que les soupзons de milord Edouard lui viennent de quelques mauvais propos qu'il peut avoir entendus. Songes-y bien, ma chиre enfant. Le Guet dit, il y a quelque temps, avoir vu sortir de chez toi ton ami а cinq heures du matin. Heureusement celui-ci sut des premiers ce discours, il courut chez cet homme et trouva le secret de le faire taire; mais qu'est-ce qu'un pareil silence, sinon le moyen d'accrйditer des bruits sourdement rйpandus? La dйfiance de ta mиre augmente aussi de jour en jour; tu sais combien de fois elle te l'a fait entendre: elle m'en a parlй а mon tour d'une maniиre assez dure; et si elle ne craignait la violence de ton pиre, il ne faut pas douter qu'elle ne lui en eыt dйjа parlй а lui-mкme; mais elle l'ose d'autant moins, qu'il lui donnera toujours le principal tort d'une connaissance qui te vient d'elle.

Je ne puis trop le rйpйter, songe а toi, tandis qu'il en est temps encore: йcarte ton ami avant qu'on en parle; prйviens des soupзons naissants que son absence fera sыrement tomber: car enfin que peut-on croire qu'il fait ici? Peut-кtre dans six semaines, dans un mois, sera-t-il trop tard. Si le moindre mot venait aux oreilles de ton pиre, tremble de ce qui rйsulterait de l'indignation d'un vieux militaire entкtй de l'honneur de sa maison, et de la pйtulance d'un jeune homme emportй qui ne sait rien endurer. Mais il faut commencer par vider, de maniиre ou d'autre, l'affaire de milord Edouard; car tu ne ferais qu'irriter ton ami, et t'attirer un juste refus, si tu lui parlais d'йloignement avant qu'elle fыt terminйe.

 

Lettre LVII de Julie

Mon ami, je me suis instruite avec soin de ce qui s'est passй entre vous et milord Edouard. C'est sur l'exacte connaissance des faits que votre amie veut examiner avec vous comment vous devez vous conduire en cette occasion, d'aprиs les sentiments que vous professez, et dont je suppose que vous ne faites pas une vaine et fausse parade.

Je ne m'informe point si vous кtes versй dans l'art de l'escrime, ni si vous vous sentez en йtat de tenir tкte а un homme qui a dans l'Europe la rйputation de manier supйrieurement les armes, et qui, s'йtant battu cinq ou six fois en sa vie, a toujours tuй, blessй, ou dйsarmй son homme. Je comprends que, dans le cas oщ vous кtes, on ne consulte pas son habiletй, mais son courage, et que la bonne maniиre de se venger d'un brave qui vous insulte est de faire qu'il vous tue; passons sur une maxime si judicieuse. Vous me direz que votre honneur et le mien vous sont plus chers que la vie: voilа donc le principe sur lequel il faut raisonner.

Commenзons par ce qui vous regarde. Pourriez-vous jamais me dire en quoi vous кtes personnellement offensй dans un discours oщ c'est de moi seule qu'il s'agissait? Si vous deviez en cette occasion prendre fait et cause pour moi, c'est ce que nous verrons tout а l'heure: en attendant, vous ne sauriez disconvenir que la querelle ne soit parfaitement йtrangиre а votre honneur particulier, а moins que vous ne preniez pour un affront le soupзon d'кtre aimй de moi. Vous avez йtй insultй, je l'avoue, mais aprиs avoir commencй vous-mкme par une insulte atroce; et moi, dont la famille est pleine de militaires, et qui ai tant oui dйbattre ces horribles questions, je n'ignore pas qu'un outrage en rйponse а un autre ne l'efface point, et que le premier qu'on insulte demeure le seul offensй: c'est le mкme cas d'un combat imprйvu, oщ l'agresseur est le seul criminel, et oщ celui qui tue ou blesse en se dйfendant n'est point coupable de meurtre.

Venons maintenant а moi. Accordons que j'йtais outragйe par le discours de milord Edouard, quoiqu'il ne fоt que me rendre justice: savez-vous ce que vous faites en me dйfendant avec tant de chaleur et d'indiscrйtion? vous aggravez son outrage, vous prouvez qu'il avait raison, vous sacrifiez mon honneur а un faux point d'honneur, vous diffamez votre maоtresse pour gagner tout au plus la rйputation d'un bon spadassin. Montrez-moi, de grвce, quel rapport il y a entre votre maniиre de me justifier et ma justification rйelle. Pensez-vous que prendre ma cause avec tant d'ardeur soit une grande preuve qu'il n'y a point de liaison entre nous, et qu'il suffise de faire voir que vous кtes brave pour montrer que vous n'кtes pas mon amant? Soyez sыr que tous les propos de milord Edouard me font moins de tort que votre conduite; c'est vous seul qui vous chargez par cet йclat de les publier et de les confirmer. Il pourra bien, quant а lui, йviter votre йpйe dans le combat, mais jamais ma rйputation ni mes jours peut-кtre n'йviteront le coup mortel que vous leur portez.

Voilа des raisons trop solides pour que vous ayez rien qui le puisse кtre а y rйpliquer: mais vous combattrez, je le prйvois, la raison par l'usage; vous me direz qu'il est des fatalitйs qui nous entraоnent malgrй nous; que, dans quelque cas que ce soit, un dйmenti ne se souffre jamais, et que, quand une affaire a pris un certain tour, on ne peut plus йviter de se battre ou de se dйshonorer. Voyons encore.

Vous souvient-il d'une distinction que vous me fites autrefois, dans une occasion importante, entre l'honneur rйel et l'honneur apparent? Dans laquelle des deux classes mettrons-nous celui dont il s'agit aujourd'hui? Pour moi, je ne vois pas comment cela peut mкme faire une question. Qu'y a-t-il de commun entre la gloire d'йgorger un homme et le tйmoignage d'une вme droite, et quelle prise peut avoir la vaine opinion d'autrui sur l'honneur vйritable dont toutes les racines sont au fond du coeur? Quoi! les vertus qu'on a rйellement pйrissent-elles sous les mensonges d'un calomniateur? Les injures d'un homme ivre prouvent-elles qu'on les mйrite, et l'honneur du sage serait-il а la merci du premier brutal qu'il peut rencontrer? Me direz-vous qu'un duel tйmoigne qu'on a du coeur, et que cela suffit pour effacer la honte ou le reproche de tous les autres vices? Je vous demanderai quel honneur peut dicter une pareille dйcision, et quelle raison peut la justifier. A ce compte, un fripon n'a qu'а se battre pour cesser d'кtre un fripon; les discours d'un menteur deviennent des vйritйs sitфt qu'ils sont soutenus а la pointe de l'йpйe; et si l'on vous accusait d'avoir tuй un homme, vous en iriez tuer un second pour prouver que cela n'est pas vrai. Ainsi, vertu, vice, honneur, infamie, vйritй, mensonge, tout peut tirer son кtre de l'йvйnement d'un combat; une salle d'armes est le siиge de toute justice; il n'y a d'autre droit que la force, d'autre raison que le meurtre; toute la rйparation due а ceux qu'on outrage est de les tuer, et toute offense est йgalement bien lavйe dans le sang de l'offenseur ou de l'offensй. Dites, si les loups savaient raisonner, auraient-ils d'autres maximes? Jugez vous-mкme, par le cas oщ vous кtes, si j'exagиre leur absurditй. De quoi s'agit-il ici pour vous? D'un dйmenti reзu dans une occasion oщ vous mentiez en effet. Pensez-vous donc tuer la vйritй avec celui que vous voulez punir de l'avoir dite? Songez-vous qu'en vous soumettant au sort d'un duel vous appelez le ciel en tйmoignage d'une faussetй, et que vous osez dire а l'arbitre des combats: Viens soutenir la cause injuste, et faire triompher le mensonge? Ce blasphиme n'a-t-il rien qui vous йpouvante? Cette absurditй n'a-t-elle rien qui vous rйvolte? Eh Dieu! quel est ce misйrable honneur qui ne craint pas le vice, mais le reproche, et qui ne vous permet pas d'endurer d'un autre un dйmenti reзu d'avance de votre propre coeur?

Vous, qui voulez qu'on profite pour soi de ses lectures, profitez donc des vфtres, et cherchez si l'on vit un seul appel sur la terre quand elle йtait couverte de hйros. Les plus vaillants hommes de l'antiquitй songиrent-ils jamais а venger leurs injures personnelles par des combats particuliers? Cйsar envoya-t-il un cartel а Caton, ou Pompйe а Cйsar, pour tant d'affronts rйciproques, et le plus grand capitaine de la Grиce fut-il dйshonorй pour s'кtre laissй menacer du bвton? D'autres temps, d'autres moeurs, je le sais: mais n'y en a-t-il que de bonnes, et n'oserait-on enquйrir si les moeurs d'un temps sont celles qu'exige le solide honneur? Non, cet honneur n'est point variable; il ne dйpend ni des temps, ni des lieux, ni des prйjugйs; il ne peut ni passer, ni renaоtre; il a sa source йternelle dans le coeur de l'homme juste et dans la rиgle inaltйrable de ses devoirs. Si les peuples les plus йclairйs, les plus braves, les plus vertueux de la terre n'ont point connu le duel, je dis qu'il n'est pas une institution de l'honneur, mais une mode affreuse et barbare, digne de sa fйroce origine. Reste а savoir si, quand il s'agit de sa vie ou de celle d'autrui, l'honnкte homme se rиgle sur la mode, et s'il n'y a pas alors plus de vrai courage а la braver qu'а la suivre. Que ferait, а votre avis, celui qui s'y veut asservir, dans les lieux oщ rиgne un usage contraire? A Messine ou а Naples, il irait attendre son homme au coin d'une rue et le poignarder par derriиre. Cela s'appelle кtre brave en ce pays-lа; et l'honneur n'y consiste pas а se faire tuer par son ennemi, mais а le tuer lui-mкme.

Gardez-vous donc de confondre le nom sacrй de l'honneur avec ce prйjugй fйroce qui met toutes les vertus а la pointe d'une йpйe, et n'est propre qu'а faire de braves scйlйrats. Que cette mйthode puisse fournir, si l'on veut, un supplйment а la probitй; partout oщ la probitй rиgne, son supplйment n'est-il pas inutile, et que penser de celui qui s'expose а la mort pour s'exempter d'кtre honnкte homme? Ne voyez-vous pas que les crimes que la honte et l'honneur n'ont point empкchйs sont couverts et multipliйs par la fausse honte et la crainte du blвme? C'est elle qui rend l'homme hypocrite et menteur; c'est elle qui lui fait verser le sang d'un ami pour un mot indiscret qu'il devrait oublier, pour un reproche mйritй qu'il ne peut souffrir; c'est elle qui transforme en furie infernale une fille abusйe et craintive; c'est elle, ф Dieu puissant! qui peut armer la main maternelle contre le tendre fruit... Je sens dйfaillir mon вme а cette idйe horrible, et je rends grвce au moins а celui qui sonde les coeurs d'avoir йloignй du mien cet honneur affreux qui n'inspire que des forfaits et fait frйmir la nature.

Rentrez donc en vous-mкme, et considйrez s'il vous est permis d'attaquer de propos dйlibйrй la vie d'un homme, et d'exposer la vфtre, pour satisfaire une barbare et dangereuse fantaisie qui n'a nul fondement raisonnable, et si le triste souvenir du sang versй dans une pareille occasion peut cesser de crier vengeance au fond du coeur de celui qui l'a fait couler. Connaissez-vous aucun crime йgal а l'homicide volontaire, et si la base de toutes les vertus est l'humanitй, que penserons-nous de l'homme sanguinaire et dйpravй qui l'ose attaquer dans la vie de son semblable? Souvenez-vous de ce que vous m'avez dit vous-mкme contre le service йtranger. Avez-vous oubliй que le citoyen doit sa vie а la patrie, et n'a pas le droit d'en disposer sans le congй des lois, а plus forte raison contre leur dйfense? O mon ami! Si vous aimez sincиrement la vertu, apprenez а la servir а sa mode, et non а la mode des hommes. Je veux qu'il en puisse rйsulter quelque inconvйnient: ce mot de vertu n'est-il donc pour vous qu'un vain nom, et ne serez-vous vertueux que quand il n'en coыtera rien de l'кtre?

Mais quels sont au fond ces inconvйnients? Les murmures des gens oisifs, des mйchants, qui cherchent а s'amuser des malheurs d'autrui, et voudraient avoir toujours quelque histoire nouvelle а raconter. Voilа vraiment un grand motif pour s'entr'йgorger! Si le philosophe et le sage se rиglent dans les plus grandes affaires de la vie sur les discours insensйs de la multitude, que sert tout cet appareil d'йtudes, pour n'кtre au fond qu'un homme vulgaire? Vous n'osez donc sacrifier le ressentiment au devoir, а l'estime, а l'amitiй, de peur qu'on ne vous accuse de craindre la mort? Pesez les choses, mon bon ami, et vous trouverez bien plus de lвchetй dans la crainte de ce reproche que dans celle de la mort mкme. Le fanfaron, le poltron veut а toute force passer pour brave.

Ma verace valor, ben che negletto,

E di se stesso a se freggio assai chiaro.

Celui qui feint d'envisager la mort sans effroi ment. Tout homme craint de mourir, c'est la grande loi des кtres sensibles, sans laquelle toute espиce mortelle serait bientфt dйtruite. Cette crainte est un simple mouvement de la nature, non seulement indiffйrent, mais bon en lui-mкme et conforme а l'ordre: tout ce qui la rend honteuse et blвmable, c'est qu'elle peut nous empкcher de bien faire et de remplir nos devoirs. Si la lвchetй n'йtait jamais un obstacle а la vertu, elle cesserait d'кtre un vice. Quiconque est plus attachй а sa vie qu'а son devoir ne saurait кtre solidement vertueux, j'en conviens. Mais expliquez-moi, vous qui vous piquez de raison, quelle espиce de mйrite on peut trouver а braver la mort pour commettre un crime.

Quand il serait vrai qu'on se fait mйpriser en refusant de se battre, quel mйpris est le plus а craindre, celui des autres en faisant bien, ou le sien propre en faisant mal? Croyez-moi, celui qui s'estime vйritablement lui-mкme est peu sensible а l'injuste mйpris d'autrui, et ne craint que d'en кtre digne; car le bon et l'honnкte ne dйpendent point du jugement des hommes, mais de la nature des choses; et quand toute la terre approuverait l'action que vous allez faire, elle n'en serait pas moins honteuse. Mais il est faux qu'а s'en abstenir par vertu l'on se fasse mйpriser. L'homme droit, dont toute la vie est sans tache et qui ne donna jamais aucun signe de lвchetй, refusera de souiller sa main d'un homicide, et n'en sera que plus honorй. Toujours prкt а servir la patrie, а protйger le faible, а remplir les devoirs les plus dangereux, et а dйfendre, en toute rencontre juste et honnкte, ce qui lui est cher, au prix de son sang, il met dans ses dйmarches cette inйbranlable fermetй qu'on n'a point sans le vrai courage. Dans la sйcuritй de sa conscience, il marche la tкte levйe, il ne fuit ni ne cherche son ennemi; on voit aisйment qu'il craint moins de mourir que de mal faire, et qu'il redoute le crime et non le pйril. Si les vils prйjugйs s'йlиvent un instant contre lui, tous les jours de son honorable vie sont autant de tйmoins qui les rйcusent, et dans une conduite si bien liйe, on juge d'une action sur toutes les autres.

Mais savez-vous ce qui rend cette modйration si pйnible а un homme ordinaire? C'est la difficultй de la soutenir dignement; c'est la nйcessitй de ne commettre ensuite aucune action blвmable. Car si la crainte de mal faire ne le retient pas dans ce dernier cas, pourquoi l'aurait-elle retenu dans l'autre, oщ l'on peut supposer un motif plus naturel? On voit bien alors que ce refus ne vient pas de vertu, mais de lвchetй; et l'on se moque avec raison d'un scrupule qui ne vient que dans le pйril. N'avez-vous point remarquй que les homme si ombrageux et si prompts а provoquer les autres sont, pour la plupart, de trиs malhonnкtes gens qui, de peur qu'on n'ose leur montrer ouvertement le mйpris qu'on a pour eux, s'efforcent de couvrir de quelques affaires d'honneur l'infamie de leur vie entiиre? Est-ce а vous d'imiter de tels hommes? Mettons encore а part les militaires de profession qui vendent leur sang а prix d'argent; qui voulant conserver leur place, calculent par leur intйrкt ce qu'ils doivent а leur honneur, et savent а un йcu prиs ce que vaut leur vie. Mon ami, laissez battre tous ces gens-lа. Rien n'est moins honorable que cet honneur dont ils font si grand bruit; ce n'est qu'une mode insensйe, une fausse imitation de vertu, qui se pare des plus grands crimes. L'honneur d'un homme comme vous n'est point au pouvoir d'un autre; il est en lui-mкme et non dans l'opinion du peuple; il ne se dйfend ni par l'йpйe ni par le bouclier, mais par une vie intиgre et irrйprochable, et ce combat vaut bien l'autre en fait de courage.

C'est par ces principes que vous devez concilier les йloges que j'ai donnйs dans tous les temps а la vйritable valeur, avec le mйpris que j'eus toujours pour les faux braves. J'aime les gens de coeur, et ne puis souffrir les lвches; je romprais avec un amant poltron que la crainte ferait fuir le danger, et je pense, comme toutes les femmes, que le feu du courage anime celui de l'amour. Mais je veux que la valeur se montre dans les occasions lйgitimes, et qu'on ne se hвte pas d'en faire hors de propos une vaine parade comme si l'on avait peur de ne la pas retrouver au besoin. Tel fait un effort et se prйsente une fois pour avoir droit de se cacher le reste de sa vie. Le vrai courage a plus de constance et moins d'empressement; il est toujours ce qu'il doit кtre; il ne faut ni l'exciter ni le retenir: l'homme de bien le porte partout avec lui, au combat contre l'ennemi, dans un cercle en faveur des absents et de la vйritй, dans son lit contre les attaques de la douleur et de la mort. La force de l'вme qui l'inspire est d'usage dans tous les temps; elle met toujours la vertu au-dessus des йvйnements, et ne consiste pas а se battre, mais а ne rien craindre. Telle est, mon ami, la sorte de courage que j'ai souvent louйe, et que j'aime а trouver en vous. Tout le reste n'est qu'йtourderie, extravagance, fйrocitй; c'est une lвchetй de s'y soumettre, et je ne mйprise pas moins celui qui cherche un pйril inutile, que celui qui fuit un pйril qu'il doit affronter.

Je vous ai fait voir, si je ne me trompe, que dans votre dйmкlй avec milord Edouard votre honneur n'est point intйressй; que vous compromettez le mien en recourant а la voie des armes; que cette voie n'est ni juste, ni raisonnable, ni permise; qu'elle ne peut s'accorder avec les sentiments dont vous faites profession; qu'elle ne convient qu'а de malhonnкtes gens, qui font servir la bravoure de supplйment aux vertus qu'ils n'ont pas, ou aux officiers qui ne se battent point par honneur, mais par intйrкt; qu'il y a plus de vrai courage а la dйdaigner qu'а la prendre; que les inconvйnients auxquels on s'expose en la rejetant sont insйparables de la pratique des vrais devoirs et plus apparents que rйels; qu'enfin les hommes les plus prompts а y recourir sont toujours ceux dont la probitй est la plus suspecte. D'oщ je conclus que vous ne sauriez en cette occasion ni faire ni accepter un appel sans renoncer en mкme temps а la raison, а la vertu, а l'honneur, et а moi. Retournez mes raisonnements comme il vous plaira, entassez de votre part sophisme sur sophisme: il se trouvera toujours qu'un homme de courage n'est point un lвche, et qu'un homme de bien ne peut кtre un homme sans honneur. Or, je vous ai dйmontrй, ce me semble, que l'homme de courage dйdaigne le duel, et que l'homme de bien l'abhorre.

J'ai cru, mon ami, dans une matiиre aussi grave, devoir faire parler la raison seule, et vous prйsenter les choses exactement telles qu'elles sont. Si j'avais voulu les peindre telles que je les vois et faire parler le sentiment et l'humanitй, j'aurais pris un langage fort diffйrent. Vous savez que mon pиre, dans sa jeunesse eut le malheur de tuer un homme en duel; cet homme йtait son ami: ils se battirent а regret, l'insensй point d'honneur les y contraignit. Le coup mortel qui priva l'un de la vie фta pour jamais le repos а l'autre. Le triste remords n'a pu depuis ce temps sortir de son coeur, souvent dans la solitude on l'entend pleurer et gйmir; il croit sentir encore le fer poussй par sa main cruelle entrer dans le coeur de son ami; il voit dans l'ombre de la nuit son corps pвle et sanglant; il contemple en frйmissant la plaie mortelle; il voudrait йtancher le sang qui coule; l'effroi le saisit, il s'йcrie; ce cadavre affreux ne cesse de le poursuivre. Depuis cinq ans qu'il a perdu le cher soutien de son nom et l'espoir de sa famille, il s'en reproche la mort comme un juste chвtiment du ciel, qui vengea sur son fils unique le pиre infortunй qu'il priva du sien.

Je vous l'avoue, tout cela, joint а mon aversion naturelle pour la cruautй, m'inspire une telle horreur des duels, que je les regarde comme le dernier degrй de brutalitй oщ les hommes puissent parvenir. Celui qui va se battre de gaietй de coeur n'est а mes yeux qu'une bкte fйroce qui s'efforce d'en dйchirer une autre; et, s'il reste le moindre sentiment naturel dans leur вme, je trouve celui qui pйrit moins а plaindre que le vainqueur. Voyez ces hommes accoutumйs au sang: ils ne bravent les remords qu'en йtouffant la voix de la nature; ils deviennent par degrйs cruels, insensibles; ils se jouent de la vie des autres, et la punition d'avoir pu manquer d'humanitй est de la perdre enfin tout а fait. Que sont-ils dans cet йtat? Rйponds, veux-tu leur devenir semblable? Non, tu n'es point fait pour cet odieux abrutissement; redoute le premier pas qui peut t'y conduire: ton вme est encore innocente et saine; ne commence pas а la dйpraver au pйril de ta vie par un effort sans vertu, un crime sans plaisir, une pointe d'honneur sans raison.

Je ne t'ai rien dit de ta Julie; elle gagnera sans doute а laisser parler ton coeur. Un mot, un seul mot, et je te livre а lui. Tu m'as honorйe quelquefois du tendre nom d'йpouse; peut-кtre en ce moment dois-je porter celui de mиre. Veux-tu me laisser veuve avant qu'un noeud sacrй nous unisse!

P.-S. - J'emploie dans cette lettre une autoritй а laquelle jamais homme sage n'a rйsistй. Si vous refusez de vous y rendre, je n'ai plus rien а vous dire; mais pensez-y bien auparavant. Prenez huit jours de rйflexion pour mйditer sur cet important sujet. Ce n'est pas au nom de la raison que je vous demande ce dйlai, c'est au mien. Souvenez-vous que j'use en cette occasion du droit que vous m'avez donnй vous-mкme, et qu'il s'йtend au moins jusque-lа.

 

Lettre LVIII de Julie а Milord Edouard

Ce n'est point pour me plaindre de vous, milord, que je vous йcris; puisque vous m'outragez, il faut bien que j'aie avec vous des torts que j'ignore. Comment concevoir qu'un honnкte homme voulыt dйshonorer sans sujet une famille estimable? Contentez donc votre vengeance, si vous la croyez lйgitime; cette lettre vous donne un moyen facile de perdre une malheureuse fille qui ne se consolera jamais de vous avoir offensй, et qui met а votre discrйtion l'honneur que vous voulez lui фter. Oui, milord, vos imputations йtaient justes; j'ai un amant aimй; il est maоtre de mon coeur et de ma personne; la mort seule pourra briser un noeud si doux. Cet amant est celui mкme que vous honoriez de votre amitiй; il en est digne, puisqu'il vous aime et qu'il est vertueux. Cependant, il va pйrir de votre main; je sais qu'il faut du sang а l'honneur outragй; je sais que sa valeur mкme le perdra; je sais que dans un combat, si peu redoutable pour vous, son intrйpide coeur ira sans crainte chercher le coup mortel. J'ai voulu retenir ce zиle inconsidйrй; j'ai fait parler la raison. Hйlas! en йcrivant ma lettre j'en sentais l'inutilitй; et, quelque respect que je porte а ses vertus, je n'en attends point de lui d'assez sublimes pour le dйtacher d'un faux point d'honneur. Jouissez d'avance du plaisir que vous aurez de percer le sein de votre ami; mais sachez, homme barbare, qu'au moins vous n'aurez pas celui de jouir de mes larmes, et de contempler mon dйsespoir. Non, j'en jure par l'amour qui gйmit au fond de mon coeur, soyez tйmoin d'un serment qui ne sera point vain: je ne survivrai pas d'un jour а celui pour qui je respire; et vous aurez la gloire de mettre au tombeau d'un seul coup deux amants infortunйs, qui n'eurent point envers vous de tort volontaire, et qui se plaisaient а vous honorer.

On dit, milord, que vous avez l'вme belle et le coeur sensible: s'ils vous laissent goыter en paix une vengeance que je ne puis comprendre, et la douceur de faire des malheureux, puissent-ils, quand je ne serai plus, vous inspirer quelques soins pour un pиre et une mиre inconsolables, que la perte du seul enfant qui leur reste va livrer а d'йternelles douleurs!

 

Lettre LIX de monsieur D'Orbe а Julie

Je me hвte, mademoiselle, selon vos ordres, de vous rendre compte de la commission dont vous m'avez chargй. Je viens de chez milord Edouard, que j'ai trouvй souffrant encore de son entorse, et ne pouvant marcher dans sa chambre qu'а l'aide d'un bвton. Je lui ai remis votre lettre, qu'il a ouverte avec empressement; il m'a paru йmu en la lisant: il a rкvй quelque temps; puis il l'a relue une seconde fois avec une agitation plus sensible. Voici ce qu'il m'a dit en la finissant: "Vous savez, monsieur, que les affaires d'honneur ont leurs rиgles dont on ne peut se dйpartir, vous avez vu ce qui s'est passй dans celle-ci; il faut qu'elle soit vidйe rйguliиrement. Prenez deux amis, et donnez-vous la peine de revenir ici demain matin avec eux; vous saurez alors ma rйsolution." Je lui ai reprйsentй que l'affaire s'йtant passйe entre nous, il serait mieux qu'elle se terminвt de mкme. "Je sais, ce qui convient, m'a-t-il dit brusquement, et ferai ce qu'il faut. Amenez vos deux amis, ou je n'ai plus rien а vous dire." Je suis sorti lа-dessus, cherchant inutilement dans ma tкte quel peut кtre son bizarre dessein. Quoi qu'il en soit, j'aurai l'honneur de vous voir ce soir, et j'exйcuterai demain ce que vous me prescrirez. Si vous trouvez а propos que j'aille au rendez-vous avec mon cortиge, je le composerai de gens dont je sois sыr а tout йvйnement.

 

Lettre LX а Julie

Calme tes larmes, tendre et chиre Julie; et, sur le rйcit de ce qui vient de se passer, connais et partage les sentiments que j'йprouve.

J'йtais si rempli d'indignation quand je reзus ta lettre, qu'а peine pus-je la lire avec l'attention qu'elle mйritait. J'avais beau ne la pouvoir rйfuter, l'aveugle colиre йtait la plus forte. Tu peux avoir raison, disais-je en moi-mкme, mais ne me parle jamais de te laisser avilir. Dussй-je te perdre et mourir coupable, je ne souffrirai point qu'on manque au respect qui t'est dы; et, tant qu'il me restera un souffle de vie, tu seras honorйe de tout ce qui t'approche comme tu l'es de mon coeur. Je ne balanзai pas pourtant sur les huit jours que tu me demandais; l'accident de milord Edouard et mon voeu d'obйissance concouraient а rendre ce dйlai nйcessaire. Rйsolu, selon tes ordres, d'employer cet intervalle а mйditer sur le sujet de ta lettre, je m'occupais sans cesse а la relire et а y rйflйchir, non pour changer de sentiment, mais pour justifier le mien.

J'avais repris ce matin cette lettre trop sage et trop judicieuse а mon grй, et je la relisais avec inquiйtude, quand on a frappй а la porte de ma chambre. Un moment aprиs j'ai vu entrer milord Edouard sans йpйe, appuyй sur une canne; trois personnes le suivaient, parmi lesquelles j'ai reconnu M. d'Orbe. Surpris de cette visite imprйvue, j'attendais en silence ce qu'elle devait produire, quand Edouard m'a priй de lui donner un moment d'audience, et de le laisser agir et parler sans l'interrompre. "Je vous en demande, a-t-il dit, votre parole; la prйsence de ces messieurs, qui sont de vos amis, doit vous rйpondre que vous ne l'engagez pas indiscrиtement." Je l'ai promis sans balancer. A peine avais-je achevй que j'ai vu, avec l'йtonnement que tu peux concevoir, milord Edouard а genoux devant moi. Surpris d'une si йtrange attitude, j'ai voulu sur-le-champ le relever; mais, aprиs m'avoir rappelй ma promesse, il m'a parlй dans ces termes: "Je viens, monsieur, rйtracter hautement les discours injurieux que l'ivresse m'a fait tenir en votre prйsence: leur injustice les rend plus offensants pour moi que pour vous, et je m'en dois l'authentique dйsaveu. Je me soumets а toute la punition que vous voudrez m'imposer, et je ne croirai mon honneur rйtabli que quand ma faute sera rйparйe. A quelque prix que ce soit, accordez-moi le pardon que je vous demande, et me rendez votre amitiй. - Milord, lui ai-je dit aussitфt, je reconnais maintenant votre вme grande et gйnйreuse; et je sais bien distinguer en vous les discours que le coeur dicte de ceux que vous tenez quand vous n'кtes pas а vous-mкme; qu'ils soient а jamais oubliйs." A l'instant, je l'ai soutenu en se relevant, et nous nous sommes embrassйs. Aprиs cela, milord se tournant vers les spectateurs leur a dit: "Messieurs, je vous remercie de votre complaisance. De braves gens comme vous, a-t-il ajoutй d'un air fier et d'un ton animй, sentent que celui qui rйpare ainsi ses torts n'en sait endurer de personne. Vous pouvez publier ce que vous avez vu." Ensuite il nous a tous quatre invitйs а souper pour ce soir, et ces messieurs sont sortis.

A peine avons-nous йtй seuls qu'il est venu m'embrasser d'une maniиre plus tendre et plus amicale; puis me prenant la main et s'asseyant а cфtй de moi: "Heureux mortel, s'est-il йcriй, jouissez d'un bonheur dont vous кtes digne. Le coeur de Julie est а vous; puissiez-vous tous deux... - Que dites-vous, Milord? ai-je interrompu; perdez-vous le sens? - Non, m'a-t-il dit en souriant. Mais peu s'en est fallu que je ne le perdisse, et c'en йtait fait de moi peut-кtre si celle qui m'фtait la raison ne me l'eыt rendue." Alors il m'a remis une lettre que j'ai йtй surpris de voir йcrite d'une main qui n'en йcrivit jamais а d'autre homme qu'а moi. Quels mouvements j'ai sentis а sa lecture! Je voyais une amante incomparable vouloir se perdre pour me sauver, et je reconnaissais Julie. Mais quand je suis parvenu а cet endroit oщ elle jure de ne pas survivre au plus fortunй des hommes, j'ai frйmi des dangers que j'avais courus, j'ai murmurй d'кtre trop aimй, et mes terreurs m'ont fait sentir que tu n'es qu'une mortelle. Ah! rends-moi le courage dont tu me prives; j'en avais pour braver la mort qui ne menaзait que moi seul, je n'en ai point pour mourir tout entier.

Tandis que mon вme se livrait а ces rйflexions amиres, Edouard me tenait des discours auxquels j'ai donnй d'abord peu d'attention: cependant il me l'a rendue а force de me parler de toi; car ce qu'il m'en disait plaisait а mon coeur, et n'excitait plus ma jalousie. Il m'a paru pйnйtrй de regret d'avoir troublй nos feux et ton repos. Tu es ce qu'il honore le plus au monde; et n'osant te porter les excuses qu'il m'a faites, il m'a priй de les recevoir en ton nom, et de te les faire agrйer. "Je vous ai regardй, m'a-t-il dit, comme son reprйsentant, et n'ai pu trop m'humilier devant ce qu'elle aime, ne pouvant, sans la compromettre, m'adresser а sa personne, ni mкme la nommer. " Il avoue avoir conзu pour toi les sentiments dont on ne peut se dйfendre en te voyant avec trop de soin; c'йtait une tendre admiration plutфt que de l'amour. Ils ne lui ont jamais inspirй ni prйtention ni espoir; il les a tous sacrifiйs aux nфtres а l'instant qu'ils lui ont йtй connus, et le mauvais propos qui lui est йchappй йtait l'effet du punch et non de la jalousie. Il traite l'amour en philosophe qui croit son вme au-dessus des passions: pour moi, je suis trompй s'il n'en a dйjа ressenti quelqu'une qui ne permet plus а d'autres de germer profondйment. Il prend l'йpuisement du coeur pour l'effort de la raison, et je sais bien qu'aimer Julie et renoncer а elle n'est pas une vertu d'homme.

Il a dйsirй de savoir en dйtail l'histoire de nos amours et les causes qui s'opposent au bonheur de ton ami; j'ai cru qu'aprиs ta lettre une demi-confidence йtait dangereuse et hors de propos; je l'ai faite entiиre, et il m'a йcoutй avec une attention qui m'attestait sa sincйritй. J'ai vu plus d'une fois ses yeux humides et son вme attendrie; je remarquais surtout l'impression puissante que tous les triomphes de la vertu faisaient sur son вme, et je crois avoir acquis а Claude Anet un nouveau protecteur qui ne sera pas moins zйlй que ton pиre. "Il n'y a, m'a-t-il dit, ni incidents ni aventures dans ce que vous m'avez racontй, et les catastrophes d'un roman m'attacheraient beaucoup moins; tant les sentiments supplйent aux situations, et les procйdйs honnкtes aux actions йclatantes! Vos deux вmes sont si extraordinaires, qu'on n'en peut juger sur les rиgles communes. Le bonheur n'est pour vous ni sur la mкme route ni de la mкme espиce que celui des autres hommes: ils ne cherchent que la puissance et les regards d'autrui; il ne vous faut que la tendresse et la paix. Il s'est joint а votre amour une йmulation de vertu qui vous йlиve, et vous vaudriez moins l'un et l'autre si vous ne vous йtiez point aimйs. L'amour passera, ose-t-il ajouter (pardonnons-lui ce blasphиme prononcй dans l'ignorance de son coeur); l'amour passera, dit-il, et les vertus resteront." Ah! puissent-elles durer autant que lui, ma Julie! le ciel n'en demandera pas davantage.

Enfin je vois que la duretй philosophique et nationale n'altиre point dans cet honnкte Anglais l'humanitй naturelle, et qu'il s'intйresse vйritablement а nos peines. Si le crйdit et la richesse nous pouvaient кtre utiles, je crois que nous aurions lieu de compter sur lui. Mais, hйlas! de quoi servent la puissance et l'argent pour rendre les coeurs heureux?

Cet entretien, durant lequel nous ne comptions pas les heures, nous a menйs jusqu'а celle du dоner. J'ai fait apporter un poulet, et aprиs le dоner nous avons continuй de causer. Il m'a parlй de sa dйmarche de ce matin, et je n'ai pu m'empкcher de tйmoigner quelque surprise d'un procйdй si authentique et si peu mesurй: mais, outre la raison qu'il m'en avait dйjа donnйe, il a ajoutй qu'une demi-satisfaction йtait indigne d'un homme de courage; qu'il la fallait complиte ou nulle, de peur qu'on ne s'avilоt sans rien rйparer, et qu'on ne fоt attribuer а la crainte une dйmarche faite а contre-coeur et de mauvaise grвce. "D'ailleurs, a-t-il ajoutй, ma rйputation est faite, je puis кtre juste sans soupзon de lвchetй; mais vous, qui кtes jeune et dйbutez dans le monde, il faut que vous sortiez si net de la premiиre affaire, qu'elle ne tente personne de vous en susciter une seconde. Tout est plein de ces poltrons adroits qui cherchent, comme on dit, а tвter leur homme, c'est-а-dire а dйcouvrir quelqu'un qui soit encore plus poltron qu'eux, et aux dйpens duquel ils puissent se faire valoir. Je veux йviter а un homme d'honneur comme vous la nйcessitй de chвtier sans gloire un de ces gens-lа; et j'aime mieux, s'ils ont besoin de leзon, qu'ils la reзoivent de moi que de vous: car une affaire de plus n'фte rien а celui qui en a dйjа eu plusieurs; mais en avoir une est toujours une sorte de tache, et l'amant de Julie en doit кtre exempt."

Voilа l'abrйgй de ma longue conversation avec milord Edouard. J'ai cru nйcessaire de t'en rendre compte afin que tu me prescrives la maniиre dont je dois me comporter avec lui.

Maintenant, que tu dois кtre tranquillisйe, chasse, je t'en conjure, les idйes funestes qui t'occupent depuis quelques jours. Songe aux mйnagements qu'exige l'incertitude de ton йtat actuel. Oh! si bientфt tu pouvais tripler mon кtre! Si bientфt un gage adorй... Espoir dйjа trop dйзu, viendrais-tu m'abuser encore?... O dйsirs! ф crainte! ф perplexitйs! charmante amie de mon coeur, vivons pour nous aimer, et que le ciel dispose du reste.

P.-S. - J'oubliais de te dire que milord m'a remis ta lettre, et que je n'ai point fait difficultй de la recevoir, ne jugeant pas qu'un pareil dйpфt doive rester entre les mains d'un tiers. Je te la rendrai а notre premiиre entrevue; car, quant а moi, je n'en ai plus а faire; elle est trop bien йcrite au fond de mon coeur pour que jamais j'aie besoin de la relire.

 

Lettre LXI de Julie

Amиne demain milord Edouard, que je me jette а ses pieds comme il s'est mis aux tiens. Quelle grandeur! quelle gйnйrositй! Oh! que nous sommes petits devant lui! Conserve ce prйcieux ami comme la prunelle de ton oeil. Peut-кtre vaudrait-il moins s'il йtait plus tempйrant: jamais homme sans dйfauts eut-il de grandes vertus?

Mille angoisses de toutes espиces m'avaient jetйe dans l'abattement; ta lettre est venue ranimer mon courage йteint. En dissipant mes terreurs, elle m'a rendu mes peines plus supportables. Je me sens maintenant assez de force pour souffrir. Tu vis, tu m'aimes; ton sang, le sang de ton ami, n'ont point йtй rйpandus, et ton honneur est en sыretй: je ne suis donc pas tout а fait misйrable.

Ne manque pas au rendez-vous de demain. Jamais je n'eus si grand besoin de te voir, ni si peu d'espoir de te voir longtemps. Adieu, mon cher et unique ami. Tu n'as pas bien dit, ce me semble, vivons pour nous aimer. Ah! il fallait dire, aimons-nous pour vivre.

 

Lettre LXII de Claire а Julie

Faudra-t-il toujours, aimable cousine, ne remplir envers toi que les plus tristes devoirs de l'amitiй? Faudra-t-il toujours dans l'amertume de mon coeur affliger le tien par de cruels avis? Hйlas! tous nos sentiments nous sont communs, tu le sais bien, et je ne saurais t'annoncer de nouvelles peines que je ne les aie dйjа senties. Que ne puis-je te cacher ton infortune sans l'augmenter! ou que la tendre amitiй n'a-t-elle autant de charmes que l'amour! Ah! que j'effacerais promptement tous les chagrins que je te donne!

Hier, aprиs le concert, ta mиre en s'en retournant ayant acceptй le bras de ton ami et toi celui de M. d'Orbe, nos deux pиres restиrent avec milord а parler de politique; sujet dont je suis si excйdйe que l'ennui me chassa dans ma chambre. Une demi-heure aprиs j'entendis nommer ton ami plusieurs fois avec assez de vйhйmence: je connus que la conversation avait changй d'objet, et je prкtai l'oreille. Je jugeai par la suite du discours qu'Edouard avait osй proposer ton mariage avec ton ami, qu'il appelait hautement le sien, et auquel il offrait de faire en cette qualitй un йtablissement convenable. Ton pиre avait rejetй avec mйpris cette proposition, et c'йtait lа-dessus que les propos commenзaient а s'йchauffer. "Sachez, lui disait milord, malgrй vos prйjugйs, qu'il est de tous les hommes le plus digne d'elle et peut-кtre le plus propre а la rendre heureuse. Tous les dons qui ne dйpendent pas des hommes, il les a reзus de la nature, et il y a ajoutй tous les talents qui ont dйpendu de lui. Il est jeune, grand, bien fait, robuste, adroit; il a de l'йducation, du sens, des moeurs, du courage; il a l'esprit ornй, l'вme saine; que lui manque-t-il donc pour mйriter votre aveu? La fortune? Il l'aura. Le tiers de mon bien suffit pour en faire le plus riche particulier du pays de Vaud, j'en donnerai s'il le faut jusqu'а la moitiй. La noblesse? Vaine prйrogative dans un pays oщ elle est plus nuisible qu'utile. Mais il l'a encore, n'en doutez pas, non point йcrite d'encre en de vieux parchemins, mais gravйe au fond de son coeur en caractиres ineffaзables. En un mot, si vous prйfйrez la raison au prйjugй, et si vous aimez mieux votre fille que vos titres, c'est а lui que vous la donnerez."

Lа-dessus ton pиre s'emporta vivement. Il traita la proposition d'absurde et de ridicule! "Quoi! milord, dit-il, un homme d'honneur comme vous peut-il seulement penser que le dernier rejeton d'une famille illustre aille йteindre ou dйgrader son nom dans celui d'un quidam sans asile et rйduit а vivre d'aumфnes?... - Arrкtez, interrompit Edouard; vous parlez de mon ami, songez que je prends pour moi tous les outrages qui lui sont faits en ma prйsence, et que les noms injurieux а un homme d'honneur le sont encore plus а celui qui les prononce. De tels quidams sont plus respectables que tous les houbereaux de l'Europe, et je vous dйfie de trouver aucun moyen plus honorable d'aller а la fortune que les hommages de l'estime et les dons de l'amitiй. Si le gendre que je vous propose ne compte point, comme vous, une longue suite d'aпeux toujours incertains, il sera le fondement et l'honneur de sa maison comme votre premier ancкtre le fut de la vфtre. Vous seriez-vous donc tenu pour dйshonorй par l'alliance du chef de votre famille, et ce mйpris ne rejaillirait-il pas sur vous-mкme? Combien de grands noms retomberaient dans l'oubli, si l'on ne tenait compte que de ceux qui ont commencй par un homme estimable! Jugeons du passй par le prйsent, sur deux ou trois citoyens qui s'illustrent par des moyens honnкtes, mille coquins anoblissent tous les jours leur famille; et que prouvera cette noblesse dont leurs descendants seront si fiers, sinon les vols et l'infamie de leur ancкtre? On voit, je l'avoue, beaucoup de malhonnкtes gens parmi les roturiers; mais il y a toujours vingt а parier contre un qu'un gentilhomme descend d'un fripon. Laissons, si vous voulez, l'origine а part, et pesons le mйrite et les services. Vous avez portй les armes chez un prince йtranger, son pиre les a portйes gratuitement pour la patrie. Si vous avez bien servi, vous avez йtй bien payй; et quelque honneur que vous ayez acquis а la guerre, cent roturiers en ont acquis encore plus que vous.

De quoi s'honore donc, continua milord Edouard, cette noblesse dont vous кtes si fier? Que fait-elle pour la gloire de la patrie ou le bonheur du genre humain? Mortelle ennemie des lois et de la libertй, qu'a-t-elle jamais produit dans la plupart des pays oщ elle brille, si ce n'est la force de la tyrannie et l'oppression des peuples? Osez-vous; dans une rйpublique, vous honorer d'un йtat destructeur des vertus et de l'humanitй, d'un йtat oщ l'on se vante de l'esclavage, et oщ l'on rougit d'кtre homme? Lisez les annales de votre patrie: en quoi votre ordre a-t-il bien mйritй d'elle? quels nobles comptez-vous parmi ses libйrateurs? Les Furst, les Tell, les Stuffacher, йtaient-ils gentilshommes? Quelle est donc cette gloire insensйe dont vous faites tant de bruit? Celle de servir un homme, et d'кtre а charge а l'Etat."

Conзois, ma chиre, ce que je souffrais de voir cet honnкte homme nuire ainsi par une вpretй dйplacйe aux intйrкts de l'ami qu'il voulait servir. En effet ton pиre, irritй par tant d'invectives piquantes quoique gйnйrales, se mit а les repousser par des personnalitйs. Il dit nettement а milord Edouard que jamais homme de sa condition n'avait tenu les propos qui venaient de lui йchapper. "Ne plaidez point inutilement la cause d'autrui, ajouta-t-il d'un ton brusque; tout grand seigneur que vous кtes, je doute que vous puissiez bien dйfendre la vфtre sur le sujet en question. Vous demandez ma fille pour votre ami prйtendu, sans savoir si vous-mкme seriez bon pour elle; et je connais assez la noblesse d'Angleterre pour avoir sur vos discours une mйdiocre opinion de la vфtre."

"Pardieu! dit milord, quoi que vous pensiez de moi, je serais bien fвchй de n'avoir d'autre preuve de mon mйrite que celui d'un homme mort depuis cinq cents ans. Si vous connaissez la noblesse d'Angleterre, vous savez qu'elle est la plus йclairйe, la mieux instruite, la plus sage, et la plus brave de l'Europe: avec cela, je n'ai pas besoin de chercher si elle est la plus antique; car, quand on parle de ce qu'elle est, il n'est pas question de ce qu'elle fut. Nous ne sommes point, il est vrai, les esclaves du prince, mais ses amis, ni les tyrans du peuple, mais ses chefs. Garants de la libertй, soutiens de la patrie, et appuis du trфne, nous formons un invincible йquilibre entre le peuple et le roi. Notre premier devoir est envers la nation, le second envers celui qui la gouverne: ce n'est pas sa volontй mais son droit que nous consultons. Ministres suprкmes des lois dans la chambre des pairs, quelquefois mкme lйgislateurs, nous rendons йgalement justice au peuple et au roi, et nous ne souffrons point que personne dise: Dieu et mon йpйe, mais seulement: Dieu et mon droit.

Voilа, monsieur, continua-t-il, quelle est cette noblesse respectable, ancienne autant qu'aucune autre, mais plus fiиre de son mйrite que de ses ancкtres, et dont vous parlez sans la connaоtre. Je ne suis point le dernier en rang dans cet ordre illustre, et crois, malgrй vos prйtentions, vous valoir а tous йgards. J'ai une soeur а marier; elle est noble, jeune, aimable, riche, elle ne cиde а Julie que par les qualitйs que vous comptez pour rien. Si quiconque a senti les charmes de votre fille pouvait tourner ailleurs ses yeux et son coeur, quel honneur je me ferais d'accepter avec rien, pour mon beau-frиre, celui que je vous propose pour gendre avec la moitiй de mon bien!"

Je connus а la rйplique de ton pиre que cette conversation ne faisait que l'aigrir; et, quoique pйnйtrйe d'admiration pour la gйnйrositй de milord Edouard, je sentis qu'un homme aussi peu liant que lui n'йtait propre qu'а ruiner а jamais la nйgociation qu'il avait entreprise. Je me hвtai donc de rentrer avant que les choses allassent plus loin. Mon retour fit rompre cet entretien, et l'on se sйpara le moment d'aprиs assez froidement. Quant а mon pиre, je trouvai qu'il se comportait trиs bien dans ce dйmкlй. Il appuya d'abord avec intйrкt la proposition; mais, voyant que ton pиre n'y voulait point entendre, et que la dispute commenзait а s'animer, il se retourna, comme de raison, du parti de son beau-frиre; et en interrompant а propos l'un et l'autre par des discours modйrйs, il les retint tous deux dans des bornes dont ils seraient vraisemblablement sortis s'ils fussent restйs tкte-а-tкte. Aprиs leur dйpart il me fit confidence de ce qui venait de se passer; et, comme je prйvis oщ il en allait venir, je me hвtai de lui dire que les choses йtant en cet йtat, il ne convenait plus que la personne en question te vоt si souvent ici, et qu'il ne conviendrait pas mкme qu'il y vоnt du tout, si ce n'йtait faire une espиce d'affront а M. d'Orbe dont il йtait l'ami; mais que je le prierais de l'amener plus rarement, ainsi que milord Edouard. C'est, ma chиre, tout ce que j'ai pu faire de mieux pour ne leur pas fermer tout а fait ma porte.

Ce n'est pas tout. La crise oщ je te vois me force а revenir sur mes avis prйcйdents. L'affaire de milord Edouard et de ton ami a fait par la ville tout l'йclat auquel on devait s'attendre. Quoique M. d'Orbe ait gardй le secret sur le fond de la querelle, trop d'indices le dйcиlent pour qu'il puisse rester cachй. On soupзonne, on conjecture, on te nomme; le rapport du Guet n'est pas si bien йtouffй qu'on ne s'en souvienne, et tu n'ignores pas qu'aux yeux du public la vйritй soupзonnйe est bien prиs de l'йvidence. Tout ce que je puis te dire pour ta consolation, c'est qu'en gйnйral on approuve ton choix, et qu'on verrait avec plaisir l'union d'un si charmant couple; ce qui me confirme que ton ami s'est bien comportй dans ce pays, et n'y est guиre moins aimй que toi. Mais que fait la voix publique а ton inflexible pиre? Tous ces bruits lui sont parvenus ou lui vont parvenir, et je frйmis de l'effet qu'ils peuvent produire, si tu ne te hвtes de prйvenir sa colиre. Tu dois t'attendre de sa part а une explication terrible pour toi-mкme, et peut-кtre а pis encore pour ton ami: non que je pense qu'il veuille а son вge se mesurer avec un jeune homme qu'il ne croit pas digne de son йpйe; mais le pouvoir qu'il a dans la ville lui fournirait, s'il le voulait, mille moyens de lui faire un mauvais parti, et il est а craindre que sa fureur ne lui en inspire la volontй.

Je t'en conjure а genoux, ma douce amie, songe aux dangers qui t'environnent, et dont le risque augmente а chaque instant. Un bonheur inouп t'a prйservйe jusqu'а prйsent au milieu de tout cela; tandis qu'il en est temps encore, mets le sceau de la prudence au mystиre de tes amours, et ne pousse pas а bout la fortune, de peur qu'elle n'enveloppe dans tes malheurs celui qui les aura causйs. Crois-moi, mon ange, l'avenir est incertain: mille йvйnements peuvent, avec le temps, offrir des ressources inespйrйes; mais, quant а prйsent, je te l'ai dit et le rйpиte plus fortement, йloigne ton ami, ou tu es perdue.

 

Lettre LXIII de Julie а Claire

Tout ce que tu avais prйvu, ma chиre, est arrivй. Hier, une heure aprиs notre retour, mon pиre entra dans la chambre de ma mиre, les yeux йtincelants, le visage enflammй, dans un йtat, en un mot, oщ je ne l'avais jamais vu. Je compris d'abord qu'il venait d'avoir querelle, ou qu'il allait la chercher; et ma conscience agitйe me fit trembler d'avance.

Il commenзa par apostropher vivement, mais en gйnйral, les mиres de famille qui appellent indiscrиtement chez elles des jeunes gens sans йtat et sans nom, dont le commerce n'attire que honte et dйshonneur а celles qui les йcoutent. Ensuite, voyant que cela ne suffisait pas pour arracher quelque rйponse d'une femme intimidйe, il cita sans mйnagement en exemple ce qui s'йtait passй dans notre maison, depuis qu'on y avait introduit un prйtendu bel esprit, un diseur de riens, plus propre а corrompre une fille sage qu'а lui donner aucune bonne instruction. Ma mиre, qui vit qu'elle gagnerait peu de chose а se taire, l'arrкta sur ce mot de corruption, et lui demanda ce qu'il trouvait dans la conduite ou dans la rйputation de l'honnкte homme dont il parlait, qui pыt autoriser de pareils soupзons. "Je n'ai pas cru, ajouta-t-elle, que l'esprit et le mйrite fussent des titres d'exclusion dans la sociйtй. A qui donc faudra-t-il ouvrir votre maison, si les talents et les moeurs n'en obtiennent pas l'entrйe? - A des gens sortables, madame, reprit-il en colиre, qui puissent rйparer l'honneur d'une fille quand ils l'ont offensй. - Non, dit-elle, mais а des gens de bien qui ne l'offensent point. - Apprenez, dit-il, que c'est offenser l'honneur d'une maison que d'oser en solliciter l'alliance sans titres pour l'obtenir. - Loin de voir en cela, dit ma mиre, une offense, je n'y vois, au contraire, qu'un tйmoignage d'estime. D'ailleurs, je ne sache point que celui contre qui vous vous emportez ait rien fait de semblable а votre йgard. - Il l'a fait, madame, et fera pis encore si je n'y mets ordre: mais je veillerai, n'en doutez pas, aux soins que vous remplissez si mal."

Alors commenзa une dangereuse altercation qui m'apprit que les bruits de ville dont tu parles йtaient ignorйs de mes parents, mais durant laquelle ton indigne cousine eыt voulu кtre а cent pieds sous terre. Imagine-toi la meilleure et la plus abusйe des mиres faisant l'йloge de sa coupable fille, et la louant, hйlas! de toutes les vertus qu'elle a perdues, dans les termes les plus honorables, ou, pour mieux dire, les plus humiliants; figure-toi un pиre irritй prodigue d'expressions offensantes, et qui, dans tout son emportement, n'en laisse pas йchapper une qui marque le moindre doute sur la sagesse de celle que le remords dйchire et que la honte йcrase en sa prйsence. Oh! quel incroyable tourment d'une conscience avilie, de se reprocher des crimes que la colиre et l'indignation ne pourraient soupзonner! Quel poids accablant et insupportable que celui d'une fausse louange et d'une estime que le coeur rejette en secret! Je m'en sentais tellement oppressйe, que, pour me dйlivrer d'un si cruel supplice, j'йtais prкte а tout avouer, si mon pиre m'en eыt laissй le temps; mais l'impйtuositй de son emportement lui faisait redire cent fois les mкmes choses et changer а chaque instant de sujet. Il remarqua ma contenance basse, йperdue, humiliйe, indice de mes remords. S'il n'en tira pas la consйquence de ma faute, il en tira celle de mon amour; et, pour m'en faire plus de honte, il en outragea l'objet en des termes si odieux et si mйprisants que je ne pus, malgrй tous mes efforts, le laisser poursuivre sans l'interrompre.

Je ne sais, ma chиre, oщ je trouvai tant de hardiesse, et quel moment d'йgarement me fit oublier ainsi le devoir et la modestie; mais si j'osai sortir un instant d'un silence respectueux, j'en portai, comme tu vas voir, assez rudement la peine. "Au nom du ciel, lui dis-je, daignez vous apaiser; jamais un homme digne de tant d'injures ne sera dangereux pour moi." A l'instant, mon pиre, qui crut sentir un reproche а travers ces mots, et dont la fureur n'attendait qu'un prйtexte, s'йlanзa sur ta pauvre amie: pour la premiиre fois de ma vie je reзus un soufflet qui ne fut pas le seul; et, se livrant а son transport avec une violence йgale а celle qu'il lui avait coыtйe, il me maltraita sans mйnagement, quoique ma mиre se fыt jetйe entre deux, m'eыt couverte de son corps, et eыt reзu quelques-uns des coups qui m'йtaient portйs. En reculant pour les йviter, je fis un faux pas, je tombai, et mon visage alla donner contre le pied d'une table qui me fit saigner.

Ici finit le triomphe de la colиre et commenзa celui de la nature. Ma chute, mon sang, mes larmes, celles de ma mиre l'йmurent; il me releva avec un air d'inquiйtude et d'empressement; et, m'ayant assise sur une chaise, ils recherchиrent tous deux avec soin si je n'йtais point blessйe. Je n'avais qu'une lйgиre contusion au front et ne saignais que du nez. Cependant je vis au changement d'air et de voix de mon pиre, qu'il йtait mйcontent de ce qu'il venait de faire. Il ne revint point а moi par des caresses, la dignitй paternelle ne souffrait pas un changement si brusque; mais il revint а ma mиre avec de tendres excuses; et je voyais bien, aux regards qu'il jetait furtivement sur moi, que la moitiй de tout cela m'йtait indirectement adressйe. Non, ma chиre, il n'y a point de confusion si touchante que celle d'un tendre pиre qui croit s'кtre mis dans son tort. Le coeur d'un pиre sent qu'il est fait pour pardonner, et non pour avoir besoin de pardon.

Il йtait l'heure du souper; on le fit retarder pour me donner le temps de me remettre; et mon pиre, ne voulant pas que les domestiques fussent tйmoins de mon dйsordre, m'alla chercher lui-mкme un verre d'eau, tandis que ma mиre me bassinait le visage. Hйlas! cette pauvre maman, dйjа languissante et valйtudinaire, elle se serait bien passйe d'une pareille scиne, et n'avait guиre moins besoin de secours que moi.

A table, il ne me parla point; mais ce silence йtait de honte et non de dйdain; il affectait de trouver bon chaque plat pour dire а ma mиre de m'en servir; et ce qui me toucha le plus sensiblement fut de m'apercevoir qu'il cherchait les occasions de me nommer sa fille, et non pas Julie, comme а l'ordinaire.

Aprиs le souper, l'air se trouva si froid que ma mиre fit faire du feu dans sa chambre. Elle s'assit а l'un des coins de la cheminйe, et mon pиre а l'autre; j'allais prendre une chaise pour me placer entre eux, quand, m'arrкtant par ma robe, et me tirant а lui sans rien dire, il m'assit sur ses genoux. Tout cela se fit si promptement, et par une sorte de mouvement si involontaire, qu'il en eut une espиce de repentir le moment d'aprиs. Cependant, j'йtais sur ses genoux, il ne pouvait plus s'en dйdire; et, ce qu'il y avait de pis pour la contenance, il fallait me tenir embrassйe dans cette gкnante attitude. Tout cela se faisait en silence: mais je sentais de temps en temps ses bras se presser contre mes flancs avec un soupir assez mal йtouffй. Je ne sais quelle mauvaise honte empкchait ces bras paternels de se livrer а ces douces йtreintes. Une certaine gravitй qu'on n'osait quitter, une certaine confusion qu'on n'osait vaincre, mettaient entre un pиre et sa fille ce charmant embarras que la pudeur et l'amour donnent aux amants; tandis qu'une tendre mиre, transportйe d'aise, dйvorait en secret un si doux spectacle. Je voyais, je sentais tout cela, mon ange, et ne pus tenir plus longtemps а l'attendrissement qui me gagnait. Je feignis de glisser; je jetai, pour me retenir, un bras au cou de mon pиre; je penchai mon visage sur son visage vйnйrable, et dans un instant il fut couvert de mes baisers et inondй de mes larmes; je sentis а celles qui lui coulaient des yeux qu'il йtait lui-mкme soulagй d'une grande peine: ma mиre vint partager nos transports. Douce et paisible innocence, tu manquas seule а mon coeur pour faire de cette scиne de la nature le plus dйlicieux moment de ma vie!

Ce matin, la lassitude et le ressentiment de ma chute m'ayant retenue au lit un peu tard, mon pиre est entrй dans ma chambre avant que je fusse levйe; il s'est assis а cфtй de mon lit en s'informant tendrement de ma santй; il a pris une de mes mains dans les siennes, il s'est abaissй jusqu'а la baiser plusieurs fois en m'appelant sa chиre fille, et me tйmoignant du regret de son emportement. Pour moi, je lui ai dit, et je le pense, que je serais trop heureuse d'кtre battue tous les jours au mкme prix, et qu'il n'y a point de traitement si rude qu'une seule de ses caresses n'efface au fond de mon coeur.

Aprиs cela, prenant un ton plus grave, il m'a remise sur le sujet d'hier, et m'a signifiй sa volontй en termes honnкtes, mais prйcis. "Vous savez, m'a-t-il dit, а qui je vous destine; je vous l'ai dйclarй dиs mon arrivйe, et ne changerai jamais d'intention sur ce point. Quant а l'homme dont m'a parlй milord Edouard, quoique je ne lui dispute point le mйrite que tout le monde lui trouve, je ne sais s'il a conзu de lui-mкme le ridicule espoir de s'allier а moi, ou si quelqu'un a pu le lui inspirer; mais, quand je n'aurais personne en vue, et qu'il aurait toutes les guinйes de l'Angleterre, soyez sыre que je n'accepterais jamais un tel gendre. Je vous dйfends de le voir et de lui parler de votre vie, et cela autant pour la sыretй de la sienne que pour votre honneur. Quoique je me sois toujours senti peu d'inclination pour lui, je le hais, surtout а prйsent, pour les excиs qu'il m'a fait commettre, et ne lui pardonnerai jamais ma brutalitй."

A ces mots, il est sorti sans attendre ma rйponse, et presque avec le mкme air de sйvйritй qu'il venait de se reprocher. Ah! ma cousine, quels monstres d'enfer sont ces prйjugйs qui dйpravent les meilleurs coeurs, et font taire а chaque instant la nature!

Voilа, ma Claire, comment s'est passйe l'explication que tu avais prйvue, et dont je n'ai pu comprendre la cause jusqu'а ce que ta lettre me l'ait apprise. Je ne puis bien te dire quelle йvolution s'est faite en moi, mais depuis ce moment je me trouve changйe; il me semble que je tourne les yeux avec plus de regret sur l'heureux temps oщ je vivais tranquille et contente au sein de ma famille, et que je sens augmenter le sentiment de ma faute avec celui des biens qu'elle m'a fait perdre. Dis, cruelle, dis-le-moi, si tu l'oses, le temps de l'amour serait-il passй, et faut-il ne se plus revoir? Ah! sens-tu bien tout ce qu'il y a de sombre et d'horrible dans cette funeste idйe? Cependant l'ordre de mon pиre est prйcis, le danger de mon amant est certain. Sais-tu ce qui rйsulte en moi de tant de mouvements opposйs qui s'entre-dйtruisent? Une sorte de stupiditй qui me rend l'вme presque insensible, et ne me laisse l'usage ni des passion, ni de la raison. Le moment est critique, tu me l'as dit et je le sens; cependant, je ne fus jamais moins en йtat de me conduire. J'ai voulu tenter vingt fois d'йcrire а celui que j'aime: je suis prкte а m'йvanouir а chaque ligne, et n'en saurais tracer deux de suite. Il ne me reste que toi, ma douce amie; daigne penser, parler, agir pour moi; je remets mon sort en tes mains; quelque parti que tu prennes, je confirme d'avance tout ce que tu feras: je confie а ton amitiй ce pouvoir funeste que l'amour m'a vendu si cher. Sйpare-moi pour jamais de moi-mкme, donne-moi la mort s'il faut que je meure, mais ne me force pas а me percer le coeur de ma propre main.

O mon ange! ma protectrice! quel horrible emploi je te laisse! Auras-tu le courage de l'exercer? Sauras-tu bien en adoucir la barbarie! Hйlas! ce n'est pas mon coeur seul qu'il faut dйchirer. Claire, tu le sais, comment je suis aimйe! Je n'ai pas mкme la consolation d'кtre la plus а plaindre. De grвce! fais parler mon coeur par ta bouche; pйnиtre le tien de la tendre commisйration de l'amour; console un infortunй; dis-lui cent fois... Ah! dis-lui... Ne crois-tu pas, chиre amie, que, malgrй tous les prйjugйs, tous les obstacles, tous les revers, le ciel nous a faits l'un pour l'autre? Oui, oui, j'en suis sыre, il nous destine а кtre unis; il m'est impossible de perdre cette idйe, il m'est impossible de renoncer а l'espoir qui la suit. Dis-lui qu'il se garde lui-mкme du dйcouragement et du dйsespoir. Ne t'amuse point а lui demander en mon nom amour et fidйlitй, encore moins а lui en promettre autant de ma part; l'assurance n'en est-elle pas au fond de nos вmes? Ne sentons-nous pas qu'elles sont indivisibles, et que nous n'en avons plus qu'une а nous deux? Dis-lui donc seulement qu'il espиre, et que, si le sort nous poursuit, il se fie au moins а l'amour; car, je le sens, ma cousine, il guйrira de maniиre ou d'autre les maux qu'il nous cause, et quoi que le ciel ordonne de nous, nous ne vivrons pas longtemps sйparйs.

P.-S. - Aprиs ma lettre йcrite, j'ai passй dans la chambre de ma mиre, et je me suis trouvйe si mal que je suis obligйe de venir me remettre dans mon lit: je m'aperзois mкme... je crains... Ah! ma chиre, je crains bien que ma chute d'hier n'ait quelque suite plus funeste que je n'avais pensй. Ainsi tout est fini pour moi; toutes mes espйrances m'abandonnent en mкme temps.

 

Lettre LXIV de Claire а monsieur d'Orbe

Mon pиre m'a rapportй ce matin l'entretien qu'il eut hier avec vous. Je vois avec plaisir que tout s'achemine а ce qu'il vous plaоt d'appeler votre bonheur. J'espиre, vous le savez, d'y trouver aussi le mien; l'estime et l'amitiй vous sont acquises, et tout ce que mon coeur peut nourrir de sentiments plus tendres est encore а vous. Mais ne vous y trompez pas; je suis en femme une espиce de monstre, et je ne sais pas quelle bizarrerie de la nature l'amitiй l'emporte en moi sur l'amour. Quand je vous dis que ma Julie m'est plus chиre que vous, vous n'en faites que rire; et cependant rien n'est plus vrai. Julie le sent si bien qu'elle est plus jalouse pour vous que vous-mкme, et que, tandis que vous paraissez content, elle trouve toujours que je ne vous aime pas assez. Il y a plus, et je m'attache tellement а tout ce qui lui est cher, que son amant et vous кtes а peu prиs dans mon coeur en mкme degrй, quoique de diffйrentes maniиres. Je n'ai pour lui que de l'amitiй, mais elle est plus vive; je crois sentir un peu d'amour pour vous, mais il est plus posй. Quoique tout cela pыt paraоtre assez йquivalent pour troubler la tranquillitй d'un jaloux, je ne pense pas que la vфtre en soit fort altйrйe.

Que les pauvres enfants en sont loin, de cette douce tranquillitй dont nous osons jouir! et que notre contentement a mauvaise grвce, tandis que nos amis sont au dйsespoir! C'en est fait, il faut qu'ils se quittent; voici l'instant peut-кtre de leur йternelle sйparation; et la tristesse que nous leur reprochвmes le jour du concert йtait peut-кtre un pressentiment qu'ils se voyaient pour la derniиre fois. Cependant votre ami ne sait rien de son infortune; dans la sйcuritй de son coeur il jouit encore du bonheur qu'il a perdu; au moment du dйsespoir, il goыte en idйe une ombre de fйlicitй; et, comme celui qu'enlиve un trйpas imprйvu, le malheureux songe а vivre, et ne voit pas la mort qui va le saisir. Hйlas! c'est de ma main qu'il doit recevoir ce coup terrible! O divine amitiй, seule idole de mon coeur, viens l'animer de ta sainte cruautй. Donne-moi le courage d'кtre barbare, et de te servir dignement dans un si douloureux devoir.

Je compte sur vous en cette occasion, et j'y compterais mкme quand vous m'aimeriez moins; car je connais votre вme, je sais qu'elle n'a pas besoin du zиle de l'amour oщ parle celui de l'humanitй. Il s'agit d'abord d'engager notre ami а venir chez moi demain dans la matinйe. Gardez-vous, au surplus, de l'avertir de rien. Aujourd'hui l'on me laisse libre, et j'irai passer l'aprиs-midi chez Julie; tвchez de trouver milord Edouard, et de venir seul avec lui m'attendre а huit heures, afin de convenir ensemble de ce qu'il faudra faire pour rйsoudre au dйpart cet infortunй et prйvenir son dйsespoir.

J'espиre beaucoup de son courage et de nos soins; j'espиre encore plus de son amour. La volontй de Julie, le danger que courent sa vie et son honneur, sont des motifs auxquels il ne rйsistera pas. Quoi qu'il en soit, je vous dйclare qu'il ne sera point question de noce entre nous que Julie ne soit tranquille, et que jamais les larmes de mon amie n'arroseront le noeud qui doit nous unir. Ainsi, monsieur, s'il est vrai que vous m'aimiez, votre intйrкt s'accorde, en cette occasion, avec votre gйnйrositй; et ce n'est pas tellement ici l'affaire d'autrui, que ce ne soit aussi la vфtre.

 

Lettre LXV de Claire а Julie

Tout est fait; et malgrй ses imprudences, ma Julie est en sыretй. Les secrets de ton coeur sont ensevelis dans l'ombre du mystиre. Tu es encore au sein de ta famille et de ton pays, chйrie, honorйe, jouissant d'une rйputation sans tache et d'une estime universelle. Considиre en frйmissant les dangers que la honte ou l'amour t'ont fait courir en faisant trop ou trop peu. Apprends а ne vouloir plus concilier des sentiments incompatibles, et bйnis le ciel, trop aveugle amante ou fille trop craintive, d'un bonheur qui n'йtait rйservй qu'а toi.

Je voulais йviter а ton triste coeur le dйtail de ce dйpart si cruel et si nйcessaire. Tu l'as voulu, je l'ai promis, je tiendrai parole avec cette mкme franchise qui nous est commune, et qui ne mit jamais aucun avantage en balance avec la bonne foi. Lis donc, chиre et dйplorable amie, lis, puisqu'il le faut; mais prends courage, et tiens-toi ferme.

Toutes les mesures que j'avais prises et dont je te rendis compte hier ont йtй suivies de point en point. En rentrant chez moi j'y trouvai M. d'Orbe et milord Edouard. Je commenзai par dйclarer au dernier ce que nous savions de son hйroпque gйnйrositй, et lui tйmoignai combien nous en йtions toutes deux pйnйtrйes. Ensuite je leur exposai les puissantes raisons que nous avions d'йloigner promptement ton ami, et les difficultйs que je prйvoyais а l'y rйsoudre. Milord sentit parfaitement tout cela, et montra beaucoup de douleur de l'effet qu'avait produit son zиle inconsidйrй. Ils convinrent qu'il йtait important de prйcipiter le dйpart de ton ami, et de saisir un moment de consentement pour prйvenir de nouvelles irrйsolutions, et l'arracher au continuel danger du sйjour. Je voulais charger M. d'Orbe de faire а son insu les prйparatifs convenables; mais milord, regardant cette affaire comme la sienne, voulut en prendre le soin. Il me promit que sa chaise serait prкte ce matin а onze heures; ajoutant qu'il l'accompagnerait aussi loin qu'il serait nйcessaire, et proposa de l'emmener d'abord sous un autre prйtexte, pour le dйterminer plus а loisir. Cet expйdient ne me parut pas assez franc pour nous et pour notre ami, et je ne voulus pas non plus l'exposer loin de nous au premier effet d'un dйsespoir qui pouvait plus aisйment йchapper aux yeux de milord qu'aux miens. Je n'acceptai pas, par la mкme raison, la proposition qu'il fit de lui parler lui-mкme et d'obtenir son consentement. Je prйvoyais que cette nйgociation serait dйlicate, et je n'en voulus charger que moi seule; car je connais plus sыrement les endroits sensibles de son coeur, et je sais qu'il rиgne toujours entre hommes une sйcheresse qu'une femme sait mieux adoucir. Cependant je conзus que les soins de milord ne nous seraient pas inutiles pour prйparer les choses. Je vis tout l'effet que pouvaient produire sur un coeur vertueux les discours d'un homme sensible qui croit n'кtre qu'un philosophe, et quelle chaleur la voix d'un ami pouvait donner aux raisonnements d'un sage.

J'engageai donc milord Edouard а passer avec lui la soirйe, et, sans rien dire qui eыt un rapport direct а sa situation, de disposer insensiblement son вme а la fermetй stoпque. "Vous qui savez si bien votre Epictиte, lui dis-je, voici le cas ou jamais de l'employer utilement. Distinguez avec soin les biens apparents des biens rйels, ceux qui sont en nous de ceux qui sont hors de nous. Dans un moment oщ l'йpreuve se prйpare au dehors, prouvez-lui qu'on ne reзoit jamais de mal que de soi-mкme, et que le sage, se portant partout avec lui, porte aussi partout son bonheur." Je compris а sa rйponse que cette lйgиre ironie, qui ne pouvait le fвcher, suffisait pour exciter son zиle, et qu'il comptait fort m'envoyer le lendemain ton ami bien prйparй. C'йtait tout ce que j'avais prйtendu; car, quoique au fond je ne fasse pas grand cas, non plus que toi, de toute cette philosophie parliиre, je suis persuadйe qu'un honnкte homme a toujours, quelque honte de changer de maxime du soir au matin et de se dйdire en son coeur, dиs le lendemain, de tout ce que sa raison lui dictait la veille.

M. d'Orbe voulait кtre aussi de la partie, et passer la soirйe avec eux, mais je le priai de n'en rien faire; il n'aurait fait que s'ennuyer ou gкner l'entretien. L'intйrкt que je prends а lui ne m'empкche pas de voir qu'il n'est point du vol des deux autres. Ce penser mвle des вmes fortes, qui leur donne un idiome si particulier, est une langue dont il n'a pas la grammaire. En les quittant, je songeai au punch; et, craignant les confidences anticipйes, j'en glissai un mot en riant а milord. "Rassurez-vous, me dit-il, je me livre aux habitudes quand je n'y vois aucun danger; mais je ne m'en suis jamais fait l'esclave; il s'agit ici de l'honneur de Julie, du destin, peut-кtre de la vie d'un homme et de mon ami. Je boirai du punch selon ma coutume, de peur de donner а l'entretien quelque air de prйparation; mais ce punch sera de la limonade; et, comme il s'abstient d'en boire, il ne s'en apercevra point." Ne trouves-tu pas, ma chиre, qu'on doit кtre bien humiliй d'avoir contractй des habitudes qui forcent а de pareilles prйcautions?

J'ai passй la nuit dans de grandes agitations qui n'йtaient pas toutes pour ton compte. Les plaisirs innocents de notre premiиre jeunesse, la douceur d'une ancienne familiaritй, la sociйtй plus resserrйe encore depuis une annйe entre lui et moi par la difficultй qu'il avait de te voir, tout portait dans mon вme l'amertume de cette sйparation. Je sentais que j'allais perdre avec la moitiй de toi-mкme une partie de ma propre existence; je comptais les heures avec inquiйtude; et, voyant poindre le jour, je n'ai pas vu naоtre sans effroi celui qui devait dйcider de ton sort. J'ai passй la matinйe а mйditer mes discours et а rйflйchir sur l'impression qu'ils pouvaient faire. Enfin l'heure est venue, et j'ai vu entrer ton ami. Il avait l'air inquiet, et m'a demandй prйcipitamment de tes nouvelles; car dиs le lendemain de ta scиne avec ton pиre, il avait su que tu йtais malade, et milord Edouard lui avait confirmй hier que tu n'йtais pas sortie de ton lit. Pour йviter lа-dessus des dйtails je lui ai dit aussitфt que je t'avais laissйe mieux hier au soir, et j'ai ajoutй qu'il en apprendrait dans un moment davantage par le retour de Hanz que je venais de t'envoyer. Ma prйcaution n'a servi de rien; il m'a fait cent questions sur ton йtat; et, comme elles m'йloignaient de mon objet, j'ai fait des rйponses succinctes, et me suis mise а le questionner а mon tour.

J'ai commencй par sonder la situation de son esprit: je l'ai trouvй grave, mйthodique et prкt а peser le sentiment au poids de la raison. Grвce au ciel, ai-je dit en moi-mкme, voilа mon sage bien prйparй; il ne s'agit plus que de le mettre а l'йpreuve. Quoique l'usage ordinaire soit d'annoncer par degrйs des tristes nouvelles, la connaissance que j'ai de son imagination fougueuse, qui, sur un mot, porte tout а l'extrкme, m'a dйterminйe а suivre une route contraire, et j'ai mieux aimй l'accabler d'abord pour lui mйnager des adoucissements, que de multiplier inutilement ses douleurs, et les lui donner mille fois pour une. Prenant donc un ton plus sйrieux, et le regardant fixement: "Mon ami, lui ai-je dit, connaissez-vous les bornes du courage et de la vertu dans une вme forte, et croyez-vous que renoncer а ce qu'on aime soit un effort au-dessus de l'humanitй?" A l'instant il s'est levй comme un furieux; puis frappant des mains et les portant а son front aussi jointes: "Je vous entends, s'est-il йcriй, Julie est morte! a-t-il rйpйtй d'un ton qui m'a fait frйmir: je le sens а vos soins trompeurs, а vos vains mйnagements, qui ne font que rendre ma mort plus lente et plus cruelle."

Quoique effrayйe d'un mouvement si subit, j'en ai bientфt devinй la cause, et j'ai d'abord conзu comment les nouvelles de ta maladie, les moralitйs de milord Edouard, le rendez-vous de ce matin, ses questions йludйes, celles que je venais de lui faire, l'avaient pu jeter dans de fausses alarmes. Je voyais bien aussi quel parti je pouvais tirer de son erreur en l'y laissant quelques instants; mais je n'ai pu me rйsoudre а cette barbarie. L'idйe de la mort de ce qu'on aime est si affreuse, qu'il n'y en a point qui ne soit douce а lui substituer, et je me suis hвtйe de profiter de cet avantage. "Peut-кtre ne la verrez-vous plus, lui ai-je dit; mais elle vit et vous aime. Ah! si Julie йtait morte, Claire aura-t-elle quelque chose а vous dire? Rendez grвces au ciel qui sauve а votre infortune des maux dont il pourrait vous accabler." Il йtait si йtonnй, si saisi, si йgarй, qu'aprиs l'avoir fait rasseoir, j'ai eu le temps de lui dйtailler par ordre tout ce qu'il fallait qu'il sыt; et j'ai fait valoir de mon mieux les procйdйs de milord Edouard, afin de faire dans son coeur honnкte quelque diversion а la douleur, par le charme de la reconnaissance.

"Voilа, mon cher, ai-je poursuivi, l'йtat actuel des choses: Julie est au bord de l'abоme, prкte а s'y voir accabler du dйshonneur public, de l'indignation de sa famille, des violences d'un pиre emportй, et de son propre dйsespoir. Le danger augmente incessamment: de la main de son pиre ou de la sienne, le poignard, а chaque instant de sa vie, est а deux doigts de son coeur. Il reste un seul moyen de prйvenir tous ces maux, et ce moyen dйpend de vous seul. Le sort de votre amante est entre vos mains. Voyez si vous avez le courage de la sauver en vous йloignant d'elle, puisque aussi bien il ne lui est plus permis de vous voir, ou si vous aimez mieux кtre l'auteur et le tйmoin de sa perte et de son opprobre. Aprиs avoir tout fait pour vous, elle va voir ce que votre coeur peut faire pour elle. Est-il йtonnant que sa santй succombe а ses peines? Vous кtes inquiet de sa vie: sachez que vous en кtes l'arbitre."

Il m'йcoutait sans m'interrompre: mais sitфt qu'il a compris de quoi il s'agissait, j'ai vu disparaоtre ce geste animй, ce regard furieux, cet air effrayй, mais vif et bouillant, qu'il avait auparavant. Un voile sombre de tristesse et de consternation a couvert son visage; son oeil morne et sa contenance effacйe annonзaient l'abattement de son coeur; а peine avait-il la force d'ouvrir la bouche pour me rйpondre. "Il faut partir! m'a-t-il dit d'un ton qu'une autre aurait cru tranquille. Eh bien, je partirai. N'ai-je pas assez vйcu? - Non, sans doute, ai-je repris aussitфt; il faut vivre pour celle qui vous aime, avez-vous oubliй que ses jours dйpendent des vфtres? - Il ne fallait donc pas les sйparer, a-t-il а l'instant ajoutй; elle l'a pu et le peut encore." J'ai feint de ne pas entendre ces derniers mots, et je cherchais а le ranimer par quelques espйrances auxquelles son вme demeurait fermйe, quand Hanz est rentrй, et m'a rapportй de bonnes nouvelles. Dans le moment de joie qu'il en a ressenti, il s'est йcriй: "Ah! qu'elle vive, qu'elle soit heureuse... s'il est possible; je ne veux que lui faire mes derniers adieux... et je pars. - Ignorez-vous, ai-je dit, qu'il ne lui est plus permis de vous voir? Hйlas! vos adieux sont faits, et vous кtes dйjа sйparйs. Votre sort sera moins cruel quand vous serez plus loin d'elle; vous aurez du moins le plaisir de l'avoir mise en sыretй. Fuyez dиs ce jour, dиs cet instant; craignez qu'un si grand sacrifice ne soit trop tardif; tremblez de causer encore sa perte aprиs vous кtre dйvouй pour elle. - Quoi! m'a-t-il dit avec une espиce de fureur, je partirais sans la revoir! Quoi! je ne la verrais plus! Non, non: nous pйrirons tous deux, s'il le faut; la mort, je le sais bien, ne lui sera point dure avec moi; mais je la verrai, quoi qu'il arrive; je laisserai mon coeur et ma vie а ses pieds, avant de m'arracher а moi-mкme." Il ne m'a pas йtй difficile de lui montrer la folie et la cruautй d'un pareil projet, mais ce quoi! je ne la verrai plus! qui revenait sans cesse d'un ton plus douloureux, semblait chercher au moins des consolations pour l'avenir. "Pourquoi, lui ai-je dit, vous figurer vos maux pires qu'ils ne sont? Pourquoi renoncer а des espйrances que Julie elle-mкme n'a pas perdues? Pensez-vous qu'elle pыt se sйparer ainsi de vous, si elle croyait que ce fыt pour toujours? Non, mon ami, vous devez connaоtre son coeur; vous devez savoir combien elle prйfиre son amour а sa vie. Je crains, je crains trop (j'ai ajoutй ces mots, je te l'avoue) qu'elle ne le prйfиre bientфt а tout. Croyez donc qu'elle espиre, puisqu'elle consent а vivre; croyez que les soins que la prudence lui dicte vous regardent plus qu'il ne semble et qu'elle ne se respecte pas moins pour vous que pour elle-mкme." Alors j'ai tirй ta derniиre lettre; et lui montrant les tendres espйrances de cette fille aveuglйe qui croit n'avoir plus d'amour, j'ai ranimй les siennes а cette douce chaleur. Ce peu de lignes semblait distiller un baume salutaire sur sa blessure envenimйe: j'ai vu ses regards s'adoucir et ses yeux s'humecter; j'ai vu l'attendrissement succйder par degrйs au dйsespoir: mais ces derniers mots si touchants, tels que ton coeur les sait dire, nous ne vivrons pas longtemps sйparйs, l'ont fait fondre en larmes. "Non, Julie, non, ma Julie, a-t-il dit en йlevant la voix et baisant la lettre, nous ne vivrons pas longtemps sйparйs; le ciel unira nos destins sur la terre, ou nos coeurs dans le sйjour йternel."

C'йtait lа l'йtat oщ je l'avais souhaitй. Sa sиche et sombre douleur m'inquiйtait. Je ne l'aurais pas laissй partir dans cette situation d'esprit; mais sitфt que je l'ai vu pleurer, et que j'ai entendu ton nom chйri sortir de sa bouche avec douceur, je n'ai plus craint pour sa vie; car rien n'est moins tendre que le dйsespoir. Dans cet instant il a tirй de l'йmotion de son coeur une objection que je n'avais pas prйvue. Il m'a parlй de l'йtat oщ tu soupзonnais кtre, jurant qu'il mourrait plutфt mille fois que de t'abandonner а tous les pйrils qui t'allaient menacer. Je n'ai eu garde de lui parler de ton accident; je lui ai dit simplement que ton attente avait encore йtй trompйe, et qu'il n'y avait plus rien а espйrer. "Ainsi, m'a-t-il dit en soupirant, il ne restera sur la terre aucun monument de mon bonheur; il a disparu comme un songe qui n'eut jamais de rйalitй."

Il me restait а exйcuter la derniиre partie de ta commission, et je n'ai pas cru qu'aprиs l'union dans laquelle vous avez vйcu il fallыt а cela ni prйparatif ni mystиre. Je n'aurais pas mкme йvitй un peu d'altercation sur ce lйger sujet, pour йluder celle qui pourrait renaоtre sur celui de notre entretien. Je lui ai reprochй sa nйgligence dans le soin de ses affaires. Je lui ai dit que tu craignais que de longtemps il ne fыt plus soigneux, et qu'en attendant qu'il le devоnt tu lui ordonnais de se conserver pour toi, de pourvoir mieux а ses besoins, et de se charger а cet effet du supplйment que j'avais а lui remettre de ta part. Il n'a ni paru humiliй de cette proposition, ni prйtendu en faire une affaire. Il m'a dit simplement que tu savais bien que rien ne lui venait de toi qu'il ne reзыt avec transport, mais que ta prйcaution йtait superflue, et qu'une petite maison qu'il venait de vendre а Grandson, reste de son chйtif patrimoine, lui avait procurй plus d'argent qu'il n'en avait possйdй de sa vie. "D'ailleurs, a-t-il ajoutй, j'ai quelques talents dont je puis tirer partout des ressources. Je serai heureux de trouver dans leur exercice quelque diversion а mes maux; et depuis que j'ai vu de plus prиs l'usage que Julie fait de son superflu, je le regarde comme le trйsor sacrй de la veuve et de l'orphelin, dont l'humanitй ne me permet pas de rien aliйner." Je lui a rappelй son voyage du Valais, ta lettre et la prйcision de tes ordres. Les mкmes raisons subsistent... "Les mкmes! a-t-il interrompu d'un ton d'indignation. La peine de mon refus йtait de ne la plus voir: qu'elle me laisse donc rester, et j'accepte. Si j'obйis, pourquoi me punit-elle? Si je refuse, que me fera-t-elle de pis?... Les mкmes! rйpйtait-il avec impatience. Notre union commenзait; elle est prкte а finir; peut-кtre vais-je pour jamais me sйparer d'elle; il n'y a plus rien de commun entre elle et moi; nous allons кtre йtrangers l'un а l'autre." Il a prononcй ces derniers mots avec un tel serrement de coeur, que j'ai tremblй de le voir retomber dans l'йtat d'oщ j'avais eu tant de peine а le retirer. "Vous кtes un enfant, ai-je affectй de lui dire d'un air riant; vous avez encore besoin d'un tuteur, et je veux кtre le vфtre. Je vais garder ceci; et, pour en disposer а propos dans le commerce que nous allons avoir ensemble, je veux кtre instruite de toutes vos affaires." Je tвchais de dйtourner ainsi ses idйes funestes par celle d'une correspondance familiиre continuйe entre nous; et cette вme simple, qui ne cherche, pour ainsi dire, qu'а s'accrocher а ce qui t'environne, a pris aisйment le change. Nous nous sommes ensuite ajustйs pour les adresses de lettres; et comme ces mesures ne pouvaient que lui кtre agrйables, j'en ai prolongй le dйtail jusqu'а l'arrivйe de M. d'Orbe, qui m'a fait signe que tout йtait prкt.

Ton ami a facilement compris de quoi il s'agissait; il a instamment demandй а t'йcrire; mais je me suis gardйe de le permettre. Je prйvoyais qu'un excиs d'attendrissement lui relвcherait trop le coeur, et qu'а peine serait-il au milieu de sa lettre, qu'il n'y aurait plus moyen de le faire partir. "Tous les dйlais sont dangereux, lui ai-je dit; hвtez-vous d'arriver а la premiиre station, d'oщ vous pourrez lui йcrire а votre aise." En disant cela, j'ai fait signe а M. d'Orbe; je me suis avancйe, et, le coeur gros de sanglots, j'ai collй mon visage sur le sien: je n'ai plus su ce qu'il devenait; les larmes m'offusquaient la vue, ma tкte commenзait а se perdre, et il йtait temps que mon rфle finоt.

Un moment aprиs, je les ai entendus descendre prйcipitamment. Je suis sortie sur le palier pour les suivre des yeux. Ce dernier trait manquait а mon trouble. J'ai vu l'insensй se jeter а genoux au milieu de l'escalier, en baiser mille fois les marches et d'Orbe pouvoir а peine l'arracher de cette froide pierre qu'il pressait de son corps, de la tкte et des bras, en poussant de longs gйmissements. J'ai senti les miens prиs d'йclater malgrй moi, et je suis brusquement rentrйe, de peur de donner une scиne а toute la maison.

A quelques instants de lа, M. d'Orbe est revenu tenant son mouchoir sur ses yeux. "C'en est fait, m'a-t-il dit, ils sont en route. En arrivant chez lui, votre ami a trouvй la chaise а sa porte. Milord Edouard l'y attendait aussi; il a couru au-devant de lui, et le serrant contre sa poitrine: "Viens, homme infortunй, lui a-t-il dit d'un ton pйnйtrant, viens verser tes douleurs dans ce coeur qui t'aime. Viens, tu sentiras peut-кtre qu'on n'a pas tout perdu sur la terre, quand on y retrouve un ami tel que moi." A l'instant il l'a portй d'un bras vigoureux dans la chaise, et ils sont partis en se tenant йtroitement embrassйs."

Fin de la premiиre partie

Lettres de deux amants habitants d'une petite ville au pied des Alpes

 

Seconde partie

 

Lettre I а Julie

J'ai pris et quittй cent fois la plume; j'hйsite dиs le premier mot; je ne sais quel ton je dois prendre; je ne sais par oщ commencer; et c'est а Julie que je veux йcrire! Ah! malheureux! que suis-je devenu? Il n'est donc plus ce temps oщ mille sentiments dйlicieux coulaient de ma plume comme un intarissable torrent! Ces doux moments de confiance et d'йpanchement sont passйs, nous ne sommes plus l'un а l'autre, nous ne sommes plus les mкmes, et je ne sais plus а qui j'йcris. Daignerez-vous recevoir mes lettres? vos yeux daigneront-ils les parcourir? les trouverez-vous assez rйservйes, assez circonspectes? Oserais-je y garder encore une ancienne familiaritй? Oserais-je y parler d'un amour йteint ou mйprisй, et ne suis-je pas plus reculй que le premier jour oщ je vous йcrivis? Quelle diffйrence, ф ciel! de ces jours si charmants et si doux, а mon effroyable misиre! Hйlas! je commenзais d'exister, et je suis tombй dans l'anйantissement; l'espoir de vivre animait mon coeur; je n'ai plus devant moi que l'image de la mort; et trois ans d'intervalle ont fermй le cercle fortunй de mes jours. Ah! que ne les ai-je terminйs avant de me survivre а moi-mкme! Que n'ai-je suivi mes pressentiments aprиs ces rapides instants de dйlices oщ je ne voyais plus rien dans la vie qui fыt digne de la prolonger! Sans doute, il fallait la borner а ces trois ans ou les фter de sa durйe: il valait mieux ne jamais goыter la fйlicitй que la goыter et la perdre. Si j'avais franchi ce fatal intervalle, si j'avais йvitй ce premier regard qui fit une autre вme, je jouirais de ma raison, je remplirais les devoirs d'un homme, et sиmerais peut-кtre de quelques vertus mon insipide carriиre. Un moment d'erreur a tout changй. Mon oeil osa contempler ce qu'il ne fallait point voir. Cette vue a produit enfin son effet inйvitable. Aprиs m'кtre йgarй par degrйs, je ne suis qu'un furieux dont le sens est aliйnй, un lвche esclave sans force et sans courage, qui va traоnant dans l'ignominie sa chaоne et son dйsespoir.

Vains rкves d'un esprit qui s'йgare! Dйsirs faux et trompeurs dйsavouйs а l'instant par le coeur qui les a formйs! Que sert d'imaginer а des maux rйels de chimйriques remиdes qu'on rejetterait quand ils nous seraient offerts? Ah! qui jamais connaоtra l'amour, t'aura vue, et pourra le croire, qu'il y ait quelque fйlicitй possible que je voulusse acheter au prix de mes premiers feux? Non, non: que le ciel garde ses bienfaits, et me laisse, avec ma misиre, le souvenir de mon bonheur passй. J'aime mieux les plaisirs qui sont dans ma mйmoire et les regrets qui dйchirent mon вme, que d'кtre а jamais heureux sans ma Julie. Viens, image adorйe, remplir un coeur qui ne vit que par toi; suis-moi dans mon exil, console-moi dans mes peines, ranime et soutiens mon espйrance йteinte. Toujours ce coeur infortunй sera ton sanctuaire inviolable, d'oщ le sort ni les hommes ne pourront jamais t'arracher. Si je suis mort au bonheur, je ne le suis point а l'amour qui m'en rend digne. Cet amour est invincible comme le charme qui l'a fait naоtre; il est fondй sur la base inйbranlable du mйrite et des vertus; il ne peut pйrir dans une вme immortelle; il n'a plus besoin de l'appui de l'espйrance, et le passй lui donne des forces pour un avenir йternel.

Mais toi, Julie, ф toi qui sus aimer une fois, comment ton tendre coeur a-t-il oubliй de vivre? Comment ce feu sacrй s'est-il йteint dans ton вme pure? Comment as-tu perdu le goыt de ces plaisirs cйlestes que toi seule йtais capable de sentir et de rendre? Tu me chasses sans pitiй, tu me bannis avec opprobre, tu me livres а mon dйsespoir, et tu ne vois pas dans l'erreur qui t'йgare, qu'en me rendant misйrable tu t'фtes le bonheur de tes jours! Ah! Julie, crois-moi, tu chercheras vainement un autre coeur ami du tien; mille t'adoreront sans doute, le mien seul te savait aimer.

Rйponds-moi maintenant, amante abusйe ou trompeuse: que sont devenus ces projets formйs avec tant de mystиre? Oщ sont ces vaines espйrances dont tu leurras si souvent ma crйdule simplicitй? Oщ est cette union sainte et dйsirйe, doux objet de tant d'ardents soupirs, et dont ta plume et ta bouche flattaient mes voeux? Hйlas! sur la foi de tes promesses, j'osais aspirer а ce nom sacrй d'йpoux et me croyais dйjа le plus heureux des hommes. Dis, cruelle, ne m'abusais-tu que pour rendre enfin ma douleur plus vive et mon humiliation plus profonde? Ai-je attirй mes malheurs par ma faute? Ai-je manquй d'obйissance, de docilitй, de discrйtion? M'as-tu vu dйsirer assez faiblement pour mйriter d'кtre йconduit, ou prйfйrer mes fougueux dйsirs а tes volontйs suprкmes? J'ai tout fait pour te plaire, et tu m'abandonnes! Tu te chargeais de mon bonheur, et tu m'as perdu! Ingrate, rends-moi compte du dйpфt que je t'ai confiй; rends-moi compte de moi-mкme, aprиs avoir йgarй mon coeur dans cette suprкme fйlicitй que tu m'as montrйe et que tu m'enlиves. Anges du ciel, j'eusse mйprisй votre sort; j'eusse йtй le plus heureux des кtres... Hйlas! je ne suis plus rien, un instant m'a tout фtй. J'ai passй sans intervalle du comble des plaisirs aux regrets йternels: je touche encore au bonheur qui m'йchappe... j'y touche encore, et le perds pour jamais!... Ah! si je le pouvais croire! si les restes d'une espйrance vaine ne soutenaient... O rochers de Meillerie, que mon oeil йgarй mesura tant de fois, que ne servоtes-vous mon dйsespoir! J'aurais moins regrettй la vie quand je n'en avais pas senti le prix.

 

Lettre II de Milord Edouard а Claire

Nous arrivons а Besanзon, et mon premier soin est de vous donner des nouvelles de notre voyage. Il s'est fait sinon paisiblement, du moins sans accident, et votre ami est aussi sain de corps qu'on peut l'кtre avec un coeur aussi malade. Il voudrait mкme affecter а l'extйrieur une sorte de tranquillitй. Il a honte de son йtat et se contraint beaucoup devant moi; mais tout dйcиle ses secrиtes agitations: et si je feins de m'y tromper, c'est pour le laisser aux prises avec lui-mкme, et occuper ainsi une partie des forces de son вme а rйprimer l'effet de l'autre.

Il fut fort abattu la premiиre journйe; je la fis courte, voyant que la vitesse de notre marche irritait sa douleur. Il ne me parla point, ni moi а lui: les consolations indiscrиtes ne font qu'aigrir les violentes afflictions. L'indiffйrence et la froideur trouvent aisйment des paroles, mais la tristesse et le silence sont alors le vrai langage de l'amitiй. Je commenзai d'apercevoir hier les premiиres йtincelles de la fureur qui va succйder infailliblement а cette lйthargie. A la dоnйe, а peine y avait-il un quart d'heure que nous йtions arrivйs, qu'il m'aborda d'un air d'impatience. Que tardons-nous а partir? me dit-il avec un sourire amer; pourquoi restons-nous un moment si prиs d'elle? Le soir il affecta de parler beaucoup, sans dire un mot de Julie: il recommenзait des questions auxquelles j'avais rйpondu dix fois, il voulut savoir si nous йtions dйjа sur terres de France, et puis il demanda si nous arriverions bientфt а Vevai. La premiиre chose qu'il fait а chaque station, c'est de commence quelque lette qu'il dйchire ou chiffonne un moment aprиs. J'ai sauvй du feu deux ou trois de ces brouillons, sur lesquels vous pourrez entrevoir l'йtat de son вme. Je crois pourtant qu'il est parvenu а йcrire une lettre entiиre.

L'emportement qu'annoncent ces premiers symptфmes est facile а prйvoir; mais je ne saurais dire quel en sera l'effet et le terme; car cela dйpend d'une combinaison du caractиre de l'homme, du genre de sa passion, des circonstances qui peuvent naоtre, de mille choses que nulle prudence humaine ne peut dйterminer. Pour moi, je puis rйpondre de ses fureurs, mais non pas de son dйsespoir; et, quoi qu'on fasse, tout homme est toujours maоtre de sa vie.

Je me flatte cependant qu'il respectera sa personne et mes soins, et je compte moins pour cela sur le zиle de l'amitiй, qui n'y sera pas йpargnй, que sur le caractиre de sa passion et sur celui de sa maоtresse. L'вme ne peut guиre s'occuper fortement et longtemps d'un objet sans contracter des dispositions qui s'y rapportent. L'extrкme douceur de Julie doit tempйrer l'вcretй du feu qu'elle inspire, et je ne doute pas non plus que l'amour d'un homme aussi vif ne lui donne а elle-mкme un peu plus d'activitй qu'elle n'en aurait naturellement sans lui.

J'ose compter aussi sur son coeur; il est fait pour combattre et vaincre. Un amour pareil au sien n'est pas tant une faiblesse qu'une force mal employйe. Une flamme ardente et malheureuse est capable d'absorber pour un temps, pour toujours peut-кtre, une partie de ses facultйs; mais elle est elle-mкme une preuve de leur excellence et du parti qu'il en pourrait tirer pour cultiver la sagesse; car la sublime raison ne se soutient que par la mкme vigueur de l'вme qui fait les grandes passions, et l'on ne sert dignement la philosophie qu'avec le mкme feu qu'on sent pour une maоtresse.

Soyez-en sыre, aimable Claire, je ne m'intйresse pas moins que vous au sort de ce couple infortunй, non par un sentiment de commisйration qui peut n'кtre qu'une faiblesse, mais par la considйration de la justice et de l'ordre, qui veulent que chacun soit placй de la maniиre la plus avantageuse а lui-mкme et а la sociйtй. Ces deux belles вmes sortirent l'une pour l'autre des mains de la nature; c'est dans une douce union, c'est dans le sein du bonheur, que, libres de dйployer leurs forces et d'exercer leurs vertus, elles eussent йclairй la terre de leurs exemples. Pourquoi faut-il qu'un insensй prйjugй vienne change les directions йternelles et bouleverser l'harmonie des кtres pensants? Pourquoi la vanitй d'un pиre barbare cache-t-elle ainsi la lumiиre sous le boisseau, et fait-elle gйmir dans les larmes des coeurs tendres et bienfaisants, nйs pour essuyer celles d'autrui? Le lien conjugal n'est-il pas le plus libre ainsi que le plus sacrй des engagements? Oui, toutes les lois qui le gкnent sont injustes, tous les pиres qui l'osent former ou rompre sont des tyrans. Ce chaste noeud de la nature n'est soumis ni au pouvoir souverain ni а l'autoritй paternelle, mais а la seule autoritй du Pиre commun qui sait commander aux coeurs, et qui, leur ordonnant de s'unir, les peut contraindre а s'aimer.

Que signifie ce sacrifice des convenances de la nature aux convenances de l'opinion? La diversitй de fortune et d'йtat s'йclipse et se confond dans le mariage, elle ne fait rien au bonheur; mais celle d'humeur et de caractиre demeure, et c'est par elle qu'on est heureux ou malheureux. L'enfant qui n'a de rиgle que l'amour choisit mal, le pиre qui n'a de rиgle que l'opinion choisit plus mal encore. Qu'une fille manque de raison, d'expйrience pour juger de la sagesse et des moeurs, un bon pиre y doit supplйer sans doute; son droit, son devoir mкme est de dire: Ma fille, c'est un honnкte homme, ou, c'est un fripon; c'est un homme de sens, ou, c'est un fou. Voilа les convenances dont il doit connaоtre; le jugement de toutes les autres appartient а la fille. En criant qu'on troublerait ainsi l'ordre de la sociйtй, ces tyrans le troublent eux-mкmes. Que le rang se rиgle par le mйrite, et l'union des coeurs par leur choix, voilа le vйritable ordre social; ceux qui le rиglent par la naissance ou par les richesses sont les vrais perturbateurs de cet ordre; ce sont ceux-lа qu'il faut dйcrier ou punir.

Il est donc de la justice universelle que ces abus soient redressйs; il est du devoir de l'homme de s'opposer а la violence, de concourir а l'ordre; et, s'il m'йtait possible d'unir ces deux amants en dйpit d'un vieillard sans raison, ne doutez pas que je n'achevasse en cela l'ouvrage du ciel, sans m'embarrasser de l'approbation des hommes.

Vous кtes plus heureuse, aimable Claire; vous avez un pиre qui ne prйtend point savoir mieux que vous en quoi consiste votre bonheur. Ce n'est peut-кtre ni par de grandes vues de sagesse, ni par une tendresse excessive, qu'il vous rend ainsi maоtresse de votre sort; mais qu'importe la cause si l'effet est le mкme et si, dans la libertй qu'il vous laisse, l'indolence lui tient lieu de raison? Loin d'abuser de cette libertй, le choix que vous avez fait а vingt ans aurait l'approbation du plus sage pиre. Votre coeur, absorbй par une amitiй qui n'eut jamais d'йgale, a gardй peu de place aux feux de l'amour; vous leur substituez tout ce qui peut y supplйer dans le mariage: moins amante qu'amie, si vous n'кtes la plus tendre йpouse vous serez la plus vertueuse, et cette union qu'a formйe la sagesse doit croоtre avec l'вge et durer autant qu'elle. L'impulsion du coeur est plus aveugle, mais elle est plus invincible: c'est le moyen de se perdre que de se mettre dans la nйcessitй de lui rйsister. Heureux ceux que l'amour assortit comme aurait fait la raison, et qui n'ont point d'obstacle а vaincre et de prйjugйs а combattre. Tels seraient nos deux amants sans l'injuste rйsistance d'un pиre entкtй. Tels malgrй lui pourraient-ils кtre encore, si l'un des deux йtait bien conseillй.

L'exemple de Julie et le vфtre montrent йgalement que c'est aux йpoux seuls а juger s'ils se conviennent. Si l'amour ne rиgne pas, la raison choisira seule; c'est le cas oщ vous кtes: si l'amour rиgne, la nature a dйjа choisi; c'est celui de Julie. Telle est la loi sacrйe de la nature, qu'il n'est pas permis а l'homme d'enfreindre, qu'il n'enfreint jamais impunйment, et que la considйration des йtats et des rangs ne peut abroger qu'il n'en coыte des malheurs et des crimes.

Quoique l'hiver s'avance et que j'aie а me rendre а Rome, je ne quitterai point l'ami que j'ai sous ma garde que je ne voie son вme dans un йtat de consistance sur lequel je puisse compter. C'est un dйpфt qui m'est cher par son prix et parce que vous me l'avez confiй. Si je ne puis faire qu'il soit heureux, je tвcherai de faire au moins qu'il soit sage, et qu'il porte en homme les maux de l'humanitй. J'ai rйsolu de passer ici une quinzaine de jours avec lui, durant lesquels j'espиre que nous recevrons des nouvelles de Julie et des vфtres, et que vous m'aiderez toutes deux а mettre quelque appareil sur les blessures de ce coeur malade, qui ne peut encore йcouter la raison que par l'organe du sentiment.

Je joins ici une lettre pour votre amie: ne la confiez, je vous prie, а aucun commissionnaire, mais remettez-la vous-mкme.

Fragments joints а la lettre prйcйdente

I

Pourquoi n'ai-je pu vous voir avant mon dйpart? Vous avez craint que je n'expirasse en vous quittant? Coeur pitoyable, rassurez-vous. Je me porte bien... je ne souffre pas... je vis encore... je pense а vous... je pense au temps oщ je vous fus cher... j'ai le coeur un peu serrй... la voiture m'йtourdit... je me trouve abattu... Je ne pourrai longtemps vous йcrire aujourd'hui. Demain peut-кtre aurai-je plus de force... ou n'en aurai-je plus besoin...

II

Oщ m'entraоnent ces chevaux avec tant de vitesse? Oщ me conduit avec tant de zиle cet homme qui se dit mon ami? Est-ce loin de toi, Julie? Est-ce par ton ordre? Est-ce en des lieux oщ tu n'es pas?... Ah! fille insensйe!... je mesure des yeux le chemin que je parcours si rapidement. D'oщ viens-je? oщ vais-je? et pourquoi tant de diligence? Avez-vous peur, cruels, que je ne coure pas assez tфt а ma perte? O amitiй! ф amour! est-ce lа votre accord? sont-ce lа vos bienfaits?...

III

As-tu bien consultй ton coeur en me chassant avec tant de violence? As-tu pu, dis, Julie, as-tu pu renoncer pour jamais... Non, non: ce tendre coeur m'aime, je le sais bien. Malgrй le sort, malgrй lui-mкme, il m'aimera jusqu'au tombeau... Je le vois, tu t'es laissй suggйrer... Quel repentir йternel tu te prйpares!... Hйlas! il sera trop tard!... Quoi! tu pourrais oublier... Quoi! je t'aurais mal connue!... Ah! songe а toi, songe а moi, songe а... Ecoute, il en est temps encore... Tu m'as chassй avec barbarie, je fuis plus vite que le vent... Dis un mot, un seul mot, et je reviens plus prompt que l'йclair. Dis un mot, et pour jamais nous sommes unis: nous devons l'кtre... nous le serons... Ah! l'air emporte mes plaintes!... et cependant je fuis! Je vais vivre et mourir loin d'elle!... Vivre loin d'elle!...

 

Lettre III de milord Edouard а Julie

Votre cousine vous dira des nouvelles de votre ami. Je crois d'ailleurs qu'il vous йcrit par cet ordinaire. Commencez par satisfaire lа-dessus votre empressement, pour lire ensuite posйment cette lettre; car je vous prйviens que son sujet demande toute votre attention.

Je connais les hommes; j'ai vйcu beaucoup en peu d'annйes; j'ai acquis une grande expйrience а mes dйpens, et c'est le chemin des passions qui m'a conduit а la philosophie. Mais de tout ce que j'ai observй jusqu'ici je n'ai rien vu de si extraordinaire que vous et votre amant. Ce n'est pas que vous ayez ni l'un ni l'autre un caractиre marquй dont on puisse au premier coup d'oeil assigner les diffйrences, et il se pourrait bien que cet embarras de vous dйfinir vous fоt prendre pour des вmes communes par un observateur superficiel. Mais c'est cela mкme qui vous distingue, qu'il est impossible de vous distinguer, et que les traits du modиle commun, dont quelqu'un manque toujours а chaque individu, brillent tous йgalement dans les vфtres. Ainsi chaque йpreuve d'une estampe a ses dйfauts particuliers qui lui servent de caractиre; et s'il en vient une qui soit parfaite, quoiqu'on la trouve belle au premier coup d'oeil, il faut la considйrer longtemps pour la reconnaоtre. La premiиre fois que je vis votre amant, je fus frappй d'un sentiment nouveau qui n'a fait qu'augmenter de jour en jour, а mesure que la raison l'a justifiй. A votre йgard ce fut tout autre chose encore, et ce sentiment fut si vif que je me trompai sur sa nature. Ce n'йtait pas tant la diffйrence des sexes qui produisait cette impression, qu'un caractиre encore plus marquй de perfection que le coeur sent, mкme indйpendamment de l'amour. Je vois bien ce que vous seriez sans votre ami, je ne vois pas de mкme ce qu'il serait sans vous: beaucoup d'hommes peuvent lui ressembler, mais il n'y a qu'une Julie au monde. Aprиs un tort que je ne me pardonnerai jamais, votre lettre vint m'йclairer sur mes vrais sentiments. Je connus que je n'йtais point jaloux, ni par consйquent amoureux; je connus que vous йtiez trop aimable pour moi; il vous faut les prйmices d'une вme, et la mienne ne serait pas digne de vous.

Dиs ce moment je pris pour votre bonheur mutuel un tendre intйrкt qui ne s'йteindra point. Croyant lever toutes les difficultйs, je fis auprиs de votre pиre une dйmarche indiscrиte, dont le mauvais succиs n'est qu'une raison de plus pour exciter mon zиle. Daignez m'йcouter, et je puis rйparer encore tout le mal que je vous ai fait.

Sondez bien votre coeur, ф Julie! et voyez s'il vous est possible d'йteindre le feu dont il est dйvorй. Il fut un temps peut-кtre oщ vous pouviez en arrкter le progrиs; mais si Julie, pure et chaste, a pourtant succombй, comment se relиvera-t-elle aprиs sa chute? Comment rйsistera-t-elle а l'amour vainqueur, et armй de la dangereuse image de tous les plaisirs passйs? Jeune amante, ne vous en imposez plus, et renoncez а la confiance qui vous a sйduite: vous кtes perdue, s'il faut combattre encore: vous serez avilie et vaincue, et le sentiment de votre bontй йtouffera par degrйs toutes vos vertus. L'amour s'est insinuй trop avant dans la substance de votre вme pour que vous puissiez jamais l'en chasser; il en renforce et pйnиtre tous les traits comme une eau forte et corrosive, vous n'en effacerez jamais la profonde impression sans effacer а la fois tous les sentiments exquis que vous reзыtes de la nature; et, quand il ne vous restera plus d'amour, il ne vous restera plus rien d'estimable. Qu'avez-vous donc maintenant а faire, ne pouvant plus changer l'йtat de votre coeur? Une seule chose, Julie, c'est de le rendre lйgitime. Je vais vous proposer pour cela l'unique moyen qui vous reste; profitez-en tandis qu'il est temps encore; rendez а l'innocence et а la vertu cette sublime raison dont le ciel vous fit dйpositaire, ou craignez d'avilir а jamais le plus prйcieux de ses dons.

J'ai dans le duchй d'York une terre assez considйrable, qui fut longtemps le sйjour de mes ancкtres. Le chвteau est ancien, mais bon et commode; les environs sont solitaires, mais agrйables et variйs. La riviиre d'Ouse, qui passe au bout du parc, offre а la fois une perspective charmante а la vue, et un dйbouchй facile aux denrйes. Le produit de la terre suffit pour l'honnкte entretien du maоtre, et peut doubler sous ses yeux. L'odieux prйjugй n'a point d'accиs dans cette heureuse contrйe; l'habitant paisible y conserve encore les moeurs simples des premiers temps, et l'on y trouve une image du Valais dйcrit avec des traits si touchants par la plume de votre ami! Cette terre est а vous, Julie, si vous daignez l'habiter avec lui; et c'est lа que vous pourrez accomplir ensemble tous les tendres souhaits par oщ finit la lettre dont je parle.

Venez, modиle unique des vrais amants, venez, couple aimable et fidиle, prendre possession d'un lieu fait pour servir d'asile а l'amour et а l'innocence; venez y serrer, а la face du ciel et des hommes, le doux noeud qui vous unit; venez honorer de l'exemple de vos vertus un pays oщ elles seront adorйes, et des gens simples portйs а les imiter. Puissiez-vous en ce lieu tranquille goыter а jamais dans les sentiments qui vous unissent le bonheur des вmes pures! puisse le ciel y bйnir vos chastes feux d'une famille qui vous ressemble! puissiez-vous y prolonger vos jours dans une honorable vieillesse, et les terminer enfin paisiblement dans les bras de vos enfants! puissent nos neveux, en parcourant avec un charme secret ce monument de la fйlicitй conjugale, dire un jour dans l'attendrissement de leur coeur: "Ce fut ici l'asile de l'innocence, ce fut ici la demeure des deux amants!"

Votre sort est en vos mains, Julie; pesez attentivement la proposition que je vous fais, et n'en examinez que le fond; car d'ailleurs je me charge d'assurer d'avance et irrйvocablement votre ami de l'engagement que je prends; je me charge aussi de la sыretй de votre dйpart, et de veiller avec lui а celle de votre personne jusqu'а votre arrivйe: lа vous pourrez aussitфt vous marier publiquement sans obstacle; car parmi nous une fille nubile n'a nul besoin du consentement d'autrui pour disposer d'elle-mкme. Nos sages lois n'abrogent point celles de la nature; et s'il rйsulte de cet heureux accord quelques inconvйnients, ils sont beaucoup moindres que ceux qu'il prйvient. J'ai laissй а Vevai mon valet de chambre, homme de confiance, brave, prudent et d'une fidйlitй а toute йpreuve. Vous pourrez aisйment vous concerter avec lui de bouche ou par йcrit а l'aide de Regianino, sans que ce dernier sache de quoi il s'agit. Quand il sera temps, nous partirons pour vous aller joindre, et vous ne quitterez la maison paternelle que sous la conduite de votre йpoux.

Je vous laisse а vos rйflexions; mais, je le rйpиte, craignez l'erreur des prйjugйs et la sйduction des scrupules, qui mиnent souvent au vice par chemin de l'honneur. Je prйvois ce qui vous arrivera si vous rejetez mes offres. La tyrannie d'un pиre intraitable vous entraоnera dans l'abоme que vous ne connaоtrez qu'aprиs la chute. Votre extrкme douceur dйgйnиre quelquefois en timiditй: vous serez sacrifiйe а la chimиre des conditions. Il faudra contracter un engagement dйsavouй par le coeur. L'approbation publique sera dйmentie incessamment par le cri de la conscience; vous serez honorйe et mйprisable: il vaut mieux кtre oubliйe et vertueuse.

P.-S. - Dans le doute de votre rйsolution, je vous йcris а l'insu de notre ami, de peur qu'un refus de votre part ne vоnt dйtruire en un instant tout l'effet de mes soins.

 

Lettre IV de Julie а Claire

Oh! ma chиre, dans quel trouble tu m'as laissйe hier au soir! et quelle nuit j'ai passй en rкvant а cette fatale lettre! Non, jamais tentation plus dangereuse ne vint assaillir mon coeur; jamais je n'йprouvai de pareilles agitations; et jamais je n'aperзus moins le moyen de les apaiser. Autrefois, une certaine lumiиre de sagesse et de raison dirigeait ma volontй; dans toutes les occasions embarrassantes, je discernais d'abord le parti le plus honnкte, et le prenais а l'instant. Maintenant, avilie et toujours vaincue, je ne fais que flotter entre des passions contraires: mon faible coeur n'a plus que le choix de ses fautes; et tel est mon dйplorable aveuglement, que si je viens par hasard а prendre le meilleur parti, la vertu ne m'aura point guidйe, et je n'en aurai pas moins de remords. Tu sais quel йpoux mon pиre me destine; tu sais quels liens l'amour m'a donnйs. Veux-je кtre vertueuse, l'obйissance et la foi m'imposent des devoirs opposйs. Veux-je suivre le penchant de mon coeur, qui prйfйrer d'un amant ou d'un pиre? Hйlas! en йcoutant l'amour ou la nature, je ne puis йviter de mettre l'un ou l'autre au dйsespoir; en me sacrifiant au devoir, je ne puis йviter de commettre un crime; et, quelque parti que je prenne, il faut que je meure а la fois malheureuse et coupable.

Ah! chиre et tendre amie, toi qui fus toujours mon unique ressource, et qui m'as tant de fois sauvйe de la mort et du dйsespoir, considиre aujourd'hui l'horrible йtat de mon вme, et vois si jamais tes secourables soins me furent plus nйcessaires. Tu sais si tes avis sont йcoutйs; tu sais si tes conseils sont suivis; tu viens de voir, au prix du bonheur de ma vie, si je sais dйfйrer aux leзons de l'amitiй. Prends donc pitiй de l'accablement oщ tu m'as rйduite: achиve, puisque tu as commencй; supplйe а mon courage abattu; pense pour celle qui ne pense plus que par toi. Enfin, tu lis dans ce coeur qui t'aime: tu le connais mieux que moi. Apprends-moi donc ce que je veux, et choisis а ma place, quand je n'ai plus la force de vouloir ni la raison de choisir.

Relis la lettre de ce gйnйreux Anglais; relis-la mille fois, mon ange. Ah! laisse-toi toucher au tableau charmant du bonheur que l'amour, la paix, la vertu, peuvent, me promettre encore! Douce et ravissante union des вmes, dйlices inexprimables mкme au sein des remords, dieux! que seriez-vous pour mon coeur au sein de la foi conjugale? Quoi! le bonheur et l'innocence seraient encore en mon pouvoir? Quoi! je pourrais expirer d'amour et de joie entre un йpoux adorй et les chers gages de sa tendresse!... Et j'hйsite un seul moment! et je ne vole pas rйparer ma faute dans les bras de celui qui me la fit commettre! et je ne suis pas dйjа femme vertueuse et chaste mиre de famille!... Oh! que les auteurs de mes jours ne peuvent-ils me voir sortir de mon avilissement! Que ne peuvent-ils кtre tйmoins de la maniиre dont je saurai remplir а mon tour les devoirs sacrйs qu'ils ont remplis envers moi!... Et les tiens, fille ingrate et dйnaturйe, qui les remplira prиs d'eux, tandis que tu les oublies? Est-ce en plongeant le poignard dans le sein d'une mиre que tu te prйpares а le devenir? Celle qui dйshonore sa famille apprendra-t-elle а ses enfants а l'honorer? Digne objet de l'aveugle tendresse d'un pиre et d'une mиre idolвtres, abandonne-les au regret de t'avoir fait naоtre; couvre leurs vieux jours de douleur et d'opprobre... et jouis, si tu peux, d'un bonheur acquis а ce prix!

Mon Dieu, que d'horreurs m'environnent! quitter furtivement son pays; dйshonorer sa famille; abandonner а la fois pиre, mиre, amis, parents et toi-mкme! et toi, ma douce amie! et toi, la bien-aimйe de mon coeur! toi, dont а peine, dиs mon enfance, je puis rester йloignйe un seul jour; te fuir, te quitter, te perdre, ne te plus voir!... Ah! non: que jamais... Que de tourments dйchirent ta malheureuse amie! elle sent а la fois tous les maux dont elle a le choix, sans qu'aucun des biens qui lui resteront la console. Hйlas! je m'йgare. Tant de combats passent ma force et troublent ma raison; je perds а la fois le courage et le sens. Je n'ai plus d'espoir qu'en toi seule. Ou choisis, ou laisse-moi mourir.

 

Lettre V. Rйponse

Tes perplexitйs ne sont que trop bien fondйes, ma chиre Julie; je les ai prйvues et n'ai pu les prйvenir; je les sens et ne les puis apaiser; et ce que je vois de pire dans ton йtat, c'est que personne ne t'en peut tirer que toi-mкme. Quand il s'agit de prudence, l'amitiй vient au secours d'une вme agitйe; s'il faut choisir le bien ou le mal, la passion qui les mйconnaоt peut se taire devant un conseil dйsintйressй. Mais ici, quelque parti que tu prennes, la nature l'autorise et le condamne, la raison le blвme et l'approuve, le devoir, se tait ou s'oppose а lui-mкme; les suites sont йgalement а craindre de part et d'autre; tu ne peux ni rester indйcise ni bien choisir; tu n'as que des peines а comparer, et ton coeur seul en est le juge. Pour moi, l'importance de la dйlibйration m'йpouvante, et son effet m'attriste. Quelque sort que tu prйfиres, il sera toujours peu digne de toi; et ne pouvant ni te montrer un parti qui te convienne, ni te conduire au vrai bonheur, je n'ai pas le courage de dйcider de ta destinйe. Voici le premier refus que tu reзus jamais de ton amie; et je sens bien, par ce qu'il me coыte, que ce sera le dernier: mais je te trahirais en voulant te gouverner dans un cas oщ la raison mкme s'impose silence, et oщ la seule rиgle а suivre est d'йcouter ton propre penchant.

Ne sois pas injuste envers moi, ma douce amie, et ne me juge point avant le temps. Je sais qu'il est des amitiйs circonspectes qui, craignant de se compromettre, refusent des conseils dans les occasions difficiles, et dont la rйserve augmente avec le pйril des amis. Ah! tu vas connaоtre si ce coeur qui t'aime connaоt ces timides prйcautions! Souffre qu'au lieu de te parler de tes affaires, je te parle un instant des miennes.

N'as-tu jamais remarquй, mon ange, а quel point tout ce qui t'approche s'attache а moi? Qu'un pиre et une mиre chйrissent une fille unique, il n'y a pas, je le sais, de quoi s'en fort йtonner; qu'un jeune homme ardent s'enflamme, pour un objet aimable, cela n'est pas plus extraordinaire. Mais qu'а l'вge mыr, un homme aussi froid que M. de Wolmar s'attendrisse, en te voyant, pour la premiиre fois de sa vie; que toute une famille t'idolвtre unanimement; que tu sois chиre а mon pиre, cet homme si peu sensible, autant et plus peut-кtre que ses propres enfants; que les amis, les connaissances, les domestiques, les voisins, et toute une ville entiиre, t'adorent de concert et prennent а toi le plus tendre intйrкt: voilа ma chиre, un concours moins vraisemblable, et qui n'aurait point lieu s'il n'avait en ta personne quelque cause particuliиre. Sais-tu bien quelle est cette cause? Ce n'est ni ta beautй, ni ton esprit, ni ta grвce, ni rien de tout ce qu'on entend par le don de plaire: mais c'est cette вme tendre et cette douceur d'attachement qui n'a point d'йgale; c'est le don d'aimer, mon enfant, qui te fait aimer. On peut rйsister а tout, hors а la bienveillance; et il n'y a point de moyen plus sыr d'acquйrir l'affection des autres, que de leur donner la sienne. Mille femmes sont plus belles que toi; plusieurs ont autant de grвce; toi seule as, avec les grвces, je ne sais quoi de plus sйduisant qui ne plaоt pas seulement mais qui touche et qui fait voler tous les coeurs au-devant du tien. On sent que ce tendre coeur ne demande qu'а se donner, et le doux sentiment qu'il cherche le va chercher а son tour.

Tu vois par exemple avec surprise l'incroyable affection de milord Edouard pour ton ami; tu vois son zиle pour ton bonheur; tu reзois avec admiration ses offres gйnйreuses; tu les attribues а la seule vertu: et ma Julie de s'attendrir! Erreur, abus, charmante cousine! A Dieu ne plaise que j'attйnue les bienfaits de milord Edouard, et que je dйprise sa grande вme! Mais, crois-moi, ce zиle, tout pur qu'il est, serait moins ardent, si, dans la mкme circonstance, il s'adressait а d'autres personnes. C'est ton ascendant invincible et celui de ton ami qui, sans mкme qu'il s'en aperзoive, le dйterminent avec tant de force, et lui font faire par attachement ce qu'il croit ne faire que par honnкtetй.

Voilа ce qui doit arriver а toutes les вmes d'une certaine trempe; elles transforment, pour ainsi dire, les autres en elles-mкmes; elles ont une sphиre d'activitй dans laquelle rien ne leur rйsiste: on ne peut les connaоtre sans les vouloir imiter, et de leur sublime йlйvation elles attirent а elles tout ce qui les environne. C'est pour cela, ma chиre, que ni toi ni ton ami ne connaоtrez peut-кtre jamais les hommes; car vous les verrez bien plus comme vous les ferez, que comme ils seront d'eux-mкmes. Vous donnerez le ton а tous ceux qui vivront avec vous; ils vous fuiront ou vous deviendront semblables, et tout ce que vous aurez vu n'aura peut-кtre rien de pareil dans le reste du monde.

Venons maintenant а moi, cousine, а moi qu'un mкme sang, un mкme вge, et surtout une parfaite conformitй de goыts et d'humeurs, avec des tempйraments contraires, unit а toi dиs l'enfance:

Congiunti eran gl' albergbi,

Ma piщ congiunti i cori;

Conforme era l'etate,

Ma 'l pensier piщ cnnforme,

Que penses-tu qu'ait produit sur celle qui a passй sa vie avec toi cette charmante influence qui se fait sentir а tout ce qui t'approche? Crois-tu qu'il puisse ne rйgner entre nous qu'une union commune? Mes yeux ne te rendent-ils pas la douce joie que je prends chaque jour dans les tiens en nous abordant? Ne lis-tu pas dans mon coeur attendri le plaisir de partager tes peines et de pleurer avec toi? Puis-je oublier que, dans les premiers transports d'un amour naissant, l'amitiй ne te fut point importune, et que les murmures de ton amant ne purent t'engager а m'йloigner de toi, et а me dйrober le spectacle de ta faiblesse? Ce moment fut critique, ma Julie; je sais ce que vaut dans ton coeur modeste le sacrifice d'une honte qui n'est pas rйciproque. Jamais je n'eusse йtй ta confidente si j'eusse йtй ton amie а demi, et nos вmes se sont trop bien senties en s'unissant pour que rien les puisse dйsormais sйparer.

Qu'est-ce qui rend les amitiйs si tiиdes et si peu durables entre les femmes, je dis entre celles qui sauraient aimer? Ce sont les intйrкts de l'amour, c'est l'empire de la beautй; c'est la jalousie des conquкtes: or, si rien de tout cela nous eыt pu diviser, cette division serait dйjа faite. Mais quand mon coeur serait moins inepte а l'amour, quand j'ignorerais que vos feux sont de nature а ne s'йteindre qu'avec la vie, ton amant est mon ami, c'est-а-dire mon frиre: et qui vit jamais finir par l'amour une vйritable amitiй? Pour M. d'Orbe, assurйment il aura longtemps а se louer de tes sentiments, avant que je songe а m'en plaindre, et je ne suis pas plus tentйe de le retenir par force, que toi de me l'arracher. Eh! mon enfant, plыt au ciel qu'au prix de son attachement, je te pusse guйrir du tien! Je le garde avec plaisir, je le cйderais avec joie.

A l'йgard des prйtentions sur la figure, j'en puis avoir tant qu'il me plaira; tu n'es pas fille а me les disputer, et je suis bien sыre qu'il ne t'entra de tes jours dans l'esprit de savoir qui de nous deux est la plus jolie. Je n'ai pas йtй tout а fait si indiffйrente; je sais lа-dessus а quoi m'en tenir, sans en avoir le moindre chagrin. Il me semble mкme que j'en suis plus fiиre que jalouse; car enfin les charmes de ton visage, n'йtant pas ceux qu'il faudrait au mien, ne m'фtent rien de ce que j'ai, et je me trouve encore belle de ta beautй, aimable de tes grвces, ornйe de tes talents: je me pare de toutes tes perfections, et c'est en toi que je place mon amour-propre le mieux entendu. Je n'aimerais pourtant guиre а faire peur pour mon compte, mais je suis assez jolie pour le besoin que j'ai de l'кtre. Tout le reste m'est inutile, et je n'ai pas besoin d'кtre humble pour te cйder.

Tu t'impatientes de savoir а quoi j'en veux venir. Le voici. Je ne puis te donner le conseil que tu me demandes, je t'en ai dit la raison: mais le parti que tu prendras pour toi, tu le prendras en mкme temps pour ton amie; et quel que soit ton destin, je suis dйterminйe а le partager. Si tu pars, je te suis; si tu restes, je reste: j'en ai formй l'inйbranlable rйsolution; je le dois, rien ne m'en peut dйtourner. Ma fatale indulgence a causй ta perte; ton sort doit кtre le mien; et puisque nous fыmes insйparables dиs l'enfance, ma Julie, il faut l'кtre jusqu'au tombeau.

Tu trouveras, je le prйvois, beaucoup d'йtourderie dans ce projet: mais, au fond, il est plus sensй qu'il ne semble; et je n'ai pas les mкmes motifs d'irrйsolution que toi. Premiиrement, quant а ma famille, si je quitte un pиre facile, je quitte un pиre assez indiffйrent, qui laisse faire а ses enfants tout ce qui leur plaоt, plus par nйgligence que par tendresse: car tu sais que les affaires de l'Europe l'occupent beaucoup plus que les siennes, et que sa fille lui est moins chиre que la Pragmatique. D'ailleurs, je ne suis pas comme toi fille unique; et avec les enfants qui lui resteront, а peine saura-t-il s'il lui en manque un.

J'abandonne un mariage prкt а conclure? Manco male, ma chиre; c'est а M. d'Orbe, s'il m'aime, а s'en consoler. Pour moi, quoique j'estime son caractиre, que je ne sois pas sans attachement pour sa personne, et que je regrette en lui un fort honnкte homme, il ne m'est rien auprиs de ma Julie. Dis-moi, mon enfant, l'вme a-t-elle un sexe? En vйritй, je ne le sens guиre а la mienne. Je puis avoir des fantaisies, mais fort peu d'amour. Un mari peut m'кtre utile, mais il ne sera jamais pour moi qu'un mari; et de ceux-lа, libre encore et passable comme je suis, j'en puis trouver un par tout le monde.

Prends bien garde, cousine, que, quoique je n'hйsite point, ce n'est pas а dire que tu ne doives point hйsiter, et que je veuille t'insinuer а prendre le parti que je prendrai si tu pars. La diffйrence est grande entre nous, et tes devoirs sont beaucoup plus rigoureux que les miens. Tu sais encore qu'une affection presque unique remplit mon coeur, et absorbe si bien tous les autres sentiments, qu'ils y sont comme anйantis. Une invincible et douce habitude m'attache а toi dиs mon enfance; je n'aime parfaitement que toi seule, et si j'ai quelque lien а rompre en te suivant, je m'encouragerai par ton exemple. Je me dirai, j'imite Julie, et me croirai justifiйe.

Billet de Julie а claire

Je t'entends, amie incomparable, et je te remercie. Au moins une fois j'aurai fait mon devoir, et ne serai pas en tout indigne de toi.

 

Lettre VI de Julie а milord Edouard

Votre lettre, milord, me pйnиtre d'attendrissement et d'admiration. L'ami que vous daignez protйger n'y sera pas moins sensible, quand il saura tout ce que vous avez voulu faire pour nous. Hйlas! il n'y a que les infortunйs qui sentent le prix des вmes bienfaisantes. Nous ne savons dйjа qu'а trop de titres tout ce que vaut la vфtre, et vos vertus hйroпques nous toucheront toujours, mais elles ne nous surprendront plus.

Qu'il me serait doux d'кtre heureuse sous les auspices d'un ami si gйnйreux, et de tenir de ses bienfaits le bonheur que la fortune m'a refusй! Mais, milord, je le vois avec dйsespoir, elle trompe vos bons desseins; mon sort cruel l'emporte sur votre zиle, et la douce image des biens que vous m'offrez ne sert qu'а m'en rendre la privation plus sensible. Vous donnez une retraite agrйable et sыre а deux amants persйcutйs; vous y rendez leurs feux lйgitimes, leur union solennelle; et je sais que sous votre garde j'йchapperais aisйment aux poursuites d'une famille irritйe. C'est beaucoup pour l'amour; est-ce assez pour la fйlicitй? Non: si vous voulez que je sois paisible et contente, donnez-moi quelque asile plus sыr encore; oщ l'on puisse йchapper а la honte et au repentir. Vous allez au-devant de nos besoins, et, par une gйnйrositй sans exemple, vous vous privez pour notre entretien d'une partie des biens destinйs au vфtre. Plus riche, plus honorйe de vos bienfaits que de mon patrimoine, je puis tout recouvrer prиs de vous, et vous daignerez me tenir lieu de pиre. Ah! milord, serai-je digne d'en trouver un, aprиs avoir abandonnй celui que m'a donnй la nature?

Voilа la source des reproches d'une conscience йpouvantйe, et des murmures secrets qui dйchirent mon coeur. Il ne s'agit pas de savoir si j'ai droit de disposer de moi contre le grй des auteurs de mes jours, mais si j'en puis disposer sans les affliger mortellement, si je puis les fuir sans les mettre au dйsespoir. Hйlas! il vaudrait autant consulter si j'ai droit de leur фter la vie. Depuis quand la vertu pиse-t-elle ainsi les droits du sang et de la nature? Depuis quand un coeur sensible marque-t-il avec tant de soin les bornes de la reconnaissance? N'est-ce pas кtre dйjа coupable, que de vouloir aller jusqu'au point oщ l'on commence а le devenir? Et cherche-t-on si scrupuleusement le terme de ses devoirs, quand on n'est point tentй de le passer? Qui? moi? J'abandonnerais impitoyablement ceux par qui je respire, ceux qui me conservent la vie qu'ils m'ont donnйe, et me la rendent chиre; ceux qui n'ont d'autre espoir, d'autre plaisir qu'en moi seule; un pиre presque sexagйnaire, une mиre toujours languissante! Moi, leur unique enfant, je les laisserais sans assistance dans la solitude et les ennuis de la vieillesse, quand il est temps de leur rendre les tendres soins qu'ils m'ont prodiguйs! Je livrerais leurs derniers jours а la honte, aux regrets, aux pleurs? La terreur, le cri de ma conscience agitйe, me peindraient sans cesse mon pиre et ma mиre expirant sans consolation, et maudissant la fille ingrate qui les dйlaisse et les dйshonore? Non! milord, la vertu que j'abandonnai m'abandonne а son tour, et ne dit plus rien а mon coeur: mais cette idйe horrible me parle а sa place; elle me suivrait pour mon tourment а chaque instant de mes jours, et me rendrait misйrable au sein du bonheur. Enfin, si tel est mon destin qu'il faille livrer le reste de ma vie aux remords, celui-lа seul est trop affreux pour le supporter; j'aime mieux braver tous les autres.

Je ne puis rйpondre а vos raisons, je l'avoue, je n'ai que trop de penchant а les trouver bonnes. Mais, milord, vous n'кtes pas mariй: ne sentez-vous point qu'il faut кtre pиre pour avoir droit de conseiller les enfants d'autrui? Quant а moi, mon parti est pris; mes parents me rendront malheureuse, je le sais bien; mais il me sera moins cruel de gйmir dans mon infortune, que d'avoir causй la leur, et je ne dйserterai jamais la maison paternelle. Va donc, douce chimиre d'une вme sensible, fйlicitй si charmante et si dйsirйe! va te perdre dans la nuit des songes; tu n'auras plus de rйalitй pour moi. Et vous, ami trop gйnйreux, oubliez vos aimables projets, et qu'il n'en reste de trace qu'au fond d'un coeur trop reconnaissant pour en perdre le souvenir. Si l'excиs de nos maux ne dйcourage point votre grande вme, si vos gйnйreuses bontйs ne sont point йpuisйes, il vous reste de quoi les exercer avec gloire; et celui que vous honorez du titre de votre ami peut, par vos soins, mйriter de le devenir. Ne jugez pas de lui par l'йtat oщ vous le voyez; son йgarement ne vient point de lвchetй, mais d'un gйnie ardent et fier qui se roidit contre la fortune. Il y a souvent plus de stupiditй que de courage dans une constance apparente; le vulgaire ne connaоt point de violentes douleurs, et les grandes passions ne germent guиre chez les hommes faibles. Hйlas! il a mis dans la sienne cette йnergie de sentiments qui caractйrise les вmes nobles, et c'est ce qui fait aujourd'hui ma honte et mon dйsespoir. Milord, daignez le croire, s'il n'йtait qu'un homme ordinaire, Julie n'eыt point pйri.

Non, non, cette affection secrиte qui prйvint en vous une estime йclairйe ne vous a point trompй. Il est digne de tout ce que vous avez fait pour lui sans le bien connaоtre; vous ferez plus encore, s'il est possible, aprиs l'avoir connu. Oui, soyez son consolateur, son protecteur, son ami, son pиre; c'est а la fois pour vous et pour lui que je vous en conjure; il justifiera votre confiance, il honorera vos bienfaits, il pratiquera vos leзons, il imitera vos vertus, il apprendra de vous la sagesse. Ah! milord, s'il devient entre vos mains tout ce qu'il peut кtre, que vous serez fier un jour de votre ouvrage!

 

Lettre VII de Julie

Et toi aussi, mon doux ami! et toi l'unique espoir de mon coeur, tu viens le percer encore quand il se meurt de tristesse! J'йtais prйparйe aux coups de la fortune, de longs pressentiments me les avaient annoncйs; je les aurais supportйs avec patience: mais toi pour qui je les souffre! ah! ceux qui me viennent de toi me sont seuls insupportables, et il m'est affreux de voir aggraver mes peines par celui qui devait me les rendre chиres. Que de douces consolations je m'йtais promises qui s'йvanouissent avec ton courage! Combien de fois je me flattai que ta force animerait ma langueur, que ton mйrite effacerait ma faute, que tes vertus relиveraient mon вme abattue! Combien de fois j'essuyai mes larmes amиres en me disant: "Je souffre pour lui, mais il en est digne: je suis coupable, mais il est vertueux; mille ennuis m'assiиgent, mais sa constance me soutient, et je trouve au fond de son coeur le dйdommagement de toutes mes pertes"! Vain espoir que la premiиre йpreuve a dйtruit! Oщ est maintenant cet amour sublime qui sait йlever tous les sentiments et faire йclater la vertu? Oщ sont ces fiиres maximes? Qu'est devenue cette imitation des grands hommes? Oщ est ce philosophe que le malheur ne peut йbranler, et qui succombe au premier accident qui le sйpare de sa maоtresse? Quel prйtexte excusera dйsormais ma honte а mes propres yeux, quand je ne vois plus dans celui qui m'a sйduite qu'un homme sans courage, amolli par les plaisirs, qu'un coeur lвche, abattu par les premiers revers, qu'un insensй qui renonce а la raison sitфt qu'il a besoin d'elle? O Dieu! dans ce comble d'humiliation devais-je me voir rйduite а rougir de mon choix autant que de ma faiblesse?

Regarde а quel point tu t'oublies: ton вme йgarйe et rampante s'abaisse jusqu'а la cruautй! tu m'oses faire des reproches! tu t'oses plaindre de moi!... de ta Julie!... Barbare!... Comment tes remords n'ont-ils pas retenu ta main? Comment les plus doux tйmoignages du plus tendre amour qui fut jamais t'ont-ils laissй le courage de m'outrager? Ah! si tu pouvais douter de mon coeur, que le tien serait mйprisable! Mais non, tu n'en doutes pas, tu n'en peux douter, j'en puis dйfier ta fureur; et dans cet instant mкme, oщ je hais ton injustice, tu vois trop bien la source du premier mouvement de colиre que j'йprouvai de ma vie.

Peux-tu t'en prendre а moi, si je me suis perdue par une aveugle confiance, et si mes dessins n'ont point rйussi? Que tu rougirais de tes duretйs si tu connaissais quel espoir m'avait sйduite, quels projets j'osai former pour ton bonheur et le mien, et comment ils se sont йvanouis avec toutes mes espйrances! Quelque jour, j'ose m'en flatter encore, tu pourras en savoir davantage, et tes regrets me vengeront de tes reproches. Tu sais la dйfense de mon pиre; tu n'ignores pas les discours publics; j'en prйvis les consйquences, je te les fis exposer, tu les sentis comme nous; et pour nous conserver l'un а l'autre, il fallut nous soumettre au sort qui nous sйparait.

Je t'ai donc chassй, comme tu l'oses dire! Mais pour qui l'ai-je fait, amant sans dйlicatesse? Ingrat! c'est pour un coeur bien plus honnкte qu'il ne croit l'кtre, et qui mourrait mille fois plutфt que de me voir avilie. Dis-moi, que deviendras-tu quand je serai livrйe а l'opprobre? Espиres-tu pouvoir supporter le spectacle de mon dйshonneur? Viens, cruel, si tu le crois, viens recevoir le sacrifice de ma rйputation avec autant de courage que je puis te l'offrir. Viens, ne crains pas d'кtre dйsavouй de celle а qui tu fus cher. Je suis prкte а dйclarer а la face du ciel et des hommes tout ce que nous avons senti l'un pour l'autre; je suis prкte а te nommer hautement mon amant, а mourir dans tes bras d'amour et de honte: j'aime mieux que le monde entier connaisse ma tendresse que de t'en voir douter un moment, et tes reproches me sont plus amers que l'ignominie.

Finissons pour jamais ces plaintes mutuelles, je t'en conjure; elles me sont insupportables. O Dieu! comment peut-on se quereller quand on s'aime, et perdre а se tourmenter l'un l'autre des moments oщ l'on a si grand besoin de consolation? Non, mon ami, que sert de feindre un mйcontentement qui n'est pas? Plaignons-nous du sort, et non de l'amour. Jamais il ne forma d'union si parfaite; jamais il n'en forma de plus durable. Nos вmes trop bien confondues ne sauraient plus se sйparer; et nous ne pouvons plus vivre йloignйs l'un de l'autre, que comme deux parties d'un mкme tout. Comment peux-tu donc ne sentir que tes peines? Comment ne sens-tu point celles de ton amie? Comment n'entends-tu point dans ton sein ses tendres gйmissements? Combien ils sont plus douloureux que tes cris emportйs! Combien, si tu partageais mes maux, ils te seraient plus cruels que les tiens mкmes!

Tu trouves ton sort dйplorable! Considиre celui de ta Julie, et ne pleure que sur elle. Considиre dans nos communes infortunes l'йtat de mon sexe et du tien, et juge qui de nous est le plus а plaindre. Dans la force des passions, affecter d'кtre insensible, en proie а mille peines, paraоtre joyeuse et contente; avoir l'air serein et l'вme agitйe; dire toujours autrement qu'on ne pense; dйguiser tout ce qu'on sent; кtre fausse par devoir, et mentir par modestie: voilа l'йtat habituel de toute fille de mon вge. On passe ainsi ses beaux jours sous la tyrannie des biensйances, qu'aggrave enfin celle des parents dans un lien mal assorti! Mais on gкne en vain nos inclinations; le coeur ne reзoit de lois que de lui-mкme; il йchappe а l'esclavage; il se donne а son grй. Sous un joug de fer que le ciel n'impose pas, on n'asservit qu'un corps sans вme: la personne et la foi restent sйparйment engagйes; et l'on force au crime une malheureuse victime en la forзant de manquer de part ou d'autre au devoir sacrй de la fidйlitй. Il en est de plus sages. Ah! je le sais. Elles n'ont point aimй: qu'elles sont heureuses! Elles rйsistent: j'ai voulu rйsister. Elles sont plus vertueuses: aiment-elles mieux la vertu? Sans toi, sans toi seul, je l'aurais toujours aimйe. Il est donc vrai que je ne l'aime plus?... Tu m'as perdue, et c'est moi qui te console!... Mais moi que vais-je devenir?... Que les consolations de l'amitiй sont faibles oщ manquent celles de l'amour! Qui me consolera donc dans mes peines? Quel sort affreux j'envisage, moi qui, pour avoir vйcu dans le crime, ne vois plus qu'un nouveau crime dans des noeuds abhorrйs et peut-кtre inйvitables! Oщ trouverai-je assez de larmes pour pleurer ma faute et mon amant, si je cиde? Oщ trouverai-je assez de force pour rйsister, dans l'abattement oщ je suis? Je crois dйjа voir les fureurs d'un pиre irritй. Je crois dйjа sentir le cri de la nature йmouvoir mes entrailles, ou l'amour gйmissant dйchirer mon coeur. Privйe de toi, je reste sans ressource, sans appui, sans espoir; le passй m'avilit, le prйsent m'afflige, l'avenir m'йpouvante. J'ai cru tout faire pour notre bonheur, je n'ai fait que nous rendre plus mйprisables en nous prйparant une sйparation plus cruelle. Les vains plaisirs ne sont plus, les remords demeurent; et la honte qui m'humilie est sans dйdommagement.

C'est а moi, c'est а moi d'кtre faible et malheureuse. Laisse-moi pleurer et souffrir; mes pleurs ne peuvent non plus tarir que mes fautes se rйparer; et le temps mкme qui guйrit tout ne m'offre que de nouveaux sujets de larmes. Mais toi qui n'as nulle violence а craindre, que la honte n'avilit point, que rien ne force а dйguiser bassement tes sentiments; toi qui ne sens que l'atteinte du malheur et jouis au moins de tes premiиres vertus, comment t'oses-tu dйgrader au point de soupirer et gйmir comme une femme, et de t'emporter comme un furieux? N'est-ce pas assez du mйpris que j'ai mйritй pour toi, sans l'augmenter en te rendant mйprisable toi-mкme, et sans m'accabler а la fois de mon opprobre et du tien? Rappelle donc ta fermetй, sache supporter l'infortune, et sois homme. Sois encore, si j'ose le dire, l'amant que Julie a choisi. Ah! si je ne suis plus digne d'animer ton courage, souviens-toi du moins de ce que je fus un jour; mйrite que pour toi j'aie cessй de l'кtre; ne me dйshonore pas deux fois.

Non, mon respectable ami, ce n'est point toi que je reconnais dans cette lettre effйminйe que je veux а jamais oublier, et que je tiens dйjа dйsavouйe par toi-mкme. J'espиre, tout avilie, toute confuse que je suis, j'ose espйrer que mon souvenir n'inspire point des sentiments si bas, que mon image rиgne encore avec plus de gloire dans un coeur que je pus enflammer, et que je n'aurai point а me reprocher, avec ma faiblesse, la lвchetй de celui qui l'a causйe.

Heureux dans ta disgrвce, tu trouves le plus prйcieux dйdommagement qui soit connu des вmes sensibles. Le ciel dans ton malheur te donne un ami et te laisse а douter si ce qu'il te rend ne vaut pas mieux que ce qu'il t'фte. Admire et chйris cet homme trop gйnйreux qui daigne aux dйpens de son repos prendre soin de tes jours et de ta raison. Que tu serais йmu si tu savais tout ce qu'il a voulu faire pour toi! Mais que sert d'animer ta reconnaissance en aigrissant tes douleurs? Tu n'as pas besoin de savoir а quel point il t'aime pour connaоtre tout ce qu'il vaut; et tu ne peux l'estimer comme il le mйrite, sans l'aimer comme tu le dois.

 

Lettre VIII de Claire

Vous avez plus d'amour que de dйlicatesse, et savez mieux faire des sacrifices que les faire valoir. Y pensez-vous d'йcrire а Julie sur un ton de reproches dans l'йtat oщ elle est, et parce que vous souffrez, faut-il vous en prendre а elle qui souffre encore plus? Je vous l'ai dit mille fois, je ne vis de ma vie un amant si grondeur que vous; toujours prкt а disputer sur tout, l'amour n'est pour vous qu'un йtat de guerre; ou, si quelquefois vous кtes docile, c'est pour vous plaindre ensuite de l'avoir йtй. Oh! que de pareils amants sont а craindre! et que je m'estime heureuse de 'en avoir jamais voulu que de ceux qu'on peut congйdier quand on veut, sans qu'il en coыte une larme а personne!

Croyez-moi, changez de langage avec Julie si vous voulez qu'elle vive; c'en est trop pour elle de supporter а la fois sa peine et vos mйcontentements. Apprenez une fois а mйnager ce coeur trop sensible; vous lui devez les plus tendres consolations: craignez d'augmenter vos maux а force de vous en plaindre, ou du moins ne vous en plaignez qu'а moi qui suis l'unique auteur de votre йloignement. Oui, mon ami, vous avez devinй juste; je lui ai suggйrй le parti qu'exigeait son honneur en pйril, ou plutфt je l'ai forcйe а le prendre en exagйrant le danger, je vous ai dйterminй vous-mкme, et chacun a rempli son devoir. J'ai plus fait encore; je l'ai dйtournйe d'accepter les offres de milord Edouard; je vous ai empкchй d'кtre heureux: mais le bonheur de Julie m'est plus cher que le vфtre; je savais qu'elle ne pouvait кtre heureuse aprиs avoir livrй ses parents а la honte et au dйsespoir; et j'ai peine а comprendre, par rapport а vous-mкme, quel bonheur vous pourriez goыter aux dйpens du sien.

Quoi qu'il en soit, voilа ma conduite et mes torts; et, puisque vous vous plaisez а quereller ceux qui vous aiment, voilа de quoi vous en prendre а moi seule; si ce n'est pas cesser d'кtre ingrat, c'est au moins cesser d'кtre injuste. Pour moi, de quelque maniиre que vous en usiez, je serai toujours la mкme envers vous; vous me serez cher tant que Julie vous aimera, et je dirais davantage s'il йtait possible. Je ne me repens d'avoir ni favorisй ni combattu votre amour. Le pur zиle de l'amitiй qui m'a toujours guidйe me justifie йgalement dans ce que j'ai fait pour et contre vous; et, si quelquefois je m'intйressais pour vos feux plus peut-кtre qu'il ne semblait me convenir, le tйmoignage de mon coeur suffit а mon repos; je ne rougirai jamais des services que j'ai pu rendre а mon amie, et ne me reproche que leur inutilitй.

Je n'ai pas oubliй ce que vous m'avez appris autrefois de la constance du sage dans les disgrвces, et je pourrais, ce me semble, vous en rappeler а propos quelques maximes; mais l'exemple de Julie m'apprend qu'une fille de mon вge est pour un philosophe du vфtre un aussi mauvais prйcepteur qu'un dangereux disciple; et il ne me conviendrait pas de donner des leзons а mon maоtre.

 

Lettre IX de milord Edouard а Julie

Nous l'emportons, charmante Julie; une erreur de notre ami l'a ramenй а la raison. La honte de s'кtre mis un moment dans son tort a dissipй toute sa fureur, et l'a rendu si docile que nous en ferons dйsormais tout ce qu'il nous plaira. Je vois avec plaisir que la faute qu'il se reproche lui laisse plus de regret que de dйpit; et je connais qu'il m'aime, en ce qu'il est humble et confus en ma prйsence, mais non pas embarrassй ni contraint. Il sent trop bien son injustice pour que je m'en souvienne, et des torts ainsi reconnus font plus d'honneur а celui qui les rйpare qu'а celui qui les pardonne.

J'ai profitй de cette rйvolution et de l'effet qu'elle a produit, pour prendre avec lui quelques arrangements nйcessaires avant de nous sйparer; car je ne puis diffйrer mon dйpart plus longtemps. Comme je compte revenir l'йtй prochain, nous sommes convenus qu'il irait m'attendre а Paris, et qu'ensuite nous irions ensemble en Angleterre. Londres est le seul thйвtre digne des grands talents, et oщ leur carriиre est le plus йtendue. Les siens sont supйrieurs а bien des йgards; et je ne dйsespиre pas de lui voir faire en peu de temps, а l'aide de quelques amis, un chemin digne de son mйrite. Je vous expliquerai mes vues plus en dйtail а mon passage auprиs de vous. En attendant, vous sentez qu'а force de succиs on peut lever bien des difficultйs, et qu'il y a des degrйs de considйration qui peuvent compenser la naissance, mкme dans l'esprit de votre pиre. C'est, ce me semble, le seul expйdient qui reste а tenter pour votre bonheur et le sien, puisque le sort et les prйjugйs vous ont фtй tous les autres.

J'ai йcrit а Regianino de venir me joindre en poste, pour profiter de lui pendant huit ou dix jours que je passe encore avec notre ami. Sa tristesse est trop profonde pour laisser place а beaucoup d'entretien. La musique remplira les vides du silence, le laissera rкver, et changera par degrйs sa douleur en mйlancolie. J'attends cet йtat pour le livrer а lui-mкme, je n'oserais m'y fier auparavant. Pour Regianino, je vous le rendrai en repassant, et ne le reprendrai qu'а mon retour d'Italie, temps oщ, sur les progrиs que vous avez dйjа faits toutes deux, je juge qu'il ne vous sera plus nйcessaire. Quant а prйsent, sыrement il vous est inutile, et je ne vous prive de rien en vous l'фtant quelques jours.

 

Lettre X а Claire

Pourquoi faut-il que j'ouvre enfin les yeux sur moi? Que ne les ai-je fermйs pour toujours, plutфt que de voir l'avilissement oщ je suis tombй, plutфt que de me trouver le dernier des hommes, aprиs en avoir йtй le plus fortunй! Aimable et gйnйreuse amie, qui fыtes si souvent mon refuge, j'ose encore verser ma honte et mes peines dans votre coeur compatissant; j'ose encore implorer vos consolations contre le sentiment de ma propre indignitй; j'ose recourir а vous quand je suis abandonnй de moi-mкme. Ciel! comment un homme aussi mйprisable a-t-il pu jamais кtre aimй d'elle, ou comment un feu si divin n'a-t-il point йpurй mon вme? Qu'elle doit maintenant rougir de son choix, celle que je ne suis plus digne de nommer! Qu'elle doit gйmir de voir profaner son image dans un coeur si rampant et bas! Qu'elle doit de dйdains et de haine а celui qui put l'aimer et n'кtre qu'un lвche! Connaissez toutes mes erreurs, charmante cousine; connaissez mon crime et mon repentir; soyez mon juge, et que je meure; ou soyez mon intercesseur, et que l'objet qui fait mon sort daigne encore en кtre l'arbitre.

Je ne vous parlerai point de l'effet que produisit sur moi cette sйparation imprйvue; je ne vous dirai rien de ma douleur stupide et de mon insensй dйsespoir; vous n'en jugerez que trop par l'йgarement inconcevable oщ l'un et l'autre m'ont entraоnй. Plus je sentais l'horreur de mon йtat, moins j'imaginais qu'il fыt possible de renoncer volontairement а Julie, et l'amertume de ce sentiment, jointe а l'йtonnante gйnйrositй de milord Edouard, me fit naоtre des soupзons que je ne me rappellerai jamais sans horreur, et que je ne puis oublier sans ingratitude envers l'ami qui me les pardonne.

En rapprochant dans mon dйlire toutes les circonstances de mon dйpart, j'y crus reconnaоtre un dessein prйmйditй, et j'osai l'attribuer au plus vertueux des hommes. A peine ce doute affreux me fыt-il entrй dans l'esprit que tout me sembla le confirmer. La conversation de milord avec le baron d'Etange, le ton peu insinuant que je l'accusais d'y avoir affectй, la querelle qui en dйriva, la dйfense de me voir, la rйsolution prise de me faire partir, la diligence et le secret des prйparatifs, l'entretien qu'il eut avec moi la veille, enfin la rapiditй avec laquelle je fus plutфt enlevй qu'emmenй: tout me semblait prouver, de la part de milord, un projet formй de m'йcarter de Julie, et le retour que je savais qu'il devait faire auprиs d'elle achevait, selon moi, de me dйceler le but de ses soins. Je rйsolus pourtant de m'йclaircir encore mieux avant d'йclater, et dans ce dessein je me bornai а examiner les choses avec plus d'attention. Mais tout redoublait mes ridicules soupзons, et le zиle de l'humanitй ne lui inspirait rien d'honnкte en ma faveur, dont mon aveugle jalousie ne tirвt quelque indice de trahison. A Besanзon je sus qu'il avait йcrit а Julie sans me communiquer sa lettre, sans m'en parler. Je me tins alors suffisamment convaincu, et je n'attendis que la rйponse, dont j'espйrais bien le trouver mйcontent, pour avoir avec lui l'йclaircissement que je mйditais.

Hier au soir nous rentrвmes assez tard, et je sus qu'il y avait un paquet de Suisse, dont il ne me parla point en nous sйparant. Je lui laissai le temps de l'ouvrir; je l'entendis de ma chambre murmurer, en lisant, quelques mots; je prкtai l'oreille attentivement. "Ah! Julie! disait-il en phrases interrompues, j'ai voulu vous rendre heureuse... je respecte votre vertu... mais je plains votre erreur." A ces mots et d'autres semblables que je distinguai parfaitement, je ne fus plus maоtre de moi; je pris mon йpйe sous mon bras; j'ouvris ou plutфt j'enfonзai la porte; j'entrai comme un furieux. Non, je ne souillerai point ce papier ni vos regards des injures que me dicta la rage pour le porter а se battre avec moi sur-le-champ.

O ma cousine! c'est lа surtout que je pus reconnaоtre l'empire de la vйritable sagesse, mкme sur les hommes les plus sensibles, quand ils veulent йcouter sa voix. D'abord il ne put rien comprendre а mes discours, et il les prit pour un vrai dйlire. Mais la trahison dont je l'accusais, les desseins secrets que je lui reprochais, cette lettre de Julie qu'il tenait encore, et dont je lui parlais sans cesse, lui firent connaоtre enfin le sujet de ma fureur. Il sourit, puis il me dit froidement: "Vous avez perdu la raison, et je ne me bats point contre un insensй. Ouvrez les yeux, aveugle que vous кtes, ajouta-t-il d'un ton plus doux est-ce bien moi que vous accusez de vous trahir?" Je sentis dans l'accent de ce discours je ne sais quoi qui n'йtait pas d'un perfide: le son de sa voix me remua le coeur; je n'eus pas jetй les yeux sur les siens que tous mes soupзons se dissipиrent, et je commenзai de voir avec effroi mon extravagance.

Il s'aperзut а l'instant de ce changement, il me tendit la main: "Venez, me dit-il; si votre retour n'eыt prйcйdй ma justification, je ne vous aurais vu de ma vie. A prйsent que vous кtes raisonnable, lisez cette lettre, et connaissez une fois vos amis." Je voulus refuser de la lire; mais l'ascendant que tant d'avantages lui donnaient sur moi le lui fit exiger d'un ton d'autoritй que, malgrй mes ombrages dissipйs, mon dйsir secret n'appuyait que trop.

Imaginez en quel йtat je me trouvai aprиs cette lecture, qui m'apprit les bienfaits inouпs de celui que j'osais calomnier avec tant d'indignitй. Je me prйcipitai а ses pieds: et, le coeur chargй d'admiration, de regrets et de honte, je serrais ses genoux de toute ma force sans pouvoir profйrer un seul mot. Il reзut mon repentir comme il avait reзu mes outrages, et n'exigea de moi, pour prix du pardon qu'il daigna m'accorder, que de ne m'opposer jamais au bien qu'il voudrait me faire. Ah! qu'il fasse dйsormais ce qu'il lui plaira: son вme sublime est au-dessus de celle des hommes, et il n'est pas plus permis de rйsister а ses bienfaits qu'а ceux de la Divinitй.

Ensuite il me remit les deux lettres qui s'adressaient а moi, lesquelles il n'avait pas voulu me donner avant d'avoir lu la sienne, et d'кtre instruit de la rйsolution de votre cousine. Je vis, en les lisant, quelle amante et quelle amie le ciel m'a donnйes; je vis combien il a rassemblй de sentiments et de vertus autour de moi pour rendre mes remords plus amers et ma bassesse plus mйprisable. Dites, quelle est donc cette mortelle unique dont le moindre empire est dans sa beautй, et qui, semblable aux puissances йternelles, se fait йgalement adorer et par les biens et par les maux qu'elle fait? Hйlas! elle m'a tout ravi, la cruelle et je l'en aime davantage. Plus elle me rend malheureux, plus je la trouve parfaite. Il semble que tous les tourments qu'elle me cause soient pour elle un nouveau mйrite auprиs de moi. Le sacrifice qu'elle vient de faire aux sentiments de la nature me dйsole et m'enchante; il augmente а mes yeux le prix de celui qu'elle a fait а l'amour. Non, son coeur ne sait rien refuser qui ne fasse valoir ce qu'il accorde.

Et vous, digne et charmante cousine, vous, unique et parfait modиle d'amitiй, qu'on citera seule entre toutes les femmes, et que les coeurs qui ne ressemblent pas au vфtre oseront traiter de chimиre; ah! ne me parlez plus de philosophie: je mйprise ce trompeur йtalage qui ne consiste qu'en vains discours; ce fantфme qui n'est qu'une ombre, qui nous excite а menacer de loin les passions, et nous laisse comme un faux brave а leur approche. Daignez ne pas m'abandonner а mes йgarements; daignez rendre vos anciennes bontйs а cet infortunй qui ne les mйrite plus, mais qui les dйsire plus ardemment et en a plus besoin que jamais; daignez me rappeler а moi-mкme, et que votre douce voix supplйe en ce coeur malade а celle de la raison.

Non, je l'ose espйrer, je ne suis point tombй dans un abaissement йternel. Je sens ranimer en moi ce feu pur et saint dont j'ai brыlй: l'exemple de tant de vertus ne sera point perdu pour celui qui en fut l'objet, qui les aime, les admire et veut les imiter sans cesse. O chиre amante dont je dois honorer le choix! ф mes amis dont je veux recouvrer l'estime! mon вme se rйveille et reprend dans les vфtres sa force et sa vie. Le chaste amour et l'amitiй sublime me rendront le courage qu'un lвche dйsespoir fut prкt а m'фter; les purs sentiments de mon coeur me tiendront lieu de sagesse: je serai par vous tout ce que je dois кtre, et je vous forcerai d'oublier ma chute, si je puis m'en relever un instant. Je ne sais ni ne veux savoir quel sort le ciel me rйserve; quel qu'il puisse кtre, je veux me rendre digne de celui dont j'ai joui. Cette immortelle image que je porte en moi me servira d'йgide, et rendra mon вme invulnйrable aux coups de la fortune. N'ai-je pas assez vйcu pour mon bonheur? C'est maintenant pour sa gloire que je dois vivre. Ah! que ne puis-je йtonner le monde de mes vertus, afin qu'on pыt dire un jour en les admirant: "Pouvait-il moins faire? Il fut aimй de Julie!"

P.-S. - Des noeuds abhorrйs et peut-кtre inйvitables! Que signifient ces mots? Ils sont dans sa lettre. Claire, je m'attends а tout; je suis rйsignй, prкt а supporter mon sort. Mais ces mots... jamais, quoi qu'il arrive, je ne partirai d'ici que je n'aie eu l'explication de ces mots-lа.

 

Lettre XI de Julie

Il est donc vrai que mon вme n'est pas fermйe au plaisir, et qu'un sentiment de joie y peut pйnйtrer encore! Hйlas! je croyais depuis ton dйpart n'кtre plus sensible qu'а la douleur; je croyais ne savoir que souffrir loin de toi, et je n'imaginais pas mкme des consolations а ton absence. Ta charmante lettre а ma cousine est venue me dйsabuser; je l'ai lue et baisйe avec des larmes d'attendrissement: elle a rйpandu la fraоcheur d'une douce rosйe sur mon coeur sйchй d'ennuis et flйtri de tristesse; et j'ai senti, par la sйrйnitй qui m'en est restйe, que tu n'as pas moins d'ascendant de loin que de prиs sur les affections de ta Julie.

Mon ami, quel charme pour moi de te voir reprendre cette vigueur de sentiments qui convient au courage d'un homme! Je t'en estimerai davantage, et m'en mйpriserai moins de n'avoir pas en tout avili la dignitй d'un amour honnкte, ni corrompu deux coeurs а la fois. Je te dirai plus, а prйsent que nous pouvons parler librement de nos affaires; ce qui aggravait mon dйsespoir йtait de voir que le tien nous фtait la seule ressource qui pouvait nous rester dans l'usage de tes talents. Tu connais maintenant le digne ami que le ciel t'a donnй: ce ne serait pas trop de ta vie entiиre pour mйriter ses bienfaits; ce ne sera jamais assez pour rйparer l'offense que tu viens de lui faire, et j'espиre que tu n'auras plus besoin d'autre leзon pour contenir ton imagination fougueuse. C'est sous les auspices de cet homme respectable que tu vas entrer dans le monde; c'est а l'appui de son crйdit, c'est guidй par son expйrience, que tu vas tenter de venger le mйrite oubliй des rigueurs de la fortune. Fais pour lui ce que tu ne ferais pas pour toi; tвche au moins d'honorer ses bontйs en ne les rendant pas inutiles. Vois quelle riante perspective s'offre encore а toi; vois quel succиs tu dois espйrer dans une carriиre oщ tout concourt а favoriser ton zиle. Le ciel t'a prodiguй ses dons; ton heureux naturel, cultivй par ton goыt, t'a douй de tous les talents; а moins de vingt-quatre ans, tu joins les grвces de ton вge а la maturitй qui dйdommage plus tard des progrиs des ans:

Frutto senile in su 'l giovenil fiore.

L'йtude n'a point йmoussй ta vivacitй ni appesanti ta personne; la fade galanterie n'a point rйtrйci ton esprit ni hйbйtй ta raison. L'ardent amour, en t'inspirant tous les sentiments sublimes dont il est le pиre, t'a donnй cette йlйvation d'idйes et cette justesse de sens qui en sont insйparables. A sa douce chaleur, j'ai vu ton вme dйployer ses brillantes facultйs, comme une fleur s'ouvre aux rayons du soleil: tu as а la fois tout ce qui mиne а la fortune et tout ce qui la fait mйpriser. Il ne te manquait, pour obtenir les honneurs du monde, que d'y daigner prйtendre, et j'espиre qu'un objet plus cher а ton coeur te donnera pour eux le zиle dont ils ne sont pas dignes.

O mon doux ami, tu vas t'йloigner de moi!... O mon bien-aimй, tu vas fuir ta Julie!... Il le faut; il faut nous sйparer si nous voulons nous revoir heureux un jour; et l'effet des soins que tu vas prendre est notre dernier espoir. Puisse une si chиre idйe t'animer, te consoler durant cette amиre et longue sйparation; puisse-t-elle te donner cette ardeur qui surmonte les obstacles et dompte la fortune! Hйlas! le monde et les affaires seront pour toi des distractions continuelles, et feront une utile diversion aux peines de l'absence. Mais je vais rester abandonnйe а moi seule ou livrйe aux persйcutions, et tout me forcera de te regretter sans cesse: heureuse au moins si de vaines alarmes n'aggravaient mes tourments rйels, et si, avec mes propres maux, je ne sentais encore en moi tous ceux auxquels tu vas t'exposer!

Je frйmis en songeant aux dangers de mille espиces que vont courir ta vie et tes moeurs. Je prends en toi toute la confiance qu'un homme peut inspirer; mais puisque le sort nous sйpare, ah! mon ami, pourquoi n'es-tu qu'un homme? Que de conseils te seraient nйcessaires dans ce monde inconnu oщ tu vas t'engager! Ce n'est pas а moi, jeune, sans expйrience, et qui ai moins d'йtude et de rйflexion que toi, qu'il appartient de te donner lа-dessus des avis; c'est un soin que je laisse а milord Edouard. Je me borne а te recommander deux choses, parce qu'elles tiennent plus au sentiment qu'а l'expйrience, et que, si je connais peu le monde, je crois bien connaоtre ton coeur: n'abandonne jamais la vertu, et n'oublie jamais ta Julie.

Je ne te rappellerai point tous ces arguments subtils que tu m'as toi-mкme appris а mйpriser, qui remplissent tant de livres, et n'ont jamais fait un honnкte homme. Ah! ces tristes raisonneurs! quels doux ravissements leurs coeurs n'ont jamais sentis ni donnйs! Laisse, mon ami, ces vains moralistes et rentre au fond de ton вme: c'est lа que tu retrouveras toujours la source de ce feu sacrй qui nous embrasa tant de fois de l'amour des sublimes vertus; c'est lа que tu verras ce simulacre йternel du vrai beau dont la contemplation nous anime d'un saint enthousiasme, et que nos passions souillent sans cesse sans pouvoir jamais l'effacer. Souviens-toi des larmes dйlicieuses qui coulaient de nos yeux, des palpitations qui suffoquaient nos coeurs agitйs, des transports qui nous йlevaient au-dessus de nous-mкmes, au rйcit de ces vies hйroпques qui rendent le vice inexcusable et font l'honneur de l'humanitй. Veux-tu savoir laquelle est vraiment dйsirable, de la fortune ou de la vertu? Songe а celle que le coeur prйfиre quand son choix est impartial; songe oщ l'intйrкt nous porte en lisant l'histoire. T'avisas-tu jamais de dйsirer les trйsors de Crйsus, ni la gloire de Cйsar, ni le pouvoir de Nйron, ni les plaisirs d'Hйliogabale? Pourquoi, s'ils йtaient heureux, tes dйsirs ne te mettaient-ils pas а leur place? C'est qu'ils ne l'йtaient point, et tu le sentais bien; c'est qu'ils йtaient vils et mйprisables, et qu'un mйchant heureux ne fait envie а personne. Quels hommes contemplais-tu donc avec le plus de plaisir? Desquels adorais-tu les exemples? Auxquels aurais-tu mieux aimй ressembler? Charme inconcevable de la beautй qui ne pйrit point! c'йtait l'Athйnien buvant la ciguл, c'йtait Brutus mourant pour son pays, c'йtait Rйgulus au milieu des tourments, c'йtait Caton dйchirant ses entrailles, c'йtaient tous ces vertueux infortunйs qui te faisaient envie, et tu sentais au fond de ton coeur la fйlicitй rйelle que couvraient leurs maux apparents. Ne crois pas que ce sentiment fыt particulier а toi seul, il est celui de tous les hommes, et souvent mкme en dйpit d'eux. Ce divin modиle que chacun de nous porte avec lui nous enchante malgrй que nous en ayons; sitфt que la passion nous permet de le voir, nous lui voulons ressembler; et si le plus mйchant des hommes pouvait кtre un autre que lui-mкme, il voudrait кtre un homme de bien.

Pardonne-moi ces transports, mon aimable ami; tu sais qu'ils me viennent de toi, et c'est а l'amour dont je les tiens а te les rendre. Je ne veux point t'enseigner ici tes propres maximes, mais t'en faire un moment l'application pour voir ce qu'elles ont а ton usage: car voici le temps de pratiquer tes propres leзons et de montrer comment on exйcute ce que tu sais dire. S'il n'est pas question d'кtre un Caton ou un Rйgulus, chacun pourtant doit aimer son pays, кtre intиgre et courageux, tenir sa foi, mкme aux dйpens de sa vie. Les vertus privйes sont souvent d'autant plus sublimes qu'elles n'aspirent point а l'approbation d'autrui, mais seulement au bon tйmoignage de soi-mкme; et la conscience du juste lui tient lieu des louanges de l'univers. Tu sentiras donc que la grandeur de l'homme appartient а tous les йtats, et que nul ne peut кtre heureux s'il ne jouit de sa propre estime; car si la vйritable jouissance de l'вme est dans la contemplation du beau, comment le mйchant peut-il l'aimer dans autrui sans кtre forcй de se haпr lui-mкme?

Je ne crains pas que les sens et les plaisirs grossiers te corrompent; ils sont des piиges peu dangereux pour un coeur sensible, et il lui en faut de plus dйlicats. Mais je crains les maximes et les leзons du monde; je crains cette force terrible que doit avoir l'exemple universel et continuel du vice; je crains les sophismes adroits dont il se colore; je crains enfin que ton coeur mкme ne t'en impose, et ne te rende moins difficile sur les moyens d'acquйrir une considйration, que tu saurais dйdaigner si notre union n'en pouvait кtre le fruit.

Je t'avertis, mon ami, de ces dangers; ta sagesse fera le reste: car c'est beaucoup pour s'en garantir que d'avoir su les prйvoir. Je n'ajouterai qu'une rйflexion, qui l'emporte, а mon avis, sur la fausse raison du vice, sur les fiиres erreurs des insensйs, et qui doit suffire pour diriger au bien la vie de l'homme sage; c'est que la source du bonheur n'est tout entiиre ni dans l'objet dйsirй ni dans le coeur qui le possиde, mais dans le rapport de l'un et de l'autre; et que, comme tous les objets de nos dйsirs ne sont pas propres а produire la fйlicitй, tous les йtats du coeur ne sont pas propres а la sentir. Si l'вme la plus pure ne suffit pas seule а son propre bonheur, il est plus sыr encore que toutes les dйlices de la terre ne sauraient faire celui d'un coeur dйpravй; car il y a des deux cфtйs une prйparation nйcessaire, un certain concours dont rйsulte ce prйcieux sentiment recherchй de tout кtre sensible et toujours ignorй du faux sage, qui s'arrкte au plaisir du moment faute de connaоtre un bonheur durable. Que servirait donc d'acquйrir un de ces avantages aux dйpens de l'autre, de gagner au dehors pour perdre encore plus au dedans, et de se procurer les moyens d'кtre heureux en perdant l'art de les employer? Ne vaut-il pas mieux encore, si l'on ne peut avoir qu'un des deux, sacrifier celui que le sort peut nous rendre а celui qu'on ne recouvre point quand on l'a perdu? Qui le doit mieux savoir que moi, qui n'ai fait qu'empoisonner les douceurs de ma vie en pensant y mettre le comble? Laisse donc dire les mйchants qui montrent leur fortune et cachent leur coeur; et sois sыr que s'il est un seul exemple du bonheur sur la terre, il se trouve dans un homme de bien. Tu reзus du ciel cet heureux penchant а tout ce qui est bon et honnкte: n'йcoute que tes propres dйsirs, ne suis que tes inclinations naturelles; songe surtout а nos premiиres amours: tant que ces moments purs et dйlicieux reviendront а ta mйmoire, il n'est pas possible que tu cesses d'aimer ce qui te les rendit si doux, que le charme du beau moral s'efface dans ton вme, ni que tu veuilles jamais obtenir ta Julie par des moyens indignes de toi. Comment jouir d'un bien dont on aurait perdu le goыt? Non, pour pouvoir possйder ce qu'on aime, il faut garder le mкme coeur qui l'a aimй.

Me voici а mon second point: car, comme tu vois, je n'ai pas oubliй mon mйtier. Mon ami, l'on peut sans amour avoir les sentiments sublimes d'une вme forte: mais un amour tel que le nфtre l'anime et la soutient tant qu'il brыle; sitфt qu'il s'йteint elle tombe en langueur, et un coeur usй n'est plus propre а rien. Dis-moi, que serions-nous si nous n'aimions plus? Eh! ne vaudrait-il pas mieux cesser d'кtre que d'exister sans rien sentir, et pourrais-tu te rйsoudre а traоner sur la terre l'insipide vie d'un homme ordinaire, aprиs avoir goыtй tous les transports qui peuvent ravir une вme humaine? Tu vas habiter de grandes villes, oщ ta figure et ton вge, encore plus que ton mйrite, tendront mille embыches а ta fidйlitй; l'insinuante coquetterie affectera le langage de la tendresse, et te plaira sans t'abuser; tu ne chercheras point l'amour, mais les plaisirs; tu les goыteras sйparйs de lui, et ne les pourras reconnaоtre. Je ne sais si tu retrouveras ailleurs le coeur de Julie; mais je te dйfie de jamais retrouver auprиs d'une autre ce que tu sentis auprиs d'elle. L'йpuisement de ton вme t'annoncera le sort que je t'ai prйdit; la tristesse et l'ennui t'accableront au sein des amusements frivoles; le souvenir de nos premiиres amours te poursuivra malgrй toi; mon image, cent fois plus belle que je ne fus jamais, viendra tout а coup te surprendre. A l'instant le voile du dйgoыt couvrira tous tes plaisirs, et mille regrets amers naоtront dans ton coeur. Mon bien-aimй, mon doux ami, ah! si jamais tu m'oublies... Hйlas! je ne ferai qu'en mourir; mais toi tu vivras vil et malheureux, et je mourrai trop vengйe.

Ne l'oublie donc jamais, cette Julie qui fut а toi, et dont le coeur ne sera point а d'autres. Je ne puis rien te dire de plus, dans la dйpendance oщ le ciel m'a placйe. Mais aprиs t'avoir recommandй la fidйlitй, il est juste de te laisser de la mienne le seul gage qui soit en mon pouvoir. J'ai consultй, non mes devoirs, mon esprit йgarй ne les connaоt plus, mais mon coeur, derniиre rиgle de qui n'en saurait plus suivre; et voici le rйsultat de ses inspirations. Je ne t'йpouserai jamais sans le consentement de mon pиre, mais je n'en йpouserai jamais un autre sans ton consentement: je t'en donne ma parole; elle me sera sacrйe, quoi qu'il arrive, et il n'y a point de force humaine qui puisse m'y faire manquer. Sois donc sans inquiйtude sur ce que je puis devenir en ton absence. Va, mon aimable ami, chercher sous les auspices du tendre amour un sort digne de le couronner. Ma destinйe est dans tes mains autant qu'il a dйpendu de moi de l'y mettre, et jamais elle ne changera que de ton aveu.

 

Lettre XII а Julie

O qual fiamma di gloria, d'onore,

Scorrer sento per tutte le vene,

Alma grande, parlando con te!

Julie, laisse-moi respirer; tu fais bouillonner mon sang, tu me fais tressaillir, tu me fais palpiter; ta lettre brыle comme ton coeur du saint amour de la vertu et tu portes au fond du mien son ardeur cйleste. Mais pourquoi tant d'exhortations oщ il ne fallait que des ordres? Crois que si je m'oublie au point d'avoir besoin de raisons pour bien faire, au moins ce n'est pas de ta part; ta seule volontй me suffit. Ignores-tu que je serai toujours ce qu'il te plaira, et que je ferais le mal mкme avant de pouvoir te dйsobйir? Oui, j'aurais brыlй le Capitole si tu me l'avais commandй, parce que je t'aime plus que toutes choses. Mais sais-tu bien pourquoi je t'aime ainsi? Ah! fille incomparable! c'est parce que tu ne peux rien vouloir que d'honnкte, et que l'amour de la vertu rend plus invincible celui que j'ai pour tes charmes.

Je pars, encouragй par l'engagement que tu viens de prendre, et dont tu pouvais t'йpargner le dйtour; car promettre de n'кtre а personne sans mon consentement, n'est-ce pas promettre de n'кtre qu'а moi? Pour moi, je le dis plus librement, et je t'en donne aujourd'hui ma foi d'homme de bien, qui ne sera point violйe: j'ignore dans la carriиre oщ je vais m'essayer pour te complaire, а quel sort la fortune m'appelle; mais jamais les noeuds de l'amour ni de l'hymen ne m'uniront а d'autres qu'а Julie d'Etange; je ne vis, je n'existe que pour elle, et mourrai libre ou son йpoux. Adieu; l'heure presse, et je pars а l'instant.

 

Lettre XIII а Julie

J'arrivai hier au soir а Paris, et celui qui ne pouvait vivre sйparй de toi par deux rues en est maintenant а plus de cent lieues. O Julie! plains-moi, plains ton malheureux ami. Quand mon sang en longs ruisseaux aurait tracй cette route immense, elle m'eыt paru moins longue, et je n'aurais pas senti dйfaillir mon вme avec plus de langueur. Ah! si du moins je connaissais le moment qui doit nous rejoindre ainsi que l'espace qui nous sйpare, je compenserais l'йloignement des lieux par le progrиs du temps, je compterais dans chaque jour фtй de ma vie les pas qui m'auraient rapprochй de toi. Mais cette carriиre de douleurs est couverte des tйnиbres de l'avenir; le terme qui doit la borner se dйrobe а mes faibles yeux. O doute! ф supplice! mon coeur inquiet te cherche et ne trouve rien. Le soleil se lиve, et ne me rend plus l'espoir de te voir; il se couche, et je ne t'ai point vue; mes jours, vides de plaisir et de joie, s'йcoulent dans une longue nuit. J'ai beau vouloir ranimer en moi l'espйrance йteinte, elle ne m'offre qu'une ressource incertaine et des consolations suspectes. Chиre et tendre amie de mon coeur, hйlas! а quels maux faut-il m'attendre, s'ils doivent йgaler mon bonheur passй!

Que cette tristesse ne t'alarme pas, je t'en conjure; elle est l'effet passager de la solitude et des rйflexions du voyage. Ne crains point le retour de mes premiиres faiblesses: mon coeur est dans ta main, ma Julie, et, puisque tu le soutiens, il ne se laissera plus abattre. Une des consolantes idйes qui sont le fruit de ta derniиre lettre est que je me trouve а prйsent portй par une double force, et, quand l'amour aurait anйanti la mienne, je ne laisserais pas d'y gagner encore; car le courage qui me vient de toi me soutient beaucoup mieux que je n'aurais pu me soutenir moi-mкme. Je suis convaincu qu'il n'est pas bon que l'homme soit seul. Les вmes humaines veulent кtre accouplйes pour valoir tout leur prix; et la force unie des amis, comme celle des lames d'un aimant artificiel, est incomparablement plus grande que la somme de leurs forces particuliиres. Divine amitiй! c'est lа ton triomphe. Mais qu'est-ce que la seule amitiй auprиs de cette union parfaite qui joint а toute l'йnergie de l'amitiй des liens cent fois plus sacrйs? Oщ sont-ils ces hommes grossiers qui ne prennent les transports de l'amour que pour une fiиvre des sens, pour un dйsir de la nature avilie? Qu'ils viennent, qu'ils observent, qu'ils sentent ce qui se passe au fond de mon coeur; qu'ils voient un amant malheureux йloignй de ce qu'il aime, incertain de le revoir jamais, sans espoir de recouvrer sa fйlicitй perdue, mais pourtant animй de ces feux immortels qu'il prit dans tes yeux et qu'ont nourris tes sentiments sublimes: prкt а braver la fortune, а souffrir ses revers, а se voir mкme privй de toi, et а faire des vertus que tu lui as inspirйes le digne ornement de cette empreinte adorable qui ne s'effacera jamais de son вme. Julie, eh! qu'aurais-je йtй sans toi? La froide raison m'eыt йclairй peut-кtre; tiиde admirateur du bien, je l'aurais du moins aimй dans autrui. Je ferai plus, je saurai le pratiquer avec zиle; et, pйnйtrй de tes sages leзons, je ferai dire un jour а ceux qui nous auront connus: "O quels hommes nous serions tous, si le monde йtait plein de Julies et de coeurs qui les sussent aimer!"

En mйditant en route sur ta derniиre lettre, j'ai rйsolu de rassembler en un recueil toutes celles que tu m'as йcrites, maintenant que je ne puis plus recevoir tes avis de bouche. Quoiqu'il n'y en ait pas une que je ne sache par coeur, et bien par coeur, tu peux m'en croire, j'aime pourtant а les relire sans cesse, ne fыt-ce que pour revoir les traits de cette main chйrie qui seule peut faire mon bonheur. Mais insensiblement le papier s'use, et, avant qu'elles soient dйchirйes, je veux les copier toutes dans un livre blanc que je viens de choisir exprиs pour cela. Il est assez gros; mais je songe а l'avenir, et j'espиre ne pas mourir assez jeune pour me borner а ce volume. Je destine les soirйes а cette occupation charmante, et j'avancerai lentement pour la prolonger. Ce prйcieux recueil ne me quittera de mes jours; il sera mon manuel dans le monde oщ je vais entrer: il sera pour moi le contre-poison des maximes qu'on y respire; il me consolera dans mes maux; il prйviendra ou corrigera mes fautes; il m'instruira durant ma jeunesse; il m'йdifiera dans tous les temps, et ce seront, а mon avis, les premiиres lettres d'amour dont on aura tirй cet usage.

Quant а la derniиre que j'ai prйsentement sous les yeux, toute belle qu'elle me paraоt, j'y trouve pourtant un article а retrancher. Jugement dйjа fort йtrange: mais ce qui doit l'кtre encore plus, c'est que cet article est prйcisйment celui qui te regarde, et je te reproche d'avoir mкme songй а l'йcrire. Que me parles-tu de fidйlitй, de constance? Autrefois tu connaissais mieux mon amour et ton pouvoir. Ah! Julie, inspires-tu des sentiments pйrissables, et quand je ne t'aurais rien promis, pourrais-je cesser jamais d'кtre а toi? Non, non, c'est du premier regard de tes yeux, du premier mot de ta bouche, du premier transport de mon coeur, que s'alluma dans lui cette flamme йternelle que rien ne peut plus йteindre. Ne t'eussй-je vue que ce premier instant, c'en йtait dйjа fait, il йtait trop tard pour pouvoir jamais t'oublier. Et je t'oublierais maintenant! maintenant qu'enivrй de mon bonheur passй son seul souvenir suffit pour me le rendre encore! maintenant qu'oppressй du poids de tes charmes je ne respire qu'en eux! maintenant que ma premiиre вme est disparue, et que je suis animй de celle que tu m'as donnйe! maintenant, ф Julie, que je me dйpite contre moi de t'exprimer si mal tout ce que je sens! Ah! que toutes les beautйs de l'univers tentent de me sйduire, en est-il d'autres que la tienne а mes yeux? Que tout conspire а l'arracher de mon coeur; qu'on le perce, qu'on le dйchire, qu'on brise ce fidиle miroir de Julie, sa pure image ne cessera de briller jusque dans le dernier fragment; rien n'est capable de l'y dйtruire. Non, la suprкme puissance elle-mкme ne saurait aller jusque-lа, elle peut anйantir mon вme, mais non pas faire qu'elle existe et cesse de t'adorer.

Milord Edouard s'est chargй de te rendre compte а son passage de ce qui me regarde et de ses projets en ma faveur: mais je crains qu'il ne s'acquitte mal de cette promesse par rapport а ses arrangements prйsents. Apprends qu'il ose abuser du droit que lui donnent sur moi ses bienfaits pour les йtendre au delа mкme de la biensйance. Je me vois, par une pension qu'il n'a pas tenu а lui de rendre irrйvocable, en йtat de faire une figure fort au-dessus de ma naissance; et c'est peut-кtre ce que je serai forcй de faire а Londres pour suivre ses vues. Pour ici, oщ nulle affaire ne m'attache, je continuerai de vivre а ma maniиre, et ne serai point tentй d'employer en vaines dйpenses l'excйdent de mon entretien. Tu me l'as appris, ma Julie, les premiers besoins, ou du moins les plus sensibles, sont ceux d'un coeur bienfaisant; et tant que quelqu'un manque du nйcessaire, quel honnкte homme a du superflu?

 

Lettre XIV а Julie

J'entre avec une secrиte horreur dans ce vaste dйsert du monde. Ce chaos ne m'offre qu'une solitude affreuse oщ rиgne un morne silence. Mon вme а la presse cherche а s'y rйpandre, et se trouve partout resserrйe. "Je ne suis jamais moins seul que quand je suis seul", disait un ancien: moi, je ne suis seul que dans la foule, oщ je ne puis кtre ni а toi ni aux autres. Mon coeur voudrait parler, il sent qu'il n'est point йcoutй; il voudrait rйpondre, on ne lui dit rien qui puisse aller jusqu'а lui. Je n'entends point la langue du pays, et personne ici n'entend la mienne.

Ce n'est pas qu'on ne me fasse beaucoup d'accueil, d'amitiйs, de prйvenances, et que mille soins officieux n'y semblent voler au-devant de moi, mais c'est prйcisйment de quoi je me plains. Le moyen d'кtre aussitфt l'ami de quelqu'un qu'on n'a jamais vu? L'honnкte intйrкt de l'humanitй, l'йpanchement simple et touchant d'une вme franche, ont un langage bien diffйrent des fausses dйmonstrations de la politesse et des dehors trompeurs que l'usage du monde exige. J'ai grand'peur que celui qui, dиs la premiиre vue, me traite comme un ami de vingt ans, ne me traitвt, au bout de vingt ans, comme un inconnu, si j'avais quelque important service а lui demander; et quand je vois des hommes si dissipйs prendre un intйrкt si tendre а tant de gens, je prйsumerais volontiers qu'ils n'en prennent а personne.

Il y a pourtant de la rйalitй а tout cela; car le Franзais est naturellement bon, ouvert, hospitalier, bienfaisant; mais il y a aussi mille maniиres de parler qu'il ne faut pas prendre а la lettre, mille offres apparentes qui ne sont faites que pour кtre refusйes, mille espиces de piиges que la politesse tend а la bonne foi rustique. Je n'entendis jamais tant dire: "Comptez sur moi dans l'occasion, disposez de mon crйdit, de ma bourse, de ma maison, de mon йquipage." Si tout cela йtait sincиre et pris au mot, il n'y aurait pas de peuple moins attachй а la propriйtй; la communautй des biens serait ici presque йtablie: le plus riche offrant sans cesse, et le plus pauvre acceptant toujours, tout se mettrait naturellement de niveau, et Sparte mкme eыt eu des partages moins йgaux qu'ils ne seraient а Paris. Au lieu de cela, c'est peut-кtre la ville du monde oщ les fortunes sont le plus inйgales, et oщ rиgnent а la fois la plus somptueuse opulence et la plus dйplorable misиre. Il n'en faut pas davantage pour comprendre ce que signifient cette apparente commisйration qui semble toujours aller au-devant des besoins d'autrui, et cette facile tendresse de coeur qui contracte en un moment des amitiйs йternelles.

Au lieu de tous ces sentiments suspects et de cette confiance trompeuse, veux-je chercher des lumiиres et de l'instruction? C'en est ici l'aimable source, et l'on est d'abord enchantй du savoir et de la raison qu'on trouve dans les entretiens, non seulement des savants et des gens de lettres, mais des hommes de tous les йtats, et mкme des femmes: le ton de la conversation y est coulant et naturel; il n'est ni pesant, ni frivole; il est savant sans pйdanterie, gai sans tumulte, poli sans affectation, galant sans fadeur, badin sans йquivoques. Ce ne sont ni des dissertations ni des йpigrammes: on y raisonne sans argumenter; on y plaisante sans jeux de mots; on y associe avec art l'esprit et la raison, les maximes et les saillies, la satire aiguл, l'adroite flatterie, et la morale austиre. On y parle de tout pour que chacun ait quelque chose а dire; on n'approfondit point les questions de peur d'ennuyer, on les propose comme en passant, on les traite avec rapiditй; la prйcision mиne а l'йlйgance: chacun dit son avis et l'appuie en peu de mots; nul n'attaque avec chaleur celui d'autrui, nul ne dйfend opiniвtrement le sien; on discute pour s'йclairer, on s'arrкte avant la dispute; chacun s'instruit, chacun s'amuse, tous s'en vont contents, et le sage mкme peut rapporter de ces entretiens des sujets dignes d'кtre mйditйs en silence.

Mais au fond, que penses-tu qu'on apprenne dans ces conversations si charmantes? A juger sainement des choses du monde? а bien user de la sociйtй? а connaоtre au moins les gens avec qui l'on vit? Rien de tout cela, ma Julie. On y apprend а plaider avec art la cause du mensonge, а йbranler а force de philosophie tous les principes de la vertu, а colorer de sophismes subtils ses passions et ses prйjugйs, et а donner а l'erreur un certain tour а la mode selon les maximes du jour. Il n'est point nйcessaire de connaоtre le caractиre des gens, mais seulement leurs intйrкts, pour deviner а peu prиs ce qu'ils diront de chaque chose. Quand un homme parle, c'est pour ainsi dire son habit et non pas lui qui a un sentiment; et il en changera sans faзon tout aussi souvent que d'йtat. Donnez-lui tour а tour une longue perruque, un habit d'ordonnance et une croix pectorale, vous l'entendrez successivement prкcher avec le mкme zиle les lois, le despotisme, et l'inquisition. Il y a une raison commune pour la robe, une autre pour la finance, une autre pour l'йpйe. Chacun prouve trиs bien que les deux autres sont mauvaises, consйquence facile а tirer pour les trois. Ainsi nul ne dit jamais ce qu'il pense, mais ce qu'il lui convient de faire penser а autrui; et le zиle apparent de la vйritй n'est jamais en eux que le masque de l'intйrкt.

Vous croiriez que le gens isolйs qui vivent dans l'indйpendance ont au moins un esprit а eux; point du tout; autres machines qui ne pensent point, et qu'on fait penser par ressorts. On n'a qu'а s'informer de leurs sociйtйs, de leurs coteries, de leurs amis, des femmes qu'ils voient, des auteurs qu'ils connaissent; lа-dessus on peut d'avance йtablir leur sentiment futur sur un livre prкt а paraоtre et qu'ils n'ont point lu; sur une piиce prкte а jouer et qu'ils n'ont point vue, sur tel ou tel auteur, qu'ils ne connaissent point, sur tel ou tel systиme dont ils n'ont aucune idйe; et comme la pendule ne se monte ordinairement que pour vingt-quatre heures, tous ces gens-lа s'en vont, chaque soir, apprendre dans leurs sociйtйs ce qu'ils penseront le lendemain.

Il y a ainsi un petit nombre d'hommes et de femmes qui pensent pour tous les autres, et pour lesquels tous les autres parlent et agissent; et comme chacun songe а son intйrкt, personne au bien commun, et que les intйrкts particuliers sont toujours opposйs entre eux, c'est un choc perpйtuel de brigues et de cabales, un flux et reflux de prйjugйs, d'opinions contraires, oщ les plus йchauffйs, animйs par les autres, ne savent presque jamais de quoi il est question. Chaque coterie a ses rиgles, ses jugements, ses principes, qui ne sont point admis ailleurs. L'honnкte homme d'une maison est un fripon dans la maison voisine: le bon, le mauvais, le beau, le laid, la vйritй, la vertu, n'ont qu'une existence locale et circonscrite. Quiconque aime а se rйpandre et frйquente plusieurs sociйtйs doit кtre plus flexible qu'Alcibiade, changer de principes comme d'assemblйes, modifier son esprit pour ainsi dire а chaque pas, et mesurer ses maximes а la toise: il faut qu'а chaque visite il quitte en entrant son вme, s'il en a une; qu'il en prenne une autre aux couleurs de la maison, comme un laquais prend un habit de livrйe; qu'il la pose de mкme en sortant et reprenne, s'il veut, la sienne jusqu'а nouvel йchange.

Il y a plus; c'est que chacun se met sans cesse en contradiction avec lui-mкme, sans qu'on s'avise de le trouver mauvais. On a des principes pour la conversation et d'autres pour la pratique; leur opposition ne scandalise personne, et l'on est convenu qu'ils ne se ressembleraient point entre eux; on n'exige pas mкme d'un auteur, surtout d'un moraliste, qu'il parle comme ses livres, ni qu'il agisse comme il parle; ses йcrits, ses discours, sa conduite, sont trois choses toutes diffйrentes, qu'il n'est point obligй de concilier. En un mot, tout est absurde, et rien ne choque, parce qu'on y est accoutumй; et il y a mкme а cette inconsйquence une sorte de bon air dont bien des gens se font honneur. En effet, quoique tous prкchent avec zиle les maximes de leur profession, tous se piquent d'avoir le ton d'une autre. Le robin prend l'air cavalier; le financier fait le seigneur; l'йvкque a le propos galant; l'homme de cour parle de philosophie; l'homme d'Etat de bel esprit: il n'y a pas jusqu'au simple artisan qui, ne pouvant prendre un autre ton que le sien, se met en noir les dimanches pour avoir l'air d'un homme de palais. Les militaires seuls; dйdaignant tous les autres йtats, gardent sans faзon le ton du leur, et sont insupportables de bonne foi. Ce n'est pas que M. de Muralt n'eыt raison quand il donnait la prйfйrence а leur sociйtй; mais ce qui йtait vrai de son temps ne l'est plus aujourd'hui. Le progrиs de la littйrature a changй en mieux le ton gйnйral; les militaires seuls n'en ont point voulu changer, et le leur, qui йtait le meilleur auparavant, est enfin devenu le pire.

Ainsi les hommes а qui l'on parle ne sont point ceux avec qui l'on converse; leurs sentiments ne partent point de leur coeur, leurs lumiиres ne sont point dans leur esprit, leurs discours ne reprйsentent point leurs pensйes; on n'aperзoit d'eux que leur figure, et l'on est dans une assemblйe а peu prиs comme devant un tableau mouvant oщ le spectateur paisible est le seul кtre mы par lui-mкme.

Telle est l'idйe que je me suis formйe de la grande sociйtй sur celle que j'ai vue а Paris; cette idйe est peut-кtre plus relative а ma situation particuliиre qu'au vйritable йtat des choses, et se rйformera sans doute sur de nouvelles lumiиres. D'ailleurs, je ne frйquente que les sociйtйs oщ les amis de milord Edouard m'ont introduit, et je suis convaincu qu'il faut descendre dans d'autres йtats pour connaоtre les vйritables moeurs d'un pays; car celles des riches sont presque partout les mкmes. Je tвcherai de m'йclaircir mieux dans la suite. En attendant, juge si j'ai raison d'appeler cette foule un dйsert, et de m'effrayer d'une solitude oщ je ne trouve qu'une vaine apparence de sentiments et de vйritй, qui change а chaque instant et se dйtruit elle-mкme, oщ je n'aperзois que larves et fantфmes qui frappent l'oeil un moment et disparaissent aussitфt qu'on les veut saisir. Jusques ici j'ai vu beaucoup de masques, quand verrai-je des visages d'hommes?

 

Lettre XV de Julie

Oui, mon ami, nous serons unis malgrй notre йloignement; nous serons heureux en dйpit du sort. C'est l'union des coeurs qui fait leur vйritable fйlicitй; leur attraction ne connaоt point la loi des distances, et les nфtres se toucheraient aux deux bouts du monde. Je trouve comme toi que les amants ont mille moyens d'adoucir le sentiment de l'absence et de se rapprocher en un moment: quelquefois mкme on se voit plus souvent encore que quand on se voyait tous les jours; car sitфt qu'un des deux est seul, а l'instant tous deux sont ensemble. Si tu goыtes ce plaisir tous les soirs, je le goыte cent fois le jour: je vis plus solitaire, je suis environnйe de tes vestiges, et je ne saurais fixer les yeux sur les objets qui m'entourent sans te voir tout autour de moi.

Qui cantф dolcemente, e qui s'assise;

Qui si rivolse, e qui ritenne il passo;

Qui co' begl: occhi mi trafise il core;

Qui disse una parola, et qui sorrise.

Mais toi, sais-tu t'arrкter а ces situations paisibles? Sais-tu goыter un amour tranquille et tendre qui parle au coeur sans йmouvoir les sens, et tes regrets sont-ils aujourd'hui plus sages que tes dйsirs ne l'йtaient autrefois? Le ton de ta premiиre lettre me fait trembler. Je redoute ces emportements trompeurs, d'autant plus dangereux que l'imagination qui les excite n'a point de bornes, et je crains que tu n'outrages ta Julie а force de l'aimer. Ah! tu ne sens pas, non, ton coeur peu dйlicat ne sent pas combien l'amour s'offense d'un vain hommage, tu ne songes ni que ta vie est а moi, ni qu'on court souvent а la mort en croyant servir la nature. Homme sensuel, ne sauras-tu jamais aimer? Rappelle-toi, rappelle-toi ce sentiment si calme et si doux que tu connus une fois et que tu dйcrivis d'un ton si touchant et si tendre. S'il est le plus dйlicieux qu'ait jamais savourй l'amour heureux, il est le seul permis aux amants sйparйs; et, quand on l'a pu goыter un moment, on n'en doit plus regretter d'autre. Je me souviens de rйflexions que nous faisions, en lisant ton Plutarque, sur un goыt dйpravй qui outrage la nature. Quand ses tristes plaisirs n'auraient que de n'кtre pas partagйs, c'en serait assez, disions-nous, pour les rendre insipides et mйprisables. Appliquons la mкme idйe aux erreurs d'une imagination trop active, elle ne leur conviendra pas moins. Malheureux! de quoi jouis-tu quand tu es seul а jouir? Ces voluptйs solitaires sont des voluptйs mortes. O amour! les tiennes sont vives; c'est l'union des вmes qui les anime, et le plaisir qu'on donne а ce qu'on aime fait valoir celui qu'il nous rend.

Dis-moi, je te prie, mon cher ami, en quelle langue ou plutфt en quel jargon est la relation de ta derniиre lettre? Ne serait-ce point lа par hasard du bel esprit? Si tu as dessein de t'en servir souvent avec moi, tu devrais bien m'en envoyer le dictionnaire. Qu'est-ce, je te prie, que le sentiment de l'habit d'un homme? qu'une вme qu'on prend comme un habit de livrйe? que des maximes qu'il faut mesurer а la toise? Que veux-tu qu'une pauvre Suissesse entende а ces sublimes figures? Au lieu de prendre comme les autres des вmes aux couleurs des maisons, ne voudrais-tu point dйjа donner а ton esprit la teinte de celui du pays? Prends garde, mon bon ami, j'ai peur qu'elle n'aille pas bien sur ce fond-lа. A ton avis, les traslati du cavalier Marin, dont tu t'es si souvent moquй, approchиrent-ils jamais de ces mйtaphores, et si l'on peut faire opiner l'habit d'un homme dans une lettre, pourquoi ne ferait-on pas suer le feu dans un sonnet?

Observer en trois semaines toutes les sociйtйs d'une grande ville, assigner le caractиre des propos qu'on y tient, y distinguer exactement le vrai du faux, le rйel de l'apparent, et ce qu'on y dit de ce qu'on y pense, voilа ce qu'on accuse les Franзais de faire quelquefois chez les autres peuples, mais ce qu'un йtranger ne doit point faire chez eux; car ils valent la peine d'кtre йtudiйs posйment. Je n'approuve pas non plus qu'on dise du mal du pays oщ l'on vit et oщ l'on est bien traitй; j'aimerais mieux qu'on se laissвt tromper par les apparences que de moraliser aux dйpens de ses hфtes. Enfin, je tiens pour suspect tout observateur qui se pique d'esprit: je crains toujours que, sans y songer, il ne sacrifie la vйritй des choses а l'йclat des pensйes, et ne fasse jouer sa phrase aux dйpens de la justice.

Tu ne l'ignores pas, mon ami, l'esprit, dit notre Muralt, est la manie des Franзais: je te trouve а toi-mкme du penchant а la mкme manie, avec cette diffйrence qu'elle a chez eux de la grвce, et que de tous les peuples du monde c'est а nous qu'elle sied le moins. Il y a de la recherche et du jeu dans plusieurs de tes lettres. Je ne parle point de ce tour vif et de ces expressions animйes qu'inspire la force du sentiment; je parle de cette gentillesse de style qui, n'йtant point naturelle, ne vient d'elle-mкme а personne, et marque la prйtention de celui qui s'en sert. Eh Dieu! des prйtentions avec ce qu'on aime! n'est-ce pas plutфt dans l'objet aimй qu'on les doit placer, et n'est-on pas glorieux soi-mкme de tout le mйrite qu'il a de plus que nous? Non, si l'on anime les conversations indiffйrentes de quelques saillies qui passent comme des traits, ce n'est point entre deux amants que ce langage est de saison; et le jargon fleuri de la galanterie est beaucoup plus йloignй du sentiment que le ton le plus simple qu'on puisse prendre. J'en appelle а toi-mкme. L'esprit eut-il jamais le temps de se montrer dans nos tкte-а-tкte, et si le charme d'un entretien passionnй l'йcarte et l'empкche de paraоtre, comment des lettres, que l'absence remplit toujours d'un peu d'amertume, et oщ le coeur parle avec plus d'attendrissement, le pourraient-elles supporter? Quoique toute grande passion soit sйrieuse, et que l'excessive joie elle-mкme arrache des pleurs plutфt que des ris, je ne veux pas pour cela que l'amour soit toujours triste; mais je veux que sa gaietй soit simple, sans ornement, sans art, nue comme lui; qu'elle brille de ses propres grвces, et non de la parure du bel esprit.

L'insйparable, dans la chambre de laquelle je t'йcris cette lettre, prйtends que j'йtais, en la commenзant, dans cet йtat d'enjouement que l'amour inspire ou tolиre; mais je ne sais ce qu'il est devenu. A mesure que j'avanзais, une certaine langueur s'emparait de mon вme, et me laissait а peine la force de t'йcrire les injures que la mauvaise a voulu t'adresser; car il est bon de t'avertir que la critique de ta critique est bien plus de sa faзon que de la mienne; elle m'en a dictй surtout le premier article en riant comme une folle, et sans me permettre d'y rien changer. Elle dit que c'est pour t'apprendre а manquer de respect au Marini, qu'elle protиge et que tu plaisantes.

Mais sais-tu bien ce qui nous met toutes deux de si bonne humeur? C'est son prochain mariage. Le contrat fut passй hier au soir, et le jour est pris de lundi en huit. Si jamais amour fut gai, c'est assurйment le sien; on ne vit de la vie une fille si bouffonnement amoureuse. Ce bon M. d'Orbe, а qui de son cфtй la tкte en tourne, est enchantй d'un accueil si folвtre. Moins difficile que tu n'йtais autrefois, il se prкte avec plaisir а la plaisanterie, et prend pour un chef-d'oeuvre de l'amour l'art d'йgayer sa maоtresse. Pour elle, on a beau la prкcher, lui reprйsenter la biensйance, lui dire que si prиs du terme elle doit prendre un maintien plus sйrieux, plus grave, et faire un peu mieux les honneurs de l'йtat qu'elle est prкte а quitter; elle traite tout cela de sottes simagrйes; elle soutient en face а M. d'Orbe que le jour de la cйrйmonie elle sera de la meilleure humeur du monde, et qu'on ne saurait aller trop gaiement а la noce. Mais la petite dissimulйe ne dit pas tout: je lui ai trouvй ce matin les yeux rouges, et je parie bien que les pleurs de la nuit payent les ris de la journйe. Elle va former de nouvelles chaоnes qui relвcheront les doux liens de l'amitiй; elle va commencer une maniиre de vivre diffйrente de celle qui lui fut chиre; elle йtait contente et tranquille, elle va courir les hasards auxquels le meilleur mariage expose; et, quoi qu'elle en dise, comme une eau pure et calme commence а se troubler aux approches de l'orage, son coeur timide et chaste ne voit point sans quelque alarme le prochain changement de son sort.

O mon ami, qu'ils sont heureux! ils s'aiment; ils vont s'йpouser; ils jouiront de leur amour sans obstacles, sans craintes, sans remords. Adieu, adieu; je n'en puis dire davantage.

P.- S. - Nous n'avons vu milord Edouard qu'un moment, tant il йtait pressй de continuer sa route. Le coeur plein de ce que nous lui devons, je voulais lui montrer mes sentiments et les tiens; mais j'en ai eu une espиce de honte. En vйritй, c'est faire injure а un homme comme lui de le remercier de rien.

 

Lettre XVI а Julie

Que les passions impйtueuses rendent les hommes enfants! Qu'un amour forcenй se nourrit aisйment de chimиres et qu'il est aisй de donner le change а des dйsirs extrкmes par les plus frivoles objets! J'ai reзu ta lettre avec les mкmes transports que m'aurait causйs ta prйsence; ; et, dans l'emportement de ma joie, un vain papier me tenait lieu de toi. Un des plus grands maux de l'absence, et le seul auquel la raison ne peut rien, c'est l'inquiйtude sur l'йtat actuel de ce qu'on aime. Sa santй, sa vie, son repos, son amour, tout йchappe а qui craint de tout perdre; on n'est pas plus sыr du prйsent que de l'avenir, et tous les accidents possibles se rйalisent sans cesse dans l'esprit d'un amant qui les redoute. Enfin je respire; je vis, tu te portes bien, tu m'aimes: ou plutфt il y a dix jours que tout cela йtait vrai; mais qui me rйpondra d'aujourd'hui? O absence! ф tourment! ф bizarre et funeste йtat oщ l'on ne peut jouir que du moment passй, et oщ le prйsent n'est point encore!

Quand tu ne m'aurais pas parlй de l'insйparable, j'aurais reconnu sa malice dans la critique de ma relation, et sa rancune dans l'apologie du Marini; mais, s'il m'йtait permis de faire la mienne, je ne resterais pas sans rйplique.

Premiиrement, ma cousine (car c'est а elle qu'il faut rйpondre), quant au style, j'ai pris celui de la chose; j'ai tвchй de vous donner а la fois l'idйe et l'exemple du ton des conversations а la mode; et, suivant un ancien prйcepte, je vous ai йcrit а peu prиs comme on parle en certaines sociйtйs. D'ailleurs ce n'est pas l'usage des figures, mais leur choix, que je blвme dans le cavalier Marin. Pour peu qu'on ait de chaleur dans l'esprit, on a besoin de mйtaphores et d'expressions figurйes pour se faire entendre. Vos lettres mкmes en sont pleines sans que vous y songiez, et je soutiens qu'il n'y a qu'un gйomиtre et un sot qui puissent parler sans figures. En effet, un mкme jugement n'est-il pas susceptible de cent degrй de force? Et comment dйterminer celui de ces degrй qu'il doit avoir, sinon par le tour qu'on lui donne? Mes propres phrases me font rire, je l'avoue, et je les trouve absurdes, grвce au soin que vous avez pris de les isoler; mais laissez-les oщ je les ai mises, vous les trouverez claires, et mкme йnergiques. Si ces yeux йveillйs que vous savez si bien faire parler йtaient sйparйs l'un de l'autre, et de votre visage, cousine, que pensez-vous qu'ils diraient avec tout leur feu? Ma foi, rien du tout, pas mкme а M. d'Orbe.

La premiиre chose qui se prйsente а observer dans un pays oщ l'on arrive, n'est-ce pas le ton gйnйral de la sociйtй? Eh bien! c'est aussi la premiиre observation que j'ai faite dans celui-ci, et je vous ai parlй de ce qu'on dit а Paris, et non pas de ce qu'on y fait. Si j'ai remarquй du contraste entre les discours, les sentiments et les actions des honnкtes gens, c'est que ce contraste saute aux yeux au premier instant. Quand je vois les mкmes hommes changer les maximes selon les coteries, molinistes dans l'une, jansйnistes dans l'autre, vils courtisans chez un ministre, frondeurs mutins chez un mйcontent; quand je vois un homme dorй dйcrier le luxe, un financier les impфts, un prйlat le dйrиglement, quand j'entends une femme de la cour parler de modestie, un grand seigneur de vertu, un auteur de simplicitй, un abbй de religion, et que ces absurditйs ne choquent personne, ne dois-je pas conclure а l'instant qu'on ne se soucie pas plus ici d'entendre la vйritй que de la dire, et que, loin de vouloir persuader les autres quand on leur parle, on ne cherche pas mкme а leur faire penser qu'on croit ce qu'on leur dit?

Mais c'est assez plaisanter avec la cousine. Je laisse un ton qui nous est йtrange а tous trois, et j'espиre que tu ne me verras pas plus prendre le goыt de la satire que celui du bel esprit. C'est а toi, Julie, qu'il faut а prйsent rйpondre; car je sais distinguer la critique badine des reproches sйrieux.

Je ne conзois pas comment vous avez pu prendre toutes deux le change sur mon objet. Ce ne sont point les Franзais que je me suis proposй d'observer: car si le caractиre des nations ne peut se dйterminer que par leurs diffйrences, comment moi qui n'en connais encore aucune autre, entreprendrais-je de peindre celle-ci? Je ne serais pas non plus si maladroit que de choisir la capitale pour le lieu de mes observations. Je n'ignore pas que les capitales diffиrent moins entre elles que les peuples, et que les caractиres nationaux s'y effacent et confondent en grande partie, tant а cause de l'influence commune des cours qui se ressemblent toutes, que par l'effet commun d'une sociйtй nombreuse et resserrйe, qui est le mкme а peu prиs sur tous les hommes et l'emporte а la fin sur le caractиre originel.

Si je voulais йtudier un peuple, c'est dans les provinces reculйes, oщ les habitants ont encore leurs inclinations naturelles, que j'irais les observer. Je parcourrais lentement et avec soin plusieurs de ces provinces, les plus йloignйes les unes des autres; toutes les diffйrences que j'observerais entre elles me donneraient le gйnie particulier de chacune; tout ce qu'elles auraient de commun et que n'auraient pas les autres peuples, formerait le gйnie national, et ce qui se trouverait partout appartiendrait en gйnйral а l'homme. Mais je n'ai ni ce vaste projet ni l'expйrience nйcessaire pour le suivre. Mon objet est de connaоtre l'homme, et ma mйthode de l'йtudier dans ses diverses relations. Je ne l'ai vu jusqu'ici qu'en petites sociйtйs, йpars et presque isolй sur la terre. Je vais maintenant le considйrer entassй par multitudes dans les mкmes lieux, et je commencerai а juger par lа des vrais effets de la sociйtй; car s'il est constant qu'elle rende les hommes meilleurs, plus elle est nombreuse et rapprochйe, mieux ils doivent valoir; et les moeurs, par exemple, seront beaucoup plus pures а Paris que dans le Valais; que si l'on trouvait le contraire, il faudrait tirer une consйquence opposйe.

Cette mйthode pourrait, j'en conviens, me mener encore а la connaissance des peuples, mais par une voie si longue et si dйtournйe, que je ne serais peut-кtre de ma vie en йtat de prononcer sur aucun d'eux. Il faut que je commence par tout observer dans le premier oщ je me trouve; que j'assigne ensuite les diffйrences, а mesure que je parcourrai les autres pays; que je compare la France а chacun d'eux, comme on dйcrit l'olivier sur un saule, ou le palmier sur un sapin, et que j'attende а juger du premier peuple observй que j'aie observй tous les autres.

Veuille donc, ma charmante prкcheuse, distinguer ici l'observation philosophique de la satire nationale. Ce ne sont point les Parisiens que j'йtudie, mais les habitants d'une grande ville; et je ne sais si ce que j'en vois ne convient pas а Rome et а Londres, tout aussi bien qu'а Paris. Les rиgles de la morale ne dйpendent point des usages des peuples; ainsi, malgrй les prйjugйs dominants, je sens fort bien ce qui est mal en soi; mais ce mal, j'ignore s'il faut l'attribuer au Franзais ou а l'homme, et s'il est l'ouvrage de la coutume ou de la nature. Le tableau du vice offense en tous lieux un oeil impartial, et l'on n'est pas plus blвmable de le reprendre dans un pays oщ il rиgne, quoiqu'on y soit, que de relever les dйfauts de l'humanitй quoiqu'on vive avec les hommes. Ne suis-je pas а prйsent moi-mкme un habitant de Paris? Peut-кtre, sans le savoir, ai-je dйjа contribuй pour ma part au dйsordre que j'y remarque; peut-кtre un trop long sйjour y corromprait-il ma volontй mкme; peut-кtre, au bout d'un an, ne serais-je plus qu'un bourgeois, si pour кtre digne de toi, je ne gardais l'вme d'un homme libre et les moeurs d'un citoyen. Laisse-moi donc te peindre sans contrainte les objets auxquels je rougisse de ressembler, et m'animer au pur zиle de la vйritй par le tableau de la flatterie et du mensonge.

Si j'йtais le maоtre de mes occupations et de mon sort je saurais, n'en doute pas, choisir d'autres sujets de lettres; et tu n'йtais pas mйcontente de celles que je t'йcrivais de Meillerie et du Valais: mais, chиre amie, pour avoir la force de supporter le fracas du monde oщ je suis contraint de vivre, il faut bien au moins que je me console а te le dйcrire, et que l'idйe de te prйparer des relations m'excite а en chercher les sujets. Autrement le dйcouragement va m'atteindre а chaque pas, et il faudra que j'abandonne tout si tu ne veux rien voir avec moi. Pense que, pour vivre d'une maniиre si peu conforme а mon goыt, je fais un effort qui n'est pas indigne de sa cause; et pour juger quels soins me peuvent mener а toi, souffre que je te parle quelquefois des maximes qu'il faut connaоtre, et des obstacles qu'il faut surmonter.

Malgrй ma lenteur, malgrй mes distractions inйvitables, mon recueil йtait fini quand ta lettre est arrivйe heureusement pour le prolonger; et j'admire, en le voyant si court, combien de choses ton coeur m'a su dire en si peu d'espace. Non, je soutiens qu'il n'y a point de lecture aussi dйlicieuse, mкme pour qui ne te connaоtrait pas, s'il avait une вme semblable aux nфtres. Mais comment ne te pas connaоtre en lisant tes lettres? Comment prкter un ton si touchant et des sentiments si tendres а une autre figure que la tienne? A chaque phrase ne voit-on pas le doux regard de tes yeux? A chaque mot n'entend-on pas ta voix charmante! Quelle autre que Julie a jamais aimй, pensй, parlй, agi, йcrit comme elle! Ne sois donc pas surprise si tes lettres, qui te peignent si bien, font quelquefois sur ton idolвtre amant le mкme effet que ta prйsence. En les relisant je perds la raison, ma tкte s'йgare dans un dйlire continuel, un feu dйvorant me consume, mon sang s'allume et pйtille, une fureur me fait tressaillir. Je crois te voir, te toucher, te presser contre mon sein... Objet adorй, fille enchanteresse, source de dйlices et de voluptй, comment, en te voyant, ne pas voir les houris faites pour les bienheureux?... Ah! viens... Je la sens... Elle m'йchappe, et je n'embrasse qu'une ombre... Il est vrai, chиre amie, tu es trop belle, et tu fus trop tendre pour mon faible coeur; il ne peut oublier ni ta beautй ni tes caresses; tes charmes triomphent de l'absence, ils me poursuivent partout, ils me font craindre la solitude; et c'est le comble de ma misиre de n'oser m'occuper toujours de toi.

Ils seront donc unis malgrй les obstacles, ou plutфt ils le sont au moment que j'йcris! Aimables et dignes йpoux! puisse le ciel les combler du bonheur que mйritent leur sage et paisible amour, l'innocence de leurs moeurs, l'honnкtetй de leurs вmes! Puisse-t-il leur donner ce bonheur prйcieux dont il est si avare envers les coeurs faits pour le goыter! Qu'ils seront heureux s'il leur accorde, hйlas! tout ce qu'il nous фte! Mais pourtant ne sens-tu pas quelque sorte de consolation dans nos maux? Ne sens-tu pas que l'excиs de notre misиre n'est point non plus sans dйdommagement, et que s'ils ont des plaisirs dont nous sommes privйs, nous en avons aussi qu'ils ne peuvent connaоtre? Oui, ma douce amie, malgrй l'absence, les privations, les alarmes, malgrй le dйsespoir mкme, les puissants йlancements de deux coeurs l'un vers l'autre ont toujours une voluptй secrиte ignorйe des вmes tranquilles. C'est un des miracles de l'amour de nous faire trouver du plaisir а souffrir; et nous regarderions comme le pire des malheurs un йtat d'indiffйrence et d'oubli qui nous фterait tout le sentiment de nos peines. Plaignons donc notre sort, ф Julie! mais n'envions celui de personne. Il n'y a point, peut-кtre, а tout prendre, d'existence prйfйrable а la nфtre; et comme la Divinitй tire tout son bonheur d'elle-mкme, les coeurs qu'йchauffe un feu cйleste trouvent dans leurs propres sentiments une sorte de jouissance pure et dйlicieuse, indйpendante de la fortune et du reste de l'univers.

 

Lettre XVII а Julie

Enfin me voilа tout а fait dans le torrent. Mon recueil fini, j'ai commencй de frйquenter les spectacles et de souper en ville. Je passe ma journйe entiиre dans le monde, je prкte mes oreilles et mes yeux а tout ce qui les frappe; et, n'apercevant rien qui te ressemble, je me recueille au milieu du bruit, et converse en secret avec toi. Ce n'est pas que cette vie bruyante et tumultueuse n'ait aussi quelque sorte d'attraits, et que la prodigieuse diversitй d'objets n'offre de certains agrйments а de nouveaux dйbarquйs; mais, pour les sentir, il faut avoir le coeur vide et l'esprit frivole; l'amour et la raison semblent s'unir pour m'en dйgoыter: comme tout n'est que vaine apparence, et que tout change а chaque instant, je n'ai le temps d'кtre йmu de rien, ni celui de rien examiner.

Ainsi je commence а voir les difficultйs de l'йtude du monde, et je ne sais pas mкme quelle place il faut occuper pour le bien connaоtre. Le philosophe en est trop loin, l'homme du monde en est trop prиs. L'un voit trop pour pouvoir rйflйchir, l'autre trop peu pour juger du tableau total. Chaque objet qui frappe le philosophe, il le considиre а part; et, n'en pouvant discerner ni les liaisons ni les rapports avec d'autres objets qui sont hors de sa portйe, il ne le voit jamais а sa place, et n'en sent ni la raison ni les vrais effets. L'homme du monde voit tout, et n'a le temps de penser а rien: la mobilitй des objets ne lui permet que de les apercevoir, et non de les observer; ils s'effacent mutuellement avec rapiditй, et il ne lui reste du tout que des impressions confuses qui ressemblent au chaos.

On ne peut pas non plus voir et mйditer alternativement, parce que le spectacle exige une continuitй d'attention qui interrompt la rйflexion. Un homme qui voudrait diviser son temps par intervalles entre le monde et la solitude, toujours agitй dans sa retraite et toujours йtranger dans le monde, ne serait bien nulle part. Il n'y aurait d'autre moyen que de partager sa vie entiиre en deux grands espaces: l'un pour voir, l'autre pour rйflйchir. Mais cela mкme est presque impossible, car la raison n'est pas un meuble qu'on pose et qu'on reprenne а son grй, et quiconque a pu vivre dix ans sans penser ne pensera de sa vie.

Je trouve aussi que c'est une folie de vouloir йtudier le monde en simple spectateur. Celui qui ne prйtend qu'observer n'observe rien, parce qu'йtant inutile dans les affaires, et importun dans les plaisirs, il n'est admis nulle part. On ne voit agir les autres qu'autant qu'on agit soi-mкme; dans l'йcole du monde comme dans celle de l'amour, il faut commencer par pratiquer ce qu'on veut apprendre.

Quel parti prendrai-je donc, moi йtranger, qui ne puis avoir aucune affaire en ce pays et que la diffйrence de religion empкcherait seule d'y pouvoir aspirer а rien? Je suis rйduit а m'abaisser pour m'instruire, et, ne pouvant jamais кtre un homme utile, а tвcher de me rendre un homme amusant. Je m'exerce, autant qu'il est possible, а devenir poli sans faussetй, complaisant sans bassesse, et а prendre si bien ce qu'il y a de bon dans la sociйtй, que j'y puisse кtre souffert sans en adopter les vices. Tout homme oisif qui eut voir le monde doit au moins en prendre les maniиres jusqu'а certain point; car de quel droit exigerait-on d'кtre admis parmi des gens а qui l'on n'est bon а rien, et а qui l'on n'aurait pas l'art de plaire? Mais aussi, quand il a trouvй cet art, on ne lui en demande pas davantage, surtout s'il est йtranger. Il peut se dispenser de prendre part aux cabales, aux intrigues, aux dйmкlйs; s'il se comporte honnкtement envers chacun, s'il ne donne а certaines femmes ni exclusion ni prйfйrence, s'il garde le secret de chaque sociйtй oщ il est reзu, s'il n'йtale point les ridicules d'une maison dans une autre, s'il йvite les confidences, s'il se refuse aux tracasseries, s'il garde partout une certaine dignitй, il pourra voir paisiblement le monde, conserver ses moeurs, sa probitй, sa franchise mкme, pourvu qu'elle vienne d'un esprit de libertй et non d'un esprit de parti. Voilа ce que j'ai tвchй de faire par l'avis de quelque gens йclairйs que j'ai choisis pour guides parmi les connaissances que m'a donnйes milord Edouard. J'ai donc commencй d'кtre admis dans des sociйtйs moins nombreuses et plus choisies. Je ne m'йtais trouvй, jusqu'а prйsent, qu'а des dоners rйglйs, oщ l'on ne voit de femme que la maоtresse de la maison; oщ tous les dйsoeuvrйs de Paris sont reзus pour peu qu'on les connaisse; oщ chacun paye comme il peut son dоner en esprit ou en flatterie, et dont le ton bruyant et confus ne diffиre pas beaucoup de celui des tables d'auberges.

Je suis maintenant initiй а des mystиres plus sacrйs. J'assiste а des soupers priйs, oщ la porte est fermйe а tout survenant, et oщ l'on est sыr de ne trouver que des gens qui conviennent tous, sinon les uns aux autres, au moins а ceux qui les reзoivent. C'est lа que les femmes s'observent moins, et qu'on peut commencer а les йtudier; c'est lа que rиgnent plus paisiblement des propos plus fins et plus satiriques; c'est lа qu'au lieu des nouvelles publiques, des spectacles, des promotions, des morts, des mariages, dont on a parlй le matin, on passe discrиtement en revue les anecdotes de Paris, qu'on dйvoile tous les йvйnements secrets de la chronique scandaleuse, qu'on rend le bien et le mal йgalement plaisants et ridicules, et que, peignant avec art et selon l'intйrкt particulier les caractиres des personnages, chaque interlocuteur, sans y penser, peint encore beaucoup mieux le sien; c'est lа qu'un reste de circonspection fait inventer devant les laquais un certain langage entortillй, sous lequel, feignant de rendre la satire plus obscure, on la rend seulement plus amиre, c'est lа, en un mot, qu'on affile avec soin le poignard, sous prйtexte de faire moins de mal, mais en effet pour l'enfoncer plus avant.

Cependant, а considйrer ces propos selon nos idйes, on aurait tort de les appeler satiriques, car ils sont bien plus railleurs que mordants, et tombent moins sur le vice que sur le ridicule. En gйnйral la satire a peu de cours dans les grandes villes, oщ ce qui n'est que mal est si simple, que ce n'est pas la peine d'en parler. Que reste-t-il а blвmer oщ la vertu n'est plus estimйe et de quoi mйdirait-on quand on ne trouve plus de mal а rien? A Paris surtout, oщ l'on ne saisit les choses que par le cфtй plaisant, tout ce qui doit allumer la colиre et l'indignation est toujours mal reзu s'il n'est mis en chanson ou en йpigramme. Les jolies femmes n'aiment point а se fвcher, aussi ne se fвchent-elles de rien; elles aiment а rire; et, comme il n'y a pas le mot pour rire au crime, les fripons sont d'honnкtes gens comme tout le monde. Mais malheur а qui prкte le flanc au ridicule! sa caustique empreinte est ineffaзable; il ne dйchire pas seulement les moeurs, la vertu, il marque jusqu'au vice mкme; il sait calomnier les mйchants. Mais revenons а nos soupers.

Ce qui m'a le plus frappй dans ces sociйtйs d'йlite, c'est de voir six personnes choisies exprиs pour s'entretenir agrйablement ensemble, et parmi lesquelles rиgnent mкme le plus souvent des liaisons secrиtes, ne pouvoir rester une heure entre elles six, sans y faire intervenir la moitiй de Paris; comme si leurs coeurs n'avaient rien а se dire, et qu'il n'y eыt lа personne qui mйritвt de les intйresser. Te souvient-il, ma Julie, comment, en soupant chez ta cousine, ou chez toi, nous savions, en dйpit de la contrainte et du mystиre, faire tomber l'entretien sur des sujets qui eussent du rapport а nous, et comment а chaque rйflexion touchante, а chaque allusion subtile, un regard plus vif qu'un йclair, un soupir plutфt devine qu'aperзu, en portait le doux sentiment d'un coeur а l'autre?

Si la conversation se tourne par hasard sur les convives, c'est communйment dans un certain jargon de sociйtй dont il faut avoir la clef pour l'entendre. A l'aide de ce chiffre, on se fait rйciproquement, et selon le goыt du temps, mille mauvaises plaisanteries, durant lesquelles le plus sot n'est pas celui qui brille le moins, tandis qu'un tiers mal instruit est rйduit а l'ennui et au silence, ou а rire de ce qu'il n'entend point. Voilа, hors le tкte-а-tкte, qui m'est et me sera toujours inconnu, tout ce qu'il y a de tendre et d'affectueux dans les liaisons de ce pays.

Au milieu de tout cela, qu'un homme de poids avance un propos grave ou agite une question sйrieuse, aussitфt l'attention commune se fixe а ce nouvel objet; hommes, femmes, vieillards, jeunes gens, tout se prкte а la considйrer par toutes ses faces, et l'on est йtonnй du sens et de la raison qui sortent comme а l'envi de toutes ces tкtes folвtres. Un point de morale ne serait pas mieux discutй dans une sociйtй de philosophes que dans celle d'une jolie femme de Paris; les conclusions y seraient mкme souvent moins sйvиres: car le philosophe qui veut agir comme il parle y regarde а deux fois; mais ici, oщ toute la morale est un pur verbiage, on peut кtre austиre sans consйquence, et l'on ne serait pas fвchй, pour rabattre un peu l'orgueil philosophique, de mettre la vertu si haut que le sage mкme n'y pыt atteindre. Au reste, hommes et femmes; tous, instruits par l'expйrience du monde, et surtout par leur conscience, se rйunissent pour penser de leur espиce aussi mal qu'il est possible, toujours philosophant tristement, toujours dйgradant par vanitй la nature humaine, toujours cherchant dans quelque vice la cause de tout ce qui se fait de bien, toujours d'aprиs leur propre coeur mйdisant du coeur de l'homme.

Malgrй cette avilissante doctrine, un des sujets favoris de ces paisibles entretiens, c'est le sentiment; mot par lequel il ne faut pas entendre un йpanchement affectueux dans le sein de l'amour ou de l'amitiй, cela serait d'une fadeur а mourir; c'est le sentiment mis en grandes maximes gйnйrales, et quintessenciй par tout ce que la mйtaphysique a de plus subtil. Je puis dire n'avoir de ma vie ouп tant parler du sentiment, ni si peu compris ce qu'on en disait. Ce sont des raffinements inconcevables. O Julie! nos coeurs grossiers n'ont jamais rien su de toutes ces belles maximes; et j'ai peur qu'il n'en soit du sentiment chez les gens du monde comme d'Homиre chez les pйdants qui lui forgent mille beautйs chimйriques, faute d'apercevoir les vйritables. Ils dйpensent ainsi tout leur sentiment en esprit, et il s'en exhale tant dans le discours, qu'il n'en reste plus pour la pratique. Heureusement la biensйance y supplйe, et l'on fait par usage а peu prиs les mкmes choses qu'on ferait par sensibilitй, du moins tant qu'il n'en coыte que des formules et quelques gкnes passagиres qu'on s'impose pour faire bien parler de soi; car quand les sacrifices vont jusqu'а gкner trop longtemps ou а coыter trop cher, adieu le sentiment; la biensйance n'en exige pas jusque-lа. A cela prиs, on ne saurait croire а quel point tout est compassй, mesurй, pesй, dans ce qu'ils appellent des procйdйs; tout ce qui n'est plus dans les sentiments, ils l'ont mis en rиgle, et tout est rйglй parmi eux. Ce peuple imitateur serait plein d'originaux, qu'il serait impossible d'en rien savoir; car nul homme n'ose кtre lui-mкme. Il faut faire comme les autres, c'est la premiиre maxime de la sagesse du pays. Cela se fait, cela ne se fait pas: voilа la dйcision suprкme.

Cette apparente rйgularitй donne aux usages communs l'air du monde le plus comique, mкme dans les choses les plus sйrieuses: on sait а point nommй quand il faut envoyer savoir des nouvelles; quand il faut se faire йcrire, c'est-а-dire faire une visite qu'on ne fait pas; quand il faut la faire soi-mкme; quand il est permis d'кtre chez soi; quand on doit n'y кtre pas, quoiqu'on y soit; quelles offres l'on doit faire, quelles offres l'autre doit rejeter; quel degrй de tristesse on doit prendre а telle ou telle mort; combien de temps on doit pleurer а la campagne; le jour oщ l'on peut revenir se consoler а la ville; l'heure et la minute oщ l'affliction permet de donner le bal ou d'aller au spectacle. Tout le monde y fait а la fois la mкme chose dans la mкme circonstance; tout va par temps comme les йvolutions d'un rйgiment en bataille: vous diriez que ce sont autant de marionnettes clouйes sur la mкme planche, ou tirйes par le mкme fil.

Or, comme il n'est pas possible que tous ces gens qui font exactement la mкme chose soient exactement affectйs de mкme, il est clair qu'il faut les pйnйtrer par d'autres moyens pour les connaоtre; il est clair que tout ce jargon n'est qu'un vain formulaire, et sert moins а juger des moeurs que du ton qui rиgne а Paris. On apprend ainsi les propos qu'on y tient, mais rien de ce qui peut servir а les apprйcier. J'en dis autant de la plupart des йcrits nouveaux; j'en dis autant de la scиne mкme, qui depuis Moliиre est bien plus un lieu oщ se dйbitent de jolies conversations que la reprйsentation de la vie civile. Il y a ici trois thйвtres, sur deux desquels on reprйsente des кtres chimйriques, savoir: sur l'un, des arlequins, des pantalons, des scaramouches; sur l'autre, des dieux, des diables, des sorciers. Sur le troisiиme on reprйsente ces piиces immortelles dont la lecture nous faisait tant de plaisir, et d'autres plus nouvelles qui paraissent de temps en temps sur la scиne. Plusieurs de ces piиces sont tragiques, mais peu touchantes; et si l'on y trouve quelques sentiments naturels et quelque vrai rapport au coeur humain, elles n'offrent aucune sorte d'instruction sur les moeurs particuliиres du peuple qu'elles amusent.

L'institution de la tragйdie avait, chez ses inventeurs, un fondement de religion qui suffisait pour l'autoriser. D'ailleurs, elle offrait aux Grecs un spectacle instructif et agrйable dans les malheurs des Perses leurs ennemis, dans les crimes et les folies des rois dont ce peuple s'йtait dйlivrй. Qu'on reprйsente а Berne, а Zurich, а la Haye, l'ancienne tyrannie de la maison d'Autriche, l'amour de la patrie et de la libertй nous rendra ces piиces intйressantes. Mais qu'on me dise de quel usage sont ici les tragйdies de Corneille, et ce qu'importe au peuple de Paris Pompйe ou Sertorius. Les tragйdies grecques roulaient sur des йvйnements rйels ou rйputйs tels par les spectateurs, et fondйs sur des traditions historiques. Mais que fait une flamme hйroпque et pure dans l'вme des grands? Ne dirait-on pas que les combats de l'amour et de la vertu leur donnent souvent de mauvaises nuits, et que le coeur a beaucoup а faire dans les mariages des rois? Juge de la vraisemblance et de l'utilitй de tant de piиces, qui roulent toutes sur ce chimйrique sujet!

Quant а la comйdie, il est certain qu'elle doit reprйsenter au naturel les moeurs du peuple pour lequel elle est faite, afin qu'il s'y corrige de ses vices et de ses dйfauts, comme on фte devant un miroir les taches de son visage. Tйrence et Plaute se trompиrent dans leur objet; mais avant eux Aristophane et Mйnandre avaient exposй aux Athйniens les moeurs athйniennes; et, depuis, le seul Moliиre peignit plus naпvement encore celles des Franзais du siиcle dernier а leurs propres yeux. Le tableau a changй; mais il n'est plus revenu de peintre. Maintenant on copie au thйвtre les conversations d'une centaine de maisons de Paris. Hors de cela, on n'y apprend rien des moeurs des Franзais. Il y a dans cette grande ville cinq ou six cent mille вmes dont il n'est jamais question sur la scиne. Moliиre osa peindre des bourgeois et des artisans aussi bien que des marquis; Socrate faisait parler des cochers, menuisiers, cordonniers, maзons. Mais les auteurs d'aujourd'hui, qui sont des gens d'un autre air, se croiraient dйshonorйs s'ils savaient ce qui se passe au comptoir d'un marchand ou dans la boutique d'un ouvrier; il ne leur faut que des interlocuteurs illustres, et ils cherchent dans le rang de leurs personnages l'йlйvation qu'ils ne peuvent tirer de leur gйnie. Les spectateurs eux-mкmes sont devenus si dйlicats, qu'ils craindraient de se compromettre а la comйdie comme en visite, et ne daigneraient pas aller voir en reprйsentation des gens de moindre condition qu'eux. Ils sont comme les seuls habitants de la terre: tout le reste n'est rien а leurs yeux. Avoir un carrosse, un suisse, un maоtre d'hфtel, c'est кtre comme tout le monde. Pour кtre comme tout le monde, il faut кtre comme trиs peu de gens. Ceux qui vont а pied ne sont pas du monde; ce sont des bourgeois, des hommes du peuple, des gens de l'autre monde; et l'on dirait qu'un carrosse n'est pas tant nйcessaire pour se conduire que pour exister. Il y a comme cela une poignйe d'impertinents qui ne comptent qu'eux dans tout l'univers, et ne valent guиre la peine qu'on les compte, si ce n'est pour le mal qu'ils font. C'est pour eux uniquement que sont faits les spectacles; ils s'y montrent а la fois comme reprйsentйs au milieu du thйвtre, et comme reprйsentants aux deux cфtйs; ils sont personnages sur la scиne, et comйdiens sur les bancs. C'est ainsi que la sphиre du monde et des auteurs se rйtrйcit; c'est ainsi que la scиne moderne ne quitte plus son ennuyeuse dignitй: on n'y sait plus montrer les hommes qu'en habit dorй. Vous diriez que la France n'est peuplйe que de comtes et de chevaliers; et plus le peuple y est misйrable et gueux, plus le tableau du peuple y est brillant et magnifique. Cela fait qu'en peignant le ridicule des йtats qui servent d'exemple aux autres, on le rйpand plutфt que de l'йteindre, et que le peuple, toujours singe et imitateur des riches, va moins au thйвtre pour rire de leurs folies que pour les йtudier, et devenir encore plus fous qu'eux en les imitant. Voilа de quoi fut cause Moliиre lui-mкme; il corrigea la cour en infectant la ville: et ses ridicules marquis furent le premier modиle des petits-maоtres bourgeois qui leur succйdиrent.

En gйnйral, il y a beaucoup de discours et peu d'action sur la scиne franзaise: peut-кtre est-ce qu'en effet le Franзais parle encore plus qu'il n'agit, ou du moins qu'il donne un bien plus grand prix а ce qu'on dit qu'а ce qu'on fait. Quelqu'un disait, en sortant d'une piиce de Denys le Tyran: "Je n'ai rien vu, mais j'ai entendu force paroles." Voilа ce qu'on peut dire en sortant des piиces franзaises. Racine et Corneille, avec tout leur gйnie, ne sont eux-mкmes que des parleurs; et leur successeur est le premier qui, а l'imitation des Anglais, ait osй mettre quelquefois la scиne en reprйsentation. Communйment tout se passe en beaux dialogues bien agencйs, bien ronflants, oщ l'on voit d'abord que le premier soin de chaque interlocuteur est toujours celui de briller. Presque tout s'йnonce en maximes gйnйrales. Quelque agitйs qu'ils puissent кtre, ils songent toujours plus au public qu'а eux-mкmes; une sentence leur coыte moins qu'un sentiment: les piиces de Racine et de Moliиre exceptйes, le je est presque aussi scrupuleusement banni de la scиne franзaise que des йcrits de Port-Royal, et les passions humaines, aussi modestes que l'humilitй chrйtienne, n'y parlent jamais que par on. Il y a encore une certaine dignitй maniйrйe dans le geste et dans le propos, qui ne permet jamais а la passion de parler exactement son langage, ni а l'auteur de revкtir son personnage et de se transporter au lieu de la scиne, mais le tient toujours enchaоnй sur le thйвtre et sous les yeux des spectateurs. Aussi les situations les plus vives ne lui font-elles jamais oublier un bel arrangement de phrases ni des attitudes йlйgantes; et si le dйsespoir lui plonge un poignard dans le coeur, non content d'observer la dйcence en tombant comme Polyxиne, il ne tombe point; la dйcence le maintient debout aprиs sa mort, et tous ceux qui viennent d'expirer s'en retournent l'instant d'aprиs sur leurs jambes.

Tout cela vient de ce que le Franзais ne cherche point sur la scиne le naturel et l'illusion et n'y veut que de l'esprit et des pensйes; il fait cas de l'agrйment et non de l'imitation, et ne se soucie pas d'кtre sйduit pourvu qu'on l'amuse. Personne ne va au spectacle pour le plaisir du spectacle, mais pour voir l'assemblйe, pour en кtre vu, pour ramasser de quoi fournir au caquet aprиs la piиce; et l'on ne songe а ce qu'on voit que pour savoir ce qu'on en dira. L'acteur pour eux est toujours l'acteur, jamais le personnage qu'il reprйsente. Cet homme qui parle en maоtre du monde n'est point Auguste, c'est Baron; la veuve de Pompйe est Adrienne; Alzire est mademoiselle Gaussin; et ce fier sauvage est Grandval. Les comйdiens, de leur cфtй, nйgligent entiиrement l'illusion dont ils voient que personne ne se soucie. Ils placent les hйros de l'antiquitй entre six rangs de jeunes Parisiens; ils calquent les modes franзaises sur l'habit romain; on voit Cornйlie en pleurs avec deux doigts de rouge, Caton poudrй au blanc, et Brutus en panier. Tout cela ne choque personne et ne fait rien au succиs des piиces: comme on ne voit que l'acteur dans le personnage, on ne voit non plus que l'auteur dans le drame: et si le costume est nйgligй, cela se pardonne aisйment; car on sait bien que Corneille n'йtait pas tailleur, ni Crйbillon perruquier.

Ainsi, de quelque sens qu'on envisage les choses, tout n'est ici que babil, jargon, propos sans consйquence. Sur la scиne comme dans le monde, on a beau йcouter ce qui se dit, on n'apprend rien de ce qui se fait et qu'a-t-on besoin de l'apprendre? Sitфt qu'un homme a parlй, s'informe-t-on de sa conduite? N'a-t-il pas tout fait? N'est-il pas jugй? L'honnкte homme d'ici n'est point celui qui fait de bonnes actions, mais celui qui dit de belles choses; et un seul propos inconsidйrй, lвchй sans rйflexion, peut faire а celui qui le tient un tort irrйparable que n'effaceraient pas quarante ans d'intйgritй. En un mot, bien que les oeuvres des hommes ne ressemblent guиre а leurs discours, je vois qu'on ne les peint que par leurs discours, sans йgard а leurs oeuvres; je vois aussi que dans une grande ville la sociйtй paraоt plus douce, plus facile, plus sыre mкme que parmi des gens moins йtudiйs; mais les hommes y sont-ils en effet plus humains, plus modйrйs, plus justes? Je n'en sais rien. Ce ne sont encore lа que des apparences; et sous ces dehors si ouverts et si agrйables, les coeurs sont peut-кtre plus cachйs, plus enfoncйs en dedans que les nфtres. Etranger, isolй, sans affaires, sans liaisons, sans plaisirs, et ne voulant m'en rapporter qu'а moi, le moyen de pouvoir prononcer?

Cependant je commence а sentir l'ivresse oщ cette vie agitйe et tumultueuse plonge ceux qui la mиnent, et je tombe dans un йtourdissement semblable а celui d'un homme aux yeux duquel on fait passer rapidement une multitude d'objets. Aucun de ceux qui me frappent n'attache mon coeur, mais tous ensemble en troublent et suspendent les affections, au point d'en oublier quelques instants ce que je suis et а qui je suis. Chaque jour en sortant de chez moi j'enferme mes sentiments sous la clef, pour en prendre d'autres qui se prкtent aux frivoles objets qui m'attendent. Insensiblement je juge et raisonne comme j'entends juger et raisonner tout le monde. Si quelquefois j'essaye de secouer les prйjugйs et de voir les choses comme elles sont, а l'instant je suis йcrasй d'un certain verbiage qui ressemble beaucoup а du raisonnement. On me prouve avec йvidence qu'il n'y a que le demi-philosophe qui regarde а la rйalitй des choses; que le vrai sage ne les considиre que par les apparences; qu'il doit prendre les prйjugйs pour principes, les biensйances pour lois, et que la plus sublime sagesse consiste а vivre comme les fous.

Forcй de changer ainsi l'ordre de mes affections morales, forcй de donner un prix а des chimиres, et d'imposer silence а la nature et а la raison, je vois ainsi dйfigurer ce divin modиle que je porte au dedans de moi, et qui servait а la fois d'objet а mes dйsirs et de rиgle а mes actions; je flotte de caprice en caprice; et mes goыts йtant sans cesse asservis а l'opinion, je ne puis кtre sыr un seul jour de ce que j'aimerai le lendemain.

Confus, humiliй, consternй, de sentir dйgrader en moi la nature de l'homme, et de me voir ravalй si bas de cette grandeur intйrieure oщ nos coeurs enflammйs s'йlevaient rйciproquement, je reviens le soir, pйnйtrй d'une secrиte tristesse, accablй d'un dйgoыt mortel, et le coeur vide et gonflй comme un ballon rempli d'air. O amour! ф purs sentiments que je tiens de lui!... Avec quel charme je rentre en moi-mкme! Avec quel transport j'y retrouve encore mes premiиres affections et ma premiиre dignitй! Combien je m'applaudis d'y revoir briller dans tout son йclat l'image de la vertu, d'y contempler la tienne, ф Julie, assise sur un trфne de gloire et dissipant d'un souffle tous ces prestiges! Je sens respirer mon вme oppressйe, je crois avoir recouvrй mon existence et ma vie, et je reprends avec mon amour tous les sentiments sublimes qui le rendent digne de son objet.

 

Lettre XVIII de Julie

Je viens, mon bon ami, de jouir d'un des plus doux spectacles qui puissent jamais charmer mes yeux. La plus sage, la plus aimable des filles est enfin devenue la plus digne et la meilleure des femmes. L'honnкte homme dont elle a comblй les voeux, plein d'estime et d'amour pour elle, ne respire que pour la chйrir, l'adorer, la rendre heureuse; et je goыte le charme inexprimable d'кtre tйmoin du bonheur de mon amie, c'est-а-dire de le partager. Tu n'y seras pas moins sensible, j'en suis bien sыre, toi qu'elle aima toujours si tendrement, toi qui lui fus cher presque dиs son enfance, et а qui tant de bienfaits l'ont dы rendre encore plus chиre. Oui, tous les sentiments qu'elle йprouve se font sentir а nos coeurs comme au sien. S'ils sont des plaisirs pour elle, ils sont pour nous des consolations; et tel est le prix de l'amitiй qui nous joint, que la fйlicitй d'un des trois suffit pour adoucir les maux des deux autres.

Ne nous dissimulons pas pourtant que cette amie incomparable va nous йchapper en partie. La voilа dans un nouvel ordre de choses; la voilа sujette а de nouveaux engagements, а de nouveaux devoirs; et son coeur, qui n'йtait qu'а nous, se doit maintenant а d'autres affections auxquelles il faut que l'amitiй cиde le premier rang. Il y a plus, mon ami; nous devons de notre part devenir plus scrupuleux sur les tйmoignages de son zиle; nous ne devons pas seulement consulter son attachement pour nous et le besoin que nous avons d'elle, mais ce qui convient а son nouvel йtat, et ce qui peut agrйer ou dйplaire а son mari. Nous n'avons pas besoin de chercher ce qu'exigerait en pareil cas la vertu; les lois seules de l'amitiй suffisent. Celui qui, pour son intйrкt particulier, pourrait compromettre un ami mйriterait-il d'en avoir? Quand elle йtait fille, elle йtait libre, elle n'avait а rйpondre de ses dйmarches qu'а elle-mкme, et l'honnкtetй de ses intentions suffisait pour la justifier а ses propres yeux. Elle nous regardait comme deux йpoux destinйs l'un а l'autre; et, son coeur sensible et pur alliant la plus chaste pudeur pour elle-mкme а la plus tendre compassion pour sa coupable amie, elle couvrait ma faute sans la partager. Mais а prйsent tout est changй; elle doit compte de sa conduite а un autre; elle n'a pas seulement engagй sa foi, elle a aliйnй sa libertй. Dйpositaire en mкme temps de l'honneur de deux personnes, il ne lui suffit pas d'кtre honnкte, il faut encore qu'elle soit honorйe; il ne lui suffit pas de ne rien faire que de bien, il faut encore qu'elle ne fasse rien qui ne soit approuvй. Une femme vertueuse ne doit pas seulement mйriter l'estime de son mari, mais l'obtenir; s'il la blвme, elle est blвmable; et, fыt-elle innocente, elle a tort sitфt qu'elle est soupзonnйe: car les apparences mкmes sont au nombre de ses devoirs.

Je ne vois pas clairement si toutes ces raisons sont bonnes, tu en seras le juge; mais un certain sentiment intйrieur m'avertit qu'il n'est pas bien que ma cousine continue d'кtre ma confidente, ni qu'elle me le dise la premiиre. Je me suis souvent trouvйe en faute sur mes raisonnements, jamais sur les mouvements secrets qui me les inspirent, et cela fait que j'ai plus de confiance а mon instinct qu'а ma raison.

Sur ce principe, j'ai dйjа pris un prйtexte pour retirer tes lettres, que la crainte d'une surprise me faisait tenir chez elle. Elle me les a rendues avec un serrement de coeur que le mien m'a fait apercevoir, et qui m'a trop confirmй que j'avais fait ce qu'il fallait faire. Nous n'avons point eu d'explication, mais nos regards en tenaient lieu; elle m'a embrassйe en pleurant; nous sentions sans nous rien dire combien le tendre langage de l'amitiй a peu besoin du secours des paroles.

A l'йgard de l'adresse а substituer а la sienne, j'avais songй d'abord а celle de Fanchon Anet, et c'est bien la voie la plus sыre que nous pourrions choisir; mais, si cette jeune femme est dans un rang plus bas que ma cousine, est-ce une raison d'avoir moins d'йgards pour elle en ce qui concerne l'honnкtetй? N'est-il pas а craindre, au contraire, que des sentiments moins йlevйs ne lui rendent mon exemple plus dangereux, que ce qui n'йtait pour l'une que l'effort d'une amitiй sublime ne soit pour l'autre un commencement de corruption, et qu'en abusant de sa reconnaissance je ne force la vertu mкme а servir d'instrument au vice? Ah! n'est-ce pas assez pour moi d'кtre coupable, sans me donner des complices, et sans aggraver mes fautes du poids de celles d'autrui? N'y pensons point, mon ami: j'ai imaginй un autre expйdient, beaucoup moins sыr а la vйritй, mais aussi moins rйprйhensible, en ce qu'il ne compromet personne et ne nous donne aucun confident; c'est de m'йcrire sous un nom en l'air, comme, par exemple, M. du Bosquet, et de me mettre une enveloppe adressйe а Regianino, que j'aurai soin de prйvenir. Ainsi Rйgianino lui-mкme ne saura rien; il n'aura tout au plus que des soupзons, qu'il n'oserait vйrifier, car milord Edouard de qui dйpend sa fortune m'a rйpondu de lui. Tandis que notre correspondance continuera par cette voie, je verrai si l'on peut reprendre celle qui nous servit durant le voyage de Valais, ou quelque autre qui soit permanente et sыre.

Quand je ne connaоtrais pas l'йtat de ton coeur, je m'apercevrais, par l'humeur qui rиgne dans tes relations, que la vie que tu mиnes n'est pas de ton goыt. Les lettres de M. de Muralt, dont on s'est plaint en France, йtaient moins sйvиres que les tiennes; comme un enfant qui se dйpite contre ses maоtres, tu te venges d'кtre obligй d'йtudier le monde sur les premiers qui te l'apprennent. Ce qui me surprend le plus est que la chose qui commence par te rйvolter est celle qui prйvient tous les йtrangers, savoir, l'accueil des Franзais et le ton gйnйral de leur sociйtй, quoique de ton propre aveu tu doives personnellement t'en louer. Je n'ai pas oubliй la distinction de Paris en particulier et d'une grande ville en gйnйral; mais je vois qu'ignorant ce qui convient а l'un ou а l'autre, tu fais ta critique а bon compte, avant de savoir si c'est une mйdisance ou une observation. Quoi qu'il ne soit, j'aime la nation franзaise, et ce n'est pas m'obliger que d'en mal parler. Je dois aux bons livres qui nous viennent d'elle la plupart des instructions que nous avons prises ensemble. Si notre pays n'est plus barbare, а qui en avons-nous l'obligation? Les deux plus grands, les deux plus vertueux des modernes, Catinat, Fйnelon, йtaient tous deux Franзais: Henri IV, le roi que j'aime, le bon roi, l'йtait. Si la France n'est pas le pays des hommes libres, elle est celui des hommes vrais; et cette libertй vaut bien l'autre aux yeux du sage. Hospitaliers, protecteurs de l'йtranger, les Franзais lui passent mкme la vйritй qui les blesse; et l'on se ferait lapider а Londres si l'on y osait dire des Anglais la moitiй du mal que les Franзais laissent dire d'eux а Paris. Mon pиre, qui a passй sa vie en France, ne parle qu'avec transport de ce bon et aimable peuple. S'il y a versй son sang au service du prince, le prince ne l'a point oubliй dans sa retraite, et l'honore encore de ses bienfaits; ainsi je me regarde comme intйressйe а la gloire d'un pays oщ mon pиre a trouvй la sienne. Mon ami, si chaque peuple a ses bonnes et mauvaises qualitйs, honore au moins la vйritй qui loue, aussi bien que la vйritй qui blвme.

Je te dira plus; pourquoi perdrais-tu en visites oisives le temps qui te reste а passer aux lieux oщ tu es? Paris est-il moins que Londres le thйвtre des talents, et les йtrangers y font-ils moins aisйment leur chemin? Crois-moi, tous les Anglais ne sont pas des lords Edouards, et tous les Franзais ne ressemblent pas а ces beaux diseurs qui te dйplaisent si fort. Tente, essaye, fais quelques йpreuves, ne fыt-ce que pour approfondir les moeurs, et juger а l'oeuvre ces gens qui parlent si bien. Le pиre de ma cousine dit que tu connais la constitution de l'Empire et les intйrкts des princes, milord Edouard trouve aussi que tu n'as pas mal йtudiй les principes de la politique et les divers systиmes de gouvernement. J'ai dans la tкte que les pays du monde oщ le mйrite est le plus honorй est celui qui te convient le mieux, et que tu n'as besoin que d'кtre connu pour кtre employй. Quant а la religion, pourquoi la tienne te nuirait-elle plus qu'а un autre? La raison n'est-elle pas le prйservatif de l'intolйrance et du fanatisme? Est-on plus bigot en France qu'en Allemagne? Et qui t'empкcherait de pouvoir faire а Paris le mкme chemin que M. de Saint-Saphorin a fait а Vienne? Si tu considиres le but, les plus prompts essais ne doivent-ils pas accйlйrer les succиs? Si tu compares les moyens, n'est-il pas plus honnкte encore de s'avancer par ses talents que par ses amis? Si tu songes... Ah! cette mer... un plus long trajet... J'aimerais mieux l'Angleterre, si Paris йtait au delа.

A propos de cette grande ville, oserais-je relever une affectation que je remarque dans tes lettres? Toi qui me parlais des Valaisanes avec tant de plaisir, pourquoi ne me dis-tu rien des Parisiennes? Ces femmes galantes et cйlиbres valent-elles moins la peine d'кtre dйpeintes que quelques montagnardes simples et grossiиres? Crains-tu peut-кtre de me donner de l'inquiйtude par le tableau des plus sйduisantes personnes de l'univers? Dйsabuse-toi, mon ami, ce que tu peux faire de pis pour mon repos est de ne me point parler d'elles; et, quoi que tu m'en puisses dire, ton silence а leur йgard m'est beaucoup plus suspect que tes йloges.

Je serais bien aise aussi d'avoir un petit mot sur l'Opйra de Paris, dont on dit ici des merveilles; car enfin la musique peut кtre mauvaise, et le spectacle avoir ses beautйs: s'il n'en a pas, c'est un sujet pour ta mйdisance, et du moins, tu n'offenseras personne.

Je ne sais si c'est la peine de te dire qu'а l'occasion de la noce il m'est encore venu ces jours passйs deux йpouseurs comme par rendez-vous: l'un d'Yverdun, gоtant, chassant de chвteau en chвteau, l'autre du pays allemand, par le coche de Berne. Le premier est une maniиre de petit-maоtre, parlant assez rйsolument pour faire trouver ses reparties spirituelles а ceux qui n'en йcoutent que le ton; l'autre est un grand nigaud timide, non de cette aimable timiditй qui vient de la crainte de dйplaire, mais de l'embarras d'un sot qui ne sait que dire, et du mal aise d'un libertin qui ne sent pas а sa place auprиs d'une honnкte fille. Sachant trиs positivement les intentions de mon pиre au sujet de ces deux messieurs, j'use avec plaisir de la libertй qu'il me laisse de les traiter а ma fantaisie et je ne crois pas que cette fantaisie laisse durer longtemps celle qui les amиne. Je les hais d'oser attaquer un coeur oщ tu rиgnes, sans armes pour te le disputer: s'ils en avaient, je les haпrais davantage encore; mais oщ les prendraient-ils, eux, et d'autres, et tout l'univers? Non, non, sois tranquille, mon aimable ami: quand je retrouverais un mйrite йgal au tien, quand il se prйsenterait un autre que toi-mкme, encore le premier venu serait-il le seul йcoutй. Ne t'inquiиte donc point de ces deux espиces dont je daigne а peine te parler. Quel plaisir j'aurais а leur mesurer deux doses de dйgoыt si parfaitement йgales qu'ils prissent la rйsolution de partir ensemble comme ils sont venus, et que je pusse t'apprendre а la fois le dйpart de tous deux?

M. de Crouzas vient de nous donner une rйfutation des йpоtres de Pope, que j'ai lue avec ennui. Je ne sais pas au vrai lequel des deux auteurs a raison; mais je sais bien que le livre de M. de Crouzas ne fera jamais faire une bonne action, et qu'il n'y a rien de bon qu'on ne soit tentй de faire en quittant celui de Pope. Je n'ai point, pour moi, d'autre maniиre de juger de mes lectures que de sonder les dispositions oщ elles laissent mon вme, et j'imagine а peine quelle sorte de bontй peut avoir un livre qui ne porte point ses lecteurs au bien.

Adieu, mon trop cher ami, je ne voudrais pas finir sitфt; mais on m'attend, on m'appelle. Je te quitte а regret, car je suis gaie et j'aime а partager avec toi mes plaisirs; ce qui les anime et les redouble est que ma mиre se trouve mieux depuis quelques jours; elle s'est senti assez de force pour assister au mariage, et servir de mиre а sa niиce, ou plutфt а sa seconde fille. La pauvre Claire en a pleurй de joie. Juge de moi, qui, mйritant si peu de la conserver, tremble toujours de la perdre. En vйritй elle fait les honneurs de la fкte avec autant de grвce que dans sa plus parfaite santй; il semble mкme qu'un reste de langueur rende sa naпve politesse encore plus touchante. Non, jamais cette incomparable mиre ne fut si bonne, si charmante, si digne d'кtre adorйe. Sais-tu qu'elle a demandй plusieurs fois de tes nouvelles а M. d'Orbe? Quoiqu'elle ne me parle point de toi, je n'ignore pas qu'elle t'aime, et que, si jamais elle йtait йcoutйe, ton bonheur et le mien seraient son premier ouvrage. Ah! si ton coeur sait кtre sensible, qu'il a besoin de l'кtre, et qu'il a de dettes а payer!

 

Lettre XIX а Julie

Tiens, ma Julie, gronde-moi, querelle-moi, bats-moi; je souffrirai tout, mais je n'en continuerai pas moins а te dire ce que je pense. Qui sera le dйpositaire de tous mes sentiments, si ce n'est toi qui les йclaires, et avec qui mon coeur se permettrait-il de parler si tu refusais de l'entendre? Quand je te rends compte de mes observations et de mes jugements, c'est pour que tu les corriges, non pour que tu les approuves; et plus je puis commettre d'erreurs, plus je dois me presser de t'en instruire. Si je blвme les abus qui me frappent dans cette grande ville, je ne m'en excuserai point sur ce que je t'en parle en confidence; car je ne dis jamais rien d'un tiers que je ne sois prкt а lui dire en face; et, dans tout ce que je t'йcris des Parisiens; je ne fais que rйpйter ce que je leur dis tous les jours а eux-mкmes. Ils ne m'en savent point mauvais grй; ils conviennent de beaucoup de choses. Ils se plaignaient de notre Muralt, je le crois bien: on voit, on sent combien il les hait, jusque dans les йloges qu'il leur donne; et je suis bien trompй si, mкme dans ma critique, on n'aperзoit le contraire. L'estime et la reconnaissance que m'inspirent leurs bontйs ne font qu'augmenter ma franchise: elle peut n'кtre pas inutile а quelques-uns; et а la maniиre dont tous supportent la vйritй dans ma bouche, j'ose croire que nous sommes dignes, eux de l'entendre, et moi de la dire. C'est en cela, ma Julie, que la vйritй qui blвme est plus honorable que la vйritй qui loue; car la louange ne sert qu'а corrompre ceux qui la goыtent, et les plus indignes en sont toujours les plus affamйs; mais la censure est utile, et le mйrite seul sait la supporter. Je te le dis du fond de mon coeur, j'honore le Franзais comme le seul peuple qui aime vйritablement les hommes, et qui soit bienfaisant par caractиre; mais c'est pour cela mкme que je suis moins disposй а lui accorder cette admiration gйnйrale а laquelle il prйtend mкme pour les dйfauts qu'il avoue. Si les Franзais n'avaient point de vertus, je n'en dirais rien; s'ils n'avaient point de vices, ils ne seraient pas hommes; ils ont trop de cфtйs louables pour кtre toujours louйs.

Quant aux tentatives dont tu me parles, elles me sont impraticables, parce qu'il faudrait employer, pour les faire, des moyens qui ne me conviennent pas et que tu m'as interdits toi-mкme. L'austйritй rйpublicaine n'est pas de mise en ce pays; il y faut des vertus plus flexibles, et qui sachent mieux se plier aux intйrкts des amis et des protecteurs. Le mйrite est honorй, j'en conviens; mais ici les talents qui mиnent а la rйputation ne sont point ceux qui mиnent а la fortune; et quand j'aurais le malheur de possйder ces derniers, Julie se rйsoudrait-elle а devenir la femme d'un parvenu? En Angleterre c'est tout autre chose, et quoique les moeurs y vaillent peut-кtre encore moins qu'en France, cela n'empкche pas qu'on n'y puisse parvenir par des chemins plus honnкtes, parce que le peuple ayant plus de part au gouvernement, l'estime publique y est un plus grand moyen de crйdit. Tu n'ignores pas que le projet de milord Edouard est d'employer cette voie en ma faveur, et le mien de justifier son zиle. Le lieu de la terre oщ je suis le plus loin de toi est celui oщ je ne puis rien faire qui m'en rapproche. O Julie! s'il est difficile d'obtenir ta main, il l'est bien plus de la mйriter; et voilа la noble tвche que l'amour m'impose.

Tu m'фtes d'une grande peine en me donnant de meilleures nouvelles de ta mиre. Je t'en voyais dйjа si inquiиte avant mon dйpart, que je n'osai te dire ce que j'en pensais; mais je la trouvais maigrie, changйe, et je redoutais quelque maladie dangereuse. Conservez-la-moi, parce qu'elle m'est chиre, parce que mon coeur l'honore, parce que ses bontйs font mon unique espйrance, et surtout parce qu'elle est mиre de ma Julie.

Je te dirai sur les deux йpouseurs que je n'aime point ce mot, mкme par plaisanterie: du reste, le ton dont tu me parles d'eux m'empкche de les craindre, et je ne hais plus ces infortunйs puisque tu crois les haпr. Mais j'admire ta simplicitй de penser connaоtre la haine: ne vois-tu pas que c'est l'amour dйpitй que tu prends pour elle? Ainsi murmure la blanche colombe dont on poursuit le bien-aimй. Va, Julie, va, fille incomparable, quand tu pourras haпr quelque chose, je pourrai cesser de t'aimer.

P.-S. - Que je te plains d'кtre obsйdйe par ces deux importuns! Pour l'amour de toi-mкme, hвte-toi de les renvoyer.

 

Lettre XX de Julie

Mon ami, j'ai remis а M. d'Orbe un paquet qu'il s'est chargй de t'envoyer а l'adresse de M. Silvestre, chez qui tu pourras le retirer; mais je t'avertis d'attendre pour l'ouvrir que tu sois seul et dans ta chambre. Tu trouveras dans ce paquet un petit meuble а ton usage.

C'est une espиce d'amulette que les amants portent volontiers. La maniиre de s'en servir est bizarre; il faut la contempler tous les matins un quart d'heure jusqu'а ce qu'on se sente pйnйtrй d'un certain attendrissement; alors on l'applique sur ses yeux, sur sa bouche, et sur son coeur: cela sert, dit-on, de prйservatif durant la journйe contre le mauvais air du pays galant. On attribue encore а ces sortes de talismans une vertu йlectrique trиs singuliиre, mais qui n'agit qu'entre les amants fidиles; c'est de communiquer а l'un l'impression des baisers de l'autre а plus de cent lieues de lа. Je ne garantis pas le succиs de l'expйrience; je sais seulement qu'il ne tient qu'а toi de la faire.

Tranquillise-toi sur les deux galants ou prйtendants, ou comme tu voudras les appeler, car dйsormais le nom ne fait plus rien а la chose. Ils sont partis: qu'ils aillent en paix. Depuis que je ne les vois plus, je ne les hais plus.

 

Lettre XXI а Julie

Tu l'as voulu, Julie; il faut donc te les dйpeindre, ces aimables Parisiennes. Orgueilleuse! cet hommage manquait а tes charmes. Avec toute ta feinte jalousie, avec ta modestie et ton amour, je vois plus de vanitй que de crainte cachйe sous cette curiositй. Quoi qu'il en soit, je serai vrai: je puis l'кtre; je le serais de meilleur coeur si j'avais davantage а louer. Que ne sont-elles cent fois plus charmantes! que n'ont-elles assez d'attraits pour rendre un nouvel honneur aux tiens!

Tu te plaignais de mon silence! Eh, mon Dieu! que t'aurais-je dit? En lisant cette lettre, tu sentiras pourquoi j'aimais а te parler des Valaisanes tes voisines, et pourquoi je ne te parlais point des femmes de ce pays. C'est que les unes me rappelaient а toi sans cesse, et que les autres... Lis, et puis tu me jugeras. Au reste, peu de gens pensent comme moi des dames franзaises, si mкme je ne suis sur leur compte tout а fait seul de mon avis. C'est sur quoi l'йquitй m'oblige а te prйvenir, afin que tu saches que je te les reprйsente, non peut-кtre comme elles sont, mais comme je les vois. Malgrй cela, si je suis injuste envers elles, tu ne manqueras pas de me censurer encore; et tu seras plus injuste que moi, car tout le tort en est а toi seule.

Commenзons par l'extйrieur. C'est а quoi s'en tiennent la plupart des observateurs. Si je les imitais en cela, les femmes de ce pays auraient trop а s'en plaindre: elles ont un extйrieur de caractиre aussi bien que de visage; et comme l'un ne leur est guиre plus favorable que l'autre, on leur fait tort en ne les jugeant que par lа. Elles sont tout au plus passables de figure, et gйnйralement plutфt mal que bien: je laisse а part les exceptions. Menues plutфt que bien faites, elles n'ont point la taille fine; aussi s'attachent-elles volontiers aux modes qui la dйguisent: en quoi je trouve assez simples les femmes des autres pays, de vouloir bien imiter des modes faites pour cacher les dйfauts qu'elles n'ont pas.

Leur dйmarche est aisйe et commune. Leur port n'a rien d'affectй parce qu'elles n'aiment point а se gкner; mais elles ont naturellement une certaine disinvoltura qui n'est pas dйpourvue de grвces, et qu'elles se piquent souvent de pousser jusqu'а l'йtourderie. Elles ont le teint mйdiocrement blanc et sont communйment un peu maigres, ce qui ne contribue pas а leur embellir la peau. A l'йgard de la gorge, c'est l'autre extrйmitй des Valaisanes. Avec des corps fortement serrйs elles tвchent d'en imposer sur la consistance; il y a d'autres moyens d'en imposer sur la couleur. Quoique je n'aie aperзu ces objets que de fort loin, l'inspection en est si libre qu'il reste peu de chose а deviner. Ces dames paraissent mal entendre en cela leurs intйrкts; car, pour peu que le visage soit agrйable, l'imagination du spectateur les servirait au surplus beaucoup mieux que ses yeux; et, suivant le philosophe gascon, la faim entiиre est bien plus вpre que celle qu'on a dйjа rassasiйe, au moins par un sens.

Leurs traits sont peu rйguliers; mais, si elles ne sont pas belles, elles ont de la physionomie, qui supplйe а la beautй, et l'йclipse quelquefois. Leurs yeux vifs et brillants ne sont pourtant ni pйnйtrants ni doux. Quoiqu'elles prйtendent les animer а force de rouge, l'expression qu'elles leur donnent par ce moyen tient plus du feu de la colиre que de celui de l'amour: naturellement ils n'ont que de la gaietй; ou s'ils semblent quelquefois demander un sentiment tendre, ils ne le promettent jamais.

Elles se mettent si bien, ou du moins elles en ont tellement la rйputation, qu'elles servent en cela, comme en tout, de modиle au reste de l'Europe. En effet, on ne peut employer avec plus de goыt un habillement plus bizarre. Elles sont de toutes les femmes les moins asservies а leurs propres modes. La mode domine les provinciales; mais les Parisiennes dominent la mode, et la savent plier chacune а son avantage. Les premiиres sont comme des copistes ignorants et serviles qui copient jusqu'aux fautes d'orthographe; les autres sont des auteurs qui copient en maоtres et savent rйtablir les mauvaises leзons.

Leur parure est plus recherchйe que magnifique; il y rиgne plus d'йlйgance que de richesse. La rapiditй des modes, qui vieillit tout d'une annйe а l'autre, la propretй qui leur fait aimer а changer souvent d'ajustement, les prйservent d'une somptuositй ridicule: elles n'en dйpensent pas moins, mais leur dйpense est mieux entendue; au lieu d'habits rвpйs et superbes comme en Italie, on voit ici des habits plus simples et toujours frais. Les deux sexes ont а cet йgard la mкme modйration, la mкme dйlicatesse et ce goыt me fait grand plaisir: j'aime fort а ne voir ni galons ni taches. Il n'y a point de peuple, exceptй le nфtre, oщ les femmes surtout portent moins la dorure. On voit les mкmes йtoffes dans tous les йtats, et l'on aurait peine а distinguer une duchesse d'une bourgeoise, si la premiиre n'avait l'art de trouver des distinctions que l'autre n'oserait imiter. Or ceci semble avoir sa difficultй; car quelque mode qu'on prenne а la cour, cette mode est suivie а l'instant а la ville; et il n'en est pas des bourgeoises de Paris comme des provinciales et des йtrangиres, qui ne sont jamais qu'а la mode qui n'est plus. Il n'en est pas encore comme dans les autres pays, oщ les plus grands йtant aussi les plus riches, leurs femmes se distinguent par un luxe que les autres ne peuvent йgaler. Si les femmes de la cour prenaient ici cette voie, elles seraient bientфt effacйes par celles des financiers.

Qu'ont-elles donc fait? Elles ont choisi des moyens plus sыrs, plus adroits, et qui marquent plus de rйflexion. Elles savent que des idйes de pudeur et de modestie sont profondйment gravйes dans l'esprit du peuple. C'est lа ce qui leur a suggйrй des modes inimitables. Elles ont vu que le peuple avait en horreur le rouge, qu'il s'obstine а nommer grossiиrement du fard, elles se sont appliquй quatre doigts, non de fard, mais de rouge; car, le mot changй, la chose n'est plus la mкme. Elles ont vu qu'une gorge dйcouverte est en scandale au public; elles ont largement йchancrй leur corps. Elles ont vu... oh! bien des choses, que ma Julie, toute demoiselle qu'elle est, ne verra sыrement jamais. Elles ont mis dans leurs maniиres le mкme esprit qui dirige leur ajustement. Cette pudeur charmante qui distingue, honore et embellit ton sexe, leur a paru vile et roturiиre; elles ont animй leur geste et leur propos d'une noble impudence; et il n'y a point d'honnкte homme а qui leur regard assurй ne fasse baisser les yeux. C'est ainsi que cessant d'кtre femmes, de peur d'кtre confondues avec les autres femmes, elles prйfиrent leur rang а leur sexe, et imitent les filles de joie, afin de n'кtre pas imitйes.

J'ignore jusqu'oщ va cette imitation de leur part, mais je sais qu'elles n'ont pu tout а fait йviter celle qu'elles voulaient prйvenir. Quant au rouge et aux corps йchancrйs, ils ont fait tout le progrиs qu'ils pouvaient faire. Les femmes de la ville ont mieux aimй renoncer а leurs couleurs naturelles et aux charmes que pouvait leur prкter l'amoroso pensier des amants, que de rester mises comme des bourgeoises; et si cet exemple n'a point gagnй les moindres йtats, c'est qu'une femme а pied dans un pareil йquipage n'est pas trop en sыretй contre les insultes de la populace. Ces insultes sont le cri de la pudeur rйvoltйe; et, dans cette occasion, comme en beaucoup d'autres, la brutalitй du peuple, plus honnкte que la biensйance des gens polis, retient peut-кtre ici cent mille femmes dans les bornes de la modestie: c'est prйcisйment ce qu'ont prйtendu les adroites inventrices de ces modes.

Quant au maintien soldatesque et au ton grenadier, il frappe moins, attendu qu'il est plus universel, et il n'est guиre sensible qu'aux nouveaux dйbarquйs. Depuis le faubourg Saint-Germain jusqu'aux halles, il y a peu de femmes а Paris dont l'abord, le regard, ne soit d'une hardiesse а dйconcerter quiconque n'a rien vu de semblable en son pays; et de la surprise oщ jettent ces nouvelles maniиres naоt cet air gauche qu'on reproche aux йtrangers. C'est encore pis sitфt qu'elles ouvrent la bouche. Ce n'est point la voix douce et mignarde de nos Vaudoises; c'est un certain accent dur, aigre, interrogatif, impйrieux, moqueur, et plus fort que celui d'un homme. S'il reste dans leur ton quelque grвce de leur sexe, leur maniиre intrйpide et curieuse de fixer les gens achиve de l'йclipser. Il semble qu'elles se plaisent а jouir de l'embarras qu'elles donnent а ceux qui les voient pour la premiиre fois; mais il est а croire que cet embarras leur plairait moins si elles en dйmкlaient mieux la cause.

Cependant, soit prйvention de ma part en faveur de la beautй, soit instinct de la sienne а se faire valoir, les belles femmes me paraissent en gйnйral un peu plus modestes, et je trouve plus de dйcence dans leur maintien. Cette rйserve ne leur coыte guиre; elles sentent bien leurs avantages, elles savent qu'elles n'ont pas besoin d'agaceries pour nous attirer. Peut-кtre aussi que l'impudence est plus sensible et choquante, jointe а la laideur; et il est sыr qu'on couvrirait plutфt de soufflets que de baisers un laid visage effrontй, au lieu qu'avec la modestie il peut exciter une tendre compassion qui mиne quelquefois а l'amour. Mais quoique en gйnйral on remarque ici quelque chose de plus doux dans le maintien des jolies personnes, il y a encore tant de minauderies dans leur maniиres, et elles sont toujours si visiblement occupйes d'elles-mкmes, qu'on n'est jamais exposй dans ce pays а la tentation qu'avait quelquefois M. de Muralt auprиs des Anglaises, de dire а une femme qu'elle est belle pour avoir le plaisir de le lui apprendre.

La gaietй naturelle а la nation, ni le dйsir d'imiter les grands airs, ne sont pas les seules causes de cette libertй de propos et de maintien qu'on remarque ici dans les femmes. Elle paraоt avoir une racine plus profonde dans les moeurs, par le mйlange indiscret et continuel des deux sexes, qui fait contracter а chacun d'eux l'air, le langage et les maniиres de l'autre. Nos Suissesses aiment assez а rassembler entre elles, elles y vivent dans une douce familiaritй, et quoique apparemment elles ne haпssent pas le commerce des hommes, il est certain que la prйsence de ceux-ci jette une espиce de contrainte dans cette petite gynйcocratie. A Paris, c'est tout le contraire; les femmes n'aiment а vivre qu'avec les hommes, elles ne sont а leur aise qu'avec eux. Dans chaque sociйtй la maоtresse de la maison est presque toujours seule au milieu d'un cercle d'hommes. On a peine а concevoir d'oщ tant d'hommes peuvent se rйpandre partout; mais Paris est plein d'aventuriers et de cйlibataires qui passent leur vie а courir de maison en maison; et les hommes semblent, comme les espиces, se multiplier par la circulation. C'est donc lа qu'une femme apprend а parler, agir et penser comme eux, et eux comme elle. C'est lа qu'unique objet de leurs petites galanteries, elle jouit paisiblement de ces insultants hommages auxquels on ne daigne pas mкme donner un air de bonne foi. Qu'importe? sйrieusement ou par plaisanterie, on s'occupe d'elle, et c'est tout ce qu'elle veut. Qu'une autre femme survienne, а l'instant le ton de cйrйmonie succиde а la familiaritй, les grands airs commencent, l'attention des hommes se partage, et l'on se tient mutuellement dans une secrиte gкne dont on ne sort plus qu'en se sйparant.

Les femmes de Paris aiment а voir les spectacles, c'est-а-dire а y кtre vues; mais leur embarras, chaque fois qu'elles y veulent aller, est de trouver une compagne; car l'usage ne permet а aucune femme d'y aller seule en grande loge, pas mкme avec son mari, pas mкme avec un autre homme. On ne saurait dire combien, dans ce pays si sociable, ces parties sont difficiles а former; de dix qu'on en projette, il en manque neuf: le dйsir d'aller au spectacle les fait lier; l'ennui d'y aller ensemble les fait rompre. Je crois que les femmes pourraient abroger aisйment cet usage inepte; car oщ est la raison de ne pouvoir se montrer seule en public? Mais c'est peut-кtre ce dйfaut de raison qui le conserve. Il est bon de tourner autant qu'on peut les biensйances sur des choses oщ il serait inutile d'en manquer. Que gagnerait une femme au droit d'aller sans compagne а l'Opйra? Ne vaut-il pas mieux rйserver ce droit pour recevoir en particulier ses amis?

Il est sыr que mille liaisons secrиtes doivent кtre le fruit de leur maniиre de vivre йparses et isolйes parmi tant d'hommes. Tout le monde en convient aujourd'hui, et l'expйrience a dйtruit l'absurde maxime de vaincre les tentations en les multipliant. On ne dit donc plus que cet usage est plus honnкte, mais qu'il est plus agrйable, et c'est ce que je ne crois pas plus vrai; car quel amour peut rйgner oщ la pudeur est en dйrision, et quel charme peut avoir une vie privйe а la fois d'amour et d'honnкtetй? Aussi, comme le grand flйau de tous ces gens si dissipйs est l'ennui, les femmes se soucient-elles moins d'кtre aimйes qu'amusйes: la galanterie et les soins valent mieux que l'amour auprиs d'elles, et, pourvu qu'on soit assidu, peu leur importe qu'on soit passionnй. Les mots mкme d'amour et d'amant sont bannis de l'intime sociйtй des deux sexes, et relйguйs avec ceux de chaоne et de flamme dans les romans qu'on ne lit plus.

Il semble que tout l'ordre des sentiments naturels soit ici renversй. Le coeur n'y forme aucune chaоne; il n'est point permis aux filles d'en avoir un; ce droit est rйservй aux seules femmes mariйes, et n'exclut du choix personne que leurs maris. Il vaudrait mieux qu'une mиre eыt vingt amants que sa fille un seul. L'adultиre n'y rйvolte point, on n'y trouve rien de contraire а la biensйance: les romans les plus dйcents, ceux que tout le monde lit pour s'instruire, en sont pleins; et le dйsordre n'est plus blвmable sitфt qu'il est joint а l'infidйlitй. O Julie! telle femme qui n'a pas craint de souiller cent fois le lit conjugal oserait d'une bouche impure accuser nos chastes amours, et condamner l'union de deux coeurs sincиres qui ne surent jamais manquer de foi! On dirait que le mariage n'est pas а Paris de la mкme nature que partout ailleurs. C'est un sacrement, а ce qu'ils prйtendent, et ce sacrement n'a pas la force des moindres contrats civils; il semble n'кtre que l'accord de deux personnes libres qui conviennent de demeurer ensemble, de porter le mкme nom, de reconnaоtre les mкmes enfants, mais qui n'ont, au surplus, aucune sorte de droit l'une sur l'autre; et un mari qui s'aviserait de contrфler ici la mauvaise conduite de sa femme n'exciterait pas moins de murmures que celui qui souffrirait chez nous le dйsordre public de la sienne. Les femmes, de leur cфtй, n'usent pas de rigueur envers leurs maris et l'on ne voit pas encore qu'elles les fassent punir d'imiter leurs infidйlitйs. Au reste, comment attendre de part ou d'autre un effet plus honnкte d'un lien oщ le coeur n'a point йtй consultй? Qui n'йpouse que la fortune ou l'йtat ne doit rien а la personne.

L'amour mкme, l'amour a perdu ses droits, et n'est pas moins dйnaturй que le mariage. Si les йpoux sont ici des garзons et des filles qui demeurent ensemble pour vivre avec plus de libertй, les amants sont des gens indiffйrents qui se voient par amusement, par air, par habitude, ou pour le besoin du moment: le coeur n'a que faire а ces liaisons; on n'y consulte que la commoditй et certaines convenances extйrieures. C'est, si l'on veut, se connaоtre, vivre ensemble, s'arranger, se voir, moins encore s'il est possible. Une liaison de galanterie dure un peu plus qu'une visite; c'est un recueil de jolis entretiens et de jolies lettres pleines de portraits, de maximes, de philosophie, et de bel esprit. A l'йgard du physique, il n'exige pas tant de mystиre; on a trиs sensйment trouvй qu'il fallait rйgler sur l'instant des dйsirs la facilitй de les satisfaire: la premiиre venue, le premier venu, l'amant ou un autre, un homme est toujours un homme, tous sont presque йgalement bons; et il y a du moins а cela de la consйquence, car pourquoi serait-on plus fidиle а l'amant qu'au mari? Et puis а certain вge tous les hommes sont а peu prиs le mкme homme, toutes les femmes la mкme femme; toutes ces poupйes sortent de chez la mкme marchande de modes, et il n'y a guиre d'autre choix а faire que ce qui tombe le plus commodйment sous la main.

Comme je ne sais rien de ceci par moi-mкme, on m'en a parlй sur un ton si extraordinaire qu'il ne m'a pas йtй possible de bien entendre ce qu'on m'en a dit. Tout ce que j'en ai conзu, c'est que, chez la plupart des femmes, l'amant est comme un des gens de la maison: s'il ne fait pas son devoir, on le congйdie et l'on en prend un autre; s'il trouve mieux ailleurs, ou s'ennuie du mйtier, il quitte, et l'on en prend un autre. Il y a, dit-on, des femmes assez capricieuses pour essayer mкme du maоtre de la maison; car enfin c'est encore une espиce d'homme. Cette fantaisie ne dure pas; quand elle est passйe, on le chasse et l'on en prend un autre, ou s'il s'obstine, on le garde, et l'on en prend un autre.

"Mais, disais-je а celui qui m'expliquait ces йtranges usages, comment une femme vit-elle ensuite avec tous ces autres-lа qui ont ainsi pris ou reзu leur congй? - Bon! reprit-il, elle n'y vit point. On ne se voit plus, on ne se connaоt plus. Si jamais la fantaisie prenait de renouer, on aurait une nouvelle connaissance а faire, et ce serait beaucoup qu'on se souvоnt de s'кtre vus. - Je vous entends, lui dis-je; mais j'ai beau rйduire ces exagйrations, je ne conзois pas comment, aprиs une union si tendre, on peut se voir de sang-froid, comment le coeur ne palpite pas au nom de ce qu'on a une fois aimй, comment on ne tressaillit pas а sa rencontre. - Vous me faites rire, interrompit-il, avec vos tressaillements; vous voudriez donc que nos femmes ne fissent autre chose que tomber en syncope?"

Supprime une partie de ce tableau trop chargй sans doute, place Julie а cфtй du reste, et souviens-toi de mon coeur; je n'ai rien de plus а te dire.

Il faut cependant l'avouer, plusieurs de ces impressions dйsagrйables s'effacent par l'habitude. Si le mal se prйsente avant le bien, il ne l'empкche pas de se montrer а son tour; les charmes de l'esprit et du naturel font valoir ceux de la personne. La premiиre rйpugnance vaincue devient bientфt un sentiment contraire. C'est l'autre point de vue du tableau, et la justice ne permet pas de ne l'exposer que par le cфtй dйsavantageux.

C'est le premier inconvйnient des grandes villes que les hommes y deviennent autres que ce qu'ils sont, et que la sociйtй leur donne pour ainsi dire un кtre diffйrent du leur. Cela est vrai, surtout а Paris, et surtout а l'йgard des femmes, qui tirent des regards d'autrui la seule existence dont elles se soucient. En abordant une dame dans une assemblйe, au lieu d'une Parisienne que vous croyez voir, vous ne voyez qu'un simulacre de la mode. Sa hauteur, son ampleur, sa dйmarche, sa taille, sa gorge, ses couleurs, son air, son regard, ses propos, ses maniиres, rien de tout cela n'est а elle; et si vous la voyiez dans son йtat naturel, vous ne pourriez la reconnaоtre. Or cet йchange est rarement favorable а celles qui le font, et en gйnйral il n'y a guиre а gagner а tout ce qu'on substitue а la nature. Mais on ne l'efface jamais entiиrement; elle s'йchappe toujours par quelque endroit, et c'est dans une certaine adresse а la saisir que consiste l'art d'observer. Cet art n'est pas difficile vis-а-vis des femmes de ce pays; car, comme elles ont plus de naturel qu'elles ne croient en avoir, pour peu qu'on les frйquente assidыment, pour peu qu'on les dйtache de cette йternelle reprйsentation qui leur plaоt si fort, on les voit bientфt comme elles sont; et c'est alors que toute l'aversion qu'elles ont d'abord inspirйe se change en estime et en amitiй.

Voilа ce que j'eus occasion d'observer la semaine derniиre dans une partie de campagne oщ quelques femmes nous avaient assez йtourdiment invitйs, moi et quelques autres nouveaux dйbarquйs, sans trop s'assurer que nous leur convenions, ou peut-кtre pour avoir le plaisir d'y rire de nous а leur aise. Cela ne manqua pas d'arriver le premier jour. Elles nous accablиrent d'abord de traits plaisants et fins, qui tombant toujours sans rejaillir, йpuisиrent bientфt leur carquois. Alors elles s'exйcutиrent de bonne grвce, et ne pouvant nous amener а leur ton, elles furent rйduites а prendre le nфtre. Je ne sais si elles se trouvиrent bien de cet йchange; pour moi, je m'en trouvai а merveille; je vis avec surprise que je m'йclairais plus avec elles que je n'aurais fait avec beaucoup d'hommes. Leur esprit ornait si bien le bon sens, que je regrettais ce qu'elles en avaient mis а le dйfigurer; et je dйplorais, en jugeant mieux des femmes de ce pays, que tant d'aimables personnes ne manquassent de raison que parce qu'elles ne voulaient pas en avoir. Je vis aussi que les grвces familiиres et naturelles effaзaient insensiblement les airs apprкtйs de la ville; car, sans y songer, on prend des maniиres assortissantes aux choses qu'on dit, et il n'y a pas moyen de mettre а des discours sensйs les grimaces de la coquetterie. Je les trouvai plus jolies depuis qu'elles ne cherchaient plus tant а l'кtre, et je sentis qu'elles n'avaient besoin pour plaire que de ne se pas dйguiser. J'osai soupзonner sur ce fondement que Paris, ce prйtendu siиge du goыt, est peut-кtre le lieu du monde oщ il y en a le moins, puisque tous les soins qu'on y prend pour plaire dйfigurent la vйritable beautй.

Nous restвmes ainsi quatre ou cinq jours ensemble, contents les uns des autres et de nous-mкmes. Au lieu de passer en revue Paris et ses folies, nous l'oubliвmes. Tout notre soin se bornait а jouir entre nous d'une sociйtй agrйable et douce. Nous n'eыmes besoin ni de satires ni de plaisanteries pour nous mettre de bonne humeur; et nos ris n'йtaient pas de raillerie, mais de gaietй, comme ceux de ta cousine.

Une autre chose acheva de me faire changer d'avis sur leur compte. Souvent, au milieu de nos entretiens les plus animйs, on venait dire un mot а l'oreille de la maоtresse de la maison. Elle sortait, allait s'enfermer pour йcrire, et ne rentrait de longtemps. Il йtait aisй d'attribuer ces йclipses а quelque correspondance de coeur, ou de celles qu'on appelle ainsi. Une autre femme en glissa lйgиrement un mot qui fut assez mal reзu; ce qui me fit juger que si l'absente manquait d'amants, elle avait au moins des amis. Cependant la curiositй m'ayant donnй quelque attention, quelle fut ma surprise en apprenant que ces prйtendus grisons de Paris йtaient des paysans de la paroisse qui venaient, dans leurs calamitйs, implorer la protection de leur dame; l'un surchargй de tailles а la dйcharge d'un plus riche, l'autre enrфlй dans la milice sans йgard pour son вge et pour ses enfants; l'autre йcrasй d'un puissant voisin par un procиs injuste; l'autre ruinй par la grкle, et dont on exigeait le bail а la rigueur. Enfin tous avaient quelque grвce а demander, tous йtaient patiemment йcoutйs, on n'en rebutait aucun, et le temps attribuй aux billets doux йtait employй а йcrire en faveur de ces malheureux. Je ne saurais te dire avec quel йtonnement j'appris et le plaisir que prenait une femme si jeune et si dissipйe а remplir ces aimables devoirs, et combien peu elle y mettait d'ostentation. Comment! disais-je tout attendri, quand ce serait Julie elle ne ferait pas autrement. Dиs cet instant je ne l'ai plus regardйe qu'avec respect, et tous ses dйfauts sont effacйs а mes yeux.

Sitфt que mes recherches se sont tournйes de ce cфtй, j'ai appris mille choses а l'avantage de ces mкmes femmes que j'avais d'abord trouvйes si insupportables. Tous les йtrangers conviennent unanimement qu'en йcartant les propos а la mode, il n'y a point de pays au monde oщ les femmes soient plus йclairйes, parlent en gйnйral plus sensйment, plus judicieusement, et sachent donner, au besoin, de meilleurs conseils. Otons le jargon de la galanterie et du bel esprit, quel parti tirerons-nous de la conversation d'une Espagnole, d'une Italienne, d'une Allemande? Aucun; et tu sais, Julie, ce qu'il en est communйment de nos Suissesses. Mais qu'on ose passer pour peu galant, et tirer les Franзaises de cette forteresse, dont а la vйritй elles n'aiment guиre а sortir, on trouve encore а qui parler en rase campagne, et l'on croit combattre avec un homme, tant elles savent s'armer de raison et faire de nйcessitй vertu. Quant au bon caractиre, je ne citerai point le zиle avec lequel elles servent leurs amis; car il peut rйgner en cela une certaine chaleur d'amour-propre qui soit de tous les pays; mais quoique ordinairement elles n'aiment qu'elles-mкmes, une longue habitude, quand elles ont assez de constance pour l'acquйrir, leur tient lieu d'un sentiment assez vif: celle qui peuvent supporter un attachement de dix ans le gardent ordinairement toute leur vie, et elles aiment leurs vieux amis plus tendrement, plus sыrement au moins que leurs jeunes amants.

Une remarque assez commune, qui semble кtre а la charge des femmes, est qu'elles font tout en ce pays, et par consйquent plus de mal que de bien; mais ce qui les justifie est qu'elles font le mal poussйes par les hommes, et le bien de leur propre mouvement. Ceci ne contredit point ce que je disais ci-devant, que le coeur n'entre pour rien dans le commerce des deux sexes; car la galanterie franзaise a donnй aux femmes un pouvoir universel qui n'a besoin d'aucun tendre sentiment pour se soutenir. Tout dйpend d'elles: rien ne se fait que par elles ou pour elles; l'Olympe et le Parnasse, la gloire et la fortune, sont йgalement sous leurs lois. Les livres n'ont de prix, les auteurs n'ont d'estime, qu'autant qu'il plaоt aux femmes de leur en accorder; elles dйcident souverainement des plus hautes connaissances, ainsi que des plus agrйables. Poйsie, littйrature, histoire, philosophie, politique mкme; on voit d'abord au style de tous les livres qu'ils sont йcrits pour amuser de jolies femmes, et l'on vient de mettre la Bible en histoires galantes. Dans les affaires, elles ont pour obtenir ce qu'elles demandent un ascendant naturel jusque sur leurs maris, non parce qu'ils sont leurs maris, mais parce qu'ils sont hommes, et qu'il est convenu qu'un homme ne refusera rien а aucune femme, fыt-ce mкme la sienne.

Au reste cette autoritй ne suppose ni attachement ni estime, mais seulement de la politesse et de l'usage du monde; car d'ailleurs il n'est pas moins essentiel а la galanterie franзaise de mйpriser les femmes que de les servir. Ce mйpris est une sorte de titre qui leur en impose: c'est un tйmoignage qu'on a vйcu assez avec elles pour les connaоtre. Quiconque les respecterait passerait а leurs yeux pour un novice, un paladin, un homme qui n'a connu les femmes que dans les romans. Elles se jugent avec tant d'йquitй que les honorer serait кtre indigne de leur plaire; et la premiиre qualitй de l'homme а bonnes fortunes est d'кtre souverainement impertinent.

Quoi qu'il en soit, elles ont beau se piquer de mйchancetй, elles sont bonnes en dйpit d'elles; et voici а quoi surtout leur bontй de coeur est utile. En tout pays les gens chargйs de beaucoup d'affaires sont toujours repoussants et sans commisйration; et Paris йtant le centre des affaires du plus grand peuple de l'Europe, ceux qui les font sont aussi les plus durs des hommes. C'est donc aux femmes qu'on s'adresse pour avoir des grвces; elles sont le recours des malheureux; elles ne ferment point l'oreille а leurs plaintes; elles les йcoutent, les consolent et les servent. Au milieu de la vie frivole qu'elles mиnent, elles savent dйrober des moments а leurs plaisirs pour les donner а leur bon naturel; et si quelques-unes font un infвme commerce des services qu'elles rendent, des milliers d'autres s'occupent tous les jours gratuitement а secourir le pauvre de leur bourse et l'opprimй de leur crйdit. Il est vrai que leurs soins sont souvent indiscrets, et qu'elles nuisent sans scrupule au malheureux qu'elles ne connaissent pas, pour servir le malheureux qu'elles connaissent; mais comment connaоtre tout le monde dans un si grand pays, et que peut faire de plus la bontй d'вme sйparйe de la vйritable vertu, dont le plus sublime effort n'est pas tant de faire le bien que de ne jamais mal faire? A cela prиs, il est certain qu'elles ont du penchant au bien, qu'elles en font beaucoup, qu'elles le font de bon coeur, que ce sont elles seules qui conservent dans Paris le peu d'humanitй qu'on y voit rйgner encore, et que sans elles on verrait les hommes avides et insatiables s'y dйvorer comme des loups.

Voilа ce que je n'aurais point appris si je m'en йtais tenu aux peintures des faiseurs de romans et de comйdies, lesquels voient plutфt dans les femmes des ridicules qu'ils partagent que les bonnes qualitйs qu'ils n'ont pas, ou qui peignent des chefs-d'oeuvre de vertus qu'elles se dispensent d'imiter en les traitant de chimиres, au lieu de les encourager au bien en louant celui qu'elles font rйellement. Les romans sont peut-кtre la derniиre instruction qu'il reste а donner а un peuple assez corrompu pour que tout autre lui soit inutile: je voudrais qu'alors la composition de ces sortes de livres ne fыt permise qu'а des gens honnкtes mais sensibles, dont le coeur se peignоt dans leurs йcrits; а des auteurs qui ne fussent pas au-dessus des faiblesses de l'humanitй, qui ne montrassent pas tout d'un coup la vertu dans le ciel hors de la portйe des hommes, mais qui la leur fissent aimer en la peignant d'abord moins austиre, et puis du sein du vice les y sussent conduire insensiblement.

Je t'en ai prйvenue, je ne suis en rien de l'opinion commune sur le compte des femmes de ce pays. On leur trouve unanimement l'abord le plus enchanteur, les grвces les plus sйduisantes, la coquetterie la plus raffinйe, le sublime de la galanterie, et l'art de plaire au souverain degrй. Moi, je trouve leur abord choquant, leur coquetterie repoussante, leurs maniиres sans modestie. J'imagine que le coeur doit se fermer а toutes leurs avances; et l'on ne me persuadera jamais qu'elles puissent un moment parler de l'amour sans se montrer йgalement incapables d'en inspirer et d'en ressentir.

D'un autre cфtй, la renommйe apprend а se dйfier de leur caractиre; elle les peint frivoles, rusйes, artificieuses, йtourdies, volages, parlant bien, mais ne pensant point, sentant encore moins, et dйpensant ainsi tout leur mйrite en vain babil. Tout cela me paraоt а moi leur кtre extйrieur, comme leurs paniers et leur rouge. Ce sont des vices de parade qu'il faut avoir а Paris, et qui dans le fond couvrent en elles du sens, de la raison, de l'humanitй, du bon naturel. Elles sont moins indiscrиtes, moins tracassiиres que chez nous, moins peut-кtre que partout ailleurs. Elles sont plus solidement instruites, et leur instruction profite mieux а leur jugement. En un mot, si elles me dйplaisent par tout ce qui caractйrise leur sexe qu'elles ont dйfigurй, je les estime par des rapports avec le nфtre qui nous font honneur; et je trouve qu'elles seraient cent fois plutфt des hommes de mйrite que d'aimables femmes.

Conclusion: si Julie n'eыt point existй, si mon coeur eыt pu souffrir quelque autre attachement que celui pour lequel il йtait nй, je n'aurais jamais pris а Paris ma femme, encore moins ma maоtresse: mais je m'y serais fait volontiers une amie; et ce trйsor m'eыt consolй peut-кtre de n'y pas trouver les deux autres.

 

Lettre XXII а Julie

Depuis ta lettre reзue je suis allй tous les jours chez M. Silvestre demander le petit paquet. Il n'йtait toujours point venu; et, dйvorй d'une mortelle impatience, j'ai fait le voyage sept fois inutilement. Enfin la huitiиme, j'ai reзu le paquet. A peine l'ai-je eu dans les mains, que, sans payer le port, sans m'en informer, sans rien dire а personne, je suis sorti comme un йtourdi; et, ne voyant le moment de rentrer chez moi, j'enfilais avec tant de prйcipitation des rues que je ne connaissais point, qu'au bout d'une demi-heure, cherchant la rue de Tournon oщ je loge, je me suis trouvй dans le Marais, а l'autre extrйmitй de Paris. J'ai йtй obligй de prendre un fiacre pour revenir plus promptement; c'est la premiиre fois que cela m'est arrivй le matin pour mes affaires: je ne m'en sers mкme qu'а regret l'aprиs-midi pour quelques visites; car j'ai deux jambes fort bonnes dont je serais bien fвchй qu'un peu plus d'aisance dans ma fortune me fоt nйgliger l'usage.

J'йtais fort embarrassй dans mon fiacre avec mon paquet; je ne voulais l'ouvrir que chez moi, c'йtait ton ordre. D'ailleurs une sorte de voluptй qui me laisse oublier la commoditй dans les choses communes me la fait rechercher avec soin dans les vrais plaisirs. Je n'y puis souffrir aucune sorte de distraction, et je veux avoir du temps et mes aises pour savourer tout ce qui me vient de toi. Je tenais donc ce paquet avec une inquiиte curiositй dont je n'йtais pas le maоtre; je m'efforзais de palper а travers les enveloppes ce qu'il pouvait contenir; et l'on eыt dit qu'il me brыlait les mains а voir les mouvements continuels qu'il faisait de l'une а l'autre. Ce n'est pas qu'а son volume, а son poids, au ton de ta lettre, je n'eusse quelque soupзon de la vйritй; mais le moyen de concevoir comment tu pouvais avoir trouvй l'artiste et l'occasion? Voilа ce que je ne conзois pas encore: c'est un miracle de l'amour; plus il passe ma raison, plus il enchante mon coeur; et l'un des plaisirs qu'il me donne est celui de n'y rien comprendre.

J'arrive enfin, je vole, je m'enferme dans ma chambre, je m'asseye hors d'haleine, je porte une main tremblante sur le cachet. O premiиre influence du talisman! j'ai senti palpiter mon coeur а chaque papier que j'фtais, et je me suis bientфt trouvй tellement oppressй que j'ai йtй forcй de respirer un moment sur la derniиre enveloppe... Julie!... ф ma Julie! le voile est dйchirй... je te vois... je vois tes divins attraits! Ma bouche et mon coeur leur rendent le premier hommage, mes genoux flйchissent... Charmes adorйs, encore une fois vous aurez enchantй mes yeux! Qu'il est prompt, qu'il est puissant, le magique effet de ces traits chйris! Non, il ne faut point, comme tu prйtends, un quart d'heure pour le sentir; une minute, un instant suffit pour arracher de mon sein mille ardents soupirs, et me rappeler avec ton image celle de mon bonheur passй. Pourquoi faut-il que la joie de possйder un si prйcieux trйsor soit mкlйe d'une si cruelle amertume? Avec quelle violence il me rappelle des temps qui ne sont plus! Je crois, en le voyant, te revoir encore; je crois me retrouver а ces moments dйlicieux dont le souvenir fait maintenant le malheur de ma vie, et que le ciel m'a donnйs et ravis dans sa colиre. Hйlas! un instant me dйsabuse, toute la douleur de l'absence se ranime et s'aigrit en m'фtant l'erreur qui l'a suspendue, et je suis comme ces malheureux dont on n'interrompt les tourments que pour les leur rendre plus sensibles. Dieux! quels torrents de flammes mes avides regards puisent dans cet objet inattendu! ф comme il ranime au fond de mon coeur tous les mouvements impйtueux que ta prйsence y faisait naоtre! O Julie, s'il йtait vrai qu'il pыt transmettre а tes sens le dйlire et l'illusion des miens!... Mais pourquoi ne le serait-il pas? Pourquoi des impressions que l'вme porte avec tant d'activitй n'iraient-elles pas aussi loin qu'elle? Ah! chиre amante! oщ que tu sois, quoi que tu fasses au moment oщ j'йcris cette lettre, au moment oщ ton portrait reзoit tout ce que ton idolвtre amant adresse а ta personne, ne sens-tu pas ton charmant visage inondй des pleurs de l'amour et de la tristesse? Ne sens-tu pas tes yeux, tes joues, ta bouche, ton sein, pressйs, comprimйs, accablйs de mes ardents baisers? Ne te sens-tu pas embraser tout entiиre du feu de mes lиvres brыlantes?... Ciel! qu'entends-je? Quelqu'un vient... Ah! serrons, cachons mon trйsor... un importun!... Maudit soit le cruel qui vient troubler des transports si doux!... Puisse-t-il ne jamais aimer... ou vivre loin de ce qu'il aime!

 

Lettre XXIII а Madame d'Orbe

C'est а vous, charmante cousine, qu'il faut rendre compte de l'Opйra; car bien que vous ne m'en parliez point dans vos lettres, et que Julie vous ait gardй le secret, je vois d'oщ lui vient cette curiositй. J'y fus une fois pour contenter la mienne; j'y suis retournй pour vous deux autres fois. Tenez-m'en quitte, je vous prie, aprиs cette lettre. J'y puis retourner encore, y bвiller, y souffrir, y pйrir pour votre service; mais y rester йveillй et attentif, cela ne m'est pas possible.

Avant de vous dire ce que je pense de ce fameux thйвtre, que je vous rende compte de ce qu'on en dit ici; le jugement des connaisseurs pourra redresser le mien si je m'abuse.

L'Opйra de Paris passe а Paris pour le spectacle le plus pompeux, le plus voluptueux, le plus admirable qu'inventa jamais l'art humain. C'est, dit-on, le plus superbe monument de la magnificence de Louis XIV. Il n'est pas si libre а chacun que vous le pensez de dire son avis sur ce grave sujet. Ici l'on peut disputer de tout, hors de la musique et de l'Opйra; il y a du danger а manquer de dissimulation sur ce seul point. La musique franзaise se maintient par une inquisition trиs sйvиre; et la premiиre chose qu'on insinue par forme de leзon а tous les йtrangers qui viennent dans ce pays, c'est que tous les йtrangers conviennent qu'il n'y a rien de si beau dans le reste du monde que l'Opйra de Paris. En effet, la vйritй est que les plus discrets s'en taisent, et n'osent rire qu'entre eux.

Il faut convenir pourtant qu'on y reprйsente а grands frais, non seulement toutes les merveilles de la nature, mais beaucoup d'autres merveilles bien plus grandes que personne n'a jamais vues; et sыrement Pope a voulu dйsigner ce bizarre thйвtre par celui oщ il dit qu'on voit pкle-mкle des dieux, des lutins, des monstres, des rois, des bergers, des fйes, de la fureur, de la joie, un feu, une gigue, une bataille et un bal.

Cet assemblage si magnifique et si bien ordonnй est regardй comme s'il contenait en effet toutes les choses qu'il reprйsente. En voyant paraоtre un temple, on est saisi d'un saint respect; et pour peu que la dйesse en soit jolie, le parterre est а moitiй paпen. On n'est pas si difficile ici qu'а la Comйdie-Franзaise. Ces mкmes spectateurs qui ne peuvent revкtir un comйdien de son personnage ne peuvent а l'Opйra sйparer un acteur du sien. Il semble que les esprits se roidissent contre une illusion raisonnable, et ne s'y prкtent qu'autant qu'elle est absurde et grossiиre. Ou peut-кtre que des dieux leur coыtent moins а concevoir que des hйros. Jupiter йtant d'une autre nature que nous, on en peut penser ce qu'on veut; mais Caton йtait un homme, et combien d'hommes ont le droit de croire que Caton ait pu exister?

L'Opйra n'est donc point ici comme ailleurs une troupe de gens payйs pour se donner en spectacle au public: ce sont, il est vrai, des gens que le public paye et qui se donnent en spectacle; mais tout cela change de nature, attendu que c'est une Acadйmie Royale de musique, une espиce de cour souveraine qui juge sans appel dans sa propre cause, et ne se pique pas autrement de justice ni de fidйlitй. Voilа, cousine, comment, dans certains pays, l'essence des choses tient aux mots, et comment des noms honnкtes suffisent pour honorer ce qui l'est le moins.

Les membres de cette noble Acadйmie ne dйrogent point. En revanche ils sont excommuniйs, ce qui est prйcisйment le contraire de l'usage des autres pays; mais peut-кtre, ayant eu le choix, aiment-ils mieux кtre nobles et damnйs, que roturiers et bйnis. J'ai vu sur le thйвtre un chevalier moderne aussi fier de son mйtier qu'autrefois l'infortunй Labйrius fut humiliй du sien quoiqu'il le fоt par force et ne rйcitвt que ses propres ouvrages. Aussi l'ancien Labйrius ne put-il reprendre sa place au cirque parmi les chevaliers romains; tandis que le nouveau en trouve tous les jours une sur les bancs de la Comйdie-Franзaise parmi la premiиre noblesse du pays; et jamais on n'entendit parler а Rome avec tant de respect de la majestй du peuple romain qu'on parle а Paris de la majestй de l'Opйra.

Voilа ce que j'ai pu recueillir des discours d'autrui sur ce brillant spectacle; que je vous dise а prйsent ce que j'y ai vu moi-mкme.

Figurez-vous une gaine large d'une quinzaine de pieds et longue а proportion, cette gaine est le thйвtre. Aux deux cфtйs on place par intervalles des feuilles de paravent sur lesquelles sont grossiиrement peints les objets que la scиne doit reprйsenter. Le fond est un grand rideau peint de mкme, et presque toujours percй ou dйchirй, ce qui reprйsente des gouffres dans la terre ou des trous dans le ciel, selon la perspective. Chaque personne qui passe derriиre le thйвtre, et touche le rideau, produit en l'йbranlant une sorte de tremblement de terre assez plaisant а voir. Le ciel est reprйsentй par certaines guenilles bleuвtres, suspendues а des bвtons ou а des cordes, comme l'йtendage d'une blanchisseuse. Le soleil, car on l'y voit quelquefois; est un flambeau dans une lanterne. Les chars des dieux et des dйesses sont composйs de quatre solives encadrйes et suspendues а une grosse corde en forme d'escarpolette; entre ces solives est une planche en travers sur laquelle le dieu s'asseye, et sur le devant pend un morceau de grosse toile barbouillйe, qui sert de nuage а ce magnifique char. On voit vers le bas de la machine l'illumination de deux ou trois chandelles puantes et mal mouchйes, qui, tandis que le personnage se dйmиne et crie en branlant dans son escarpolette, l'enfument tout а son aise: encens digne de la divinitй.

Comme les chars sont la partie la plus considйrable des machines de l'Opйra, sur celle-lа vous pouvez juger des autres. La mer agitйe est composйe de longues lanternes angulaires de toile ou de carton bleu qu'on enfile а des broches parallиles, et qu'on fait tourner par des polissons. Le tonnerre est une lourde charrette qu'on promиne sur le cintre, et qui n'est pas le moins touchant instrument de cette agrйable musique. Les йclairs se font avec des pincйes de poix-rйsine qu'on projette sur un flambeau; la foudre est un pйtard au bout d'une fusйe.

Le thйвtre est garni de petites trappes carrйes qui, s'ouvrant au besoin, annoncent que les dйmons vont sortir de la cave. Quand ils doivent s'йlever dans les airs, on leur substitue adroitement de petits dйmons de toile brune empaillйe, ou quelquefois de vrais ramoneurs, qui branlent en l'air suspendus а des cordes, jusqu'а ce qu'ils se perdent majestueusement dans les guenilles dont j'ai parlй. Mais ce qu'il y a de rйellement tragique, c'est quand les cordes sont mal conduites ou viennent а rompre; car alors les esprits infernaux et les dieux immortels tombent, s'estropient, se tuent quelquefois. Ajoutez а tout cela les monstres qui rendent certaines scиnes fort pathйtiques, tels que des dragons, des lйzards, des tortues, des crocodiles, de gros crapauds qui se promиnent d'un air menaзant sur le thйвtre, et font voir а l'Opйra les tentations de saint Antoine. Chacune de ces figures est animйe par un lourdaud de Savoyard qui n'a pas l'esprit de faire la bкte.

Voilа, ma cousine, en quoi consiste а peu prиs l'auguste appareil de l'Opйra, autant que j'ai pu l'observer du parterre а l'aide de ma lorgnette; car il ne faut pas vous imaginer que ces moyens soient fort cachйs et produisent un effet imposant; je ne vous dis en ceci que ce que j'ai aperзu de moi-mкme, et ce que peut apercevoir comme moi tout spectateur non prйoccupй. On assure pourtant qu'il y a une prodigieuse quantitй de machines employйes а faire mouvoir tout cela; on m'a offert plusieurs fois de me les montrer; mais je n'ai jamais йtй curieux de voir comment on fait de petites choses avec de grands efforts.

Le nombre des gens occupйs au service de l'Opйra est inconcevable. L'orchestre et les choeurs composent ensemble prиs de cent personnes: il y a des multitudes de danseurs; tous les rфles sont doubles et triples; c'est-а-dire qu'il y a toujours un ou deux acteurs subalternes prкts а remplacer l'acteur principal, et payйs pour ne rien faire jusqu'а ce qu'il lui plaise de ne plus rien faire а son tour; ce qui ne tarde jamais beaucoup d'arriver. Aprиs quelques reprйsentations, les premiers acteurs, qui sont d'importants personnages, n'honorent plus le public de leur prйsence; ils abandonnent la place а leurs substituts, et aux substituts de leurs substituts. On reзoit toujours le mкme argent а la porte, mais on ne donne plus le mкme spectacle. Chacun prend son billet comme а une loterie, sans savoir quel lot il aura: et quel qu'il soit, personne n'oserait se plaindre; car, afin que vous le sachiez, les nobles membres de cette Acadйmie ne doivent aucun respect au public: c'est le public qui leur en doit.

Je ne vous parlerai point de cette musique; vous la connaissez. Mais ce dont vous ne sauriez avoir d'idйe, ce sont les cris affreux, les longs mugissements dont retentit le thйвtre durant la reprйsentation. On voit les actrices, presque en convulsion, arracher avec violence ces glapissements de leurs poumons, les poings fermйs contre la poitrine, la tкte en arriиre, le visage enflammй, les vaisseaux gonflйs, l'estomac pantelant: on ne sait lequel est le plus dйsagrйablement affectй, de l'oeil ou de l'oreille; leurs efforts font autant souffrir ceux qui les regardent, que leurs chants ceux qui les йcoutent; et ce qu'il y a de plus inconcevable est que ces hurlements sont presque la seule chose qu'applaudissent les spectateurs. A leurs battements de mains, on les prendrait pour des sourds charmйs de saisir par-ci par-lа quelques sons perзants, et qui veulent engager les acteurs а les redoubler. Pour moi, je suis persuadй qu'on applaudit les cris d'une actrice а l'Opйra comme les tours de force d'un bateleur а la foire: la sensation en est dйplaisante et pйnible, on souffre tandis qu'ils durent; mais on est si aise de les voir finir sans accident qu'on en marque volontiers sa joie. Concevez que cette maniиre de chanter est employйe pour exprimer ce que Quinault a jamais dit de plus galant et de plus tendre. Imaginez les Muses, les Grвces, les Amours, Vйnus mкme, s'exprimant avec cette dйlicatesse, et jugez de l'effet! Pour les diables, passe encore; cette musique a quelque chose d'infernal qui ne leur messied pas. Aussi les magies, les йvocations, et toutes les fкtes du sabbat, sont-elles toujours ce qu'on admire le plus а l'Opйra franзais.

A ces beaux sons, aussi justes qu'ils sont doux, se marient trиs dignement ceux de l'orchestre. Figurez-vous un charivari sans fin d'instruments sans mйlodie, un ronron traоnant et perpйtuel de basses; chose la plus lugubre, la plus assommante que j'aie entendue de ma vie, et que je n'ai jamais pu supporter une demi-heure sans gagner un violent mal de tкte. Tout cela forme une espиce de psalmodie а laquelle il n'y a pour l'ordinaire ni chant ni mesure. Mais quand par hasard il se trouve quelque air un peu sautillant, c'est un trйpignement universel; vous entendez tout le parterre en mouvement suivre а grand'peine et а grand bruit un certain homme de l'orchestre. Charmйs de sentir un moment cette cadence qu'ils sentent si peu, ils se tourmentent l'oreille, la voix, les bras, les pieds, et tout le corps, pour courir aprиs la mesure toujours prкte а leur йchapper; au lieu que l'Allemand et l'Italien, qui en sont intimement affectйs, la sentent et la suivent sans aucun effort; et n'ont jamais besoin de la battre. Du moins Regianino m'a-t-il souvent dit que dans les opйras d'Italie oщ elle est si sensible et si vive, on n'entend, on ne voit jamais dans l'orchestre ni parmi les spectateurs le moindre mouvement qui la marque. Mais tout annonce en ce pays la duretй de l'organe musical; les voix y sont rudes et sans douceur, les inflexions вpres et fortes, les sons forcйs et traоnants; nulle cadence, nul accent mйlodieux dans les airs du peuple: les instruments militaires, les fifres de l'infanterie, les trompettes de la cavalerie, tous les cors, tous les hautbois, les chanteurs des rues, les violons des guinguettes, tout cela est d'un faux а choquer l'oreille la moins dйlicate. Tous les talents ne sont pas donnйs aux mкmes hommes; et en gйnйral le Franзais paraоt кtre de tous les peuples de l'Europe celui qui a le moins d'aptitude а la musique. Milord Edouard prйtend que les Anglais en ont aussi peu; mais la diffйrence est que ceux-ci le savent et ne s'en soucient guиre, au lieu que les Franзais renonceraient а mille justes droits, et passeraient condamnation sur toute autre chose, plutфt que de convenir qu'ils ne sont pas les premiers musiciens du monde. Il y en a mкme qui regarderaient volontiers la musique а Paris comme une affaire d'Etat, peut-кtre parce que c'en fut une а Sparte de couper deux cordes а la lyre de Timothйe: а cela vous sentez qu'on n'a rien а dire. Quoi qu'il en soit, l'Opйra de Paris pourrait кtre une fort belle institution politique, qu'il n'en plairait pas davantage aux gens de goыt. Revenons а ma description.

Les ballets, dont il me reste а vous parler, sont la partie la plus brillante de cet Opйra; et considйrйs sйparйment, ils font un spectacle agrйable, magnifique, et vraiment thйвtral; mais ils servent comme partie constitutive de la piиce, et c'est en cette qualitй qu'il les faut considйrer. Vous connaissez les opйras de Quinault; vous savez comment les divertissements y sont employйs: c'est а peu prиs de mкme, ou encore pis, chez ses successeurs. Dans chaque acte l'action est ordinairement coupйe au moment le plus intйressant par une fкte qu'on donne aux acteurs assis, et que le parterre voit debout. Il arrive de lа que les personnages de la piиce sont absolument oubliйs, ou bien que les spectateurs regardent les acteurs qui regardent autre chose. La maniиre d'amener ces fкtes est simple: si le prince est joyeux, on prend part а sa joie, et l'on danse; s'il est triste, on veut l'йgayer, et l'on danse. J'ignore si c'est la mode а la cour de donner le bal aux rois quand ils sont de mauvaise humeur: ce que je sais par rapport а ceux-ci, c'est qu'on ne peut trop admirer leur constance stoпque а voir des gavottes ou йcouter des chansons, tandis qu'on dйcide quelquefois derriиre le thйвtre de leur couronne ou de leur sort. Mais il y a bien d'autres sujets de danse: les plus graves actions de la vie se font en dansant. Les prкtres dansent, les soldats dansent, les dieux dansent, les diables dansent; on danse jusque dans les enterrements, et tout danse а propos de tout.

La danse est donc le quatriиme des beaux-arts employйs dans la constitution de la scиne lyrique; mais les trois autres concourent а l'imitation; et celui-lа, qu'imite-t-il? Rien. Il est donc hors d'oeuvre quand il n'est employй que comme danse: car que font des menuets, des rigodons, des chaconnes, dans une tragйdie? Je dis plus: il n'y serait pas moins dйplacй s'il imitait quelque chose, parce que, de toutes les unitйs, il n'y en a point de plus indispensable que celle du langage; et un opйra oщ l'action se passerait moitiй en chant, moitiй en danse, serait plus ridicule encore que celui oщ l'on parlerait moitiй franзais, moitiй italien.

Non contents d'introduire la danse comme partie essentielle de la scиne lyrique, ils se sont mкme efforcйs d'en faire quelquefois le sujet principal, et ils ont des opйras appelйs ballets qui remplissent si mal leur titre, que la danse n'y est pas moins dйplacйe que dans tous les autres. La plupart de ces ballets forment autant de sujets sйparйs que d'actes, et ces sujets sont liйs entre eux par de certaines relations mйtaphysiques dont le spectateur ne se douterait jamais si l'auteur n'avait soin de l'en avertir dans un prologue. Les saisons, les вges, les sens, les йlйments; je demande quel rapport ont tous ces titres а la danse, et ce qu'ils peuvent offrir de ce genre а l'imagination. Quelques-uns mкme sont purement allйgoriques, comme le carnaval et la folie; et ce sont les plus insupportables de tous, parce que, avec beaucoup d'esprit et de finesse, ils n'ont ni sentiments, ni tableaux, ni situations, ni chaleur, ni intйrкt, ni rien de tout ce qui peut donner prise а la musique, flatter le coeur, et nourrir l'illusion. Dans ces prйtendus ballets l'action se passe toujours en chant, la danse interrompt toujours l'action, ou ne s'y trouve que par occasion, et n'imite rien. Tout ce qu'il arrive, c'est que ces ballets ayant encore moins d'intйrкt que les tragйdies, cette interruption y est moins remarquйe; s'ils йtaient moins froids, on en serait plus choquй: mais un dйfaut couvre l'autre, et l'art des auteurs pour empкcher que la danse ne lasse, c'est de faire en sorte que la piиce ennuie.

Ceci me mиne insensiblement а des recherches sur la vйritable constitution du drame lyrique, trop йtendues pour entrer dans cette lettre, et qui me jetteraient loin de mon sujet: j'en ai fait une petite dissertation а part que vous trouverez ci-jointe, et dont vous pourrez causer avec Regianino. Il me reste а vous dire sur l'Opйra franзais que le plus grand dйfaut que j'y crois remarquer est un faux goыt de magnificence, par lequel on a voulu mettre en reprйsentation le merveilleux, qui, n'йtant fait que pour кtre imaginй, est aussi bien placй dans un poиme йpique que ridiculement sur un thйвtre. J'aurais eu peine а croire, si je ne l'avais vu, qu'il se trouvвt des artistes assez imbйciles pour vouloir imiter le char du soleil, et des spectateurs assez enfants pour aller voir cette imitation. La Bruyиre ne concevait pas comment un spectacle aussi superbe que l'Opйra pouvait l'ennuyer а si grands frais. Je le conзois bien, moi, qui ne suis pas un La Bruyиre; et je soutiens que, pour tout homme qui n'est pas dйpourvu du goыt des beaux-arts, la musique franзaise, la danse et le merveilleux mкlйs ensemble, feront toujours de l'Opйra de Paris le plus ennuyeux spectacle qui puisse exister. Aprиs tout, peut-кtre n'en faut-il pas aux Franзais de plus parfaits, au moins quant а l'exйcution: non qu'ils ne soient trиs en йtat de connaоtre la bonne, mais parce qu'en ceci le mal les amuse plus que le bien. Ils aiment mieux railler qu'applaudir; le plaisir de la critique les dйdommage de l'ennui du spectacle; et il leur est plus agrйable de s'en moquer, quand ils n'y sont plus, que de s'y plaire tandis qu'ils y sont.

 

Lettre XXIV de Julie

Oui, oui, je le vois bien, l'heureuse Julie t'est toujours chиre. Ce mкme feu qui brillait jadis dans tes yeux se fait sentir dans ta derniиre lettre: j'y retrouve toute l'ardeur qui m'anime, et la mienne s'en irrite encore. Oui, mon ami, le sort a beau nous sйparer, pressons nos coeurs l'un contre l'autre, conservons par la communication leur chaleur naturelle contre le froid de l'absence et du dйsespoir, et que tout ce qui devrait relвcher notre attachement ne serve qu'а le resserrer sans cesse.

Mais admire ma simplicitй; depuis que j'ai reзu cette lettre, j'йprouve quelque chose des charmants effets dont elle parle; et ce badinage du talisman, quoique inventй par moi-mкme, ne laisse pas de me sйduire et de me paraоtre une vйritй. Cent fois le jour, quand je suis seule, un tressaillement me saisit comme si je te sentais prиs de moi. Je m'imagine que tu tiens mon portrait, et je suis si folle que je crois sentir l'impression des caresses que tu lui fais et des baisers que tu lui donnes; ma bouche croit les recevoir, mon tendre coeur croit les goыter. O douces illusions! ф chimиres! derniиres ressources des malheureux! ah! s'il se peut, tenez-nous lieu de rйalitй! Vous кtes quelque chose encore а ceux pour qui le bonheur n'est plus rien.

Quant а la maniиre dont je m'y suis prise pour avoir ce portrait, c'est bien un soin de l'amour; mais crois que s'il йtait vrai qu'il fоt des miracles, ce n'est pas celui-lа qu'il aurait choisi. Voici le mot de l'йnigme. Nous eыmes il y a quelque temps ici un peintre en miniature venant d'Italie; il avait des lettres de milord Edouard, qui peut-кtre en les lui donnant avait en vue ce qui est arrivй. M. d'Orbe voulut profiter de cette occasion pour avoir le portrait de ma cousine; je voulus l'avoir aussi. Elle et ma mиre voulurent avoir le mien, et а ma priиre le peintre en fit secrиtement une seconde copie. Ensuite, sans m'embarrasser de copie ni d'original, je choisis subtilement le plus ressemblant des trois pour te l'envoyer. C'est une friponnerie dont je ne me suis pas fait un grand scrupule; car un peu de ressemblance de plus ou de moins n'importe guиre а ma mиre et а ma cousine; mais les hommages que tu rendrais а une autre figure que la mienne seraient une espиce d'infidйlitй d'autant plus dangereuse que mon portrait serait mieux que moi; et je ne veux point, comme que ce soit, que tu prennes du goыt pour des charmes que je n'ai pas. Au reste, il n'a pas dйpendu de moi d'кtre un peu plus soigneusement vкtue; mais on ne m'a pas йcoutйe, et mon pиre lui-mкme a voulu que le portrait demeurвt tel qu'il est. Je te prie au moins de croire qu'exceptй la coiffure, cet ajustement n'a point йtй pris sur le mien, que le peintre a tout fait de sa grвce et qu'il a ornй ma personne des ouvrages de son imagination.

 

Lettre XXV а Julie

Il faut, chиre Julie, que je te parle encore de ton portrait; non plus dans ce premier enchantement auquel tu fus si sensible, mais au contraire avec le regret d'un homme abusй par un faux espoir, et que rien ne peut dйdommager de ce qu'il a perdu. Ton portrait a de la grвce et de la beautй, mкme de la tienne; il est assez ressemblant, et peint par un habile homme; mais pour en кtre content, il faudrait ne te pas connaоtre.

La premiиre chose que je lui reproche est de te ressembler et de n'кtre pas toi, d'avoir ta figure et d'кtre insensible. Vainement le peintre a cru rendre exactement tes yeux et tes traits; il n'a point rendu ce doux sentiment qui les vivifie, et sans lequel, tout charmants qu'ils sont, ils ne seraient rien. C'est dans ton coeur, ma Julie, qu'est le fard de ton visage, et celui-lа ne s'imite point. Ceci tient, je l'avoue, а l'insuffisance de l'art; mais c'est au moins la faute de l'artiste de n'avoir pas йtй exact en tout ce qui dйpendait de lui. Par exemple, il a placй la racine des cheveux trop loin des tempes, ce qui donne au front un contour moins agrйable, et moins de finesse au regard. Il a oubliй les rameaux de pourpre que font а cet endroit deux ou trois petites veines sous la peau, а peu prиs comme dans ces fleurs d'iris que nous considйrions un jour au jardin de Clarens. Le coloris des joues est trop prиs des yeux, et ne se fond pas dйlicieusement en couleur de rose vers le bas du visage comme sur le modиle; on dirait que c'est du rouge artificiel plaquй comme le carmin des femmes de ce pays. Ce dйfaut n'est pas peu de chose, car il te rend l'oeil moins doux et l'air plus hardi.

Mais, dis-moi, qu'a-t-il fait de ces nichйes d'amours qui se cachent aux deux coins de ta bouche, et que dans mes jours fortunйs j'osais rйchauffer quelquefois de la mienne? Il n'a point donnй leur grвce а ces coins, il n'a pas mis а cette bouche ce tour agrйable et sйrieux qui change tout а coup а ton moindre sourire, et porte au coeur je ne sais quel enchantement inconnu, je ne sais quel soudain ravissement que rien ne peut exprimer. Il est vrai que ton portrait ne peut passer du sйrieux au sourire. Ah! c'est prйcisйment de quoi je me plains: pour pouvoir exprimer tous tes charmes, il faudrait te peindre dans tous les instants de ta vie.

Passons au peintre d'avoir omis quelques beautйs; mais en quoi il n'a pas fait moins de tort а ton visage, c'est d'avoir omis les dйfauts. Il n'a point fait cette tache presque imperceptible que tu as sous l'oeil droit, ni celle qui est au cou du cфtй gauche. Il n'a point mis... ф dieux! cet homme йtait-il de bronze?... il a oubliй la petite cicatrice qui t'est restйe sous la lиvre. Il t'a fait les cheveux et les sourcils de la mкme couleur, ce qui n'est pas: les sourcils sont plus chвtains, et les cheveux plus cendrйs:

Bionda testa, occhi azurri, e bruno ciglio.

Il a fait le bas du visage exactement ovale; il n'a pas remarquй cette lйgиre sinuositй qui, sйparant le menton des joues, rend leur contour moins rйgulier et plus gracieux. Voilа les dйfauts les plus sensibles. Il en a omis beaucoup d'autres, et je lui en sais fort mauvais grй; car ce n'est pas seulement de tes beautйs que je suis amoureux, mais de toi tout entiиre telle que tu es. Si tu ne veux pas que le pinceau te prкte rien, moi, je ne veux pas qu'il t'фte rien; et mon coeur se soucie aussi peu des attraits que tu n'as pas, qu'il est jaloux de ce qui tient leur place.

Quant а l'ajustement, je le passerai d'autant moins que, parйe ou nйgligйe, je t'ai toujours vue mise avec beaucoup plus de goыt que tu ne l'es dans ton portrait. La coiffure est trop chargйe: on me dira qu'il n'y a que des fleurs; eh bien! ces fleurs sont de trop. Te souviens-tu de ce bal oщ tu portais ton habit а la valaisane, et oщ ta cousine dit que je dansais en philosophe? Tu n'avais pour toute coiffure qu'une longue tresse de tes cheveux roulйe autour de ta tкte et rattachйe avec une aiguille d'or, а la maniиre des villageoises de Berne. Non, le soleil ornй de tous ses rayons n'a pas l'йclat dont tu frappais les yeux et les coeurs, et sыrement quiconque te vit ce jour-lа ne t'oubliera de sa vie. C'est ainsi, ma Julie, que tu dois кtre coiffйe; c'est l'or de tes cheveux qui doit parer ton visage, et non cette rose qui les cache et que ton teint flйtrit. Dis а la cousine, car je reconnais ses soins et son choix, que ces fleurs dont elle a couvert et profanй ta chevelure ne sont pas de meilleur goыt que celles qu'elle recueille dans l'Adone, et qu'on peut leur passer de supplйer а la beautй, mais non de la cacher.

A l'йgard du buste, il est singulier qu'un amant soit lа-dessus plus sйvиre qu'un pиre; mais en effet je ne t'y trouve pas vкtue avec assez de soin. Le portrait de Julie doit кtre modeste comme elle. Amour! ces secrets n'appartiennent qu'а toi. Tu dis que le peintre a tout tirй de son imagination. Je le crois, je le crois! Ah! s'il eыt aperзu le moindre de ces charmes voilйs, ses yeux l'eussent dйvorй, mais sa main n'eыt point tentй de les peindre; pourquoi faut-il que son art tйmйraire ait tentй de les imaginer? Ce n'est pas seulement un dйfaut de biensйance, je soutiens que c'est encore un dйfaut de goыt. Oui, ton visage est trop chaste pour supporter le dйsordre de ton sein; on voit que l'un de ces deux objets doit empкcher l'autre de paraоtre; il n'y a que le dйlire de l'amour qui puisse les accorder; et quand sa main ardente ose dйvoiler celui que la pudeur couvre, l'ivresse et le trouble de tes yeux dit alors que tu l'oublies, et non que tu l'exposes.

Voilа la critique qu'une attention continuelle m'a fait faire de ton portrait. J'ai conзu lа-dessus le dessein de le reformer selon mes idйes. Je les ai communiquйes а un peintre habile; et, sur ce qu'il a dйjа fait, j'espиre te voir bientфt plus semblable а toi-mкme. De peur de gвter le portrait, nous essayons les changements sur une copie que je lui en ai fait faire, et il ne les transporte sur l'original que quand nous sommes bien sыrs de leur effet. Quoique je dessine assez mйdiocrement, cet artiste ne peut se lasser d'admirer la subtilitй de mes observations; il ne comprend pas combien celui qui me les dicte est un maоtre plus savant que lui. Je lui parais aussi quelquefois fort bizarre: il dit que je suis le premier amant qui s'avise de cacher des objets qu'on n'expose jamais assez au grй des autres; et quand je lui rйponds que c'est pour mieux te voir tout entiиre que je t'habille avec tant de soin, il me regarde comme un fou. Ah! que ton portrait serait bien plus touchant, si je pouvais inventer des moyens d'y montrer ton вme avec ton visage, et d'y peindre а la fois ta modestie et tes attraits! Je te jure, ma Julie, qu'ils gagneront beaucoup а cette rйforme. On n'y voyait que ceux qu'avait supposйs le peintre, et le spectateur йmu les supposera tels qu'ils sont. Je ne sais quel enchantement secret rиgne dans ta personne; mais tout ce qui la touche semble y participer; il ne faut qu'apercevoir un coin de ta robe pour adorer celle qui la porte. On sent, en regardant ton ajustement, que c'est partout le voile des grвces qui couvre la beautй; et le goыt de ta modeste parure semble annoncer au coeur tous les charmes qu'elle recиle.

 

Lettre XXVI а Julie

Julie, ф Julie! ф toi qu'un temps j'osais appeler mienne, et dont je profane aujourd'hui le nom! la plume йchappe а ma main tremblante; mes larmes inondent le papier; j'ai peine а former les premiers traits d'une lettre qu'il ne fallait jamais йcrire; je ne puis ni me taire ni parler. Viens, honorable et chиre image, viens йpurer et raffermir un coeur avili par la honte et brisй par le repentir. Soutiens mon courage qui s'йteint; donne а mes remords la force d'avouer le crime involontaire que ton absence m'a laissй commettre.

Que tu vas avoir de mйpris pour un coupable, mais bien moins que je n'en ai moi-mкme. Quelque abject que j'aille кtre а tes yeux, je le suis cent fois plus aux miens propres; car, en me voyant tel que je suis, ce qui m'humilie le plus encore, c'est de te voir, de te sentir au fond de mon coeur, dans un lieu dйsormais si peu digne de toi, et de songer que le souvenir des plus vrais plaisirs de l'amour n'a pu garantir mes sens d'un piиge sans appas et d'un crime sans charmes.

Tel est l'excиs de ma confusion, qu'en recourant а ta clйmence je crains mкme de souiller tes regards sur ces lignes par l'aveu de mon forfait. Pardonne, вme pure et chaste, un rйcit que j'йpargnerais а ta modestie, s'il n'йtait un moyen d'expier mes йgarements. Je suis indigne, de tes bontйs, je le sais; je suis vil, bas, mйprisable; mais au moins je ne serai ni faux ni trompeur, et j'aime mieux que tu m'фtes ton coeur et la vie que de t'abuser un seul moment. De peur d'кtre tentй de chercher des excuses qui ne me rendraient que plus criminel, je me bornerai а te faire un dйtail exact de ce qui m'est arrivй. Il sera aussi sincиre que mon regret; c'est tout ce que je me permettrai de dire en ma faveur.

J'avais fait connaissance avec quelques officiers aux gardes et autres jeunes gens de nos compatriotes, auxquels je trouvais un mйrite naturel, que j'avais regret de voir gвter par l'imitation de je ne sais quels faux airs qui ne sont pas faits pour eux. Ils se moquaient а leur tour de me voir conserver dans Paris la simplicitй des antiques moeurs helvйtiques. Ils prirent mes maximes et mes maniиres pour des leзons indirectes dont ils furent choquйs, et rйsolurent de me faire changer de ton а quelque prix que ce fыt. Aprиs plusieurs tentatives qui ne rйussirent point, ils en firent une mieux concertйe qui n'eut que trop de succиs. Hier matin ils vinrent me proposer d'aller souper chez la femme d'un colonel, qu'ils me nommиrent, et qui, sur le bruit de ma sagesse, avait, disaient-ils, envie de faire connaissance avec moi. Assez sot pour donner dans ce persiflage, je leur reprйsentai qu'il serait mieux d'aller premiиrement lui faire visite; mais ils se moquиrent de mon scrupule, me disant que la franchise suisse ne comportait pas tant de faзons, et que ces maniиres cйrйmonieuses ne serviraient qu'а lui donner mauvaise opinion de moi. A neuf heures nous nous rendоmes donc chez la dame. Elle vint nous recevoir sur l'escalier, ce que je n'avais encore observй nulle part. En entrant je vis а des bras de cheminйes de vieilles bougies qu'on venait d'allumer, et partout, un certain air d'apprкt qui ne me plut point. La maоtresse de la maison me parut jolie, quoique un peu passйe; d'autres femmes а peu prиs du mкme вge et d'une semblable figure йtaient avec elle; leur parure, assez brillante, avait plus d'йclat que de goыt; mais j'ai dйjа remarquй que c'est un point sur lequel on ne peut guиre juger en ce pays de l'йtat d'une femme.

Les premiers compliments se passиrent а peu prиs comme partout; l'usage du monde apprend а les abrйger ou а les tourner vers l'enjouement avant qu'ils ennuient. Il n'en fut pas tout а fait de mкme sitфt que la conversation devint gйnйrale et sйrieuse. Je crus trouver а ces dames un air contraint et gкnй, comme si ce ton ne leur eыt pas йtй familier; et, pour la premiиre fois depuis que j'йtais а Paris, je vis des femmes embarrassйes а soutenir un entretien raisonnable. Pour trouver une matiиre aisйe, elles se jetиrent sur leurs affaires de famille; et comme je n'en connaissais pas une, chacune dit de la sienne ce qu'elle voulut. Jamais je n'avais tant ouп parler de M. le colonel; ce qui m'йtonnait dans un pays oщ l'usage est d'appeler les gens par leurs noms plus que par leurs titres, et oщ ceux qui ont celui-lа en portent ordinairement d'autres.

Cette fausse dignitй fit bientфt place а des maniиres plus naturelles. On se mit а causer tout bas; et, reprenant sans y penser un ton de familiaritй peu dйcente, on chuchetait, on souriait en me regardant, tandis que la dame de la maison me questionnait sur l'йtat de mon coeur d'un certain ton rйsolu qui n'йtait guиre propre а le gagner. On servit; et la libertй de la table, qui semble confondre tous les йtats, mais qui met chacun а sa place sans qu'il y songe, acheva de m'apprendre en quel lieu j'йtais. Il йtait trop tard pour m'en dйdire. Tirant donc ma sыretй de ma rйpugnance, je consacrai cette soirйe а ma fonction d'observateur, et rйsolus d'employer а connaоtre cet ordre de femmes la seule occasion que j'en aurais de ma vie. Je tirai peu de fruit de mes remarques; elles avaient si peu d'idйes de leur йtat prйsent, si peu de prйvoyance pour l'avenir, et, hors du jargon de leur mйtier, elles йtaient si stupides а tous йgards, que le mйpris effaзa bientфt la pitiй que j'avais d'abord pour elles. En parlant du plaisir mкme, je vis qu'elles йtaient incapables d'en ressentir. Elles me parurent d'une violente aviditй pour tout ce qui pouvait tenter leur avarice: а cela prиs, je n'entendis sortir de leur bouche aucun mot qui partоt du coeur. J'admirai comment d'honnкtes gens pouvaient supporter une sociйtй si dйgoыtante. C'eыt йtй leur imposer une peine cruelle, а mon avis, que de les condamner au genre de vie qu'ils choisissaient eux-mкmes.

Cependant le souper se prolongeait et devenait bruyant. Au dйfaut de l'amour, le vin йchauffait les convives. Les discours n'йtaient pas tendres, mais dйshonnкtes, et les femmes tвchaient d'exciter, par le dйsordre de leur ajustement, les dйsirs qui l'auraient dы causer. D'abord tout cela ne fit sur moi qu'un effet contraire, et tous leurs efforts pour me sйduire ne servaient qu'а me rebuter. Douce pudeur, disais-je en moi-mкme, suprкme voluptй de l'amour, que de charmes perd une femme au moment qu'elle renonce а toi! combien, si elles connaissaient ton empire, elles mettraient de soin а te conserver, sinon par honnкtetй, du moins par coquetterie! Mais on ne joue point la pudeur. Il n'y a pas d'artifice plus ridicule que celui qui la veut imiter. Quelle diffйrence, pensais-je encore, de la grossiиre impudence de ces crйatures et de leurs йquivoques licencieuses а ces regards timides et passionnйs, а ces propos pleins de modestie, de grвce et de sentiments, dont... Je n'osais achever, je rougissais de ces indignes comparaisons... Je me reprochais comme autant de crimes les charmants souvenirs qui me poursuivaient malgrй moi... En quels lieux osais-je penser а celle... Hйlas! ne pouvant йcarter de mon coeur une trop chиre image, je m'efforзais de la voiler.

Le bruit, les propos que j'entendais, les objets qui frappaient mes yeux, m'йchauffиrent insensiblement; mes deux voisines ne cessaient de me faire des agaceries, qui furent enfin poussйes trop loin pour me laisser de sang-froid. Je sentis que ma tкte s'embarrassait: j'avais toujours bu mon vin fort trempй, j'y mis plus d'eau encore, et enfin je m'avisai de la boire pure. Alors seulement je m'aperзus que cette eau prйtendue йtait du vin blanc, et que j'avais йtй trompй tout le long du repas. Je ne fis point des plaintes qui ne m'auraient attirй que des railleries, je cessai de boire, il n'йtait plus temps; le mal йtait fait. L'ivresse ne tarda pas а m'фter le peu de connaissance qui me restait. Je fus surpris, en revenant а moi, de me trouver dans un cabinet reculй, entre les bras d'une de ces crйatures, et j'eus au mкme instant le dйsespoir de me sentir aussi coupable que je pouvais l'кtre.

J'ai fini ce rйcit affreux: qu'il ne souille plus tes regards ni ma mйmoire. O toi dont j'attends mon jugement, j'implore ta rigueur, je la mйrite. Quel que soit mon chвtiment, il me sera moins cruel que le souvenir de mon crime.

 

Lettre XXVII. Rйponse

Rassurez-vous sur la crainte de m'avoir irritйe; votre lettre m'a donnй plus de douleur que de colиre. Ce n'est pas moi, c'est vous que vous avez offensй par un dйsordre auquel le coeur n'eut point de part. Je n'en suis que plus affligйe; j'aimerais mieux vous voir m'outrager que vous avilir, et le mal que vous vous faites est le seul que je ne puis vous pardonner.

A ne regarder que la faute dont vous rougissez, vous vous trouvez bien plus coupable que vous ne l'кtes, et je ne vois guиre en cette occasion que de l'imprudence а vous reprocher. Mais ceci vient de plus loin, et tient а une plus profonde racine, que vous n'apercevez pas, et qu'il faut que l'amitiй vous dйcouvre.

Votre premiиre erreur est d'avoir pris une mauvaise route en entrant dans le monde: plus vous avancez, plus vous vous йgarez; et je vois en frйmissant que vous кtes perdu si vous ne revenez sur vos pas. Vous vous laissez conduire insensiblement dans le piиge que j'avais craint. Les grossiиres amorces du vice ne pouvaient d'abord vous sйduire; mais la mauvaise compagnie a commencй par abuser votre raison pour corrompre votre vertu, et fait dйjа sur vos moeurs le premier essai de ses maximes.

Quoique vous ne m'ayez rien dit en particulier des habitudes que vous vous кtes faites а Paris, il est aisй de juger de vos sociйtйs par vos lettres, et de ceux qui vous montrent les objets par votre maniиre de les voir. Je ne vous ai point cachй combien j'йtais peu contente de vos relations: vous avez continuй sur le mкme ton, et mon dйplaisir n'a fait qu'augmenter. En vйritй, l'on prendrait ces lettres pour les sarcasmes d'un petit-maоtre plutфt que pour les relations d'un philosophe, et l'on a peine а les croire de la mкme main que celles que vous m'йcriviez autrefois. Quoi! vous pensez йtudier les hommes dans les petites maniиres de quelques coteries de prйcieuses ou de gens dйsoeuvrйs; et ce vernis extйrieur et changeant, qui devait а peine frapper vos yeux, fait le fond de toutes vos remarques! Etait-ce la peine de recueillir avec tant de soin des usages et des biensйances qui n'existeront plus dans dix ans d'ici, tandis que les ressorts йternels du coeur humain, le jeu secret et durable des passions йchappent а vos recherches? Prenons votre lettre sur les femmes, qu'y trouverai-je qui puisse m'apprendre а les connaоtre? Quelque description de leur parure, dont tout le monde est instruit; quelques observations malignes sur leurs maniиres de se mettre et de se prйsenter; quelque idйe du dйsordre d'un petit nombre injustement gйnйralisйe: comme si tous les sentiments honnкtes йtaient йteints а Paris, et que toutes les femmes y allassent en carrosse et aux premiиres loges! M'avez-vous rien dit qui m'instruise solidement de leurs goыts, de leurs maximes, de leur vrai caractиre, et n'est-il pas bien йtrange qu'en parlant des femmes d'un pays un homme sage ait oubliй ce qui regarde les soins domestiques et l'йducation des enfants? La seule chose qui semble кtre de vous dans toute cette lettre, c'est le plaisir avec lequel vous louez leur bon naturel, et qui fait honneur au vфtre. Encore n'avez-vous fait en cela que rendre justice au sexe en gйnйral; et dans quel pays du monde la douceur et la commisйration ne sont-elles pas l'aimable partage des femmes?

Quelle diffйrence de tableau si vous m'eussiez peint ce que vous aviez vu plutфt que ce qu'on vous avait dit, ou du moins que vous n'eussiez consultй que des gens sensйs! Faut-il que vous, qui avez tant pris de soins а conserver votre jugement, alliez le perdre, comme de propos dйlibйrй, dans le commerce d'une jeunesse inconsidйrйe, qui ne cherche, dans la sociйtй des sages, qu'а les sйduire, et non pas а les imiter! Vous regardez а de fausses convenances d'вge qui ne vous vont point, et vous oubliez celles de lumiиres et de raison qui vous sont essentielles. Malgrй tout votre emportement, vous кtes le plus facile des hommes; et, malgrй la maturitй de votre esprit, vous vous laissez tellement conduire par ceux avec qui vous vivez, que vous ne sauriez frйquenter des gens de votre вge sans en descendre et redevenir enfant. Ainsi vous vous dйgradez en pensant vous assortir, et c'est vous mettre au-dessous de vous-mкme que de ne pas choisir des amis plus sages que vous.

Je ne vous reproche point d'avoir йtй conduit sans le savoir dans une maison dйshonnкte; mais je vous reproche d'y avoir йtй conduit par de jeunes officiers que vous ne deviez pas connaоtre, ou du moins auxquels vous ne deviez pas laisser diriger vos amusements. Quant au projet de les ramener а vos principes, j'y trouve plus de zиle que de prudence; si vous кtes trop sйrieux pour кtre leur camarade, vous кtes trop jeune pour кtre leur Mentor, et vous ne devez vous mкler de rйformer autrui que quand vous n'aurez plus rien а faire en vous-mкme.

Une seconde faute, plus grave encore et beaucoup moins pardonnable, est d'avoir pu passer volontairement la soirйe dans un lieu si peu digne de vous, et de n'avoir pas fui dиs le premier instant oщ vous avez connu dans quelle maison vous йtiez. Vos excuses lа-dessus sont pitoyables. Il йtait trop tard pour s'en dйdire! comme s'il y avait quelque espиce de biensйance en de pareils lieux, ou que la biensйance dыt jamais l'emporter sur la vertu qu'il fыt jamais trop tard pour s'empкcher de mal faire! Quant а la sйcuritй que vous tirez de votre rйpugnance, je n'en dirai rien, l'йvйnement vous a montrй combien elle йtait fondйe. Parlez plus franchement а celle qui sait lire dans votre coeur; c'est la honte qui vous retint. Vous craignоtes qu'on ne se moquвt de vous en sortant; un moment de huйe vous fit peur, et vous aimвtes mieux vous exposer aux remords qu'а la raillerie. Savez-vous bien quelle maxime vous suivоtes en cette occasion? Celle qui la premiиre introduit le vice dans une вme bien nйe, йtouffe la voix de la conscience par la clameur publique, et rйprime l'audace de bien faire par la crainte du blвme. Tel vaincrait les tentations, qui succombe aux mauvais exemples, tel rougit d'кtre modeste et devient effrontй par honte; et cette mauvaise honte corrompt plus de coeurs honnкtes que les mauvaises inclinations. Voilа surtout de quoi vous avez а prйserver le vфtre; car, quoi que vous fassiez, la crainte du ridicule que vous mйprisez vous domine pourtant malgrй vous. Vous braveriez plutфt cent pйrils qu'une raillerie, et l'on ne vit jamais tant de timiditй jointe а une вme aussi intrйpide.

Sans vous йtaler contre ce dйfaut des prйceptes de morale que vous savez mieux que moi, je me contenterai de vous proposer un moyen pour vous en garantir, plus facile et plus sыr peut-кtre que tous les raisonnements de la philosophie; c'est de faire dans votre esprit une lйgиre transposition de temps, et d'anticiper sur l'avenir de quelques minutes. Si, dans ce malheureux souper, vous vous fussiez fortifiй contre un instant de moquerie de la part des convives, par l'idйe de l'йtat oщ votre вme allait кtre sitфt que vous seriez dans la rue; si vous vous fussiez reprйsentй le contentement intйrieur d'йchapper aux piиges du vice, l'avantage de prendre d'abord cette habitude de vaincre qui en facilite le pouvoir, le plaisir que vous eыt donnй la conscience de votre victoire, celui de me la dйcrire, celui que j'en aurais reзu moi-mкme, est-il croyable que tout cela ne l'eыt pas emportй sur une rйpugnance d'un instant, а laquelle vous n'eussiez jamais cйdй, si vous en aviez envisagй les suites? Encore, qu'est-ce que cette rйpugnance qui met un prix aux railleries de gens dont l'estime n'en peut avoir aucun? Infailliblement cette rйflexion vous eыt sauvй, pour un moment de mauvaise honte, une honte beaucoup plus juste, plus durable, les regrets, le danger; et, pour ne vous rien dissimuler, votre amie eыt versй quelques larmes de moins.

Vous voulыtes, dites-vous, mettre а profit cette soirйe pour votre fonction d'observateur. Quel soin! Quel emploi! Que vos excuses me font rougir de vous! Ne serez-vous point aussi curieux d'observer un jour les voleurs dans leurs cavernes, et de voir comment ils s'y prennent pour dйvaliser les passants? Ignorez-vous qu'il y a des objets si odieux qu'il n'est pas mкme permis а l'homme d'honneur de les voir, et que l'indignation de la vertu ne peut supporter le spectacle du vice? Le sage observe le dйsordre public qu'il ne peut arrкter; il l'observe, et montre sur son visage attristй la douleur qu'il lui cause. Mais quant aux dйsordres particuliers, il s'y oppose, ou dйtourne les yeux de peur qu'ils ne s'autorisent de sa prйsence. D'ailleurs, йtait-il besoin de voir de pareilles sociйtйs pour juger de ce qui s'y passe et des discours qu'on y tient? Pour moi, sur leur seul objet plus que sur le peu que vous m'en avez dit, je devine aisйment tout le reste; et l'idйe des plaisirs qu'on y trouve me fait connaоtre assez les gens qui les cherchent.

Je ne sais si votre commode philosophie adopte dйjа les maximes qu'on dit йtablies dans les grandes villes pour tolйrer de semblables lieux; mais j'espиre au moins que vous n'кtes pas de ceux qui se mйprisent assez pour s'en permettre l'usage, sous prйtexte de je ne sais quelle chimйrique nйcessitй qui n'est connue que des gens de mauvaise vie: comme si les deux sexes йtaient sur ce point de nature diffйrente, et que dans l'absence ou le cйlibat il fallыt а l'honnкte homme des ressources dont l'honnкte femme n'a pas besoin! Si cette erreur ne vous mиne pas chez des prostituйes, j'ai bien peur qu'elle ne continue а vous йgarer vous-mкme. Ah! si vous voulez кtre mйprisable, soyez-le au moins sans prйtexte, et n'ajoutez point le mensonge а la crapule. Tous ces prйtendus besoins n'ont point leur source dans la nature, mais dans la volontaire dйpravation des sens. Les illusions mкme de l'amour se purifient dans un coeur chaste, et ne corrompent jamais qu'un coeur dйjа corrompu: au contraire, la puretй se soutient par elle-mкme; les dйsirs toujours rйprimйs s'accoutument а ne plus renaоtre, et les tentations ne se multiplient que par l'habitude d'y succomber. L'amitiй m'a fait surmonter deux fois ma rйpugnance а traiter un pareil sujet: celle-ci sera la derniиre; car а quel titre espйrerais-je obtenir de vous ce que vous avez refusй а l'honnкtetй, а l'amour, et а la raison?

Je reviens au point important par lequel j'ai commencй cette lettre. A vingt-un ans, vous m'йcriviez du Valais des descriptions graves et judicieuses; а vingt-cinq, vous m'envoyez de Paris des colifichets de lettres, oщ le sens et la raison sont partout sacrifiйs а un certain tour plaisant, fort йloignй de votre caractиre. Je ne sais comment vous avez fait; mais depuis que vous vivez dans le sйjour des talents, les vфtres paraissent diminuйs; vous aviez gagnй chez les paysans, et vous perdez parmi les beaux esprits. Ce n'est pas la faute du pays oщ vous vivez, mais des connaissances que vous y avez faites; car il n'y a rien qui demande tant de choix que le mйlange de l'excellent et du pire. Si vous voulez йtudier le monde, frйquentez les gens sensйs qui le connaissent par une longue expйrience et de paisibles observations, non de jeunes йtourdis qui n'en voient que la superficie, et des ridicules qu'ils font eux-mкmes. Paris est plein de savants accoutumйs а rйflйchir, et а qui ce grand thйвtre en offre tous les jours le sujet. Vous ne me ferez point croire que ces hommes graves et studieux vont courant comme vous de maison en maison, de coterie en coterie, pour amuser les femmes et les jeunes gens, et mettre toute la philosophie en babil. Ils ont trop de dignitй pour avilir ainsi leur йtat, prostituer leurs talents, et soutenir par leur exemple des moeurs qu'ils devraient corriger. Quand la plupart le feraient, sыrement plusieurs ne le font point et c'est ceux-lа que vous devez rechercher.

N'est-il pas singulier encore que vous donniez vous-mкme dans le dйfaut que vous reprochez aux modernes auteurs comiques; que Paris ne soit plein pour vous que de gens de condition; que ceux de votre йtat soient les seuls dont vous ne parliez point? Comme si les vains prйjugйs de la noblesse ne vous coыtaient pas assez cher pour les haпr, et que vous crussiez vous dйgrader en frйquentant d'honnкtes bourgeois, qui sont peut-кtre l'ordre le plus respectable du pays oщ vous кtes! Vous avez beau vous excuser sur les connaissances de milord Edouard; avec celles-lа vous en eussiez bientфt fait d'autres dans un ordre infйrieur. Tant de gens veulent monter, qu'il est toujours aisй de descendre; et, de votre propre aveu, c'est le seul moyen de connaоtre les vйritables moeurs d'un peuple que d'йtudier sa vie privйe dans les йtats les plus nombreux; car s'arrкter aux gens qui reprйsentent toujours, c'est ne voir que des comйdiens.

Je voudrais que votre curiositй allвt plus loin encore. Pourquoi, dans une ville si riche, le bas peuple est-il si misйrable, tandis que la misиre extrкme est si rare parmi nous, oщ l'on ne voit point de millionnaires? Cette question, ce me semble, est bien digne de vos recherches; mais ce n'est pas chez les gens avec qui vous vivez que vous devez vous attendre а la rйsoudre. C'est dans les appartements dorйs qu'un йcolier va prendre les airs du monde; mais le sage en apprend les mystиres dans la chaumiиre du pauvre. C'est lа qu'on voit sensiblement les obscures manoeuvres du vice, qu'il couvre de paroles fardйes au milieu d'un cercle: c'est lа qu'on s'instruit par quelles iniquitйs secrиtes le puissant et le riche arrachent un reste de pain noir а l'opprimй qu'ils feignent de plaindre en public. Ah! si j'en crois nos vieux militaires, que de choses vous apprendriez dans les greniers d'un cinquiиme йtage, qu'on ensevelit sous un profond secret dans les hфtels du faubourg Saint-Germain, et que tant de beaux parleurs seraient confus avec leurs feintes maximes d'humanitй si tous les malheureux qu'ils ont faits se prйsentaient pour les dйmentir!

Je sais qu'on n'aime pas le spectacle de la misиre qu'on ne peut soulager, et que le riche mкme dйtourne les yeux du pauvre qu'il refuse de secourir; mais ce n'est pas d'argent seulement qu'ont besoin les infortunйs, et il n'y a que les paresseux de bien faire qui ne sachent faire du bien que la bourse а la main. Les consolations, les conseils, les soins, les amis, la protection sont autant de ressources que la commisйration vous laisse, au dйfaut des richesses, pour le soulagement de l'indigent. Souvent les opprimйs ne le sont que parce qu'ils manquent d'organe pour faire entendre leurs plaintes. Il ne s'agit quelquefois que d'un mot qu'ils ne peuvent dire, d'une raison qu'ils ne savent point exposer, de la porte d'un grand qu'ils ne peuvent franchir. L'intrйpide appui de la vertu dйsintйressйe suffit pour lever une infinitй d'obstacles; et l'йloquence d'un homme de bien peut effrayer la tyrannie au milieu de toute sa puissance.

Si vous voulez donc кtre homme en effet, apprenez а redescendre. L'humanitй coule comme une eau pure et salutaire, et va fertiliser les lieux bas; elle cherche toujours le niveau; elle laisse а sec ces roches arides qui menacent la campagne, et ne donnent qu'une ombre nuisible ou des йclats pour йcraser leurs voisins.

Voilа, mon ami, comment on tire parti du prйsent en s'instruisant pour l'avenir, et comment la bontй met d'avance а profit les leзons de la sagesse, afin que, quand les lumiиres acquises nous resteraient inutiles, on n'ait pas pour cela perdu le temps employй а les acquйrir. Qui doit vivre parmi des gens en place ne saurait prendre trop de prйservatifs contre leurs maximes empoisonnйes, et il n'y a que l'exercice continuel de la bienfaisance qui garantisse les meilleurs coeurs de la contagion des ambitieux. Essayez, croyez-moi, de ce nouveau genre d'йtudes; il est plus digne de vous que ceux vous avez embrassйs; et comme l'esprit s'йtrйcit а mesure que l'вme se corrompt, vous sentirez bientфt, au contraire, combien l'exercice des sublimes vertus йlиve et nourrit le gйnie, combien un tendre intйrкt aux malheurs d'autrui sert mieux а en trouver la source, et а nous йloigner en tous sens des vices qui les ont produits.

Je vous devais toute la franchise de l'amitiй dans la situation critique oщ vous me paraissez кtre, de peur qu'un second pas vers le dйsordre ne vous y plongeвt enfin sans retour, avant que vous eussiez le temps de vous reconnaоtre. Maintenant, je ne puis vous cacher, mon ami, combien votre prompte et sincиre confession m'a touchйe; car je sens combien vous a coыtй la honte de cet aveu, et par consйquent combien celle de votre faute vous pesait sur le coeur. Une erreur involontaire se pardonne et s'oublie aisйment. Quant а l'avenir, retenez bien cette maxime dont je ne me dйpartirai point: qui peut s'abuser deux fois en pareil cas ne s'est pas mкme abusй la premiиre.

Adieu, mon ami: veille avec soin sur ta santй, je t'en conjure, et songe qu'il ne doit rester aucune trace d'un crime que j'ai pardonnй.

P.-S. - Je viens de voir entre les mains de M. d'Orbe des copies de plusieurs de vos lettres а milord Edouard, qui m'obligent а rйtracter une partie de mes censures sur les matiиres et le style de vos observations. Celles-ci traitent, j'en conviens, de sujets importants, et me paraissent pleines de rйflexions graves et judicieuses. Mais, en revanche, il est clair que vous nous dйdaignez beaucoup, ma cousine et moi, ou que vous faites bien peu de cas de notre estime, en ne nous envoyant que des relations si propres а l'altйrer, tandis que vous en faites pour votre ami de beaucoup meilleurs. C'est, ce me semble, assez mal honorer vos leзons, que de juger vos йcoliиres indignes d'admirer vos talents; et vous devriez feindre, au moins par vanitй, de nous croire capables de vous entendre.

J'avoue que la politique n'est guиre du ressort des femmes; et mon oncle nous en a tant ennuyйes, que je comprends comment vous avez pu craindre d'en faire autant. Ce n'est pas non plus, а vous parler franchement, l'йtude а laquelle je donnerais la prйfйrence; son utilitй est trop loin de moi pour me toucher beaucoup, et ses lumiиres sont trop sublimes pour frapper vivement mes yeux. Obligйe d'aimer le gouvernement sous lequel le ciel m'a fait naоtre, je me soucie peu de savoir s'il en est de meilleurs. De quoi me servirait de les connaоtre, avec si peu de pouvoir pour les йtablir, et pourquoi contristerais-je mon вme а considйrer de si grands maux oщ je ne peux rien, tant que j'en vois d'autres autour de moi qu'il m'est permis de soulager? Mais je vous aime; et l'intйrкt que je ne prends pas au sujet, je le prends а l'auteur qui le traite. Je recueille avec une tendre admiration toutes les preuves de votre gйnie; et fiиre d'un mйrite si digne de mon coeur je ne demande а l'amour qu'autant d'esprit qu'il m'en faut pour sentir le vфtre. Ne me refusez donc pas le plaisir de connaоtre et d'aimer tout ce que vous faites de bien. Voulez-vous me donner l'humiliation de croire que, si le ciel unissait nos destinйes, vous ne jugeriez pas votre compagne digne de penser avec vous?

 

Lettre XXVIII de Julie

Tout est perdu! Tout est dйcouvert! Je ne trouve plus tes lettres dans le lieu oщ je les avais cachйes. Elles y йtaient encore hier au soir. Elles n'ont pu кtre enlevйes que d'aujourd'hui. Ma mиre seule peut les avoir surprises. Si mon pиre les voit, c'est fait de ma vie! Eh! que servirait qu'il ne les vоt pas, s'il faut renoncer... Ah Dieu! ma mиre m'envoie appeler. Oщ fuir? Comment soutenir ses regards? Que ne puis-je me cacher au sein de la terre!... Tout mon corps tremble et je suis hors d'йtat de faire un pas... La honte, l'humiliation, les cuisants reproches... j'ai tout mйritй; je supporterai tout. Mais la douleur, les larmes d'une mиre йplorйe... ф mon coeur, quels dйchirements!... Elle m'attend, je ne puis tarder davantage... Elle voudra savoir... Il faudra tout dire... Regianino sera congйdiй. Ne m'йcris plus jusqu'а nouvel avis... Qui sait si jamais... Je pourrais... quoi! mentir!... mentir а ma mиre!... Ah! s'il faut nous sauver par le mensonge, adieu, nous sommes perdus!

Fin de la seconde partie

Lettres de deux amants habitants d'une petite ville au pied des Alpes

 

Troisiиme partie

 

Lettre I de Madame d'Orbe

Que de maux vous causez а ceux qui vous aiment! Que de pleurs vous avez dйjа fait couler dans une famille infortunйe dont vous troublez le repos! Craignez d'ajouter le deuil а nos larmes; craignez que la mort d'une mиre affligйe ne soit le dernier effet du poison que vous versez dans le coeur de sa fille, et qu'un amour dйsordonnй ne devienne enfin pour vous-mкme la source d'un remords йternel. L'amitiй m'a fait supporter vos erreurs tant qu'une ombre d'espoir pouvait les nourrir; mais comment tolйrer une vaine constance que l'honneur et la raison condamnent, et qui, ne pouvant plus causer que des malheurs et des peines, ne mйrite que le nom d'obstination?

Vous savez de quelle maniиre le secret de vos feux, dйrobй si longtemps aux soupзons de ma tante, lui fut dйvoilй par vos lettres. Quelque sensible que soit un tel coup а cette mиre tendre et vertueuse, moins irritйe contre vous que contre elle-mкme, elle ne s'en prend qu'а son aveugle nйgligence; elle dйplore sa fatale illusion: sa plus cruelle peine est d'avoir pu trop estimer sa fille, et sa douleur est pour Julie un chвtiment cent fois pire que ses reproches.

L'accablement de cette pauvre cousine ne saurait s'imaginer. Il faut le voir pour le comprendre. Son coeur semble йtouffй par l'affliction, et l'excиs des sentiments qui l'oppressent lui donne un air de stupiditй plus effrayante que des cris aigus. Elle se tient jour et nuit а genoux au chevet de sa mиre, l'air morne, l'oeil fixй а terre, gardant un profond silence, la servant avec plus d'attention et de vivacitй que jamais, puis retombant а l'instant dans un йtat d'anйantissement qui la ferait prendre pour une autre personne. Il est trиs clair que c'est la maladie de la mиre qui soutient les forces de la fille; et si l'ardeur de la servir n'animait son zиle, ses yeux йteints, sa pвleur, son extrкme abattement, me feraient craindre qu'elle n'eыt grand besoin pour elle-mкme de tous les soins qu'elle lui rend. Ma tante s'en aperзoit aussi; et je vois а l'inquiйtude avec laquelle elle me recommande en particulier la santй de sa fille, combien le coeur combat de part et d'autre contre la gкne qu'elles s'imposent et combien on doit vous haпr de troubler une union si charmante.

Cette contrainte augmente encore par le soin de la dйrober aux yeux d'un pиre emportй, auquel une mиre tremblante pour les jours de sa fille veut cacher ce dangereux secret. On se fait une loi de garder en sa prйsence l'ancienne familiaritй; mais si la tendresse maternelle profite avec plaisir de ce prйtexte, une fille confuse n'ose livrer son coeur а des caresses qu'elle croit feintes, et qui lui sont d'autant plus cruelles qu'elles lui seraient douces si elle osait y compter. En recevant celles de son pиre, elle regarde sa mиre d'un air si tendre et si humiliй, qu'on voit son coeur lui dire par ses yeux: "Ah! que ne suis-je digne encore d'en recevoir autant de vous!"

Mme d'Etange m'a prise plusieurs fois а part; et j'ai connu facilement а la douceur de ses rйprimandes et au ton dont elle m'a parlй de vous, que Julie a fait de grands efforts pour calmer envers nous sa trop juste indignation, et qu'elle n'a rien йpargnй pour nous justifier l'un et l'autre а ses dйpens. Vos lettres mкmes portent, avec le caractиre d'un amour excessif, une sorte d'excuse qui ne lui a pas йchappй; elle vous reproche moins l'abus de sa confiance qu'а elle-mкme sa simplicitй а vous l'accorder. Elle vous estime assez pour croire qu'aucun autre homme а votre place n'eыt mieux rйsistй que vous; elle s'en prend de vos fautes а la vertu, mкme. Elle conзoit maintenant, dit-elle, ce que c'est qu'une probitй trop vantйe, qui n'empкche point un honnкte homme amoureux de corrompre, s'il peut, une fille sage, et de dйshonorer sans scrupule toute une famille pour satisfaire un moment de fureur. Mais que sert de revenir sur le passй? Il s'agit de cacher sous un voile йternel cet odieux mystиre, d'en effacer, s'il se peut, jusqu'au moindre vestige, et de seconder la bontй du ciel qui n'en a point laissй de tйmoignage sensible. Le secret est concentrй entre six personnes sыres. Le repos de tout ce que vous avez aimй, les jours d'une mиre au dйsespoir, l'honneur d'une maison respectable, votre propre vertu, tout dйpend de vous encore; tout vous prescrit votre devoir: vous pouvez rйparer le mal que vous avez fait; vous pouvez vous rendre digne de Julie, et justifier sa faute en renonзant а elle; et si votre coeur ne m'a point trompйe, il n'y a plus que la grandeur d'un tel sacrifice qui puisse rйpondre а celle de l'amour qui l'exige. Fondйe sur l'estime que j'eus toujours pour vos sentiments, et sur ce que la plus tendre union qui fыt jamais lui doit ajouter de force, j'ai promis en votre nom tout ce que vous devez tenir: osez me dйmentir si j'ai trop prйsumй de vous, ou soyez aujourd'hui ce que vous devez кtre. Il faut immoler votre maоtresse ou votre amour l'un а l'autre, et vous montrer le plus lвche ou le plus vertueux des hommes.

Cette mиre infortunйe a voulu vous йcrire; elle avait mкme commencй. O Dieu! que de coups de poignard vous eussent portйs ses plaintes amиres! Que ses touchants reproches vous eussent dйchirй le coeur! Que ses humbles priиres vous eussent pйnйtrй de honte! J'ai mis en piиces cette lettre accablante que vous n'eussiez jamais supportйe: je n'ai pu souffrir ce comble d'horreur de voir une mиre humiliйe devant le sйducteur de sa fille: vous кtes digne au moins qu'on n'emploie pas avec vous de pareils moyens, faits pour flйchir des monstres, et pour faire mourir de douleur un homme sensible.

Si c'йtait ici le premier effort que l'amour vous eыt demandй, je pourrais douter du succиs et balancer sur l'estime qui vous est due: mais le sacrifice que vous avez fait а l'honneur de Julie en quittant ce pays est garant de celui que vous allez faire а son repos en rompant un commerce inutile. Les premiers actes de vertu sont toujours les plus pйnibles, et vous ne perdez point le prix d'un effort qui vous a tant coыtй en vous obstinant а soutenir une vaine correspondance dont les risques sont terribles pour votre amante, les dйdommagements nuls pour tous les deux, et qui ne fait que prolonger sans fruit les tourments de l'un et de l'autre. N'en doutez plus, cette Julie qui vous fut si chиre ne doit rien кtre а celui qu'elle a tant aimй: vous vous dissimulez en vain vos malheurs; vous la perdоtes au moment que vous vous sйparвtes d'elle, ou plutфt le ciel vous l'avait фtйe mкme avant qu'elle se donnвt а vous; car son pиre la promit dиs son retour, et vous savez trop que la parole de cet homme inflexible est irrйvocable. De quelque maniиre que vous vous comportiez, l'invincible sort s'oppose а vos voeux, et vous ne la possйderez jamais. L'unique choix qui vous reste а faire est de la prйcipiter dans un abоme de malheurs et d'opprobres, ou d'honorer en elle ce que vous avez adorй, et de lui rendre, au lieu du bonheur perdu, la sagesse, la paix, la sыretй du moins dont vos fatales liaisons la privent.

Que vous seriez attristй, que vous vous consumeriez en regrets, si vous pouviez contempler l'йtat actuel de cette malheureuse amie, et l'avilissement oщ la rйduit le malheur et la honte! Que son lustre est terni! que ses grвces sont languissantes! que tous ses sentiments si charmants et si doux se fondent tristement dans le seul qui les absorbe! L'amitiй mкme en est attiйdie; а peine partage-t-elle encore le plaisir que je goыte а la voir; et son coeur malade ne sait plus rien sentir que l'amour et la douleur. Hйlas! qu'est devenu ce caractиre aimant et sensible, ce goыt si pur des choses honnкtes, cet intйrкt si tendre aux peines et aux plaisirs d'autrui? Elle est encore, je l'avoue, douce, gйnйreuse, compatissante; l'aimable habitude de bien faire ne saurait s'effacer en elle; mais ce n'est plus qu'une habitude aveugle, un goыt sans rйflexion. Elle fait toutes les mкmes choses, mais elle ne les fait plus avec le mкme zиle; ces sentiments sublimes se sont affaiblis, cette flamme divine s'est amortie, cet ange n'est plus qu'une femme ordinaire. Ah! quelle вme vous avez фtйe а la vertu!

 

Lettre II а madame d'Etange

Pйnйtrй d'une douleur qui doit durer autant que moi, je me jette а vos pieds, Madame, non pour vous marquer un repentir qui ne dйpend pas de mon coeur, mais pour expier un crime involontaire en renonзant а tout ce qui pouvait faire la douceur de ma vie. Comme jamais sentiments humains n'approchиrent de ceux que m'inspira votre adorable fille, il n'y eut jamais de sacrifice йgal а celui que je viens faire а la plus respectable des mиres; mais Julie m'a trop appris comment il faut immoler le bonheur au devoir; elle m'en a trop courageusement donnй l'exemple, pour qu'au moins une fois je ne sache pas l'imiter. Si mon sang suffisait pour guйrir vos peines, je le verserais en silence et me plaindrais de ne vous donner qu'une si faible preuve de mon zиle; mais briser le plus doux, le plus pur, le plus sacrй lien qui jamais ait uni deux coeurs, ah! c'est un effort que l'univers entier ne m'eыt pas fait faire, et qu'il n'appartenait qu'а vous d'obtenir.

Oui, je promets de vivre loin d'elle aussi longtemps que vous l'exigerez; je m'abstiendrai de la voir et de lui йcrire, j'en jure par vos jours prйcieux, si nйcessaires а la conservation des siens. Je me soumets, non sans effroi, mais sans murmure, а tout ce que vous daignerez ordonner d'elle et de moi. Je dirai beaucoup plus encore; son bonheur peut me consoler de ma misиre, et je mourrai content si vous lui donnez un йpoux digne d'elle. Ah! qu'on le trouve, et qu'il m'ose dire: "Je saurai mieux l'aimer que toi!" Madame, il aura vainement tout ce qui me manque; s'il n'a mon coeur, il n'aura rien pour Julie: mais je n'ai que ce coeur honnкte et tendre. Hйlas! je n'ai rien non plus. L'amour qui rapproche tout n'йlиve point la personne: il n'йlиve que les sentiments. Ah! si j'eusse osй n'йcouter que les miens pour vous, combien de fois, en vous parlant, ma bouche eыt prononcй le doux nom de mиre!

Daignez vous confier а des serments qui ne seront point vains, et а un homme qui n'est point trompeur. Si je pus un jour abuser de votre estime, je m'abusai le premier moi-mкme. Mon coeur sans expйrience ne connut le danger que quand il n'йtait plus temps de fuir, et je n'avais point encore appris de votre fille cet art cruel de vaincre l'amour par lui-mкme, qu'elle m'a depuis si bien enseignй. Banissez vos craintes, je vous en conjure. Y a-t-il quelqu'un au monde а qui son repos, sa fйlicitй, son honneur soient plus chers qu'а moi? Non, ma parole et mon coeur vous sont garants de l'engagement que je prends au nom de mon illustre ami comme au mien. Nulle indiscrйtion ne sera commise soyez-en sыre; et je rendrai le dernier soupir sans qu'on sache quelle douleur termina mes jours. Calmez donc celle qui vous consume, et dont la mienne s'aigrit encore; essuyez des pleurs qui m'arrachent l'вme; rйtablissez votre santй; rendez а la plus tendre fille qui fut jamais le bonheur auquel elle a renoncй pour vous; soyez vous-mкme heureuse par elle; vivez, enfin, pour lui faire aimer la vie. Ah! malgrй les erreurs de l'amour, кtre mиre de Julie est encore un sort assez beau pour se fйliciter de vivre.

 

Lettre III а madame d'Orbe, en lui envoyant la lettre prйcйdente

Tenez, cruelle, voilа ma rйponse. En la lisant, fondez en larmes si vous connaissez mon coeur, et si le vфtre est sensible encore; mais surtout ne m'accablez plus de cette estime impitoyable que vous me vendez si cher, et dont vous faites le tourment de ma vie.

Votre main barbare a donc osй les rompre ces doux noeuds formйs sous vos yeux presque dиs l'enfance, et que votre amitiй semblait partager avec tant de plaisir! Je suis donc aussi malheureux que vous le voulez et que je puis l'кtre! Ah! connaissez-vous tout le mal que vous faites? Sentez-vous bien que vous m'arrachez l'вme, que ce que vous m'фtez est sans dйdommagement, et qu'il vaut mieux cent fois mourir que ne plus vivre l'un pour l'autre? Que me parlez-vous du bonheur de Julie? en peut-il кtre sans le consentement du coeur? Que me parlez-vous du danger de sa mиre? Ah! qu'est-ce que la vie d'une mиre, la mienne, la vфtre, la sienne mкme, qu'est-ce que l'existence du monde entier auprиs du sentiment dйlicieux qui nous unissait? Insensйe et farouche vertu! j'obйis а ta voix sans mйrite; je t'abhorre en faisant tout pour toi. Que sont tes vaines consolations contre les vives douleurs de l'вme? Va, triste idole des malheureux, tu ne fais qu'augmenter leurs misиres en leur фtant les ressources que la fortune leur laisse. J'obйirai pourtant; oui, cruelle, j'obйirai; je deviendrai, s'il se peut, insensible et fйroce comme vous. J'oublierai tout ce qui me fut cher au monde. Je ne veux plus entendre ni prononcer le nom de Julie ni le vфtre. Je ne veux plus m'en rappeler l'insupportable souvenir. Un dйpit, une rage inflexible m'aigrit contre tant de revers. Une dure opiniвtretй me tiendra lieu de courage: il m'en a trop coыtй d'кtre sensible; il vaut mieux renoncer а l'humanitй.

 

Lettre IV de madame d'Orbe

Vous m'avez йcrit une lettre dйsolante; mais il y a tant d'amour et de vertu dans votre conduite, qu'elle efface l'amertume de vos plaintes: vous кtes trop gйnйreux pour qu'on ait le courage de vous quereller. Quelque emportement qu'on laisse paraоtre, quand on sait ainsi s'immoler а ce qu'on aime, on mйrite plus de louanges que de reproches; et, malgrй vos injures, vous ne me fыtes jamais si cher que depuis que je connais si bien tout ce que vous valez.

Rendez grвce а cette vertu que vous croyez haпr, et qui fait plus pour vous que votre amour mкme. Il n'y a pas jusqu'а ma tante que vous n'ayez sйduite par un sacrifice dont elle sent tout le prix. Elle n'a pu lire votre lettre sans attendrissement; elle a mкme eu la faiblesse de la laisser voir а sa fille; et l'effort qu'a fait la pauvre Julie pour contenir а cette lecture ses soupirs et ses pleurs l'a fait tomber йvanouie.

Cette tendre mиre, que vos lettres avaient dйjа puissamment йmue, commence а connaоtre, par tout ce qu'elle voit, combien vos deux coeurs sont hors de la rиgle commune, et combien votre amour porte un caractиre naturel de sympathie que le temps ni les efforts humains ne sauraient effacer. Elle qui a si grand besoin de consolation consolerait volontiers sa fille, si la biensйance ne la retenait; et je la vois trop prиs d'en devenir la confidente pour qu'elle ne me pardonne pas de l'avoir йtй. Elle s'йchappa hier jusqu'а dire en sa prйsence, un peu indiscrиtement peut-кtre: "Ah! s'il ne dйpendait que de moi..." Quoiqu'elle se retоnt et n'achevвt pas, je vis, au baiser ardent que Julie imprimait sur sa main, qu'elle ne l'avait que trop entendue. Je sais mкme qu'elle a voulu parler plusieurs fois а son inflexible йpoux; mais, soit danger d'exposer sa fille aux fureurs d'un pиre irritй, soit crainte pour elle-mкme, sa timiditй l'a toujours retenue; et son affaiblissement, ses maux, augmentent si sensiblement, que j'ai peur de la voir hors d'йtat d'exйcuter sa rйsolution avant qu'elle l'ait bien formйe.

Quoi qu'il en soit, malgrй les fautes dont vous кtes cause, cette honnкtetй de coeur qui se fait sentir dans votre amour mutuel lui a donnй une telle opinion de vous, qu'elle se fie а la parole de tous deux sur l'interruption de votre correspondance, et qu'elle n'a pris aucune prйcaution pour veiller de plus prиs sur sa fille. Effectivement, si Julie ne rйpondait pas а sa confiance, elle ne serait plus digne de ses soins, et il faudrait vous йtouffer l'un et l'autre si vous йtiez capables de tromper encore la meilleure des mиres, et d'abuser de l'estime qu'elle a pour vous.

Je ne cherche point а rallumer dans votre coeur une espйrance que je n'ai pas moi-mкme; mais je veux vous montrer, comme il est vrai, que le parti le plus honnкte est aussi le plus sage, et que s'il peut rester quelque ressource а votre amour, elle est dans le sacrifice que l'honneur et la raison vous imposent. Mиre, parents, amis, tout est maintenant pour vous, hors un pиre, qu'on gagnera par cette voie, ou que rien ne saurait gagner. Quelque imprйcation qu'ait pu vous dicter un moment de dйsespoir, vous nous avez prouvй cent fois qu'il n'est point de route plus sыre pour aller au bonheur que celle de la vertu. Si l'on y parvient, il est plus pur, plus solide et plus doux par elle; si on le manque, elle seule peut en dйdommager. Reprenez donc courage; soyez homme, et soyez encore vous-mкme. Si j'ai bien connu votre coeur, la maniиre la plus cruelle pour vous de perdre Julie serait d'кtre indigne de l'obtenir.

 

Lettre V de Julie

Elle n'est plus. Mes yeux ont vu fermer les siens pour jamais; ma bouche a reзu son dernier soupir; mon nom fut le dernier mot qu'elle prononзa; son dernier regard fut tournй vers moi. Non, ce n'йtait pas la vie qu'elle semblait quitter, j'avais trop peu su la lui rendre chиre; c'йtait а moi seule qu'elle s'arrachait. Elle me voyait sans guide et sans espйrance, accablйe de mes malheurs et de mes fautes: mourir ne fut rien pour elle, et son coeur n'a gйmi que d'abandonner sa fille dans cet йtat. Elle n'eut que trop de raison. Qu'avait-elle а regretter sur la terre? Qu'est-ce qui pouvait ici-bas valoir а ses yeux le prix immortel de sa patience et de ses vertus qui l'attendait dans le ciel? Que lui restait-il а faire au monde, sinon d'y pleurer mon opprobre? Ame pure et chaste, digne йpouse, et mиre incomparable, tu vis maintenant au sйjour de la gloire et de la fйlicitй; tu vis; et moi, livrйe au repentir et au dйsespoir, privйe а jamais de tes soins, de tes conseils, de tes douces caresses, je suis morte au bonheur, а la paix, а l'innocence; je ne sens plus que ta perte; je ne vois plus que ma honte; ma vie n'est plus que peine et douleur. Ma mиre, ma tendre mиre, hйlas! je suis bien plus morte que toi!

Mon Dieu! quel transport йgare une infortunйe et lui fait oublier ses rйsolutions? Oщ viens-je verser mes pleurs et pousser mes gйmissements? C'est le cruel qui les a causйs que j'en rends le dйpositaire! C'est avec celui qui fait les malheurs de ma vie que j'ose les dйplorer! Oui, oui, barbare, partagez les tourments que vous me faites souffrir. Vous par qui je plongeai le couteau dans le sein maternel, gйmissez des maux qui me viennent de vous, et sentez avec moi l'horreur d'un parricide qui fut votre ouvrage. A quels yeux oserais-je paraоtre aussi mйprisable que je le suis? Devant qui m'avilirais-je au grй de mes remords? Quel autre que le complice de mon crime pourrait assez les connaоtre? C'est mon plus insupportable supplice de n'кtre accusйe que par mon coeur, et de voir attribuer au bon naturel les larmes impures qu'un cuisant repentir m'arrache. Je vis, je vis en frйmissant la douleur empoisonner, hвter les derniers jours de ma triste mиre. En vain sa pitiй pour moi l'empкcha d'en convenir; en vain elle affectait d'attribuer le progrиs de son mal а la cause qui l'avait produit; en vain ma cousine gagnйe a tenu le mкme langage: rien n'a pu tromper mon coeur dйchirй de regret; et, pour mon tourment йternel, je garderai jusqu'au tombeau l'affreuse idйe d'avoir abrйgй la vie de celle а qui je la dois.

O vous que le ciel suscita dans sa colиre pour me rendre malheureuse et coupable, pour la derniиre fois recevez dans votre sein des larmes dont vous кtes l'auteur. Je ne viens plus, comme autrefois, partager avec vous des peines qui devaient nous кtre communes. Ce sont les soupirs d'un dernier adieu qui s'йchappent malgrй moi. C'en est fait; l'empire de l'amour est йteint dans une вme livrйe au seul dйsespoir. Je consacre le reste de mes jours а pleurer la meilleure des mиres; je saurai lui sacrifier des sentiments qui lui ont coыtй la vie; je serais trop heureuse qu'il m'en coыtвt assez de les vaincre, pour expier tout ce qu'ils lui ont fait souffrir. Ah! si son esprit immortel pйnиtre au fond de mon coeur, il sait bien que la victime que je lui sacrifie n'est pas tout а fait indigne d'elle. Partagez un effort que vous m'avez rendu nйcessaire. S'il vous reste quelque respect pour la mйmoire d'un noeud si cher et si funeste, c'est par lui que je vous conjure de me fuir а jamais, de ne plus m'йcrire, de ne plus aigrir mes remords, de me laisser oublier, s'il se peut, ce que nous fыmes l'un а l'autre. Que mes yeux ne vous voient plus; que je n'entende plus prononcer votre nom; que votre souvenir ne vienne plus agiter mon coeur. J'ose parler encore au nom d'un amour qui ne doit plus кtre; а tant de sujets de douleur n'ajoutez pas celui de voir son dernier voeu mйprisй. Adieu donc pour la derniиre fois, unique et cher... Ah! fille insensйe!... Adieu pour jamais.

 

Lettre VI а madame d'Orbe

Enfin le voile est dйchirй; cette longue illusion s'est йvanouie; cet espoir si doux s'est йteint; il ne me reste pour aliment d'une flamme йternelle qu'un souvenir amer et dйlicieux qui soutient ma vie et nourrit mes tourments du vain sentiment d'un bonheur qui n'est plus.

Est-il donc vrai que j'ai goыtй la fйlicitй suprкme? Suis-je bien le mкme кtre qui fut heureux un jour? Qui peut sentir ce que je souffre n'est-il pas nй pour toujours souffrir? Qui put jouir des biens que j'ai perdus peut-il les perdre et vivre encore, et des sentiments si contraires peuvent-ils germer dans un mкme coeur? Jours de plaisir et de gloire, non, vous n'йtiez pas d'un mortel; vous йtiez trop beaux pour devoir кtre pйrissables. Une douce extase absorbait toute votre durйe, et la rassemblait en un point comme celle de l'йternitй. Il n'y avait pour moi ni passй ni avenir, et je goыtais а la fois les dйlices de mille siиcles. Hйlas! vous avez disparu comme un йclair. Cette йternitй de bonheur ne fut qu'un instant de ma vie. Le temps a repris sa lenteur dans les moments de mon dйsespoir, et l'ennui mesure par longues annйes le reste infortunй de mes jours.

Pour achever de me les rendre insupportables, plus les afflictions m'accablent, plus tout ce qui m'йtait cher semble se dйtacher de moi. Madame, il se peut que vous m'aimiez encore; mais d'autres soins vous appellent, d'autres devoirs vous occupent. Mes plaintes que vous йcoutiez avec intйrкt sont maintenant indiscrиtes. Julie, Julie elle-mкme se dйcourage et m'abandonne. Les tristes remords ont chassй l'amour. Tout est changй pour moi; mon coeur seul est toujours le mкme, et mon sort en est plus affreux.

Mais qu'importe ce que je suis et ce que je dois кtre? Julie souffre, est-il temps de songer а moi? Ah! ce sont ses peines qui rendent les miennes plus amиres. Oui, j'aimerais mieux qu'elle cessвt de m'aimer et qu'elle fыt heureuse... Cesser de m'aimer!... l'espиre-t-elle?... Jamais, jamais. Elle a beau me dйfendre de la voir et de lui йcrire. Ce n'est pas le tourment qu'elle s'фte, hйlas! c'est le consolateur. La perte d'une tendre mиre la doit-elle priver d'un plus tendre ami? Croit-elle soulager ses maux en les multipliant? O amour! est-ce а tes dйpens qu'on peut venger la nature?

Non, non; c'est en vain qu'elle prйtend m'oublier. Son tendre coeur pourra-t-il se sйparer du mien? Ne le retiens-je pas en dйpit d'elle? Oublie-t-on des sentiments tels que nous les avons йprouvйs, et peut-on s'en souvenir sans les йprouver encore? L'amour vainqueur fit le malheur de sa vie; l'amour vaincu ne la rendra que plus а plaindre. Elle passera ses jours dans la douleur, tourmentйe а la fois de vains regrets et de vains dйsirs, sans pouvoir jamais contenter ni l'amour ni la vertu.

Ne croyez pas pourtant qu'en plaignant ses erreurs je me dispense de les respecter. Aprиs tant de sacrifices, il est trop tard pour apprendre а dйsobйir. Puisqu'elle commande, il suffit; elle n'entendra plus parler de moi. Jugez si mon sort est affreux. Mon plus grand dйsespoir n'est pas de renoncer а elle. Ah! c'est dans son coeur que sont mes douleurs les plus vives, et je suis plus malheureux de son infortune que de la mienne. Vous qu'elle aime plus que toute chose, et qui seule, aprиs moi, la savez dignement aimer, Claire, aimable Claire, vous кtes l'unique bien qui lui reste. Il est assez prйcieux pour lui rendre supportable la perte de tous les autres. Dйdommagez-la des consolations qui lui sont фtйes et de celles qu'elle refuse; qu'une sainte amitiй supplйe а la fois auprиs d'elle а la tendresse d'une mиre, а celle d'un amant, aux charmes de tous les sentiments qui devaient la rendre heureuse. Qu'elle le soit, s'il est possible, а quelque prix que ce puisse кtre. Qu'elle recouvre la paix et le repos dont je l'ai privйe; je sentirai moins les tourments qu'elle m'a laissйs. Puisque je ne suis plus rien а mes propres yeux, puisque c'est mon sort de passer ma vie а mourir pour elle, qu'elle me regarde comme n'йtant plus; j'y consens si cette idйe la rend plus tranquille. Puisse-t-elle retrouver prиs de vous ses premiиres vertus, son premier bonheur! Puisse-t-elle кtre encore par vos soins tout ce qu'elle eыt йtй sans moi!

Hйlas! elle йtait fille, et n'a plus de mиre! Voilа la perte qui ne se rйpare point, et dont on ne se console jamais quand on a pu se la reprocher. Sa conscience agitйe lui redemande cette mиre tendre et chйrie, et dans une douleur si cruelle l'horrible remords se joint а son affliction. O Julie! ce sentiment affreux devait-il кtre connu de toi? Vous qui fыtes tйmoin de la maladie et des derniers moments de cette mиre infortunйe, je vous supplie, je vous conjure, dites-moi ce que j'en dois croire. Dйchirez-moi le coeur si je suis coupable. Si la douleur de nos fautes l'a fait descendre au tombeau, nous sommes deux monstres indignes de vivre; c'est un crime de songer а des liens si funestes, c'en est un de voir le jour. Non, j'ose le croire, un feu si pur n'a point produit de si noirs effets. L'amour nous inspira des sentiments trop nobles pour en tirer les forfaits des вmes dйnaturйes. Le ciel, le ciel serait-il injuste, et celle qui sut immoler son bonheur aux auteurs de ses jours mйritait-elle de leur coыter la vie?

 

Lettre VII. Rйponse

Comment pourrait-on vous aimer moins en vous estimant chaque jour davantage? Comment perdrais-je mes anciens sentiments pour vous tandis que vous en mйritez chaque jour de nouveaux? Non, mon cher et digne ami, tout ce que nous fыmes les uns aux autres dиs notre premiиre jeunesse, nous le serons le reste de nos jours; et si notre mutuel attachement n'augmente plus, c'est qu'il ne peut plus augmenter. Toute la diffйrence est que je vous aimais comme mon frиre, et qu'а prйsent je vous aime comme mon enfant; car quoique nous soyons toutes deux plus jeunes que vous, et mкme vos disciples, je vous regarde un peu comme le nфtre. En nous apprenant а penser, vous avez appris de nous а кtre sensible; et, quoi qu'en dise votre philosophe anglais, cette йducation vaut bien l'autre; si c'est la raison qui fait l'homme, c'est le sentiment qui le conduit.

- Savez-vous pourquoi je parais avoir changй de conduite envers vous? Ce n'est pas, croyez-moi, que mon coeur ne soit toujours le mкme; c'est que votre йtat est changй. Je favorisai vos feux tant qu'il leur restait un rayon d'espйrance. Depuis qu'en vous obstinant d'aspirer а Julie vous ne pouvez plus que la rendre malheureuse, ce serait vous nuire que de vous complaire. J'aime mieux vous savoir moins а plaindre, et vous rendre plus mйcontent. Quand le bonheur commun devient impossible, chercher le sien dans celui de ce qu'on aime, n'est-ce pas tout ce qui reste а faire а l'amour sans espoir?

Vous faites plus que sentir cela, mon gйnйreux ami, vous l'exйcutez dans le plus douloureux sacrifice qu'ai jamais fait un amant fidиle. En renonзant а Julie, vous achetez son repos aux dйpens du vфtre, et c'est а vous que vous renoncez pour elle.

J'ose а peine vous dire les bizarres idйes qui me viennent lа-dessus; mais elles sont consolantes, et cela m'enhardit. Premiиrement, je crois que le vйritable amour a cet avantage aussi bien que la vertu, qu'il dйdommage de tout ce qu'on lui sacrifie, et qu'on jouit en quelque sorte des privations qu'on s'impose par le sentiment mкme de ce qu'il en coыte, et du motif qui nous y porte. Vous vous tйmoignerez que Julie a йtй aimйe de vous comme elle mйritait de l'кtre, et vous l'en aimerez davantage, et vous en serez plus heureux. Cet amour-propre exquis qui sait payer toutes les vertus pйnibles mкlera son charme а celui de l'amour. Vous vous direz: "Je sais aimer", avec un plaisir plus durable et plus dйlicat que vous n'en goыteriez а dire: "Je possиde ce que j'aime", car celui-ci s'use а force d'en jouir; mais l'autre demeure toujours, et vous en jouiriez encore quand mкme vous n'aimeriez plus.

Outre cela, s'il est vrai, comme Julie et vous me l'avez tant dit, que l'amour soit le plus dйlicieux sentiment qui puisse entrer dans le coeur humain, tout ce qui le prolonge et le fixe, mкme au prix de mille douleurs, est encore un bien. Si l'amour est un dйsir qui s'irrite par les obstacles, comme vous le disiez encore, il n'est pas bon qu'il soit content; il vaut mieux qu'il dure et soit malheureux, que de s'йteindre au sein des plaisirs. Vos feux, je l'avoue, ont soutenu l'йpreuve de la possession, celle du temps, celle de l'absence et des peines de toute espиce; ils ont vaincu tous les obstacles, hors le plus puissant de tous, qui est de n'en avoir plus а vaincre, et de se nourrir uniquement d'eux-mкmes. L'univers n'a jamais vu de passion soutenir cette йpreuve; quel droit avez-vous d'espйrer que la vфtre l'eыt soutenue! Le temps eыt joint au dйgoыt d'une longue possession le progrиs de l'вge et le dйclin de la beautй: il semble se fixer en votre faveur par votre sйparation; vous serez toujours l'un pour l'autre а la fleur des ans; vous vous verrez sans cesse tels que vous vous vоtes en vous quittant; et vos coeurs, unis jusqu'au tombeau, prolongeront dans une illusion charmante votre jeunesse avec vos amours.

Si vous n'eussiez point йtй heureux, une insurmontable inquiйtude pourrait vous tourmenter; votre coeur regretterait, en soupirant, les biens dont il йtait digne; votre ardente imagination vous demanderait sans cesse ceux que vous n'auriez pas obtenus. Mais l'amour n'a point de dйlices dont il ne vous ait comblй, et, pour parler comme vous, vous avez йpuisй durant une annйe les plaisirs d'une vie entiиre. Souvenez-vous de cette lettre si passionnйe, йcrite le lendemain d'un rendez-vous tйmйraire. Je l'ai lue avec une йmotion qui m'йtait inconnue: on n'y voit pas l'йtat permanent d'une вme attendrie, mais le dernier dйlire d'un coeur brыlant d'amour et ivre de voluptй. Vous jugeвtes vous-mкme qu'on n'йprouvait point de pareils transports deux fois en la vie, et qu'il fallait mourir aprиs les avoir sentis. Mon ami, ce fut lа le comble; et, quoi que la fortune et l'amour eussent fait pour vous, vos feux et votre bonheur ne pouvaient plus que dйcliner. Cet instant fut aussi le commencement de vos disgrвces, et votre amante vous fut фtйe au moment que vous n'aviez plus de sentiments nouveaux а goыter auprиs d'elle; comme si le sort eыt voulu garantir votre coeur d'un йpuisement inйvitable, et vous laisser dans le souvenir de vos plaisirs passйs un plaisir plus doux que tous ceux dont vous pourriez jouir encore.

Consolez-vous donc de la perte d'un bien qui vous eыt toujours йchappй, et vous eыt ravi de plus celui qui vous reste. Le bonheur et l'amour se seraient йvanouis а la fois; vous avez au moins conservй le sentiment: on n'est point sans plaisirs quand on aime encore. L'image de l'amour йteint effraye plus un coeur tendre que celle de l'amour malheureux, et le dйgoыt de ce qu'on possиde est un йtat cent fois pire que le regret de ce qu'on a perdu.

Si les reproches que ma dйsolйe cousine se fait sur la mort de sa mиre йtaient fondйs, ce cruel souvenir empoisonnerait, je l'avoue, celui de vos amours, et une si funeste idйe devrait а jamais les йteindre; mais n'en croyez pas а ses douleurs, elles la trompent, ou plutфt le chimйrique motif dont elle aime а les aggraver n'est qu'un prйtexte pour en justifier l'excиs. Cette вme tendre craint toujours de ne pas s'affliger assez, et c'est une sorte de plaisir pour elle d'ajouter au sentiment de ses peines tout ce qui peut les aigrir. Elle s'en impose, soyez-en sыr; elle n'est pas sincиre avec elle-mкme. Ah! si elle croyait bien sincиrement avoir abrйgй les jours de sa mиre, son coeur en pourrait-il supporter l'affreux remords? Non, non, mon ami, elle ne la pleurerait pas, elle l'aurait suivie. La maladie de Mme d'Etange est bien connue; c'йtait une hydropisie de poitrine dont elle ne pouvait revenir, et l'on dйsespйrait de sa vie avant mкme qu'elle eыt dйcouvert votre correspondance. Ce fut un violent chagrin pour elle; mais que de plaisirs rйparиrent le mal qu'il pouvait lui faire! Qu'il fut consolant pour cette tendre mиre de voir, en gйmissant des fautes de sa fille, par combien de vertus elles йtaient rachetйes, et d'кtre forcйe d'admirer son вme en pleurant sa faiblesse! Qu'il lui fut doux de sentir combien elle en йtait chйrie! Quel zиle infatigable! Quels soins continuels! Quelle assiduitй sans relвche! Quel dйsespoir de l'avoir affligйe! Que de regrets, que de larmes, que de touchantes caresses, quelle inйpuisable sensibilitй! C'йtait dans les yeux de la fille qu'on lisait tout ce que souffrait la mиre; c'йtait elle qui la servait les jours, qui la veillait les nuits; c'йtait de sa main qu'elle recevait tous les secours. Vous eussiez cru voir une autre Julie; sa dйlicatesse naturelle avait disparu, elle йtait forte et robuste, les soins les plus pйnibles ne lui coыtaient rien, et son вme semblait lui donner un nouveau corps. Elle faisait tout et paraissait ne rien faire; elle йtait partout et ne bougeait d'auprиs d'elle; on la trouvait sans cesse а genoux devant son lit, la bouche collйe sur sa main, gйmissant ou de sa faute ou du mal de sa mиre, et confondant ces deux sentiments pour s'en affliger davantage. Je n'ai vu personne entrer les derniers jours dans la chambre de ma tante sans кtre йmu jusqu'aux larmes du plus attendrissant de tous les spectacles. On voyait l'effort que faisaient ces deux coeurs pour se rйunir plus йtroitement au moment d'une funeste sйparation; on voyait que le seul regret de se quitter occupait la mиre et la fille, et que vivre ou mourir n'eыt йtй rien pour elles si elles avaient pu rester ou partir ensemble.

Bien loin d'adopter les noires idйes de Julie, soyez sыr que tout ce qu'on peut espйrer des secours humains et des consolations du coeur a concouru de sa part а retarder le progrиs de la maladie de sa mиre, et qu'infailliblement sa tendresse et ses soins nous l'ont conservйe plus longtemps que nous n'eussions pu faire sans elle. Ma tante elle-mкme m'a dit cent fois que ses derniers jours йtaient les plus doux moments de sa vie, et que le bonheur de sa fille йtait la seule chose qui manquait au sien.

S'il faut attribuer sa perte au chagrin, ce chagrin vient de plus loin, et c'est а son йpoux seul qu'il faut s'en prendre. Longtemps inconstant et volage, il prodigua les feux de sa jeunesse а mille objets moins dignes de plaire que sa vertueuse compagne; et, quand l'вge le lui eut ramenй, il conserva prиs d'elle cette rudesse inflexible dont les maris infidиles ont accoutumй d'aggraver leurs torts. Ma pauvre cousine s'en est ressentie; un vain entкtement de noblesse et cette roideur de caractиre que rien n'amollit ont fait vos malheurs et les siens. Sa mиre, qui eut toujours du penchant pour vous, et qui pйnйtra son amour quand il йtait trop tard pour l'йteindre, porta longtemps en secret la douleur de ne pouvoir vaincre le goыt de sa fille ni l'obstination de son йpoux, et d'кtre la premiиre cause d'un mal qu'elle ne pouvait plus guйrir. Quand vos lettres surprises lui eurent appris jusqu'oщ vous aviez abusй de sa confiance, elle craignit de tout perdre en voulant tout sauver, et d'exposer les jours de sa fille pour rйtablir son honneur. Elle sonda plusieurs fois son mari sans succиs; elle voulut plusieurs fois hasarder une confidence entiиre et lui montrer toute l'йtendue de son devoir: la frayeur et sa timiditй la retinrent toujours. Elle hйsita tant qu'elle put parler; lorsqu'elle le voulut il n'йtait plus temps; les forces lui manquиrent; elle mourut avec le fatal secret: et moi qui connais l'humeur de cet homme sйvиre sans savoir jusqu'oщ les sentiments de la nature auraient pu la tempйrer, je respire en voyant au moins les jours de Julie en sыretй.

Elle n'ignore rien de tout cela; mais vous dirai-je ce que je pense de ses remords apparents? L'amour est plus ingйnieux qu'elle. Pйnйtrйe du regret de sa mиre, elle voudrait vous oublier; et, malgrй qu'elle en ait, il trouble sa conscience pour la forcer de penser а vous. Il veut que ses pleurs aient du rapport а ce qu'elle aime. Elle n'oserait plus s'en occuper directement, il la force de s'en occuper encore au moins par son repentir. Il l'abuse avec tant d'art, qu'elle aime mieux souffrir davantage et que vous entriez dans le sujet de ses peines. Votre coeur n'entend pas peut-кtre ces dйtours du sien; mais ils n'en sont pas moins naturels: car votre amour а tous deux, quoique йgal en force, n'est pas semblable en effets; le vфtre est bouillant et vif, le sien est doux et tendre; vos sentiments s'exhalent au dehors avec vйhйmence, les siens retournent sur elle-mкme, et, pйnйtrant la substance de son вme, l'altиrent et la changent insensiblement. L'amour anime et soutient votre coeur, il affaisse et abat le sien; tous les ressorts en sont relвchйs, sa force est nulle, son courage est йteint, sa vertu n'est plus rien. Tant d'hйroпques facultйs ne sont pas anйanties, mais suspendues; un moment de crise peut leur rendre toute leur vigueur, ou les effacer sans retour. Si elle fait encore un pas vers le dйcouragement, elle est perdue; mais si cette вme excellente se relиve un instant, elle sera plus grande, plus forte, plus vertueuse que jamais, et il ne sera plus question de rechute. Croyez-moi, mon aimable ami, dans cet йtat pйrilleux sachez respecter ce que vous aimвtes. Tout ce qui lui vient de vous, fыt-ce contre vous-mкme, ne lui peut кtre que mortel. Si vous vous obstinez auprиs d'elle, vous pourrez triompher aisйment; mais vous croirez en vain possйder la mкme Julie, vous ne la retrouverez plus.

 

Lettre VIII de milord Edouard

J'avais acquis des droits sur ton coeur; tu m'йtais nйcessaire, et j'йtais prкt а t'aller joindre. Que t'importent mes droits, mes besoins, mon empressement? Je suis oubliй de toi; tu ne daignes plus m'йcrire. J'apprends ta vie solitaire et farouche; je pйnиtre tes desseins secrets. Tu t'ennuies de vivre.

Meurs donc, jeune insensй; meurs, homme а la fois fйroce et lвche, mais sache en mourant que tu laisses dans l'вme d'un honnкte homme а qui tu fus cher la douleur de n'avoir servi qu'un ingrat.

 

Lettre IX. Rйponse

Rйponse

Venez, milord; je croyais ne pouvoir plus goыter de plaisir sur la terre; mais nous nous reverrons. Il n'est pas vrai que vous puissiez me confondre avec les ingrats; votre coeur n'est pas fait pour en trouver, ni le mien pour l'кtre.

Billet de Julie

Il est temps de renoncer aux erreurs de la jeunesse, et d'abandonner un trompeur espoir. Je ne serai jamais а vous. Rendez-moi donc la libertй que je vous ai engagйe et dont mon pиre veut disposer, ou mettez le comble а mes malheurs par un refus qui nous perdra tous deux sans vous кtre d'aucun usage.

Julie d'Etange.

 

Lettre X du Baron d'Etange dans laquelle йtait le prйcйdent billet

S'il peut rester dans l'вme d'un suborneur quelque sentiment d'honneur et d'humanitй, rйpondez а ce billet d'une malheureuse dont vous avez corrompu le coeur, et qui ne serait plus si j'osais soupзonner qu'elle eыt portй plus loin l'oubli d'elle-mкme. Je m'йtonnerai peu que la mкme philosophie qui lui apprit а se jeter а la tкte du premier venu, lui apprenne encore а dйsobйir а son pиre. Pensez-y cependant. J'aime а prendre en toute occasion les voies de la douceur et de l'honnкtetй, quand j'espиre qu'elles peuvent suffire; mais, si j'en veux bien user avec vous, ne croyez pas que j'ignore comment se venge l'honneur d'un gentilhomme offensй par un homme qui ne l'est pas.

 

Lettre XI. Rйponse

Epargnez-vous, Monsieur, des menaces vaines qui ne m'effraient point, et d'injustes reproches qui ne peuvent m'humilier. Sachez qu'entre deux personnes de mкme вge il n'y a d'autre suborneur que l'amour, et qu'il ne vous appartiendra jamais d'avilir un homme que votre fille honora de son estime.

Quel sacrifice osez-vous m'imposer, et а quel titre l'exigez-vous? Est-ce а l'auteur de tous mes maux qu'il faut immoler mon dernier espoir? Je veux respecter le pиre de Julie; mais qu'il daigne кtre le mien s'il faut que j'apprenne а lui obйir. Non, non, Monsieur, quelque opinion que vous ayez de vos procйdйs, ils ne m'obligent point а renoncer pour vous а des droits si chers et si bien mйritйs de mon coeur. Vous faites le malheur de ma vie. Je ne vous dois que la haine, et vous n'avez rien а prйtendre de moi. Julie a parlй; voilа mon consentement. Ah qu'elle soit toujours obйie! Un autre la possйdera: mais j'en serai plus digne d'elle.

Si votre fille eыt daignй me consulter sur les bornes de votre autoritй, ne doutez pas que je ne lui eusse appris а rйsister а vos prйtentions injustes. Quel que soit l'empire dont vous abusez, mes droits sont plus sacrйs que les vфtres; la chaоne qui nous lie est la borne du pouvoir paternel, mкme devant les tribunaux humains; et quand vous osez rйclamer la nature, c'est vous seul qui bravez ses lois.

N'allйguez pas non plus cet honneur si bizarre et si dйlicat que vous parlez de venger; nul ne l'offense que vous-mкme. Respectez le choix de Julie, et votre honneur est en sыretй; car mon coeur vous honore malgrй vos outrages; et malgrй les maximes gothiques, l'alliance d'un honnкte homme n'en dйshonora jamais un autre. Si ma prйsomption vous offense, attaquez ma vie, je ne la dйfendrai jamais contre vous. Au surplus, je me soucie fort peu de savoir en quoi consiste l'honneur d'un gentilhomme; mais quant а celui d'un homme de bien, il m'appartient, je sais le dйfendre, et le conserverai pur et sans tache jusqu'au dernier soupir.

Allez, pиre barbare et peu digne d'un nom si doux, mйditez d'affreux parricides, tandis qu'une fille tendre et soumise immole son bonheur а vos prйjugйs. Vos regrets me vengeront un jour des maux que vous me faites, et vous sentirez trop tard que votre haine aveugle et dйnaturйe ne vous fut pas moins funeste qu'а moi. Je serai malheureux, sans doute; mais si jamais la voix du sang s'йlиve au fond de votre coeur, combien vous le serez plus encore d'avoir sacrifiй а des chimиres l'unique fruit de vos entrailles, unique au monde en beautй, en mйrite, en vertus, et pour qui le ciel prodigue de ses dons n'oublia rien qu'un meilleur pиre!

Billet inclus dans la prйcйdente lettre

Je rends а Julie d'Etange le droit de disposer d'elle-mкme, et de donner sa main sans consulter son coeur.

S. G.

 

Lettre XII de Julie

Je voulais vous dйcrire la scиne qui vient de se passer, et qui a produit le billet que vous avez dы recevoir; mais mon pиre a pris ses mesures si justes qu'elle n'a fini qu'un moment avant le dйpart du courrier. Sa lettre est sans doute arrivйe а temps а la poste; il n'en peut кtre de mкme de celle-ci: votre rйsolution sera prise, et votre rйponse partie avant qu'elle vous parvienne; ainsi tout dйtail serait dйsormais inutile. J'ai fait mon devoir; vous ferez le vфtre; mais le sort nous accable, l'honneur nous trahit; nous serons sйparйs а jamais, et, pour comble d'horreur, je vais passer dans les... Hйlas! j'ai pu vivre dans les tiens! O devoir! а quoi sers-tu? O Providence!... il faut gйmir et se taire.

La plume йchappe de ma main. J'йtais incommodйe depuis quelques jours; l'entretien de ce matin m'a prodigieusement agitйe... La tкte et le coeur me font mal... je me sens dйfaillir... le ciel aurait-il pitiй de mes peines?... Je ne puis me soutenir... je suis forcйe а me mettre au lit, et me console dans l'espoir de n'en point relever. Adieu, mes uniques amours. Adieu, pour la derniиre fois, cher et tendre ami de Julie. Ah! si je ne dois plus vivre pour toi, n'ai-je pas dйjа cessй de vivre?

 

Lettre XIII de Julie а madame d'Orbe

Il est donc vrai, chиre et cruelle amie, que tu me rappelles а la vie et а mes douleurs? J'ai vu l'instant heureux oщ j'allais rejoindre la plus tendre des mиres; tes soins inhumains m'ont enchaоnйe pour la pleurer plus longtemps; et quand le dйsir de la suivre m'arrache а la terre, le regret de te quitter m'y retient. Si je me console de vivre, c'est par l'espoir de n'avoir pas йchappй tout entiиre а la mort. Ils ne sont plus ces agrйments de mon visage que mon coeur a payйs si cher; la maladie dont je sors m'en a dйlivrйe. Cette heureuse perte ralentira l'ardeur grossiиre d'un homme assez dйpourvu de dйlicatesse pour m'oser йpouser sans mon aveu. Ne trouvant plus en moi ce qui lui plut, il se souciera peu du reste. Sans manquer de parole а mon pиre, sans offenser l'ami dont il tient la vie, je saurai rebuter cet importun: ma bouche gardera le silence; mais mon aspect parlera pour moi. Son dйgoыt me garantira de sa tyrannie, et il me trouvera trop laide pour daigner me rendre malheureuse.

Ah! cousine chиre, tu connus un coeur plus constant et plus tendre qui ne se fыt pas ainsi rebutй. Son goыt ne se bornait pas aux traits et а la figure; c'йtait moi qu'il aimait et non pas mon visage; c'йtait par tout notre кtre que nous йtions unis l'un а l'autre; et tant que Julie eыt йtй la mкme, la beautй pouvait fuir l'amour fыt toujours demeurй. Cependant il a pu consentir... l'ingrat!... Il l'a dы puisque j'ai pu l'exiger. Qui est-ce qui retient par leur parole ceux qui veulent retirer leur coeur? Ai-je donc voulu retirer le mien?... l'ai-je fait? O Dieu! faut-il que tout me rappelle incessamment un temps qui n'est plus, et des feux qui ne doivent plus кtre! J'ai beau vouloir arracher de mon coeur cette image chйrie; je l'y sens trop fortement attachйe; je le dйchire sans le dйgager, et mes efforts pour en effacer un si doux souvenir ne font que l'y graver davantage.

Oserai-je te dire un dйlire de ma fiиvre, qui, loin de s'йteindre avec elle, me tourmente encore plus depuis ma guйrison? Oui, connais et plains l'йgarement d'esprit de ta malheureuse amie, et rends grвces au ciel d'avoir prйservй ton coeur de l'horrible passion qui le donne. Dans un des moments oщ j'йtais le plus mal, je crus, durant l'ardeur du redoublement, voir а cфtй de mon lit cet infortunй, non tel qu'il charmait jadis mes regards durant le court bonheur de ma vie, mais pвle, dйfait, mal en ordre, et le dйsespoir dans les yeux. Il йtait а genoux; il prit une de mes mains et sans dйgoыter de l'йtat oщ elle йtait, sans craindre la communication d'un venin si terrible, il la couvrait de baisers et de larmes. A son aspect j'йprouvai cette vive et dйlicieuse йmotion que me donnait quelquefois sa prйsence inattendue. Je voulus m'йlancer vers lui; on me retint; tu l'arrachas de ma prйsence; et ce qui me toucha le plus vivement, ce furent ses gйmissements que je crus entendre а mesure qu'il s'йloignait.

Je ne puis te reprйsenter l'effet йtonnant que ce rкve a produit sur moi. Ma fiиvre a йtй longue et violente; j'ai perdu la connaissance durant plusieurs jours; j'ai souvent rкvй а lui dans mes transports; mais aucun de ces rкves n'a laissй dans mon imagination des impressions aussi profondes que celle de ce dernier. Elle est telle qu'il m'est impossible de l'effacer de ma mйmoire et de mes sens. A chaque minute, а chaque instant, il me semble le voir dans la mкme attitude; son air, son habillement, son geste, son triste regard, frappent encore mes yeux: je crois sentir ses lиvres se presser sur ma main; je la sens mouiller de ses larmes; les sons de sa voix plaintive me font tressaillir; je le vois entraоner loin de moi; je fais effort pour le retenir encore: tout me retrace une scиne imaginaire avec plus de force que les йvйnements qui me sont rйellement arrivйs.

J'ai longtemps hйsitй а te faire cette confidence; la honte m'empкche de te la faire de bouche; mais mon agitation, loin de se calmer, ne fait qu'augmenter de jour en jour, et je ne puis plus rйsister au besoin de t'avouer ma folie. Ah! qu'elle s'empare de moi tout entiиre! Que ne puis-je achever de perdre ainsi la raison, puisque le peu qui m'en reste ne sert plus qu'а me tourmenter!

Je reviens а mon rкve. Ma cousine, raille-moi, si tu veux, de ma simplicitй; mais il y a dans cette vision je ne sais quoi de mystйrieux qui la distingue du dйlire ordinaire. Est-ce un pressentiment de la mort du meilleur des hommes? Est-ce un avertissement qu'il n'est dйjа plus? Le ciel daigne-t-il me guider au moins un fois, et m'invite-t-il а suivre celui qu'il me fit aimer? Hйlas! l'ordre de mourir sera pour moi le premier de ses bienfaits.

J'ai beau me rappeler tous ces vains discours dont la philosophie amuse les gens qui ne sentent rien; ils ne m'en imposent plus, et je sens que je les mйprise. On ne voit point les esprits, je le veux croire; mais deux вmes si йtroitement unies ne sauraient-elles avoir entre elles une communication immйdiate, indйpendante du corps et des sens? L'impression directe que l'une reзoit de l'autre ne peut-elle pas la transmettre au cerveau, et recevoir de lui par contre-coup les sensations qu'elle lui a donnйes?... Pauvre Julie, que d'extravagances! Que les passions nous rendent crйdules! et qu'un coeur vivement touchй se dйtache avec peine des erreurs mкme qu'il aperзoit!

 

Lettre XIV. Rйponse

Ah! fille trop malheureuse et trop sensible, n'es-tu donc nйe que pour souffrir? Je voudrais en vain t'йpargner des douleurs; tu sembles les chercher sans cesse et ton ascendant est plus fort que tous mes soins. A tant de vrais sujets de peine n'ajoute pas au moins des chimиres; et, puisque ma discrйtion t'est plus nuisible qu'utile, sors d'une erreur qui te tourmente: peut-кtre la triste vйritй te sera-t-elle encore moins cruelle. Apprends donc que ton rкve n'est point un rкve; que ce n'est point l'ombre de ton ami que tu as vue, mais sa personne, et que cette touchante scиne, incessamment prйsente а ton imagination, s'est passйe rйellement dans ta chambre le surlendemain du jour oщ tu fus le plus mal.

La veille je t'avais quittйe assez tard, et M. d'Orbe, qui voulut me relever auprиs de toi cette nuit-lа, йtait prкt а sortir, quand tout а coup nous vоmes entrer brusquement et se prйcipiter а nos pieds ce pauvre malheureux dans un йtat а faire pitiй. Il avait pris la poste а la rйception de ta derniиre lettre. Courant jour et nuit, il fit la route en trois jours, et ne s'arrкta qu'а la derniиre poste en attendant la nuit pour entrer en ville. Je te l'avoue а ma honte, je fus moins prompte que M. d'Orbe а lui sauter au cou: sans savoir encore la raison de son voyage, j'en prйvoyais la consйquence. Tant de souvenirs amers, ton danger, le sien, le dйsordre oщ je le voyais, tout empoisonnait une si douce surprise et j'йtais trop saisie pour lui faire beaucoup de caresses. Je l'embrassai pourtant avec un serrement de coeur qu'il partageait, et qui se fit sentir rйciproquement par de muettes йtreintes, plus йloquentes que les cris et les pleurs. Son premier mot fut: "Que fait-elle? Ah! que fait-elle? Donnez-moi la vie ou la mort." Je compris alors qu'il йtait instruit de ta maladie; et, croyant qu'il n'en ignorait pas non plus l'espиce, j'en parlai sans autre prйcaution que d'extйnuer le danger. Sitфt qu'il sut que c'йtait la petite vйrole, il fit un cri et se trouva mal. La fatigue et l'insomnie, jointes а l'inquiйtude d'esprit, l'avaient jetй dans un tel abattement qu'on fut longtemps а le faire revenir. A peine pouvait-il parler; on le fit coucher.

Vaincu par la nature, il dormit douze heures de suite, mais avec tant d'agitation, qu'un pareil sommeil devait plus йpuiser que rйparer ses forces. Le lendemain, nouvel embarras; il voulait te voir absolument. Je lui opposai le danger de te causer une rйvolution; il offrit d'attendre qu'il n'y eыt plus de risque, mais son sйjour mкme en йtait un terrible. J'essayai de le lui faire sentir; il me coupa durement la parole. "Gardez votre barbare йloquence, me dit-il d'un ton d'indignation; c'est trop l'exercer а ma ruine. N'espйrez pas me chasser encore comme vous fоtes а mon exil. Je viendrais cent fois du bout du monde pour la voir un seul instant. Mais je jure par l'auteur de mon кtre, ajouta-t-il impйtueusement, que je ne partirai point d'ici sans l'avoir vue. Eprouvons une fois si je vous rendrai pitoyable, ou si vous me rendrez parjure."

Son parti йtait pris. M. d'Orbe fut d'avis de chercher les moyens de le satisfaire pour le pouvoir renvoyer avant que son retour fыt dйcouvert: car il n'йtait connu dans la maison que du seul Hanz, dont j'йtais sыre, et nous l'avions appelй devant nos gens d'un autre nom que le sien. Je lui promis qu'il te verrait la nuit suivante, а condition qu'il ne resterait qu'un instant, qu'il ne te parlerait point, et qu'il repartirait le lendemain avant le jour: j'en exigeai sa parole. Alors, je fus tranquille; je laissai mon mari avec lui, et je retournai prиs de toi.

Je te trouvai sensiblement mieux, l'йruption йtait achevйe; le mйdecin me rendit le courage et l'espoir. Je me concertai d'avance avec Babi; et le redoublement, quoique moindre, t'ayant encore embarrassй la tкte, je pris ce temps pour йcarter tout le monde et faire dire а mon mari d'amener son hфte, jugeant qu'avant la fin de l'accиs tu serais moins en йtat de le reconnaоtre. Nous eыmes toutes les peines du monde а renvoyer ton dйsolй pиre, qui chaque nuit s'obstinait а vouloir rester. Enfin je lui dis en colиre qu'il n'йpargnerait la peine de personne, que j'йtais йgalement rйsolue а veiller, et qu'il savait bien, tout pиre qu'il йtait, que sa tendresse n'йtait pas plus vigilante que la mienne. Il partit а regret; nous restвmes seules. M. d'Orbe arriva sur les onze heures, et me dit qu'il avait laissй ton ami dans la rue: je l'allai chercher. Je le pris par la main; il tremblait comme la feuille. En passant dans l'antichambre les forces lui manquиrent; il respirait avec peine, et fut contraint de s'asseoir.

Alors, dйmкlant quelques objets а la faible lueur d'une lumiиre йloignйe: "Oui, dit-il avec un profond soupir, je reconnais les mкmes lieux. Une fois en ma vie je les ai traversйs... а la mкme heure... avec le mкme mystиre... j'йtais tremblant comme aujourd'hui... le coeur me palpitait de mкme... O tйmйraire! j'йtais mortel, et j'osais goыter... Que vais-je voir maintenant dans ce mкme objet qui faisait et partageait mes transports? L'image du trйpas, un appareil de douleur, la vertu malheureuse et la beautй mourante!"

Chиre cousine, j'йpargne а ton pauvre coeur le dйtail de cette attendrissante scиne. Il te vit, et se tut; il l'avait promis: mais quel silence! il se jeta а genoux; il baisait tes rideaux en sanglotant; il йlevait les mains et les yeux; il poussait de sourds gйmissements; il avait peine а contenir sa douleur et ses cris. Sans le voir, tu sortis machinalement une de tes mains; il s'en saisit avec une espиce de fureur; les baisers de feu qu'il appliquait sur cette main malade t'йveillиrent mieux que le bruit et la voix de tout ce qui t'environnait. Je vis que tu l'avais reconnu; et, malgrй sa rйsistance et ses plaintes, je l'arrachai de la chambre а l'instant, espйrant йluder l'idйe d'une si courte apparition par le prйtexte du dйlire. Mais voyant ensuite que tu n'en disais rien, je crus que tu l'avais oubliйe; je dйfendis а Babi de t'en parler, et je sais qu'elle m'a tenu parole. Vaine prudence que l'amour a dйconcertйe, et qui n'a fait que laisser fermenter un souvenir qu'il n'est plus temps d'effacer!

Il partit comme il l'avait promis, et je lui fis jurer qu'il ne s'arrкterait pas au voisinage. Mais, ma chиre, ce n'est pas tout; il faut achever de te dire ce qu'aussi bien tu ne pourrais ignorer longtemps. Milord Edouard passa deux jours aprиs; il se pressa pour l'atteindre; il le joignit а Dijon, et le trouva malade. L'infortunй avait gagnй la petite vйrole. Il m'avait cachй qu'il ne l'avait point eue, et je te l'avais menй sans prйcaution. Ne pouvant guйrir ton mal, il le voulut partager. En me rappelant la maniиre dont il baisait ta main, je ne puis douter qu'il ne se soit inoculй volontairement. On ne pouvait кtre plus mal prйparй; mais c'йtait l'inoculation de l'amour, elle fut heureuse. Ce pиre de la vie l'a conservйe au plus tendre amant qui fut jamais: il est guйri; et, suivant la derniиre lettre de milord Edouard, ils doivent кtre actuellement repartis pour Paris.

Voilа, trop aimable cousine, de quoi bannir les terreurs funиbres qui t'alarmaient sans sujet. Depuis longtemps tu as renoncй а la personne de ton ami, et sa vie est en sыretй. Ne songe donc qu'а conserver la tienne, et а t'acquitter de bonne grвce du sacrifice que ton coeur a promis а l'amour paternel. Cesse enfin d'кtre le jouet d'un vain espoir et de te repaоtre de chimиres. Tu te presses beaucoup d'кtre fiиre de ta laideur; sois plus humble, crois-moi, tu n'as encore que trop sujet de l'кtre. Tu as essuyй une cruelle atteinte, mais ton visage a йtй йpargnй. Ce que tu prends pour des cicatrices ne sont que des rougeurs qui seront bientфt effacйes. Je fus plus maltraitйe que cela, et cependant tu vois que je ne suis pas trop mal encore. Mon ange, tu resteras jolie en dйpit de toi, et l'indiffйrent Wolmar, que trois ans d'absence n'ont pu guйrir d'un amour conзu dans huit jours, s'en guйrira-t-il en te voyant а toute heure? O si ta seule ressource est de dйplaire, que ton sort est dйsespйrй!

 

Lettre XV de Julie

C'en est trop, c'en est trop. Ami, tu as vaincu. Je ne suis point а l'йpreuve de tant d'amour; ma rйsistance est йpuisйe. J'ai fait usage de toutes mes forces; ma conscience m'en rend le consolant tйmoignage. Que le ciel ne me demande point compte de plus qu'il ne m'a donnй! Ce triste coeur que tu achetas tant de fois, et qui coыta si cher au tien, t'appartient sans rйserve; il fut а toi du premier moment oщ mes yeux te virent, il te restera jusqu'а mon dernier soupir. Tu l'as trop bien mйritй pour le perdre, et je suis lasse de servir aux dйpens de la justice une chimйrique vertu.

Oui, tendre et gйnйreux amant, ta Julie sera toujours tienne, elle t'aimera toujours; il le faut, je le veux, je le dois. Je te rends l'empire que l'amour t'a donnй; il ne te sera plus фtй. C'est en vain qu'une voix mensongиre murmure au fond de mon вme, elle ne m'abusera plus. Que sont les vains devoirs qu'elle m'oppose contre ceux d'aimer а jamais ce que le ciel m'a fait aimer? Le plus sacrй de tous, n'est-il pas envers toi? N'est-ce pas а toi seul que j'ai tout promis? Le premier voeu de mon coeur ne fut-il pas de ne t'oublier jamais, et ton inviolable fidйlitй n'est-elle pas un nouveau lien pour la mienne? Ah! dans le transport d'amour qui me rend а toi, mon seul regret est d'avoir combattu des sentiments si chers et si lйgitimes. Nature, ф douce nature! reprends tous tes droits; j'abjure les barbares vertus qui t'anйantissent. Les penchants que tu m'as donnйs seront-ils plus trompeurs qu'une raison qui m'йgara tant de fois?

Respecte ces tendres penchants, mon aimable ami; tu leur dois trop pour les haпr; mais souffres-en le cher et doux partage; souffre que les droits du sang et de l'amitiй ne soient pas йteints par ceux de l'amour. Ne pense point que pour te suivre j'abandonne jamais la maison paternelle. N'espиre point que je me refuse aux liens que m'impose une autoritй sacrйe. La cruelle perte de l'un des auteurs de mes jours m'a trop appris а craindre d'affliger l'autre. Non, celle dont il attend dйsormais toute sa consolation ne contristera pas son вme accablйe d'ennuis; je n'aurai point donnй la mort а tout ce qui me donna la vie. Non, non; je connais mon crime et ne puis le haпr. Devoir, honneur, vertu, tout cela ne me dit plus rien; mais pourtant je ne suis point un monstre; je suis faible et non dйnaturйe. Mon parti est pris, je ne veux dйsoler aucun de ceux que j'aime. Qu'un pиre esclave de sa parole et jaloux d'un vain titre dispose de ma main qu'il a promise; que l'amour seul dispose de mon coeur; que mes pleurs ne cessent de couler dans le sein d'une tendre amie. Que je sois vile et malheureuse; mais que tout ce qui m'est cher soit heureux et content s'il est possible. Formez tous trois ma seule existence, et que votre bonheur me fasse oublier ma misиre et mon dйsespoir.

 

Lettre XVI. Rйponse

Rйponse

Nous renaissons, ma Julie; tous les vrais sentiments de nos вmes reprennent leurs cours. La nature nous a conservй l'кtre, et l'amour nous rend а la vie. En doutais-tu? L'osas-tu croire, de pouvoir m'фter ton coeur? Va, je le connais mieux que toi, ce coeur que le ciel a fait pour le mien. Je les sens joints par une existence commune qu'ils ne peuvent perdre qu'а la mort. Dйpend-il de nous de les sйparer, ni mкme de le vouloir? Tiennent-ils l'un а l'autre par des noeuds que les hommes aient formйs et qu'ils puissent rompre? Non, non, Julie; si le sort cruel nous refuse le doux nom d'йpoux, rien ne peut nous фter celui d'amants fidиles; il sera consolation de nos tristes jours, et nous l'emporterons au tombeau.

Ainsi nous recommenзons de vivre pour recommencer de souffrir, et le sentiment de notre existence n'est pour nous qu'un sentiment de douleur. Infortunйs, que sommes-nous devenus? Comment avons-nous cessй d'кtre ce que nous fыmes? Oщ est cet enchantement de bonheur suprкme? Oщ sont ces ravissements exquis dont les vertus animaient nos feux? Il ne reste de nous que notre amour; l'amour seul reste, et ses charmes se sont йclipsйs. Fille trop soumise, amante sans courage, tous nos maux nous viennent de tes erreurs. Hйlas! un coeur moins pur t'aurait bien moins йgarйe! Oui, c'est l'honnкtetй du tien qui nous perd; les sentiments droits qui le remplissent en ont chassй la sagesse. Tu as voulu concilier la tendresse filiale avec l'indomptable amour; en te livrant а la fois а tous tes penchants, tu les confonds au lieu de les accorder, et deviens coupable а force de vertu. O Julie, quel est ton inconcevable empire! Par quel йtrange pouvoir tu fascines ma raison! Mкme en me faisant rougir de nos feux, tu te fais encore estimer par tes fautes; tu me forces de t'admirer en partageant tes remords... Des remords!... йtait-ce а toi d'en sentir?... toi que j'aimais... toi que je ne puis cesser d'adorer... Le crime pourrait-il approcher de ton coeur?... Cruelle! en me le rendant ce coeur qui m'appartient, rends-le-moi tel qu'il me fut donnй.

Que m'as-tu dit?... qu'oses-tu me faire entendre?... Toi, passer dans les bras d'un autre!... un autre te possйder!... N'кtre plus а moi!... ou, pour comble d'horreur, n'кtre pas а moi seul? Moi, j'йprouverais cet affreux supplice!... je te verrais survivre а toi-mкme!... Non; j'aime mieux te perdre que te partager... Que le ciel ne me donna-t-il un courage digne des transports qui m'agitent!... avant que ta main se fыt avilie dans ce noeud funeste abhorrй par l'amour et rйprouvй par l'honneur, j'irais de la mienne te plonger un poignard dans le sein; j'йpuiserais ton chaste coeur d'un sang que n'aurait point souillй l'infidйlitй. A ce pur sang je mкlerais celui qui brыle dans mes veines d'un feu que rien ne peut йteindre, je tomberais dans tes bras; je rendrais sur tes lиvres mon dernier soupir... Je recevrais le tien... Julie expirante!...ces yeux si doux йteints par les horreurs de la mort!... ce sein, ce trфne de l'amour dйchirй par ma main, versant а gros bouillons le sang et la vie!... Non, vis et souffre! porte la peine de ma lвchetй. Non, je voudrais que tu ne fusses plus; mais je ne puis t'aimer assez pour te poignarder.

O si tu connaissais l'йtat de ce coeur serrй de dйtresse! Jamais il ne brыla d'un feu si sacrй; jamais ton innocence et ta vertu ne lui fut si chиre. Je suis amant, je suis aimй, je le sens; mais je ne suis qu'un homme, et il est au-dessus de la force humaine de renoncer а la suprкme fйlicitй. Une nuit, une seul nuit a changй pour jamais toute mon вme. Ote-moi ce dangereux souvenir, et je suis vertueux. Mais cette nuit fatale rиgne au fond de mon coeur, et va couvrir de son ombre le reste de ma vie. Ah! Julie! objet adorй! s'il faut кtre а jamais misйrables, encore une heure de bonheur, et des regrets йternels!

Ecoute celui qui t'aime. Pourquoi voudrions-nous кtre plus sages nous seuls que tout le reste des hommes, et suivre avec une simplicitй d'enfants de chimйriques vertus dont tout le monde parle et que personne ne pratique? Quoi! serons-nous meilleurs moralistes que ces foules de savants dont Londres et Paris sont peuplйs, qui tous se raillent de la fidйlitй conjugale, et regardent l'adultиre comme un jeu? Les exemples n'en sont point scandaleux; il n'est pas mкme permis d'y trouver а redire; et tous les honnкtes gens se riraient ici de celui qui, par respect pour le mariage, rйsisterait au penchant de son coeur. En effet, disent-ils, un tort qui n'est que dans l'opinion n'est-il pas nul quand il est secret? Quel mal reзoit un mari d'une infidйlitй qu'il ignore? De quelle complaisance une femme ne rachиte-t-elle pas ses fautes? Quelle douceur n'emploie-t-elle pas а prйvenir ou guйrir ses soupзons? Privй d'un bien imaginaire, il vit rйellement plus heureux; et ce prйtendu crime dont on fait tant de bruit n'est qu'un lien de plus dans la sociйtй.

A Dieu ne plaise, ф chиre amie de mon coeur, que je veuille rassurer le tien par ces honteuses maximes! Je les abhorre sans savoir les combattre; et ma conscience y rйpond mieux que ma raison. Non que je me fasse fort d'un courage que je hais, ni que je voulusse d'une vertu si coыteuse: mais je me crois moins coupable en me reprochant mes fautes qu'en m'efforзant de les justifier; et je regarde comme le comble du crime d'en vouloir фter les remords.

Je ne sais ce que j'йcris: je me sens l'вme dans un йtat affreux, pire que celui mкme oщ j'йtais avant d'avoir reзu ta lettre. L'espoir que tu me rends est triste et sombre; il йteint cette lueur si pure qui nous guida tant de fois; tes attraits s'en ternissent et ne deviennent que plus touchants; je te vois tendre et malheureuse; mon coeur est inondй des pleurs qui coulent de tes yeux, et je me reproche avec amertume un bonheur que je ne puis plus goыter qu'aux dйpens du tien.

Je sens pourtant qu'une ardeur secrиte m'anime encore et me rend le courage que veulent m'фter les remords. Chиre amie, ah! sais-tu de combien de pertes un amour pareil au mien peut te dйdommager? Sais-tu jusqu'а quel point un amant qui ne respire que pour toi peut te faire aimer la vie? Conзois-tu bien que c'est pour toi seule que je veux vivre, agir, penser, sentir dйsormais? Non, source dйlicieuse de mon кtre, je n'aurai plus d'вme que ton вme, je ne serai plus rien qu'une partie de toi-mкme, et tu trouveras au fond de mon coeur une si douce existence que tu ne sentiras point ce que la tienne aura perdu de ses charmes. Eh bien! nous serons coupables, mais nous ne serons point mйchants; nous serons coupables, mais nous aimerons toujours la vertu: loin d'oser excuser nos fautes, nous en gйmirons, nous les pleurerons ensemble, nous les rachиterons, s'il est possible, а force d'кtre bienfaisants et bons. Julie! ф Julie! que ferais-tu? que peux-tu faire? Tu ne peux йchapper а mon coeur, n'a-t-il pas йpousй le tien?

Ces vains projets de fortune qui m'ont si grossiиrement abusй sont oubliйs depuis longtemps. Je vais m'occuper uniquement des soins que je dois а milord Edouard; il veut m'entraоner en Angleterre; il prйtend que je puis l'y servir. Eh bien! je l'y suivrai. Mais je me dйroberai tous les ans; je me rendrai secrиtement prиs de toi. Si je ne puis te parler, au moins je t'aurai vue; j'aurai du moins baisй tes pas; un regard de tes yeux m'aura donnй dix mois de vie. Forcй de repartir, en m'йloignant de celle que j'aime, je compterai pour me consoler les pas qui doivent m'en rapprocher. Ces frйquents voyages donneront le change а ton malheureux amant; il croira dйjа jouir de ta vue en partant pour t'aller voir; le souvenir de ses transports l'enchantera durant son retour; malgrй le sort cruel, ses tristes ans ne seront pas tout а fait perdus; il n'y en aura point qui ne soient marquйs par des plaisirs, et les courts moments qu'il passera prиs de toi se multiplieront sur sa vie entiиre.

 

Lettre XVII de madame d'Orbe

Votre amante n'est plus; mais j'ai retrouvй mon amie, et vous en avez acquis une dont le coeur peut vous rendre beaucoup plus que vous n'avez perdu. Julie est mariйe, et digne de rendre heureux l'honnкte homme qui vient d'unir son sort au sien. Aprиs tant d'imprudences, rendez grвces au ciel qui vous a sauvйs tous deux, elle de l'ignominie, et vous du regret de l'avoir dйshonorйe. Respectez son nouvel йtat; ne lui йcrivez point; elle vous en prie. Attendez qu'elle vous йcrive; c'est ce qu'elle fera dans peu. Voici le temps oщ je vais connaоtre si vous mйritez l'estime que j'eus pour vous, et si votre coeur est sensible а une amitiй pure et sans intйrкt.

 

Lettre XVIII de Julie

Vous кtes depuis si longtemps le dйpositaire de tous les secrets de mon coeur, qu'il ne saurait plus perdre une si douce habitude. Dans la plus importante occasion de ma vie il veut s'йpancher avec vous. Ouvrez-lui le vфtre, mon aimable ami; recueillez dans votre sein les longs discours de l'amitiй: si quelquefois elle rend diffus l'ami qui parle, elle rend toujours patient l'ami qui йcoute.

Liйe au sort d'un йpoux, ou plutфt aux volontйs d'un pиre, par une chaоne indissoluble, j'entre dans une nouvelle carriиre qui ne doit finir qu'а la mort. En la commenзant, jetons un moment les yeux sur celle que je quitte: il ne nous sera pas pйnible de rappeler un temps si cher. Peut-кtre y trouverai-je des leзons pour bien user de celui qui me reste; peut-кtre y trouverez-vous des lumiиres pour expliquer ce que ma conduite eut toujours d'obscur а vos yeux. Au moins, en considйrant ce que nous fыmes l'un а l'autre, nos coeurs n'en sentiront que mieux ce qu'ils se doivent jusqu'а la fin de nos jours.

Il y a six ans а peu prиs que je vous vis pour la premiиre fois; vous йtiez jeune, bien fait, aimable; d'autres jeunes gens m'ont paru plus beaux et mieux faits que vous; aucun ne m'a donnй la moindre йmotion, et mon coeur fut а vous dиs la premiиre vue. Je crus voir sur votre visage les traits de l'вme qu'il fallait а la mienne. Il me sembla que mes sens ne servaient que d'organe а des sentiments plus nobles; et j'aimai dans vous moins ce que j'y voyais que ce que je croyais sentir en moi-mкme. Il n'y a pas deux mois que je pensais encore ne m'кtre pas trompйe; l'aveugle amour, me disais-je, avait raison; nous йtions faits l'un pour l'autre; je serais а lui si l'ordre humain n'eыt troublй les rapports de la nature; et s'il йtait permis а quelqu'un d'кtre heureux, nous aurions dы l'кtre ensemble.

Mes sentiments nous furent communs; ils m'auraient abusйe si je les eusse йprouvйs seule. L'amour que j'ai connu ne peut naоtre que d'une convenance rйciproque et d'un accord des вmes. On n'aime point si l'on n'est aimй, du moins on n'aime pas longtemps. Ces passions sans retour qui font, dit-on, tant de malheureux, ne sons fondйes que sur les sens: si quelques-unes pйnиtrent jusqu'а l'вme, c'est par des rapports faux dont on est bientфt dйtrompй. L'amour sensuel ne peut se passer de la possession, et s'йteint par elle. Le vйritable amour ne peut se passer du coeur, et dure autant que les rapports qui l'ont fait naоtre. Tel fut le nфtre en commenзant; tel il sera, j'espиre, jusqu'а la fin de nos jours, quand nous l'aurons mieux ordonnй. Je vis, je sentis que j'йtais aimйe, et que je devais l'кtre: la bouche йtait muette, le regard йtait contraint, mais le coeur se faisait entendre. Nous йprouvвmes bientфt entre nous ce je ne sais quoi qui rend le silence йloquent, qui fait parler des yeux baissйs, qui donne une timiditй tйmйraire, qui montre les dйsirs par la crainte, et dit tout ce qu'il n'ose exprimer.

Je sentis mon coeur, et me jugeai perdue а votre premier mot. J'aperзus la gкne de votre rйserve; j'approuvai ce respect, je vous en aimai davantage: je cherchais а vous dйdommager d'un silence pйnible et nйcessaire sans qu'il en coutвt а mon innocence; je forзai mon naturel; j'imitai ma cousine, je devins badine et folвtre comme elle, pour prйvenir des explications trop graves et faire passer mille tendres caresses а la faveur de ce feint enjouement. Je voulais vous rendre si doux votre йtat prйsent, que la crainte d'en changer augmentвt votre retenue. Tout cela me rйussit mal: on ne sort point de son naturel impunйment. Insensйe que j'йtais! j'accйlйrai ma perte au lieu de la prйvenir, j'employai du poison pour palliatif; et ce qui devait vous faire taire fut prйcisйment ce qui vous fit parler. J'eus beau, par une froideur affectйe, vous tenir йloignй dans le tкte-а-tкte; cette contrainte mкme me trahit: vous йcrivоtes. Au lieu de jeter au feu votre premiиre lettre ou de la porter а ma mиre, j'osai l'ouvrir: ce fut lа mon crime, et tout le reste fut forcй. Je voulus m'empкcher de rйpondre а ces lettres funestes que je ne pouvais m'empкcher de lire. Cet affreux combat altйra ma santй: je vis l'abоme oщ j'allais me prйcipiter; j'eus horreur de moi-mкme, et ne pus me rйsoudre а vous laisser partir. Je tombai dans une sorte de dйsespoir; j'aurais mieux aimй que vous ne fussiez plus que de n'кtre point а moi: j'en vins jusqu'а souhaiter votre mort, jusqu'а vous la demander. Le ciel a vu mon coeur; cet effort doit racheter quelques fautes.

Vous voyant prкt а m'obйir, il fallut parler. J'avais reзu de la Chaillot des leзons qui ne me firent que mieux connaоtre les dangers de cet aveu. L'amour qui me l'arrachait m'apprit а en йluder l'effet. Vous fыtes mon dernier refuge; j'eus assez de confiance en vous pour vous armer contre ma faiblesse; je vous crus digne de me sauver de moi-mкme, et je vous rendis justice. En vous voyant respecter un dйpфt si cher, je connus que ma passion ne m'aveuglait point sur les vertus qu'elle me faisait trouver en vous. Je m'y livrais avec d'autant plus de sйcuritй, qu'il me sembla que nos coeurs se suffisaient l'un а l'autre. Sыre de ne trouver au fond du mien que des sentiments honnкtes, je goыtais sans prйcaution les charmes d'une douce familiaritй. Hйlas! je ne voyais pas que le mal s'invйtйrait par ma nйgligence, et que l'habitude йtait plus dangereuse que l'amour. Touchйe de votre retenue, je crus pouvoir sans risque modйrer la mienne; dans l'innocence de mes dйsirs, je pensais encourager en vous la vertu mкme par les tendres caresses de l'amitiй. J'appris dans le bosquet de Clarens que j'avais trop comptй sur moi, et qu'il ne faut rien accorder aux sens quand on veut leur refuser quelque chose. Un instant, un seul instant embrasa les miens d'un feu que rien ne put йteindre; et si ma volontй rйsistait encore, dиs lors mon coeur fut corrompu.

Vous partagiez mon йgarement: votre lettre me fit trembler. Le pйril йtait doublй: pour me garantir de vous et de moi il fallut vous йloigner. Ce fut le dernier effort d'une vertu mourante. En fuyant vous achevвtes de vaincre; et sitфt que je ne vous vis plus, ma langueur m'фta le peu de force qui me restait pour vous rйsister.

Mon pиre, en quittant le service, avait amenй chez lui M. de Wolmar: la vie qu'il lui devait, et une liaison de vingt ans, lui rendaient cet ami si cher, qu'il ne pouvait se sйparer de lui. M. de Wolmar avanзait en вge; et, quoique riche et de grande naissance, il ne trouvait point de femme qui lui convоnt. Mon pиre lui avait parlй de sa fille en homme qui souhaitait se faire un gendre de son ami; il fut question de la voir, et c'est dans ce dessein qu'ils firent le voyage ensemble. Mon destin voulut que je plusse а M. de Wolmar, qui n'avait jamais rien aimй. Ils se donnиrent secrиtement leur parole; et, M. de Wolmar, ayant beaucoup d'affaires а rйgler dans une cour du Nord oщ йtaient sa famille et sa fortune, il en demanda le temps, et partit sur cet engagement mutuel. Aprиs son dйpart, mon pиre nous dйclara а ma mиre et а moi qu'il me l'avait destinй pour йpoux, et m'ordonna d'un ton qui ne laissait point de rйplique а ma timiditй de me disposer а recevoir sa main. Ma mиre, qui n'avait que trop remarquй le penchant de mon coeur, et qui se sentait pour vous une inclination naturelle, essaya plusieurs fois d'йbranler cette rйsolution; sans oser vous proposer, elle parlait de maniиre а donner а mon pиre de la considйration pour vous et le dйsir de vous connaоtre; mais la qualitй qui vous manquait le rendit insensible а toutes celles que vous possйdiez; et, s'il convenait que la naissance ne les pouvait remplacer, il prйtendait qu'elle seule pouvait les faire valoir.

L'impossibilitй d'кtre heureuse irrita des feux qu'elle eыt dы йteindre. Une flatteuse illusion me soutenait dans mes peines; je perdis avec elle la force de les supporter. Tant qu'il me fыt restй quelque espoir d'кtre а vous, peut-кtre aurais-je triomphй de moi; il m'en eыt moins coыtй de vous rйsister toute ma vie que de renoncer а vous pour jamais; et la seule idйe d'un combat йternel m'фta le courage de vaincre.

La tristesse et l'amour consumaient mon coeur; je tombai dans un abattement dont mes lettres se sentirent. Celles que vous m'йcrivоtes de Meillerie y mit le comble; а mes propres douleurs se joignit le sentiment de votre dйsespoir. Hйlas! c'est toujours l'вme la plus faible qui porte les peines de toutes deux. Le parti que vous m'osiez proposer mit le comble а mes perplexitйs. L'infortune de mes jours йtait assurйe, l'inйvitable choix qui me restait а faire йtait d'y joindre celle de mes parents ou la vфtre. Je ne pus supporter cette horrible alternative: les forces de la nature ont un terme; tant d'agitations йpuisиrent les miennes. Je souhaitai d'кtre dйlivrйe de la vie. Le ciel parut avoir pitiй de moi; mais la cruelle mort m'йpargna pour me perdre. Je vous vis, je fus guйrie, et je pйris.

Si je ne trouvai point le bonheur dans mes fautes, je n'avais jamais espйrй l'y trouver. Je sentais que mon coeur йtait fait pour la vertu, et qu'il ne pouvait кtre heureux sans elle; je succombai par faiblesse et non par erreur; je n'eus pas mкme l'excuse de l'aveuglement. Il ne me restait aucun espoir; je ne pouvais plus qu'кtre infortunйe. L'innocence et l'amour m'йtaient йgalement nйcessaires; ne pouvant les conserver ensemble, et voyant votre йgarement, je ne consultai que vous dans mon choix, et me perdis pour vous sauver.

Mais il n'est pas si facile qu'on pense de renoncer а la vertu. Elle tourmente longtemps ceux qui l'abandonnent; et ses charmes, qui font les dйlices des вmes pures, font le premier supplice du mйchant, qui les aime encore et n'en saurait plus jouir. Coupable et non dйpravйe, je ne pus йchapper aux remords qui m'attendaient; l'honnкtetй me fut chиre mкme aprиs l'avoir perdue; ma honte, pour кtre secrиte, ne m'en fut pas moins amиre; et quand tout l'univers en eыt йtй tйmoin, je ne l'aurais pas mieux sentie. Je me consolais dans ma douleur comme un blessй qui craint la gangrиne, et en qui le sentiment de son mal soutient l'espoir d'en guйrir.

Cependant cet йtat d'opprobre m'йtait odieux. A force de vouloir йtouffer le reproche sans renoncer au crime, il m'arriva ce qu'il arrive а toute вme honnкte qui s'йgare et qui se plaоt dans son йgarement. Une illusion nouvelle vint adoucir l'amertume du repentir; j'espйrai tirer de ma faute un moyen de la rйparer et j'osai former le projet de contraindre mon pиre а nous unir. Le premier fruit de notre amour devait serrer ce doux lien. Je le demandais au ciel comme le gage de mon retour а la vertu et de notre bonheur commun; je le dйsirais comme un autre а ma place aurait pu le craindre; le tendre amour, tempйrant par son prestige le murmure de la conscience, me consolait de ma faiblesse par l'effet que j'en attendais, et faisait d'une si chиre attente le charme et l'espoir de ma vie.

Sitфt que j'aurais portй des marques sensibles de mon йtat, j'avais rйsolu d'en faire, en prйsence de toute ma famille, une dйclaration publique а M. Perret. Je suis timide, il est vrai; je sentais tout ce qu'il m'en devait coыter; mais l'honneur mкme animait mon courage, et j'aimais mieux supporter une fois la confusion que j'avais mйritйe, que de nourrir une honte йternelle au fond de mon coeur. Je savais que mon pиre me donnerait la mort ou mon amant; cette alternative n'avait rien d'effrayant pour moi, et, de maniиre ou d'autre, j'envisageais dans cette dйmarche la fin de tous mes malheurs.

Tel йtait, mon bon ami, le mystиre que je voulus vous dйrober, et que vous cherchiez а pйnйtrer avec une si curieuse inquiйtude. Mille raisons me forзaient а cette rйserve avec un homme aussi emportй que vous, sans compter qu'il ne fallait pas armer d'un nouveau prйtexte votre indiscrиte importunitй. Il йtait а propos surtout de vous йloigner durant une si pйrilleuse scиne, et je savais bien que vous n'auriez jamais consenti а m'abandonner dans un danger pareil s'il vous eыt йtй connu.

Hйlas! je fus encore abusйe par une si douce espйrance. Le ciel rejeta des projets conзus dans le crime; je ne mйritais pas l'honneur d'кtre mиre; mon attente resta toujours vaine; et il me fut refusй d'expier ma faute aux dйpens de ma rйputation. Dans le dйsespoir que j'en conзus, l'imprudent rendez-vous qui mettait votre vie en danger fut une tйmйritй que mon fol amour me voilait d'une si douce excuse: je m'en prenais а moi du mauvais succиs de mes voeux, et mon coeur abusй par ses dйsirs ne voyait dans l'ardeur de les contenter que le soin de les rendre un jour lйgitimes.

Je les crus un instant accomplis; cette erreur fut la source du plus cuisant de mes regrets, et l'amour exaucй par la nature n'en fut que plus cruellement trahi par la destinйe. Vous avez su quel accident dйtruisit, avec le germe que je portais dans mon sein, le dernier fondement de mes espйrances. Ce malheur m'arriva prйcisйment dans le temps de notre sйparation: comme si le ciel eыt voulu m'accabler alors de tous les maux que j'avais mйritйs et couper а la fois tous les liens qui pouvaient nous unir.

Votre dйpart fut la fin de mes erreurs ainsi que de mes plaisirs; je reconnus, mais trop tard, les chimиres qui m'avaient abusйe. Je me vis aussi mйprisable que je l'йtais devenue, et aussi malheureuse que je devais toujours l'кtre avec un amour sans innocence et des dйsirs sans espoir qu'il m'йtait impossible d'йteindre. Tourmentйe de mille vains regrets, je renonзai а des rйflexions aussi douloureuses qu'inutiles; je ne valais plus la peine que je songeasse а moi-mкme, je consacrai ma vie а m'occuper de vous. Je n'avais plus d'honneur que le vфtre, plus d'espйrance qu'en votre bonheur, et les sentiments qui me venaient de vous йtaient les seuls dont je crusse pouvoir кtre encore йmue.

L'amour ne m'aveuglait point sur vos dйfauts, mais il me les rendait chers; et telle йtait son illusion, que je vous aurais moins aimй si vous aviez йtй plus parfait. Je connaissais votre coeur, vos emportements; je savais qu'avec plus de courage que moi vous aviez moins de patience, et que les maux dont mon вme йtait accablйe mettraient la vфtre au dйsespoir. C'est par cette raison que je vous cachai toujours avec soin les engagements de mon pиre; et, а notre sйparation, voulant profiter du zиle de milord Edouard pour votre fortune et vous en inspirer un pareil а vous-mкme, je vous flattais d'un espoir que je n'avais pas. Je fis plus; connaissant le danger qui nous menaзait, je pris la seule prйcaution qui pouvait nous en garantir; et, vous engageant avec ma parole ma libertй autant qu'il m'йtait possible, je tвchai d'inspirer а vous de la confiance, а moi de la fermetй, par une promesse que je n'osasse enfreindre, et qui pыt vous tranquilliser. C'йtait un devoir puйril, j'en conviens, et cependant je ne m'en serais jamais dйpartie. La vertu est si nйcessaire а nos coeurs que; quand on a une fois abandonnй la vйritable, on s'en fait ensuite une а sa mode, et l'on y tient plus fortement peut-кtre parce qu'elle est de notre choix.

Je ne vous dirai point combien j'йprouvai d'agitations depuis votre йloignement. La pire de toutes йtait la crainte d'кtre oubliйe. Le sйjour oщ vous йtiez me faisait trembler; votre maniиre d'y vivre augmentait mon effroi; je croyais dйjа vous voir avilir jusqu'а n'кtre plus qu'un homme а bonnes fortunes. Cette ignominie m'йtait plus cruelle que tous mes maux; j'aurais mieux aimй vous savoir malheureux que mйprisable; aprиs tant de peines auxquelles j'йtais accoutumйe, votre dйshonneur йtait la seule que je ne pouvais supporter.

Je fus rassurйe sur des craintes que le ton de vos lettres commenзait а confirmer; et je le fus par un moyen qui eыt pu mettre le comble aux alarmes d'une autre. Je parle du dйsordre oщ vous vous laissвtes entraоner, et dont le prompt et libre aveu fut de toutes les preuves de votre franchise celle qui m'a le plus touchйe. Je vous connaissais trop pour ignorer ce qu'un pareil aveu devait vous coыter, quand mкme j'aurais cessй de vous кtre chиre; je vis que l'amour, vainqueur de la honte, avait pu seul vous l'arracher. Je jugeai qu'un coeur si sincиre йtait incapable d'une infidйlitй cachйe; je trouvai moins de tort dans votre faute que de mйrite а la confesser, et, me rappelant vos anciens engagements, je me guйris pour jamais de la jalousie.

Mon ami, je n'en fus pas plus heureuse; pour un tourment de moins sans cesse il en renaissait mille autres, et je ne connus jamais mieux combien il est insensй de chercher dans l'йgarement de son coeur un repos qu'on ne trouve que dans la sagesse. Depuis longtemps je pleurais en secret la meilleure des mиres, qu'une langueur mortelle consumait insensiblement. Babi, а qui le fatal effet de ma chute m'avait forcйe а me confier, me trahit et lui dйcouvrit nos amours et mes fautes. A peine eus-je retirй vos lettres de chez ma cousine qu'elles furent surprises. Le tйmoignage йtait convaincant; la tristesse acheva d'фter а ma mиre le peu de forces que son mal lui avait laissйes. Je faillis expirer de regret а ses pieds. Loin de m'exposer а la mort que je mйritais, elle voila ma honte, et se contenta d'en gйmir; vous-mкme, qui l'aviez si cruellement abusйe, ne pыtes lui devenir odieux. Je fus tйmoin de l'effet que produisit votre lettre sur son coeur tendre et compatissant. Hйlas! elle dйsirait votre bonheur et le mien. Elle tenta plus d'une fois... Que sert de rappeler une espйrance а jamais йteinte! Le ciel en avait autrement ordonnй. Elle finit ses tristes jours dans la douleur de n'avoir pu flйchir un йpoux sйvиre, et de laisser une fille si peu digne d'elle.

Accablйe d'une si cruelle perte, mon вme n'eut plus de force que pour la sentir; la voix de la nature gйmissante йtouffa les murmures de l'amour. Je pris dans une espиce d'horreur la cause de tant de maux; je voulus йtouffer enfin l'odieuse passion qui me les avait attirйs, et renoncer а vous pour jamais. Il le fallait, sans doute; n'avais-je assez de quoi pleurer le reste de ma vie sans chercher incessamment de nouveaux sujets de larmes? Tout semblait favoriser ma rйsolution. Si la tristesse attendrit l'вme, une profonde affliction l'endurcit. Le souvenir de ma mиre mourante effaзait le vфtre; nous йtions йloignйs; l'espoir m'avait abandonnйe. Jamais mon incomparable amie ne fut si sublime ni si digne d'occuper seule tout mon coeur; sa vertu, sa raison, son amitiй, ses tendres caresses, semblaient l'avoir purifiй; je vous crus oubliй, je me crus guйrie. Il йtait trop tard; ce que j'avais pris pour la froideur d'un amour йteint n'йtait que l'abattement du dйsespoir.

Comme un malade qui cesse de souffrir en tombant en faiblesse se ranime а de plus vives douleurs, je sentis bientфt renaоtre toutes les miennes quand mon pиre m'eut annoncй le prochain retour de M. de Wolmar. Ce fut alors que l'invincible amour me rendit des forces que je croyais n'avoir plus. Pour la premiиre fois de ma vie j'osai rйsister en face а mon pиre; je lui protestai nettement que jamais M. de Wolmar ne me serait rien, que j'йtais dйterminйe а mourir fille, qu'il йtait maоtre de ma vie, mais non pas de mon coeur, et que rien ne me ferait changer de volontй. Je ne vous parlerai ni de sa colиre ni des traitements que j'eus а souffrir. Je fus inйbranlable: ma timiditй surmontйe m'avait portйe а l'autre extrйmitй, et si j'avais le ton moins impйrieux que mon pиre, je l'avais tout aussi rйsolu.

Il vit que j'avais pris mon parti, et qu'il ne gagnerait rien sur moi par autoritй. Un instant je me crus dйlivrйe de ses persйcutions. Mais que devins-je quand tout а coup je vis а mes pieds le plus sйvиre des pиres attendri et fondant en larmes? Sans me permettre de me lever, il me serrait les genoux, et, fixant ses yeux mouillйs sur les miens, il me dit d'une voix touchante que j'entends encore au dedans de moi: "Ma fille, respecte les cheveux blancs de ton malheureux pиre; ne le fais pas descendre avec douleur au tombeau, comme celle qui te porta dans son sein; ah! veux-tu donner la mort а toute ta famille?"

Concevez mon saisissement. Cette attitude, ce ton, ce geste, ce discours, cette affreuse idйe, me bouleversиrent au point que je me laissai aller demi-morte entre ses bras, et ce ne fut qu'aprиs bien des sanglots dont j'йtais oppressйe que je pus lui rйpondre d'une voix altйrйe et faible: "O mon pиre! j'avais des armes contre vos menaces, je n'en ai point contre vos pleurs; c'est vous qui ferez mourir votre fille."

Nous йtions tous deux tellement agitйs que nous ne pыmes de longtemps nous remettre. Cependant, en repassant en moi-mкme ses derniers mots, je conзus qu'il йtait plus instruit que je n'avais cru, et, rйsolue de me prйvaloir contre lui de ses propres connaissances, je me prйparais а lui faire, au pйril de ma vie, un aveu trop longtemps diffйrй, quand, m'arrкtant avec vivacitй comme s'il eыt prйvu et craint ce que j'allais lui dire, il me parla ainsi:

"Je sais quelle fantaisie indigne d'une fille bien nйe vous nourrissez au fond de votre coeur. Il est temps de sacrifier au devoir et а l'honnкtetй une passion honteuse qui vous dйshonore et que vous ne satisferez jamais qu'aux dйpens de ma vie. Ecoutez une fois ce que l'honneur d'un pиre et le vфtre exigent de vous, et jugez-vous vous-mкme.

M. de Wolmar est un homme d'une grande naissance, distinguй par toutes les qualitйs qui peuvent la soutenir, qui jouit de la considйration publique et qui la mйrite. Je lui dois la vie; vous savez les engagements que j'ai pris avec lui. Ce qu'il faut vous apprendre encore, c'est qu'йtant allй dans son pays pour mettre ordre а ses affaires, il s'est trouvй enveloppй dans la derniиre rйvolution, qu'il y a perdu ses biens, qu'il n'a lui-mкme йchappй а l'exil en Sibйrie que par un bonheur singulier, et qu'il revient avec le triste dйbris de sa fortune, sur la parole de son ami, qui n'en manqua jamais а personne. Prescrivez-moi maintenant la rйception qu'il faut lui faire а son retour. Lui dirai-je: Monsieur, je vous ai promis ma fille tandis que vous йtiez riche, mais а prйsent que vous n'avez plus rien, je me rйtracte, et ma fille ne veut point de vous? Si ce n'est pas ainsi que j'йnonce mon refus, c'est ainsi qu'on l'interprйtera: vos amours allйguйs seront pris pour un prйtexte, ou ne seront pour moi qu'un affront de plus; et nous passerons, vous pour une fille perdue, moi pour un malhonnкte homme qui sacrifie son devoir et sa foi а un vil intйrкt, et joint l'ingratitude а l'infidйlitй. Ma fille, il est trop tard pour finir dans l'opprobre une vie sans tache, et soixante ans d'honneur ne s'abandonnent pas en un quart d'heure.

Voyez donc, continua-t-il, combien tout ce que vous pouvez me dire est а prйsent hors de propos; voyez si des prйfйrences que la pudeur dйsavoue, et quelque feu passager de jeunesse peuvent jamais кtre mis en balance avec le devoir d'une fille et l'honneur compromis d'un pиre. S'il n'йtait question pour l'un des deux que d'immoler son bonheur а l'autre, ma tendresse vous disputerait un si doux sacrifice; mais, mon enfant, l'honneur a parlй, et, dans le sang dont tu sors, c'est toujours lui qui dйcide."

Je ne manquais pas de bonnes rйponses а ce discours; mais les prйjugйs de mon pиre lui donnent des principes si diffйrents des miens, que des raisons qui me semblaient sans rйplique ne l'auraient pas mкme йbranlй. D'ailleurs, ne sachant ni d'oщ lui venaient les lumiиres qu'il paraissait avoir acquises sur ma conduite, ni jusqu'oщ elles pouvaient aller; craignant, а son affectation de m'interrompre, qu'il n'eыt dйjа pris son parti sur ce que j'avais а lui dire; et, plus que tout cela, retenue par une honte que je n'ai jamais pu vaincre, j'aimais mieux employer une excuse qui me parut plus sыre, parce qu'elle йtait plus selon sa maniиre de penser. Je lui dйclarai sans dйtour l'engagement que j'avais pris avec vous; je protestai que je ne vous manquerais point de parole, et que, quoi qu'il pыt arriver, je ne me marierais jamais sans votre consentement.

En effet, je m'aperзus avec joie que mon scrupule ne lui dйplaisait pas; il me fit de vifs reproches sur ma promesse, mais il n'y objecta rien; tant un gentilhomme plein d'honneur a naturellement une haute idйe de la foi des engagements, et regarde la parole comme une chose toujours sacrйe! Au lieu donc de s'amuser а disputer sur la nullitй de cette promesse, dont je ne serais jamais convenue, il m'obligea d'йcrire un billet, auquel il joignit une lettre qu'il fit partir sur-le-champ. Avec quelle agitation n'attendis-je point votre rйponse! Combien je fis de voeux pour vous trouver moins de dйlicatesse que vous deviez en avoir! Mais je vous connaissais trop pour douter de votre obйissance, et je savais que plus le sacrifice exigй vous serait pйnible, plus vous seriez prompt а vous l'imposer. La rйponse vint; elle me fut cachйe durant ma maladie; aprиs mon rйtablissement mes craintes furent confirmйes, et il ne me resta plus d'excuses. Au moins mon pиre me dйclara qu'il n'en recevrait plus; et avec l'ascendant que le terrible mot qu'il m'avait dit lui donnait sur mes volontйs, il me fit jurer que je ne dirais rien а M. de Wolmar qui pыt le dйtourner de m'йpouser; car, ajouta-t-il, cela lui paraоtrait un jeu concertй entre nous, et, а quelque prix que ce soit, il faut que ce mariage s'achиve ou que je meure de douleur.

Vous le savez, mon ami, ma santй, si robuste contre la fatigue et les injures de l'air, ne peut rйsister aux intempйries des passions, et c'est dans mon trop sensible coeur qu'est la source de tous les maux et de mon corps et de mon вme. Soit que de longs chagrins eussent corrompu mon sang, soit que la nature eыt pris ce temps pour l'йpurer d'un levain funeste, je me sentis fort incommodйe а la fin de cet entretien. En sortant de la chambre de mon pиre je m'efforзai pour vous йcrire un mot, et me trouvai si mal qu'en me mettant au lit j'espйrai ne m'en plus relever. Tout le reste vous est trop connu; mon imprudence attira la vфtre. Vous vоntes; je vous vis, et je crus n'avoir fait qu'un de ces rкves qui vous offraient si souvent а moi durant mon dйlire. Mais quand j'appris que vous йtiez venu, que je vous avais vu rйellement, et que, voulant partager le mal dont vous ne pouviez me guйrir, vous l'aviez pris а dessein, je ne pus supporter cette derniиre йpreuve; et voyant un si tendre amour survivre а l'espйrance, le mien, que j'avais pris tant de peine а contenir, ne connut plus de frein, et se ranima bientфt avec plus d'ardeur que jamais. Je vis qu'il fallait aimer malgrй moi, je sentis qu'il fallait кtre coupable; que je ne pouvais rйsister ni а mon pиre ni а mon amant, et que je n'accorderais jamais les droits de l'amour et du sang qu'aux dйpens de l'honnкtetй. Ainsi tous mes bons sentiments achevиrent de s'йteindre, toutes mes facultйs s'altйrиrent, le crime perdit son horreur а mes yeux, je me sentis tout autre au dedans de moi; enfin, les transports effrйnйs d'une passion rendue furieuse par les obstacles me jetиrent dans le plus affreux dйsespoir qui puisse accabler une вme: j'osai dйsespйrer de la vertu. Votre lettre, plus propre а rйveiller les remords qu'а les prйvenir, acheva de m'йgarer. Mon coeur йtait si corrompu que ma raison ne put rйsister aux discours de vos philosophes. Des horreurs dont l'idйe n'avait jamais souillй mon esprit osиrent s'y prйsenter. La volontй les combattait encore, mais l'imagination s'accoutumait а les voir; et si je ne portais pas d'avance le crime au fond de mon coeur, je n'y portais plus ces rйsolutions gйnйreuses qui seules peuvent lui rйsister.

J'ai peine а poursuivre. Arrкtons un moment. Rappelez-vous ce temps de bonheur et d'innocence oщ ce feu si vif et si doux dont nous йtions animйs йpurait tous nos sentiments, oщ sa sainte ardeur nous rendait la pudeur plus chиre et l'honnкtetй plus aimable, oщ les dйsirs mкmes ne semblaient naоtre que pour nous donner l'honneur de les vaincre et d'en кtre plus dignes l'un de l'autre. Relisez nos premiиres lettres, songez а ces moments si courts et trop peu goыtйs oщ l'amour se parait а nos yeux de tous les charmes de la vertu, et oщ nous nous aimions trop pour former entre nous des liens dйsavouйs par elle.

Qu'йtions-nous, et que sommes-nous devenus? Deux tendres amants passиrent ensemble une annйe entiиre dans le plus rigoureux silence: leurs soupirs n'osaient s'exhaler, mais leurs coeurs s'entendaient; ils croyaient souffrir; et ils йtaient heureux. A force de s'entendre, ils se parlиrent; mais, contents de savoir triompher d'eux-mкmes et de s'en rendre mutuellement l'honorable tйmoignage, ils passиrent une autre annйe dans une rйserve non moins sйvиre; ils se disaient leurs peines, et ils йtaient heureux. Ces longs combats furent mal soutenus; un instant de faiblesse les йgara; ils s'oubliиrent dans les plaisirs; mais s'ils cessиrent d'кtre chastes, au moins ils йtaient fidиles; au moins le ciel et la nature autorisaient les noeuds qu'ils avaient formйs; au moins la vertu leur йtait toujours chиre; ils l'aimaient encore et la savaient encore honorer; ils s'йtaient moins corrompus qu'avilis. Moins dignes d'кtre heureux, ils l'йtaient pourtant encore.

Que font maintenant ces amants si tendres, qui brыlaient d'une flamme si pure, qui sentaient si bien le prix de l'honnкtetй? Qui l'apprendra sans gйmir sur eux? Les voilа livrйs au crime. L'idйe mкme de souiller le lit conjugal ne leur fait plus d'horreur... ils mйditent des adultиres! Quoi! sont-ils bien les mкmes? Leurs вmes n'ont-elles point changй? Comment cette ravissante image que le mйchant n'aperзut jamais peut-elle s'effacer des coeurs oщ elle a brillй? Comment l'attrait de la vertu ne dйgoыte-t-il pas pour toujours du vice ceux qui l'ont une fois connue? Combien de siиcles ont pu produire ce changement йtrange? Quelle longueur de temps put dйtruire un si charmant souvenir, et faire perdre le vrai sentiment du bonheur а qui l'a pu savourer une fois? Ah! si le premier dйsordre est pйnible et lent, que tous les autres sont prompts et faciles! Prestige des passions, tu fascines ainsi la raison, tu trompes la sagesse et changes la nature avant qu'on s'en aperзoive! On s'йgare un seul moment de la vie, on se dйtourne d'un seul pas de la droite route; aussitфt une pente inйvitable nous entraоne et nous perd; on tombe enfin dans le gouffre, et l'on se rйveille йpouvantй de se trouver couvert de crimes avec un coeur nй pour la vertu. Mon bon ami, laissons retomber ce voile: avons-nous besoin de voir le prйcipice affreux qu'il nous cache pour йviter d'en approcher? Je reprends mon rйcit.

M. de Wolmar arriva, et ne se rebuta pas du changement de mon visage. Mon pиre ne me laissa pas respirer. Le deuil de ma mиre allait finir, et ma douleur йtait а l'йpreuve du temps. Je ne pouvais allйguer ni l'un ni l'autre pour йluder ma promesse; il fallut l'accomplir. Le jour qui devait m'фter pour jamais а vous et а moi me parut le dernier de ma vie. J'aurais vu les apprкts de ma sйpulture avec moins d'effroi que ceux de mon mariage. Plus j'approchais du moment fatal, moins je pouvais dйraciner de mon coeur mes premiиres affections: elles s'irritaient par mes efforts pour les йteindre. Enfin, je me lassai de combattre inutilement. Dans l'instant mкme oщ j'йtais prкte а jurer а un autre un йternelle fidйlitй, mon coeur vous jurait encore un amour йternel, et je fus menйe au temple comme une victime impure qui souille le sacrifice oщ l'on va l'immoler.

Arrivйe а l'йglise, je sentis en entrant une sorte d'йmotion que je n'avais jamais йprouvйe. Je ne sais quelle terreur vint saisir mon вme dans ce lieu simple et auguste, tout rempli de la majestй de celui qu'on y sert. Une frayeur soudaine me fit frissonner; tremblante et prкte а tomber en dйfaillance, j'eus peine а me traоner jusqu'au pied de la chaire. Loin de me remettre, je sentis mon trouble augmenter durant la cйrйmonie, et s'il me laissait apercevoir les objets, c'йtait pour en кtre йpouvantйe. Le jour sombre de l'йdifice, le profond silence des spectateurs, leur maintien modeste et recueilli, le cortиge de tous mes parents, l'imposant aspect de mon vйnйrй pиre, tout donnait а ce qui s'allait passer un air de solennitй qui m'excitait а l'attention et au respect, et qui m'eыt fait frйmir а la seule idйe d'un parjure. Je crus voir l'organe de la Providence et entendre la voix de Dieu dans le ministre prononзant gravement la sainte liturgie. La puretй, la dignitй, la saintetй du mariage, si vivement exposйes dans les paroles de l'Ecriture, ses chastes et sublimes devoirs si importants au bonheur, а l'ordre, а la paix, а la durйe du genre humain, si doux а remplir pour eux-mкmes; tout cela me fit une telle impression, que je crus sentir intйrieurement une rйvolution subite. Une puissance inconnue sembla corriger tout а coup le dйsordre de mes affections et les rйtablir selon la loi du devoir et de la nature. L'oeil йternel qui voit tout, disais-je en moi-mкme, lit maintenant au fond de mon coeur; il compare ma volontй cachйe а la rйponse de ma bouche: le ciel et la terre sont tйmoins de l'engagement sacrй que je prends; ils le seront encore de ma fidйlitй а l'observer. Quel droit peut respecter parmi les hommes quiconque ose violer le premier de tous?

Un coup d'oeil jetй par hasard sur M. et Mme d'Orbe, que je vis а cфtй l'un de l'autre et fixant sur moi des yeux attendris, m'йmut plus puissamment encore que n'avaient fait tous les autres objets. Aimable et vertueux couple, pour moins connaоtre l'amour, en кtes-vous moins unis? Le devoir et l'honnкtetй vous lient: tendres amis, йpoux fidиles, sans brыler de ce feu dйvorant qui consume l'вme, vous vous aimez d'un sentiment pur et doux qui la nourrit, que la sagesse autorise et que la raison dirige; vous n'en кtes que plus solidement heureux. Ah! puissй-je dans un lien pareil recouvrer la mкme innocence, et jouir du mкme bonheur! Si je ne l'ai pas mйritй comme vous, je m'en rendrai digne а votre exemple. Ces sentiments rйveillиrent mon espйrance et mon courage. J'envisageai le saint noeud que j'allais former comme un nouvel йtat qui devait purifier mon вme et la rendre а tous ses devoirs. Quand le pasteur me demanda si je promettais obйissance et fidйlitй parfaite а celui que j'acceptais pour йpoux, ma bouche et mon coeur le promirent. Je le tiendrai jusqu'а la mort.

De retour au logis, je soupirais aprиs une heure de solitude et de recueillement. Je l'obtins, non sans peine; et quelque empressement que j'eusse d'en profiter, je ne m'examinai d'abord qu'avec rйpugnance, craignant de n'avoir йprouvй qu'une fermentation passagиre en changeant de condition, et de me retrouver aussi peu digne йpouse que j'avais йtй fille peu sage. L'йpreuve йtait sыre, mais dangereuse. Je commenзai par songer а vous. Je me rendais le tйmoignage que nul tendre souvenir n'avait profanй l'engagement solennel que je venais de prendre. Je ne pouvais concevoir par quel prodige votre opiniвtre image m'avait pu laisser si longtemps en paix avec tant de sujets de me la rappeler; je me serais dйfiйe de l'indiffйrence et de l'oubli, comme d'un йtat trompeur qui m'йtait trop peu naturel pour кtre durable. Cette illusion n'йtait guиre а craindre; je sentis que je vous aimais autant et plus peut-кtre que je n'avais jamais fait; mais je le sentis sans rougir. Je vis que je n'avais pas besoin pour penser а vous d'oublier que j'йtais la femme d'un autre. En me disant combien vous m'йtiez cher, mon coeur йtait йmu, mais ma conscience et mes sens йtaient tranquilles; et je connus dиs ce moment que j'йtais rйellement changйe. Quel torrent de pure joie vint alors inonder mon вme! Quel sentiment de paix, effacй depuis si longtemps, vint ranimer ce coeur flйtri par l'ignominie, et rйpandre dans tout mon кtre une sйrйnitй nouvelle! Je cru me sentir renaоtre; je crus recommencer une autre vie. Douce et consolante vertu, je la recommence pour toi; c'est toi qui me la rendras chиre; c'est а toi que je la veux consacrer. Ah! j'ai trop appris ce qu'il en coыte а te perdre, pour t'abandonner une seconde fois!

Dans le ravissement d'un changement si grand, si prompt, si inespйrй, j'osai considйrer l'йtat oщ j'йtais la veille; je frйmis de l'indigne abaissement oщ m'avait rйduit l'oubli de moi-mкme et de tous les dangers que j'avais courus depuis mon premier йgarement. Quelle heureuse rйvolution me venait de montrer l'horreur du crime qui m'avait tentйe, et rйveillait en moi le goыt de la sagesse! Par quel rare bonheur avais-je йtй plus fidиle а l'amour qu'а l'honneur qui me fut si cher? Par quelle faveur du sort votre inconstance ou la mienne ne m'avait-elle point livrйe de nouvelles inclinations? Comment eussй-je opposй а un autre amant une rйsistance que le premier avait dйjа vaincue, et une honte accoutumйe а cйder aux dйsirs? Aurais-je plus respectй les droits d'un amour йteint que je n'avais respectй ceux de la vertu, jouissant encore de tout leur empire? Quelle sыretй avais-je eue de n'aimer que vous seul au monde si ce n'est un sentiment intйrieur que croient avoir tous les amants, qui se jurent une constance йternelle, et se parjurent innocemment toutes les fois qu'il plaоt au ciel de changer leur coeur? Chaque dйfaite eыt ainsi prйparй la suivante; l'habitude du vice en eыt effacй l'horreur а mes yeux. Entraоnйe du dйshonneur а l'infamie sans trouver de prise pour m'arrкter, d'une amante abusйe je devenais une fille perdue, l'opprobre de mon sexe et le dйsespoir de ma famille. Qui m'a garantie d'un effet si naturel de ma premiиre faute? Qui m'a retenue aprиs le premier pas? Qui m'a conservй ma rйputation et l'estime de ceux qui me sont chers? Qui m'a mise sous la sauvegarde d'un йpoux vertueux, sage, aimable par son caractиre et mкme par sa personne, et rempli pour moi d'un respect et d'un attachement si peu mйritйs? Qui me permet enfin d'aspirer encore au titre d'honnкte femme, et me rend le courage d'en кtre digne? Je le vois, je le sens; la main secourable qui m'a conduite а travers les tйnиbres est celle qui lиve а mes yeux le voile de l'erreur, et me rend а moi malgrй moi-mкme. La voix secrиte qui ne cessait de murmurer au fond de mon coeur s'йlиve et tonne avec plus de force au moment oщ j'йtais prкte а pйrir. L'auteur de toute vйritй n'a point souffert que je sortisse de sa prйsence, coupable d'un vil parjure; et, prйvenant mon crime par mes remords, il m'a montrй l'abоme oщ j'allais me prйcipiter. Providence йternelle, qui fais ramper l'insecte et rouler les cieux, tu veilles sur la moindre de tes oeuvres! Tu me rappelles au bien que tu m'as fait aimer! Daigne accepter d'un coeur йpurй par tes soins l'hommage que toi seule rends digne de t'кtre offert.

A l'instant, pйnйtrйe d'un vif sentiment du danger dont j'йtais dйlivrйe, et de l'йtat d'honneur et de sыretй oщ je me sentais rйtablie, je me prosternai contre terre, j'йlevai vers le ciel mes mains suppliantes, j'invoquai l'Etre dont il est le trфne, et qui soutient ou dйtruit quand il lui plaоt par nos propres forces la libertй qu'il nous donne. "Je veux, lui dis-je, le bien que tu veux, et dont toi seul es la source. Je veux aimer l'йpoux que tu m'as donnй. Je veux кtre fidиle, parce que c'est le premier devoir qui lie la famille et toute la sociйtй. Je veux кtre chaste, parce que c'est la premiиre vertu qui nourrit toutes les autres. Je veux tout ce qui se rapporte а l'ordre de la nature que tu as йtabli, et aux rиgles de la raison que je tiens de toi. Je remets mon coeur sous ta garde et mes dйsirs en ta main. Rends toutes mes actions conformes а ma volontй constante, qui est la tienne; et ne permets plus que l'erreur d'un moment l'emporte sur le choix de toute ma vie."

Aprиs cette courte priиre, la premiиre que j'eusse faite avec un vrai zиle, je me sentis tellement affermie dans mes rйsolutions, il me parut si facile et si doux de les suivre, que je vis clairement oщ je devais chercher dйsormais la force dont j'avais besoin pour rйsister а mon propre coeur, et que je ne pouvais trouver en moi-mкme. Je tirai de cette seule dйcouverte une confiance nouvelle, et je dйplorai le triste aveuglement qui me l'avait fait manquer si longtemps. Je n'avais jamais йtй tout а fait sans religion; mais peut-кtre vaudrait-il mieux n'en point avoir du tout que d'en avoir une extйrieure et maniйrйe, qui sans toucher le coeur rassure la conscience; de se borner а des formules, et de croire exactement en Dieu а certaines heures pour n'y plus penser le reste du temps. Scrupuleusement attachйe au culte public, je n'en savais rien tirer pour la pratique de ma vie. Je me sentais bien nйe, et me livrais а mes penchants; j'aimais а rйflйchir et me fiais а ma raison; ne pouvant accorder l'esprit de l'Evangile avec celui du monde, ni la foi avec les oeuvres, j'avais pris un milieu qui contentait ma vaine sagesse; j'avais des maximes pour croire et d'autres pour agir; j'oubliais dans un lieu ce que j'avais pensй dans l'autre; j'йtais dйvote а l'йglise et philosophe au logis. Hйlas! je n'йtais rien nulle part; mes priиres n'йtaient que des mots, mes raisonnements des sophismes, et je suivais pour toute lumiиre la fausse lueur des feux errants qui me guidaient pour me perdre.

Je ne puis vous dire combien ce principe intйrieur qui m'avait manquй jusqu'ici m'a donnй de mйpris pour ceux qui m'ont si mal conduite. Quelle йtait, je vous prie, leur raison premiиre, et sur quelle base йtaient-ils fondйs? Un heureux instinct me porte au bien: une violente passion s'йlиve; elle a sa racine dans le mкme instinct; que ferai-je pour la dйtruire? De la considйration de l'ordre je tire la beautй de la vertu, et sa bontй de l'utilitй commune. Mais que fait tout cela contre mon intйrкt particulier, et lequel au fond m'importe le plus, de mon bonheur aux dйpens du reste des hommes, ou du bonheur des autres aux dйpens du mien? Si la crainte de la honte ou du chвtiment m'empкche de mal faire pour mon profit, je n'ai qu'а mal faire en secret, la vertu n'a plus rien а me dire, et si je suis surprise en faute, on punira, comme а Sparte, non le dйlit, mais la maladresse. Enfin, que le caractиre et l'amour du beau soit empreint par la nature au fond de mon вme, j'aurai ma rиgle aussi longtemps qu'il ne sera point dйfigurй. Mais comment m'assurer de conserver toujours dans sa puretй cette effigie intйrieure qui n'a point, parmi les кtres sensibles, de modиle auquel on puisse la comparer? Ne sait-on pas que les affections dйsordonnйes corrompent le jugement ainsi que la volontй, et que la conscience s'altиre et se modifie insensiblement dans chaque siиcle, dans chaque peuple, dans chaque individu, selon l'inconstance et la variйtй des prйjugйs?

Adorez l'Etre йternel, mon digne et sage ami; d'un souffle vous dйtruirez ces fantфmes de raison qui n'ont qu'une vaine apparence, et fuient comme une ombre devant l'immuable vйritй. Rien n'existe que par celui qui est. C'est lui qui donne un but а la justice, une base а la vertu, un prix а cette courte vie employйe а lui plaire; c'est lui qui ne cesse de crier aux coupables que leurs crimes secrets ont йtй vus, et qui sait dire au juste oubliй: "Tes vertus ont un tйmoin." C'est lui, c'est sa substance inaltйrable qui est le vrai modиle des perfections dont nous portons tous une image en nous-mкmes. Nos passions ont beau la dйfigurer, tous ses traits liйs а l'essence infinie se reprйsentent toujours а la raison, et lui servent а rйtablir ce que l'imposture et l'erreur en ont altйrй. Ces distinctions me semblent faciles, le sens commun suffit pour les faire. Tout ce qu'on ne peut sйparer de l'idйe de cette essence est Dieu: tout le reste est l'ouvrage des hommes. C'est а la contemplation de ce divin modиle que l'вme s'йpure et s'йlиve, qu'elle apprend а mйpriser ses inclinations basses et а surmonter ses vils penchants. Un coeur pйnйtrй de ces sublimes vйritйs se refuse aux petites passions des hommes; cette grandeur infinie le dйgoыte de leur orgueil; le charme de la mйditation l'arrache aux dйsirs terrestres: et quand l'Etre immense dont il s'occupe n'existerait pas, il serait encore bon qu'il s'en occupвt sans cesse pour кtre plus maоtre de lui-mкme, plus fort, plus heureux et plus sage.

Cherchez-vous un exemple sensible des vains sophismes d'une raison qui ne s'appuie que sur elle-mкme? Considйrons de sang-froid les discours de vos philosophes, dignes apologistes du crime, qui ne sйduisirent jamais que des coeurs dйjа corrompus. Ne dirait-on pas qu'en s'attaquant directement au plus saint et au plus solennel des engagements, ces dangereux raisonneurs ont rйsolu d'anйantir d'un seul coup la sociйtй humaine, qui n'est fondйe que sur la foi des conventions? Mais voyez, je vous prie, comme ils disculpent un adultиre secret. C'est, disent-ils, qu'il n'en rйsulte aucun mal, pas mкme pour l'йpoux qui l'ignore: comme s'ils pouvaient кtre sыrs qu'il l'ignorera toujours! comme s'il suffisait, pour autoriser le parjure et l'infidйlitй, qu'ils ne nuisissent pas а autrui! comme si ce n'йtait pas assez, pour abhorrer le crime, du mal qu'il fait а ceux qui le commettent! Quoi donc! ce n'est pas un mal de manquer de foi, d'anйantir autant qu'il est en soi la force du serment et des contrats les plus inviolables? Ce n'est pas un mal de se forcer soi-mкme а devenir fourbe et menteur? Ce n'est pas un mal de former des liens qui vous font dйsirer le mal et la mort d'autrui, la mort de celui mкme qu'on doit le plus aimer et avec qui l'on a jurй de vivre? Ce n'est pas un mal qu'un йtat dont mille autre crimes sont toujours le fruit? Un bien qui produirait tant de maux serait par cela seul un mal lui-mкme.

L'un des deux penserait-il кtre innocent, parce qu'il est libre peut-кtre de son cфtй et ne manque de foi а personne? Il se trompe grossiиrement. Ce n'est pas seulement l'intйrкt des йpoux, mais la cause commune de tous les hommes, que la puretй du mariage ne soit point altйrйe. Chaque fois que deux йpoux s'unissent par un noeud solennel, il intervient un engagement tacite de tout le genre humain de respecter ce lien sacrй, d'honorer en eux l'union conjugale; et c'est, ce me semble, une raison trиs forte contre les mariages clandestins, qui, n'offrant nul signe de cette union, exposent des coeurs innocents а brыler d'une flamme adultиre. Le public est en quelque sorte garant d'une convention passйe en sa prйsence, et l'on peut dire que l'honneur d'une femme pudique est sous la protection spйciale de tous les gens de bien. Ainsi, quiconque ose la corrompre pиche, premiиrement parce qu'il la fait pйcher, et qu'on partage toujours les crimes qu'on fait commettre; il pиche encore directement lui-mкme, parce qu'il viole la foi publique et sacrйe du mariage, sans lequel rien ne peut subsister dans l'ordre lйgitime des choses humaines.

Le crime est secret, disent-ils, et il n'en rйsulte aucun mal pour personne. Si ces philosophes croient l'existence de Dieu et l'immortalitй de l'вme, peuvent-ils appeler un crime secret celui qui a pour tйmoin le premier offensй et le seul vrai juge? Etrange secret que celui qu'on dйrobe а tous les yeux, hors ceux а qui l'on a le plus d'intйrкt а le cacher! Quand mкme ils ne reconnaоtraient pas la prйsence de la Divinitй, comment osent-ils soutenir qu'ils ne font de mal а personne? Comment prouvent-ils qu'il est indiffйrent а un pиre d'avoir des hйritiers qui ne soient pas de son sang; d'кtre chargй peut-кtre de plus d'enfants qu'il n'en aurait eu, et forcй de partager ses biens aux gages de son dйshonneur sans sentir pour eux des entrailles de pиre? Supposons ces raisonneurs matйrialistes; on n'en est que mieux fondй а leur opposer la douce voix de la nature, qui rйclame au fond de tous les coeurs contre une orgueilleuse philosophie, et qu'on n'attaqua jamais par de bonnes raisons. En effet, si le corps seul produit la pensйe, et que le sentiment dйpende uniquement des organes, deux кtres formйs d'un mкme sang ne doivent-ils pas avoir entre eux une plus йtroite analogie, un attachement plus fort l'un pour l'autre, et se ressembler d'вme comme de visage, ce qui est une grande raison de s'aimer?

N'est-ce donc faire aucun mal, а votre avis, que d'anйantir ou troubler par un sang йtranger cette union naturelle, et d'altйrer dans son principe l'affection mutuelle qui doit lier entre eux tous les membres d'une famille? Y a-t-il au monde un honnкte homme qui n'eыt horreur de changer l'enfant d'un autre en nourrice, et le crime est-il moindre de le changer dans le sein de la mиre?

Si je considиre mon sexe en particulier, que de maux j'aperзois dans ce dйsordre qu'ils prйtendent ne faire aucun mal! Ne fыt-ce que l'avilissement d'une femme coupable а qui la perte de l'honneur фte bientфt toutes les autres vertus. Que d'indices trop sыrs pour un tendre йpoux d'une intelligence qu'ils pensent justifier par le secret, ne fыt-ce que de n'кtre plus aimй de sa femme! Que fera-t-elle avec ses soins artificieux, que mieux prouver son indiffйrence? Est-ce l'oeil de l'amour qu'on abuse par de feintes caresses? Et quel supplice, auprиs d'un objet chйri, de sentir que la main nous embrasse et que le coeur nous repousse! Je veux que la fortune seconde une prudence qu'elle a si souvent trompйe; je compte un moment pour rien la tйmйritй de confier sa prйtendue innocence et le repos d'autrui а des prйcautions que le ciel se plaоt а confondre: que de faussetйs, que de mensonges, que de fourberies pour couvrir un mauvais commerce, pour tromper un mari, pour corrompre des domestiques, pour en imposer au public! Quel scandale pour des complices! Quel exemple pour des enfants! Que devient leur йducation parmi tant de soins pour satisfaire impunйment de coupables feux? Que devient la paix de la maison et l'union des chefs? Quoi! dans tout cela l'йpoux n'est point lйsй? Mais qui le dйdommagera d'un coeur qui lui йtait dы? Qui lui pourra rendre une femme estimable? Qui lui donnera le repos et la sыretй? Qui le guйrira de ses justes soupзons? Qui fera confier un pиre au sentiment de la nature en embrassant son propre enfant?

A l'йgard des liaisons prйtendues que l'adultиre et l'infidйlitй peuvent former entre les familles, c'est moins une raison sйrieuse qu'une plaisanterie absurde et brutale qui ne mйrite pour toute rйponse que le mйpris et l'indignation. Les trahisons, les querelles, les combats, les meurtres, les empoisonnements, dont ce dйsordre a couvert la terre dans tous les temps, montrent assez ce qu'on doit attendre pour le repos et l'union des hommes d'un attachement formй par le crime. S'il rйsulte quelque sorte de sociйtй de ce vil et mйprisable commerce, elle est semblable а celle des brigands, qu'il faut dйtruire et anйantir pour assurer les sociйtйs lйgitimes.

J'ai tвchй de suspendre l'indignation que m'inspirent ces maximes pour les discuter paisiblement avec vous. Plus je les trouve insensйes, moins je dois dйdaigner de les rйfuter, pour me faire honte а moi-mкme de les avoir peut-кtre йcoutйes avec trop peu d'йloignement. Vous voyez combien elles supportent mal l'examen de la saine raison. Mais oщ chercher la saine raison, sinon dans celui qui en est la source, et que penser de ceux qui consacrent а perdre les hommes ce flambeau divin qu'il leur donna pour les guider? Dйfions-nous d'une philosophie en paroles; dйfions-nous d'une fausse vertu qui sape toutes les vertus, et s'applique а justifier tous les vices pour s'autoriser а les avoir tous. Le meilleur moyen de trouver ce qui est bien est de le chercher sincиrement; et l'on ne peut longtemps le chercher ainsi sans remonter а l'auteur de tout bien. C'est ce qu'il me semble avoir fait depuis que je m'occupe а rectifier mes sentiments et ma raison; c'est ce que vous ferez mieux que moi quand vous voudrez suivre la mкme route. Il m'est consolant de songer que vous avez souvent nourri mon esprit des grandes idйes de la religion; et vous, dont le coeur n'a rien de cachй pour moi, ne m'en eussiez pas ainsi parlй si vous aviez eu d'autres sentiments. Il me semble mкme que ces conversations avaient pour nous des charmes. La prйsence de l'Etre suprкme ne nous fut jamais importune; elle nous donnait plus d'espoir que d'йpouvante; elle n'effraya jamais que l'вme du mйchant: nous aimions а l'avoir pour tйmoin de nos entretiens, а nous rйvйler conjointement jusqu'а lui. Si quelquefois nous йtions humiliйs par la honte, nous nous disions en dйplorant nos faiblesses: au moins il voit le fond de nos coeurs, et nous en йtions plus tranquilles.

Si cette sйcuritй nous йgara, c'est au principe sur lequel elle йtait fondйe а nous ramener. N'est-il pas bien indigne d'un homme de ne pouvoir jamais s'accorder avec lui-mкme; d'avoir une rиgle pour ses actions, une autre pour ses sentiments; de penser comme s'il йtait sans corps, d'agir comme s'il йtait sans вme, et de ne jamais approprier а soi tout entier rien de ce qu'il fait en toute sa vie? Pour moi, je trouve qu'on est bien fort avec nos anciennes maximes, quand on ne les borne pas а de vaines spйculations. La faiblesse est de l'homme, et le Dieu clйment qui le fit la lui pardonnera sans doute; mais le crime est du mйchant, et ne restera point impuni devant l'auteur de toute justice. Un incrйdule, d'ailleurs heureusement nй, se livre aux vertus qu'il aime; il fait le bien par goыt et non par choix. Si tous ses dйsirs sont droits, il les suit sans contrainte; il les suivrait de mкme s'ils ne l'йtaient pas, car pourquoi se gкnerait-il? Mais celui qui reconnaоt et sert le pиre commun des hommes se croit une plus haute destination; l'ardeur de la remplir anime son zиle; et, suivant une rиgle plus sыre que ses penchants, il sait faire le bien qui lui coыte, et sacrifier les dйsirs de son coeur а la loi du devoir. Tel est, mon ami, le sacrifice hйroпque auquel nous sommes tous deux appelйs. L'amour qui nous unissait eыt fait le charme de notre vie. Il survйquit а l'espйrance; il brava le temps et l'йloignement; il supporta toutes les йpreuves. Un sentiment si parfait ne devait point pйrir de lui-mкme; il йtait digne de n'кtre immolй qu'а la vertu.

Je vous dirai plus. Tout est changй entre nous; il faut nйcessairement que votre coeur change. Julie de Wolmar n'est plus votre ancienne Julie; la rйvolution de vos sentiments pour elle est inйvitable, et il ne vous reste que le choix de faire honneur de ce changement au vice ou а la vertu. J'ai dans la mйmoire un passage d'un auteur que vous ne rйcuserez pas: "L'amour, dit-il, est privй de son plus grand charme quand l'honnкtetй l'abandonne. Pour en sentir tout le prix, il faut que le coeur s'y complaise, et qu'il nous йlиve en йlevant l'objet aimй. Otez l'idйe de la perfection, vous фtez l'enthousiasme; фtez l'estime, et l'amour n'est plus rien. Comment une femme honorera-t-elle un homme qu'elle doit mйpriser? Comment pourra-t-il honorer lui-mкme celle qui n'a pas craint de s'abandonner а un vil corrupteur? Ainsi bientфt ils se mйpriseront mutuellement. L'amour, ce sentiment cйleste, ne sera plus pour eux qu'un honteux commerce. Ils auront perdu l'honneur, et n'auront point trouvй la fйlicitй." Voilа notre leзon, mon ami; c'est vous qui l'avez dictйe. Jamais nos coeurs s'aimиrent-ils plus dйlicieusement, et jamais l'honnкtetй leur fut-elle aussi chиre que dans le temps heureux oщ cette lettre fut йcrite? Voyez donc а quoi nous mиneraient aujourd'hui de coupables feux nourris aux dйpens des plus doux transports qui ravissent l'вme! L'horreur du vice qui nous est si naturelle а tous deux s'йtendrait bientфt sur le complice de nos fautes; nous nous haпrions pour nous кtre trop aimйs, et l'amour s'йteindrait dans les remords. Ne vaut-il pas mieux йpurer un sentiment si cher pour le rendre durable? Ne vaut-il pas mieux en conserver au moins ce qui peut s'accorder avec l'innocence? N'est-ce pas conserver tout ce qu'il eut de plus charmant? Oui, mon bon et digne ami, pour nous aimer toujours il faut renoncer l'un а l'autre. Oublions tout le reste, et soyez l'amant de mon вme. Cette idйe est si douce qu'elle console de tout.

Voilа le fidиle tableau de ma vie, et l'histoire naпve de tout ce qui s'est passй dans mon coeur. Je vous aime toujours, n'en doutez pas. Le sentiment qui m'attache а vous est si tendre et si vif encore, qu'une autre en serait peut-кtre alarmйe; pour moi, j'en connus un trop diffйrent pour me dйfier de celui-ci. Je sens qu'il a changй de nature; et du moins en cela mes fautes passйes fondent ma sйcuritй prйsente. Je sais que l'exacte biensйance et la vertu de parade exigeraient davantage encore, et ne seraient pas contentes que vous ne fussiez tout а fait oubliй. Je crois avoir une rиgle plus sыre et je m'y tiens. J'йcoute en secret ma conscience; elle ne me reproche rien, et jamais elle ne trompe une вme qui la consulte sincиrement. Si cela ne suffit pas pour me justifier dans le monde, cela suffit pour ma propre tranquillitй. Comment s'est fait cet heureux changement? Je l'ignore. Ce que je sais, c'est que je l'ai vivement dйsirй. Dieu seul a fait le reste. Je penserais qu'une вme une fois corrompue l'est pour toujours, et ne revient plus au bien d'elle-mкme, а moins que quelque rйvolution subite, quelque brusque changement de fortune et de situation ne change tout а coup ses rapports, et par un violent йbranlement ne l'aide а retrouver une bonne assiette. Toutes ses habitudes йtant rompues et toutes ses passions modifiйes, dans ce bouleversement gйnйral, on reprend quelquefois son caractиre primitif, et l'on devient comme un nouvel кtre sorti rйcemment des mains de la nature. Alors le souvenir de sa prйcйdente bassesse peut servir de prйservatif contre une rechute. Hier on йtait abject et faible; aujourd'hui l'on est fort et magnanime. En se contemplant de si prиs dans deux йtats si diffйrents, on en sent mieux le prix de celui oщ l'on est remontй, et l'on en devient plus attentif а s'y soutenir. Mon mariage m'a fait йprouver quelque chose de semblable а ce que je tвche de vous expliquer. Ce lien si redoutй me dйlivre d'une servitude beaucoup plus redoutable, et mon йpoux m'en devient plus cher pour m'avoir rendue а moi-mкme.

Nous йtions trop unis vous et moi pour qu'en changeant d'espиce notre union se dйtruise. Si vous perdez une tendre amante, vous gagnez une fidиle amie; et, quoi que nous en ayons pu dire durant nos illusions, je doute que ce changement vous soit dйsavantageux. Tirez-en le mкme parti que moi, je vous en conjure, pour devenir meilleur et plus sage, et pour йpurer par des moeurs chrйtiennes les leзons de la philosophie. Je ne serai jamais heureuse que vous ne soyez heureux aussi, et je sens plus que jamais qu'il n'y a point de bonheur sans la vertu. Si vous m'aimez vйritablement, donnez-moi la douce consolation de voir que nos coeurs ne s'accordent pas moins dans leur retour au bien qu'ils s'accordиrent dans leur йgarement.

Je ne crois pas avoir besoin d'apologie pour cette longue lettre. Si vous m'йtiez moins cher, elle serait plus courte. Avant de la finir, il me reste une grвce а vous demander. Un cruel fardeau me pиse sur le coeur. Ma conduite passйe est ignorйe de M. de Wolmar; mais une sincйritй sans rйserve fait partie de la fidйlitй que je lui dois. J'aurais dйjа cent fois tout avouй, vous seul m'avez retenue. Quoique je connaisse la sagesse et la modйration de M. de Wolmar, c'est toujours vous compromettre que de vous nommer, et je n'ai point voulu le faire sans votre consentement. Serait-ce vous dйplaire que de vous le demander, et aurais-je trop prйsumй de vous ou de moi en me flattant de l'obtenir? Songez, je vous supplie, que cette rйserve ne saurait кtre innocente, qu'elle m'est chaque jour plus cruelle, et que, jusqu'а la rйception de votre rйponse, je n'aurai pas un instant de tranquillitй.

 

Lettre XIX. Rйponse

Et vous ne seriez plus ma Julie? Ah! ne dites pas cela, digne et respectable femme. Vous l'кtes plus que jamais. Vous кtes celle qui mйritez les hommages de tout l'univers; vous кtes celle que j'adorai en commenзant d'кtre sensible а la vйritable beautй; vous кtes celle que je ne cesserai d'adorer, mкme aprиs ma mort, s'il reste encore en mon вme quelque souvenir des attraits vraiment cйlestes qui l'enchantиrent durant ma vie. Cet effort de courage qui vous ramиne а tout votre vertu ne vous rend que plus semblable а vous-mкme. Non, non, quelque supplice que j'йprouve а le sentir et le dire, jamais vous ne fыtes mieux ma Julie qu'au moment que vous renoncez а moi. Hйlas! c'est en vous perdant que je vous ai retrouvйe. Mais moi dont le coeur frйmit au seul projet de vous imiter, moi tourmentй d'une passion criminelle que je ne puis ni supporter ni vaincre, suis-je celui que je pensais кtre? Etais-je digne de vous plaire? Quel droit avais-je de vous importuner de mes plaintes et de mon dйsespoir! C'йtait bien а moi d'oser soupirer pour vous! Eh! qu'йtais-je pour vous aimer?

Insensй! comme si je n'йprouvais pas assez d'humiliations sans en rechercher de nouvelles! Pourquoi compter des diffйrences que l'amour fit disparaоtre? Il m'йlevait, il m'йgalait а vous, sa flamme me soutenait; nos coeurs s'йtaient confondus; tous leurs sentiments nous йtaient communs, et les miens partageaient la grandeur des vфtres. Me voilа donc retombй dans toute ma bassesse! Doux espoir, qui nourrissais mon вme et m'abusas si longtemps, te voilа donc йteint sans retour! Elle ne sera point а moi! Je la perds pour toujours! Elle fait le bonheur d'un autre!... O rage! ф tourment de l'enfer!...Infidиle! ah! devais-tu jamais... Pardon, pardon, Madame; ayez pitiй de mes fureurs. O Dieu! vous l'avez trop bien dit, elle n'est plus... elle n'est plus, cette tendre Julie а qui je pouvais montrer tous les mouvements de mon coeur! Quoi! je me trouvais malheureux, et je pouvais me plaindre!... elle pouvait m'йcouter! J'йtais malheureux?... que suis-je donc aujourd'hui?... Non, je ne vous ferai plus rougir de vous ni de moi. C'en est fait, il faut renoncer l'un а l'autre, il faut nous quitter; la vertu mкme en a dictй l'arrкt; votre main l'a pu tracer. Oublions-nous... oubliez-moi du moins. Je l'ai rйsolu, je le jure; je ne vous parlerai plus de moi.

Oserai-je vous parler de vous encore, et conserver le seul intйrкt qui me reste au monde, celui de votre bonheur? En m'exposant l'йtat de votre вme, vous ne m'avez rien dit de votre sort. Ah! pour prix d'un sacrifice qui doit кtre senti de vous, daignez me tirer de ce doute insupportable. Julie, кtes-vous heureuse? Si vous l'кtes, donnez-moi dans mon dйsespoir la seule consolation dont je sois susceptible; si vous ne l'кtes pas, par pitiй daignez me le dire, j'en serai moins longtemps malheureux.

Plus je rйflйchis sur l'aveu que vous mйditez, moins j'y puis consentir; et le mкme motif qui m'фta toujours le courage de vous faire un refus me doit rendre inexorable sur celui-ci. Le sujet est de la derniиre importance, et je vous exhorte а bien peser mes raisons. Premiиrement, il me semble que votre extrкme dйlicatesse vous jette а cet йgard dans l'erreur, et je ne vois point sur quel fondement la plus austиre vertu pourrait exiger une pareille confession. Nul engagement au monde ne peut avoir un effet rйtroactif. On ne saurait s'obliger pour le passй, ni promettre ce qu'on n'a plus le pouvoir de tenir: pourquoi devrait-on compte а celui а qui l'on s'engage de l'usage antйrieur qu'on a fait de sa libertй et d'une fidйlitй qu'on ne lui a point promise? Ne vous y trompez pas, Julie; ce n'est pas а votre йpoux, c'est а votre ami que vous avez manquй de foi. Avant la tyrannie de votre pиre, le ciel et la nature nous avaient unis l'un а l'autre. Vous avez fait, en formant d'autres noeuds, un crime que l'amour ni l'honneur peut-кtre ne pardonne point, et c'est а moi seul de rйclamer le bien que M. de Wolmar m'a ravi.

S'il est des cas oщ le devoir puisse exiger un pareil aveu, c'est quand le danger d'une rechute oblige une femme prudente а prendre des prйcautions pour s'en garantir. Mais votre lettre m'a plus йclairй que vous ne pensez sur vos vrais sentiments. En la lisant, j'ai senti dans mon propre coeur combien le vфtre eыt abhorrй de prиs, mкme au sein de l'amour, un engagement criminel dont l'йloignement nous фtait l'horreur.

Dиs lа que le devoir et l'honnкtetй n'exigent pas cette confidence, la sagesse et la raison la dйfendent; car c'est risquer sans nйcessitй ce qu'il y a de plus prйcieux dans le mariage, l'attachement d'un йpoux, la mutuelle confiance, la paix de la maison. Avez-vous assez rйflйchi sur une pareille dйmarche? Connaissez-vous assez votre mari pour кtre sыre de l'effet qu'elle produira sur lui? Savez-vous combien il y a d'hommes au monde auxquels il n'en faudrait pas davantage pour concevoir une jalousie effrйnйe, un mйpris invincible, et peut-кtre attenter aux jours d'une femme? Il faut pour ce dйlicat examen avoir йgard au temps, aux lieux, aux caractиres. Dans le pays oщ je suis, de pareilles confidences sont sans aucun danger et ceux qui traitent si lйgиrement la foi conjugale ne sont pas gens а faire une si grande affaire des fautes qui prйcйdиrent l'engagement. Sans parler des raisons qui rendent quelquefois ces aveux indispensables, et qui n'ont pas eu lieu pour vous, je connais des femmes assez mйdiocrement estimables qui se sont fait а peu de risques un mйrite de cette sincйritй, peut-кtre pour obtenir а ce prix une confiance dont elles puissent abuser au besoin. Mais dans des lieux oщ la saintetй du mariage est plus respectйe, dans des lieux oщ ce lien sacrй forme une union solide, et oщ les maris ont un vйritable attachement pour leurs femmes, ils leur demandent un compte plus sйvиre d'elles-mкmes; ils veulent que leurs coeurs n'aient connu que pour eux un sentiment tendre; usurpant un droit qu'ils n'ont pas, ils exigent qu'elles soient а eux seuls avant de leur appartenir, et ne pardonnent pas plus l'abus de la libertй qu'une infidйlitй rйelle.

Croyez-moi, vertueuse Julie, dйfiez-vous d'un zиle sans fruit et sans nйcessitй. Gardez un secret dangereux que rien ne vous oblige а rйvйler, dont la communication peut vous perdre et n'est d'aucun usage а votre йpoux. S'il est digne de cet aveu, son вme en sera contristйe, et vous l'aurez affligй sans raison. S'il n'en est pas digne, pourquoi voulez-vous donner un prйtexte а ses torts envers vous? Que savez-vous si votre vertu, qui vous a soutenue contre les attaques de votre coeur, vous soutiendrait encore contre des chagrins domestiques toujours renaissants? N'empirez point volontairement vos maux, de peur qu'ils ne deviennent plus forts que votre courage, et que vous ne retombiez а force de scrupules dans un йtat pire que celui dont vous avez eu peine а sortir. La sagesse est la base de toute vertu: consultez-la, je vous en conjure, dans la plus importante occasion de votre vie; et si ce fatal secret vous pиse si cruellement, attendez du moins pour vous en dйcharger que le temps, les annйes, vous donnent une connaissance plus parfaite de votre йpoux, et ajoutent dans son coeur, а l'effet de votre beautй, l'effet plus sыr encore des charmes de votre caractиre, et la douce habitude de les sentir. Enfin quand ces raisons, toutes solides qu'elles sont, ne vous persuaderaient pas, ne fermez point l'oreille а la voix qui vous les expose. O Julie, йcoutez un homme capable de quelque vertu, et qui mйrite au moins de vous quelque sacrifice par celui qu'il vous fait aujourd'hui.

Il faut finir cette lettre. Je ne pourrais, je le sens, m'empкcher d'y reprendre un ton que vous ne devez plus entendre. Julie, il faut vous quitter! Si jeune encore, il faut dйjа renoncer au bonheur! O temps qui ne dois plus revenir! temps passй pour toujours, source de regrets йternels! plaisirs, transports, douces extases, moments dйlicieux, ravissements cйlestes! mes amours, mes uniques amours, honneur et charme de ma vie! adieu pour jamais.

 

Lettre XX de Julie

Vous me demandez si je suis heureuse. Cette question me touche, et en la faisant vous m'aidez а y rйpondre; car, bien loin de chercher l'oubli dont vous parlez, j'avoue que je ne saurais кtre heureuse si vous cessiez de m'aimer; mais je le suis а tous йgards, et rien ne manque а mon bonheur que le vфtre. Si j'ai йvitй dans ma lettre prйcйdente de parler de M. de Wolmar, je l'ai fait par mйnagement pour vous. Je connaissais trop votre sensibilitй pour ne pas craindre d'aigrir vos peines; mais votre inquiйtude sur mon sort m'obligeant а vous parler de celui dont il dйpend, je ne puis vous en parler que d'une maniиre digne de lui, comme il convient а son йpouse et а une amie de la vйritй.

M. de Wolmar a prиs de cinquante ans; sa vie unie, rйglйe, et le calme des passions, lui ont conservй une constitution si saine et un air si frais, qu'il paraоt а peine en avoir quarante; et il n'a rien d'un вge avancй que l'expйrience et la sagesse. Sa physionomie est noble et prйvenante, son abord simple et ouvert; ses maniиres sont plus honnкtes qu'empressйes; il parle peu et d'un grand sens, mais sans affecter ni prйcision ni sentences. Il est le mкme pour tout le monde, ne cherche et ne fuit personne, et n'a jamais d'autres prйfйrences que celles de la raison.

Malgrй sa froideur naturelle, son coeur, secondant les intentions de mon pиre, crut sentir que je lui convenais, et pour la premiиre fois de sa vie il prit un attachement. Ce goыt modйrй, mais durable, s'est si bien rйglй sur les biensйances, et s'est maintenu dans une telle йgalitй, qu'il n'a pas eu besoin de changer de ton en changeant d'йtat, et que, sans blesser la gravitй conjugale, il conserve avec moi depuis son mariage les mкmes maniиres qu'il avait auparavant. Je ne l'ai jamais vu ni gai ni triste, mais toujours content; jamais il ne me parle de lui, rarement de moi; il ne me cherche pas, mais il n'est pas fвchй que je le cherche, et me quitte peu volontiers. Il ne rit point; il est sйrieux sans donner envie de l'кtre; au contraire, son abord serein semble m'inviter а l'enjouement; et comme les plaisirs que je goыte sont les seuls auxquels il paraоt sensible, une des attentions que je lui dois est de chercher а m'amuser. En un mot, il veut que je sois heureuse: il ne me le dit pas, mais je le vois, et vouloir le bonheur de sa femme, n'est-ce pas l'avoir obtenu?

Avec quelque soin que j'aie pu l'observer, je n'ai su lui trouver de passion d'aucune espиce que celle qu'il a pour moi. Encore cette passion est-elle si йgale et si tempйrйe, qu'on dirait qu'il n'aime qu'autant qu'il veut aimer, et qu'il ne le veut qu'autant que la raison le permet. Il est rйellement ce que milord Edouard croit кtre; en quoi je le trouve bien supйrieur а tous nous autres gens а sentiment, qui nous admirons tant nous-mкmes; car le coeur nous trompe en mille maniиres, et n'agit que par un principe toujours suspect; mais la raison n'a d'autre fin que ce qui est bien; ses rиgles sont sыres, claires, faciles dans la conduite de la vie; et jamais elle ne s'йgare que dans d'inutiles spйculations qui ne sont pas faites pour elle.

Le plus grand goыt de M. de Wolmar est d'observer. Il aime а juger des caractиres des hommes et des actions qu'il voit faire. Il en juge avec une profonde sagesse et la plus parfaite impartialitй. Si un ennemi lui faisait du mal, il en discuterait les motifs et les moyens aussi paisiblement que s'il s'agissait d'une chose indiffйrente. Je ne sais comment il a entendu parler de vous; mais il m'en a parlй plusieurs fois lui-mкme avec beaucoup d'estime, et je le connais incapable de dйguisement. J'ai cru remarquer quelquefois qu'il m'observait durant ces entretiens; mais il y a grande apparence que cette prйtendue remarque n'est que le secret reproche d'une conscience alarmйe. Quoi qu'il en soit, j'ai fait en cela mon devoir; la crainte ni la honte ne m'ont point inspirй de rйserve injuste, et je vous ai rendu justice auprиs de lui, comme je la lui rends auprиs de vous.

J'oubliais de vous parler de nos revenus et de leur administration. Le dйbris des biens de M. de Wolmar, joint а celui de mon pиre, qui ne s'est rйservй qu'une pension, lui fait une fortune honnкte et modйrйe, dont il use noblement et sagement, en maintenant chez lui non l'incommode et vain appareil du luxe, mais l'abondance, les vйritables commoditйs de la vie, et le nйcessaire chez ses voisins indigents. L'ordre qu'il a mis dans sa maison est l'image de celui qui rиgne au fond de son вme, et semble imiter dans un petit mйnage l'ordre йtabli dans le gouvernement du monde. On n'y voit ni cette inflexible rйgularitй qui donne plus de gкne que d'avantage, et n'est supportable qu'а celui qui l'impose, ni cette confusion mal entendue qui pour trop avoir фte l'usage de tout. On y reconnaоt toujours la main du maоtre et l'on ne la sent jamais; il a si bien ordonnй le premier arrangement qu'а prйsent tout va tout seul, et qu'on jouit а la fois de la rиgle et de la libertй.

Voilа, mon bon ami, une idйe abrйgйe, mais fidиle, du caractиre de M. de Wolmar, autant que je l'ai pu connaоtre depuis que je vis avec lui. Tel il m'a paru le premier jour, tel il me paraоt le dernier sans aucune altйration; ce qui me fait espйrer que je l'ai bien vu, et qu'il ne me reste plus rien а dйcouvrir; car je n'imagine pas qu'il pыt se montrer autrement sans y perdre.

Sur ce tableau, vous pouvez d'avance vous rйpondre а vous-mкme; et il faudrait me mйpriser beaucoup pour ne pas me croire heureuse avec tant de sujet de l'кtre. Ce qui m'a longtemps abusйe, et qui peut-кtre vous abuse encore, c'est la pensйe que l'amour est nйcessaire pour former un heureux mariage. Mon ami, c'est une erreur; l'honnкtetй, la vertu, de certaines convenances, moins de conditions et d'вges que de caractиres et d'humeurs, suffisent entre deux йpoux; ce qui n'empкche point qu'il ne rйsulte de cette union un attachement trиs tendre qui, pour n'кtre pas prйcisйment de l'amour, n'en est pas moins doux et n'en est que plus durable. L'amour est accompagnй d'une inquiйtude continuelle de jalousie ou de privation, peu convenable au mariage, qui est un йtat de jouissance et de paix. On ne s'йpouse point pour penser uniquement l'un а l'autre, mais pour remplir conjointement les devoirs de la vie civile, gouverner prudemment la maison, bien йlever ses enfants. Les amants ne voient jamais qu'eux, ne s'occupent incessamment que d'eux, et la seule chose qu'ils sachent faire est de s'aimer. Ce n'est pas assez pour des йpoux, qui ont tant d'autres soins а remplir. Il n'y a point de passion qui nous fasse une si forte illusion que l'amour: on prend sa violence pour un signe de sa durйe; le coeur surchargй d'un sentiment si doux l'йtend pour ainsi dire sur l'avenir, et tant que cet amour dure on croit qu'il ne finira point. Mais, au contraire, c'est son ardeur mкme qui le consume; il s'use avec la jeunesse, il s'efface avec la beautй, il s'йteint sous les glaces de l'вge; et depuis que le monde existe on n'a jamais vu deux amants en cheveux blancs soupirer l'un pour l'autre. On doit donc compter qu'on cessera de s'adorer tфt ou tard; alors, l'idole qu'on servait dйtruite, on se voit rйciproquement tels qu'on est. On cherche avec йtonnement l'objet qu'on aima; ne le trouvant plus, on se dйpite contre celui qui reste, et souvent l'imagination le dйfigure autant qu'elle l'avait parй. Il y a peu de gens, dit La Rochefoucauld, qui ne soient honteux de s'кtre aimйs, quand ils ne s'aiment plus. Combien alors il est а craindre que l'ennui ne succиde а des sentiments trop vifs; que leur dйclin, sans s'arrкter а l'indiffйrence, ne passe jusqu'au dйgoыt; qu'on ne se trouve enfin tout а fait rassasiйs l'un de l'autre; et que, pour s'кtre trop aimйs amants, on n'en vienne а se haпr йpoux! Mon cher ami, vous m'avez toujours paru bien aimable, beaucoup trop pour mon innocence et pour mon repos; mais je ne vous ai jamais vu qu'amoureux: que sais-je ce que vous seriez devenu cessant de l'кtre? L'amour йteint vous eыt toujours laissй la vertu, je l'avoue; mais en est-ce assez pour кtre heureux dans un lien que le coeur doit serrer, et combien d'hommes vertueux ne laissent pas d'кtre des maris insupportables! Sur tout cela vous en pouvez dire autant de moi.

Pour M. de Wolmar, nulle illusion ne nous prйvient l'un pour l'autre: nous nous voyons tels que nous sommes; le sentiment qui nous joint n'est point l'aveugle transport des coeurs passionnйs, mais l'immuable et constant attachement de deux personnes honnкtes et raisonnables, qui, destinйes а passer ensemble le reste de leurs jours, sont contentes de leur sort, et tвchent de se le rendre doux l'une а l'autre. Il semble que, quand on nous eыt formйs exprиs pour nous unir, on n'aurait pu rйussir mieux. S'il avait le coeur aussi tendre que moi, il serait impossible que tant de sensibilitй de part et d'autre ne se heurtвt quelquefois, et qu'il n'en rйsultвt des querelles. Si j'йtais aussi tranquille que lui, trop de froideur rйgnerait entre nous, et rendrait la sociйtй moins agrйable et moins douce. S'il ne m'aimait point, nous vivrions mal ensemble; s'il m'eыt trop aimйe, il m'eыt йtй importun. Chacun des deux est prйcisйment ce qu'il faut а l'autre; il m'йclaire et je l'anime; nous en valons mieux rйunis, et il semble que nous soyons destinйs а ne faire entre nous qu'une seule вme, dont il est l'entendement et moi la volontй. Il n'y a pas jusqu'а son вge un peu avancй qui ne tourne au commun avantage: car, avec la passion dont j'йtais tourmentйe, il est certain que s'il eыt йtй plus jeune je l'aurais йpousй avec plus de peine encore, et cet excиs de rйpugnance eыt peut-кtre empкchй l'heureuse rйvolution qui s'est faite en moi.

Mon ami, le ciel йclaire la bonne intention des pиres, et rйcompense la docilitй des enfants. A Dieu ne plaise que je veuille insulter а vos dйplaisirs. Le seul dйsir de vous rassurer pleinement sur mon sort me fait ajouter ce que je vais vous dire. Quand avec les sentiments que j'eus ci-devant pour vous, et les connaissances que j'ai maintenant, je serais libre encore et maоtresse de me choisir un mari, je prends а tйmoin de ma sincйritй ce Dieu qui daigne m'йclairer et qui lit au fond de mon coeur, ce n'est pas vous que je choisirais, c'est M. de Wolmar.

Il importe peut-кtre а votre entiиre guйrison que j'achиve de vous dire ce qui me reste sur le coeur. M. de Wolmar est plus вgй que moi. Si pour me punir de mes fautes, le ciel m'фtait le digne йpoux que j'ai si peu mйritй, ma ferme rйsolution est de n'en prendre jamais un autre. S'il n'a pas eu le bonheur de trouver une fille chaste, il laissera du moins une chaste veuve. Vous me connaissez trop bien pour croire qu'aprиs vous avoir fait cette dйclaration je sois femme, а m'en rйtracter jamais.

Ce que j'ai dit pour lever vos doutes peut servir encore а rйsoudre en partie vos objections contre l'aveu que je crois devoir faire а mon mari. Il est trop sage pour me punir d'une dйmarche humiliante que le repentir seul peut m'arracher, et je ne suis pas plus incapable d'user de la ruse des dames dont vous parlez, qu'il l'est de m'en soupзonner. Quant а la raison sur laquelle vous prйtendez que cet aveu n'est pas nйcessaire, elle est certainement un sophisme: car quoiqu'on ne soit tenue а rien envers un йpoux qu'on n'a pas encore, cela n'autorise point а se donner а lui pour autre chose que ce qu'on est. Je l'avais senti, mкme avant de me marier, et si le serment extorquй par mon pиre m'empкcha de faire а cet йgard mon devoir, je n'en fus que plus coupable, puisque c'est un crime de faire un serment injuste, et un second de le tenir. Mais j'avais une autre raison que mon coeur n'osait s'avouer, et qui me rendait beaucoup plus coupable encore. Grвce au ciel, elle ne subsiste plus.

Une considйration plus lйgitime et d'un plus grand poids est le danger de troubler inutilement le repos d'un honnкte homme, qui tire son bonheur de l'estime qu'il a pour sa femme. Il est sыr qu'il ne dйpend plus de lui de rompre le noeud qui nous unit, ni de moi d'en avoir йtй plus digne. Ainsi je risque par une confidence indiscrиte de l'affliger а pure perte, sans tirer d'autre avantage de ma sincйritй que de dйcharger mon coeur d'un secret funeste qui me pиse cruellement. J'en serai plus tranquille, je le sens, aprиs le lui avoir dйclarй; mais lui, peut-кtre le sera-t-il moins, et ce serait bien mal rйparer mes torts que de prйfйrer mon repos au sien.

Que ferais-je donc dans le doute oщ je suis? En attendant que le ciel m'йclaire mieux sur mes devoirs, je suivrai le conseil de votre amitiй; je garderai le silence, je tairai mes fautes а mon йpoux, et je tвcherai de les effacer par une conduite qui puisse un jour en mйriter le pardon.

Pour commencer une rйforme aussi nйcessaire, trouvez bon, mon ami, que nous cessions dйsormais tout commerce entre nous. Si M. de Wolmar avait reзu ma confession, il dйciderait jusqu'а quel point nous pouvons nourrir les sentiments de l'amitiй qui nous lie, et nous en donner les innocents tйmoignages; mais, puisque je n'ose le consulter lа-dessus, j'ai trop appris а mes dйpens combien nous peuvent йgarer les habitudes les plus lйgitimes en apparence. Il est temps de devenir sage. Malgrй la sйcuritй de mon coeur, je ne veux plus кtre juge en ma propre cause, ni me livrer, йtant femme, а la mкme prйsomption qui me perdit йtant fille. Voici la derniиre lettre que vous recevrez de moi. Je vous supplie aussi de ne plus m'йcrire. Cependant comme je ne cesserai jamais de prendre а vous le plus tendre intйrкt, et que ce sentiment est aussi pur que le jour qui m'йclaire, je serai bien aise de savoir quelquefois de vos nouvelles et de vous voir parvenir au bonheur que vous mйritez. Vous pourrez de temps а autre йcrire а Mme d'Orbe dans les occasions oщ vous aurez quelque йvйnement intйressant а nous apprendre. J'espиre que l'honnкtetй de votre вme se peindra toujours dans vos lettres. D'ailleurs ma cousine est vertueuse et sage, pour ne me communiquer que ce qu'il me conviendra de voir, et pour supprimer cette correspondance si vous йtiez capable d'en abuser.

Adieu, mon cher et bon ami; si je croyais que la fortune pыt vous rendre heureux, je vous dirais: "Courez а la fortune"; mais peut-кtre avez-vous raison de la dйdaigner avec tant de trйsors pour vous passer d'elle; j'aime mieux vous dire: "Courez а la fйlicitй", c'est la fortune du sage. Nous avons toujours senti qu'il n'y en avait point sans la vertu; mais prenez garde que ce mot de vertu trop abstrait n'ait plus d'йclat que de soliditй, et ne soit un nom de parade qui sert plus а йblouir les autres qu'а nous contenter nous-mкmes. Je frйmis quand je songe que des gens qui portaient l'adultиre au fond de leur coeur osaient parler de vertu. Savez-vous bien ce que signifiait pour nous un terme si respectable et si profanй, tandis que nous йtions engagйs dans un commerce criminel? C'йtait cet amour forcenй dont nous йtions embrasйs l'un et l'autre qui dйguisait ses transports sous ce saint enthousiasme, pour nous les rendre encore plus chers, et nous abuser plus longtemps. Nous йtions faits, j'ose le croire, pour suivre et chйrir la vйritable vertu; mais nous nous trompions en la cherchant, et ne suivions qu'un vain fantфme. Il est temps que l'illusion cesse; il est temps de revenir d'un trop long йgarement. Mon ami, ce retour ne vous sera pas difficile. Vous avez votre guide en vous-mкme; vous l'avez pu nйgliger, mais vous ne l'avez jamais rebutй. Votre вme est saine, elle s'attache а tout ce qui est bien; et si quelquefois il lui йchappe, c'est qu'elle n'a pas usй de toute sa force pour s'y tenir. Rentrez au fond de votre conscience, et cherchez si vous n'y retrouveriez point quelque principe oubliй qui servirait а mieux ordonner toutes vos actions, а les lier plus solidement entre elles et avec un objet commun. Ce n'est pas assez, croyez-moi, que la vertu soit la base de votre conduite, si vous n'йtablissez cette base mкme sur un fondement inйbranlable. Souvenez-vous de ces Indiens qui font porter le monde sur un grand йlйphant, et puis l'йlйphant sur une tortue; et quand on leur demande sur quoi porte la tortue, ils ne savent plus que dire.

Je vous conjure de faire quelque attention aux discours de votre amie, et de choisir pour aller au bonheur une route plus sыre que celle qui nous a si longtemps йgarйs. Je ne cesserai de demander au ciel, pour vous et pour moi, cette fйlicitй pure, et ne serai contente qu'aprиs l'avoir obtenue pour tous les deux. Ah! si jamais nos coeurs se rappellent malgrй nous les erreurs de notre jeunesse, faisons au moins que le retour qu'elles auront produit en autorise le souvenir et que nous puissions dire avec cet ancien: "Hйlas! nous pйrissions si nous n'eussions pйri!"

Ici finissent les sermons de la prкcheuse. Elle aura dйsormais assez а faire а se prкcher elle-mкme. Adieu, mon aimable ami, adieu pour toujours; ainsi l'ordonne l'inflexible devoir. Mais croyez que le coeur de Julie ne sait point oublier ce qui lui fut cher... Mon Dieu! que fais-je?... Vous le verrez trop а l'йtat de ce papier. Ah! n'est-il pas permis de s'attendrir en disant а son ami le dernier adieu?

 

Lettre XXI а milord Edouard

Oui, milord, il est vrai, mon вme est oppressйe du poids de la vie. Depuis longtemps elle m'est а charge: j'ai perdu tout ce qui pouvait me la rendre chиre, il ne m'en reste que les ennuis. Mais on dit qu'il ne m'est pas permis d'en disposer sans l'ordre de celui qui me l'a donnйe. Je sais aussi qu'elle vous appartient а plus d'un titre. Vos soins me l'ont sauvйe deux fois, et vos bienfaits me la conservent sans cesse. Je n'en disposerai jamais que je ne sois sыr de le pouvoir faire sans crime, ni tant qu'il me restera la moindre espйrance de la pouvoir employer pour vous.

Vous disiez que je vous йtais nйcessaire: pourquoi me trompiez-vous? Depuis que nous sommes а Londres, loin que vous songiez а m'occuper de vous, vous ne vous occupez que de moi. Que vous prenez de soins superflus! Milord, vous le savez, je hais le crime encore plus que la vie; j'adore l'Etre йternel. Je vous dois tout, je vous aime, je ne tiens qu'а vous sur la terre: l'amitiй, le devoir, y peuvent enchaоner un infortunй; des prйtextes et des sophismes ne l'y retiendront point. Eclairez ma raison, parlez а mon coeur, je suis prкt а vous entendre; mais souvenez-vous que ce n'est point le dйsespoir qu'on abuse.

Vous voulez qu'on raisonne: eh bien! raisonnons. Vous voulez qu'on proportionne la dйlibйration а l'importance de la question qu'on agite; j'y consens. Cherchons la vйritй paisiblement, tranquillement; discutons la proposition gйnйrale comme s'il s'agissait d'un autre. Robeck fit l'apologie de la mort volontaire avant de se la donner. Je ne veux pas faire un livre а son exemple et je ne suis pas fort content du sien; mais j'espиre imiter son sang-froid dans cette discussion.

J'ai longtemps mйditй sur ce grave sujet. Vous devez le savoir, car vous connaissez mon sort, et je vis encore. Plus j'y rйflйchis, plus je trouve que la question se rйduit а cette proposition fondamentale: chercher son bien et fuir son mal en ce qui n'offense point autrui, c'est le droit de la nature. Quand notre vie est un mal pour nous, et n'est un bien pour personne, il est donc permis de s'en dйlivrer. S'il y a dans le monde une maxime йvidente et certaine, je pense que c'est celle-lа; et, si l'on venait а bout de la renverser, il n'y a point d'action humaine dont on ne pыt faire un crime.

Que disent lа-dessus nos sophistes? Premiиrement ils regardent la vie comme une chose qui n'est pas а nous, parce qu'elle nous a йtй donnйe; mais c'est prйcisйment parce qu'elle nous a йtй donnйe qu'elle est а nous. Dieu ne leur a-t-il pas donnй deux bras? Cependant quand ils craignent la gangrиne ils s'en font couper un, et tous les deux, s'il le faut. La paritй est exacte pour qui croit l'immortalitй de l'вme; car si je sacrifie mon bras а la conservation d'une chose plus prйcieuse, qui est mon corps, je sacrifie mon corps а la conservation d'une chose plus prйcieuse, qui est mon bien-кtre. Si tous les dons que le ciel nous a faits sont naturellement des biens pour nous, ils ne sont que trop sujets а changer de nature; et il y ajouta la raison pour nous apprendre а les discerner. Si cette rиgle ne nous autorisait pas а choisir les uns et rejeter les autres, quel serait son usage parmi les hommes?

Cette objection si peu solide, ils la retournent de mille maniиres. Ils regardent l'homme vivant sur la terre comme un soldat mis en faction. "Dieu, disent-ils, t'a placй dans ce monde, pourquoi en sors-tu sans son congй?" Mais toi-mкme, il t'a placй dans ta ville, pourquoi en sors-tu sans son congй? Le congй n'est-il pas dans le mal-кtre? En quelque lieu qu'il me place, soit dans un corps, soit sur la terre, c'est pour rester autant que j'y suis bien, et pour en sortir dиs que j'y suis mal. Voilа la voix de la nature et la voix de Dieu. Il faut attendre l'ordre, j'en conviens; mais quand je meurs naturellement, Dieu ne m'ordonne pas de quitter la vie, il me l'фte: c'est en me la rendant insupportable qu'il m'ordonne de la quitter. Dans le premier cas, je rйsiste de toute ma force: dans le second, j'ai le mйrite d'obйir.

Concevez-vous qu'il y ait des gens assez injustes pour taxer la mort volontaire de rйbellion contre la Providence, comme si l'on voulait se soustraire а ses lois? Ce n'est point pour s'y soustraire qu'on cesse de vivre, c'est pour les exйcuter. Quoi! Dieu n'a-t-il de pouvoir que sur mon corps? Est-il quelque lieu dans l'univers oщ quelque кtre existant ne soit pas sous sa main, et agira-t-il moins immйdiatement sur moi quand ma substance йpurйe sera plus une, et plus semblable а la sienne? Non, sa justice et sa bontй font mon espoir; et, si je croyais que la mort pыt me soustraire а sa puissance, je ne voudrais plus mourir.

C'est un des sophismes du Phйdon, rempli d'ailleurs de vйritйs sublimes. "Si ton esclave se tuait, dit Socrate а Cebиs, ne le punirais-tu pas, s'il t'йtait possible, pour t'avoir injustement privй de ton bien?" Bon Socrate, que nous dites-vous? N'appartient-on plus а Dieu quand on est mort? Ce n'est point cela du tout; mais il fallait dire: "Si tu charges ton esclave d'un vкtement qui le gкne dans le service qu'il te doit, le puniras-tu d'avoir quittй cet habit pour mieux faire son service?" La grande erreur est de donner trop d'importance а la vie; comme si notre кtre en dйpendait, et qu'aprиs la mort on ne fыt plus rien. Notre vie n'est rien aux yeux de Dieu, elle n'est rien aux yeux de la raison, elle ne doit rien кtre aux nфtres; et, quand nous laissons notre corps, nous ne faisons que poser un vкtement incommode. Est-ce la peine d'en faire un si grand bruit? Milord, ces dйclamateurs ne sont point de bonne foi; absurdes et cruels dans leurs raisonnements, ils aggravent le prйtendu crime, comme si l'on s'фtait l'existence, et le punissent, comme si l'on existait toujours.

Quant au Phйdon, qui leur a fourni le seul argument prйcieux qu'ils aient jamais employй, cette question n'y est traitйe que trиs lйgиrement et comme en passant. Socrate, condamnй par un jugement inique а perdre la vie dans quelques heures, n'avait pas besoin d'examiner bien attentivement s'il lui йtait permis d'en disposer. En supposant qu'il ait tenu rйellement les discours que Platon lui fait tenir, croyez-moi, milord, il les eыt mйditйs avec plus de soin dans l'occasion de les mettre en pratique; et la preuve qu'on ne peut tirer de cet immortel ouvrage aucune bonne objection contre le droit de disposer de sa propre vie, c'est que Caton le lut par deux fois tout entier la nuit mкme qu'il quitta la terre.

Ces mкmes sophistes demandent si jamais la vie peut кtre un mal. En considйrant cette foule d'erreurs, de tourments et de vices dont elle est remplie, on serait bien plus tentй de demander si jamais elle fut un bien. Le crime assiиge sans cesse l'homme le plus vertueux; chaque instant qu'il vit, il est prкt а devenir la proie du mйchant ou mйchant lui-mкme. Combattre et souffrir, voilа son sort dans ce monde; mal faire et souffrir, voilа celui du malhonnкte homme. Dans tout le reste ils diffиrent entre eux, ils n'ont rien en commun que les misиres de la vie. S'il vous fallait des autoritйs et des faits, je vous citerais des oracles, des rйponses de sages, des actes de vertu rйcompensйs par la mort. Laissons tout cela, milord; c'est а vous que je parle, et je vous demande quelle est ici-bas la principale occupation du sage, si ce n'est de se concentrer, pour ainsi dire, au fond de son вme, et de s'efforcer d'кtre mort durant sa vie. Le seul moyen qu'ait trouvй la raison pour nous soustraire aux maux de l'humanitй n'est-il pas de nous dйtacher des objets terrestres et de tout ce qu'il y a de mortel en nous, de nous recueillir au dedans de nous-mкmes, de nous йlever aux sublimes contemplations, et si nos passions et nos erreurs font nos infortunes, avec quelle ardeur devons-nous soupirer aprиs un йtat qui nous dйlivre des unes et des autres? Que font ces hommes sensuels qui multiplient si indiscrиtement leurs douleurs par leurs voluptйs? Ils anйantissent, pour ainsi dire, leur existence а force de l'йtendre sur la terre; ils aggravent le poids de leurs chaоnes par le nombre de leurs attachements; ils n'ont point de jouissances qui ne leur prйparent mille amиres privations: plus ils sentent, et plus ils souffrent; plus ils s'enfoncent dans la vie, et plus ils sont malheureux.

Mais qu'en gйnйral ce soit, si l'on veut, un bien pour l'homme de ramper tristement sur la terre, j'y consens: je ne prйtends pas que tout le genre humain doive s'immoler d'un commun accord, ni faire un vaste tombeau du monde. Il est, il est des infortunйs trop privilйgiйs pour suivre la route commune, et pour qui le dйsespoir et les amиres douleurs sont le passe-port de la nature: c'est а ceux-lа qu'il serait aussi insensй de croire que leur vie est un bien, qu'il l'йtait au sophiste Posidonius tourmentй de la goutte de nier qu'elle fыt un mal. Tant qu'il nous est bon de vivre, nous le dйsirons fortement, et il n'y a que le sentiment des maux extrкmes qui puisse vaincre en nous ce dйsir; car nous avons tous reзu de la nature une trиs grande horreur de la mort, et cette horreur dйguise а nos yeux les misиres de la condition humaine. On supporte longtemps une vie pйnible et douloureuse avant de se rйsoudre а la quitter; mais quand une fois l'ennui de vivre l'emporte sur l'horreur de mourir, alors la vie est йvidemment un grand mal, et l'on ne peut s'en dйlivrer trop tфt. Ainsi, quoiqu'on ne puisse exactement assigner le point oщ elle cesse d'кtre un bien, on sait trиs certainement au moins qu'elle est un mal longtemps avant de nous le paraоtre; et chez tout homme sensй le droit d'y renoncer en prйcиde toujours de beaucoup la tentation.

Ce n'est pas tout; aprиs avoir niй que la vie puisse кtre un mal, pour nous фter le droit de nous en dйfaire, ils disent ensuite qu'elle est un mal, pour nous reprocher de ne la pouvoir endurer. Selon eux, c'est une lвchetй de se soustraire а ses douleurs et ses peines, et il n'y a jamais que des poltrons qui se donnent la mort. O Rome, conquйrante du monde, quelle troupe de poltrons t'en donna l'empire! Qu'Arrie, Eponine, Lucrиce, soient dans le nombre, elles йtaient femmes; mais Brutus, mais Cassius, et toi qui partageais avec les dieux les respects de la terre йtonnйe, grand et divin Caton, toi dont l'image auguste et sacrйe animait les Romains d'un saint zиle et faisait frйmir les tyrans, tes fiers admirateurs ne pensaient pas qu'un jour, dans le coin poudreux d'un collиge, de vils rhйteurs prouveraient que tu ne fus qu'un lвche pour avoir refusй au crime heureux l'hommage de la vertu dans les fers. Force et grandeur des йcrivains modernes, que vous кtes sublimes, et qu'ils sont intrйpides la plume а la main. Mais dites-moi, brave et vaillant hйros, qui vous sauvez si courageusement d'un combat pour supporter plus longtemps la peine de vivre, quand un tison brыlant vient а tomber sur cette йloquente main, pourquoi la retirez-vous si vite? Quoi! vous avez la lвchetй de n'oser soutenir l'ardeur du feu! Rien, dites-vous, ne m'oblige а supporter le tison; et moi, qui m'oblige а supporter la vie? La gйnйration d'un homme a-t-elle coыtй plus а la Providence que celle d'un fйtu, et l'une et l'autre n'est-elle pas йgalement son ouvrage?

Sans doute il y a du courage а souffrir avec constance les maux qu'on ne peut йviter; mais il n'y a qu'un insensй qui souffre volontairement ceux dont il peut s'exempter sans mal faire, et c'est souvent un trиs grand mal d'endurer un mal sans nйcessitй. Celui qui ne sait pas se dйlivrer d'une vie douloureuse par une prompte mort, ressemble а celui qui aime mieux laisser envenimer une plaie que de la livrer au fer salutaire d'un chirurgien. Viens, respectable Parisot, coupe-moi cette jambe qui me ferait pйrir: je te verrai faire sans sourciller, et me laisserai traiter de lвche par le brave qui voit tomber la sienne en pourriture faute d'oser soutenir la mкme opйration.

J'avoue qu'il est des devoirs envers autrui qui ne permettent pas а tout homme de disposer de lui-mкme; mais en revanche combien en est-il qui l'ordonnent! Qu'un magistrat а qui tient le salut de la patrie, qu'un pиre de famille qui doit la subsistance а ses enfants, qu'un dйbiteur insolvable qui ruinerait ses crйanciers, se dйvouent а leur devoir, quoi qu'il arrive; que mille autres relations civiles et domestiques forcent un honnкte homme infortunй de supporter le malheur de vivre pour йviter le malheur plus grand d'кtre injuste; est-il permis pour cela, dans des cas tout diffйrents, de conserver aux dйpens d'une foule de misйrables une vie qui n'est utile qu'а celui qui n'ose mourir? "Tue-moi, mon enfant, dit le sauvage dйcrйpit а son fils qui le porte et flйchit sous le poids; les ennemis sont lа; va combattre avec tes frиres, va sauver tes enfants, et n'expose pas ton pиre а tomber vif entre les mains de ceux dont il mangea les parents." Quand la faim, les maux, la misиre, ennemis domestiques pires que les sauvages, permettraient а un malheureux estropiй de consommer dans son lit le pain d'une famille qui peut а peine en gagner pour elle; celui qui ne tient а rien, celui que le ciel rйduit а vivre seul sur la terre, celui dont la malheureuse existence ne peut produire aucun bien, pourquoi n'aurait-il pas au moins le droit de quitter un sйjour oщ ses plaintes sont importunes et ses maux sans utilitй?

Pesez ces considйrations, milord, rassemblez toutes ces raisons, et vous trouverez qu'elles se rйduisent au plus simple des droits de la nature qu'un homme sensй ne mit jamais en question. En effet, pourquoi serait-il permis de se guйrir de la goutte et non de la vie? L'une et l'autre ne nous viennent-elles pas de la mкme main? S'il est pйnible de mourir, qu'est-ce а dire? Les drogues font-elles plaisir а prendre? Combien de gens prйfиrent la mort а la mйdecine! Preuve que la nature rйpugne а l'une et а l'autre. Qu'on me montre donc comment il est plus permis de se dйlivrer d'un mal passager en faisant des remиdes, que d'un mal incurable en s'фtant la vie, et comment on est moins coupable d'user de quinquina pour la fiиvre que d'opium pour la pierre. Si nous regardons а l'objet, l'un et l'autre est de nous dйlivrer du mal-кtre; si nous regardons au moyen, l'un et l'autre est йgalement naturel; si nous regardons а la rйpugnance, il y en a йgalement des deux cфtйs; si nous regardons а la volontй du maоtre, quel mal veut-on combattre qu'il ne nous ait pas envoyй? A quelle douleur veut-on se soustraire qui ne nous vienne pas de sa main? Quelle est la borne oщ finit sa puissance, et oщ l'on peut lйgitimement rйsister? Ne nous est-il donc permis de changer l'йtat d'aucune chose parce que tout ce qui est, est comme il l'a voulu? Faut-il ne rien faire en ce monde de peur d'enfreindre ses lois, et, quoi que nous fassions, pouvons-nous jamais les enfreindre? Non, milord, la vocation de l'homme est plus grande et plus noble. Dieu ne l'a point animй pour rester immobile dans un quiйtisme йternel; mais il lui a donnй la libertй pour faire le bien, la conscience pour le vouloir, et la raison pour le choisir. Il l'a constituй seul juge de ses propres actions, il a йcrit dans son coeur: "Fais ce qui t'est salutaire et n'est nuisible а personne." Si je sens qu'il m'est bon de mourir, je rйsiste а son ordre en m'opiniвtrant а vivre; car, en me rendant la mort dйsirable, il me prescrit de la chercher.

Bomston, j'en appelle а votre sagesse et а votre candeur, quelles maximes plus certaines la raison peut-elle dйduire de la religion sur la mort volontaire? Si les chrйtiens en ont йtabli d'opposйes, ils ne les ont tirйes ni des principes de leur religion, ni de sa rиgle unique, qui est l'Ecriture, mais seulement des philosophes paiens. Lactance et Augustin, qui les premiers avancиrent cette nouvelle doctrine, dont Jйsus-Crist ni les apфtres n'avaient pas dit un mot, ne s'appuyиrent que sur le raisonnement du Phйdon, que j'ai dйjа combattu; de sorte que les fidиles; qui croient suivre en cela l'autoritй de l'Evangile, ne suivent que celle de Platon. En effet, oщ verra-t-on dans la Bible entiиre une loi contre le suicide, ou mкme une simple improbation? Et n'est-il pas bien йtrange que dans les exemples de gens qui se sont donnй la mort, on n'y trouve pas un seul mot de blвme contre aucun de ces exemples! Il y a plus; celui de Samson est autorisй par un prodige qui le venge de ses ennemis. Ce miracle se serait-il fait pour justifier un crime; et cet homme qui perdit sa force pour s'кtre laissй sйduire par une femme l'eыt-il recouvrйe pour commettre un forfait authentique, comme si Dieu lui-mкme eыt voulu tromper les hommes?

Tu ne tueras point, dit le Dйcalogue. Que s'ensuit-il de lа? Si ce commandement doit кtre pris а la lettre, il ne faut tuer ni les malfaiteurs, ni les ennemis; et Moпse, qui fit tant mourir de gens, entendait fort mal son propre prйcepte. S'il y a quelques exceptions, la premiиre est certainement en faveur de la mort volontaire, parce qu'elle est exempte de violence et d'injustice, les deux seules considйrations qui puissent rendre l'homicide criminel, et que la nature y a mis d'ailleurs un suffisant obstacle.

Mais, disent-ils encore, souffrez patiemment les maux que Dieu vous envoie; faites-vous un mйrite de vos peines. Appliquer ainsi les maximes du christianisme, que c'est mal en saisir l'esprit! L'homme est sujet а mille maux, sa vie est un tissu de misиres, et il ne semble naоtre que pour souffrir. De ces maux, ceux qu'il peut йviter, la raison veut qu'il les йvite; et la religion, qui n'est jamais contraire а la raison, l'approuve. Mais que leur somme est petite auprиs de ceux qu'il est forcй de souffrir malgrй lui! C'est de ceux-ci qu'un Dieu clйment permet aux hommes de se faire un mйrite; il accepte en hommage volontaire le tribut forcй qu'il nous impose, et marque au profit de l'autre vie la rйsignation dans celle-ci. La vйritable pйnitence de l'homme lui est imposйe par la nature: s'il endure patiemment tout ce qu'il est contraint d'endurer, il a fait а cet йgard tout ce que Dieu lui demande; et si quelqu'un montre assez d'orgueil pour vouloir faire davantage, c'est un fou qu'il faut enfermer, ou un fourbe qu'il faut punir. Fuyons donc sans scrupule tous les maux que nous pouvons fuir, il ne nous en restera que trop а souffrir encore. Dйlivrons-nous sans remords de la vie mкme, aussitфt qu'elle est un mal pour nous, puisqu'il dйpend de nous de le faire, et qu'en cela nous n'offensons ni Dieu, ni les hommes. S'il faut un sacrifice а l'Etre suprкme, n'est-ce rien que de mourir? Offrons а Dieu la mort qu'il nous impose par la voix de la raison, et versons paisiblement dans son sein notre вme qu'il redemande.

Tels sont les prйceptes gйnйraux que le bon sens dicte а tous les hommes, et que la religion autorise. Revenons а nous. Vous avez daignй m'ouvrir votre coeur; je connais vos peines, vous ne souffrez pas moins que moi; vos maux sont sans remиde ainsi que les miens, et d'autant plus sans remиde, que les lois de l'honneur sont plus immuables que celles de la fortune. Vous les supportez, je l'avoue, avec fermetй. La vertu vous soutient; un pas de plus, elle vous dйgage. Vous me pressez de souffrir; milord, j'ose vous presser de terminer vos souffrances, et je vous laisse а juger qui de nous est le plus cher а l'autre.

Que tardons-nous а faire un pas qu'il faut toujours faire? Attendrons-nous que la vieillesse et les ans nous attachent bassement а la vie aprиs nous en avoir фtй les charmes, et que nous traоnions avec effort, ignominie et douleur, un corps infirme et cassй? Nous sommes dans l'вge oщ la vigueur de l'вme la dйgage aisйment de ses entraves, et oщ l'homme sait encore mourir; plus tard, il se laisse en gйmissant arracher а la vie. Profitons d'un temps oщ l'ennui de vivre nous rend la mort dйsirable; craignons qu'elle ne vienne avec ses horreurs au moment oщ nous n'en voudrons plus. Je m'en souviens, il fut un instant oщ je ne demandais qu'une heure au ciel, et oщ je serais mort dйsespйrй si je ne l'eusse obtenue. Ah! qu'on a de peine а briser les noeuds qui lient nos coeurs а la terre, et qu'il est sage de la quitter aussitфt qu'ils sont rompus! Je le sens, milord, nous sommes dignes tous deux d'une habitation plus pure: la vertu nous la montre, et le sort nous invite а la chercher. Que l'amitiй qui nous joint nous unisse encore а notre derniиre heure. Oh! quelle voluptй pour deux vrais amis de finir leurs jours volontairement dans les bras l'un de l'autre, de confondre leurs derniers soupirs, d'exhaler а la fois les deux moitiйs de leur вme! Quelle douleur, quel regret peut empoisonner leurs derniers instants? Que quittent-ils en sortant du monde? Ils s'en vont ensemble; ils ne quittent rien.

 

Lettre XXII. Rйponse

Jeune homme, un aveugle transport t'йgare; sois plus discret, ne conseille point en demandant conseil. J'ai connu d'autres maux que les tiens. J'ai l'вme ferme; je suis Anglais, je sais mourir, car je sais vivre, souffrir en homme. J'ai vu la mort de prиs, et la regarde avec trop d'indiffйrence pour l'aller chercher. Parlons de toi.

Il est vrai, tu m'йtais nйcessaire: mon вme avait besoin de la tienne; tes soins pouvaient m'кtre utiles; ta raison pouvait m'йclairer dans la plus importante affaire de ma vie; si je ne m'en sers point, а qui t'en prends-tu? Oщ est-elle? Qu'est-elle devenue? Que peux-tu faire? A quoi es-tu bon dans l'йtat oщ te voilа? quels services puis-je espйrer de toi? Une douleur insensйe te rend stupide et impitoyable. Tu n'es pas un homme, tu n'es rien, et, si je ne regardais а ce que tu peux кtre, tel que tu es, je ne vois rien dans le monde au-dessous de toi.

Je n'en veux pour preuve que ta lettre mкme. Autrefois je trouvais en toi du sens, de la vйritй. Tes sentiments йtaient droits, tu pensais juste, et je ne t'aimais pas seulement par goыt, mais par choix, comme un moyen de plus pour moi de cultiver la sagesse. Qu'ai-je trouvй maintenant dans les raisonnements de cette lettre dont tu parais si content? Un misйrable et perpйtuel sophisme, qui, dans l'йgarement de ta raison, marque celui de ton coeur, et que je ne daignerais pas mкme relever si je n'avais pitiй de ton dйlire.

Pour renverser tout cela d'un mot, je ne veux te demander qu'une seule chose. Toi qui crois Dieu existant, l'вme immortelle, et la libertй de l'homme, tu ne penses pas, sans doute, qu'un кtre intelligent reзoive un corps et soit placй sur la terre au hasard seulement pour vivre, souffrir et mourir? Il y a bien peut-кtre а la vie humaine un but, une fin, un objet moral? Je te prie de me rйpondre clairement sur ce point; aprиs quoi nous reprendrons pied а pied ta lettre, et tu rougiras de l'avoir йcrite.

Mais laissons les maximes gйnйrales, dont on fait souvent beaucoup de bruit sans jamais en suivre aucune; car il se trouve toujours dans l'application quelque condition particuliиre qui change tellement l'йtat des choses, que chacun se croit dispensй d'obйir а la rиgle qu'il prescrit aux autres; et l'on sait bien que tout homme qui pose des maximes gйnйrales entend qu'elles obligent tout le monde, exceptй lui. Encore un coup, parlons de toi.

Il t'est donc permis, selon toi, de cesser de vivre? La preuve en est singuliиre, c'est que tu as envie de mourir. Voilа certes un argument fort commode pour les scйlйrats: ils doivent t'кtre bien obligйs des armes que tu leur fournis; il n'y aura plus de forfaits qu'ils ne justifient par la tentation de les commettre; et dиs que la violence de la passion l'emportera sur l'horreur du crime, dans le dйsir de mal faire ils en trouveront aussi le droit.

Il t'est donc permis de cesser de vivre? Je voudrais bien savoir si tu as commencй. Quoi! fus-tu placй sur la terre pour n'y rien faire? Le ciel ne t'imposa-t-il point avec la vie une tвche pour la remplir? Si tu as fait ta journйe avant le soir, repose-toi le reste du jour, tu le peux; mais voyons ton ouvrage. Quelle rйponse tiens-tu prкte au juge suprкme qui te demandera compte de ton temps? Parle, que lui diras-tu? "J'ai sйduit une fille honnкte; j'abandonne un ami dans ses chagrins." Malheureux! trouve-moi ce juste qui se vante d'avoir assez vйcu; que j'apprenne de lui comment il faut avoir portй la vie, pour кtre en droit de la quitter.

Tu comptes les maux de l'humanitй; tu ne rougis pas d'йpuiser des lieux communs cent fois rebattus, et tu dis: "La vie est un mal." Mais regarde, cherche dans l'ordre des choses si tu y trouves quelques biens qui ne soient point mкlйs de maux. Est-ce donc а dire qu'il n'y ait aucun bien dans l'univers, et peux-tu confondre ce qui est mal par sa nature avec ce qui ne souffre le mal que par accident? Tu l'as dit toi-mкme, la vie passive de l'homme n'est rien, et ne regarde qu'un corps dont il sera bientфt dйlivrй; mais sa vie active et morale, qui doit influer sur tout son кtre, consiste dans l'exercice de sa volontй. La vie est un mal pour le mйchant qui prospиre, et un bien pour l'honnкte homme infortunй; car ce n'est pas une modification passagиre, mais son rapport avec son objet, qui la rend bonne ou mauvaise. Quelles sont enfin ces douleurs si cruelles qui te forcent de la quitter? Penses-tu que je n'aie pas dйmкlй sous ta feinte impartialitй dans le dйnombrement de cette vie la honte de parler des tiens? Crois-moi, n'abandonne pas а la fois toutes tes vertus; garde au moins ton ancienne franchise, et dis ouvertement а ton ami: "J'ai perdu l'espoir de corrompre une honnкte femme, me voilа forcй d'кtre homme de bien; j'aime mieux mourir."

Tu t'ennuies de vivre, et tu dis: "La vie est un mal." Tфt ou tard tu seras consolй, et tu diras: "La vie est un bien." Tu diras plus vrai sans mieux raisonner; car rien n'aura changй que toi. Change donc dиs aujourd'hui; et puisque c'est dans la mauvaise disposition de ton вme qu'est tout le mal, corrige tes affections dйrйglйes, et ne brыle pas ta maison pour n'avoir pas la peine de la ranger.

"Je souffre, me dis-tu; dйpend-il de moi de ne pas souffrir?" D'abord c'est changer l'йtat de la question; car il ne s'agit pas de savoir si tu souffres, mais si c'est un mal pour toi de vivre. Passons. Tu souffres, tu dois chercher а ne plus souffrir. Voyons s'il est besoin de mourir pour cela.

Considиre un moment le progrиs naturel des maux de l'вme directement opposй au progrиs des maux du corps, comme les deux substances sont opposйes par leur nature. Ceux-ci s'invйtиrent, s'empirent en vieillissant, et dйtruisent enfin cette machine mortelle. Les autres, au contraire, altйrations externes et passagиres d'un кtre immortel et simple, s'effacent insensiblement et le laissent dans sa forme originelle que rien ne saurait changer. La tristesse, l'ennui, les regrets, le dйsespoir, sont des douleurs peu durables qui ne s'enracinent jamais dans l'вme; et l'expйrience dйment toujours ce sentiment d'amertume qui nous fait regarder nos peines comme йternelles. Je dirai plus: je ne puis croire que les vices qui nous corrompent nous soient plus inhйrents que nos chagrins; non seulement je pense qu'ils pйrissent avec le corps qui les occasionne, mais je ne doute pas qu'une plus longue vie ne pыt suffire pour corriger les hommes, et que plusieurs siиcles de jeunesse ne nous apprissent qu'il n'y a rien de meilleur que la vertu.

Quoi qu'il en soit, puisque la plupart de nos maux physiques ne font qu'augmenter sans cesse, de violentes douleurs du corps, quand elles sont incurables, peuvent autoriser un homme а disposer de lui; car toutes ses facultйs йtant aliйnйs par la douleur, et le mal йtant sans remиde, il n'a plus l'usage ni de sa volontй ni de sa raison: il cesse d'кtre homme avant de mourir, et ne fait en s'фtant la vie, qu'achever de quitter un corps qui l'embarrasse et oщ son вme n'est dйjа plus.

Mais il n'en est pas ainsi des douleurs de l'вme, qui, pour vives qu'elles soient, portent toujours leur remиde avec elles. En effet, qu'est-ce qui rend un mal quelconque intolйrable? c'est sa durйe. Les opйrations de la chirurgie sont communйment beaucoup plus cruelles que les souffrances qu'elles guйrissent; mais la douleur du mal est permanente, celle de l'opйration passagиre, et l'on prйfиre celle-ci. Qu'est-il donc besoin d'opйration pour des douleurs qu'йteint leur propre durйe, qui seule les rendrait insupportables? Est-il raisonnable d'appliquer d'aussi violents remиdes aux maux qui s'effacent d'eux-mкmes? Pour qui fait cas de la constance et n'estime les ans que le peu qu'ils valent; de deux moyens de se dйlivrer des mкmes souffrances, lequel doit кtre prйfйrй de la mort ou du temps? Attends, et tu seras guйri. Que demandes-tu davantage?

"Ah! c'est ce qui redouble mes peines de songer qu'elles finiront!" Vain sophisme de la douleur! Bon mot sans raison, sans justesse, et peut-кtre sans bonne foi. Quel absurde motif de dйsespoir que l'espoir de terminer sa misиre! Mкme en supposant ce bizarre sentiment, qui n'aimerait mieux aigrir un moment la douleur prйsente par l'assurance de la voir finir, comme on scarifie une plaie pour la faire cicatriser? Et quand la douleur aurait un charme qui nous ferait aimer а souffrir, s'en priver en s'фtant la vie, n'est-ce pas faire а l'instant mкme tout ce qu'on craint de l'avenir?

Penses-y bien, jeune homme; que sont dix, vingt, trente ans pour un кtre immortel? La peine et le plaisir passent comme une ombre; la vie s'йcoule en un instant; elle n'est rien par elle-mкme, son prix dйpend de son emploi. Le bien seul qu'on a fait demeure, et c'est par lui qu'elle est quelque chose.

Ne dis donc plus que c'est un mal pour toi de vivre, puisqu'il dйpend de toi seul que ce soit un bien, et que si c'est un mal d'avoir vйcu, c'est une raison de plus pour vivre encore. Ne dis pas non plus qu'il t'est permis de mourir; car autant vaudrait dire qu'il t'est permis de n'кtre pas homme, qu'il t'est permis de te rйvolter contre l'auteur de ton кtre, et de tromper ta destination. Mais en ajoutant que ta mort ne fait de mal а personne, songes-tu que c'est а ton ami que tu l'oses dire?

Ta mort ne fait de mal а personne! J'entends; mourir а nos dйpens ne t'importe guиre, tu comptes pour rien nos regrets. Je ne te parle plus des droits de l'amitiй que tu mйprises: n'en est-il point de plus chers encore qui t'obligent а te conserver? S'il est une personne au monde qui t'ait assez aimй pour ne vouloir pas te survivre, et а qui ton bonheur manque pour кtre heureuse, penses-tu ne lui rien devoir? Tes funestes projets exйcutйs ne troubleront-ils point la paix d'une вme rendue avec tant de peine а sa premiиre innocence? Ne crains-tu point de rouvrir dans ce coeur trop tendre des blessures mal refermйes? Ne crains-tu point que ta perte n'en entraоne une autre encore plus cruelle, en фtant au monde et а la vertu leur plus digne ornement? Et si elle te survit ne crains-tu point d'exciter dans son sein le remords, plus pesant а supporter que la vie? Ingrat ami, amant sans dйlicatesse, seras-tu toujours occupй de toi-mкme? Ne songeras-tu jamais qu'а tes peines? N'es-tu point sensible au bonheur de ce qui te fut cher? Et ne saurais-tu vivre pour celle qui voulut mourir avec toi?

Tu parles des devoirs du magistrat et du pиre de famille; et, parce qu'ils ne te sont pas imposйs, tu te crois affranchi de tout. Et la sociйtй а qui tu dois ta conservation, tes talents, tes lumiиres; la patrie а qui tu appartiens; les malheureux qui ont besoin de toi, leur dois-tu rien? Oh! l'exact dйnombrement que tu fais! parmi les devoirs que tu comptes, tu n'oublies que ceux d'homme et de citoyen. Oщ est ce vertueux patriote qui refuse de vendre son sang а un prince йtranger parce qu'il ne doit le verser que pour son pays, et qui veut maintenant le rйpandre en dйsespйrй contre l'expresse dйfense des lois? Les lois, les lois, jeune homme! le sage les mйprise-t-il? Socrate innocent, par respect pour elles, ne voulut pas sortir de prison: tu ne balances point а les violer pour sortir injustement de la vie, et tu demandes: "Quel mal fais-je?"

Tu veux t'autoriser par des exemples; tu m'oses nommer des Romains! Toi, des Romains! il t'appartient bien d'oser prononcer ces noms illustres! Dis-moi, Brutus mourut-il en amant dйsespйrй, et Caton dйchira-t-il ses entrailles pour sa maоtresse? Homme petit et faible, qu'y a-t-il entre Caton et toi? Montre-moi la mesure commune de cette вme sublime et de la tienne. Tйmйraire, ah! tais-toi. Je crains de profaner son nom par son apologie. A ce nom saint et auguste, tout ami de la vertu doit mettre le front dans la poussiиre, et honorer en silence la mйmoire du plus grand des hommes.

Que tes exemples sont mal choisis! et que tu juges bassement des Romains, si tu penses qu'ils se crussent en droit de s'фter la vie aussitфt qu'elle leur йtait а charge! Regarde les beaux temps de la rйpublique, et cherche si tu y verras un seul citoyen vertueux se dйlivrer ainsi du poids de ses devoirs, mкme aprиs les plus cruelles infortunes. Rйgulus retournant а Carthage prйvint-il par sa mort les tourments qui l'attendaient? Que n'eыt point donnй Posthumius pour que cette ressource lui fыt permise aux Fourches Caudines? Quel effort de courage le sйnat mкme n'admira-t-il pas dans le consul Varron pour avoir pu survivre а sa dйfaite! Par quelle raison tant de gйnйraux se laissиrent-ils volontairement livrer aux ennemis, eux а qui l'ignominie йtait si cruelle, et а qui il en coыtait si peu de mourir? C'est qu'ils devaient а la patrie leur sang, leur vie et leurs derniers soupirs, et que la honte ni les revers ne les pouvaient dйtourner de ce devoir sacrй. Mais quand les lois furent anйanties, et que l'Etat fut en proie а des tyrans, les citoyens reprirent leur libertй naturelle et leurs droits sur eux-mкmes. Quand Rome ne fut plus, il fut permis а des Romains de cesser d'кtre: ils avaient rempli leurs fonctions sur la terre; ils n'avaient plus de patrie; ils йtaient en droit de disposer d'eux, et de se rendre а eux-mкmes la libertй qu'ils ne pouvaient plus rendre а leur pays. Aprиs avoir employй leur vie а servir Rome expirante et а combattre pour les lois, ils moururent vertueux et grands comme ils avaient vйcu; et leur mort fut encore un tribut а la gloire du nom romain, afin qu'on ne vоt dans aucun d'eux le spectacle indigne de vrais citoyens servant un usurpateur.

Mais toi, qui es-tu? Qu'as-tu fait? Crois-tu t'excuser sur ton obscuritй? Ta faiblesse t'exempte-t-elle de tes devoirs, et pour n'avoir ni nom ni rang dans ta patrie, en es-tu moins soumis а ses lois? Il te sied bien d'oser parler de mourir, tandis que tu dois l'usage de ta vie а tes semblables! Apprends qu'une mort telle que tu la mйdites est honteuse et furtive; c'est un vol fait au genre humain. Avant de le quitter, rends-lui ce qu'il a fait pour toi. "Mais je ne tiens а rien... je suis inutile au monde..." Philosophe d'un jour! Ignores-tu que tu ne saurais faire un pas sur la terre sans y trouver quelque devoir а remplir, et que tout homme est utile а l'humanitй par cela seul qu'il existe?

Ecoute-moi, jeune insensй: tu m'es cher, j'ai pitiй de tes erreurs. S'il te reste au fond du coeur le moindre sentiment de vertu, viens, que je t'apprenne а aimer la vie. Chaque fois que tu seras tentй d'en sortir, dis en toi-mкme: "Que je fasse encore une bonne action avant que de mourir." Puis va chercher quelque indigent а secourir, quelque infortunй а consoler, quelque opprimй а dйfendre. Rapproche de moi les malheureux que mon abord intimide; ne crains d'abuser ni de ma bourse ni de mon crйdit; prends, йpuise mes biens, fais-moi riche. Si cette considйration te retient aujourd'hui, elle te retiendra encore demain, aprиs-demain, toute ta vie. Si elle ne te retient pas, meurs: tu n'es qu'un mйchant.

 

Lettre XXIII de milord Edouard

Je ne pourrai, mon cher, vous embrasser aujourd'hui comme je l'avais espйrй, et l'on me retient encore pour deux jours а Kinsington. Le train de la cour est qu'on y travaille beaucoup sans rien faire, et que toutes les affaires s'y succиdent sans s'achever. Celle qui m'arrкte ci depuis huit jours ne demandait pas deux heures; mais comme la plus importante affaire des ministres est d'avoir toujours l'air affairй, ils perdent plus de temps а me remettre qu'ils n'en auraient mis а m'expйdier. Mon impatience, un peu trop visible, n'abrиge pas ces dйlais. Vous savez que la cour ne me convient guиre; elle m'est encore plus insupportable depuis que nous vivons ensemble, et j'aime cent fois mieux partager votre mйlancolie que l'ennui des valets qui peuplent ce pays.

Cependant, en causant avec ces empressйs fainйants il m'est venu une idйe qui vous regarde, et sur laquelle je n'attends que votre aveu pour disposer de vous. Je vois qu'en combattant vos peines vous souffrez а la fois du mal et de la rйsistance. Si vous voulez vivre et guйrir, c'est moins parce que l'honneur et la raison l'exigent, que pour complaire а vos amis. Mon cher, ce n'est pas assez: il faut reprendre le goыt de la vie pour en bien remplir les devoirs; et, avec tant d'indiffйrence pour toute chose, on ne rйussit jamais а rien. Nous avons beau faire l'un et l'autre; la raison seule ne vous rendra pas la raison. Il faut qu'une multitude d'objets nouveaux et frappants vous arrachent une partie de l'attention que votre coeur ne donne qu'а celui qui l'occupe. Il faut, pour vous rendre а vous-mкme, que vous sortiez d'au-dedans de vous, et ce n'est que dans l'agitation d'une vie active que vous pouvez retrouver le repos.

Il se prйsente pour cette йpreuve une occasion qui n'est pas а dйdaigner; il est question d'une entreprise grande, belle, et telle que bien des вges n'en voient pas de semblables. Il dйpend de vous d'en кtre tйmoin et d'y concourir. Vous verrez le plus grand spectacle qui puisse frapper les yeux des hommes; votre goыt pour l'observation trouvera de quoi se contenter. Vos fonctions seront honorables; elles n'exigeront, avec les talents que vous possйdez, que du courage et de la santй. Vous y trouverez plus de pйril que de gкne; elles ne vous en conviendront que mieux. Enfin votre engagement ne sera pas fort long. Je ne puis vous en dire aujourd'hui davantage, parce que ce projet sur le point d'йclore est pourtant encore un secret dont je ne suis pas le maоtre. J'ajouterai seulement que si vous nйgligez cette heureuse et rare occasion, vous ne la retrouverez probablement jamais, et la regretterez peut-кtre toute votre vie.

J'ai donnй ordre а mon coureur, qui vous porte cette lettre, de vous chercher oщ que vous soyez, et de ne point revenir sans votre rйponse; car elle presse, et je dois donner la mienne avant de partir d'ici.

 

Lettre XXIV. Rйponse

Faites, milord; ordonnez de moi; vous ne serez dйsavouй sur rien. En attendant que je mйrite de vous servir, au moins que je vous obйisse.

 

Lettre XXV de milord Edouard

Puisque vous approuvez l'idйe qui m'est venue, je ne veux pas tarder un moment а vous marquer que tout vient d'кtre conclu, et а vous expliquer de quoi il s'agit, selon la permission que j'en ai reзue en rйpondant de vous.

Vous savez qu'on vient d'armer а Plimouth une escadre de cinq vaisseaux de guerre, et qu'elle est prкte а mettre а la voile. Celui qui doit la commander est M. George Anson, habile et vaillant officier, mon ancien ami. Elle est destinйe pour la mer du Sud, oщ elle doit se rendre par le dйtroit de Le Maire, et en revenir par les Indes orientales. Ainsi vous voyez qu'il n'est pas question de moins que du tour du monde; expйdition qu'on estime devoir durer environ trois ans. J'aurais pu vous faire inscrire comme volontaire, mais, pour vous donner plus de considйration dans l'йquipage, j'y ai fait ajouter un titre, et vous кtes couchй sur l'йtat en qualitй d'ingйnieur des troupes de dйbarquement: ce qui vous convient d'autant mieux que le gйnie йtant votre premiиre destination, je sais que vous l'avez appris dиs votre enfance.

Je compte retourner demain а Londres et vous prйsenter а M. Anson dans deux jours. En attendant, songez а votre йquipage, et а vous pourvoir d'instruments et de livres; car l'embarquement est prкt, et l'on n'attend plus que l'ordre du dйpart. Mon cher ami, j'espиre que Dieu vous ramиnera sain de corps et de coeur de ce long voyage, et qu'а votre retour nous nous rejoindrons pour ne nous sйparer jamais.

 

Lettre XXVI а madame d'Orbe

Je pars, chиre et charmante cousine, pour faire le tour du globe; je vais chercher dans un autre hйmisphиre la paix dont je n'ai pu jouir dans celui-ci. Insensй que je suis! Je vais errer dans l'univers sans trouver un lieu pour y reposer mon coeur; je vais chercher un asile au monde oщ je puisse кtre loin de vous! Mais il faut respecter les volontйs d'un ami, d'un bienfaiteur, d'un pиre. Sans espйrer de guйrir, il faut au moins le vouloir, puisque Julie et la vertu l'ordonnent. Dans trois heures je vais кtre а la merci des flots; dans trois jours je ne verrai plus l'Europe; dans trois mois je serai dans des mers inconnues oщ rиgnent d'йternels orages; dans trois ans peut-кtre... Qu'il serait affreux de ne vous plus voir! Hйlas! le plus grand pйril est au fond de mon coeur; car, quoi qu'il en soit de mon sort, je l'ai rйsolu, je le jure, vous me verrez digne de paraоtre а vos yeux, ou vous ne me reverrez jamais.

Milord Edouard, qui retourne а Rome, vous remettra cette lettre en passant, et vous fera le dйtail de ce qui me regarde. Vous connaissez mon вme, et vous devinerez aisйment ce qu'il ne vous dira pas. Vous connыtes la mienne, jugez aussi de ce que je ne vous dis pas moi-mкme. Ah! milord, vos yeux les reverront!

Votre amie a donc ainsi que vous le bonheur d'кtre mиre! Elle devait donc l'кtre?... Ciel inexorable!... O ma mиre, pourquoi vous donna-t-il un fils dans sa colиre?

Il faut finir, je le sens. Adieu, charmantes cousines. Adieu, beautйs incomparables. Adieu, pures et cйlestes вmes. Adieu, tendres et insйparables amies, femmes uniques sur la terre. Chacune de vous est le seul objet digne du coeur de l'autre. Faites mutuellement votre bonheur. Daignez vous rappeler quelquefois la mйmoire d'un infortunй qui n'existait que pour partager entre vous tous les sentiments de son вme et qui cessa de vivre au moment qu'il s'йloigna de vous. Si jamais... J'entends le signal et les cris des matelots; je vois fraоchir le vent et dйployer les voiles. Il faut monter а bord, il faut partir. Mer vaste, mer immense, qui dois peut-кtre m'engloutir dans ton sein, puissй-je retrouver sur tes flots le calme qui fuit mon coeur agitй.

Fin de la troisiиme partie

Lettres de deux amants habitants d'une petite ville au pied des Alpes

 

Quatriиme partie

 

Lettre I. De madame de Wolmar а madame d'Orbe

Que tu tardes longtemps а revenir! Toutes ces allйes et venues ne m'accommodent point. Que d'heures se perdent а te rendre oщ tu devrais toujours кtre, et, qui pis est, а t'en йloigner! L'idйe de se voir pour si peu de temps gвte tout le plaisir d'кtre ensemble. Ne sens-tu pas qu'кtre ainsi alternativement chez toi et chez moi, c'est n'кtre bien nulle part, et n'imagines-tu point quelque moyen de faire que tu sois en mкme temps chez l'une et chez l'autre?

Que faisons-nous, chиre cousine? Que d'instants prйcieux nous laissons perdre, quand il ne nous en reste plus а prodiguer! Les annйes se multiplient; la jeunesse commence а fuir; la vie s'йcoule; le bonheur passager qu'elle offre est entre nos mains, et nous nйgligeons d'en jouir! Te souvient-il du temps oщ nous йtions encore filles, de ces premiers temps si charmants et si doux qu'on ne retrouve plus dans un autre вge, et que le coeur oublie avec tant de peine? Combien de fois, forcйes de nous sйparer pour peu de jours et mкme pour peu d'heures, nous disions en nous embrassant tristement: "Ah! si jamais nous disposons de nous, on ne nous verra plus sйparйes!" Nous en disposons maintenant, et nous passons la moitiй de l'annйe йloignйes l'une de l'autre. Quoi! nous aimerions-nous moins? Chиre et tendre amie, nous le sentons toutes deux, combien le temps, l'habitude et tes bienfaits ont rendu notre attachement plus fort et plus indissoluble. Pour moi, ton absence me paraоt de jour en jour plus insupportable, et je ne puis plus vivre un instant sans toi. Ce progrиs de notre amitiй est plus naturel qu'il ne semble; il a sa raison dans notre situation ainsi que dans nos caractиres. A mesure qu'on avance en вge, tous les sentiments se concentrent. On perd tous les jours quelque chose de ce qui nous fut cher, et l'on ne le remplace plus. On meurt ainsi par degrйs, jusqu'а ce que, n'aimant enfin que soi-mкme, on ait cessй de sentir et de vivre avant de cesser d'exister. Mais un coeur sensible se dйfend de toute sa force contre cette mort anticipйe: quand le froid commence aux extrйmitйs, il rassemble autour de lui toute sa chaleur naturelle; plus il perd, plus il s'attache а ce qui lui reste, et il tient pour ainsi dire au dernier objet par les liens de tous les autres.

Voilа ce qu'il me semble йprouver dйjа, quoique jeune encore. Ah! ma chиre, mon pauvre coeur a tant aimй! Il s'est йpuisй de si bonne heure, qu'il vieillit avant le temps; et tant d'affections diverses l'ont tellement absorbй, qu'il n'y reste plus de place pour des attachements nouveaux. Tu m'as vue successivement fille, amie, amante, йpouse et mиre. Tu sais si tous ces titres m'ont йtй chers? Quelques-uns de ces liens sont dйtruits, d'autres sont relвchйs. Ma mиre, ma tendre mиre n'est plus; il ne me reste que des pleurs а donner а sa mйmoire, et je ne goыte qu'а moitiй le plus doux sentiment de la nature. L'amour est йteint, il l'est pour jamais, et c'est encore une place qui ne sera point remplie. Nous avons perdu ton digne et bon mari, que j'aimais comme la chиre moitiй de toi-mкme, et qui mйritait si bien ta tendresse et mon amitiй. Si mes fils йtaient plus grands, l'amour maternel remplirait tous ces vides; mais cet amour, ainsi que tous les autres, a besoin de communication, et quel retour peut attendre une mиre d'un enfant de quatre ou cinq ans? Nos enfants nous sont chers longtemps avant qu'ils puissent le sentir et nous aimer а leur tour; et cependant on a si grand besoin de dire combien on les aime а quelqu'un qui nous entende! Mon mari m'entend, mais il ne me rйpond pas assez а ma fantaisie; la tкte ne lui en tourne pas comme а moi: sa tendresse pour eux est trop raisonnable; j'en veux une plus vive et qui ressemble mieux а la mienne. Il me faut une amie, une mиre qui soit aussi folle que moi de mes enfants et des siens. En un mot, la maternitй me rend l'amitiй plus nйcessaire encore, par le plaisir de parler sans cesse de mes enfants sans donner de l'ennui. Je sens que je jouis doublement des caresses de mon petit Marcellin quand je te les vois partager. Quand j'embrasse ta fille, je crois te presser contre mon sein. Nous l'avons dit cent fois; en voyant tous nos petits bambins jouer ensemble, nos coeurs unis les confondent, et nous ne savons plus а laquelle appartient chacun des trois.

Ce n'est pas tout: j'ai de fortes raisons pour te souhaiter sans cesse auprиs de moi, et ton absence m'est cruelle а plus d'un йgard. Songe а mon йloignement pour toute dissimulation, et а cette continuelle rйserve oщ je vis depuis prиs de six ans avec l'homme du monde qui m'est le plus cher. Mon odieux secret me pиse de plus en plus et semble chaque jour devenir plus indispensable. Plus l'honnкtetй veut que je le rйvиle, plus la prudence m'oblige а le garder. Conзois-tu quel йtat affreux c'est pour une femme de porter la dйfiance, le mensonge et la crainte jusque dans les bras d'un йpoux, de n'oser ouvrir son coeur а celui qui le possиde, et de lui cacher la moitiй de sa vie pour assurer le repos de l'autre? A qui, grand Dieu! faut-il dйguiser mes plus secrиtes pensйes, et celer l'intйrieur d'une вme dont il aurait lieu d'кtre si content? A M. de Wolmar, а mon mari, au plus digne йpoux dont le ciel eыt pu rйcompenser la vertu d'une fille chaste. Pour l'avoir trompй une fois, il faut le tromper tous les jours, et me sentir sans cesse indigne de toutes ses bontйs pour moi. Mon coeur n'ose accepter aucun tйmoignage de son estime; ses plus tendres caresses me font rougir, et toutes les marques de respect et de considйration qu'il me donne se changent dans ma conscience en opprobres et en signes de mйpris. Il est bien dur d'avoir а se dire sans cesse: "C'est une autre que moi qu'il honore. Ah! s'il me connaissait, il ne me traiterait pas ainsi." Non, je ne puis supporter cet йtat affreux: je ne suis jamais seule avec cet homme respectable que je ne sois prкte а tomber а genoux devant lui, а lui confesser ma faute, et а mourir de douleur et de honte а ses pieds.

Cependant les raisons qui m'ont retenue dиs le commencement prennent chaque jour de nouvelles forces, et je n'ai pas un motif de parler qui ne soit une raison de me taire. En considйrant l'йtat paisible et doux de ma famille, je ne pense point sans effroi qu'un seul mot y peut causer un dйsordre irrйparable. Aprиs six ans passйs dans une si parfaite union, irai-je troubler le repos d'un mari si sage et si bon, qui n'a d'autre volontй que celle de son heureuse йpouse, ni d'autre plaisir que de voir rйgner dans sa maison l'ordre et la paix? Contristerai-je par des troubles domestiques les vieux jours d'un pиre que je vois si content, si charmй du bonheur de sa fille et de son ami? Exposerai-je ces chers enfants, ces enfants aimables et qui promettent tant, а n'avoir qu'une йducation nйgligйe ou scandaleuse, а se voir les tristes victimes de la discorde de leurs parents, entre un pиre enflammй d'une juste indignation, agitй par la jalousie, et une mиre infortunйe et coupable, toujours noyйe dans les pleurs? Je connais M. de Wolmar estimant sa femme; que sais-je ce qu'il sera ne l'estimant plus? Peut-кtre n'est-il si modйrй que parce que la passion qui dominerait dans son caractиre n'a pas encore eu lieu de se dйvelopper. Peut-кtre sera-t-il aussi violent dans l'emportement de la colиre qu'il est doux et tranquille tant qu'il n'a nul sujet de s'irriter.

Si je dois tant d'йgards а tout ce qui m'environne, ne m'en dois-je point aussi quelques-uns а moi-mкme? Six ans d'une vie honnкte et rйguliиre n'effacent-ils rien des erreurs de la jeunesse, et faut-il m'exposer encore а la peine d'une faute que je pleure depuis si longtemps? Je te l'avoue, ma cousine, je ne tourne point sans rйpugnance les yeux sur le passй; il m'humilie jusqu'au dйcouragement et je suis trop sensible а la honte pour en supporter l'idйe sans retomber dans une sorte de dйsespoir. Le temps qui s'est йcoulй depuis mon mariage est celui qu'il faut que j'envisage pour me rassurer. Mon йtat prйsent m'inspire une confiance que d'importuns souvenirs voudraient m'фter. J'aime а nourrir mon coeur des sentiments d'honneur que je crois retrouver en moi. Le rang d'йpouse et de mиre m'йlиve l'вme et me soutient contre les remords d'un autre йtat. Quand je vois mes enfants et leur pиre autour de moi, il me semble que tout y respire la vertu; ils chassent de mon esprit l'idйe mкme de mes anciennes fautes. Leur innocence est la sauvegarde de la mienne; ils m'en deviennent plus chers en me rendant meilleure; et j'ai tant d'horreur pour tout ce qui blesse l'honnкtetй, que j'ai peine а me croire la mкme qui put l'oublier autrefois. Je me sens si loin de ce que j'йtais, si sыre de ce que je suis, qu'il s'en faut peu que je ne regarde ce que j'aurais а dire comme un aveu qui m'est йtranger et que je ne suis plus obligйe de faire.

Voilа l'йtat d'incertitude et d'anxiйtй dans lequel je flotte sans cesse en ton absence. Sais-tu ce qui arrivera de tout cela quelque jour? Mon pиre va bientфt partir pour Berne, rйsolu de n'en revenir qu'aprиs avoir vu la fin de ce long procиs dont il ne veut pas nous laisser l'embarras, et ne se fiant pas trop non plus, je pense, а notre zиle а le poursuivre. Dans l'intervalle de son dйpart а son retour, je resterai seule avec mon mari, et je sens qu'il sera presque impossible que mon fatal secret ne m'йchappe. Quand nous avons du monde, tu sais que M. de Wolmar quitte souvent la compagnie et fait volontiers seul des promenades aux environs; il cause avec les paysans; il s'informe de leur situation; il examine l'йtat de leurs terres; il les aide au besoin de sa bourse et de ses conseils. Mais quand nous sommes seuls, il ne se promиne qu'avec moi, il quitte peu sa femme et ses enfants, et se prкte а leurs petits jeux avec une simplicitй si charmante, qu'alors je sens pour lui quelque chose de plus tendre encore qu'а l'ordinaire. Ces moments d'attendrissement sont d'autant plus pйrilleux pour la rйserve, qu'il me fournit lui-mкme les occasions d'en manquer, et qu'il m'a cent fois tenu des propos qui semblaient m'exciter а la confiance. Tфt ou tard il faudra que je lui ouvre mon coeur, je le sens; mais puisque tu veux que ce soit de concert entre nous, et avec toutes les prйcautions que la prudence autorise, reviens, et fais de moins longues absences, ou je ne rйponds plus de rien.

Ma douce amie, il faut achever; et ce qui reste importe assez pour me coыter le plus а dire. Tu ne m'es pas seulement nйcessaire quand je suis avec mes enfants ou avec mon mari, mais surtout quand je suis seule avec ta pauvre Julie; et la solitude m'est dangereuse prйcisйment parce qu'elle m'est douce, et que souvent je la cherche sans y songer. Ce n'est pas, tu le sais, que mon coeur se ressente encore de ses anciennes blessures; non, il est guйri, je le sens, j'en suis trиs sыre; j'ose me croire vertueuse. Ce n'est point le prйsent que je crains, c'est le passй qui me tourmente. Il est des souvenirs aussi redoutables que le sentiment actuel; on s'attendrit par rйminiscence; on a honte de se sentir pleurer, et l'on n'en pleure que davantage. Ces larmes sont de pitiй, de regret, de repentir; l'amour n'y a plus de part; il ne m'est plus rien: mais je pleure les maux qu'il a causйs; je pleure le sort d'un homme estimable que des feux indiscrиtement nourris ont privй du repos et peut-кtre de la vie. Hйlas! sans doute il a pйri dans ce long et pйrilleux voyage que le dйsespoir lui a fait entreprendre. S'il vivait, du bout du monde, il nous eыt donnй de ses nouvelles; prиs de quatre ans se sont йcoulйs depuis son dйpart. On dit que l'escadre sur laquelle il est a souffert mille dйsastres, qu'elle a perdu les trois quarts de ses йquipages, que plusieurs vaisseaux sont submergйs, qu'on ne sait ce qu'est devenu le reste. Il n'est plus, il n'est plus; un secret pressentiment me l'annonce. L'infortunй n'aura pas йtй plus йpargnй que tant d'autres. La mer, les maladies, la tristesse, bien plus cruelle, auront abrйgй ses jours. Ainsi s'йteint tout ce qui brille un moment sur la terre. Il manquait aux tourments de ma conscience d'avoir а me reprocher la mort d'un honnкte homme. Ah! ma chиre, quelle вme c'йtait que la sienne!... Comme il savait aimer!... Il mйritait de vivre... Il aura prйsentй devant le souverain juge une вme faible, mais saine et aimant la vertu... Je m'efforce en vain de chasser ces tristes idйes; а chaque instant elles reviennent malgrй moi. Pour les bannir, ou pour les rйgler, ton amie a besoin de tes soins; et puisque je ne puis oublier cet infortunй, j'aime mieux en causer avec toi que d'y penser toute seule.

Regarde, que de raisons augmentent le besoin continuel que j'ai de t'avoir avec moi! Plus sage et plus heureuse, si les mкmes raisons te manquent, ton coeur sent-il moins le mкme besoin? S'il est bien vrai que tu ne veuilles point te remarier, ayant si peu de contentement de ta famille, quelle maison te peut mieux convenir que celle-ci? Pour moi, je souffre а te savoir dans la tienne, car, malgrй ta dissimulation, je connais ta maniиre d'y vivre, et ne suis point dupe de l'air folвtre que tu viens nous йtaler а Clarens. Tu m'a bien reprochй des dйfauts en ma vie; mais j'en ai un trиs grand а te reprocher а ton tour; c'est que ta douleur est toujours concentrйe et solitaire. Tu te caches pour t'affliger, comme si tu rougissais de pleurer devant ton amie. Claire, je n'aime pas cela. Je ne suis point injuste comme toi; je ne blвme point tes regrets; je ne veux pas qu'au bout de deux ans, de dix, ni de toute ta vie, tu cesses d'honorer la mйmoire d'un si tendre йpoux: mais je te blвme, aprиs avoir passй tes plus beaux jours а pleurer avec ta Julie, de lui dйrober la douceur de pleurer а son tour avec toi, et de laver par de plus dignes larmes la honte de celles qu'elle versa dans ton sein. Si tu es fвchйe de t'affliger, ah! tu ne connais pas la vйritable affliction. Si tu y prends une sorte de plaisir, pourquoi ne veux-tu pas que je le partage? Ignores-tu que la communication des coeurs imprime а la tristesse je ne sais quoi de doux et de touchant que n'a pas le contentement? Et l'amitiй n'a-t-elle pas йtй spйcialement donnйe aux malheureux pour le soulagement de leurs maux et la consolation de leurs peines?

Voilа, ma chиre, des considйrations que tu devrais faire, et auxquelles il faut ajouter qu'en te proposant de venir demeurer avec moi, je ne te parle pas moins au nom de mon mari qu'au mien. Il m'a paru plusieurs fois surpris, presque scandalisй, que deux amies telles que nous n'habitassent pas ensemble; il assure te l'avoir dit а toi-mкme, et il n'est pas homme а parler inconsidйrйment. Je ne sais quel parti tu prendras sur mes reprйsentations; j'ai lieu d'espйrer qu'il sera tel que je le dйsire. Quoi qu'il en soit, le mien est pris, et je n'en changerai pas. Je n'ai point oubliй le temps oщ tu voulais me suivre en Angleterre. Amie incomparable, c'est а prйsent mon tour. Tu connais mon aversion pour la ville, mon goыt pour la campagne, pour les travaux rustiques, et l'attachement que trois ans de sйjour m'ont donnй pour ma maison de Clarens. Tu n'ignores pas non plus quel embarras c'est de dйmйnager avec toute une famille, et combien ce serait abuser de la complaisance de mon pиre de le transplanter si souvent. Eh bien! si tu ne veux pas quitter ton mйnage et venir gouverner le mien, je suis rйsolue а prendre une maison а Lausanne, oщ nous irons tous demeurer avec toi. Arrange-toi lа-dessus; tout le veut; mon coeur, mon devoir, mon bonheur, mon honneur conservй, ma raison recouvrйe, mon йtat, mon mari, mes enfants, moi-mкme, je te dois tout; tout ce que j'ai de bien me vient de toi, je ne vois rien qui ne m'y rappelle, et sans toi je ne suis rien. Viens donc, ma bien-aimйe, mon ange tutйlaire, viens conserver ton ouvrage, viens jouir de tes bienfaits. N'ayons plus qu'une famille, comme nous n'avons qu'une вme pour la chйrir; tu veilleras sur l'йducation de mes fils, je veillerai sur celle de ta fille; nous nous partagerons les devoirs de mиre et nous en doublerons les plaisirs. Nous йlиverons nos coeurs ensemble а celui qui purifia le mien par tes soins; et n'ayant plus rien а dйsirer en ce monde, nous attendrons en paix l'autre vie dans le sein de l'innocence et de l'amitiй.

 

Lettre II. Rйponse

Mon Dieu! cousine, que ta lettre m'a donnй de plaisir! Charmante prкcheuse!... charmante, en vйritй, mais prкcheuse pourtant... pйrorant а ravir. Des oeuvres, peu de nouvelles. L'architecte athйnien... ce beau diseur... tu sais bien... dans ton vieux Plutarque... Pompeuses descriptions, superbe temple!... Quand il a tout dit, l'autre vient; un homme uni, l'air simple, grave et posй... comme qui dirait ta cousine Claire... D'une voix creuse, lente et mкme un peu nasale: "Ce qu'il a dit, je le ferai." Il se tait, et les mains de battre. Adieu l'homme aux phrases. Mon enfant, nous sommes ces deux architectes; le temple dont il s'agit est celui de l'amitiй.

Rйsumons un peu les belles choses que tu m'as dites. Premiиrement, que nous nous aimions; et puis, que je t'йtais nйcessaire; et puis, que tu me l'йtais aussi; et puis, qu'йtant libres de passer nos jours ensemble il les y fallait passer. Et tu as trouvй tout cela toute seule! Sans mentir tu es une йloquente personne! Oh bien! que je t'apprenne а quoi je m'occupais de mon cфtй tandis que tu mйditais cette sublime lettre. Aprиs cela tu jugeras toi-mкme lequel vaut le mieux de ce que tu dis ou de ce que je fais.

A peine eus-je perdu mon mari, que tu remplis le vide qu'il avait laissй dans mon coeur. De son vivant il en partageait avec toi les affections; dиs qu'il ne fut plus, je ne fus qu'а toi seule; et, selon ta remarque sur l'accord de la tendresse maternelle et de l'amitiй, ma fille mкme n'йtait pour nous qu'un lien de plus. Non seulement je rйsolus dиs lors de passer le reste de ma vie avec toi, mais je formai un projet plus йtendu. Pour que nos deux familles n'en fissent qu'une, je me proposai, supposant tous les rapports convenables, d'unir un jour ma fille а ton fils aоnй; et ce nom de mari, trouvй d'abord par plaisanterie, me parut d'heureux augure pour le lui donner un jour tout de bon.

Dans ce dessein, je cherchai d'abord а lever les embarras d'une succession embrouillйe; et, me trouvant assez de bien pour sacrifier quelque chose а la liquidation du reste, je ne songeai qu'а mettre le partage de ma fille en effets assurйs et а l'abri de tout procиs. Tu sais que j'ai des fantaisies sur bien des choses, ma folie dans celle-ci йtait de te surprendre. Je m'йtais mise en tкte d'entrer un beau matin dans ta chambre, tenant d'une main mon enfant, de l'autre un portefeuille, et de te prйsenter l'un et l'autre avec un beau compliment pour dйposer en tes mains la mиre, la fille, et leur bien, c'est-а-dire la dot de celle-ci. "Gouverne-la, voulais-je te dire, comme il convient aux intйrкts de ton fils; car c'est dйsormais son affaire et la tienne; pour moi, je ne m'en mкle plus."

Remplie de cette charmante idйe, il fallut m'en ouvrir а quelqu'un qui m'aidвt а l'exйcuter. Or, devine qui j'ai choisi pour cette confidence. Un certain M. de Wolmar: ne le connaоtrais-tu point? - Mon mari, cousine? - Oui, ton mari, cousine. Ce mкme homme, а qui tu as tant de peine а cacher un secret qu'il lui importe de ne pas savoir, est celui qui t'en a su faire un qu'il t'eыt йtй si doux d'apprendre. C'йtait lа le vrai sujet de tous ces entretiens mystйrieux dont tu nous faisais si comiquement la guerre. Tu vois comme ils sont dissimulйs, ces maris. N'est-il pas bien plaisant que ce soient eux qui nous accusent de dissimulation? J'exigeais du tien davantage encore. Je voyais fort bien que tu mйditais le mкme projet que moi, mais plus en dedans, et comme celle qui n'exhale ses sentiments qu'а mesure qu'on s'y livre. Cherchant donc а te mйnager une surprise plus agrйable, je volais que, quand tu lui proposerais notre rйunion, il ne parыt pas fort approuver cet empressement, et se montrвt un peu froid а consentir. Il me fit lа-dessus une rйponse que j'ai retenue et que tu dois bien retenir; car je doute que depuis qu'il y a des maris au monde, aucun d'eux en ait fait une pareille. La voici: "Petite cousine, je connais Julie... je la connais bien... mieux qu'elle ne croit, peut-кtre. Son coeur est trop honnкte pour qu'on doive rйsister а rien de ce qu'elle dйsire, et trop sensible pour qu'on le puisse sans l'affliger. Depuis cinq ans que nous sommes unis, je ne crois pas qu'elle ait reзu de moi le moindre chagrin; j'espиre mourir sans lui en avoir jamais fait aucun." Cousine, songes-y bien: voilа quel est le mari dont tu mйdites sans cesse de troubler indiscrиtement le repos.

Pour moi, j'eus moins de dйlicatesse, ou plus de confiance en ta douceur; et j'йloignai si naturellement les discours auxquels ton coeur te ramenait souvent, que, ne pouvant taxer le mien de s'attiйdir pour toi, tu t'allas mettre dans la tкte que j'attendais de secondes noces, et que je t'aimais mieux que toute autre chose, hormis un mari. Car, vois-tu, ma pauvre enfant, tu n'as pas un secret mouvement qui m'йchappe. Je te devine, je te pйnиtre, je perce jusqu'au plus profond de ton вme; et c'est pour cela que je t'ai toujours adorйe. Ce soupзon, qui te faisait si heureusement prendre le change, m'a paru excellent а nourrir. Je me suis mise а faire la veuve coquette assez bien pour t'y tromper toi-mкme: c'est un rфle pour lequel le talent me manque moins que l'inclination. J'ai adroitement employй cet air agaзant que je ne sais pas mal prendre, et avec lequel je me suis quelquefois amusйe а persifler plus d'un jeune fat. Tu en as йtй tout а fait la dupe, et m'as crue prкte а chercher un successeur а l'homme du monde auquel il йtait le moins aisй d'en trouver. Mais je suis trop franche pour pouvoir me contrefaire longtemps, et tu t'es bientфt rassurйe. Cependant je veux te rassurer encore mieux en t'expliquant mes vrais sentiments sur ce point.

Je te l'ai dit cent fois йtant fille, je n'йtais point faite pour кtre femme. S'il eыt dйpendu de moi, je ne me serais point mariйe; mais dans notre sexe on n'achиte la libertй que par l'esclavage, et il faut commencer par кtre servante pour devenir sa maоtresse un jour. Quoique mon pиre ne me gкnвt pas, j'avais des chagrins dans ma famille. Pour m'en dйlivrer, j'йpousai donc M. d'Orbe. Il йtait si honnкte homme et m'aimait si tendrement, que je l'aimai sincиrement а mon tour. L'expйrience me donna du mariage une idйe plus avantageuse que celle que j'en avais conзue, et dйtruisit les impressions que m'en avait laissйes la Chaillot. M. d'Orbe me rendit heureuse et ne s'en repentit pas. Avec un autre j'aurais toujours rempli mes devoirs, mais je l'aurais dйsolй; et je sens qu'il fallait un aussi bon mari pour faire de moi une bonne femme. Imaginerais-tu que c'est de cela mкme que j'avais а me plaindre? Mon enfant, nous nous aimions trop, nous n'йtions point gais. Une amitiй plus lйgиre eыt йtй plus folвtre; je l'aurais prйfйrйe, et je crois que j'aurais mieux aimй vivre moins contente et pouvoir rire plus souvent.

A cela se joignirent les sujets particuliers d'inquiйtude que me donnait ta situation. Je n'ai pas besoin de te rappeler les dangers que t'a fait courir une passion mal rйglйe. Je les vis en frйmissant. Si tu n'avais risquй que ta vie, peut-кtre un reste de gaietй ne m'eыt-il pas tout а fait abandonnйe; mais la tristesse et l'effroi pйnйtrиrent mon вme; et, jusqu'а ce que je t'aie vu mariйe, je n'ai pas eu moment de pure joie. Tu connus ma douleur, tu la sentis. Elle a beaucoup fait sur ton bon coeur; et je ne cesserai de bйnir ces heureuses larmes qui sont peut-кtre la cause de ton retour au bien.

Voilа comment s'est passй tout le temps que j'ai vйcu avec mon mari. Juge si, depuis que Dieu me l'a фtй, je pourrais espйrer d'en retrouver un autre qui fыt autant selon mon coeur, et si je suis tentйe de le chercher. Non, cousine, le mariage est un йtat trop grave; sa dignitй ne va point avec mon humeur; elle m'attriste et me sied mal, sans compter que toute gкne m'est insupportable. Pense, toi qui me connais, ce que peut кtre а mes yeux un lien dans lequel je n'ai pas ri durant sept ans sept petites fois а mon aise. Je ne veux pas faire comme toi la matrone а vingt-huit ans. Je me trouve une petite veuve assez piquante, assez mariable encore; et je crois que, si j'йtais homme, je m'accommoderais assez de moi. Mais me remarier, cousine! Ecoute: je pleure bien sincиrement mon pauvre mari; j'aurais donnй la moitiй de ma vie pour passer l'autre avec lui; et pourtant, s'il pouvait revenir, je ne le reprendrais, je crois, lui-mкme, que parce que je l'avais dйjа pris.

Je viens de t'exposer mes vйritables intentions. Si je n'ai pu les exйcuter encore malgrй les soins de M. de Wolmar, c'est que les difficultйs semblent croоtre avec mon zиle а les surmonter. Mais mon zиle sera le plus fort, et avant que l'йtй se passe j'espиre me rйunir а toi pour le reste de nos jours.

Il reste а me justifier du reproche de te cacher mes peines et d'aimer а pleurer loin de toi: je ne le nie pas, c'est а quoi j'emploie ici le meilleur temps que j'y passe. Je n'entre jamais dans ma maison sans y retrouver des vestiges de celui qui me la rendait chиre. Je n'y fais pas un pas, je n'y fixe pas un objet, sans apercevoir quelque signe de sa tendresse et de la bontй de son coeur; voudrais-tu que le mien n'en fыt pas йmu? Quand je suis ici, je ne sens que la perte que j'ai faite; quand je suis prиs de toi, je ne vois que ce qui m'est restй. Peux-tu me faire un crime de ton pouvoir sur mon humeur? Si je pleure en ton absence et si je ris prиs de toi, d'oщ vient cette diffйrence? Petite ingrate! c'est que tu me consoles de tout, et que je ne sais plus m'affliger de rien quand je te possиde.

Tu as dit bien des choses en faveur de notre ancienne amitiй; mais je ne te pardonne pas d'oublier celle qui me fait le plus d'honneur; c'est de te chйrir quoique tu m'йclipses. Ma Julie, tu es faite pour rйgner. Ton empire est le plus absolu que je connaisse: il s'йtend jusque sur les volontйs, et je l'йprouve plus que personne. Comment cela se fait-il, cousine? Nous aimons toutes deux la vertu; l'honnкtetй nous est йgalement chиre; nos talents sont les mкmes; j'ai presque autant d'esprit que toi, et ne suis guиre moins jolie. Je sais fort bien tout cela; et malgrй tout cela tu m'en imposes, tu me subjugues, tu m'atterres, ton gйnie йcrase le mien, et je ne suis rien devant toi. Lors mкme que tu vivais dans des liaisons que tu te reprochais, et que, n'ayant point imitй ta faute, j'aurais dы prendre l'ascendant а mon tour, il ne te demeurait pas moins. Ta faiblesse, que je blвmais, me semblait presque une vertu; je ne pouvais m'empкcher d'admirer en toi ce que j'aurais repris dans une autre. Enfin, dans ce temps-lа mкme, je ne t'abordais point sans un certain mouvement de respect involontaire; et il est sыr que toute ta douceur, toute la familiaritй de ton commerce йtait nйcessaire pour me rendre ton amie: naturellement je devais кtre ta servante. Explique, si tu peux, cette йnigme; quant а moi, je n'y entends rien.

Mais si fait pourtant, je l'entends un peu, et je crois mкme l'avoir autrefois expliquйe; c'est que ton coeur vivifie tous ceux qui l'environnent, et leur donne pour ainsi dire un nouvel кtre dont ils sont forcйs de lui faire hommage, puisqu'ils ne l'auraient point eu sans lui. Je t'ai rendu d'importants services, j'en conviens: tu m'en fais souvenir si souvent, qu'il n'y a pas moyen de l'oublier. Je ne le nie point, sans moi tu йtais perdue. Mais qu'ai-je fait que te rendre ce que j'avais reзu de toi? Est-il possible de te voir longtemps, sans se sentir pйnйtrer l'вme des charmes de la vertu et des douceurs de l'amitiй? Ne sais-tu pas que tout ce qui t'approche est par toi-mкme armй pour ta dйfense, et que je n'ai par-dessus les autres que l'avantage des gardes de Sйsostris, d'кtre de ton вge et de ton sexe, et d'avoir йtй йlevйe avec toi? Quoi qu'il en soit, Claire se console de valoir moins que Julie, en ce que sans Julie elle vaudrait bien moins encore; et puis, а te dire la vйritй, je crois que nous avions grand besoin l'une de l'autre, et que chacune des deux y perdrait beaucoup si le sort nous eыt sйparйes.

Ce qui me fвche le plus dans les affaires qui me retiennent encore ici, c'est le risque de ton secret toujours prкt а s'йchapper de ta bouche. Considиre, je t'en conjure, que ce qui te porte а le garder est une raison forte et solide, et que ce qui te porte а le rйvйler n'est qu'un sentiment aveugle. Nos soupзons mкme, que ce secret n'en est plus un pour celui qu'il intйresse, nous sont une raison de plus pour ne le lui dйclarer qu'avec la plus grande circonspection. Peut-кtre la rйserve de ton mari est-elle un exemple et une leзon pour nous; car en de pareilles matiиres il y a souvent une grande diffйrence entre ce qu'on feint d'ignorer et ce qu'on est forcй de savoir. Attends donc, je l'exige, que nous en dйlibйrions encore une fois. Si tes pressentiments йtaient fondйs et que ton dйplorable ami ne fыt plus, le meilleur parti qui resterait а prendre serait de laisser son histoire et tes malheurs ensevelis avec lui. S'il vit, comme je l'espиre, le cas peut devenir diffйrent; mais encore faut-il que ce cas se prйsente. En tout йtat de cause, crois-tu ne devoir aucun йgard aux derniers conseils d'un infortunй dont tous les maux sont ton ouvrage?

A l'йgard des dangers de la solitude, je conзois et j'approuve tes alarmes, quoique je les sache trиs mal fondйes. Tes fautes passйes te rendent craintive; j'en augure d'autant mieux du prйsent, et tu le serais bien moins s'il te restait plus de sujet de l'кtre. Mais je ne puis te passer ton effroi sur le sort de notre pauvre ami. A prйsent que tes affections ont changй d'espиce, crois qu'il ne m'est pas moins cher qu'а toi. Cependant j'ai des pressentiments tout contraires aux tiens, et mieux d'accord avec la raison. Milord Edouard a reзu deux fois de ses nouvelles, et m'a йcrit а la seconde qu'il йtait dans la mer du Sud, ayant dйjа passй les dangers dont tu parles. Tu sais cela aussi bien que moi, et tu t'affliges comme si tu n'en savais rien. Mais ce que tu ne sais pas et qu'il faut t'apprendre, c'est que le vaisseau sur lequel il est a йtй vu, il y a deux mois, а la hauteur des Canaries, faisant voile en Europe. Voilа ce qu'on йcrit de Hollande а mon pиre et dont il n'a pas manquй de me faire part, selon sa coutume de m'instruire des affaires publiques beaucoup plus exactement que des siennes. Le coeur me dit а moi que nous ne serons pas longtemps sans recevoir des nouvelles de notre philosophe, et que tu en seras pour tes larmes, а moins qu'aprиs l'avoir pleurй mort tu ne pleures de ce qu'il est en vie. Mais Dieu merci, tu n'en es plus lа.

Deb! fosse or qui quel miser pur un poco,

Ch'й giа di piangere e di viver lasso la!

Voilа ce que j'avais а te rйpondre. Celle qui t'aime t'offre et partage la douce espйrance d'une йternelle rйunion. Tu vois que tu n'en as formй le projet ni seule ni la premiиre, et que l'exйcution en est plus avancйe que tu ne pensais. Prends donc patience encore cet йtй, ma douce amie; il vaut mieux tarder а se rejoindre que d'avoir encore а se sйparer.

Eh bien! belle madame, ai-je tenu parole, et mon triomphe est-il complet? Allons, qu'on se jette а genoux, qu'on baise avec respect cette lettre, et qu'on reconnaisse humblement qu'au moins une fois en la vie Julie de Wolmar a йtй vaincue en amitiй.

 

Lettre III. A madame d'Orbe

Ma cousine, ma bienfaitrice, mon amie, j'arrive des extrйmitйs de la terre, et j'en rapporte un coeur tout plein de vous. J'ai passй quatre fois la ligne; j'ai parcouru les deux hйmisphиres; j'ai vu les quatre parties du monde; j'en ai mis le diamиtre entre nous; j'ai fait le tour entier du globe, et n'ai pu vous йchapper un moment. On a beau fuir ce qui nous est cher, son image, plus vite que la mer et les vents, nous suit au bout de l'univers; et partout oщ l'on se porte, avec soi l'on y porte ce qui nous fait vivre. J'ai beaucoup souffert; j'ai vu souffrir davantage. Que d'infortunйs j'ai vus mourir! Hйlas! ils mettaient un si grand prix а la vie! et moi je leur ai survйcu!...

Peut-кtre йtais-je en effet moins а plaindre; les misиres de mes compagnons m'йtaient plus sensibles que les miennes; je les voyais tout entiers а leurs peines; ils devaient souffrir plus que moi. Je me disais: "Je suis mal ici, mais il est un coin sur la terre oщ je suis heureux et paisible", et je me dйdommageais au bord du lac de Genиve de ce que j'endurais sur l'Ocйan. J'ai le bonheur en arrivant de voir confirmer mes espйrances; milord Edouard m'apprend que vous jouissez toutes deux de la paix et de la santй et que, si vous en particulier avez perdu le doux titre d'йpouse, il vous reste ceux d'amie et de mиre, qui doivent suffire а votre bonheur.

Je suis trop pressй de vous envoyer cette lettre, pour vous faire а prйsent un dйtail de mon voyage; j'ose espйrer d'en avoir bientфt une occasion plus commode. Je me contente ici de vous en donner une lйgиre idйe, plus pour exciter que pour satisfaire votre curiositй. J'ai mis prиs de quatre ans au trajet immense dont je viens de vous parler, et suis revenu dans le mкme vaisseau sur lequel j'йtais parti, le seul que le commandant ait ramenй de son escadre.

J'ai vu d'abord l'Amйrique mйridionale, ce vaste continent que le manque de fer a soumis aux Europйens, et dont ils ont fait un dйsert pour s'en assurer l'empire. J'ai vu les cфtes du Brйsil, oщ Lisbonne et Londres puisent leurs trйsors et dont les peuples misйrables foulent aux pieds l'or et les diamants sans oser y porter la main. J'ai traversй paisiblement les mers orageuses qui sont sous le cercle antarctique; j'ai trouvй dans la mer Pacifique les plus effroyables tempкtes.

E in mar dubbioso sotto ignoto polo

Provai l'onde fallaci, e'l vento infido.

J'ai vu de loin le sйjour de ces prйtendus gйants qui ne sont grands qu'en courage, et dont l'indйpendance est plus assurйe par une vie simple et frugale que par une haute stature. J'ai sйjournй trois mois dans une оle dйserte et dйlicieuse, douce et touchante image de l'antique beautй de la nature, et qui semble кtre confinйe au bout du monde pour y servir d'asile а l'innocence et а l'amour persйcutйs; mais l'avide Europйen suit son humeur farouche en empкchant l'Indien paisible de l'habiter, et se rend justice en ne l'habitant pas lui-mкme.

J'ai vu sur les rives du Mexique et du Pйrou le mкme spectacle que dans le Brйsil: j'en ai vu les rares et infortunйs habitants, tristes restes de deux puissants peuples, accablйs de fers, d'opprobre et de misиres au milieu de leurs riches mйtaux, reprocher au ciel en pleurant les trйsors qu'il leur a prodiguйs. J'ai vu l'incendie affreux d'une ville entiиre sans rйsistance et sans dйfenseurs. Tel est le droit de la guerre parmi les peuples savants, humains et polis de l'Europe; on ne se borne pas а faire а son ennemi tout le mal dont on peut tirer du profit: mais on compte pour un profit tout le mal qu'on peut lui faire а pure perte. J'ai cфtoyй presque toute la partie occidentale de l'Amйrique, non sans кtre frappй d'admiration en voyant quinze cents lieues de cфte et la plus grande mer du monde sous l'empire d'une seule puissance qui tient pour ainsi dire en sa main les clefs d'un hйmisphиre du globe.

Aprиs avoir traversй la grande mer, j'ai trouvй dans l'autre continent un nouveau spectacle. J'ai vu la plus nombreuse et la plus illustre nation de l'univers soumise а une poignйe de brigands; j'ai vu de prиs ce peuple cйlиbre, et n'ai plus йtй surpris de le trouver esclave. Autant de fois conquis qu'attaquй, il fut toujours en proie au premier venu et le sera jusqu'а la fin des siиcles. Je l'ai trouvй digne de son sort, n'ayant pas mкme le courage d'en gйmir. Lettrй, lвche, hypocrite et charlatan; parlant beaucoup sans rien dire, plein d'esprit sans aucun gйnie, abondant en signes et stйrile en idйes; poli, complimenteur, adroit, fourbe et fripon; qui met tous les devoirs en йtiquettes, toute la morale en simagrйes, et ne connaоt d'autre humanitй que les salutations et les rйvйrences. J'ai surgi dans une seconde оle dйserte, plus inconnue, plus charmante encore que la premiиre, et oщ le plus cruel accident faillit а nous confiner pour jamais. Je fus le seul peut-кtre qu'un exil si doux n'йpouvanta point. Ne suis-je pas dйsormais partout en exil? J'ai vu dans ce lieu de dйlices et d'effroi ce que peut tenter l'industrie humaine pour tirer l'homme civilisй d'une solitude oщ rien ne lui manque, et le replonger dans un gouffre de nouveaux besoins.

J'ai vu dans le vaste Ocйan, oщ il devrait кtre si doux а des hommes d'en rencontrer d'autres, deux grands vaisseaux se chercher, se trouver, s'attaquer, se battre avec fureur, comme si cet espace immense eыt йtй trop petit pour chacun d'eux. Je les ai vus vomir l'un contre l'autre le fer et les flammes. Dans un combat assez court, j'ai vu l'image de l'enfer; j'ai entendu les cris de joie des vainqueurs couvrir les plaintes des blessйs et les gйmissements des mourants. J'ai reзu en rougissant ma part d'un immense butin; je l'ai reзu, mais en dйpфt; et s'il fut pris sur des malheureux, c'est а des malheureux qu'il sera rendu.

J'ai vu l'Europe transportйe а l'extrйmitй de l'Afrique par les soins de ce peuple avare, patient et laborieux, qui a vaincu par le temps et la constance des difficultйs que tout l'hйroпsme des autres peuples n'a jamais pu surmonter. J'ai vu ces vastes et malheureuses contrйes qui ne semblent destinйes qu'а couvrir la terre de troupeaux d'esclaves. A leur vil aspect j'ai dйtournй les yeux de dйdain, d'horreur et de pitiй; et, voyant la quatriиme partie de mes semblables changйe en bкtes pour le service des autres, j'ai gйmi d'кtre homme.

Enfin j'ai vu dans mes compagnons de voyage un peuple intrйpide et fier, dont l'exemple et la libertй rйtablissaient а mes yeux l'honneur de mon espиce, pour lequel la douleur et la mort ne sont rien, et qui ne craint au monde que la faim et l'ennui. J'ai vu dans leur chef un capitaine, un soldat, un pilote, un sage, un grand homme, et, pour dire encore plus peut-кtre, le digne ami d'Edouard Bomston; mais ce que je n'ai point vu dans le monde entier, c'est quelqu'un qui ressemble а Claire d'Orbe, а Julie d'Etange, et qui puisse consoler de leur perte un coeur qui sut les aimer.

Comment vous parler de ma guйrison? C'est de vous que je dois apprendre а la connaоtre. Reviens-je plus libre et plus sage que je ne suis parti? J'ose le croire et ne puis l'affirmer. La mкme image rиgne toujours dans mon coeur; vous savez s'il est possible qu'elle s'en efface; mais son empire est plus digne d'elle et, si je ne me fais pas illusion, elle rиgne dans ce coeur infortunй comme dans le vфtre. Oui, ma cousine, il me semble que sa vertu m'a subjuguй, que je ne suis pour elle que le meilleur et le plus tendre ami qui fыt jamais, que je ne fais plus que l'adorer comme vous l'adorez vous-mкme; ou plutфt il me semble que mes sentiments ne se sont pas affaiblis, mais rectifiйs; et, avec quelque soin que je m'examine, je les trouve aussi purs que l'objet qui les inspire. Que puis-je vous dire de plus jusqu'а l'йpreuve qui peut m'apprendre а juger de moi? Je suis sincиre et vrai; je veux кtre ce que je dois кtre: mais comment rйpondre de mon coeur avec tant de raisons de m'en dйfier? Suis-je le maоtre du passй? Puis-je empкcher que mille feux ne m'aient autrefois dйvorй? Comment distinguerai-je par la seule imagination ce qui est de ce qui fut? Et comment me reprйsenterai-je amie celle que je ne vis jamais qu'amante? Quoi que vous pensiez peut-кtre du motif secret de mon empressement, il est honnкte et raisonnable; il mйrite que vous l'approuviez. Je rйponds d'avance au moins de mes intentions. Souffrez que je vous voie, et m'examinez vous-mкme; ou laissez-moi voir Julie, et je saurai ce que je suis.

Je dois accompagner milord Edouard en Italie. Je passerai prиs de vous! et je ne vous verrais point! Pensez-vous que cela se puisse? Eh! si vous aviez la barbarie de l'exiger, vous mйriteriez de n'кtre pas obйie. Mais pourquoi l'exigeriez-vous? N'кtes-vous pas cette mкme Claire, aussi bonne et compatissante que vertueuse et sage, qui daigna m'aimer dиs sa plus tendre jeunesse, et qui doit m'aimer bien plus encore aujourd'hui que je lui dois tout? Non, non, chиre et charmante amie, un si cruel refus ne serait ni de vous ni fait pour moi; il ne mettra point le comble а ma misиre. Encore une fois, encore une fois en ma vie, je dйposerai mon coeur а vos pieds. Je vous verrai, vous y consentirez. Je la verrai, elle y consentira. Vous connaissez trop bien toutes deux mon respect pour elle. Vous savez si je suis homme а m'offrir а ses yeux en me sentant indigne d'y paraоtre. Elle a dйplorй si longtemps l'ouvrage de ses charmes, ah! qu'elle voie une fois l'ouvrage de sa vertu!

P.-S. - Milord Edouard est retenu pour quelques temps encore ici par des affaires; s'il m'est permis de vous voir, pourquoi ne prendrais-je pas les devants pour кtre plus tфt auprиs de vous?

 

Lettre IV de M. de Wolmar

Quoique nous ne nous connaissions pas encore, je suis chargй de vous йcrire. La plus sage et la plus chйrie des femmes vient d'ouvrir son coeur а son heureux йpoux. Il vous croit digne d'avoir йtй aimй d'elle, et il vous offre sa maison. L'innocence et la paix y rиgnent; vous y trouverez l'amitiй, l'hospitalitй, l'estime, la confiance. Consultez votre coeur; et, s'il n'y a rien lа qui vous effraye, venez sans crainte. Vous ne partirez point d'ici sans y laisser un ami.

Wolmar.

P.-S. - Venez, mon ami; nous vous attendons avec empressement. Je n'aurai pas la douleur que vous nous deviez un refus.

Julie.

 

Lettre V de Madame d'Orbe

Et dans laquelle йtait incluse la prйcйdente.

Bien arrivй! cent fois le bien arrivй, cher Saint-Preux! car je prйtends que ce nom vous demeure, au moins dans notre sociйtй. C'est, je crois, vous dire assez qu'on n'entend pas vous en exclure, а moins que cette exclusion ne vienne de vous. En voyant par la lettre ci-jointe que j'ai fait plus que vous ne me demandiez, apprenez а prendre un peu plus de confiance en vos amis, et а ne plus reprocher а leur coeur des chagrins qu'ils partagent quand la raison les force а vous en donner. M. de Wolmar veut vous voir; il vous offre sa maison, son amitiй, ses conseils: il n'en fallait pas tant pour calmer toutes mes craintes sur votre voyage, et je m'offenserais moi-mкme si je pouvais un moment me dйfier de vous. Il fait plus, il prйtend vous guйrir, et dit que ni Julie, ni lui, ni vous, ni moi, ne pouvons кtre parfaitement heureux sans cela. Quoique j'attende beaucoup de sa sagesse, et plus de votre vertu, j'ignore quel sera le succиs de cette entreprise. Ce que je sais bien, c'est qu'avec la femme qu'il a, le soin qu'il veut prendre est une pure gйnйrositй pour vous.

Venez donc, mon aimable ami, dans la sйcuritй d'un coeur honnкte, satisfaire l'empressement que nous avons tous de vous embrasser et de vous voir paisible et content; venez dans votre pays et parmi vos amis vous dйlasser de vos voyages et oublier tous les maux que vous avez soufferts. La derniиre fois que vous me vоtes, j'йtais une grave matrone, et mon amie йtait а l'extrйmitй; mais а prйsent qu'elle se porte bien, et que je suis redevenue fille, me voilа tout aussi folle et presque aussi jolie qu'avant mon mariage. Ce qu'il y a du moins de bien sыr, c'est que je n'ai point changй pour vous, et que vous feriez bien des fois le tour du monde avant d'y trouver quelqu'un qui vous aimвt comme moi.

 

Lettre VI а milord Edouard

Je me lиve au milieu de la nuit pour vous йcrire. Je ne saurais trouver un moment de repos. Mon coeur agitй, transportй, ne peut se contenir au dedans de moi; il a besoin de s'йpancher. Vous qui l'avez si souvent garanti du dйsespoir, soyez le cher dйpositaire des premiers plaisirs qu'il ait goыtйs depuis si longtemps.

Je l'ai vue, milord! mes yeux l'ont vue! J'ai entendu sa voix; ses mains ont touchй les miennes; elle m'a reconnu; elle a marquй de la joie а me voir; elle m'a appelй son ami, son cher ami; elle m'a reзu dans sa maison; plus heureux que je ne fus de ma vie, je loge avec elle sous un mкme toit, et maintenant que je vous йcris je suis а trente pas d'elle.

Mes idйes sont trop vives pour se succйder; elles se prйsentent toutes ensemble; elles se nuisent mutuellement. Je vais m'arrкter et reprendre haleine pour tвcher de mettre quelque ordre dans mon rйcit.

A peine aprиs une si longue absence m'йtais-je livrй prиs de vous aux premiers transports de mon coeur en embrassant mon ami, mon libйrateur et mon pиre, que vous songeвtes au voyage d'Italie. Vous me le fоtes dйsirer dans l'espoir de m'y soulager enfin du fardeau de mon inutilitй pour vous. Ne pouvant terminer sitфt les affaires qui vous retenaient а Londres, vous me proposвtes de partir le premier pour avoir plus de temps а vous attendre ici. Je demandai la permission d'y venir; je l'obtins, je partis; et, quoique Julie s'offrоt d'avance а mes regards, en songeant que j'allais m'approcher d'elle je sentis du regret а m'йloigner de vous. Milord, nous sommes quittes, ce seul sentiment vous a tout payй.

Il ne faut pas vous dire que, durant toute la route, je n'йtais occupй que de l'objet de mon voyage; mais une chose а remarquer, c'est que je commenзai de voir sous un autre point de vue ce mкme objet qui n'йtait jamais sorti de mon coeur. Jusque-lа je m'йtais toujours rappelй Julie brillante comme autrefois des charmes de sa premiиre jeunesse; j'avais toujours vu ses beaux yeux animйs du feu qu'elle m'inspirait; ses traits chйris n'offraient а mes regards que des garants de mon bonheur, son amour et le mien se mкlaient tellement avec sa figure, que je ne pouvais les en sйparer. Maintenant j'allais voir Julie mariйe, Julie mиre, Julie indiffйrente. Je m'inquiйtais des changements que huit ans d'intervalle avaient pu faire а sa beautй. Elle avait eu la petite vйrole; elle s'en trouvait changйe: а quel point le pouvait-elle кtre? Mon imagination me refusait opiniвtrement des taches sur ce charmant visage; et sitфt que j'en voyais un marquй de petite vйrole, ce n'йtait plus celui de Julie. Je pensais encore а l'entrevue que nous allions avoir, а la rйception qu'elle m'allait faire. Ce premier abord se prйsentait а mon esprit sous mille tableaux diffйrents, et ce moment qui devait passer si vite revenait pour moi mille fois le jour.

Quand j'aperзus la cime des monts, le coeur me battit fortement, en me disant: elle est lа. La mкme chose venait de m'arriver en mer а la vue des cфtes d'Europe. La mкme chose m'йtait arrivйe autrefois а Meillerie en dйcouvrant la maison du baron d'Etange. Le monde n'est jamais divisй pour moi qu'en deux rйgions: celle oщ elle est, et celle oщ elle n'est pas. La premiиre s'йtend quand je m'йloigne, et se resserre а mesure que j'approche, comme un lieu oщ je ne dois jamais arriver. Elle est а prйsent bornйe aux murs de sa chambre. Hйlas! ce lieu seul est habitй; tout le reste de l'univers est vide.

Plus j'approchais de la Suisse, plus je me sentais йmu. L'instant oщ des hauteurs du Jura je dйcouvris le lac de Genиve fut un instant d'extase et de ravissement. La vue de mon pays, de ce pays si chйri, oщ des torrents de plaisirs avaient inondй mon coeur; l'air des Alpes si salutaire et si pur; le doux air de la patrie, plus suave que les parfums de l'Orient; cette terre riche et fertile, ce paysage unique, le plus beau dont l'oeil humain fut jamais frappй; ce sйjour charmant auquel je n'avais rien trouvй d'йgal dans le tour du monde; l'aspect d'un peuple heureux et libre; la douceur de la saison, la sйrйnitй du climat; mille souvenirs dйlicieux qui rйveillaient tous les sentiments que j'avais goыtйs; tout cela me jetait dans des transports que je ne puis dйcrire, et semblait me rendre а la fois la jouissance de ma vie entiиre.

En descendant vers la cфte je sentis une impression nouvelle dont je n'avais aucune idйe; c'йtait un certain mouvement d'effroi qui me resserrait le coeur et me troublait malgrй moi. Cet effroi, dont je ne pouvais dйmкler la cause, croissait а mesure que j'approchais de la ville: il ralentissait mon empressement d'arriver, et fit enfin de tels progrиs, que je m'inquiйtais autant de ma diligence que j'avais fait jusque-lа de ma lenteur. En entrant а Vevai, la sensation que j'йprouvai ne fut rien moins qu'agrйable: je fus saisi d'une violente palpitation qui m'empкchait de respirer; je parlais d'une voix altйrйe et tremblante. J'eus peine а me faire entendre en demandant M. de Wolmar; car je n'osai jamais nommer sa femme. On me dit qu'il demeurait а Clarens. Cette nouvelle m'фta de dessus la poitrine un poids de cinq cents livres; et, prenant les deux lieues qui me restaient а faire pour un rйpit, je me rйjouis de ce qui m'eыt dйsolй dans un autre temps; mais j'appris avec un vrai chagrin que Mme d'Orbe йtait а Lausanne. J'entrai dans une auberge pour reprendre les forces qui me manquaient: il me fut impossible d'avaler un seul morceau; je suffoquais en buvant, et ne pouvais vider un verre qu'а plusieurs reprises. Ma terreur redoubla quand je vis mettre les chevaux pour repartir. Je crois que j'aurais donnй tout au monde pour voir briser une roue en chemin. Je ne voyais plus Julie; mon imagination troublйe ne me prйsentait que des objets confus; mon вme йtait dans un tumulte universel. Je connaissais la douleur et le dйsespoir; je les aurais prйfйrйs а cet horrible йtat. Enfin je puis dire n'avoir de ma vie йprouvй d'agitation plus cruelle que celle oщ je me trouvai durant ce court trajet, et je suis convaincu que je ne l'aurais pu supporter une journйe entiиre.

En arrivant, je fis arrкter а la grille; et, me sentant hors d'йtat de faire un pas, j'envoyai le postillon dire qu'un йtranger demandait а parler а M. de Wolmar. Il йtait а la promenade avec sa femme. On les avertit, et ils vinrent par un autre cфtй, tandis que, les yeux fichйs sur l'avenue, j'attendais dans des transes mortelles d'y voir paraоtre quelqu'un.

A peine Julie m'eut-elle aperзu qu'elle me reconnut. A l'instant, me voir, s'йcrier, courir, s'йlancer dans mes bras, ne fut pour elle qu'une mкme chose. A ce son de voix je me sens tressaillir; je me retourne, je la vois, je la sens. O milord! ф mon ami... je ne puis parler... Adieu crainte; adieu terreur, effroi, respect humain. Son regard, son cri, son geste, me rendent en un moment la confiance, le courage, et les forces. Je puise dans ses bras la chaleur et la vie; je pйtille de joie en la serrant dans les miens. Un transport sacrй nous tient dans un long silence йtroitement embrassйs, et ce n'est qu'aprиs un si doux saisissement que nos voix commencent а se confondre et nos yeux а mкler leurs pleurs. M. de Wolmar йtait lа; je le savais, je le voyais, mais qu'aurais-je pu voir? Non, quand l'univers entier se fыt rйuni contre moi, quand l'appareil des tourments m'eыt environnй, je n'aurais pas dйrobй mon coeur а la moindre de ces caresses, tendres prйmices d'une amitiй pure et sainte que nous emporterons dans le ciel!

Cette premiиre impйtuositй suspendue, Mme de Wolmar me prit par la main, et, se retournant vers son mari, lui dit avec une certaine grвce d'innocence et de candeur dont je me sentis pйnйtrй: "Quoiqu'il soit mon ancien ami, je ne vous le prйsente pas, je le reзois de vous, et ce n'est qu'honorй de votre amitiй qu'il aura dйsormais la mienne. - Si les nouveaux amis ont moins d'ardeur que les anciens, me dit-il en m'embrassant, ils seront anciens а leur tour, et ne cйderont point aux autres." Je reзus ses embrassements, mais mon coeur venait de s'йpuiser, et je ne fis que les recevoir.

Aprиs cette courte scиne, j'observai du coin de l'oeil qu'on avait dйtachй ma malle et remisй ma chaise. Julie me prit sous le bras, et je m'avanзai avec eux vers la maison, presque oppressй d'aise de voir qu'on y prenait possession de moi.

Ce fut alors qu'en contemplant plus paisiblement ce visage adorй, que j'avais cru trouver enlaidi, je vis avec une surprise amиre et douce qu'elle йtait rйellement plus belle et plus brillante que jamais. Ses traits charmants se sont mieux formйs encore; elle a pris un peu plus d'embonpoint qui ne fait qu'ajouter а son йblouissante blancheur. La petite vйrole n'a laissй sur ses joues que quelques lйgиres traces presque imperceptibles. Au lieu de cette pudeur souffrante qui lui faisait autrefois sans cesse baisser les yeux, on voit la sйcuritй de la vertu s'allier dans son chaste regard а la douceur et а la sensibilitй; sa contenance, non moins modeste, est moins timide; un air plus libre et des grвces plus franches ont succйdй а ces maniиres contraintes, mкlйes de tendresse et de honte; et si le sentiment de sa faute la rendait alors plus touchante, celui de sa puretй la rend aujourd'hui plus cйleste.

A peine йtions-nous dans le salon qu'elle disparut, et rentra le moment d'aprиs. Elle n'йtait pas seule. Qui pensez-vous qu'elle amenait avec elle? Milord, c'йtaient ses enfants! ses deux enfants plus beaux que le jour, et portant dйjа sur leur physionomie enfantine le charme et l'attrait de leur mиre! Que devins-je а cet aspect? Cela ne peut ni se dire ni se comprendre; il faut le sentir. Mille mouvements contraires m'assaillirent а la fois; mille cruels et dйlicieux souvenirs vinrent partager mon coeur. O spectacle! ф regrets! Je me sentais dйchirer de douleur et transporter de joie. Je voyais, pour ainsi dire, multiplier celle qui me fut si chиre. Hйlas! je voyais au mкme instant la trop vive preuve qu'elle ne m'йtait plus rien, et mes pertes semblaient se multiplier avec elle.

Elle me les amena par la main. "Tenez, me dit-elle d'un ton qui me perзa l'вme, voilа les enfants de votre amie: ils seront vos amis un jour; soyez le leur dиs aujourd'hui." Aussitфt ces deux petites crйatures s'empressиrent autour de moi, me prirent les mains, et m'accablant de leurs innocentes caresses, tournиrent vers l'attendrissement toute mon йmotion. Je les pris dans mes bras l'un et l'autre; et les pressant contre ce coeur agitй: "Chers et aimables enfants, dis-je avec un soupir, vous avez а remplir une grande tвche. Puissiez-vous ressembler а ceux de qui vous tenez la vie; puissiez-vous imiter leurs vertus, et faire un jour par les vфtres la consolation de leurs amis infortunйs!" Mme de Wolmar enchantйe me sauta au cou une seconde fois, et semblait me vouloir payer par ses caresses de celles que je faisais а ses deux fils. Mais quelle diffйrence du premier embrassement а celui-lа! Je l'йprouvai avec surprise. C'йtait une mиre de famille que j'embrassais; je la voyais environnйe de son йpoux et des ses enfants; ce cortиge m'en imposait. Je trouvais sur son visage un air de dignitй qui ne m'avait pas frappй d'abord; je me sentais forcй de lui porter une nouvelle sorte de respect; sa familiaritй m'йtait presque а charge; quelque belle qu'elle me parыt, j'aurais baisй le bord de sa robe de meilleur coeur que sa joue: dиs cet instant, en un mot, je connus qu'elle ou moi n'йtions plus les mкmes, et je commenзai tout de bon а bien augurer de moi.

M. de Wolmar, me prenant par la main, me conduisit ensuite au logement qui m'йtait destinй. "Voilа, me dit-il en y entrant, votre appartement: il n'est point celui d'un йtranger; il ne sera plus celui d'un autre; et dйsormais il restera vide ou occupй par vous." Jugez si ce compliment me fut agrйable; mais je ne le mйritais pas encore assez pour l'йcouter sans confusion. M. de Wolmar me sauva l'embarras d'une rйponse. Il m'invita а faire un tour de jardin. Lа, il fit si bien que je me trouvai plus а mon aise; et, prenant le ton d'un homme instruit de mes anciennes erreurs, mais plein de confiance dans ma droiture, il me parla comme un pиre а son enfant, et me mit а force d'estime dans l'impossibilitй de la dйmentir. Non, milord, il ne s'est pas trompй; je n'oublierai point que j'ai la sienne et la vфtre а justifier. Mais pourquoi faut-il que mon coeur se resserre а ses bienfaits? Pourquoi faut-il qu'un homme que je dois aimer soit le mari de Julie?

Cette journйe semblait destinйe а tous les genres d'йpreuves que je pouvais subir. Revenus auprиs de Mme de Wolmar, son mari fut appelй pour quelque ordre а donner; et je restai seul avec elle.

Je me trouvai alors dans un nouvel embarras, le plus pйnible et le moins prйvu de tous. Que lui dire? comment dйbuter? Oserais-je rappeler nos anciennes liaisons et des temps si prйsents а ma mйmoire? Laisserais-je penser que je les eusse oubliйs ou que je ne m'en souciasse plus? Quel supplice de traiter en йtrangиre celle qu'on porte au fond de son coeur! Quelle infamie d'abuser de l'hospitalitй pour lui tenir des discours qu'elle ne doit plus entendre! Dans ces perplexitйs je perdais toute contenance; le feu me montait au visage; je n'osais ni parler, ni lever les yeux, ni faire le moindre geste; et je crois que je serais restй dans cet йtat violent jusqu'au retour de son mari, si elle ne m'en eыt tirй. Pour elle, il ne parut pas que ce tкte-а-tкte l'eыt gкnйe en rien. Elle conserva le mкme maintien et les mкmes maniиres qu'elle avait auparavant, elle continua de me parler sur le mкme ton; seulement je crus voir qu'elle essayait d'y mettre encore plus de gaietй et de libertй, jointe а un regard, non timide et tendre, mais doux et affectueux, comme pour m'encourager а me rassurer et а sortir d'une contrainte qu'elle ne pouvait manquer d'apercevoir.

Elle me parla de mes longs voyages: elle voulait en savoir les dйtails, ceux surtout des dangers que j'avais courus, des maux que j'avais endurйs; car elle n'ignorait pas, disait-elle que son amitiй m'en devait le dйdommagement. "Ah! Julie, lui dis-je avec tristesse, il n'y a qu'un moment que je suis avec vous; voulez-vous dйjа me renvoyer aux Indes? - Non pas, dit-elle en riant, mais j'y veux aller а mon tour."

Je lui dis que je vous avais donnй une relation de mon voyage, dont je lui apportais une copie. Alors, elle me demanda de vos nouvelles avec empressement. Je lui parlai de vous, et ne pus le faire sans lui retracer les peines que j'avais souffertes et celles que je vous avais donnйes. Elle en fut touchйe; elle commenзa d'un ton plus sйrieux а entrer dans sa propre justification, et а me montrer qu'elle avait dы faire tout ce qu'elle avait fait. M. de Wolmar rentra au milieu de son discours; et ce qui me confondit, c'est qu'elle le continua en sa prйsence exactement comme s'il n'y eыt pas йtй. Il ne put s'empкcher de sourire en dйmкlant mon йtonnement. Aprиs qu'elle eut fini, il me dit: "Vous voyez un exemple de la franchise qui rиgne ici. Si vous voulez sincиrement кtre vertueux, apprenez а l'imiter: c'est la seule priиre et la seule leзon que j'aie а vous faire. Le premier pas vers le vice est de mettre du mystиre aux actions innocentes; et quiconque aime а se cacher a tфt ou tard raison de se cacher. Un seul prйcepte de morale peut tenir lieu de tous les autres, c'est celui-ci: ne fais ni ne dis jamais rien que tu ne veuilles que tout le monde voie et entende; et, pour moi, j'ai toujours regardй comme le plus estimable des hommes ce Romain qui voulait que sa maison fыt construite de maniиre qu'on vоt tout ce qui s'y faisait.

J'ai, continua-t-il, deux partis а vous proposer: choisissez librement celui qui vous conviendra le mieux, mais choisissez l'un ou l'autre." Alors, prenant la main de sa femme et la mienne, il me dit en la serrant: "Notre amitiй commence; en voici le cher lien; qu'elle soit indissoluble. Embrassez votre soeur et votre amie; traitez-la toujours comme telle; plus vous serez familier avec elle, mieux je penserai de vous. Mais vivez dans le tкte-а-tкte comme si j'йtais prйsent, ou devant moi comme si je n'y йtais pas: voilа tout ce que je vous demande. Si vous prйfйrez le dernier parti, vous le pouvez sans inquiйtude; car, comme je me rйserve le droit de vous avertir de tout ce qui me dйplaira, tant que je ne dirai rien vous serez sыr de ne m'avoir point dйplu."

Il y avait deux heures que ce discours m'aurait fort embarrassй; mais M. de Wolmar commenзait а prendre une si grande autoritй sur moi, que j'y йtais dйjа presque accoutumй. Nous recommenзвmes а causer paisiblement tous trois, et chaque fois que je parlais а Julie je ne manquais point de l'appeler Madame. "Parlez-moi franchement, dit enfin son mari en m'interrompant; dans l'entretien de tout а l'heure disiez-vous Madame? - Non dis-je un peu dйconcertй; mais la biensйance... - La biensйance, reprit-il, n'est que le masque du vice; oщ la vertu rиgne elle est inutile! je n'en veux point. Appelez ma femme Julie en ma prйsence, ou Madame en particulier, cela m'est indiffйrent." Je commenзai de connaоtre alors а quel homme j'avais affaire, et je rйsolus bien de tenir toujours mon coeur en йtat d'кtre vu de lui.

Mon corps, йpuisй de fatigue, avait grand besoin de nourriture, et mon esprit de repos; je trouvai l'un et l'autre а table. Aprиs tant d'annйes d'absence et de douleurs, aprиs de si longues courses, je me disais dans une sorte de ravissement: "Je suis avec Julie, je la vois, je lui parle; je suis а table avec elle, elle me voit sans inquiйtude, elle me reзoit sans crainte, rien ne trouble le plaisir que nous avons d'кtre ensemble. Douce et prйcieuse innocence, je n'avais point goыtй tes charmes, et ce n'est que d'aujourd'hui que je commence d'exister sans souffrir!"

Le soir, en me retirant, je passai devant la chambre des maоtres de la maison; je les y vis entrer ensemble: je gagnai tristement la mienne, et ce moment ne fut pas pour moi le plus agrйable de la journйe.

Voilа, milord, comment s'est passйe cette premiиre entrevue, dйsirйe si passionnйment et si cruellement redoutйe. J'ai tвchй de me recueillir depuis que je suis seul, je me suis efforcй de sonder mon coeur; mais l'agitation de la journйe prйcйdente s'y prolonge encore, et il m'est impossible de juger si tфt de mon vйritable йtat. Tout ce que je sais trиs certainement, c'est que si mes sentiments pour elle n'ont pas changй d'espиce, ils ont au moins bien changй de forme; que j'aspire toujours а voir un tiers entre nous, et que je crains autant le tкte-а-tкte que je le dйsirais autrefois.

Je compte aller dans deux ou trois jours а Lausanne. Je n'ai vu Julie encore qu'а demi quand je n'ai pas vu sa cousine, cette aimable et chиre amie а qui je dois tant, qui partagera sans cesse avec vous mon amitiй, mes soins, ma reconnaissance, et tous les sentiments dont mon coeur est restй le maоtre. A mon retour, je ne tarderai pas а vous en dire davantage. J'ai besoin de vos avis, et je veux m'observer de prиs. Je sais mon devoir et le remplirai. Quelque doux qu'il me soit d'habiter cette maison, je l'ai rйsolu, je le jure: si je m'aperзois jamais que je m'y plais trop, j'en sortirai dans l'instant.

 

Lettre VII de Madame de Wolmar а Madame d'Orbe

Si tu nous avais accordй le dйlai que nous te demandions, tu aurais eu le plaisir avant ton dйpart d'embrasser ton protйgй. Il arriva avant-hier et voulait t'aller voir aujourd'hui; mais une espиce de courbature, fruit de la fatigue et du voyage, le retient dans sa chambre, et il a йtй saignй ce matin. D'ailleurs, j'avais bien rйsolu, pour te punir, de ne le pas laisser partir sitфt; et tu n'as qu'а le venir voir ici, ou je promets que tu ne le verras de longtemps. Vraiment cela serait bien imaginй qu'il vоt sйparйment les insйparables!

En vйritй, ma cousine, je ne sais quelles vaines terreurs m'avaient fascinй l'esprit sur ce voyage, et j'ai honte de m'y кtre opposйe avec tant d'obstination. Plus je craignais de le revoir, plus je serais fвchйe aujourd'hui de ne l'avoir pas vu; car sa prйsence a dйtruit des craintes qui m'inquiйtaient encore, et qui pouvaient devenir lйgitimes а force de m'occuper de lui. Loin que l'attachement que je sens pour lui m'effraye, je crois que s'il m'йtait moins cher je me dйfierais plus de moi; mais je l'aime aussi tendrement que jamais, sans l'aimer de la mкme maniиre. C'est de la comparaison de ce que j'йprouve а sa vue, et de ce que j'йprouvais jadis que je tire la sйcuritй de mon йtat prйsent; et dans des sentiments si divers la diffйrence se fait sentir а proportion de leur vivacitй.

Quant а lui, quoique je l'aie reconnu du premier instant, je l'ai trouvй fort changй; et, ce qu'autrefois je n'aurais guиre imaginй possible, а bien des йgards il me paraоt changй en mieux. Le premier jour il donna quelques signes d'embarras, et j'eus moi-mкme bien de la peine а lui cacher le mien; mais il ne tarda pas а prendre le ton ferme et l'air ouvert qui convient а son caractиre. Je l'avais toujours vu timide et craintif; la frayeur de me dйplaire, et peut-кtre la secrиte honte d'un rфle peu digne d'un honnкte homme, lui donnaient devant moi je ne sais quelle contenance servile et basse dont tu t'es plus d'une fois moquйe avec raison. Au lieu de la soumission d'un esclave, il a maintenant le respect d'un ami qui honorer ce qu'il estime; il tient avec assurance des propos honnкtes; il n'a pas peur que ses maximes de vertu contrarient ses intйrкts; il ne craint ni de se faire tort, ni de me faire affront, en louant les choses louables; et l'on sent dans tout ce qu'il dit la confiance d'un homme droit et sыr de lui-mкme, qui tire de son propre coeur l'approbation qu'il ne cherchait autrefois que dans mes regards. Je trouve aussi que l'usage du monde et l'expйrience lui ont фtй ce ton dogmatique et tranchant qu'on prend dans le cabinet; qu'il est moins prompt а juger les hommes depuis qu'il en a beaucoup observй, moins pressй d'йtablir des propositions universelles depuis qu'il a tant vu d'exceptions, et qu'en gйnйral l'amour de la vйritй l'a guйri de l'esprit de systиme; de sorte qu'il est devenu moins brillant et plus raisonnable, et qu'on s'instruit beaucoup mieux avec lui depuis qu'il n'est plus si savant.

Sa figure est changйe aussi, et n'est pas moins bien; sa dйmarche est plus assurйe; sa contenance est plus libre, son port est plus fier: il a rapportй de ses campagnes un certain air martial qui lui sied d'autant mieux, que son geste, vif et prompt quand il s'anime, est d'ailleurs plus grave et plus posй qu'autrefois. C'est un marin dont l'attitude est flegmatique et froide, et le parler bouillant et impйtueux. A trente ans passйs son visage est celui de l'homme dans sa perfection, et joint au feu de la jeunesse la majestй de l'вge mыr. Son teint n'est pas reconnaissable; il est noir comme un More, et de plus fort marquй de la petite vйrole. Ma chиre, il te faut tout dire: ces marques me font quelque peine а regarder, et je me surprends souvent а les regarder malgrй moi.

Je crois m'apercevoir que, si je l'examine, il n'est pas moins attentif а m'examiner. Aprиs une si longue absence, il est naturel de se considйrer mutuellement avec une sorte de curiositй; mais si cette curiositй semble tenir de l'ancien empressement, quelle diffйrence dans la maniиre aussi bien que dans le motif! Si nos regards se rencontrent moins souvent, nous nous regardons avec plus de libertй. Il semble que nous ayons une convention tacite pour nous considйrer alternativement. Chacun sent, pour ainsi dire, quand c'est le tour de l'autre, et dйtourne les yeux а son tour. Peut-on revoir sans plaisir, quoique l'йmotion n'y soit plus, ce qu'on aima si tendrement autrefois, et qu'on aime si purement aujourd'hui? Qui sait si l'amour-propre ne cherche point а justifier les erreurs passйes? Qui sait si chacun des deux, quand la passion cesse de l'aveugler, n'aime point encore а se dire: "Je n'avais pas trop mal choisi?" Quoi qu'il en soit, je te le rйpиte sans honte, je conserve pour lui des sentiments trиs doux qui dureront autant que ma vie. Loin de me reprocher ces sentiments, je m'en applaudis; je rougirais de ne les avoir pas comme d'un vice de caractиre et de la marque d'un mauvais coeur. Quant а lui, j'ose croire qu'aprиs la vertu je suis ce qu'il aime le mieux au monde. Je sens qu'il s'honore de mon estime; je m'honore а mon tour de la sienne, et mйriterai de la conserver. Ah! si tu voyais avec quelle tendresse il caresse me enfants, si tu savais quel plaisir il prend а parler de toi, cousine, tu connaоtrais que je lui suis encore chиre.

Ce qui redouble ma confiance dans l'opinion que nous avons toutes deux de lui, c'est que M. de Wolmar la partage, et qu'il en pense par lui-mкme, depuis qu'il l'a vu, tout le bien que nous lui en avions dit. Il m'en a beaucoup parlй ces deux soirs, en se fйlicitant du parti qu'il a pris, et me faisant la guerre de ma rйsistance. "Non, me disait-il hier, nous ne laisserons point un si honnкte homme en doute sur lui-mкme; nous lui apprendrons а mieux compter sur sa vertu; et peut-кtre un jour jouirons-nous avec plus d'avantage que vous ne pensez du fruit des soins que nous allons prendre. Quant а prйsent, je commence dйjа par vous dire que son caractиre me plaоt, et que je l'estime surtout par un cфtй dont il ne se doute guиre, savoir la froideur qu'il a vis-а-vis de moi. Moins il me tйmoigne d'amitiй, plus il m'en inspire; je ne saurais vous dire combien je craignais d'en кtre caressй. C'йtait la premiиre йpreuve que je lui destinais. Il doit s'en prйsenter une seconde sur laquelle je l'observerai; aprиs quoi je ne l'observerai plus. - Pour celle-ci, lui dis-je, elle ne prouve autre chose que la franchise de son caractиre; car jamais il ne peut se rйsoudre autrefois а prendre un air soumis et complaisant avec mon pиre, quoiqu'il y eыt un si grand intйrкt et que je l'en eusse instamment priй. Je vis avec douleur qu'il s'фtait cette unique ressource, et ne pus lui savoir mauvais grй de ne pouvoir кtre faux en rien. - Le cas est bien diffйrent, reprit mon mari; il y a entre votre pиre et lui une antipathie naturelle fondйe sur l'opposition de leurs maximes. Quant а moi, qui n'ai ni systиmes ni prйjugйs, je suis sыr qu'il ne me hait point naturellement. Aucun homme ne me hait; un homme sans passion ne peut inspirer d'aversion а personne; mais je lui ai ravi son bien, il ne me le pardonnera pas sitфt. Il ne m'en aimera que plus tendrement, quand il sera parfaitement convaincu que le mal que je lui ai fait ne m'empкche pas de le voir de bon oeil. S'il me caressait а prйsent, il serait un fourbe; s'il ne me caressait jamais, il serait un monstre."

Voilа, ma Claire, а quoi nous en sommes; et je commence а croire que le ciel bйnira la droiture de nos coeurs et les intentions bienfaisantes de mon mari. Mais je suis bien bonne d'entrer dans tous ces dйtails: tu ne mйrites pas que j'aie tant de plaisir а m'entretenir avec toi: j'ai rйsolu de ne te plus rien dire; et si tu veux en savoir davantage, viens l'apprendre.

P.-S. - Il faut pourtant que je te dise encore ce qui vient de se passer au sujet de cette lettre. Tu sais avec quelle indulgence M. de Wolmar reзut l'aveu tardif que ce retour imprйvu me forзa de lui faire. Tu vis avec quelle douceur il sut essuyer mes pleurs et dissiper ma honte. Soit que je ne lui eusse rien appris, comme tu l'as assez raisonnablement conjecturй, soit qu'en effet il fыt touchй d'une dйmarche qui ne pouvait кtre dictйe que par le repentir, non seulement il a continuй de vivre avec moi comme auparavant, mais il semble avoir redoublй de soins, de confiance, d'estime, et vouloir me dйdommager а force d'йgards de la confusion que cet aveu m'a coыtй. Ma cousine, tu connais mon coeur; juge de l'impression qu'y fait une pareille conduite!

Sitфt que je le vis rйsolu а laisser venir notre ancien maоtre, je rйsolus de mon cфtй de prendre contre moi la meilleure prйcaution que je pusse employer; ce fut de choisir mon mari mкme pour mon confident, de n'avoir aucun entretien particulier qui ne lui fыt rapportй, et de n'йcrire aucune lettre qui ne lui fыt montrйe. Je m'imposai mкme d'йcrire chaque lettre comme s'il ne la devait point voir, et de la lui montrer ensuite. Tu trouveras un article dans celle-ci qui m'est venu de cette maniиre; et si je n'ai pu m'empкcher, en l'йcrivant, de songer qu'il le verrait, je me rends le tйmoignage que cela ne m'y a pas fait changer un mot: mais quand j'ai voulu lui porter ma lettre il s'est moquй de moi, et n'a pas eu la complaisance de la lire.

Je t'avoue que j'ai йtй un peu piquйe de ce refus, comme s'il s'йtait dйfiй de ma bonne foi. Ce mouvement ne lui a pas йchappй: le plus franc et le plus gйnйreux des hommes m'a bientфt rassurйe. "Avouez, m'a-t-il dit, que dans cette lettre vous avez moins parlй de moi qu'а l'ordinaire." J'en suis convenue. Etait-il sйant d'en beaucoup parler pour lui montrer ce que j'en aurais dit? "Eh bien! a-t-il repris en souriant, j'aime mieux que vous parliez de moi davantage et ne point savoir ce que vous en direz." Puis il a poursuivi d'un ton plus sйrieux: "Le mariage est un йtat trop austиre et trop grave pour supporter toutes les petites ouvertures de coeur qu'admet la tendre amitiй. Ce dernier lien tempиre quelquefois а propos l'extrкme sйvйritй de l'autre, et il est bon qu'une femme honnкte et sage puisse chercher auprиs d'une fidиle amie les consolations, les lumiиres et les conseils qu'elle n'oserait demander а son mari sur certaines matiиres. Quoique vous ne disiez jamais rien entre vous dont vous n'aimassiez а m'instruire, gardez-vous de vous en faire une loi, de peur que ce devoir ne devienne une gкne, et que vos confidences n'en soient moins douces en devenant plus йtendues. Croyez-moi, les йpanchements de l'amitiй se retiennent devant un tйmoin, quel qu'il soit. Il y a mille secrets que trois amis doivent savoir, et qu'ils ne peuvent se dire que deux а deux. Vous communiquez bien les mкmes choses а votre amie et а votre йpoux, mais non pas de la mкme maniиre; et si vous voulez tout confondre, il arrivera que vos lettres seront йcrites plus а moi qu'а elle, et que vous ne serez а votre aise ni avec l'un ni avec l'autre. C'est pour mon intйrкt autant que pour le vфtre que je vous parle ainsi. Ne voyez-vous pas que vous craignez dйjа la juste honte de me louer en ma prйsence? Pourquoi voulez-vous nous фter, а vous le plaisir de dire а votre amie combien votre mari vous est cher, а moi, celui de penser que dans vos plus secrets entretiens vous aimez а parler bien de lui? Julie! Julie! a-t-il ajoutй en me serrant la main et me regardant avec bontй, vous abaisserez-vous а des prйcautions si peu dignes de ce que vous кtes, et n'apprendrez-vous jamais а vous estimer votre prix?"

Ma chиre amie, j'aurais peine а dire comment s'y prend cet homme incomparable, mais je ne sais plus rougir de moi devant lui. Malgrй que j'en aie, il m'йlиve au-dessus de moi-mкme, et je sens qu'а force de confiance il m'apprend а la mйriter.

 

Lettre VIII. Rйponse

Comment! cousine, notre voyageur est arrivй, et je ne l'ai pas vu encore а mes pieds chargй des dйpouilles de l'Amйrique! Ce n'est pas lui, je t'en avertis, que j'accuse de ce dйlai, car je sais qu'il lui dure autant qu'а moi; mais je vois qu'il n'a pas aussi bien oubliй que tu dis son ancien mйtier d'esclave, et je me plains moins de sa nйgligence que de ta tyrannie. Je te trouve aussi fort bonne de vouloir qu'une prude grave et formaliste comme moi fasse les avances, et que, toute affaire cessante, je coure baiser un visage noir et crotu, qui a passй quatre fois sous le soleil et vu le pays des йpices. Mais tu me fais rire surtout quand tu te presses de gronder de peur que je ne gronde la premiиre. Je voudrais bien savoir de quoi tu te mкles. C'est mon mйtier de quereller, j'y prends plaisir, je m'en acquitte а merveille, et cela me va trиs bien; mais toi, tu y est gauche on ne peut davantage, et ce n'est point du tout ton fait. En revanche, si tu savais combien tu as de grвce а avoir tort, combien ton air confus et ton oeil suppliant te rendent charmante, au lieu de gronder tu passerais ta vie а demander pardon, sinon par devoir, au moins par coquetterie.

Quant а prйsent, demande-moi pardon de toutes maniиres. Le beau projet que celui de prendre son mari pour son confident, et l'obligeante prйcaution pour une aussi sainte amitiй que la nфtre! Amie injuste et femme pusillanime! а qui te fieras-tu de ta vertu sur la terre, si tu te dйfies de tes sentiments et des miens? Peux-tu, sans nous offenser toutes deux, craindre ton coeur et mon indulgence dans les noeuds sacrйs oщ tu vis? J'ai peine а comprendre comment la seule idйe d'admettre un tiers dans les secrets caquetages de deux femmes ne t'a pas rйvoltйe. Pour moi, j'aime fort а babiller а mon aise avec toi; mais si je savais que l'oeil d'un homme eыt jamais furetй mes lettres, je n'aurais plus de plaisir а t'йcrire; insensiblement la froideur s'introduirait entre nous avec la rйserve, et nous ne nous aimerions plus que comme deux autres femmes. Regarde а quoi nous exposait ta sotte dйfiance, si ton mari n'eыt йtй plus sage que toi.

Il a trиs prudemment fait de ne vouloir point lire ta lettre. Il en eыt peut-кtre йtй moins content que tu n'espйrais, et moins que je ne le suis moi-mкme, а qui l'йtat oщ je t'ai vue apprend а mieux juger de celui oщ je te vois. Tous ces sages contemplatifs, qui ont passй leur vie а l'йtude du coeur humain, en savent moins sur les vrais signes de l'amour que la plus bornйe des femmes sensibles. M. de Wolmar aurait d'abord remarquй que ta lettre entiиre est employйe а parler de notre ami, et n'aurait point vu l'apostille oщ tu n'en dis pas un mot. Si tu avais йcrit cette apostille, il y a dix ans, mon enfant, je ne sais comment tu aurais fait, mais l'ami y serait toujours rentrй par quelque coin, d'autant plus que le mari ne la devait point voir.

M. de Wolmar aurait encore observй l'attention que tu as mise а examiner son hфte, et le plaisir que tu prends а le dйcrire; mais il mangerait Aristote et Platon avant de savoir qu'on regarde son amant et qu'on ne l'examine pas. Tout examen exige un sang-froid qu'on n'a jamais en voyant ce qu'on aime.

Enfin il s'imaginerait que tous ces changements que tu as observйs seraient йchappйs а une autre; et moi j'ai bien peur au contraire d'en trouver qui te seront йchappйs. Quelque diffйrent que ton hфte soit de ce qu'il йtait, il changerait davantage encore, que, si ton coeur n'avait point changй, tu le verrais toujours le mкme. Quoi qu'il en soit, tu dйtournes les yeux quand il te regarde: c'est encore un fort bon signe. Tu les dйtournes, cousine? Tu ne les baisses donc plus? Car sыrement tu n'as pas pris un mot pour l'autre. Crois-tu que notre sage eыt aussi remarquй cela?

Une autre chose trиs capable d'inquiйter un mari, c'est je ne sais quoi de touchant et d'affectueux qui reste dans ton langage au sujet de ce qui te fut cher. En te lisant, en t'entendant parler, on a besoin de te bien connaоtre pour ne pas se tromper а tes sentiments; on a besoin de savoir que c'est seulement d'un ami que tu parles, ou que tu parles ainsi de tous tes amis; mais quant а cela, c'est un effet naturel de ton caractиre, que ton mari connaоt trop bien pour s'en alarmer. Le moyen que dans un coeur si tendre la pure amitiй n'ait pas encore un peu l'air de l'amour? Ecoute, cousine: tout ce que je te dis doit bien te donner du courage, mais non de la tйmйritй. Tes progrиs sont sensibles, et c'est beaucoup. Je ne comptais que sur ta vertu, et je commence а compter aussi sur ta raison: je regarde а prйsent ta guйrison sinon comme parfaite, au moins comme facile, et tu en as prйcisйment assez fait pour te rendre inexcusable si tu n'achиves pas.

Avant d'кtre а ton apostille, j'avais dйjа remarquй le petit article que tu as eu la franchise de ne pas supprimer ou modifier en songeant qu'il serait vu de ton mari. Je suis sыre qu'en le lisant il eыt, s'il se pouvait, redoublй pour toi d'estime; mais il n'en eыt pas йtй plus content de l'article. En gйnйral, ta lettre йtait trиs propre а lui donner beaucoup de confiance en ta conduite et beaucoup d'inquiйtude sur ton penchant. Je t'avoue que ces marques de petite vйrole, que tu regardes tant, me font peur; et jamais l'amour ne s'avisa d'un plus dangereux fard. Je sais que ceci ne serait rien pour une autre; mais, cousine, souviens-t'en toujours, celle que la jeunesse et la figure d'un amant n'avaient pu sйduire se perdit en pensant aux maux qu'il avait soufferts pour elle. Sans doute le ciel a voulu qu'il lui restвt des marques de cette maladie pour exercer ta vertu, et qu'il ne t'en restвt pas pour exercer la sienne.

Je reviens au principal sujet de ta lettre: tu sais qu'а celle de notre ami j'ai volй; le cas йtait grave. Mais а prйsent si tu savais dans quel embarras m'a mis cette courte absence et combien j'ai d'affaires а la fois, tu sentirais l'impossibilitй oщ je suis de quitter derechef ma maison, sans m'y donner de nouvelles entraves et me mettre dans la nйcessitй d'y passer encore cet hiver, ce qui n'est pas mon compte ni le tien. Ne vaut-il pas mieux nous priver de nous voir deux ou trois jours а la hвte, et nous rejoindre six mois plus tфt? Je pense aussi qu'il ne sera pas inutile que je cause en particulier et un peu а loisir avec notre philosophe, soit pour sonder et raffermir son coeur, soit pour lui donner quelques avis utiles sur la maniиre dont il doit se conduire avec ton mari, et mкme avec toi; car je n'imagine pas que tu puisses lui parler bien librement lа-dessus, et je vois par ta lettre mкme qu'il a besoin de conseil. Nous avons pris une si grande habitude de le gouverner, que nous sommes un peu responsables de lui а notre propre conscience; et jusqu'а ce que sa raison soit entiиrement libre, nous y devons supplйer. Pour moi, c'est un soin que je prendrai toujours avec plaisir; car il a eu pour mes avis des dйfйrences coыteuses que je n'oublierai jamais, et il n'y a point d'homme au monde, depuis que le mien n'est plus, que j'estime et que j'aime autant que lui. Je lui rйserve aussi pour son compte le plaisir de me rendre ici quelques services: J'ai beaucoup de papiers mal en ordre qu'il m'aidera а dйbrouiller, et quelques affaires йpineuses oщ j'aurai besoin а mon tour de ses lumiиres et de ses soins. Au reste, je compte ne le garder que cinq ou six jours tout au plus, et peut-кtre te le renverrai-je dиs le lendemain; car j'ai trop de vanitй pour attendre que l'impatience de s'en retourner le prenne, et l'oeil trop bon pour m'y tromper.

Ne manque donc pas, sitфt qu'il sera remis, de me l'envoyer, c'est-а-dire de le laisser venir, ou je n'entendrai pas raillerie. Tu sais bien que si je ris quand je pleure et n'en suis pas moins affligйe, je ris aussi quand je gronde et n'en suis pas moins en colиre. Si tu es bien sage et que tu fasses les choses de bonne grвce, je te promets de t'envoyer avec lui un joli petit prйsent qui te fera plaisir, et trиs grand plaisir; mais si tu me fais languir, je t'avertis que tu n'auras rien.

P.-S. - A propos, dis-moi, notre marin fume-t-il? Jure-t-il? Boit-il de l'eau-de-vie? Porte-t-il un grand sabre? A-t-il la mine d'un flibustier? Mon Dieu! que je suis curieuse de voir l'air qu'on a quand on revient des antipodes!

 

Lettre IX de Claire а Julie

Tiens, cousine, voilа ton esclave que je te renvoie. J'en ai fait le mien durant ces huit jours, et il a portй ses fers de si bon coeur qu'on voit qu'il est tout fait pour servir. Rends-moi grвce de ne l'avoir pas gardй huit autres jours encore; car, ne t'en dйplaise, si j'avais attendu qu'il fыt prкt а s'ennuyer avec moi, j'aurais pu ne pas le renvoyer sitфt. Je l'ai donc gardй sans scrupule; mais j'ai eu celui de n'oser le loger dans ma maison. Je me suis senti quelquefois cette fiertй d'вme qui dйdaigne les serviles biensйances et sied si bien а la vertu. J'ai йtй plus timide en cette occasion sans savoir pourquoi; et tout ce qu'il y a de sыr, c'est que je serais plus portйe а me reprocher cette rйserve qu'а m'en applaudir.

Mais toi, sais-tu bien pourquoi notre ami s'endurait si paisiblement ici? Premiиrement, il йtait avec moi, et je prйtends que c'est dйjа beaucoup pour prendre patience. Il m'йpargnait des tracas et me rendait service dans mes affaires; un ami ne s'ennuie point а cela. Une troisiиme chose que tu as dйjа devinйe, quoique tu n'en fasses pas semblant, c'est qu'il me parlait de toi; et si nous фtions le temps qu'а durй cette causerie de celui qu'il a passй ici, tu verrais qu'il m'en est fort peu restй pour mon compte. Mais quelle bizarre fantaisie de s'йloigner de toi pour avoir le plaisir d'en parler? Pas si bizarre qu'on dirait bien. Il est contraint en ta prйsence; il faut qu'il s'observe incessamment; la moindre indiscrйtion deviendrait un crime, et dans ces moments dangereux le seul devoir se laisse entendre aux coeurs honnкtes: mais loin de ce qui nous fut cher, on se permet d'y songer encore. Si l'on йtouffe un sentiment devenu coupable, pourquoi se reprocherait-on de l'avoir eu tandis qu'il ne l'йtait point? Le doux souvenir d'un bonheur qui fut lйgitime peut-il jamais кtre criminel? Voilа, je pense, un raisonnement qui t'irait mal, mais qu'aprиs tout il peut se permettre. Il a recommencй pour ainsi dire la carriиre de ses anciennes amours. Sa premiиre jeunesse s'est йcoulйe une seconde fois dans nos entretiens; il me renouvelait toutes ses confidences; il rappelait ces temps heureux oщ il lui йtait permis de t'aimer; il peignait а mon coeur les charmes d'une flamme innocente. Sans doute il les embellissait.

Il m'a peu parlй de son йtat prйsent par rapport а toi, et ce qu'il m'en a dit tient plus du respect et de l'admiration que de l'amour; en sorte que je le vois retourner, beaucoup plus rassurйe sur son coeur que quand il est arrivй. Ce n'est pas qu'aussitфt qu'il est question de toi l'on n'aperзoive au fond de ce coeur trop sensible un certain attendrissement que l'amitiй seule, non moins touchante, marque pourtant d'un autre ton; mais j'ai remarquй depuis longtemps que personne ne peut ni te voir ni penser а toi de sang-froid; et si l'on joint au sentiment universel que ta vue inspire le sentiment plus doux qu'un souvenir ineffaзable a dы lui laisser, on trouvera qu'il est difficile et peut-кtre impossible qu'avec la vertu la plus austиre il soit autre chose que ce qu'il est. Je l'ai bien questionnй, bien observй, bien suivi; je l'ai examinй autant qu'il m'a йtй possible: je ne puis bien lire dans son вme, il n'y lit pas mieux lui-mкme; mais je puis te rйpondre au moins qu'il est pйnйtrй de la force de ses devoirs et des tiens, et que l'idйe de Julie mйprisable et corrompue lui ferait plus d'horreur а concevoir que celle de son propre anйantissement. Cousine, je n'ai qu'un conseil а te donner, et je te prie d'y faire attention; йvite les dйtails sur le passй, et je te rйponds de l'avenir.

Quant а la restitution dont tu me parles, il n'y faut plus songer. Aprиs avoir йpuisй toutes les raisons imaginables, je l'ai priй, pressй, conjurй, boudй, baisй, je lui ai pris les deux mains, je me serais mise а genoux s'il m'eыt laissйe faire: il ne m'a pas mкme йcoutйe; il a poussй l'humeur et l'opiniвtretй jusqu'а jurer qu'il consentirait plutфt а ne te plus voir qu'а se dessaisir de ton portrait. Enfin, dans un transport d'indignation, me le faisant toucher attachй sur son coeur: "Le voilа, m'a-t-il dit d'un ton si йmu qu'il en respirait а peine, le voilа ce portrait, le seul bien qui me reste, et qu'on m'envie encore! Soyez sыre qu'il ne me sera jamais arrachй qu'avec la vie." Crois-moi, cousine, soyons sages et laissons-lui le portrait. Que t'importe au fond qu'il lui demeure? Tant pis pour lui s'il s'obstine а le garder.

Aprиs avoir bien йpanchй et soulagй son coeur, il m'a paru assez tranquille pour que je pusse lui parler de ses affaires. J'ai trouvй que le temps et la raison ne l'avaient point fait changer de systиme, et qu'il bornait toute son ambition а passer sa vie attachй а milord Edouard. Je n'ai pu qu'approuver un projet si honnкte, si convenable а son caractиre, et si digne de la reconnaissance qu'il doit а des bienfaits sans exemple. Il m'a dit que tu avais йtй du mкme avis, mais que M. de Wolmar avait gardй le silence. Il me vient dans la tкte une idйe: а la conduite assez singuliиre de ton mari et а d'autres indices, je soupзonne qu'il a sur notre ami quelque vue secrиte qu'il ne dit pas. Laissons-le faire, et fions-nous а sa sagesse: la maniиre dont il s'y prend prouve assez que, si ma conjecture est juste, il ne mйdite rien que d'avantageux а celui pour lequel il prend tant de soins.

Tu n'as pas mal dйcrit sa figure et ses maniиres, et c'est un signe assez favorable que tu l'aies observй plus exactement que je n'aurais cru; mais ne trouves-tu pas que ses longues peines et l'habitude de les sentir ont rendu sa physionomie encore plus intйressante qu'elle n'йtait autrefois? Malgrй ce que tu m'en avais йcrit, je craignais de lui voir cette politesse maniйrйe, ces faзons singeresses, qu'on ne manque jamais de contacter а Paris, et qui, dans la foule des riens dont on y remplit une journйe oisive, se piquent d'avoir une forme plutфt qu'une autre. Soit que ce vernis ne prenne pas sur certaines вmes, soit que l'air de la mer l'ait entiиrement effacй, je n'en ai pas aperзu la moindre trace, et, dans tout l'empressement qu'il m'a tйmoignй, je n'ai vu que le dйsir de contenter son coeur. Il m'a parlй de mon pauvre mari; mais il aimait mieux le pleurer avec moi que me consoler, et ne m'a point dйbitй lа-dessus de maximes galantes. Il a caressй ma fille; mais, au lieu de partager mon admiration pour elle, il m'a reprochй comme toi ses dйfauts, et s'est plaint que je la gвtais. Il s'est livrй avec zиle а mes affaires, et n'a presque йtй de mon avis sur rien. Au surplus, le grand air m'aurait arrachй les yeux qu'il ne se serait pas avisй d'aller fermer un rideau; je me serais fatiguйe а passer d'une chambre а l'autre qu'un pan de son habit galamment йtendu sur sa main ne serait pas venu а mon secours. Mon йventail resta hier une grande seconde а terre sans qu'il s'йlanзвt du bout de la chambre comme pour le retirer du feu. Les matins, avant de me venir voir, il n'a pas envoyй une seule fois savoir de mes nouvelles. A la promenade il n'affecte point d'avoir son chapeau clouй sur sa tкte, pour montrer qu'il sait les bons airs. A table, je lu ai demandй souvent sa tabatiиre, qu'il n'appelle pas sa boоte; toujours il me l'a prйsentйe avec la main, jamais sur une assiette, comme un laquais; il n'a pas manquй de boire а ma santй deux fois au moins par repas; et je parie que, s'il nous restait cet hiver, nous le verrions assis avec nous autour du feu se chauffer en vieux bourgeois. Tu ris, cousine, mais montre-moi un des nфtres fraоchement venu de Paris, qui ait conservй cette bonhomie. Au reste, il me semble que tu dois trouver notre philosophe empirй dans un seul point: c'est qu'il s'occupe un peu plus des gens qui lui parlent, ce qui ne peut se faire qu'а ton prйjudice, sans aller pourtant, je pense, jusqu'а le raccommoder avec Mme Belon. Pour moi, je le trouve mieux en ce qu'il est plus grave et plus sйrieux que jamais. Ma mignonne, garde-le-moi bien soigneusement jusqu'а mon arrivйe: il est prйcisйment comme il me le faut, pour avoir le plaisir de le dйsoler tout le long du jour.

Admire ma discrйtion; je ne t'ai rien dit encore du prйsent que je t'envoie et qui t'en promet bientфt un autre; mais tu l'as reзu avant que d'ouvrir ma lettre; et toi qui sais combien j'en suis idolвtre et combien j'ai raison de l'кtre, toi dont l'avarice йtait si en peine de ce prйsent, tu conviendras que je tins plus que je n'avais promis. Ah! la pauvre petite! au moment oщ tu lis ceci elle est dйjа dans tes bras: elle est plus heureuse que sa mиre; mais dans deux mois je serai plus heureuse qu'elle, car je sentirai mieux mon bonheur. Hйlas! chиre cousine, ne m'as-tu pas dйjа tout entiиre? Oщ tu es, oщ est ma fille, que manque-t-il encore de moi? La voilа, cette aimable enfant; reзois-la comme tienne; je te la cиde, je te la donne; je rйsigne entes mais le pouvoir maternel; corrige mes fautes, charge-toi des soins dont je m'acquitte si mal а ton grй; sois dиs aujourd'hui la mиre de celle qui doit кtre ta bru, et, pour me la rendre plus chиre encore, fais-en, s'il se peut, une autre Julie. Elle te ressemble dйjа de visage; а son humeur j'augure qu'elle se grave et prкcheuse; quand tu auras corrigй les caprices qu'on m'accuse d'avoir fomentйs, tu verras que ma fille se donnera les airs d'кtre ma cousine; mais, plus heureuse, elle aura moins de pleurs а verser et moins de combats а rendre. Si le ciel lui eыt conservй le meilleur des pиres, qu'il eыt йtй loin de gкner ses inclinations, et que nous serons loin de les gкner nous-mкmes! Avec quel charme je les vois dйjа s'accorder avec nos projets! Sais-tu bien qu'elle ne peut dйjа plus se passer de son petit mali, et que c'est en partie pour cela que je te la renvoie? J'eus hier avec elle une conversation dont notre ami se mourait de rire. Premiиrement, elle n'a pas le moindre regret de me quitter, moi qui suis toute la journйe sa trиs humble servante et ne puis rйsister а rien de ce qu'elle veut; et toi, qu'elle craint et qui lui dis "Non" vingt fois le jour, tu es la petite maman par excellence, qu'on va chercher avec joie, et dont on aime mieux les refus que tous mes bonbons. Quand je lui annonзai que j'allais te l'envoyer, elle eut les transports que tu peux penser; mais, pour l'embarrasser, j'ajoutai que tu m'enverrais а sa place le petit mali, et ce ne fut plus son compte. Elle me demanda tout interdite ce que j'en voulais faire; je rйpondis que je voulais le prendre pour moi; elle fit la mine. "Henriette, ne veux-tu pas bien me le cйder, ton petit mali? - Non, dit-elle assez sиchement. Non? Mais si je ne veux pas te le cйder non plus, qui nous accordera? - Maman, ce sera la petite maman. - J'aurai donc la prйfйrence, car tu sais qu'elle veut tout ce que je veux. - Oh! la petite maman ne veut jamais que la raison. - Comment, mademoiselle, n'est-ce pas la mкme chose?" La rusйe se mit а sourire. "Mais encore, continuai-je, par quelle raison ne me donnerait-elle pas le petit mali? - Parce qu'il ne vous convient pas. - Et pourquoi ne me conviendrait-il pas?" Autre sourire aussi malin que le premier: "Parle franchement, est-ce que tu me trouves trop vieille pour lui? - Non, maman, mais il est trop jeune pour vous..." Cousine, un enfant de sept ans!... En vйritй, si la tкte ne m'en tournait pas, il faudrait qu'elle m'eыt dйjа tournй.

Je m'amusai а la provoquer encore. "Ma chиre Henriette, lui dis-je en prenant mon sйrieux, je t'assure qu'il ne te convient pas non plus. - Pourquoi donc? s'йcria-t-elle d'un air alarmй. - C'est qu'il est trop йtourdi pour toi. - Oh! maman, n'est-ce que cela? Je le rendrai sage. - Et si par malheur il te rendait folle? - Ah! ma bonne maman, que j'aimerais а vous ressembler! - Me ressembler, impertinente? - Oui, maman: vous dites toute la journйe que vous кtes folle de moi; eh bien! moi, je serai folle de lui: voilа tout."

Je sais que tu n'approuves pas ce joli caquet, et que tu sauras bientфt le modйrer. Je ne veux pas non plus le justifier, quoiqu'il m'enchante, mais te montrer seulement que ta fille aime dйjа bien son petit mali, et que, s'il a deux ans de moins qu'elle, elle ne sera pas indigne de l'autoritй que lui donne le droit d'aоnesse. Aussi bien je vois, par l'opposition de ton exemple et du mien а celui de ta pauvre mиre, que, quand la femme gouverne, la maison n'en vas pas plus mal. Adieu, ma bien-aimйe; adieu, ma chиre insйparable; compte que le temps approche, et que les vendanges ne se feront pas sans moi.

 

Lettre X а milord Edouard

Que de plaisirs trop tard connus je goыte depuis trois semaines! La douce chose de couleur ses jours dans le sein d'une tranquille amitiй, а l'abri de l'orage des passions impйtueuses! Milord, que c'est un spectacle agrйable et touchant que celui d'une maison simple et bien rйglйe ou rиgnent l'ordre, la paix, l'innocence; oщ l'on voit rйuni sans appareil, sans йclat, tout ce qui rйpond а la vйritable destination de l'homme! La campagne, la retraite, le repos, la saison, la vaste plaine d'eau qui s'offre а mes yeux, le sauvage aspect des montagnes, tout me rappelle ici ma dйlicieuse оle de Tinian. je crois voir accomplir les voeux ardents que j'y formai tant de fois. J'y mиne une vie de mon goыt, j'y trouve une sociйtй selon mon coeur. Il ne manque en ce lieu que deux personnes pour que tout mon bonheur y soit rassemblй, et j'ai l'espoir de les y voir bientфt.

En attendant que vous et Madame d'Orbe veniez mettre le comble aux plaisirs si doux et si purs que j'apprends а goыter oщ je suis, je veux vous en donner idйe par le dйtail d'une йconomie domestique qui annonce la fйlicitй des maоtres de la maison, et la fait partager а ceux qui l'habitent. J'espиre, sur le projet qui vous occupe, que mes rйflexions pourront un jour avoir leur usage, et cet espoir sert encore а les exciter.

Je ne vous dйcrirai point la maison de Clarens. Vous la connaissez; vous savez si elle est charmante, si elle m'offre des souvenirs intйressants, si elle doit m'кtre chиre et par ce qu'elle me montre et par ce qu'elle me rappelle. Mme de Wolmar en prйfиre avec raison le sйjour а celui d'Etange, chвteau magnifique et grand, mais vieux, triste, incommode, et qui n'offre dans ses environs rien de comparable а ce qu'on voit autour de Clarens.

Depuis que les maоtres de cette maison y ont fixй leur demeure, ils en ont mis а leur usage tout ce qui ne servait qu'а l'ornement; ce n'est plus une maison faite pour кtre vue, mais pour кtre habitйe. Ils ont bouchй de longues enfilades pour changer des portes mal situйes; ils ont coupй de trop grandes piиces pour avoir des logements mieux distribuйs. A des meubles anciens et riches, ils en ont substituй de simples et de commodes. Tout y est agrйable et riant, tout y respire l'abondance et la propretй, rien n'y sent la richesse et le luxe. Il n'y a pas une chambre oщ l'on ne se reconnaisse а la campagne, et oщ l'on ne retrouve toutes les commoditйs de la ville. Les mкmes changements se font remarquer au dehors. La basse-cour a йtй agrandie aux dйpens des remises. A la place d'un vieux billard dйlabrй l'on a fait un beau pressoir, et une laiterie oщ logeaient des paons criards dont on s'est dйfait. Le potager йtait trop petit pour la cuisine; on en a fait du parterre un second, mais si propre et si bien entendu, que ce parterre ainsi travesti plaоt а l'oeil plus qu'auparavant. Aux tristes ifs qui couvraient les murs ont йtй substituйs de bons espaliers: Au lieu de l'inutile marronnier d'Inde, de jeunes mыriers noirs commencent а ombrager la cour; et l'on a plantй deux rangs de noyers jusqu'au chemin, а la place des vieux tilleuls qui bordaient l'avenue. Partout on a substituй l'utile а l'agrйable, et l'agrйable y a presque toujours gagnй. Quant а moi, du moins, je trouve que le bruit de la basse-cour, le chant des coqs, le mugissement du bйtail, l'attelage des chariots, les repas des champs, le retour des ouvriers; et tout l'appareil de l'йconomie rustique, donnent а cette maison un air plus champкtre, plus vivant, plus animй, plus gai, je ne sais quoi qui sent la joie et le bien-кtre, qu'elle n'avait pas dans sa morne dignitй.

Leurs terres ne sont pas affermйes, mais cultivйes par leurs soins; et cette culture fait une grande partie de leurs occupations, de leurs biens et de leurs plaisirs. La baronnie d'Etange n'a que des prйs, des champs, et du bois; mais le produit de Clarens est en vignes, qui font un objet considйrable; et comme la diffйrence de la culture y produit un effet plus sensible que dans les blйs, c'est encore une raison d'йconomie pour avoir prйfйrй ce dernier sйjour. Cependant ils vont presque tous les ans faire les moissons а leur terre, et M. de Wolmar y va seul assez frйquemment. Ils ont pour maxime de tirer de la culture tout ce qu'elle peut donner, non pour faire un plus grand gain, mais pour nourrir plus d'hommes. M. de Wolmar prйtend que la terre produit а proportion du nombre des bras qui la cultivent: mieux cultivйe, elle rend davantage; cette surabondance de production donne de quoi la cultiver mieux encore; plus on y met d'hommes et de bйtail, plus elle fournit d'excйdent а leur entretien. On ne sait, dit-il, oщ peut s'arrкter cette augmentation continuelle et rйciproque de produit et de cultivateurs. Au contraire, les terrains nйgligйs perdent leur fertilitй: moins un pays produit d'hommes, moins il produit de denrйes; c'est le dйfaut d'habitants qui l'empкche de nourrir le peu qu'il en a, et dans toute contrйe qui se dйpeuple on doit tфt ou tard mourir de faim.

Ayant donc beaucoup de terres et les cultivant toutes avec beaucoup de soin, il leur faut, outre les domestiques de la basse-cour, un grand nombre d'ouvriers а la journйe: ce qui leur procure le plaisir de faire subsister beaucoup de gens sans s'incommoder. Dans le choix de ces journaliers, ils prйfиrent toujours ceux du pays, et les voisins aux йtrangers et aux inconnus. Si l'on perd quelque chose а ne pas prendre toujours les plus robustes, on le regagne bien par l'affection que cette prйfйrence inspire а ceux qu'on choisit, par l'avantage de les avoir sans cesse autour de soi, et de pouvoir compter sur eux dans tous les temps, quoiqu'on ne les paye qu'une partie de l'annйe.

Avec tous ces ouvriers, on fait toujours deux prix. L'un est le prix de rigueur et de droit, le prix courant du pays, qu'on s'oblige а leur payer pour les avoir employйs. L'autre, un peu plus fort, est un prix de bйnйficence, qu'on ne leur paye qu'autant qu'on est content d'eux; et il arrive presque toujours que ce qu'ils font pour qu'on le soit vaut mieux que le surplus qu'on leur donne. Car M. de Wolmar est intиgre et sйvиre, et ne laisse jamais dйgйnйrer en coutume et en abus les institutions de faveur et de grвces. Ces ouvriers ont des surveillants qui les animent et les observent. Ces surveillants sont les gens de la basse-cour, qui travaillent eux-mкmes, et sont intйressйs au travail des autres par un petit denier qu'on leur accorde, outre leurs gages, sur tout ce qu'on recueille par leurs soins. De plus M. de Wolmar les visite lui-mкme presque tous les jours, souvent plusieurs fois le jour, et sa femme aime а кtre de ces promenades. Enfin, dans le temps des grands travaux, Julie donne toutes les semaines vingt batz de gratification а celui de tous les travailleurs, journaliers ou valets indiffйremment, qui, durant ces huit jours, a йtй le plus diligent au jugement du maоtre. Tous ces moyens d'йmulation qui paraissent dispendieux, employйs avec prudence et justice, rendent insensiblement tout le monde laborieux, diligent, et rapportent enfin plus qu'ils ne coыtent: mais comme on n'en voit le profit qu'avec de la constance et du temps, peu de gens savent et veulent s'en servir.

Cependant un moyen plus efficace encore, le seul auquel des vues йconomiques ne font point songer, et qui est plus propre а Mme de Wolmar, c'est de gagner l'affection de ces bonnes gens en leur accordant la sienne. Elle ne croit point s'acquitter avec de l'argent des peines que l'on prend pour elle, et pense devoir des services а quiconque lui en a rendu. Ouvriers, domestiques, tous ceux qui l'ont servie, ne fыt-ce que pour un seul jour, deviennent tous ses enfants; elle prend part а leurs plaisirs, а leurs chagrins, а leur sort; elle s'informe de leurs affaires; leurs intйrкts sont les siens; elle se charge de mille soins pour eux; elle leur donne des conseils; elle accommode leurs diffйrends, et ne leur marque pas l'affabilitй de son caractиre par des paroles emmiellйes et sans effet, mais par des services vйritables et par de continuels actes de bontй. Eux, de leur cфtй, quittent tout а son moindre signe; ils volent quand elle parle; son seul regard anime leur zиle; en sa prйsence ils sont contents; en son absence ils parlent d'elle et s'animent а la servir. Ses charmes et ses discours font beaucoup; sa douceur, ses vertus, font davantage. Ah! milord, l'adorable et puissant empire que celui de la beautй bienfaisante!

Quant au service personnel des maоtres, ils ont dans la maison huit domestiques, trois femmes et cinq hommes, sans compter le valet de chambre du baron ni les gens de la basse-cour. Il n'arrive guиre qu'on soit mal servi par peu de domestiques; mais on dirait, au zиle de ceux-ci, que chacun, outre son service, se croit chargй de celui des sept autres, et, а leur accord, que tout se fait par un seul. On ne les voit jamais oisifs et dйsoeuvrйs jouer dans une antichambre ou polissonner dans la cour, mais toujours occupйs а quelque travail utile: ils aident а la basse-cour, au cellier, а la cuisine; le jardinier n'a point d'autres garзons qu'eux; et ce qu'il y a de plus agrйable, c'est qu'on leur voit faire tout cela gaiement et avec plaisir.

On s'y prend de bonne heure pour les avoir tels qu'on les veut. On n'a point ici la maxime que j'ai vue rйgner а Paris et а Londres, de choisir des domestiques tout formйs, c'est-а-dire des coquins dйjа tout faits, de ces coureurs de conditions, qui, dans chaque maison qu'ils parcourent, prennent а la fois les dйfauts des valets et des maоtres, et se font un mйtier de servir tout le monde sans jamais s'attacher а personne. Il ne peut rйgner ni honnкtetй, ni fidйlitй, ni zиle, au milieu de pareilles gens; et ce ramassis de canaille ruine le maоtre et corrompt les enfants dans toutes les maisons opulentes. Ici c'est une affaire importante que le choix des domestiques. On ne les regarde point seulement comme des mercenaires dont on n'exige qu'un service exact, mais comme des membres de la famille, dont le mauvais choix est capable de la dйsoler. La premiиre chose qu'on leur demande est d'кtre honnкtes gens; la seconde, d'aimer leur maоtre; la troisiиme, de le servir а son grй; mais pour peu qu'un maоtre soit raisonnable et un domestique intelligent, la troisiиme suit toujours les deux autres. On ne les tire donc point de la ville, mais de la campagne. C'est ici leur premier service, et ce sera sыrement le dernier pour tous ceux qui vaudront quelque chose. On les prend dans quelque famille nombreuse et surchargйe d'enfants dont les pиre et mиre viennent les offrir eux-mкmes. On les choisit jeunes, bien faits, de bonne santй, et d'une physionomie agrйable. M. de Wolmar les interroge, les examine, puis les prйsente а sa femme. S'ils agrйent а tous deux, ils sont reзus, d'abord а l'йpreuve, ensuite au nombre des gens, c'est-а-dire des enfants de la maison, et l'on passe quelques jours а leur apprendre avec beaucoup de patience et de soin ce qu'ils ont а faire. Le service est si simple, si йgal, si uniforme, les maоtres ont si peu de fantaisie et d'humeur, et leurs domestiques les affectionnent si promptement, que cela est bientфt appris. Leur condition est douce; ils sentent un bien-кtre qu'ils n'avaient pas chez eux; mais on ne les laisse point amollir par l'oisivetй, mиre des vices. On ne souffre point qu'ils deviennent des messieurs et s'enorgueillissent de la servitude; ils continuent de travailler comme ils faisaient dans la maison paternelle: ils n'ont fait, pour ainsi dire, que changer de pиre et de mиre, et en gagner de plus opulents. De cette sorte, ils ne prennent point en dйdain leur ancienne vie rustique. Si jamais ils sortaient d'ici, il n'y en a pas un qui ne reprоt plus volontiers son йtat de paysan que de supporter une autre condition. Enfin je n'ai jamais vu de maison oщ chacun fоt mieux son service et s'imaginвt moins de servir.

C'est ainsi qu'en formant et dressant ses propres domestiques, on n'a point а se faire cette objection, si commune et si peu sensйe: "Je les aurai formйs pour d'autres!" Formez-les comme il faut, pourrait-on rйpondre, et jamais ils ne serviront а d'autres. Si vous ne songez qu'а vous en les formant, en vous quittant ils font fort bien de ne songer qu'а eux; mais occupez-vous d'eux un peu davantage, et ils vous demeureront attachйs. Il n'y a que l'intention qui oblige; et celui qui profite d'un bien que je ne veux faire qu'а moi ne me doit aucune reconnaissance.

Pour prйvenir doublement le mкme inconvйnient, M. et Mme de Wolmar emploient encore un autre moyen qui me paraоt fort bien entendu. En commenзant leur йtablissement, ils ont cherchй quel nombre de domestiques ils pouvaient entretenir dans une maison montйe а peu prиs selon leur йtat, et ils ont trouvй que ce nombre allait а quinze ou seize; pour кtre mieux servis, ils l'ont rйduit а la moitiй; de sorte qu'avec moins d'appareil leur service est beaucoup plus exact. Pour кtre mieux servis encore, ils ont intйressй les mкmes gens а les servir longtemps. Un domestique en entrant chez eux reзoit le gage ordinaire; mais ce gage augmente tous les ans d'un vingtiиme; au bout de vingt ans il serait ainsi plus que doublй, et l'entretien des domestiques serait а peu prиs alors en raison du moyen des maоtres; mais il ne faut pas кtre un grand algйbriste pour voir que les frais de cette augmentation sont plus apparents que rйels, qu'ils auront peu de doubles gages а payer, et que, quand ils les paieraient а tous, l'avantage d'avoir йtй bien servis durant vingt ans compenserait et au delа ce surcroоt de dйpense. Vous sentez bien, milord, que c'est un expйdient sыr pour augmenter incessamment le soin des domestiques et se les attacher а mesure qu'on s'attache а eux. Il n'y a pas seulement de la prudence. Il y a mкme de l'йquitй dans un pareil йtablissement. Est-il juste qu'un nouveau venu, sans affection, et qui n'est peut-кtre qu'un mauvais sujet, reзoive en entrant le mкme salaire qu'on donne а un ancien serviteur, dont le zиle et la fidйlitй sont йprouvйs par de longs services, et qui d'ailleurs approche en vieillissant du temps oщ il sera hors d'йtat de gagner sa vie? Au reste, cette derniиre raison n'est pas ici de mise, et vous pouvez bien croire que des maоtres aussi humains ne nйgligent pas des devoirs que remplissent par ostentation beaucoup de maоtres sans charitй, et n'abandonnent pas ceux de leurs gens а qui les infirmitйs ou la vieillesse фtent les moyens de servir.

J'ai dans l'instant mкme un exemple assez frappant de cette attention. Le baron d'Etange, voulant rйcompenser les longs services de son valet de chambre par une retraite honorable, a eu le crйdit d'obtenir pour lui de LL. EE. un emploi lucratif et sans peine. Julie vient de recevoir lа-dessus de ce vieux domestique une lettre а tirer des larmes, dans laquelle il la supplie de le faire dispenser d'accepter cet emploi. "Je suis вgй, lui dit-il, j'ai perdu toute ma famille; je n'ai plus d'autres parents que mes maоtres; tout mon espoir est de finir paisiblement mes jours dans la maison oщ je les ai passйs... Madame, en vous tenant dans mes bras а votre naissance, je demandais а Dieu de tenir de mкme un jour vos enfants: il m'en a fait la grвce, ne me refusez pas celle de les voir croоtre et prospйrer comme vous... Moi qui suis accoutumй а vivre dans une maison de paix, oщ en retrouverai-je une semblable pour y reposer ma vieillesse?... Ayez la charitй d'йcrire en ma faveur а M. le baron. S'il est mйcontent de moi, qu'il me chasse et ne me donne point d'emploi; mais si je l'ai fidиlement servi durant quarante ans, qu'il me laisse achever mes jours а son service et au vфtre; il ne saurait mieux me rйcompenser." Il ne faut pas demander si Julie a йcrit. Je vois qu'elle serait aussi fвchйe de perdre ce bonhomme qu'il le serait de la quitter. Ai-je tort, milord, de comparer des maоtres si chйris а des pиres, et leurs domestiques а leurs enfants? Vous voyez que c'est ainsi qu'ils se regardent eux-mкmes.

Il n'y a pas d'exemple dans cette maison qu'un domestique ait demandй son congй. Il est mкme rare qu'on menace quelqu'un de le lui donner. Cette menace effraye а proportion de ce que le service est agrйable et doux; les meilleurs sujets en sont toujours les plus alarmйs, et l'on n'a jamais besoin d'en venir а l'exйcution qu'avec ceux qui sont peu regrettables. Il y a encore une rиgle а cela. Quand M. de Wolmar a dit: "Je vous chasse", on peut implorer l'intercession de Madame, l'obtenir quelquefois, et rentrer en grвce а sa priиre; mais un congй qu'elle donne est irrйvocable, et il n'y a plus de grвce а espйrer. Cet accord est trиs bien entendu pour tempйrer а la fois l'excиs de confiance qu'on pourrait prendre en la douceur de la femme, et la crainte extrкme que causerait l'inflexibilitй du mari. Ce mot ne laisse pas pourtant d'кtre extrкmement redoutй de la part d'un maоtre йquitable et sans colиre; car, outre qu'on n'est pas sыr d'obtenir grвce, et qu'elle n'est jamais accordйe deux fois au mкme, on perd par ce mot seul son droit d'anciennetй, et l'on recommence, en rentrant, un nouveau service: ce qui prйvient l'insolence des vieux domestiques et augmente leur circonspection а mesure qu'ils ont plus а perdre.

Les trois femmes sont la femme de chambre, la gouvernante des enfants et la cuisiniиre. Celle-ci est une paysanne fort propre et fort entendue, а qui Mme de Wolmar a appris la cuisine; car dans ce pays, simple encore, les jeunes personnes de tout йtat apprennent а faire elles-mкmes tous les travaux que feront un jour dans leur maison les femmes qui seront а leur service, afin de savoir les conduire au besoin et de ne s'en pas laisser imposer par elles. La femme de chambre n'est plus Babi: on l'a renvoyйe а Etange oщ elle est nйe, on lui a remis le soin du chвteau, et une inspection sur la recette, qui la rend en quelque maniиre le contrфleur de l'йconome. Il y avait longtemps que M. de Wolmar pressait sa femme de faire cet arrangement, sans pouvoir la rйsoudre а йloigner d'elle une ancienne domestique de sa mиre, quoiqu'elle eыt plus d'un sujet de s'en plaindre. Enfin, depuis les derniиres explications, elle y a consenti, et Babi est partie. Cette femme est intelligente et fidиle, mais indiscrиte et babillarde. Je soupзonne qu'elle a trahi plus d'une fois les secrets de sa maоtresse, que M. de Wolmar ne l'ignore pas, et que, pour prйvenir la mкme indiscrйtion vis-а-vis de quelque йtranger, cet homme sage a su l'employer de maniиre а profiter de ses bonnes qualitйs sans s'exposer aux mauvaises. Celle qui l'a remplacйe est cette mкme Fanchon Regard dont vous m'entendiez parler autrefois avec tant de plaisir. Malgrй l'augure de Julie, ses bienfaits, ceux de son pиre, et les vфtres, cette jeune femme si honnкte et si sage n'a pas йtй heureuse dans son йtablissement. Claude Anet, qui avait si bien supportй sa misиre, n'a pu soutenir un йtat plus doux. En se voyant dans l'aisance, il a nйgligй son mйtier; et, s'йtant tout а fait dйrangй, il s'est enfui du pays, laissant sa femme avec un enfant qu'elle a perdu depuis ce temps-lа. Julie, aprиs l'avoir retirйe chez elle, lui a appris tous les petits ouvrages d'une femme de chambre; et je ne fus jamais plus agrйablement surpris que de la trouver en fonction le jour de mon arrivйe. M. de Wolmar en fait un trиs grand cas, et tous deux lui ont confiй le soin de veiller tant sur les enfants que sur celle qui les gouverne. Celle-ci est aussi une villageoise simple et crйdule, mais attentive, patiente et docile; de sorte qu'on n'a rien oubliй pour que les vices des villes ne pйnйtrassent point dans un maison dont les maоtres ne les ont ni ne les souffrent.

Quoique tous les domestiques n'aient qu'une mкme table, il y a d'ailleurs peu de communication entre les deux sexes; on regarde ici cet article comme trиs important. On n'y est point de l'avis de ces maоtres indiffйrents а tout, hors а leur intйrкt, qui ne veulent qu'кtre bien servis sans s'embarrasser au surplus de ce que font leurs gens. On pense au contraire que ceux qui ne veulent qu'кtre bien servis ne sauraient l'кtre longtemps. Les liaisons trop intimes entre les deux sexes ne produisent jamais que du mal. C'est des conciliabules qui se tiennent chez les femmes de chambre que sortent la plupart des dйsordres d'un mйnage. S'il s'en trouve une qui plaise au maоtre d'hфtel, il ne manque pas de la sйduire aux dйpens du maоtre. L'accord des hommes entre eux ni des femmes entre elles n'est pas assez sыr pour tirer а consйquence. Mais c'est toujours entre hommes et femmes que s'йtablissent ces secrets monopoles qui ruinent а la longue les familles les plus opulentes. On veille donc а la sagesse et а la modestie des femmes, non seulement par des raisons de bonnes moeurs et d'honnкtetй, mais encore par un intйrкt trиs bien entendu; car, quoi qu'on en dise, nul ne remplit bien son devoir s'il ne l'aime; et il n'y eut jamais que des gens d'honneur qui sussent aimer leur devoir.

Pour prйvenir entre les deux sexes une familiaritй dangereuse, on ne les gкne point ici par des lois positives qu'ils seraient tentйs d'enfreindre en secret; mais, sans paraоtre y songer, on йtablit des usages plus puissants que l'autoritй mкme. On ne leur dйfend pas de se voir, mais on fait en sorte qu'ils n'en aient ni l'occasion ni la volontй. On y parvient en leur donnant des occupations, des habitudes, des goыts, des plaisirs, entiиrement diffйrents. Sur l'ordre admirable qui rиgne ici, ils sentent que dans une maison bien rйglйe les hommes et les femmes doivent avoir peu de commerce entre eux. Tel qui taxerait en cela de caprice les volontйs d'un maоtre, se soumet sans rйpugnance а une maniиre de vivre qu'on ne lui prescrit pas formellement, mais qu'il juge lui-mкme кtre la meilleure et la plus naturelle. Julie prйtend qu'elle l'est en effet; elle soutient que de l'amour ni de l'union conjugale ne rйsulte point le commerce continuel des deux sexes. Selon elle, la femme et le mari sont bien destinйs а vivre ensemble, mais non pas de la mкme maniиre; ils doivent agir de concert sans faire les mкmes choses. La vie qui charmerait l'un serait, dit-elle, insupportable а l'autre; les inclinations que leur donne la nature sont aussi diverses que les fonctions qu'elle leur impose; leurs amusements ne diffиrent pas moins que leurs devoirs; en un mot, tous deux concourent au bonheur commun par des chemins diffйrents; et ce partage de travaux et de soins est le plus fort lien de leur union.

Pour moi, j'avoue que mes propres observations sont assez favorables а cette maxime. En effet, n'est-ce pas un usage constant de tous les peuples du monde, hors le Franзais et ceux qui l'imitent, que les hommes vivent entre eux, les femmes entre elles? S'ils se voient les uns les autres, c'est plutфt par entrevues et presque а la dйrobйe, comme les йpoux de Lacйdйmone, que par un mйlange indiscret et perpйtuel, capable de confondre et dйfigurer en eux les plus sages distinctions de la nature. On ne voit point les sauvages mкmes indistinctement mкlйs, hommes et femmes. Le soir, la famille se rassemble, chacun passe la nuit auprиs de sa femme: la sйparation recommence avec le jour, et les deux sexes n'ont plus rien de commun que les repas tout au plus. Tel est l'ordre que son universalitй montre кtre le plus naturel; et, dans les pays mкmes oщ il est perverti, l'on en voit encore des vestiges. En France, oщ les hommes se sont soumis а vivre а la maniиre des femmes, et а rester sans cesse enfermйs dans la chambre avec elles, l'involontaire agitation qu'ils y conservent montre que ce n'est point а cela qu'ils йtaient destinйs. Tandis que les femmes restent tranquillement assises ou couchйes sur leur chaise longue, vous voyez les hommes se lever, aller, venir, se rasseoir, avec une inquiйtude continuelle, un instinct machinal combattant sans cesse la contrainte oщ ils se mettent, et les poussant malgrй eux а cette vie active et laborieuse que leur imposa la nature. C'est le seul peuple du monde oщ les hommes se tiennent debout au spectacle, comme s'ils allaient se dйlasser au parterre d'avoir restй tout le jour assis au salon. Enfin ils sentent si bien l'ennui de cette indolence effйminйe et casaniиre, que, pour y mкler au moins quelque sorte d'activitй, ils cиdent chez eux la place aux йtrangers, et vont auprиs des femmes d'autrui chercher а tempйrer ce dйgoыt.

La maxime de Mme de Wolmar se soutient trиs bien par l'exemple de sa maison; chacun йtant pour ainsi dire tout а son sexe, les femmes y vivent trиs sйparйes des hommes. Pour prйvenir entre eux des liaisons suspectes, son grand secret est d'occuper incessamment les uns et les autres; car leurs travaux sont si diffйrents qu'il n'y a que l'oisivetй qui les rassemble. Le matin chacun vaque а ses fonctions, et il ne reste du loisir а personne pour aller troubler celles d'un autre. L'aprиs-dоnйe, les hommes ont pour dйpartement le jardin, la basse-cour, ou d'autres soins de la campagne; les femmes s'occupent dans la chambre des enfants jusqu'а l'heure de la promenade, qu'elles font avec eux, souvent mкme avec leur maоtresse, et qui leur est agrйable comme le seul moment oщ elles prennent l'air. Les hommes, assez exercйs par le travail de la journйe, n'ont guиre envie de s'aller promener, et se reposent en gardant la maison.

Tous les dimanches, aprиs le prкche du soir, les femmes se rassemblent encore dans la chambre des enfants avec quelque parente ou amie qu'elles invitent tour а tour du consentement de Madame. Lа, en attendant un petit rйgal donnй par elle, on cause, on chante, on joue au volant, aux onchets, ou а quelque autre jeu d'adresse propre а plaire aux yeux des enfants, jusqu'а ce qu'ils s'en puissent amuser eux-mкmes. La collation vient, composйe de quelques laitages, de gaufres, d'йchaudйs, de merveilles, ou d'autres mets du goыt des enfants et des femmes. Le vin en est toujours exclu; et les hommes qui dans tous les temps entrent peu dans ce petit gynйcйe, ne sont jamais de cette collation, oщ Julie manque assez rarement. J'ai йtй jusqu'ici le seul privilйgiй. Dimanche dernier, j'obtins, а force d'importunitйs, de l'y accompagner. Elle eut grand soin de me faire valoir cette faveur. Elle me dit tout haut qu'elle me l'accordait pour cette seule fois, et qu'elle l'avait refusйe а M. de Wolmar lui-mкme. Imaginez si la petite vanitй fйminine йtait flattйe, et si un laquais eыt йtй bien venu а vouloir кtre admis а l'exclusion du maоtre.

Je fis un goыter dйlicieux. Est-il quelques mets au monde comparables aux laitages de ce pays? Pensez ce que doivent кtre ceux d'une laiterie oщ Julie prйside, et mangйs а cфtй d'elle. La Fanchon me servit des grus, de la cйracйe, des gaufres, des йcrelets. Tout disparaissait а l'instant. Julie riait de mon appйtit. "Je vois, dit-elle en me donnant encore une assiette de crиme, que votre estomac se fait honneur partout, et que vous ne vous tirez pas moins bien de l'йcot des femmes que de celui des Valaisans. - Pas plus impunйment, repris-je; on s'enivre quelquefois а l'un comme а l'autre, et la raison peut s'йgarer dans un chalet tout aussi bien que dans un cellier." Elle baissa les yeux sans rйpondre, rougit, et se mit а caresser ses enfants. C'en fut assez pour йveiller mes remords. Milord, ce fut lа ma premiиre indiscrйtion, et j'espиre que ce sera la derniиre.

Il rйgnait dans cette petite assemblйe un certain air d'antique simplicitй qui me touchait le coeur; je voyais sur tous les visages la mкme gaietй, et plus de franchise peut-кtre que s'il s'y fыt trouvй des hommes. Fondйe sur la confiance et l'attachement, la familiaritй qui rйgnait entre les servantes et la maоtresse ne faisait qu'affermir le respect et l'autoritй; et les services rendus et reзus ne semblaient кtre que des tйmoignages d'amitiй rйciproque. Il n'y avait pas jusqu'au choix du rйgal qui ne contribuвt а le rendre intйressant. Le laitage et le sucre sont un des goыts naturels du sexe, et comme le symbole de l'innocence et de la douceur qui font son plus aimable ornement. Les hommes, au contraire, recherchent en gйnйral les saveurs fortes et les liqueurs spiritueuses, aliments plus convenables а la vie active et laborieuse que la nature leur demande; et quand ces divers goыts viennent а s'altйrer et se confondre, c'est une marque presque infaillible du mйlange dйsordonnй des sexes. En effet, j'ai remarquй qu'en France, oщ les femmes vivent sans cesse avec les hommes, elles ont tout а fait perdu le goыt du laitage, les hommes beaucoup celui du vin; et qu'en Angleterre, oщ les deux sexes sont moins confondus, leur goыt propre s'est mieux conservй. En gйnйral, je pense qu'on pourrait souvent trouver quelque indice du caractиre des gens dans le choix des aliments qu'ils prйfиrent. Les Italiens, qui vivent beaucoup d'herbages, sont effйminйs et mous. Vous autres Anglais, grands mangeurs de viande, avez dans vos inflexibles vertus quelque chose de dur et qui tient de la barbarie. Le Suisse, naturellement froid, paisible et simple, mais violent et emportй dans la colиre, aime а la fois l'un et l'autre aliment, et boit du laitage et du vin. Le Franзais, souple et changeant, vit de tous les mets et se plie а tous les caractиres. Julie elle-mкme pourrait me servir d'exemple; car quoique sensuelle et gourmande dans ses repas, elle n'aime ni la viande, ni les ragoыts, ni le sel, et n'a jamais goыtй de vin pur: d'excellents lйgumes, les oeufs, la crиme, les fruits, voilа sa nourriture ordinaire; et, sans le poisson qu'elle aime aussi beaucoup, elle serait une vйritable pythagoricienne.

C'est rien de contenir les femmes si l'on ne contient aussi les hommes; et cette partie de la rиgle, non moins importante que l'autre, est plus difficile encore; car l'attaque est en gйnйral plus vive que la dйfense: c'est l'intention du conservateur de la nature. Dans la rйpublique on retient les citoyens par des moeurs, des principes, de la vertu; mais comment contenir des domestiques, des mercenaires, autrement que par la contrainte et la gкne? Tout l'art du maоtre est de cacher cette gкne sous le voile du plaisir ou de l'intйrкt, en sorte qu'ils pensent vouloir tout ce qu'on les oblige de faire. L'oisivetй du dimanche, le droit qu'on ne peut guиre leur фter d'aller oщ bon leur semble quand leurs fonctions ne les retiennent point au logis, dйtruisent souvent en un seul jour l'exemple et les leзons des six autres. L'habitude du cabaret, le commerce et les maximes de leurs camarades, la frйquentation des femmes dйbauchйes, les perdant bientфt pour leurs maоtres et pour eux-mкmes, les rendent par mille dйfauts incapables du service et indignes de la libertй.

On remйdie а cet inconvйnient en les retenant par les mкmes motifs qui les portaient а sortir. Qu'allaient-ils faire ailleurs? Boire et jouer au cabaret. Ils boivent et jouent au logis. Toute la diffйrence est que le vin ne leur coыte rien, qu'ils ne s'enivrent pas, et qu'il y a des gagnants au jeu sans que jamais personne perde. Voici comment on s'y prend pour cela.

Derriиre la maison est une allйe couverte dans laquelle on a йtabli la lice des jeux. C'est lа que les gens de livrйe et ceux de la basse-cour se rassemblent en йtй, le dimanche, aprиs le prкche, pour y jouer, en plusieurs parties liйes, non de l'argent, on ne le souffre pas, ni du vin, on leur en donne, mais une mise fournie par la libйralitй des maоtres. Cette mise est toujours quelque petit meuble ou quelque nippe а leur usage. Le nombre des jeux est proportionnй а la valeur de la mise; en sorte que, quand cette mise est un peu considйrable, comme des boucles d'argent, un porte-col, des bas de soie, un chapeau fin, ou autre chose semblable, on emploie ordinairement plusieurs sйances а la disputer. On ne s'en tient point а une seule espиce de jeu; on les varie, afin que le plus habile dans un n'emporte pas toutes les mises, et pour les rendre tous plus adroits et plus forts par des exercices multipliйs. Tantфt c'est а qui enlиvera а la course un but placй а l'autre bout de l'avenue; tantфt а qui lancera le plus loin la mкme pierre; tantфt а qui portera le plus longtemps le mкme fardeau; tantфt on dispute un prix en tirant au blanc. On joint а la plupart de ces jeux un petit appareil qui les prolonge et les rend amusants. Le maоtre et la maоtresse les honorent souvent de leur prйsence; on y amиne quelquefois les enfants; les йtrangers mкme y viennent, attirйs par la curiositй, et plusieurs ne demanderaient pas mieux que d'y concourir; mais nul n'est jamais admis qu'avec l'agrйment des maоtres et du consentement des joueurs, qui ne trouveraient pas leur compte а l'accorder aisйment. Insensiblement il s'est fait de cet usage une espиce de spectacle, oщ les acteurs, animйs par les regards du public, prйfиrent la gloire des applaudissements а l'intйrкt du prix. Devenus plus vigoureux et plus agiles, ils s'en estiment davantage; et, s'accoutumant а tirer leur valeur d'eux-mкmes plutфt que de ce qu'ils possиdent, tout valets qu'ils sont, l'honneur leur devient plus cher que l'argent.

Il serait long de vous dйtailler tous les biens qu'on retire ici d'un soin si puйril en apparence, et toujours dйdaignй des esprits vulgaires, tandis que c'est le propre du vrai gйnie de produire de grands effets par de petits moyens. M. de Wolmar m'a dit qu'il lui en coыtait а peine cinquante йcus par an pour ces petits йtablissements que sa femme a la premiиre imaginйs. "Mais, dit-il, combien de fois croyez-vous que je regagne cette somme dans mon mйnage et dans mes affaires par la vigilance et l'attention que donnent а leur service des domestiques attachйs qui tiennent tous leurs plaisirs de leurs maоtres, par l'intйrкt qu'ils prennent а celui d'une maison qu'ils regardent comme la leur, par l'avantage de profiter dans leurs travaux de la vigueur qu'ils acquiиrent dans leurs jeux, par celui de les conserver toujours sains en les garantissant des excиs ordinaires а leurs pareils et des maladies qui sont la suite ordinaire de ces excиs, par celui de prйvenir en eux les friponneries que le dйsordre amиne infailliblement et de les conserver toujours honnкtes gens, enfin par le plaisir d'avoir chez nous а peu de frais des rйcrйations agrйables pour nous-mкmes? Que s'il se trouve parmi nos gens quelqu'un, soit homme, soit femme, qui ne s'accommode pas de nos rиgles et leur prйfиre la libertй d'aller sous divers prйtextes courir oщ bon lui semble, on ne lui en refuse jamais la permission; mais nous regardons ce goыt de licence comme un indice trиs suspect, et nous ne tardons pas а nous dйfaire de ceux qui l'ont. Ainsi ces mкmes amusements qui nous conservent de bons sujets nous servent encore d'йpreuve pour les choisir." Milord, j'avoue que je n'ai jamais vu qu'ici des maоtres former а la fois dans les mкmes hommes de bons domestiques pour le service de leurs personnes, de bons paysans pour cultiver leurs terres, de bons soldats pour la dйfense de la patrie, et des gens de bien pour tous les йtats oщ la fortune peut les appeler.

L'hiver, les plaisirs changent d'espиce ainsi que les travaux. Les dimanches, tous les gens de la maison, et mкme les voisins, hommes et femmes indiffйremment, se rassemblent aprиs le service dans une salle basse, oщ ils trouvent du feu, du vin, des fruits, des gвteaux, et un violon qui les fait danser. Mme de Wolmar ne manque jamais de s'y rendre, au moins pour quelques instants, afin d'y maintenir par sa prйsence l'ordre et la modestie, et il n'est pas rare qu'elle y danse elle-mкme, fыt-ce avec ses propres gens. Cette rиgle, quand je l'appris, me parut d'abord moins conforme а la sйvйritй des moeurs protestantes. Je le dis а Julie; et voici а peu prиs ce qu'elle me rйpondit:

"La pure morale est si chargйe de devoirs sйvиres, que si on la surcharge encore de formes indiffйrentes, c'est presque toujours aux dйpens de l'essentiel. On dit que c'est le cas de la plupart des moines qui, soumis а mille rиgles inutiles, ne savent ce que c'est qu'honneur et vertu. Ce dйfaut rиgne moins parmi nous, mais nous n'en sommes pas tout а fait exempts. Nos gens d'йglise, aussi supйrieurs en sagesse а toutes les sortes de prкtres que notre religion est supйrieure а toutes les autres en saintetй, ont pourtant encore quelques maximes qui paraissent plus fondйes sur le prйjugй que sur la raison. Telle est celle qui blвme la danse et les assemblйes: comme s'il y avait plus de mal а danser qu'а chanter, que chacun de ces amusements ne fыt pas йgalement une inspiration de la nature, et que ce fыt un crime de s'йgayer en commun par une rйcrйation innocente et honnкte! Pour moi, je pense au contraire que, toutes les fois qu'il y a concours des deux sexes, tout divertissement public devient innocent par cela mкme qu'il est public; au lieu que l'occupation la plus louable est suspecte dans le tкte-а-tкte. L'homme et la femme sont destinйs l'un pour l'autre, la fin de la nature est qu'ils soient unis par le mariage. Toute fausse religion combat la nature; la nфtre seule, qui la suit, et la rectifie, annonce une institution divine et convenable а l'homme. Elle ne doit donc point ajouter sur le mariage aux embarras de l'ordre civil des difficultйs que l'Evangile ne prescrit pas, et qui sont contraires а l'esprit du christianisme. Mais qu'on me dise oщ de jeunes personnes а marier auront occasion de prendre du goыt l'une pour l'autre, et de se voir avec plus de dйcence et de circonspection que dans une assemblйe oщ les yeux du public, incessamment tournйs sur elles, les forcent а s'observer avec le plus grand soin. En quoi Dieu est-il offensй par un exercice agrйable et salutaire, convenable а la vivacitй de la jeunesse, qui consiste а se prйsenter l'un а l'autre avec grвce et biensйance, et auquel le spectateur impose une gravitй dont personne n'oserait sortir? Peut-on imaginer un moyen plus honnкte de ne tromper personne, au moins quant а la figure, et de se montrer avec les agrйments et les dйfauts qu'on peut avoir aux gens qui ont intйrкt de nous bien connaоtre avant de s'obliger а nous aimer? Le devoir de se chйrir rйciproquement n'emporte-t-il pas celui de se plaire, et n'est-ce pas un soin digne de deux personnes vertueuses et chrйtiennes qui songent а s'unir, de prйparer ainsi leurs coeurs а l'amour mutuel que Dieu leur impose?

Qu'arrive-t-il dans ces lieux oщ rиgne une йternelle contrainte, oщ l'on punit comme un crime la plus innocente gaietй, oщ les jeunes gens des deux sexes n'osent jamais s'assembler en public, et oщ l'indiscrиte sйvйritй d'un pasteur ne sait prкcher au nom de Dieu qu'une gкne servile, et la tristesse, et l'ennui? On йlude une tyrannie insupportable que la nature et la raison dйsavouent. Aux plaisirs permis dont on prive une jeunesse enjouйe et folвtre, elle en substitue de plus dangereux. Les tкte-а-tкte adroitement concertйs prennent la place des assemblйes publiques. A force de se cacher comme si l'on йtait coupable, on est tentй de le devenir. L'innocente joie aime а s'йvaporer au grand jour; mais le vice est ami des tйnиbres; et jamais l'innocence et le mystиre n'habitиrent longtemps ensemble. Mon cher ami, me dit-elle en me serrant la main comme pour me communiquer son repentir et faire passer dans mon coeur la puretй du sien, qui doit mieux sentir que nous toute l'importance de cette maxime? Que de douleurs et de peines, que de remords et de pleurs nous nous serions йpargnйs durant tant d'annйes, si tous deux, aimant la vertu comme nous avons toujours fait, nous avions su prйvoir de plus loin les dangers qu'elle court dans le tкte-а-tкte.

Encore un coup, continua Mme de Wolmar d'un ton plus tranquille, ce n'est point dans les assemblйes nombreuses, oщ tout le monde nous voit et nous йcoute, mais dans des entretiens particuliers, oщ rиgnent le secret et la libertй, que les moeurs peuvent courir des risques. C'est sur ce principe que, quand mes domestiques des deux sexes se rassemblent, je suis bien aise qu'ils y soient tous. J'approuve mкme qu'ils invitent parmi les jeunes gens du voisinage ceux dont le commerce n'est point capable de leur nuire; et j'apprends avec grand plaisir que, pour louer les moeurs de quelqu'un de nos jeunes voisins, on dit: "Il est reзu chez M. de Wolmar." En ceci nous avons encore une autre vue. Les hommes qui nous servent sont tous garзons, et, parmi les femmes, la gouvernante des enfants est encore а marier. Il n'est pas juste que la rйserve oщ vivent ici les uns et les autres leur фte l'occasion d'un honnкte йtablissement. Nous tвchons dans ces petites assemblйes de leur procurer cette occasion sous nos yeux, pour les aider а mieux choisir; et en travaillant ainsi а former d'heureux mйnages, nous augmentons le bonheur du nфtre.

Il resterait а me justifier moi-mкme de danser avec ces bonnes gens; mais j'aime mieux passer condamnation sur ce point, et j'avoue franchement que mon plus grand motif en cela est le plaisir que j'y trouve. Vous savez que j'ai toujours partagй la passion que ma cousine a pour la danse; mais aprиs la perte de ma mиre je renonзai pour ma vie au bal et а toute assemblйe publique: j'ai tenu parole, mкme а mon mariage, et la tiendrai, sans croire y dйroger en dansant quelquefois chez moi avec mes hфtes et mes domestiques. C'est un exercice utile а ma santй durant la vie sйdentaire qu'on est forcй de mener ici l'hiver. Il m'amuse innocemment; car, quand j'ai bien dansй, mon coeur ne me reproche rien. Il amuse aussi M. de Wolmar; toute ma coquetterie en cela se borne а lui plaire. Je suis cause qu'il vient au lieu oщ l'on danse; ses gens en sont plus contents d'кtre honorйs des regards de leur maоtre; ils tйmoignent aussi de la joie а me voir parmi eux. Enfin je trouve que cette familiaritй modйrйe forme entre nous un lien de douceur et d'attachement qui ramиne un peu l'humanitй naturelle en tempйrant la bassesse de la servitude et la rigueur de l'autoritй."

Voilа, milord, ce que me dit Julie au sujet de la danse: et j'admirai comment avec tant d'affabilitй pouvait rйgner tant de subordination, et comment elle et son mari pouvaient descendre et s'йgaler si souvent а leurs domestiques, sans que ceux-ci fussent tentйs de les prendre au mot et de s'йgaler а eux а leur tour. Je ne crois pas qu'il y ait des souverains en Asie servis dans leurs palais avec plus de respect que ces bons maоtres le sont dans leur maison. Je ne connais rien de moins impйrieux que leurs ordres, et rien de si promptement exйcutй: ils prient, et l'on vole; ils excusent, et l'on sent son tort. Je n'ai jamais mieux compris combien la force des choses qu'on dit dйpend peu des mots qu'on emploie.

Ceci m'a fait faire une autre rйflexion sur la vaine gravitй des maоtres: c'est que ce sont moins leurs familiaritйs que leurs dйfauts qui les font mйpriser chez eux, et que l'insolence des domestiques annonce plutфt un maоtre vicieux que faible; car rien ne leur donne autant d'audace que la connaissance de ses vices, et tous ceux qu'ils dйcouvrent en lui sont а leurs yeux autant de dispenses d'obйir а un homme qu'ils ne sauraient plus respecter.

Les valets imitent les maоtres; et, les imitant grossiиrement, ils rendent sensibles dans leur conduite les dйfauts que le vernis de l'йducation cache mieux dans les autres. A Paris, je jugeais des moeurs des femmes de ma connaissance par l'air et le ton de leurs femmes de chambre; et cette rиgle ne m'a jamais trompй. Outre que la femme de chambre, une fois dйpositaire du secret de sa maоtresse, lui fait payer cher sa discrйtion, elle agit comme l'autre pense, et dйcиle toutes ses maximes en les pratiquant maladroitement. En toute chose l'exemple des maоtres est plus fort que leur autoritй, et il n'est pas naturel que leurs domestiques veuillent кtre plus honnкtes gens qu'eux. On a beau crier, jurer, maltraiter, chasser, faire maison nouvelle; tout cela ne produit point le bon service. Quand celui qui ne s'embarrasse pas d'кtre mйprisй et haп de ses gens s'en croit pourtant bien servi, c'est qu'il se contente de ce qu'il voit et d'une exactitude apparente, sans tenir compte de mille maux secrets qu'on lui fait incessamment et dont il n'aperзoit jamais la source. Mais oщ est l'homme assez dйpourvu d'honneur pour pouvoir supporter les dйdains de tout ce qui l'environne? Oщ est la femme assez perdue pour n'кtre plus sensible aux outrages? Combien, dans Paris et dans Londres, de dames se croient fort honorйes, qui fondraient en larmes si elles entendaient ce qu'on dit d'elles dans leur antichambre! Heureusement pour leur repos elles se rassurent en prenant ces Argus pour des imbйciles, et se flattant qu'ils ne voient rien de ce qu'elles ne daignent pas leur cacher. Aussi, dans leur mutine obйissance, ne leur cachent-ils guиre а leur tour tout le mйpris qu'ils ont pour elles. Maоtres et valets sentent mutuellement que ce n'est pas la peine de se faire estimer les uns des autres.

Le jugement des domestiques me paraоt кtre l'йpreuve la plus sыre et la plus difficile de la vertu des maоtres; et je me souviens, milord, d'avoir bien pensй de la vфtre en Valais sans vous connaоtre, simplement sur ce que, parlant assez rudement а vos gens, ils ne vous en йtaient pas moins attachйs, et qu'ils tйmoignaient, entre eux, autant de respect pour vous en votre absence que si vous les eussiez entendus. On a dit qu'il n'y avait point de hйros pour son valet de chambre. Cela peut кtre; mais l'homme juste a l'estime de son valet; ce qui montre assez que l'hйroпsme n'a qu'une vaine apparence et qu'il n'y a rien de solide que la vertu. C'est surtout dans cette maison qu'on reconnaоt la force de son empire dans le suffrage des domestiques; suffrage d'autant plus sыr, qu'il ne consiste point en de vains йloges, mais dans l'expression naturelle de ce qu'ils sentent. N'entendant jamais rien ici qui leur fasse croire que les autres maоtres ne ressemblent pas aux leurs, ils ne les louent point des vertus qu'ils estiment communes а tous; mais ils louent Dieu dans leur simplicitй d'avoir mis des riches sur la terre pour le bonheur de ceux qui les servent et pour le soulagement des pauvres.

La servitude est si peu naturelle а l'homme, qu'elle ne saurait exister sans quelque mйcontentement. Cependant on respecte le maоtre et l'on n'en dit rien. Que s'il йchappe quelques murmures contre la maоtresse, ils valent mieux que des йloges. Nul ne se plaint qu'elle manque pour lui de bienveillance, mais qu'elle en accorde autant aux autres; nul ne peut souffrir qu'elle fasse comparaison de son zиle avec celui de ses camarades, et chacun voudrait кtre le premier en faveur comme il croit l'кtre en attachement: c'est lа leur unique plainte et leur plus grande injustice.

A la subordination des infйrieurs se joint la concorde entre les йgaux; et cette partie de l'administration domestique n'est pas la moins difficile. Dans les concurrences de jalousie et d'intйrкt qui divisent sans cesse les gens d'une maison, mкme aussi peu nombreuse que celle-ci, ils ne demeurent presque jamais unis qu'aux dйpens du maоtre. S'ils s'accordent, c'est pour voler de concert: s'ils sont fidиles, chacun se fait valoir aux dйpens des autres. Il faut qu'ils soient ennemis ou complices; et l'on voit а peine le moyen d'йviter а la fois leur friponnerie et leurs dissensions. La plupart des pиres de famille ne connaissent que l'alternative entre ces deux inconvйnients. Les uns, prйfйrant l'intйrкt а l'honnкtetй, fomentent cette disposition des valets aux secrets rapports, et croient faire un chef-d'oeuvre de prudence en les rendant espions ou surveillants les uns des autres. Les autres, plus indolents, aiment qu'on les vole et qu'on vive en paix; ils se font une sorte d'honneur de recevoir toujours mal des avis qu'un pur zиle arrache quelquefois а un serviteur fidиle. Tous s'abusent йgalement. Les premiers, en excitant chez eux des troubles continuels, incompatibles avec la rиgle et le bon ordre, n'assemblent qu'un tas de fourbes et de dйlateurs, qui s'exercent, en trahissant leurs camarades, а trahir peut-кtre un jour leurs maоtres. Les seconds, en refusant d'apprendre ce qui se fait dans leur maison, autorisent les ligues contre eux-mкmes, encouragent les mйchants, rebutent les bons, et n'entretiennent а grands frais que des fripons arrogants et paresseux, qui, s'accordant aux dйpens du maоtre, regardent leurs services comme des grвces, et leurs vols comme des droits.

C'est une grande erreur, dans l'йconomie domestique ainsi que dans la civile, de vouloir combattre un vice par un autre, ou former entre eux une sorte d'йquilibre: comme si ce qui sape les fondements de l'ordre pouvait jamais servir а l'йtablir! On ne fait par cette mauvaise police que rйunir enfin tous les inconvйnients. Les vices tolйrйs dans une maison n'y rиgnent pas seuls; laissez-en germer un, mille viendront а sa suite. Bientфt ils perdent les valets qui les ont, ruinent le maоtre qui les souffre, corrompent ou scandalisent les enfants attentifs а les observer. Quel indigne pиre oserait mettre quelque avantage en balance avec ce dernier mal? Quel honnкte homme voudrait кtre chef de famille, s'il lui йtait impossible de rйunir dans sa maison la paix et la fidйlitй, et qu'il fallыt acheter le zиle de ses domestiques aux dйpens de leur bienveillance mutuelle?

Qui n'aurait vu que cette maison n'imaginerait pas mкme qu'une pareille difficultй pыt exister, tant l'union des membres y paraоt venir de leur attachement aux chefs. C'est ici qu'on trouve le sensible exemple qu'on ne saurait aimer sincиrement le maоtre sans aimer tout ce qui lui appartient: vйritй qui sert de fondement а la charitй chrйtienne. N'est-il pas bien simple que les enfants du mкme pиre se traitent de frиres entre eux? C'est ce qu'on nous dit tous les jours au temple sans nous le faire sentir; c'est ce que les habitants de cette maison sentent sans qu'on leur dise.

Cette disposition а la concorde commence par le choix des sujets. M. de Wolmar n'examine pas seulement en les recevant s'ils conviennent а sa femme et а lui, mais s'ils conviennent l'un а l'autre, et l'antipathie bien reconnue entre deux excellents domestiques suffirait pour faire а l'instant congйdier l'un des deux. "Car, dit Julie, une maison si peu nombreuse, une maison dont ils ne sortent jamais et oщ ils sont toujours vis-а-vis les uns des autres, doit leur convenir йgalement а tous, et serait un enfer pour eux si elle n'йtait une maison de paix. Ils doivent la regarder comme leur maison paternelle oщ tout n'est qu'une mкme famille. Un seul qui dйplairait aux autres pourrait la leur rendre odieuse; et cet objet dйsagrйable y frappant incessamment leurs regards, ils ne seraient bien ici ni pour eux ni pour nous."

Aprиs les avoir assortis le mieux qu'il est possible, on les unit pour ainsi dire malgrй eux par les services qu'on les force en quelque sorte а se rendre, et l'on fait que chacun ait un sensible intйrкt d'кtre aimй de tous ses camarades. Nul n'est si bien venu а demander des grвces pour lui-mкme que pour un autre; ainsi celui qui dйsire en obtenir tвche d'engager un autre а parler pour lui; et cela est d'autant plus facile, que, soit qu'on accorde ou qu'on refuse une faveur ainsi demandйe, on en fait toujours un mйrite а celui qui s'en est rendu l'intercesseur. Au contraire, on rebute ceux qui ne sont bons que pour eux. "Pourquoi, leur dit-on, accorderais-je ce qu'on me demande pour vous qui n'avez jamais rien demandй pour personne? Est-il juste que vous soyez plus heureux que vos camarades, parce qu'ils sont plus obligeants que vous?" On fait plus, on les engage а se servir mutuellement en secret, sans ostentation, sans se faire valoir; ce qui est d'autant moins difficile а obtenir qu'ils savent fort bien que le maоtre, tйmoin de cette discrйtion, les en estime davantage; ainsi l'intйrкt y gagne, et l'amour-propre n'y perd rien. Il sont si convaincus de cette disposition gйnйrale, et il rиgne une telle confiance entre eux, que quand quelqu'un a quelque grвce а demander, il en parle а leur table par forme de conversation; souvent sans avoir rien fait de plus, il trouve la chose demandйe et obtenue, et ne sachant qui remercier, il en a l'obligation а tous.

C'est par ce moyen et d'autres semblables qu'on fait rйgner entre eux un attachement nй de celui qu'ils ont tous pour leur maоtre, et qui lui est subordonnй. Ainsi, loin de se liguer а son prйjudice, ils ne sont tous unis que pour le mieux servir. Quelque intйrкt qu'ils aient а s'aimer ils en ont encore un plus grand а lui plaire; le zиle pour son service l'emporte sur leur bienveillance mutuelle; et tous, se regardant comme lйsйs par des pertes qui le laisseraient moins en йtat de rйcompenser un bon serviteur, sont йgalement incapables de souffrir en silence le tort que l'un d'eux voudrait lui faire. Cette partie de la police йtablie dans cette maison me paraоt avoir quelque chose de sublime; et je ne puis assez admirer comment M. et Mme de Wolmar ont su transformer le vil mйtier d'accusateur en une fonction de zиle, d'intйgritй, de courage, aussi noble ou du moins aussi louable qu'elle l'йtait chez les Romains.

On a commencй par dйtruire ou prйvenir clairement, simplement, et par des exemples sensibles, cette morale criminelle et servile, cette mutuelle tolйrance aux dйpens du maоtre, qu'un mйchant valet ne manque point de prкcher aux bons sous l'air d'une maxime de charitй. On leur a bien fait comprendre que le prйcepte de couvrir les fautes de son prochain ne se rapporte qu'а celles qui ne font de tort а personne; qu'une injustice qu'on voit, qu'on tait, et qui blesse un tiers, on la commet soi-mкme; et que, comme ce n'est que le sentiment de nos propres dйfauts qui nous oblige а pardonner ceux d'autrui, nul n'aime а tolйrer les fripons s'il n'est un fripon comme eux. Sur ces principes, vrais en gйnйral d'homme а homme, et bien plus rigoureux encore dans la relation plus йtroite du serviteur au maоtre, on tient ici pour incontestable que qui voit faire un tort а ses maоtres sans le dйnoncer est plus coupable encore que celui qui l'a commis; car celui-ci se laisse abuser dans son action par le profit qu'il envisage, mais l'autre, de sang-froid et sans intйrкt, n'a pour motif de son silence qu'une profonde indiffйrence pour la justice, pour le bien de la maison qu'il sert et un dйsir secret d'imiter l'exemple qu'il cache. De sorte que, quand la faute est considйrable, celui qui l'a commise peut encore quelquefois espйrer son pardon, mais le tйmoin qui l'a tuй est infailliblement congйdiй comme un homme enclin au mal.

En revanche on ne souffre aucune accusation qui puisse кtre suspecte d'injustice et de calomnie, c'est-а-dire qu'on n'en reзoit aucune en l'absence de l'accusй. Si quelqu'un vient en particulier faire quelque rapport contre son camarade, ou se plaindre personnellement de lui, on lui demande s'il est suffisamment instruit, c'est-а-dire s'il a commencй par s'йclaircir avec celui dont il vient se plaindre. S'il dit que non, on lui demande encore comment il peut juger une action dont il ne connaоt pas assez les motifs. "Cette action, lui dit-on, tient peut-кtre а quelque autre qui vous est inconnue; elle a peut-кtre quelque circonstance qui sert а la justifier ou а l'excuser, et que vous ignorez. Comment osez-vous condamner cette conduite avant de savoir les raisons de celui qui l'a tenue? Un mot d'explication l'eыt peut-кtre justifiйe а vos yeux. Pourquoi risquer de la blвmer injustement, et m'exposer а partager votre injustice?" S'il assure s'кtre йclairci auparavant avec l'accusй: "Pourquoi donc lui rйplique-t-on, venez-vous sans lui, comme si vous aviez peur qu'il ne dйmentоt ce que vous avez а dire? De quel droit nйgligez-vous pour moi la prйcaution que vous avez cru devoir prendre pour vous-mкme? Est-il bien de vouloir que je juge sur votre rapport d'une action dont vous n'avez pas voulu juger sur le tйmoignage de vos yeux, et ne seriez-vous pas responsable du jugement partial que j'en pourrais porter, si je me contentais de votre seule dйposition?" Ensuite on lui propose de faire venir celui qu'il accuse: s'il y consent, c'est une affaire bientфt rйglйe; s'il s'y oppose, on le renvoie aprиs une forte rйprimande; mais on lui garde le secret, et l'on observe si bien l'un et l'autre, qu'on ne tarde pas а savoir lequel des deux avait tort.

Cette rиgle est si connue et si bien йtablie, qu'on n'entend jamais un domestique de cette maison parler mal d'un de ses camarades absent; car ils savent tous que c'est le moyen de passer pour lвche ou menteur. Lorsqu'un d'entre eux en accuse un autre, c'est ouvertement, franchement et non seulement en sa prйsence, mais en celle de tous leurs camarades, afin d'avoir dans les tйmoins de ses discours des garants de sa bonne foi. Quand il est question de querelles personnelles, elles s'accommodent presque toujours par mйdiateurs, sans importuner monsieur ni Madame; mais quand il s'agit de l'intйrкt sacrй du maоtre, l'affaire ne saurait demeurer secrиte; il faut que le coupable s'accuse ou qu'il ait un accusateur. Ces petits plaidoyers sont trиs rares, et ne se font qu'а table dans les tournйes que Julie va faire journellement au dоner ou au souper de ses gens, et que M. de Wolmar appelle en riant ses grands jours. Alors, aprиs avoir йcoutй paisiblement la plainte et la rйponse, si l'affaire intйresse son service, elle remercie l'accusateur de son zиle. "Je sais, lui dit-elle, que vos aimez votre camarade; vous m'en avez toujours dit du bien, et je vous loue de ce que l'amour du devoir et de la justice l'emporte en vous sur les affections particuliиres; c'est ainsi qu'en use un serviteur fidиle et un honnкte homme." Ensuite, si l'accusй n'a pas tort, elle ajoute toujours quelque йloge а sa justification. Mais s'il est rйellement coupable, elle lui йpargne devant les autres une partie de la honte. Elle suppose qu'il a quelque chose а dire pour sa dйfense qu'il ne veut pas dйclarer devant tout le monde; elle lui assigne une heure pour l'entendre en particulier, et c'est lа qu'elle ou son mari lui parlent comme il convient. Ce qu'il y a de singulier en ceci, c'est que le plus sйvиre des deux n'est pas le plus redoutй, et qu'on craint moins les graves rйprimandes de M. de Wolmar que les reproches touchants de Julie. L'un, faisant parler la justice et la vйritй, humilie et confond les coupables; l'autre leur donne un regret mortel de l'кtre, en leur montrant celui qu'elle a d'кtre forcйe а leur фter sa bienveillance. Souvent elle leur arrache des larmes de douleur et de honte, et il ne lui est pas rare de s'attendrir elle-mкme en voyant leur repentir, dans l'espoir de n'кtre pas obligйe а tenir parole.

Tel qui jugerait de tous ces soins sur ce qui se passe chez lui ou chez ses voisins, les estimerait peut-кtre inutiles ou pйnibles. Mais vous, milord, qui avez de si grandes idйes des devoirs et des plaisirs du pиre de famille, et qui connaissez l'empire naturel que le gйnie et la vertu ont sur le coeur humain, vous voyez l'importance de ces dйtails, et vous sentez а quoi tient leur succиs. Richesse ne fait pas riche, dit le Roman de la Rose. Les biens d'un homme ne sont point dans ses coffres, mais dans l'usage de ce qu'il en tire; car on ne s'approprie les choses qu'on possиde que par leur emploi, et les abus sont toujours plus inйpuisables que les richesses: ce qui fait qu'on ne jouit pas а proportion de sa dйpense, mais а proportion qu'on la sait mieux ordonner. Un fou peut jeter des lingots dans la mer et dire qu'il en a joui; mais quelle comparaison entre cette extravagante jouissance et celle qu'un homme sage eыt su tirer d'une moindre somme? L'ordre et la rиgle, qui multiplient et perpйtuent l'usage des biens, peuvent seuls transformer le plaisir en bonheur. Que si c'est du rapport des choses а nous que naоt la vйritable propriйtй; si c'est plutфt l'emploi des richesses que leur acquisition qui nous les donne, quels soins importent plus au pиre de famille que l'йconomie domestique et le bon rйgime de sa maison, oщ les rapports les plus parfaits vont le plus directement а lui, et oщ le bien de chaque membre ajoute alors а celui du chef?

Les plus riches sont-ils les plus heureux? Que sert donc l'opulence а la fйlicitй? Mais toute maison bien ordonnйe est l'image de l'вme du maоtre. Les lambris dorйs, le luxe et la magnificence n'annoncent que la vanitй de celui qui les йtale; au lieu que partout oщ vous verrez rйgner la rиgle sans tristesse, la paix sans esclavage, l'abondance sans profusion, dites avec confiance: "C'est un кtre heureux qui commande ici."

Pour moi je pense que le signe le plus assurй du vrai contentement d'esprit est la vie retirйe et domestique, et que ceux qui vont sans cesse chercher leur bonheur chez autrui ne l'ont point chez eux-mкmes. Un pиre de famille qui se plaоt dans sa maison a pour prix des soins continuels qu'il s'y donne la continuelle jouissance des plus doux sentiments de la nature. Seul entre tous les mortels, il est maоtre de sa propre fйlicitй, parce qu'il est heureux comme Dieu mкme, sans rien dйsirer de plus que ce dont il jouit. Comme cet кtre immense, il ne songe pas а amplifier ses possessions, mais а les rendre vйritablement siennes par les relations les plus parfaites et la direction la mieux entendue: s'il ne s'enrichit pas par de nouvelles acquisitions, il s'enrichit en possйdant mieux ce qu'il a. Il ne jouissait que du revenu de ses terres; il jouit encore de ses terres mкmes en prйsidant а leur culture et les parcourant sans cesse. Son domestique lui йtait йtranger; il en fait son bien, son enfant, il se l'approprie. Il n'avait droit que sur les actions; il s'en donne encore sur les volontйs. Il n'йtait maоtre qu'а prix d'argent; il le devient par l'empire sacrй de l'estime et des bienfaits. Que la fortune le dйpouille de ses richesses; elle ne saurait lui фter les coeurs qu'il s'est attachйs; elle n'фtera point des enfants а leur pиre: toute la diffйrence est qu'il les nourrissait hier, et qu'il sera demain nourri par eux. C'est ainsi qu'on apprend а jouir vйritablement de ses biens, de sa famille et de soi-mкme; c'est ainsi que les dйtails d'une maison deviennent dйlicieux pour l'honnкte homme qui sait en connaоtre le prix; c'est ainsi que, loin de regarder ses devoirs comme une charge, il en fait son bonheur, et qu'il tire de ses touchantes et nobles fonctions la gloire et le plaisir d'кtre homme.

Que si ces prйcieux avantages sont mйprisйs ou peu connus, et si le petit nombre mкme qui les recherche les obtient si rarement, tout cela vient de la mкme cause. Il est des devoirs simples et sublimes qu'il n'appartient qu'а peu de gens d'aimer et de remplir: tels sont ceux du pиre de famille, pour lesquels l'air et le bruit du monde n'inspirent que du dйgoыt, et dont on s'acquitte mal encore quand on n'y est portй que par des raisons d'avarice et d'intйrкt. Tel croit кtre un bon pиre de famille, et n'est qu'un vigilant йconome; le bien peut prospйrer, et la maison aller fort mal. Il faut des vues plus йlevйes pour йclairer, diriger cette importante administration, et lui donner un heureux succиs. Le premier soin par lequel doit commencer l'ordre d'une maison, c'est de n'y souffrir que d'honnкtes gens qui n'y portent pas le dйsir secret de troubler cet ordre. Mais la servitude et l'honnкtetй sont-elles si compatibles qu'on doive espйrer de trouver des domestiques honnкtes gens? Non, milord; pour les avoir il ne faut pas les chercher, il faut les faire; et il n'y a qu'un homme de bien qui sache l'art d'en former d'autres. Un hypocrite a beau vouloir prendre le ton de la vertu, il n'en peut inspirer le goыt а personne; et, s'il savait la rendre aimable, il l'aimerait lui-mкme. Que servent de froides leзons dйmenties par un exemple continuel, si ce n'est а faire penser que celui qui les donne se joue de la crйdulitй d'autrui? Que ceux qui nous exhortent а faire ce qu'ils disent, et non ce qu'ils font, disent une grand absurditй! Qui ne fait pas ce qu'il dit ne le dit jamais bien, car le langage du coeur, qui touche et persuade, y manque. J'ai quelquefois entendu de ces conversations grossiиrement apprкtйes qu'on tient devant les domestiques comme devant les enfants pour leur faire des leзons indirectes. Loin de juger qu'ils en fussent un instant les dupes, je les ai toujours vus sourire en secret de l'ineptie du maоtre qui les prenait pour des sots, en dйbitant lourdement devant eux des maximes qu'ils savaient bien n'кtre pas les siennes.

Toutes ces vaines subtilitйs sont ignorйes dans cette maison, et le grand art des maоtres pour rendre leurs domestiques tels qu'ils les veulent est de se montrer а eux tels qu'ils sont. Leur conduite est toujours franche et ouverte, parce qu'ils n'ont pas peur que leurs actions dйmentent leurs discours. Comme ils n'ont point par eux-mкmes une morale diffйrente de celle qu'ils veulent donner aux autres, ils n'ont pas besoin de circonspection dans leurs propos; un mot йtourdiment йchappй ne renverse point les principes qu'ils se sont efforcйs d'йtablir. Ils ne disent point indiscrиtement toutes leurs affaires, mais ils disent librement toutes leurs maximes. A table, а la promenade, tкte а tкte, ou devant tout le monde, on tient toujours le mкme langage; on dit naпvement ce qu'on pense sur chaque chose; et, sans qu'on songe а personne, chacun y trouve toujours quelque instruction. Comme les domestiques ne voient jamais rien faire а leur maоtre qui ne soit droit, juste, йquitable, ils ne regardent point la justice comme le tribut du pauvre, comme le joug du malheureux, comme une des misиres de leur йtat. L'attention qu'on a de ne pas faire courir en vain les ouvriers, et perdre des journйes pour venir solliciter le payement de leurs journйes, les accoutume а sentir le prix du temps. En voyant le soin des maоtres а mйnager celui d'autrui, chacun en conclut que le sien leur est prйcieux, et se fait un plus grand crime de l'oisivetй. La confiance qu'on a dans leur intйgritй donne а leurs institutions une force qui les fait valoir et prйvient les abus. On n'a pas peur que, dans la gratification de chaque semaine, la maоtresse trouve toujours que c'est le plus jeune ou le mieux fait qui a йtй le plus diligent. Un ancien domestique ne craint pas qu'on lui cherche quelque chicane pour йpargner l'augmentation de gages qu'on lui donne. On n'espиre pas profiter de leur discorde pour se faire valoir et obtenir de l'un ce qu'aura refusй l'autre. Ceux qui sont а marier ne craignent pas qu'on nuise а leur йtablissement pour les garder plus longtemps, et qu'ainsi leur bon service leur fasse tort. Si quelque valet йtranger venait dire aux gens de cette maison qu'un maоtre et ses domestiques sont entre eux dans un vйritable йtat de guerre; que ceux-ci, faisant au premier tout du pis qu'il peuvent, usent en cela d'une juste reprйsaille; que les maоtres йtant usurpateurs, menteurs et fripons, il n'y a pas de mal а les traiter comme ils traitent le prince, ou le peuple, ou les particuliers, et а leur rendre adroitement le mal qu'ils font а force ouverte; celui qui parlerait ainsi ne serait entendu de personne: on ne s'avise pas mкme ici de combattre ou prйvenir de pareils discours; il n'appartient qu'а ceux qui les font naоtre d'кtre obligйs de les rйfuter.

Il n'y a jamais ni mauvaise humeur ni mutinerie dans l'obйissance, parce qu'il n'y a ni hauteur ni caprice dans le commandement, qu'on n'exige rien qui ne soit raisonnable et utile, et qu'on respecte assez la dignitй de l'homme, quoique dans la servitude, pour ne l'occuper qu'а des choses qui ne l'avilissent point. Au surplus, rien n'est bas ici que le vice, et tout ce qui est utile et juste est honnкte et biensйant.

Si l'on ne souffre aucune intrigue au dehors, personne n'est tentй d'en avoir. Ils savent bien que leur fortune la plus assurйe est attachйe а celle du maоtre, et qu'ils ne manqueront jamais de rien tant qu'on verra prospйrer la maison. En la servant ils soignent donc leur patrimoine, et l'augmentent en rendant leur service agrйable; c'est lа leur plus grand intйrкt. Mais ce mot n'est guиre а sa place en cette occasion; car je n'ai jamais vu de police oщ l'intйrкt fыt si sagement dirigй, et oщ pourtant il influвt moins que dans celle-ci. Tout se fait par attachement: l'on dirait que ces вmes vйnales se purifient en entrant dans ce sйjour de sagesse et d'union. L'on dirait qu'une partie des lumiиres du maоtre et des sentiments de la maоtresse ont passй dans chacun de leurs gens: tant on les trouve judicieux, bienfaisants, honnкtes et supйrieurs а leur йtat! Se faire estimer, considйrer, bien vouloir, est leur plus grand ambition, et ils comptent les mots obligeants qu'on leur dit, comme ailleurs les йtrennes qu'on leur donne.

Voilа, milord, mes principales observations sur la partie de l'йconomie de cette maison qui regarde les domestiques et mercenaires. Quant а la maniиre de vivre des maоtres et au gouvernement des enfants, chacun de ces articles mйrite bien une lettre а part. Vous savez а quelle intention j'ai commencй ces remarques; mais en vйritй tout cela forme un tableau si ravissant, qu'il ne faut, pour aimer а le contempler, d'autre intйrкt que le plaisir qu'on y trouve.

 

Lettre XI а milord Edouard

Non, milord, je ne m'en dйdis point: on ne voit rien dans cette maison qui n'associe l'agrйable а l'utile; mais les occupations utiles ne se bornent pas aux soins qui donnent du profit, elles comprennent encore tout amusement innocent et simple qui nourrit le goыt de la retraite, du travail, de la modйration, et conserve а celui qui s'y livre une вme saine, un coeur libre du trouble des passions. Si l'indolente oisivetй n'engendre que la tristesse et l'ennui, le charme des doux loisirs est le fruit d'une vie laborieuse. On ne travaille que pour jouir: cette alternative de peine et de jouissance est notre vйritable vocation. Le repos qui sert de dйlassement aux travaux passйs et d'encouragement а d'autres n'est pas moins nйcessaire а l'homme que le travail mкme.

Aprиs avoir admirй l'effet de la vigilance et des soins de la plus respectable mиre de famille dans l'ordre de sa maison, j'ai vu celui de ses rйcrйations dan un lieu retirй dont elle fait sa promenade favorite, et qu'elle appelle son Elysйe.

Il y avait plusieurs jours que j'entendais parler de cet Elysйe dont on me faisait une espиce de mystиre. Enfin, hier aprиs dоner, l'extrкme chaleur rendant le dehors et le dedans de la maison presque йgalement insupportables, M. de Wolmar proposa а sa femme de se donner congй, cet aprиs-midi, et, au lieu de se retirer comme а l'ordinaire dans la chambre de ses enfants jusque vers le soir, de venir avec nous respirer dans le verger; elle y consentit, et nous nous y rendоmes ensemble.

Ce lieu, quoique tout proche de la maison, est tellement cachй par l'allйe couverte qui l'en sйpare, qu'on ne l'aperзoit de nulle part. L'йpais feuillage qui l'environne ne permet point а l'oeil d'y pйnйtrer, et il est toujours soigneusement fermй а la clef. A peine fus-je au dedans, que, la porte йtant masquйe par des aunes et des coudriers qui ne laissent que deux йtroits passages sur les cфtйs, je ne vis plus en me retournant par oщ j'йtais entrй, et, n'apercevant point de porte, je me trouvai lа comme tombй des nues.

En entrant dans ce prйtendu verger, je fus frappй d'une agrйable sensation de fraоcheur que d'obscurs ombrages, une verdure animйe et vive, des fleurs йparses de tous cфtйs, un gazouillement d'eau courante, et le chant de mille oiseaux, portиrent а mon imagination du moins autant qu'а mes sens; mais en mкme temps je crus voir le lieu le plus sauvage, le plus solitaire de la nature, et il me semblait d'кtre le premier mortel qui jamais eыt pйnйtrй dans ce dйsert. Surpris, saisi, transportй d'un spectacle si peu prйvu, je restai un moment immobile, et m'йcriai dans un enthousiasme involontaire: "O Tinian! ф Juan-Fernandez! Julie, le bout du monde est а votre porte! - Beaucoup de gens le trouvent ici comme vous, dit-elle avec un sourire; mais vingt pas de plus les ramиnent bien vite а Clarens: voyons si le charme tiendra plus longtemps chez vous. C'est ici le mкme verger oщ vous vous кtes promenй autrefois et oщ vous vous battiez avec ma cousine а coups de pкches. Vous savez que l'herbe y йtait assez aride, les arbres assez clairsemйs, donnant assez peu d'ombre, et qu'il n'y avait point d'eau. Le voilа maintenant frais, vert, habillй, parй, fleuri, arrosй. Que pensez-vous qu'il m'en a coыtй pour le mettre dans l'йtat oщ il est? Car il est bon de vous dire que j'en suis la surintendante, et que mon mari m'en laisse l'entiиre disposition. - Ma foi, lu dis-je, il ne vous en a coыtй que de la nйgligence. Ce lieu est charmant, il est vrai, mais agreste et abandonnй; je n'y vois point de travail humain. Vous avez fermй la porte; l'eau est venue je ne sais comment; la nature seule a fait tout le reste; et vous-mкme n'eussiez jamais su faire aussi bien qu'elle. - Il est vrai, dit-elle, que la nature a tout fait, mais sous ma direction, et il n'y a rien lа que je n'aie ordonnй. Encore un coup, devinez. - Premiиrement, repris-je, je ne comprends point comment avec de la peine et de l'argent on a pu supplйer au temps. Les arbres... - Quant а cela, dit M. de Wolmar, vous remarquerez qu'il n'y en a pas beaucoup de fort grands, et ceux-lа y йtaient dйjа. De plus, Julie a commencй ceci longtemps avant son mariage et presque d'abord aprиs la mort de sa mиre, qu'elle vint avec son pиre chercher ici la solitude. - Eh bien! dis-je, puisque vous voulez que tous ces massifs, ces grands berceaux, ces touffes pendantes, ces bosquets si bien ombragйs, soient venus en sept ou huit ans, et que l'art s'en soit mкlй, j'estime que, si dans une enceinte aussi vaste vous avez fait tout cela pour deux mille йcus, vous avez bien йconomisй. - Vous ne surfaites que de deux mille йcus, dit-elle; il ne m'en a rien coыtй. - Comment, rien? - Non, rien; а moins que vous ne comptiez une douzaine de journйes par an de mon jardinier, autant de deux ou trois de mes gens, et quelques-unes de M. de Wolmar lui-mкme, qui n'a pas dйdaignй d'кtre quelquefois mon garзon jardinier." Je ne comprenais rien а cette йnigme; mais Julie, qui jusque-lа m'avait retenu, me dit en me laissant aller: "Avancez, et vous comprendrez. Adieu Tinian, adieu Juan-Fernandez, adieu tout l'enchantement! Dans un moment vous allez кtre de retour du bout du monde."

Je me mis а parcourir avec extase ce verger ainsi mйtamorphosй; et si je ne trouvai point de plantes exotiques et de productions des Indes, je trouvai celles du pays disposйes et rйunies de maniиre а produire un effet plus riant et plus agrйable. Le gazon verdoyant, mais court et serrй, йtait mкlй de serpolet, de baume, de thym, de marjolaine, et d'autres herbes odorantes. On y voyait briller mille fleurs des champs, parmi lesquelles l'oeil en dйmкlait avec surprise quelques-unes de jardin, qui semblaient croоtre naturellement avec les autres. Je rencontrais de temps en temps des touffes obscures, impйnйtrables aux rayons du soleil, comme dans la plus йpaisse forкt; ces touffes йtaient formйes des arbres du bois le plus flexible, dont on avait fait recourber les branches, pendre en terre, et prendre racine, par un art semblable а ce que font naturellement les mangles en Amйrique. Dans les lieux plus dйcouverts je voyais за et lа, sans ordre et sans symйtrie, des broussailles de roses, de framboisiers, de groseilles, des fourrйs de lilas, de noisetier, de sureau, de seringa, de genкt, de trifolium, qui paraient la terre en lui donnant l'air d'кtre en friche. Je suivais des allйes tortueuses et irrйguliиres bordйes de ces bocages fleuris, et couvertes de mille guirlandes de vigne de Judйe, de vigne vierge, de houblon, de liseron, de couleuvrйe, de clйmatite, et d'autres plantes de cette espиce, parmi lesquelles le chиvrefeuille et le jasmin daignaient se confondre. Ces guirlandes semblaient jetйes nйgligemment d'un arbre а l'autre, comme j'en avais remarquй quelquefois dans les forкts, et formaient sur nous des espиces de draperies qui nous garantissaient du soleil, tandis que nous avions sous nos pieds un marcher doux, commode et sec, sur une mousse fine, sans sable, sans herbe, et sans rejetons raboteux. Alors seulement je dйcouvris, non sans surprise, que ces ombrages verts et touffus, qui m'en avaient tant imposй de loin, n'йtaient formйs que de ces plantes rampantes et parasites, qui, guidйes le long des arbres, environnaient leurs tкtes du plus йpais feuillage, et leurs pieds d'ombre et de fraоcheur. J'observai mкme qu'au moyen d'une industrie assez simple on avait fait prendre racine sur les troncs des arbres а plusieurs de ces plantes, de sorte qu'elles s'йtendaient davantage en faisant moins de chemin. Vous concevez bien que les fruits ne s'en trouvent pas mieux de toutes ces additions; mais dans ce lieu seul on a sacrifiй l'utile а l'agrйable, et dans le reste des terres on a pris un tel soin des plants et des arbres, qu'avec ce verger de moins la rйcolte en fruits ne laisse pas d'кtre plus forte qu'auparavant. Si vous songez combien au fond d'un bois on est charmй quelquefois de voir un fruit sauvage et mкme de s'en rafraоchir, vous comprendrez le plaisir qu'on a de trouver dans ce dйsert artificiel des fruits excellents et mыrs, quoique clairsemйs et de mauvaise mine; ce qui donne encore le plaisir de la recherche et du choix.

Toutes ces petites routes йtaient bordйes et traversйes d'une eau limpide et claire, tantфt circulant parmi l'herbe et les fleurs en filets presque imperceptibles, tantфt en plus grands ruisseaux courant sur un gravier pur et marquetй qui rendait l'eau plus brillante. On voyait des sources bouillonner et sortir de la terre, et quelquefois des canaux plus profonds dans lesquels l'eau calme et paisible rйflйchissait а l'oeil les objets. "Je comprends а prйsent tout le reste, dis-je а Julie; mais ces eaux que je vois de toutes parts... - Elles viennent de lа, reprit-elle en me montrant le cфtй oщ йtait la terrasse de son jardin. C'est ce mкme ruisseau qui fournit а grands frais dans le parterre un jet d'eau dont personne ne se soucie. M. de Wolmar ne veut pas le dйtruire, par respect pour mon pиre qui l'a fait faire; mais avec quel plaisir nous venons tous les jours voir courir dans ce verger cette eau dont nous n'approchons guиre au jardin! Le jet d'eau joue pour les йtrangers, le ruisseau coule ici pour nous. Il est vrai que j'y ai rйuni l'eau de la fontaine publique, qui se rendait dans le lac par le grand chemin, qu'elle dйgradait au prйjudice des passants et а pure perte pour tout le monde. Elle faisait un coude au pied du verger entre deux rangs de saules; je les ai renfermйs dans mon enceinte, et j'y conduis la mкme eau par d'autres routes."

Je vis alors qu'il n'avait йtй question que de faire serpenter ces eaux avec йconomie en les divisant et rйunissant а propos, en йpargnant la pente le plus qu'il йtait possible, pour prolonger le circuit et se mйnager le murmure de quelques petites chutes. Une couche de glaise couverte d'un pouce de gravier du lac et parsemйe de coquillages formait le lit des ruisseaux. Ces mкmes ruisseaux, courant par intervalles sous quelques larges tuiles recouvertes de terre et de gazon au niveau du sol, formaient а leur issue autant de sources artificielles. Quelques filets s'en йlevaient par des siphons sur des lieux raboteux et bouillonnaient en retombant. Enfin la terre ainsi rafraоchie et humectйe donnait sans cesse de nouvelles fleurs et entretenait l'herbe toujours verdoyante et belle.

Plus je parcourais cet agrйable asile, plus je sentais augmenter la sensation dйlicieuse que j'avais йprouvйe en y entrant. Cependant la curiositй me tenait en haleine. J'йtais plus empressй de voir les objets que d'examiner leurs impressions, et j'aimais а me livrer а cette charmante contemplation sans prendre la peine de penser. Mais Mme de Wolmar, me tirant de ma rкverie, me dit en me prenant sous le bras: "Tout ce que vous voyez n'est que la nature vйgйtale et inanimйe; et, quoi qu'on puisse faire, elle laisse toujours une idйe de solitude qui attriste. Venez la voir animйe et sensible, c'est lа qu'а chaque instant du jour vous lui trouverez un attrait nouveau. - Vous me prйvenez, lui dis-je; j'entends un ramage bruyant et confus, et j'aperзois assez peu d'oiseaux: je comprends que vous avez une voliиre. - Il est vrai, dit-elle; approchons-en." Je n'osai dire encore ce que je pensais de la voliиre; mais cette idйe avait quelque chose qui me dйplaisait, et ne me semblait point assortie au reste.

Nous descendоmes par mille dйtours au bas du verger, oщ je trouvai toute l'eau rйunie en un jolie ruisseau coulant doucement entre deux rangs de vieux saules qu'on avait souvent йbranchйs. Leurs tкtes creuses et demi-chauves formaient des espиces de vases d'oщ sortaient, par l'adresse dont j'ai parlй, des touffes de chиvrefeuille, dont une partie s'entrelaзait autour des branches, et l'autre tombait avec grвce le long du ruisseau. Presque а l'extrйmitй de l'enceinte йtait un petit bassin bordй d'herbes, de joncs, de roseaux, servant d'abreuvoir а la voliиre, et derniиre station de cette eau si prйcieuse et si bien mйnagйe.

Au delа de ce bassin йtait un terre-plein terminй dans l'angle de l'enclos par une monticule garnie d'une multitude d'arbrisseaux de toute espиce; les plus petits vers le haut, et toujours croissant en grandeur а mesure que le sol s'abaissait; ce qui rendait le plan des tкtes presque horizontal, ou montrait au moins qu'un jour il le devait кtre. Sur le devant йtaient une douzaine d'arbres jeunes encore, mais faits pour devenir fort grands, tels que le hкtre, l'orme, le frкne, l'acacia. C'йtaient les bocages de ce coteau qui servaient d'asile а cette multitude d'oiseaux dont j'avais entendu de loin le ramage; et c'йtait а l'ombre de ce feuillage comme sous un grand parasol qu'on les voyait voltiger, courir, chanter, s'agacer, se battre comme s'ils ne nous avaient pas aperзus. Ils s'enfuirent si peu а notre approche, que, selon l'idйe dont j'йtais prйvenu, je les crus d'abord enfermйs par un grillage; mais comme nous fыmes arrivйs au bord du bassin, j'en vis plusieurs descendre et s'approcher de nous sur une espиce de courte allйe qui sйparait en deux le terre-plein et communiquait du bassin а la voliиre. M. de Wolmar, faisant le tour du bassin, sema sur l'allйe deux ou trois poignйes de grains mйlangйs qu'il avait dans sa poche; et, quand il se fut retirй, les oiseaux accoururent et se mirent а manger comme des poules, d'un air si familier que je vis bien qu'ils йtaient faits а ce manиge. "Cela est charmant! m'йcriai-je. Ce mot de voliиre m'avait surpris de votre part; mais je l'entends maintenant: je vois que vous voulez des hфtes et non pas des prisonniers. - Qu'appelez-vous des hфtes? rйpondit Julie: c'est nous qui sommes les leurs; ils sont ici les maоtres, et nous leur payons tribut pour en кtre soufferts quelquefois. - Fort bien, repris-je; mais comment ces maоtres-lа se sont-ils emparйs de ce lieu? Le moyen d'y rassembler tant d'habitants volontaires? Je n'ai pas oui dire qu'on ait jamais rien tentй de pareil; et je n'aurais point cru qu'on y pыt rйussir, si je n'en avais la preuve sous mes yeux."

"La patience et le temps, dit M. de Wolmar, ont fait ce miracle. Ce sont des expйdients dont les gens riches ne s'avisent guиre dans leurs plaisirs. Toujours pressйs de jouir, la force et l'argent sont les seuls moyens qu'ils connaissent: ils ont des oiseaux dans des cages, et des amis а tant par mois. Si jamais des valets approchaient de ce lieu, vous en verriez bientфt les oiseaux disparaоtre; et s'ils y sont а prйsent en grand nombre, c'est qu'il y en a toujours eu. On ne les fait pas venir quand il n'y en a point; mais il est aisй, quand il y en a, d'en attirer davantage en prйvenant tous leurs besoins, en ne les effrayant jamais, en leur faisant faire leur couvйe en sыretй et ne dйnichant point les petits; car alors ceux qui s'y trouvent restent, et ceux qui surviennent restent encore. Ce bocage existait, quoiqu'il fыt sйparй du verger; Julie n'a fait que l'y enfermer par une haie vive, фter celle qui l'en sйparait, l'agrandir, et l'orner de nouveaux plants. Vous voyez, а droite et а gauche de l'allйe qui y conduit, deux espaces remplis d'un mйlange confus d'herbes, de pailles et de toutes sortes de plantes. Elle y fait semer chaque annйe du blй, du mil, du tournesol, du chиnevis, des pesettes, gйnйralement de tous les grains que les oiseaux aiment, et l'on n'en moissonne rien. Outre cela, presque tous les jours, йtй et hiver, elle ou moi leur apportons а manger, et quand nous y manquons, la Fanchon y supplйe d'ordinaire. Ils ont l'eau а quatre pas, comme vous le voyez. Mme de Wolmar pousse l'attention jusqu'а les pourvoir tous les printemps de petits tas de crin, de paille, de laine, de mousse, et d'autres matiиres propres а faire des nids. Avec le voisinage des matйriaux, l'abondance des vivres et le grand soin qu'on prend d'йcarter tous les ennemis, l'йternelle tranquillitй dont ils jouissent les porte а pondre en un lieu commode oщ rien ne leur manque, oщ personne ne les trouble. Voilа comment la patrie des pиres est encore celle des enfants, et comment la peuplade se soutient et se multiplie."

"Ah! dit Julie, vous ne voyez plus rien! chacun ne songe plus qu'а soi; mais des йpoux insйparables, le zиle des soins domestiques, la tendresse paternelle et maternelle, vous avez perdu tout cela. Il y a deux mois qu'il fallait кtre ici pour livrer ses yeux au plus charmant spectacle et son coeur au plus doux sentiment de la nature. - Madame, repris-je assez tristement, vous кtes йpouse et mиre; ce sont des plaisirs qu'il vous appartient de connaоtre." Aussitфt M. de Wolmar, me prenant par la main, me dit en la serrant: "Vous avez des amis, et ces amis ont des enfants; comment l'affection paternelle vous serait-elle йtrangиre?" Je le regardai, je regardai Julie; tous deux se regardиrent, et me rendirent un regard si touchant, que, les embrassant l'un aprиs l'autre, je leur dis avec attendrissement: "Ils me sont aussi chers qu'а vous." Je ne sais par quel bizarre effet un mot peut ainsi changer une вme; mais, depuis ce moment, M. de Wolmar me paraоt un autre homme, et je vois moins en lui le mari de celle que j'ai tant aimйe que le pиre de deux enfants pour lesquels je donnerais ma vie.

Je voulus faire le tour du bassin pour aller voir de plus prиs ce charmant asile et ses petits habitants; mais Mme de Wolmar me retint. "Personne, me dit-elle, ne va les troubler dans leur domicile, et vous кtes mкme le premier de nos hфtes que j'aie amenй jusqu'ici. Il y a quatre clefs de ce verger, dont mon pиre et nous avons chacun une; Fanchon a la quatriиme, comme inspectrice, et pour y mener quelquefois mes enfants; faveur dont on augmente le prix par l'extrкme circonspection qu'on exige d'eux tandis qu'ils y sont. Gustin lui-mкme n'y entre jamais qu'avec un des quatre; encore, passй deux mois de printemps oщ ses travaux sont utiles, n'y entre-t-il presque plus, et tout le reste se fait entre nous. - Ainsi, lui dis-je, de peur que vos oiseaux ne soient vos esclaves, vous vous кtes rendus les leurs. - Voilа bien, reprit-elle, le propos d'un tyran, qui ne croit jouir de sa libertй qu'autant qu'il trouble celle des autres."

Comme nous partions pour nous en retourner, M. de Wolmar jeta une poignйe d'orge dans le bassin, et en y regardant j'aperзus quelques petits poissons. "Ah! ah! dis-je aussitфt, voici pourtant des prisonniers. - Oui, dit-il, ce sont des prisonniers de guerre auxquels on a fait grвce de la vie. - Sans doute, ajouta sa femme. Il y a quelque temps que Fanchon vola dans la cuisine des perchettes qu'elle apporta ici а mon insu. Je les y laisse, de peur de la mortifier si je les renvoyais au lac; car il vaut encore mieux loger du poisson un peu а l'йtroit que de fвcher un honnкte personne. - Vous avez raison, rйpondis-je; et celui-ci n'est pas trop а plaindre d'кtre йchappй de la poкle а ce prix."

"Eh bien! que vous en semble? me dit-elle en nous en retournant. Etes-vous encore au bout du monde? - Non, dis-je, m'en voici tout а fait dehors, et vous m'avez en effet transportй dans l'Elysйe. - Le nom pompeux qu'elle a donnй а ce verger, dit M. de Wolmar, mйrite bien cette raillerie. Louez modestement des jeux d'enfant, et songez qu'ils n'ont jamais rien pris sur les soins de la mиre de famille. - Je le sais, repris-je, j'en suis trиs sыr; et les jeux d'enfant me plaisent plus en ce genre que les travaux des hommes.

Il y a pourtant ici, continuai-je, une chose que je ne puis comprendre; c'est qu'un lieu si diffйrent de ce qu'il йtait ne peut кtre devenu ce qu'il est qu'avec de la culture et du soin: cependant je ne vois nulle part la moindre trace de culture; tout est verdoyant, frais, vigoureux, et la main du jardinier ne se montre point; rien ne dйment l'idйe d'une оle dйserte qui m'est venue en entrant, et je n'aperзois aucun pas d'hommes. - Ah! dit M. de Wolmar, c'est qu'on a pris grand soin de les effacer. J'ai йtй souvent tйmoin, quelquefois complice de la friponnerie. On fait semer du foin sur tous les endroits labourйs, et l'herbe cache bientфt les vestiges du travail; on fait couvrir l'hiver de quelques couches d'engrais les lieux maigres et arides; l'engrais mange la mousse, ranime l'herbe et les plantes; les arbres eux-mкmes ne s'en trouvent pas plus mal, et l'йtй il n'y paraоt plus. A l'йgard de la mousse qui couvre quelques allйes, c'est milord Edouard qui nous a envoyй d'Angleterre le secret pour la faire naоtre. Ces deux cфtйs, continua-t-il, йtaient fermйs par des murs; les murs ont йtй masquйs, non par des espaliers, mais par d'йpais arbrisseaux qui font prendre les bornes du lieu pour le commencement d'un bois. Des deux autres cфtйs rиgnent de fortes haies vives, bien garnies d'йrable, d'aubйpine, de houx, de troлne, et d'autres arbrisseaux mйlangйs qui leur фtent l'apparence de haies et leur donnent celle d'un taillis. Vous ne voyez rien d'alignй, rien de nivelй; jamais le cordeau n'entra dans ce lieu; la nature ne plante rien au cordeau; les sinuositйs dans leur feinte irrйgularitй sont mйnagйes avec art pour prolonger la promenade; cacher les bords de l'оle, et en agrandir l'йtendue apparente sans faire des dйtours incommodes et trop frйquents."

En considйrant tout cela, je trouvais assez bizarre qu'on prоt tant de peine pour se cacher celle qu'on avait prise; n'aurait-il pas mieux valu n'en point prendre? "Malgrй tout ce qu'on vous a dit, me rйpondit Julie, vous jugez du travail par l'effet, et vous vous trompez. Tout ce que vous voyez sont des plantes sauvages ou robustes qu'il suffit de mettre en terre, et qui viennent ensuite d'elles-mкmes. D'ailleurs, la nature semble vouloir dйrober aux yeux des hommes ses vrais attraits, auxquels ils sont trop peu sensibles, et qu'ils dйfigurent quand ils sont а leur portйe: elle fuit les lieux frйquentйs; c'est au sommet des montagnes, au fond des forкts, dans des оles dйsertes, qu'elle йtale ses charmes les plus touchants. Ceux qui l'aiment et ne peuvent l'aller chercher si loin sont rйduits а lui faire violence, а la forcer en quelque sorte а venir habiter avec eux; et tout cela ne peut se faire sans un peu d'illusion."

A ces mots, il me vint une imagination qui les fit rire. "Je me figure, leur dis-je, un homme riche de Paris ou de Londres, maоtre de cette maison, et amenant avec lui un architecte chиrement payй pour gвter la nature. Avec quel dйdain il entrerait dans ce lieu simple et mesquin! Avec quel mйpris il ferait arracher toutes ces guenilles! Les beaux alignements qu'il prendrait! Les belles allйes qu'il ferait percer! Les belles pattes-d'oie, les beaux arbres en parasol, en йventail! Les beaux treillages bien sculptйs! Les belles charmilles bien dessinйes, bien йquarries, bien contournйes! Les beaux boulingrins de fin gazon d'Angleterre, ronds, carrйs, йchancrйs, ovales! Les beaux ifs taillйs en dragons, en pagodes, en marmousets, en toutes sortes de monstres! Les beaux vases de bronze, les beaux fruits de pierre dont il ornera son jardin!... - Quand tout cela sera exйcutй, dit M. de Wolmar, il aura fait un trиs beau lieu dans lequel on n'ira guиre, et dont on sortira toujours avec empressement pour aller chercher la campagne; un lieu triste, oщ l'on ne se promиnera point, mais par oщ l'on passera pour s'aller promener; au lieu que dans mes courses champкtres je me hвte souvent de rentrer pour venir me promener ici.

Je ne vois dans ces terrains si vastes et si richement ornйs que la vanitй du propriйtaire et de l'artiste, qui, toujours empressйs d'йtaler, l'un sa richesse et l'autre son talent, prйparent, а grands frais, de l'ennui а quiconque voudra jouir de leur ouvrage. Un faux goыt de grandeur qui n'est point fait pour l'homme empoisonne ses plaisirs. L'air grand est toujours triste; il fait songer aux misиres de celui qui l'affecte. Au milieu de ses parterres et de ses grandes allйes, son petit individu ne s'agrandit point: un arbre de vingt pieds le couvre comme un de soixante: il n'occupe jamais que ses trois pieds d'espace, et se perd comme un ciron dans ses immenses possessions.

Il y a un autre goыt directement opposй а celui-lа, et plus ridicule encore, en ce qu'il ne laisse pas mкme jouir de la promenade pour laquelle les jardins sont faits. - J'entends, lui dis-je; c'est celui de ces petits curieux, de ces petits fleuristes qui se pвment а l'aspect d'une renoncule, et se prosternent devant des tulipes." Lа-dessus, je leur racontai, milord, ce qui m'йtait arrivй autrefois а Londres dans ce jardin de fleurs oщ nous fыmes introduits avec tant d'appareil, et oщ nous vоmes briller si pompeusement tous les trйsors de la Hollande sur quatre couches de fumier. Je n'oubliai pas la cйrйmonie du parasol et de la petite baguette dont on m'honora, moi indigne, ainsi que les autres spectateurs. Je leur confessai humblement comment, ayant voulu m'йvertuer а mon tour, et hasarder de m'extasier а la vue d'une tulipe dont la couleur me parut vive et la forme йlйgante, je fus moquй, huй, sifflй de tous les savants, et comment le professeur du jardin, passant du mйpris de la fleur а celui du panйgyriste, ne daigna plus me regarder de toute la sйance. "Je pense, ajoutai-je, qu'il eut bien du regret а sa baguette et а son parasol profanйs."

"Ce goыt, dit M. de Wolmar, quand il dйgйnиre en manie, a quelque chose de petit et de vain qui le rend puйril et ridiculement coыteux. L'autre, au moins, a de la noblesse, de la grandeur, et quelque sorte de vйritй; mais qu'est-ce que la valeur d'une patte ou d'un oignon, qu'un insecte ronge ou dйtruit peut-кtre au moment qu'on le marchande, ou d'une fleur prйcieuse а midi et flйtrie avant que le soleil soit couchй? Qu'est-ce qu'une beautй conventionnelle qui n'est sensible qu'aux yeux des curieux, et qui n'est beautй que parce qu'il leur plaоt qu'elle le soit? Le temps peut venir qu'on cherchera dans les fleurs tout le contraire de ce qu'on y cherche aujourd'hui, et avec autant de raison; alors vous serez le docte а votre tour, et votre curieux l'ignorant. Toutes ces petites observations qui dйgйnиrent en йtude ne conviennent point а l'homme raisonnable qui veut donner а son corps un exercice modйrй, ou dйlasser son esprit а la promenade en s'entretenant avec ses amis. Les fleurs sont faites pour amuser nos regards en passant, et non pour кtre si curieusement anatomisйes. Voyez leur reine briller de toutes parts dans ce verger: elle parfume l'air, elle enchante les yeux, et ne coыte presque ni soin ni culture. C'est pour cela que les fleuristes la dйdaignent: la nature l'a faite si belle qu'ils ne lui sauraient ajouter des beautйs de convention; et, ne pouvant se tourmenter а la cultiver, ils n'y trouvent rien qui les flatte. L'erreur des prйtendus gens de goыt est de vouloir de l'art partout, et de n'кtre jamais contents que l'art ne paraisse; au lieu que c'est а le cacher que consiste le vйritable goыt, surtout quand il est question des ouvrages de la nature. Que signifient ces allйes si droites, si sablйes, qu'on trouve sans cesse, et ces йtoiles, par lesquelles, bien loin d'йtendre aux yeux la grandeur d'un parc, comme on l'imagine, on ne fait qu'en montrer maladroitement les bornes? Voit-on dans les bois du sable de riviиre, ou le pied se repose-t-il plus doucement sur ce sable que sur la mousse ou la pelouse? La nature emploie-t-elle sans cesse l'йquerre et la rиgle? Ont-ils peur qu'on ne la reconnaisse en quelque chose malgrй leurs soins pour la dйfigurer? Enfin, n'est-il pas plaisant que, comme s'ils йtaient dйjа las de la promenade en la commenзant, ils affectent de la faire en ligne droite pour arriver plus vite au terme? Ne dirait-on pas que, prenant le plus court chemin, ils font un voyage plutфt qu'une promenade, et se hвtent de sortir aussitфt qu'ils sont entrйs?

Que fera donc l'homme de goыt qui vit pour vivre, qui sait jouir de lui-mкme, qui cherche les plaisirs vrais et simples, et qui veut se faire une promenade а la porte de sa maison? Il la fera si commode et si agrйable qu'il s'y puisse plaire а toutes les heures de la journйe, et pourtant si simple et si naturelle qu'il semble n'avoir rien fait. Il rassemblera l'eau, la verdure, l'ombre et la fraоcheur; car la nature aussi rassemble toutes ces choses. Il ne donnera а rien de la symйtrie; elle est ennemie de la nature et de la variйtй; et toutes les allйes d'un jardin ordinaire se ressemblent si fort qu'on croit кtre toujours dans la mкme: il йlaguera le terrain pour s'y promener commodйment, mais les deux cфtйs de ses allйes ne seront point toujours exactement parallиles; la direction n'en sera pas toujours en ligne droite, elle aura je ne sais quoi de vague comme la dйmarche d'un homme oisif qui erre en se promenant. Il ne s'inquiйtera point de se percer au loin de belles perspectives: le goыt des points de vue et des lointains vient du penchant qu'ont la plupart des hommes а ne se plaire qu'oщ ils ne sont pas; ils sont toujours avides de ce qui est loin d'eux; et l'artiste, qui ne sait pas les rendre assez contents de ce qui les entoure, se donne cette ressource pour les amuser. Mais l'homme dont je parle n'a pas cette inquiйtude; et, quand il est bien oщ il est, il ne se soucie point d'кtre ailleurs. Ici, par exemple, on n'a pas de vue hors du lieu, et l'on est trиs content de n'en pas avoir. On penserait volontiers que tous les charmes de la nature y sont renfermйs, et je craindrais fort que la moindre йchappй de vue au dehors n'фtвt beaucoup d'agrйment а cette promenade. Certainement tout homme qui n'aimera pas а passer les beaux jours dans un lieu si simple et si agrйable n'a pas le goыt pur ni l'вme saine. J'avoue qu'il n'y faut pas amener en pompe les йtrangers; mais en revanche on s'y peut plaire soi-mкme, sans le montrer а personne."

"Monsieur, lui dis-je, ces gens si riches qui font de si beaux jardins ont de fort bonnes raisons pour n'aimer guиre а se promener tout seul, ni а se trouver vis-а-vis d'eux-mкmes; ainsi ils font trиs bien de ne songer en cela qu'aux autres. Au reste, j'ai vu а la Chine des jardins tels que vous les demandez, et faits avec tant d'art que l'art n'y paraissait point, mais d'une maniиre si dispendieuse et entretenus а si grands frais, que cette idйe m'фtait tout le plaisir que j'aurais pu goыter а les voir. C'йtaient des roches, des grottes, des cascades artificielles, dans des lieux plains et sablonneux oщ l'on n'a que de l'eau de puits; c'йtaient des fleurs et des plantes rares de tous les climats de la Chine et de la Tartarie rassemblйes et cultivйes en un mкme sol. On n'y voyait а la vйritй ni belles allйes ni compartiments rйguliers; mais on y voyait entassйes avec profusion des merveilles qu'on ne trouve qu'йparses et sйparйes; la nature s'y prйsentait sous mille aspects divers, et le tout ensemble n'йtait point naturel. Ici l'on n'a transportй ni terres ni pierres, on n'a fait ni pompes ni rйservoirs, on n'a besoin ni de serres, ni de fourneaux, ni de cloches, ni de paillassons. Un terrain presque uni a reзu des ornements trиs simples; des herbes communes, des arbrisseaux communs, quelques filets d'eau coulant sans apprкt, sans contrainte, ont suffi pour l'embellir. C'est un jeu sans effort, dont la facilitй donne au spectateur un nouveau plaisir. Je sens que ce sйjour pourrait кtre encore plus agrйable et me plaire infiniment moins. Tel est, par exemple, le parc cйlиbre de milord Cobham а Staw. C'est un composй de lieux trиs beaux et trиs pittoresques dont les aspects ont йtй choisis en diffйrents pays, et dont tout paraоt naturel, exceptй l'assemblage, comme dans les jardins de la Chine dont je viens de vous parler. Le maоtre et le crйateur de cette superbe solitude y a mкme fait construire des ruines, des temples, d'anciens йdifices; et les temps ainsi que les lieux y sont rassemblйs avec une magnificence plus qu'humaine. Voilа prйcisйment de quoi je me plains. Je voudrais que les amusements des hommes eussent toujours un air facile qui ne fоt point songer а leur faiblesse, et qu'en admirant ces merveilles on n'eыt point l'imagination fatiguйe des sommes et des travaux qu'elles ont coыtйs. Le sort ne nous donne-t-il pas assez de peines sans en mettre jusque dans nos jeux?

Je n'ai qu'un seul reproche а faire а votre Elysйe, ajoutai-je en regardant Julie, mais qui vous paraоtra grave; c'est d'кtre un amusement superflu. A quoi bon vous faire une nouvelle promenade, ayant de l'autre cфtй de la maison des bosquets si charmants et si nйgligйs? - Il est vrai, dit-elle un peu embarrassйe; mais j'aime mieux ceci. - Si vous aviez bien songй а votre question avant que de la faire, interrompit M. de Wolmar, elle serait plus qu'indiscrиte. Jamais ma femme depuis son mariage n'a mis les pieds dans les bosquets dont vous parlez. J'en sais la raison quoiqu'elle me l'ait toujours tuй. Vous qui ne l'ignorez pas, apprenez а respecter les lieux oщ vous кtes; ils sont plantйs par les mains de la vertu."

A peine avais-je reзu cette juste rйprimande, que la petite famille, menйe par Fanchon, entra comme nous sortions. Ces trois aimables enfants se jetиrent au cou de M. et de Mme de Wolmar. J'eus ma part de leurs petites caresses. Nous rentrвmes, Julie et moi, dans l'Elysйe en faisant quelques pas avec eux, puis nous allвmes rejoindre M. de Wolmar, qui parlait а des ouvriers. Chemin faisant, elle me dit qu'aprиs кtre devenue mиre, il lui йtait venu sur cette promenade une idйe qui avait augmentй son zиle pour l'embellir. "J'ai pensй, me dit-elle, а l'amusement de mes enfants et а leur santй quand ils seront plus вgйs. L'entretien de ce lieu demande plus de soin que de peine; il s'agit plutфt de donner un certain contour aux rameaux des plants que de bкcher et labourer la terre: j'en veux faire un jour mes petits jardiniers; ils auront autant d'exercice qu'il leur en faut pour renforcer leur tempйrament, et pas assez pour le fatiguer. D'ailleurs ils feront faire ce qui sera trop fort pour leur вge, et se borneront au travail qui les amusera. Je ne saurais vous dire, ajouta-t-elle, quelle douceur je goыte а me reprйsenter mes enfants occupйs а me rendre les petits soins que je prends avec tant de plaisir pour eux, et la joie de leurs tendres coeurs en voyant leur mиre se promener avec dйlices sous des ombrages cultivйs de leurs mains. En vйritй, mon ami, me dit-elle d'une voix йmue, des jours ainsi passйs tiennent du bonheur de l'autre vie; et ce n'est pas sans raison qu'en y pensant j'ai donnй d'avance а ce lieu le nom d'Elysйe." Milord, cette incomparable femme est mиre comme elle est йpouse, comme elle est amie, comme elle est fille; et, pour l'йternel supplice de mon coeur, c'est encore ainsi qu'elle fut amante.

Enthousiasmй d'un sйjour si charmant, je les priai le soir de trouver bon que, durant mon sйjour chez eux, la Fanchon me confiвt sa clef et le soin de nourrir les oiseaux. Aussitфt Julie envoya le sac de grain dans ma chambre et me donna sa propre clef. Je ne sais pourquoi je la reзus avec une sorte de peine: il me sembla que j'aurais mieux aimй celle de M. de Wolmar.

Ce matin je me suis levй de bonne heure et avec l'empressement d'un enfant je suis allй m'enfermer dans l'оle dйserte. Que d'agrйables pensйes j'espйrais porter dans ce lieu solitaire, oщ le doux aspect de la seule nature devait chasser de mon souvenir tout cet ordre social et factice qui m'a rendu si malheureux! Tout ce qui va m'environner est l'ouvrage de celle qui me fut si chиre. Je la contemplerai tout autour de moi; je ne verrai rien que sa main n'ait touchй; je baiserai des fleurs que ses pieds auront foulйes; je respirerai avec la rosйe un air qu'elle a respirй; son goыt dans ses amusements me rendra prйsents tous ses charmes, et je la trouverai partout comme elle est au fond de mon coeur.

En entrant dans l'Elysйe avec ces dispositions, je me suis subitement rappelй le dernier mot que me dit hier M. de Wolmar а peu prиs dans la mкme place. Le souvenir de ce seul mot a changй sur-le-champ tout l'йtat de mon вme. J'ai cru voir l'image de la vertu oщ je cherchais celle du plaisir; cette image s'est confondue dans mon esprit avec les traits de Mme de Wolmar; et, pour la premiиre fois depuis mon retour, j'ai vu Julie en son absence, non telle qu'elle fut pour moi et que j'aime encore а me la reprйsenter, mais telle qu'elle se montre а mes yeux tous les jours. Milord, j'ai cru voir cette femme si charmante, si chaste et si vertueuse, au milieu de ce mкme cortиge qui l'entourait hier. Je voyais autour d'elle ses trois aimables enfants, honorable et prйcieux gage de l'union conjugale et de la tendre amitiй, lui faire et recevoir d'elle mille touchantes caresses. Je voyais а ses cфtйs le grave Wolmar, cet йpoux si chйri, si heureux, si digne de l'кtre. Je croyais voir son oeil pйnйtrant et judicieux percer au fond de mon coeur et m'en faire rougir encore; je croyais entendre sortir de sa bouche des reproches trop mйritйs et des leзons trop mal йcoutйes. Je voyais а sa suite cette mкme Fanchon Regard, vivante preuve du triomphe des vertus et de l'humanitй sur le plus ardent amour. Ah! quel sentiment coupable eыt pйnйtrй jusqu'а elle а travers cette inviolable escorte? Avec quelle indignation j'eusse йtouffй les vils transports d'une passion criminelle et mal йteinte, et que je me serais mйprisй de souiller d'un seul soupir un aussi ravissant tableau d'innocence et d'honnкtetй! Je repassais dans ma mйmoire les discours qu'elle m'avait tenus en sortant, puis, remontant avec elle dans un avenir qu'elle contemple avec tant de charmes, je voyais cette tendre mиre essuyer la sueur du front de ses enfants, baiser leurs joues enflammйes, et livrer ce coeur fait pour aimer au plus doux sentiment de la nature. Il n'y avait pas jusqu'а ce nom d'Elysйe qui ne rectifiвt en moi les йcarts de l'imagination, et ne portвt dans mon вme un calme prйfйrable au trouble des passions les plus sйduisantes. Il me peignait en quelque sorte l'intйrieur de celle qui l'avait trouvй; je pensais qu'avec une conscience agitйe on n'aurait jamais choisi ce nom-lа. Je me disais: "La paix rиgne au fond de son coeur comme dans l'asile qu'elle a nommй."

Je m'йtais promis une rкverie agrйable; j'ai rкvй plus agrйablement que je ne m'y йtais attendu. J'ai passй dans l'Elysйe deux heures auxquelles je ne prйfиre aucun temps de ma vie. En voyant avec quel charme et quelle rapiditй elles s'йtaient йcoulйes, j'ai trouvй qu'il y a dans la mйditation des pensйes honnкtes une sorte de bien-кtre que les mйchants n'ont jamais connu; c'est celui de se plaire avec soi-mкme. Si l'on y songeait sans prйvention, je ne sais quel autre plaisir on pourrait йgaler а celui-lа. Je sens au moins que quiconque aime autant que moi la solitude doit craindre de s'y prйparer des tourments. Peut-кtre tirerait-on des mкmes principes la clef des faux jugements des hommes sur les avantages du vice et sur ceux de la vertu. Car la jouissance de la vertu est tout intйrieure, et ne s'aperзoit que par celui qui la sent; mais tous les avantages du vice frappent les yeux d'autrui, et il n'y a que celui qui les a qui sache ce qu'ils lui coыtent.

Se a ciascun l'interno affanno

Si leggesse in fronte scritto,

Quanti mai, che invidia fanno,

Ci farebbero pietа!

Comme il se faisait tard sans que j'y songeasse, M. de Wolmar est venu me joindre et m'avertir que Julie et le thй m'attendaient. "C'est vous, leur ai-je dit en m'excusant, qui m'empкchiez d'кtre avec vous: je fus si charmй de ma soirйe d'hier que j'en suis retournй jouir ce matin; et, puisque vous m'avez attendu, ma matinйe n'est pas perdue. - C'est fort bien dit, a rйpondu Mme de Wolmar; il vaudrait mieux s'attendre jusqu'а midi que de perdre le plaisir de dйjeuner ensemble. Les йtrangers ne sont jamais admis le matin dans ma chambre, et dйjeunent dans la leur. Le dйjeuner est le repas des amis; les valets en sont exclus, les importuns ne s'y montrent point, on y dit tout ce qu'on pense, on y rйvиle tous ses secrets; on n'y contraint aucun de ses sentiments; on peut s'y livrer sans imprudence aux douceurs de la confiance et de la familiaritй. C'est presque le seul moment oщ il soit permis d'кtre ce qu'on est: que ne dure-t-il toute la journйe!" Ah! Julie, ai-je йtй prкt а dire, voilа un voeu bien intйressй! Mais je me suis tu. La premiиre chose que j'ai retranchйe avec l'amour a йtй la louange. Louer quelqu'un en face, а moins que ce ne soit sa maоtresse, qu'est-ce faire autre chose sinon le taxer de vanitй? Vous savez, milord, si c'est а Mme de Wolmar qu'on peut faire ce reproche. Non, non; je l'honore trop pour ne pas l'honorer en silence. La voir, l'entendre, observer sa conduite, n'est-ce pas assez la louer?

 

Lettre XII de Madame de Wolmar а Madame d'Orbe

Il est йcrit, chиre amie, que tu dois кtre dans tous les temps ma sauvegarde contre moi-mкme, et qu'aprиs m'avoir dйlivrйe avec tant de peine des piиges de mon coeur tu me garantiras encore de ceux de ma raison. Aprиs tant d'йpreuves cruelles, j'apprends а me dйfier des erreurs comme des passions dont elles sont si souvent l'ouvrage. Que n'ai-je eu toujours la mкme prйcaution! Si dans les temps passйs j'avais moins comptй sur mes lumiиres, j'aurais eu moins а rougir de mes sentiments.

Que ce prйambule ne t'alarme pas. Je serais indigne de ton amitiй, si j'avais encore а la consulter sur des sujets graves. Le crime fut toujours йtranger а mon coeur, et j'ose l'en croire plus йloignй que jamais. Ecoute-moi donc paisiblement, ma cousine, et crois que je n'aurai jamais besoin de conseil sur des doutes que la seule honnкtetй peut rйsoudre.

Depuis six ans que je vis avec M. de Wolmar dans la plus parfaite union qui puisse rйgner entre deux йpoux, tu sais qu'il ne m'a jamais parlй ni de sa famille ni de sa personne, et que, l'ayant reзu d'un pиre aussi jaloux du bonheur de sa fille que de l'honneur de sa maison, je n'ai point marquй d'empressement pour en savoir sur son compte plus qu'il ne jugeait а propos de m'en dire. Contente de lui devoir, avec la vie de celui qui me l'a donnйe, mon honneur, mon repos, ma raison, mes enfants, et tout ce qui peut me rendre quelque prix а mes propres yeux, j'йtais bien assurйe que ce que j'ignorais de lui ne dйmentait point ce qui m'йtait connu; et je n'avais pas besoin d'en savoir davantage pour l'aimer, l'estimer, l'honorer autant qu'il йtait possible.

Ce matin, en dйjeunant, il nous a proposй un tour de promenade avant la chaleur; puis, sous prйtexte de ne pas courir, disait-il, la campagne en robe de chambre, il nous a menйs dans les bosquets, et prйcisйment, ma chиre, dans ce mкme bosquet oщ commencиrent tous les malheurs de ma vie. En approchant de ce lieu fatal, je me suis senti un affreux battement de coeur; et j'aurais refusй d'entrer si la honte ne m'eыt retenue, et si le souvenir d'un mot qui fut dit l'autre jour dans l'Elysйe ne m'eыt fait craindre les interprйtations. Je ne sais si le philosophe йtait plus tranquille; mais quelque temps aprиs, ayant par hasard tournй les yeux sur lui, je l'ai trouvй pвle, changй, et je ne puis te dire quelle peine tout cela m'a fait.

En entrant dans le bosquet j'ai vu mon mari me jeter un coup d'oeil et sourire. Il s'est assis entre nous; et, aprиs un moment de silence, nous prenant tous deux par la main: "Mes enfants, nous a-t-il dit, je commence а voir que mes projets ne seront point vains et que nous pouvons кtre unis tous trois d'un attachement durable, propre а faire notre bonheur commun et ma consolation dans les ennuis d'une vieillesse qui s'approche. Mais je vous connais tous deux mieux que vous ne me connaissez; il est juste de rendre les choses йgales; et quoique je n'aie rien de fort intйressant а vous apprendre, puisque vous n'avez plus de secret pour moi, je n'en veux plus avoir pour vous."

Alors il nous a rйvйlй le mystиre de sa naissance, qui jusqu'ici n'avait йtй connu que de mon pиre. Quand tu le sauras, tu concevras jusqu'oщ vont le sang-froid et la modйration d'un homme capable de taire six ans un pareil secret а sa femme; mais ce secret n'est rien pour lui, et il y pense trop peu pour se faire un grand effort de n'en pas parler.

"Je ne vous arrкterai point, nous a-t-il dit, sur les йvйnements de ma vie; ce qui peut vous importer est moins de connaоtre mes aventures que mon caractиre. Elles sont simples comme lui; et sachant bien ce que je suis, vous comprendrez aisйment ce que j'ai pu faire. J'ai naturellement l'вme tranquille et le coeur froid. Je suis de ces hommes qu'on croit bien injurier en disant qu'ils ne sentent rien, c'est-а-dire qu'ils n'ont point de passion qui les dйtourne de suivre le vrai guide de l'homme. Peu sensible au plaisir et а la douleur, je n'йprouve que trиs faiblement ce sentiment d'intйrкt et d'humanitй qui nous approprie les affections d'autrui. Si j'ai de la peine а voir souffrir les gens de bien, la pitiй n'y entre pour rien, car je n'en ai point а voir souffrir les mйchants. Mon seul principe actif est le goыt naturel de l'ordre; et le concours bien combinй du jeu de la fortune et des actions des hommes me plaоt exactement comme une belle symйtrie dans un tableau, ou comme une piиce bien conduite au thйвtre. Si j'ai quelque passion dominante, c'est celle de l'observation. J'aime а lire dans les coeurs des hommes; comme le mien me fait peu d'illusion, que j'observe de sang-froid et sans intйrкt, et qu'une longue expйrience m'a donnй de la sagacitй, je ne me trompe guиre dans mes jugements; aussi c'est lа toute la rйcompense de l'amour-propre dans mes йtudes continuelles; car je n'aime point а faire un rфle, mais seulement а voir jouer les autres: la sociйtй m'est agrйable pour la contempler, non pour en faire partie. Si je pouvais changer la nature de mon кtre et devenir un oeil vivant je ferais volontiers cet йchange. Ainsi mon indiffйrence pour les hommes ne me rend point indйpendant d'eux; sans me soucier d'en кtre vu, j'ai besoin de les voir, et sans m'кtre chers, ils me sont nйcessaires.

Les deux premiers йtats de la sociйtй que j'eus occasion d'observer furent les courtisans et les valets; deux ordres d'hommes moins diffйrents en effet qu'en apparence, et si peu dignes d'кtre йtudiйs, si faciles а connaоtre, que je m'ennuyai d'eux au premier regard. En quittant la cour, oщ tout est sitфt vu, je me dйrobai sans le savoir au pйril qui m'y menaзait et dont je n'aurais point йchappй. Je changeai de nom; et, voulant connaоtre les militaires, j'allai chercher du service chez un prince йtranger; c'est lа que j'eus le bonheur d'кtre utile а votre pиre, que le dйsespoir d'avoir tuй son ami forзait а s'exposer tйmйrairement et contre son devoir. Le coeur sensible et reconnaissant de ce brave officier commenзa dиs lors а me donner meilleure opinion de l'humanitй. Il s'unit а moi d'une amitiй а laquelle il m'йtait impossible de refuser la mienne, et nous ne cessвmes d'entretenir depuis ce temps-lа des liaisons qui devinrent plus йtroites de jour en jour. J'appris dans ma nouvelle condition que l'intйrкt n'est pas, comme je l'avais cru, le seul mobile des actions humaines, et que parmi les foules de prйjugйs qui combattent la vertu il en est aussi qui la favorisent. Je conзus que le caractиre gйnйral de l'homme est un amour-propre indiffйrent par lui-mкme, bon ou mauvais par les accidents qui le modifient, et qui dйpendent des coutumes, des lois, des rangs, de la fortune, et de toute notre police humaine. Je me livrai donc а mon penchant; et, mйprisant la vaine opinion des conditions, je me jetai successivement dans les divers йtats qui pouvaient m'aider а les comparer tous et а connaоtre les uns par les autres. Je sentis, comme vous l'avez remarquй dans quelque lettre, dit-il а Saint-Preux, qu'on ne voit rien quand on se contente de regarder, qu'il faut agir soi-mкme pour voir agir les hommes; et je me fis acteur pour кtre spectateur. Il est toujours aisй de descendre: j'essayai d'une multitude de conditions dont jamais homme de la mienne ne s'йtait avisй. Je devins mкme paysan; et quand Julie m'a fait garзon jardinier, elle ne m'a point trouvй si novice au mйtier qu'elle aurait pu croire.

Avec la vйritable connaissance des hommes, dont l'oisive philosophie ne donne que l'apparence, je trouvai un autre avantage auquel je ne m'йtais point attendu; ce fut d'aiguiser par une vie active cet amour de l'ordre que j'ai reзu de la nature, et de prendre un nouveau goыt pour le bien par le plaisir d'y contribuer. Ce sentiment me rendit un peu moins contemplatif, m'unit un peu plus а moi mкme; et, par une suite assez naturelle de ce progrиs, je m'aperзus que j'йtais seul. La solitude qui m'ennuya toujours me devenait affreuse, et je ne pouvais plus espйrer de l'йviter longtemps. Sans avoir perdu ma froideur, j'avais besoin d'un attachement; l'image de la caducitй sans consolation m'affligeait avant le temps, et, pour la premiиre fois de ma vie, je connus l'inquiйtude et la tristesse. Je parlai de ma peine au baron d'Etange. "Il ne faut point, me dit-il, vieillir garзon. Moi-mкme, aprиs avoir vйcu presque indйpendant dans les liens du mariage, je sens que j'ai besoin de redevenir йpoux et pиre, et je vais me retirer dans le sein de ma famille. Il ne tiendra qu'а vous d'en faire la vфtre et de me rendre le fils que j'ai perdu. J'ai une fille unique а marier; elle n'est pas sans mйrite; elle a le coeur sensible, et l'amour de son devoir lui fait aimer tout ce qui s'y rapporte. Ce n'est ni une beautй ni un prodige d'esprit; mais venez la voir, et croyez que, si vous ne sentez rien pour elle, vous ne sentirez jamais rien pour personne au monde." Je vins, je vous vis, Julie, et je trouvai que votre pиre m'avait parlй modestement de vous. Vos transports, vos larmes de joie en l'embrassant, me donnиrent la premiиre ou plutфt la seule йmotion que j'aie йprouvйe de ma vie. Si cette impression fut lйgиre, elle йtait unique; et les sentiments n'ont besoin de force pour agir qu'en proportion de ceux qui leur rйsistent. Trois ans d'absence ne changиrent point l'йtat de mon coeur. L'йtat du vфtre ne m'йchappa pas а mon retour; et c'est ici qu'il faut que je vous venge d'un aveu qui vous a tant coыtй." Juge, ma chиre, avec quelle йtrange surprise j'appris alors que tous mes secrets lui avaient йtй rйvйlйs avant mon mariage, et qu'il m'avait йpousйe sans ignorer que j'appartenais а un autre.

"Cette conduite йtait inexcusable, a continuй M. de Wolmar. J'offensais la dйlicatesse; je pйchais contre la prudence; j'exposais votre honneur et le mien; je devais craindre de nous prйcipiter tous deux dans des malheurs sans ressource; mais je vous aimais, et n'aimais que vous; tout le reste m'йtait indiffйrent. Comment rйprimer la passion mкme la plus faible, quand elle est sans contrepoids? Voilа l'inconvйnient des caractиres froids et tranquilles: tout va bien tant que leur froideur les garantit des tentations; mais s'il en survient une qui les atteigne, ils sont aussitфt vaincus qu'attaquйs; et la raison, qui gouverne tandis qu'elle est seule, n'a jamais de force pour rйsister au moindre effort. Je n'ai йtй tentй qu'une fois, et j'ai succombй. Si l'ivresse de quelque autre passion m'eыt fait vaciller encore, j'aurais fait autant de chutes que de faux pas. Il n'y a que des вmes de feu qui sachent combattre et vaincre; tous les grands efforts, toutes les actions sublimes sont leur ouvrage: la froide raison n'a jamais rien fait d'illustre, et l'on ne triomphe des passions qu'en les opposant l'une а l'autre. Quand celle de la vertu vient а s'йlever, elle domine seule et tient tout en йquilibre. Voilа comment se forme le vrai sage, qui n'est pas plus qu'un autre а l'abri des passions, mais qui seul sait les vaincre par elles-mкmes, comme un pilote fait route par les mauvais vents.

Vous voyez que je ne prйtends pas extйnuer ma faute: si c'en eыt йtй une, je l'aurais faite infailliblement; mais, Julie, je vous connaissais, et n'en fis point en vous йpousant. Je sentis que de vous seule dйpendait tout le bonheur dont je pouvais jouir, et que si quelqu'un йtait capable de vous rendre heureuse, c'йtait moi. Je savais que l'innocence et la paix йtaient nйcessaires а votre coeur, que l'amour dont il йtait prйoccupй ne les lui donnerait jamais, et qu'il n'y avait que l'horreur du crime qui pыt en chasser l'amour. Je vis que votre вme йtait dans un accablement dont elle ne sortirait que par un nouveau combat, et que ce serait en sentant combien vous pouviez encore кtre estimable que vous apprendriez а le devenir.

Votre coeur йtait usй pour l'amour: je comptai donc pour rien une disproportion d'вge qui m'фtait le droit de prйtendre а un sentiment dont celui qui en йtait l'objet ne pouvait jouir, et impossible а obtenir pour tout autre. Au contraire, voyant dans une vie plus d'а moitiй йcoulйe qu'un seul goыt s'йtait fait sentir а moi, je jugeai qu'il serait durable, et je me plus а lui conserver le reste de mes jours. Dans mes longues recherches, je n'avais rien trouvй qui vous valыt; je pensai que ce que vous ne feriez pas, nulle autre au monde ne pourrait le faire; j'osai croire а la vertu, et vous йpousai. Le mystиre que vous me faisiez ne me surprit point; j'en savais les raisons, et je vis dans votre sage conduite celle de sa durйe. Par йgard pour vous j'imitai votre rйserve, et ne voulus point vous фter l'honneur de me faire un jour de vous-mкme un aveu que je voyais а chaque instant sur le bord de vos lиvres. Je ne me suis trompй en rien; vous avez tenu tout ce que je m'йtais promis de vous. Quand je voulus me choisir une йpouse, je dйsirai d'avoir en elle une compagne aimable, sage, heureuse. Les deux premiиres conditions sont remplies: mon enfant, j'espиre que la troisiиme ne nous manquera pas."

A ces mots, malgrй tous mes efforts pour ne l'interrompre que par mes pleurs, je n'ai pu m'empкcher de lui sauter au cou en m'йcriant: "Mon cher mari! ф le meilleur et le plus aimй des hommes! apprenez-moi ce qui manque а mon bonheur, si ce n'est le vфtre, et d'кtre mieux mйritй... - Vous кtes heureuse autant qu'il se peut, a-t-il dit en m'interrompant; vous mйritez de l'кtre; mais il est temps de jouir en paix d'un bonheur qui vous a jusqu'ici coыtй bien des soins. Si votre fidйlitй m'eыt suffi, tout йtait fait du moment que vous me la promоtes; j'ai voulu de plus qu'elle vous fыt facile et douce, et c'est а la rendre telle que nous nous sommes tous deux occupйs de concert sans nous en parler. Julie, nous avons rйussi mieux que vous ne pensez peut-кtre. Le seul tort que je vous trouve est de n'avoir pu reprendre en vous la confiance que vous vous devez, et de vous estimer moins que votre prix. La modestie extrкme a ses dangers ainsi que l'orgueil. Comme une tйmйritй qui nous porte au delа de nos forces les rend impuissantes, un effroi qui nous empкche d'y compter les rend inutiles. La vйritable prudence consiste а les bien connaоtre et а s'y tenir. Vous en avez acquis de nouvelles en changeant d'йtat. Vous n'кtes plus cette fille infortunйe qui dйplorait sa faiblesse en s'y livrant; vous кtes la plus vertueuse des femmes, qui ne connaоt d'autres lois que celles du devoir et de l'honneur, et а qui le trop vif souvenir de ses fautes est la seule faute qui reste а reprocher. Loin de prendre encore contre vous-mкme des prйcautions injurieuses, apprenez donc а compter sur vous pour pouvoir y compter davantage. Ecartez d'injustes dйfiances capables de rйveiller quelquefois les sentiments qui les ont produites. Fйlicitez-vous plutфt d'avoir su choisir un honnкte homme dans un вge oщ il est si facile de s'y tromper, et d'avoir pris autrefois un amant que vous pouvez avoir aujourd'hui pour ami sous les yeux de votre mari mкme. A peine vos liaisons me furent-elles connues, que je vous estimai l'un par l'autre. Je vis quel trompeur enthousiasme vous avait tous deux йgarйs: il n'agit que sur les belles вmes; il les perd quelquefois, mais c'est par un attrait qui ne sйduit qu'elles. Je jugeai que le mкme goыt qui avait formй votre union la relвcherait sitфt qu'elle deviendrait criminelle, et que le vice pouvait entrer dans des coeurs comme les vфtres, mais non pas y prendre racine.

Dиs lors je compris qu'il rйgnait entre vous des liens qu'il ne fallait point rompre; que votre mutuel attachement tenait а tant de choses louables, qu'il fallait plutфt le rйgler que l'anйantir, et qu'aucun des deux ne pouvait oublier l'autre sans perdre beaucoup de son prix. Je savais que les grands combats ne font qu'irriter les grandes passions, et que si les violents efforts exercent l'вme, ils lui coыtent des tourments dont la durйe est capable de l'abattre. J'employai la douceur de Julie pour tempйrer sa sйvйritй. Je nourris son amitiй pour vous, dit-il а Saint-Preux; j'en фtai ce qui pouvait y rester de trop; et je crois vous avoir conservй de son propre coeur plus peut-кtre qu'elle ne vous en eыt laissй, si je l'eusse abandonnй а lui-mкme.

Mes succиs m'encouragиrent, et je voulus tenter votre guйrison comme j'avais obtenu la sienne, car je vous estimais, et, malgrй les prйjugйs du vice, j'ai toujours reconnu qu'il n'y avait rien de bien qu'on n'obtоnt des belles вmes avec de la confiance et de la franchise. Je vous ai vu, vous ne m'avez point trompй, vous ne me trompez point; et quoique vous ne soyez pas encore ce que vous devez кtre, je vous vois mieux que vous ne pensez, et suis plus content de vous que vous ne l'кtes vous-mкme. Je sais bien que ma conduite a l'air bizarre, et choque toutes les maximes communes; mais les maximes deviennent moins gйnйrales а mesure qu'on lit mieux dans les coeurs; et le mari de Julie ne doit pas se conduire comme un autre homme. Mes enfants, nous dit-il d'un ton d'autant plus touchant qu'il partait d'un homme tranquille, soyez ce que vous кtes, et nous serons tous contents. Le danger n'est que dans l'opinion: n'ayez pas peur de vous, et vous n'aurez rien а craindre; ne songez qu'au prйsent, et je vous rйponds de l'avenir. Je ne puis vous en dire aujourd'hui davantage; mais si mes projets s'accomplissent, et que mon espoir ne m'abuse pas, nos destinйes seront mieux remplies, et vous serez tous deux plus heureux que si vous aviez йtй l'un а l'autre."

En se levant il nous embrassa, et voulut que nous nous embrassassions aussi, dans ce lieu... et dans ce lieu mкme oщ jadis... Claire, ф bonne Claire, combien tu m'as toujours aimйe! Je n'en fis aucune difficultй. Hйlas! que j'aurais eu tort d'en faire! Ce baiser n'eut rien de celui qui m'avait rendu le bosquet redoutable: je m'en fйlicitai tristement, et je connus que mon coeur йtait plus changй que jusque-lа je n'avais osй le croire.

Comme nous reprenions le chemin du logis, mon mari m'arrкta par la main, et, me montrant ce bosquet dont nous sortions, il me dit en riant: "Julie, ne craignez plus cet asile, il vient d'кtre profanй." Tu ne veux pas me croire, cousine, mais je te jure qu'il a quelque don surnaturel pour lire au fond des coeur; que le ciel le lui laisse toujours! Avec tant de sujet de me mйpriser, c'est sans doute а cet art que je dois son indulgence.

Tu ne vois point encore ici de conseil а donner: patience, mon ange, nous y voici; mais la conversation que je viens de te rendre йtait nйcessaire а l'йclaircissement du reste.

En nous en retournant, mon mari, qui depuis longtemps est attendu а Etange, m'a dit qu'il comptait partir demain pour s'y rendre, qu'il te verrait en passant, et qu'il y resterait cinq ou six jours. Sans dire tout ce que je pensais d'un dйpart aussi dйplacй, j'ai reprйsentй qu'il ne me paraissait pas assez indispensable pour obliger M. de Wolmar а quitter un hфte qu'il avait lui-mкme appelй dans sa maison. "Voulez-vous, a-t-il rйpliquй, que je lui fasse mes honneurs pour l'avertir qu'il n'est pas chez lui? Je suis pour l'hospitalitй des Valaisans. J'espиre qu'il trouve ici leur franchise et qu'il nous laisse leur libertй." Voyant qu'il ne voulait pas m'entendre, j'ai pris un autre tour et tвchй d'engager notre hфte а faire ce voyage avec lui. "Vous trouverez, lui ai-je dit, un sйjour qui a ses beautйs, et mкme de celles que vous aimez; vous visiterez le patrimoine de mes pиres et le mien: l'intйrкt que vous prenez а moi ne me permet pas de croire que cette vue vous soit indiffйrente." J'avais la bouche ouverte pour ajouter que ce chвteau ressemblait а celui de milord Edouard, qui... mais heureusement j'ai eu le temps de me mordre la langue. Il m'a rйpondu tout simplement que j'avais raison et qu'il ferait ce qu'il me plairait. Mais M. de Wolmar, qui semblait vouloir me pousser а bout, a rйpliquй qu'il devait faire ce qui lui plaisait а lui-mкme. "Lequel aimez-vous mieux, venir ou rester? - Rester, a-t-il dit sans balancer. - Eh bien! restez, a repris mon mari en lui serrant la main. Homme honnкte et vrai! je suis trиs content de ce mot-lа." Il n'y avait pas moyen d'alterquer beaucoup lа-dessus devant le tiers qui nous йcoutait. J'ai gardй le silence, et n'ai pu cacher si bien mon chagrin que mon mari ne s'en soit aperзu. "Quoi donc! a-t-il repris d'un air mйcontent dans un moment oщ Saint-Preux йtait loin de nous, aurais-je inutilement plaidй votre cause contre vous-mкme, et Mme de Wolmar se contenterait-elle d'une vertu qui eыt besoin de choisir ses occasions? Pour moi, je suis plus difficile; je veux devoir la fidйlitй de ma femme а son coeur et non pas au hasard; et il ne me suffit pas qu'elle garde sa foi, je suis offensй qu'elle en doute."

Ensuite il nous a menйs dans son cabinet, oщ j'ai failli tomber de mon haut en lui voyant sortir d'un tiroir, avec les copies de quelques relations de notre ami que je lui avais donnйes, les originaux mкmes de toutes les lettres que je croyais avoir vu brыler autrefois par Babi dans la chambre de ma mиre. "Voilа, m'a-t-il dit en nous les montrant, les fondements de ma sйcuritй: s'ils me trompaient, ce serait une folie de compter sur rien de ce que respectent les hommes. Je remets ma femme et mon honneur en dйpфt а celle qui, fille et sйduite, prйfйrait un acte de bienfaisance а un rendez-vous unique et sыr. Je confie Julie йpouse et mиre а celui qui, maоtre de contenter ses dйsirs, sut respecter Julie amante et fille. Que celui de vous deux qui se mйprise assez pour penser que j'ai tort le dise, et je me rйtracte а l'instant." Cousine, crois-tu qu'il fыt aisй d'oser rйpondre а ce langage?

J'ai pourtant cherchй un moment dans l'aprиs-midi pour prendre en particulier mon mari, et, sans entrer dans des raisonnements qu'il ne m'йtait pas permis de pousser fort loin, je me suis bornйe а lui demander deux jours de dйlai: ils m'ont йtй accordйs sur-le-champ. Je les emploie а t'envoyer cet exprиs et а attendre ta rйponse pour savoir ce que je dois faire.

Je sais bien que je n'ai qu'а prier mon mari de ne point partir du tout, et celui qui ne me refusa jamais rien ne me refusera pas une si lйgиre grвce. Mais, ma chиre, je vois qu'il prend plaisir а la confiance qu'il me tйmoigne; et je crains de perdre une partie de son estime, s'il croit que j'aie besoin de plus de rйserve qu'il ne m'en permet. Je sais bien encore que je n'ai qu'а dire un mot а Saint-Preux, et qu'il n'hйsitera pas а l'accompagner; mais mon mari prendra-t-il ainsi le change, et puis-je faire cette dйmarche sans conserver sur Saint-Preux un air d'autoritй qui semblerait lui laisser а son tour quelque sorte de droits? Je crains d'ailleurs qu'il n'infиre de cette prйcaution que je la sens nйcessaire, et ce moyen, qui semble d'abord le plus facile, est peut-кtre au fond le plus dangereux. Enfin, je n'ignore pas que nulle considйration ne peut кtre mise en balance avec un danger rйel; mais ce danger existe-t-il en effet? Voilа prйcisйment le doute que tu dois rйsoudre.

Plus je veux sonder l'йtat prйsent de mon вme, plus j'y trouve de quoi me rassurer. Mon coeur est pur, ma conscience est tranquille, je ne sens ni trouble ni crainte; et, dans tout ce qui se passe en moi, la sincйritй vis-а-vis de mon mari ne me coыte aucun effort. Ce n'est pas que certains souvenirs involontaires ne me donnent quelquefois un attendrissement dont il vaudrait mieux кtre exempte; mais bien loin que ces souvenirs soient produits par la vue de celui qui les a causйs, ils me semblent plus rares depuis son retour, et quelque doux qu'il me soit de le voir, je ne sais par quelle bizarrerie il m'est plus doux de penser а lui. En un mot, je trouve que je n'ai pas mкme besoin du secours de la vertu pour кtre paisible en sa prйsence, et que, quand l'horreur du crime n'existerait pas, les sentiments qu'elle a dйtruits auraient bien de la peine а renaоtre.

Mais, mon ange, est-ce assez que mon coeur me rassure quand la raison doit m'alarmer? J'ai perdu le droit de compter sur moi. Qui me rйpondra que ma confiance n'est pas encore une illusion du vice? Comment me fier а des sentiments qui m'ont tant de fois abusйe? Le crime ne commence-t-il pas toujours par l'orgueil qui fait mйpriser la tentation, et braver des pйrils oщ l'on a succombй n'est-ce pas vouloir succomber encore?

Pиse toutes ces considйrations, ma cousine; tu verras que quand elles seraient vaines par elles-mкmes, elles sont assez graves par leur objet pour mйriter qu'on y songe. Tire-moi donc de l'incertitude oщ elles m'ont mise. Marque-moi comment je dois me comporter dans cette occasion dйlicate; car mes erreurs passйes ont altйrй mon jugement et me rendent timide а me dйterminer sur toutes choses. Quoi que tu penses de toi-mкme, ton вme est calme et tranquille, j'en suis sыre; les objets s'y peignent tels qu'ils sont; mais la mienne, toujours йmue comme une onde agitйe, les confond et les dйfigure. Je n'ose plus me fier а rien de ce que je vois ni de ce que je sens: et, malgrй de si longs repentirs, j'йprouve avec douleur que le poids d'une ancienne faute est un fardeau qu'il faut porter toute sa vie.

 

Lettre XIII. Rйponse

Pauvre cousine, que de tourments tu te donnes sans cesse avec tant de sujets de vivre en paix! Tout ton mal vient de toi, ф Israлl! Si tu suivais tes propres rиgles, que dans les choses de sentiment tu n'йcoutasses que la voix intйrieure, et que ton coeur fоt taire ta raison, tu te livrerais sans scrupule а la sйcuritй qu'il t'inspire, et tu ne t'efforcerais point, contre son tйmoignage, de craindre un pйril qui ne peut venir que de lui.

Je t'entends, je t'entends bien, ma Julie: plus sыre de toi que tu ne feins de l'кtre, tu veux t'humilier de tes fautes passйes sous prйtexte d'en prйvenir de nouvelles, et tes scrupules sont bien moins des prйcautions pour l'avenir qu'une peine imposйe а la tйmйritй qui t'a perdue autrefois. Tu compares les temps! Y penses-tu? Compare aussi les conditions, et souviens-toi que je te reprochais alors ta confiance comme je te reproche aujourd'hui ta frayeur.

Tu t'abuses, ma chиre enfant: on ne se donne point ainsi le change а soi-mкme; si l'on peut s'йtourdir sur son йtat en n'y pensant point, on le voit tel qu'il est sitфt qu'on veut s'en occuper, et l'on ne se dйguise pas plus ses vertus que ses vices. Ta douceur, ta dйvotion, t'ont donnй du penchant а l'humilitй. Dйfie-toi de cette dangereuse vertu qui ne fait qu'animer l'amour-propre en le concentrant, et crois que la noble franchise d'une вme droite est prйfйrable а l'orgueil des humbles. S'il faut de la tempйrance dans la sagesse, il en faut aussi dans les prйcautions qu'elle inspire, de peur que des soins ignominieux а la vertu n'avilissent l'вme, et n'y rйalisent un danger chimйrique а force de nous en alarmer. Ne vois-tu pas qu'aprиs s'кtre relevй d'une chute il faut se tenir debout, et que s'incliner du cфtй opposй а celui oщ l'on est tombй c'est le moyen de tomber encore? Cousine, tu fus amante comme Hйloпse, te voilа dйvote comme elle; plaise а Dieu que ce soit avec plus de succиs! En vйritй, si je connaissais moins ta timiditй naturelle, tes erreurs seraient capables de m'effrayer а mon tour; et si j'йtais aussi scrupuleuse, а force de craindre pour toi, tu me ferais trembler pour moi-mкme.

Penses-y mieux, mon aimable amie: toi dont la morale est aussi facile et douce qu'elle est honnкte et pure, ne mets-tu point une вpretй trop rude, et qui sort de ton caractиre, dans tes maximes sur la sйparation des sexes? Je conviens avec toi qu'ils ne doivent pas vivre ensemble ni d'une mкme maniиre; mais regarde si cette importante rиgle n'aurait pas besoin de plusieurs distinctions dans la pratique; s'il faut l'appliquer indiffйremment et sans exception aux femmes et aux filles, а la sociйtй gйnйrale et aux entretiens particuliers, aux affaires et aux amusements, et si la dйcence et l'honnкtetй qui l'inspirent ne la doivent pas quelquefois tempйrer. Tu veux qu'en un pays de bonnes moeurs, oщ l'on cherche dans le mariage des convenances naturelles, il y ait des assemblйes oщ les jeunes gens des deux sexes puissent se voir, se connaоtre, et s'assortir; mais tu leur interdis avec grande raison toute entrevue particuliиre. Ne serait-ce pas tout le contraire pour les femmes et les mиres de famille, qui ne peuvent avoir aucun intйrкt lйgitime а se montrer en public, que les soins domestiques retiennent dans l'intйrieur de leur maison, et qui ne doivent s'y refuser а rien de convenable а la maоtresse du logis? Je n'aimerais pas а te voir dans tes caves aller faire goыter les vins aux marchands, ni quitter tes enfants pour aller rйgler des comptes avec un banquier; mais, s'il survient un honnкte homme qui vienne voir ton mari, ou traiter avec lui de quelque affaire, refuseras-tu de recevoir son hфte en son absence et de lui faire les honneurs de ta maison, de peur de te trouver tкte а tкte avec lui? Remonte au principe, et toutes les rиgles s'expliqueront. Pourquoi pensons-nous que les femmes doivent vivre retirйes et sйparйes des hommes? Ferons-nous cette injure а notre sexe de croire que ce soit par des raisons tirйes de sa faiblesse, et seulement pour йviter le danger des tentations? Non, ma chиre, ces indignes craintes ne conviennent point а une femme de bien, а une mиre de famille sans cesse environnйe d'objets qui nourrissent en elle des sentiments d'honneur, et livrйe aux plus respectables devoirs de la nature. Ce qui nous sйpare des hommes, c'est la nature elle-mкme, qui nous prescrit des occupations diffйrentes; c'est cette douce et timide modestie qui, sans songer prйcisйment а la chastetй, en est la plus sыre gardienne; c'est cette rйserve attentive et piquante qui, nourrissant а la fois dans les coeurs des hommes et les dйsirs et le respect, sert pour ainsi dire de coquetterie а la vertu. Voilа, pourquoi les йpoux mкmes ne sont pas exceptйs de la rиgle; voilа pourquoi les femmes les plus honnкtes conservent en gйnйral le plus d'ascendant sur leurs maris, parce qu'а l'aide de cette sage et discrиte rйserve, sans caprice et sans refus, elles savent au sein de l'union la plus tendre les maintenir а une certaine distance, et les empкchent de jamais se rassasier d'elles. Tu conviendras avec moi que ton prйcepte est trop gйnйral pour ne pas comporter des exceptions, et que, n'йtant point fondй sur un devoir rigoureux, la mкme biensйance qui l'йtablit peut quelquefois en dispenser.

La circonspection que tu fondes sur tes fautes passйes est injurieuse а ton йtat prйsent: je ne la pardonnerais jamais а ton coeur, et j'ai bien de la peine а la pardonner а ta raison. Comment le rempart qui dйfend ta personne n'a-t-il pu te garantir d'une crainte ignominieuse? Comment se peut-il que ma cousine, ma soeur, mon amie, ma Julie, confonde les faiblesse d'une fille trop sensible avec les infidйlitйs d'une femme coupable? Regarde tout autour de toi, tu n'y verras rien qui ne doive йlever et soutenir ton вme. Ton mari, qui en prйsume tant, et dont tu as l'estime а justifier; tes enfants, que tu veux former au bien, et qui s'honoreront un jour de t'avoir eue pour mиre; ton vйnйrable pиre, qui t'est si cher, qui jouit de ton bonheur, et s'illustre de sa fille plus mкme que de ses aпeux; ton amie, dont le sort dйpend du tien, et а qui tu dois compte d'un retour auquel elle a contribuй; sa fille, а qui tu dois l'exemple des vertus que tu lui veux inspirer; ton ami, cent fois plus idolвtre des tiennes que de ta personne, et qui te respecte encore plus que tu ne le redoutes; toi-mкme enfin, qui trouves dans ta sagesse le prix des efforts qu'elle t'a coыtйs, et qui ne voudras jamais perdre en un moment le fruit de tant de peines; combien de motifs capables d'animer ton courage te font honte de t'oser dйfier de toi? Mais, pour rйpondre de ma Julie, qu'ai-je besoin de considйrer ce qu'elle est? Il me suffit de savoir ce qu'elle fut durant les erreurs qu'elle dйplore. Ah! si jamais ton coeur eыt йtй capable d'infidйlitй, je te permettrais de la craindre toujours; mais, dans l'instant mкme oщ tu croyais l'envisager dans l'йloignement, conзois l'horreur qu'elle t'eыt faite prйsente, par celle qu'elle t'inspira dиs qu'y penser eыt йtй la commettre.

Je me souviens de l'йtonnement avec lequel nous apprenions autrefois qu'il y a des pays oщ la faiblesse d'une jeune amante est un crime irrйmissible, quoique l'adultиre d'une femme y porte le doux nom de galanterie, et oщ l'on se dйdommage ouvertement йtant mariйe de la courte gкne oщ l'on vivait йtant fille. Je sais quelles maximes rиgnent lа-dessus dans le grand monde, oщ la vertu n'est rien, oщ tout n'est que vaine apparence, oщ les crimes s'effacent par la difficultй de les prouver, oщ la preuve mкme en est ridicule contre l'usage qui les autorise. Mais toi, Julie, ф toi qui, brыlant d'une flamme pure et fidиle, n'йtais coupable qu'aux yeux des hommes, et n'avais rien а te reprocher entre le ciel et toi; toi qui te faisais respecter au milieu de tes fautes; toi qui, livrйe а d'impuissants regrets, nous forзais d'adorer encore les vertus que tu n'avais plus; toi qui t'indignais de supporter ton propre mйpris quand tout semblait te rendre excusable, oses-tu redouter le crime aprиs avoir payй si cher ta faiblesse? Oses-tu craindre de valoir moins aujourd'hui que dans les temps qui t'ont tant coыtй de larmes? Non, ma chиre; loin que tes anciens йgarements doivent t'alarmer, ils doivent animer ton courage: un repentir si cuisant ne mиne point au remords, et quiconque est si sensible а la honte ne sait point braver l'infamie.

Si jamais une вme faible eut des soutiens contre sa faiblesse, ce sont ceux qui s'offrent а toi; si jamais une вme forte a pu se soutenir elle-mкme, la tienne a-t-elle besoin d'appui? Dis-moi donc quels sont les raisonnables motifs de crainte. Toute ta vie n'a йtй qu'un combat continuel, oщ, mкme aprиs ta dйfaite, l'honneur, le devoir, n'ont cessй de rйsister, et ont fini par vaincre. Ah! Julie, croirai-je qu'aprиs tant de tourments et de peines, douze ans de pleurs et six ans de gloire te laissent redouter une йpreuve de huit jours? En deux mots, sois sincиre avec toi-mкme: si le pйril existe, sauve ta personne et rougis de ton coeur; s'il n'existe pas, c'est outrager ta raison, c'est flйtrir ta vertu, que de craindre un danger qui ne peut l'atteindre. Ignores-tu qu'il est des tentations dйshonorantes qui n'approchиrent jamais d'une вme honnкte, qu'il est mкme honteux de les vaincre, et que se prйcautionner contre elles est moins s'humilier que s'avilir?

Je ne prйtends pas te donner mes raisons pour invincibles, mais te montrer seulement qu'il y en a qui combattent les tiennes; et cela suffit pour autoriser mon avis. Ne t'en rapporte ni а toi qui ne sais pas te rendre justice, ni а moi qui dans tes dйfauts n'ai jamais su voir que ton coeur, et t'ai toujours adorйe, mais а ton mari, qui te voit telle que tu es, et te juge exactement selon ton mйrite. Prompte comme tous les gens sensibles а mal juger de ceux qui ne le sont pas, je me dйfiais de sa pйnйtration dans les secrets des coeurs tendres; mais, depuis l'arrivйe de notre voyageur, je vois par ce qu'il m'йcrit qu'il lit trиs bien dans les vфtres, et que pas un des mouvements qui s'y passent n'йchappe а ses observations. Je les trouve mкme si fines et si justes, que j'ai rebroussй presque а l'autre extrйmitй de mon premier sentiment, et je croirais volontiers que les hommes froids, qui consultent plus leurs yeux que leur coeur, jugent mieux des passions d'autrui que les gens turbulents et vifs ou vains comme moi, qui commencent toujours par se mettre а la place des autres, et ne savent jamais voir que ce qu'ils sentent. Quoi qu'il en soit, M. de Wolmar te connaоt bien; il t'estime, il t'aime, et son sort est liй au tien: que lui manque-t-il pour que tu lui laisses l'entiиre direction de ta conduite sur laquelle tu crains de t'abuser? Peut-кtre, sentant approcher la vieillesse, veut-il par des йpreuves propres а le rassurer prйvenir les inquiйtudes jalouses qu'une jeune femme inspire ordinairement а un vieux mari; peut-кtre le dessein qu'il a demande-t-il que tu puisses vivre familiиrement avec ton ami sans alarmer ni ton йpoux ni toi-mкme; peut-кtre veut-il seulement te donner un tйmoignage de confiance et d'estime digne de celle qu'il a pour toi. Il ne faut jamais se refuser а de pareils sentiments, comme si l'on n'en pouvait soutenir le poids; et pour moi, je pense en un mot que tu ne peux mieux satisfaire а la prudence et а la modestie qu'en te rapportant de tout а sa tendresse et а ses lumiиres.

Veux-tu, sans dйsobliger M. de Wolmar, te punir d'un orgueil que tu n'eus jamais, et prйvenir un danger qui n'existe plus? Restйe seule avec le philosophe, prends contre lui toutes les prйcautions superflues qui t'auraient йtй jadis si nйcessaires; impose-toi la mкme rйserve que si avec ta vertu tu pouvais te dйfier encore de ton coeur et du sien. Evite les conversations trop affectueuses, les tendres souvenirs du passй; interromps ou prйviens les trop longs tкte-а-tкte; entoure-toi sans cesse de tes enfants; reste peu seule avec lui dans la chambre, dans l'Elysйe, dans le bosquet, malgrй la profanation. Surtout prends ces mesures d'une maniиre si naturelle qu'elles semblent un effet du hasard, et qu'il ne puisse imaginer un moment que tu le redoutes. Tu aimes les promenades en bateau; tu t'en prives pour ton mari qui craint l'eau, pour tes enfants que tu n'y veux pas exposer: prends le temps de cette absence pour te donner cet amusement en laissant tes enfants sous la garde de la Fanchon. C'est le moyen de te livrer sans risque aux doux йpanchements de l'amitiй, et de jouir paisiblement d'un long tкte-а-tкte sous la protection des bateliers, qui voient sans entendre, et dont on ne peut s'йloigner avant de penser а ce qu'on fait.

Il me vient encore une idйe qui ferait rire beaucoup de gens, mais qui te plaira, j'en suis sыre: c'est de faire en l'absence de ton mari un journal fidиle pour lui кtre montrй а son retour, et de songer au journal dans tous les entretiens qui doivent y entrer. A la vйritй, je ne crois pas qu'un pareil expйdient fыt utile а beaucoup de femmes, mais une вme franche et incapable de mauvaise foi a contre le vice bien des ressources qui manqueront toujours aux autres. Rien n'est mйprisable de ce qui tend а garder la puretй; et ce sont les petites prйcautions qui conservent les grandes vertus.

Au reste, puisque ton mari doit me voir en passant, il me dira, j'espиre, les vйritables raisons de son voyage; et si je ne les trouve pas solides, ou je le dйtournerai de l'achever, ou quoi qu'il arrive, je ferai ce qu'il n'aura pas voulu faire; c'est sur quoi tu peux compter. En attendant, en voilа, je pense, plus qu'il n'en faut pour te rassurer contre une йpreuve de huit jours. Va, ma Julie, je te connais trop bien pour ne pas rйpondre de toi autant et plus que de moi-mкme. Tu seras toujours ce que tu dois et que tu veux кtre. Quand tu te livrerais а la seule honnкtetй de ton вme, tu ne risquerais rien encore; car je n'ai point de foi aux dйfaites imprйvues: on a beau couvrir du vain nom de faiblesses des fautes toujours volontaires, jamais femme ne succombe qu'elle n'ait voulu succomber, et si je pensais qu'un pareil sort pыt t'attendre, crois-moi, crois-en ma tendre amitiй, crois-en tous les sentiments qui peuvent naоtre dans le coeur de ta pauvre Claire, j'aurais un intйrкt trop sensible а t'en garantir pour t'abandonner а toi seule.

Ce que M. de Wolmar t'a dйclarй des connaissances qu'il avait avant ton mariage me surprend peu; tu sais que je m'en suis toujours doutйe; et je te dirai de plus que mes soupзons ne se sont pas bornйs aux indiscrйtions de Babi. Je n'ai jamais pu croire qu'un homme droit et vrai comme ton pиre, et qui avait tout au moins des soupзons lui-mкme, pыt se rйsoudre а tromper son gendre et son ami. Que s'il t'engageait si fortement au secret, c'est que la maniиre de le rйvйler devenait fort diffйrente de sa part ou de la tienne, et qu'il voulait sans doute y donner un tour moins propre а rebuter M. de Wolmar, que celui qu'il savait bien que tu ne manquerais pas d'y donner toi-mкme. Mais il faut te renvoyer ton exprиs; nous causerons de tout cela plus а loisir dans un mois d'ici.

Adieu, petite cousine, c'est assez prкcher la prкcheuse: reprends ton ancien mйtier, et pour cause. Je me sens tout inquiиte de n'кtre pas encore avec toi. Je brouille toutes mes affaires en me hвtant de les finir, et ne sais guиre ce que je fais. Ah! Chaillot, Chaillot!... si j'йtais moins folle!... mais j'espиre de l'кtre toujours.

P.-S. - A propos, j'oubliais de faire compliment а ton altesse. Dis-moi, je t'en prie, monseigneur ton mari est-il Atteman, Knиs ou Boyard? Pour moi, je croirai jurer s'il faut t'appeler Mme la Boyarde. O pauvre enfant! toi qui as tant gйmi d'кtre nйe demoiselle, te voilа bien chanceuse d'кtre la femme d'un prince! Entre nous cependant, pour une dame de si grande qualitй, je te trouve des frayeurs un peu roturiиres. Ne sais-tu pas que les petits scrupules ne conviennent qu'aux petites gens, et qu'on rit d'un enfant de bonne maison qui prйtend кtre fils de son pиre?

 

Lettre XIV de M. Wolmar а Mme d'Orbe

Je pars pour Etange, petite cousine; je m'йtais proposй de vous voir en allant; mais un retard dont vous кtes cause me force а plus de diligence, et j'aime mieux coucher а Lausanne en revenant pour y passer quelques heures de plus avec vous. Aussi bien j'ai а vous consulter sur plusieurs choses dont il est bon de vous parler d'avance afin que vous ayez le temps d'y rйflйchir avant de m'en dire votre avis.

Je n'ai point voulu vous expliquer mon projet au sujet du jeune homme, avant que sa prйsence eыt confirmй la bonne opinion que j'en avais conзue. Je crois dйjа m'кtre assez assurй de lui pour vous confier entre nous que ce projet est de le charger de l'йducation de mes enfants. Je n'ignore pas que ces soins importants sont le principal devoir d'un pиre; mais quand il sera temps de les prendre je serai trop вgй pour les remplir; et tranquille et contemplatif par tempйrament, j'eus toujours trop peu d'activitй pour pouvoir rйgler celle de la jeunesse. D'ailleurs par la raison qui vous est connue, Julie ne me verrait point sans inquiйtude prendre une fonction dont j'aurais peine а m'acquitter а son grй. Comme par mille autres raisons votre sexe n'est pas propre а ces mкmes soins, leur mиre s'occupera tout entiиre а bien йlever son Henriette: je vous destine pour votre part le gouvernement du mйnage sur le plan que vous trouverez йtabli et que vous avez approuvй; la mienne sera de voir trois honnкtes gens concourir au bonheur de la maison, et de goыter dans ma vieillesse un repos qui sera leur ouvrage.

J'ai toujours vu que ma femme aurait une extrкme rйpugnance а confier ses enfants а des mains mercenaires, et je n'ai pu blвmer ses scrupules. Le respectable йtat de prйcepteur exige tant de talents qu'on ne saurait payer, tant de vertus qui ne sont point а prix, qu'il est inutile d'en chercher un avec de l'argent. Il n'y a qu'un homme de gйnie en qui l'on puisse espйrer de trouver les lumiиres d'un maоtre; il n'y a qu'un ami trиs tendre а qui son coeur puisse inspirer le zиle d'un pиre; et le gйnie n'est guиre а vendre, encore moins l'attachement.

Votre ami m'a paru rйunir en lui toutes les qualitйs convenables; et, si j'ai bien connu son вme, je n'imagine pas pour lui de plus grande fйlicitй que de faire dans ces enfants chйris celle de leur mиre. Le seul obstacle que je puisse prйvoir est dans son affection pour milord Edouard qui lui permettra difficilement de se dйtacher d'un ami si cher et auquel il a de si grandes obligations, а moins qu'Edouard ne l'exige lui-mкme. Nous attendons bientфt cet homme extraordinaire; et comme vous avez beaucoup d'empire sur son esprit, s'il ne dйment pas l'idйe que vous m'en avez donnйe, je pourrais bien vous charger de cette nйgociation prиs de lui.

Vous avez а prйsent, petite cousine, la clef de toute ma conduite, qui ne peut que paraоtre fort bizarre sans cette explication, et qui, j'espиre, aura dйsormais l'approbation de Julie et la vфtre. L'avantage d'avoir une femme comme la mienne m'a fait tenter des moyens qui seraient impraticables avec une autre. Si je la laisse en toute confiance avec son ancien amant sous la seule garde de sa vertu, je serais insensй d'йtablir dans ma maison cet amant avant de m'assurer qu'il eыt pour jamais cessй de l'кtre, et comment pouvoir m'en assurer, si j'avais une йpouse sur laquelle je comptasse moins?

Je vous ai vue quelquefois sourire а mes observations sur l'amour: mais pour le coup je tiens de quoi vous humilier. J'ai fait une dйcouverte que ni vous ni femme au monde, avec toute la subtilitй qu'on prкte а votre sexe, n'eussiez jamais faite, dont pourtant vous sentirez peut-кtre l'йvidence au premier instant, et que vous tiendrez au moins pour dйmontrйe quand j'aurai pu vous expliquer sur quoi je la fonde. De vous dire que mes jeunes gens sont plus amoureux que jamais, ce n'est pas sans doute une merveille а vous apprendre. De vous assurer au contraire qu'ils sont parfaitement guйris, vous savez ce que peuvent la raison, la vertu; ce n'est pas lа non plus leur plus grand miracle. Mais que ces deux opposйs soient vrais en mкme temps; qu'ils brыlent plus ardemment que jamais l'un pour l'autre, et qu'il ne rиgne plus entre eux qu'un honnкte attachement; qu'ils soient toujours amants et ne soient plus qu'amis; c'est, je pense, а quoi vous vous attendez moins, ce que vous aurez plus de peine а comprendre, et ce qui est pourtant selon l'exacte vйritй.

Telle est l'йnigme que forment les contradictions frйquentes que vous avez dы remarquer en eux, soit dans leurs discours, soit dans leurs lettres. Ce que vous avez йcrit а Julie au sujet du portrait a servi plus que tout le reste а m'en йclaircir le mystиre; et je vois qu'ils sont toujours de bonne foi, mкme en se dйmentant sans cesse. Quand je dis eux, c'est surtout le jeune homme que j'entends; car pour votre amie, on n'en peut parler que par conjecture; un voile de sagesse et d'honnкtetй fait tant de replis autour de son coeur, qu'il n'est plus possible а l'oeil humain d'y pйnйtrer, pas mкme au sien propre. La seule chose qui me fait soupзonner qu'il lui reste quelque dйfiance а vaincre, est qu'elle ne cesse de chercher en elle-mкme ce qu'elle ferait si elle йtait tout а fait guйrie, et le fait avec tant d'exactitude, que si elle йtait rйellement guйrie, elle ne le ferait pas si bien.

Pour votre ami, qui, bien que vertueux, s'effraye moins des sentiments qui lui restent, je lui vois encore tous ceux qu'il eut dans sa premiиre jeunesse; mais je les vois sans avoir droit de m'en offenser. Ce n'est pas de Julie de Wolmar qu'il est amoureux, c'est de Julie d'Etange; il ne me hait point comme le possesseur de la personne qu'il aime, mais comme le ravisseur de celle qu'il a aimйe. La femme d'un autre n'est point sa maоtresse; la mиre de deux enfants n'est plus son ancienne йcoliиre. Il est vrai qu'elle lui ressemble beaucoup et qu'elle lui en rappelle souvent le souvenir. Il l'aime dans le temps passй: voilа le vrai mot de l'йnigme. Otez-lui la mйmoire, il n'aura plus d'amour.

Ceci n'est pas une vaine subtilitй, petite cousine; c'est une observation trиs solide, qui, йtendue а d'autres amours, aurait peut-кtre une application bien plus gйnйrale qu'il ne paraоt. Je pense mкme qu'elle ne serait pas difficile а expliquer en cette occasion par vos propres idйes. Le temps oщ vous sйparвtes ces deux amants fut celui oщ leur passion йtait а son plus haut point de vйhйmence. Peut-кtre s'ils fussent restйs plus longtemps ensemble, se seraient-ils peu а peu refroidis; mais leur imagination vivement йmue les a sans cesse offerts l'un а l'autre tels qu'ils йtaient а l'instant de leur sйparation. Le jeune homme, ne voyant point dans sa maоtresse les changements qu'y faisait le progrиs du temps, l'aimait telle qu'il l'avait vue, et non plus telle qu'elle йtait. Pour le rendre heureux il n'йtait pas question seulement de la lui donner, mais de la lui rendre au mкme вge et dans les mкmes circonstances oщ elle s'йtait trouvйe au temps de leurs premiиres amours; la moindre altйration а tout cela йtait autant d'фtй du bonheur qu'il s'йtait promis. Elle est devenue plus belle, mais elle a changй; ce qu'elle a gagnй tourne en ce sens а son prйjudice; car c'est de l'ancienne et non pas d'une autre qu'il est amoureux.

L'erreur qui l'abuse et le trouble est de confondre les temps et de se reprocher souvent comme un sentiment actuel ce qui n'est que l'effet d'un souvenir trop tendre; mais je ne sais s'il ne vaut pas mieux achever de le guйrir que le dйsabuser. On tirera peut-кtre meilleur parti pour cela de son erreur que de ses lumiиres. Lui dйcouvrir le vйritable йtat de son coeur serait lui apprendre la mort de ce qu'il aime; ce serait lui donner une affliction dangereuse en ce que l'йtat de tristesse est toujours favorable а l'amour.

Dйlivrй des scrupules qui le gкnent, il nourrirait peut-кtre avec plus de complaisance des souvenirs qui doivent s'йteindre; il en parlerait avec moins de rйserve; et les traits de sa Julie ne sont pas tellement effacйs en Mme de Wolmar, qu'а force de les y chercher il ne les y pыt trouver encore. J'ai pensй qu'au lieu de lui фter l'opinion des progrиs qu'il croit avoir faits, et qui sert d'encouragement pour achever, il fallait lui faire perdre la mйmoire des temps qu'il doit oublier, en substituant adroitement d'autres idйes а celles qui lui sont si chиres. Vous, qui contribuвtes а les faire naоtre, pouvez contribuer plus que personne а les effacer; mais c'est seulement quand vous serez tout а fait avec nous que je veux vous dire а l'oreille ce qu'il faut faire pour cela; charge qui, si je ne me trompe, ne vous sera pas fort onйreuse. En attendant, je cherche а le familiariser avec les objets qui l'effarouchent, en les lui prйsentant de maniиre qu'ils ne soient plus dangereux pour lui. Il est ardent, mais faible et facile а subjuguer. Je profite de cet avantage en donnant le change а son imagination. A la place de sa maоtresse, je le force de voir toujours l'йpouse d'un honnкte homme et la mиre de mes enfants: j'efface un tableau par un autre, et couvre le passй du prйsent. On mиne un coursier ombrageux а l'objet qui l'effraye, afin qu'il n'en soit plus effrayй. C'est ainsi qu'il en faut user avec ces jeunes gens dont l'imagination brыle encore, quand leur coeur est dйjа refroidi, et leur offre dans l'йloignement des monstres qui disparaissent а leur approche.

Je crois bien connaоtre les forces de l'un et de l'autre; je ne les expose qu'а des йpreuves qu'ils peuvent soutenir; car la sagesse ne consiste pas а prendre indiffйremment toutes sortes de prйcautions mais а choisir celles qui sont utiles et а nйgliger les superflues. Les huit jours pendant lesquels je les vais laisser ensemble suffiront peut-кtre pour leur apprendre а dйmкler leurs vrais sentiments et connaоtre ce qu'ils sont rйellement l'un а l'autre. Plus ils se verront seul а seul, plus ils comprendront aisйment leur erreur en comparant ce qu'ils sentiront avec ce qu'ils auraient autrefois senti dans une situation pareille. Ajoutez qu'il leur importe de s'accoutumer sans risque а la familiaritй dans laquelle ils vivront nйcessairement si mes vues sont remplies. Je vois par la conduite de Julie qu'elle a reзu de vous des conseils qu'elle ne pouvait refuser de suivre sans se faire tort. Quel plaisir je prendrais а lui donner cette preuve que je sens tout ce qu'elle vaut, si c'йtait une femme auprиs de laquelle un mari pыt se faire un mйrite de sa confiance! Mais quand elle n'aurait rien gagnй sur son coeur, sa vertu resterait la mкme: elle lui coыterait davantage et ne triompherait pas moins. Au lieu que s'il lui reste aujourd'hui quelque peine intйrieure а souffrir, ce ne peut кtre que dans l'attendrissement d'une conversation de rйminiscence, qu'elle ne saura que trop pressentir, et qu'elle йvitera toujours. Ainsi, vous voyez qu'il ne faut point juger ici de ma conduite par les rиgles ordinaires, mais par les vues qui me l'inspirent et par le caractиre unique de celle envers qui je la tiens.

Adieu, petite cousine, jusqu'а mon retour. Quoique je n'aie pas donnй toutes ces explications а Julie, je n'exige pas que vous lui en fassiez un mystиre. J'ai pour maxime de ne point interposer de secrets entre les amis: ainsi je remets ceux-ci а votre discrйtion; faites-en l'usage que la prudence et l'amitiй vous inspireront: je sais que vous ne ferez rien que pour le mieux et le plus honnкte.

 

Lettre XV а milord Edouard

M. de Wolmar partit hier pour Etange, et j'ai peine а concevoir l'йtat de tristesse oщ m'a laissй son dйpart. Je crois que l'йloignement de sa femme m'affligerait moins que le sien. Je me sens plus contraint qu'en sa prйsence mкme: un morne silence rиgne au fond de mon coeur; un effroi secret en йtouffe le murmure; et, moins troublй de dйsirs que de craintes, j'йprouve les terreurs du crime sans en avoir les tentations.

Savez-vous, milord, oщ mon вme se rassure et perd ces indignes frayeurs? Auprиs de Mme de Wolmar. Sitфt que j'approche d'elle, sa vue apaise mon trouble, ses regards йpurent mon coeur. Tel est l'ascendant du sien, qu'il semble toujours inspirer aux autres le sentiment de son innocence et le repos qui en est l'effet. Malheureusement pour moi, sa rиgle de vie ne la livre pas toute la journйe а la sociйtй de ses amis, et dans les moments que je suis forcй de passer sans la voir je souffrirais moins d'кtre plus loin d'elle.

Ce qui contribue encore а nourrir la mйlancolie dont je me sens accablй, c'est un mot qu'elle me dit hier aprиs le dйpart de son mari. Quoique jusqu'а cet instant elle eыt fait assez bonne contenance, elle le suivit longtemps des yeux avec un air attendri, que j'attribuai d'abord au seul йloignement de cet heureux йpoux; mais je conзus а son discours que cet attendrissement avait encore une autre cause qui ne m'йtait pas connue. "Vous voyez comme nous vivons, me dit-elle, et vous savez s'il m'est cher. Ne croyez pas pourtant que le sentiment qui m'unit а lui, aussi tendre et plus puissant que l'amour, en ait aussi les faiblesses. S'il nous en coыte quand la douce habitude de vivre ensemble est interrompue, l'espoir assurй de la reprendre bientфt nous console. Un йtat aussi permanent laisse peu de vicissitudes а craindre; et dans une absence de quelques jours nous sentons moins la peine d'un si court intervalle que le plaisir d'en envisager la fin. L'affliction que vous lisez dans mes yeux vient d'un sujet plus grave; et, quoiqu'elle soit relative а M. de Wolmar, ce n'est point son йloignement qui la cause.

Mon cher ami, ajouta-t-elle d'un ton pйnйtrй, il n'y a point de vrai bonheur sur la terre. J'ai pour mari le plus honnкte et le plus doux des hommes; un penchant mutuel se joint au devoir qui nous lie, il n'a point d'autres dйsirs que les miens; j'ai des enfants qui ne donnent et ne promettent que des plaisirs а leur mиre; il n'y eut jamais d'amie plus tendre, plus vertueuse, plus aimable que celle dont mon coeur est idolвtre, et je vais passer mes jours avec elle; vous-mкme contribuez а me les rendre chers en justifiant si bien mon estime et mes sentiments pour vous; un long et fвcheux procиs prкt а finir va ramener dans nos bras le meilleur des pиres; tout nous prospиre; l'ordre et la paix rиgnent dans notre maison; nos domestiques sont zйlйs et fidиles; nos voisins nous marquent toutes sortes d'attachement; nous jouissons de la bienveillance publique. Favorisйe en toutes choses du ciel, de la fortune, et des hommes, je vois tout concourir а mon bonheur. Un chagrin secret, un seul chagrin l'empoisonne, et je ne suis pas heureuse." Elle dit ces derniers mots avec un soupir qui me perзa l'вme, et auquel je vis trop que je n'avais aucune part. Elle n'est pas heureuse, me dis-je en soupirant а mon tour, et ce n'est plus moi qui l'empкche de l'кtre!

Cette funeste idйe bouleversa dans un instant toutes les miennes, et troubla le repos dont je commenзais а jouir. Impatient du doute insupportable oщ ce discours m'avait jetй, je la pressai tellement d'achever de m'ouvrir son coeur, qu'enfin elle versa dans le mien ce fatal secret et me permit de vous le rйvйler. Mais voici l'heure de la promenade. Mme de Wolmar sort actuellement du gynйcйe pour aller se promener avec ses enfants; elle vient de me le faire dire. J'y cours, milord: je vous quitte pour cette fois, et remets а reprendre dans une autre lettre le sujet interrompu dans celle-ci.

 

Lettre XVI de Madame de Wolmar а son mari

Je vous attends mardi, comme vous me le marquez, et vous trouverez tout arrangй selon vos intentions. Voyez, en revenant, Mme d'Orbe; elle vous dira ce qui s'est passй durant votre absence: j'aime mieux que vous l'appreniez d'elle que de moi.

Wolmar, il est vrai, je crois mйriter votre estime; mais votre conduite n'en est pas plus convenable, et vous jouissez durement de la vertu de votre femme.

 

Lettre XVII а milord Edouard

Je veux, milord, vous rendre compte d'un danger que nous courыmes ces jours passйs, et dont heureusement nous avons йtй quittes pour la peur et un peu de fatigue. Ceci vaut bien une lettre а part: en la lisant, vous sentirez ce qui m'engage а vous l'йcrire.

Vous savez que la maison de Mme de Wolmar n'est pas loin du lac, et qu'elle aime les promenades sur l'eau. Il y a trois jours que le dйsoeuvrement oщ l'absence de son mari nous laisse et la beautй de la soirйe nous firent projeter une de ces promenades pour le lendemain. Au lever du soleil nous nous rendоmes au rivage; nous prоmes un bateau avec des filets pour pкcher, trois rameurs, un domestique, et nous nous embarquвmes avec quelques provisions pour le dоner. J'avais pris un fusil pour tirer des besolets; mais elle me fit honte de tuer des oiseaux а pure perte et pour le seul plaisir de faire du mal. Je m'amusais donc а rappeler de temps en temps des gros sifflets, des tiou-tious, des crenets, des sifflassons; et je ne tirai qu'un seul coup de fort loin sur une grиbe que je manquai.

Nous passвmes une heure ou deux а pкcher а cinq cents pas du rivage. La pкche fut bonne; mais, а l'exception d'une truite qui avait reзu un coup d'aviron, Julie fit tout rejeter а l'eau. "Ce sont, dit-elle, des animaux qui souffrent; dйlivrons-les: jouissons du plaisir qu'ils auront d'кtre йchappйs au pйril." Cette opйration se fit lentement, а contre-coeur, non sans quelques reprйsentations; et je vis aisйment que nos gens auraient mieux goыtй le poisson qu'ils avaient pris que la morale qui lui sauvait la vie:

Nous avanзвmes ensuite en pleine eau; puis, par une vivacitй de jeune homme dont il serait temps de guйrir, m'йtant mis а nager, je dirigeai tellement au milieu du lac que nous nous trouvвmes bientфt а plus d'une lieue du rivage. Lа j'expliquais а Julie toutes les parties du superbe horizon qui nous entourait. Je lui montrais de loin les embouchures du Rhфne, dont l'impйtueux cours s'arrкte tout а coup au bout d'un quart de lieue, et semble craindre de souiller de ses eaux bourbeuses le cristal azurй du lac. Je lui faisais observer les redans des montagnes, dont les angles correspondants et parallиles forment dans l'espace qui les sйpare un lit digne du fleuve qui le remplit. En l'йcartant de nos cфtes j'aimais а lui faire admirer les riches et charmantes rives du pays de Vaud, oщ la quantitй des villes, l'innombrable foule du peuple, les coteaux verdoyants et parйs de toutes parts, forment un tableau ravissant; oщ la terre, partout cultivйe et partout fйconde, offre au laboureur, au pвtre, au vigneron, le fruit assurй de leurs peines, que ne dйvore point l'avide publicain. Puis, lui montrant le Chablais sur la cфte opposйe, pays non moins favorisй de la nature, et qui n'offre pourtant qu'un spectacle de misиre, je lui faisais sensiblement distinguer les diffйrents effets des deux gouvernements pour la richesse, le nombre et le bonheur des hommes. "C'est ainsi, lui disais-je, que la terre ouvre son sein fertile et prodigue ses trйsors aux heureux peuples qui la cultivent pour eux-mкmes: elle semble sourire et s'animer au doux spectacle de la libertй; elle aime а nourrir des hommes. Au contraire, les tristes masures, la bruyиre, et les ronces, qui couvrent une terre а demi dйserte, annoncent de loin qu'un maоtre absent y domine, et qu'elle donne а regret а des esclaves quelques maigres productions dont ils ne profitent pas."

Tandis que nous nous amusions agrйablement а parcourir ainsi des yeux les cфtes voisines, un sйchard, qui nous poussait de biais vers la rive opposйe, s'йleva, fraоchit considйrablement; et, quand nous songeвmes а revirer, la rйsistance se trouva si forte qu'il ne fut plus possible а notre frкle bateau de la vaincre. Bientфt les ondes devinrent terribles: il fallut regagner la rive de Savoie, et tвcher d'y prendre terre au village de Meillerie qui йtait vis-а-vis de nous, et qui est presque le seul lieu de cette cфte oщ la grиve offre un abord commode. Mais le vent ayant changй se renforзait, rendait inutiles les efforts de nos bateliers et nous faisait dйriver plus bas le long d'une file de rochers escarpйs oщ l'on ne trouve plus d'asile.

Nous nous mоmes tous aux rames; et presque au mкme instant j'eus la douleur de voir Julie saisie du mal de coeur, faible et dйfaillante au bord du bateau. Heureusement elle йtait faite а l'eau et cet йtat ne dura pas. Cependant nos efforts croissaient avec le danger; le soleil, la fatigue et la sueur nous mirent tous hors d'haleine et dans un йpuisement excessif. C'est alors que, retrouvant tout son courage, Julie animait le nфtre par ses caresses compatissantes; elle nous essuyait indistinctement а tous le visage, et mкlant dans un vase du vin avec de l'eau de peur d'ivresse, elle en offrait alternativement aux plus йpuisйs. Non, jamais votre adorable amie ne brilla d'un si vif йclat que dans ce moment oщ la chaleur et l'agitation avaient animй son teint d'un plus grand feu; et ce qui ajoutait le plus а ses charmes йtait qu'on voyait si bien а son air attendri que tous ses soins venaient moins de frayeur pour elle que de compassion pour nous. Un instant seulement deux planches s'йtant entr'ouvertes, dans un choc qui nous inonda tous, elle crut le bateau brisй; et dans une exclamation de cette tendre mиre j'entendis distinctement ces mots: "O mes enfants! faut-il ne vous voir plus?" Pour moi, dont l'imagination va toujours plus loin que le mal, quoique je connusse au vrai l'йtat du pйril, je croyais voir de moment en moment le bateau englouti, cette beautй si touchante se dйbattre au milieu des flots, et la pвleur de la mort ternir les roses de son visage.

Enfin а force de travail nous remontвmes а Meillerie, et, aprиs avoir luttй plus d'une heure а dix pas du rivage, nous parvоnmes а prendre terre. En abordant, toutes les fatigues furent oubliйes. Julie prit sur soi la reconnaissance de tous les soins que chacun s'йtait donnйs; et comme au fort du danger elle n'avait songй qu'а nous, а terre il lui semblait qu'on n'avait sauvй qu'elle.

Nous dоnвmes avec l'appйtit qu'on gagne dans un violent travail. La truite fut apprкtйe. Julie qui l'aime extrкmement en mangea peu; et je compris que, pour фter aux bateliers le regret de leur sacrifice, elle ne se souciait pas que j'en mangeasse beaucoup moi-mкme. Milord, vous l'avez dit mille fois, dans les petites choses comme dans les grandes cette вme aimante se peint toujours.

Aprиs le dоner, l'eau continuant d'кtre forte et le bateau ayant besoin de raccommoder, je proposai un tour de promenade. Julie m'opposa le vent, le soleil, et songeait а ma lassitude. J'avais mes vues; ainsi je rйpondis а tout. "Je suis, lui dis-je, accoutumй dиs l'enfance aux exercices pйnibles; loin de nuire а ma santй ils l'affermissent, et mon dernier voyage m'a rendu bien plus robuste encore. A l'йgard du soleil et du vent, vous avez votre chapeau de paille; nous gagnerons des abris et des bois; il n'est question que de monter entre quelques rochers; et vous qui n'aimez pas la plaine en supporterez volontiers la fatigue." Elle fit ce que je voulais, et nous partоmes pendant le dоner de nos gens.

Vous savez qu'aprиs mon exil du Valais je revins il y a dix ans а Meillerie attendre la permission de mon retour. C'est lа que je passai des jours si tristes et si dйlicieux, uniquement occupй d'elle, et c'est de lа que je lui йcrivis une lettre dont elle fut si touchйe. J'avais toujours dйsirй de revoir la retraite isolйe qui me servit d'asile au milieu des glaces et oщ mon coeur se plaisait а converser en lui-mкme avec ce qu'il eut de plus cher au monde. L'occasion de visiter ce lieu si chйri dans une saison plus agrйable, et avec celle dont l'image l'habitait jadis avec moi, fut le motif secret de ma promenade. Je me faisais un plaisir de lui montrer d'anciens monuments d'une passion si constante et si malheureuse.

Nous y parvоnmes aprиs une heure de marche par des sentiers tortueux et frais, qui, montant insensiblement entre les arbres et les rochers, n'avaient rien de plus incommode que la longueur du chemin. En approchant et reconnaissant mes anciens renseignements, je fus prкt а me trouver mal; mais je me surmontai, je cachai mon trouble, et nous arrivвmes. Ce lieu solitaire formait un rйduit sauvage et dйsert, mais plein de ces sortes de beautйs qui ne plaisent qu'aux вmes sensibles, et paraissent horribles aux autres. Un torrent formй par la fonte des neiges roulait а vingt pas de nous une eau bourbeuse, charriait avec bruit du limon, du sable et des pierres. Derriиre nous une chaоne de roches inaccessibles sйparait l'esplanade oщ nous йtions de cette partie des Alpes qu'on nomme les Glaciиres, parce que d'йnormes sommets de glaces qui s'accroissent incessamment les couvrent depuis le commencement du monde. Des forкts de noirs sapins nous ombrageaient tristement а droite. Un grand bois de chкnes йtait а gauche au delа du torrent; et au-dessous de nous cette immense plaine d'eau que le lac forme au sein des Alpes nous sйparait des riches cфtes du pays de Vaud, dont la cime du majestueux Jura couronnait le tableau.

Au milieu de ces grands et superbes objets, le petit terrain oщ nous йtions йtalait les charmes d'un sйjour riant et champкtre; quelques ruisseaux filtraient а travers les rochers, et roulaient sur la verdure en filets de cristal; quelques arbres fruitiers sauvages penchaient leurs tкtes sur les nфtres; la terre humide et fraоche йtait couverte d'herbe et de fleurs. En comparant un si doux sйjour aux objets qui l'environnaient, il semblait que ce lieu dыt кtre l'asile de deux amants йchappйs seuls au bouleversement de la nature.

Quand nous eыmes atteint ce rйduit et que je l'eus quelque temps contemplй: "Quoi! dis-je а Julie en la regardant avec un oeil humide, votre coeur ne vous dit-il rien ici, et ne sentez-vous point quelque йmotion secrиte а l'aspect d'un lieu si plein de vous?" Alors, sans attendre sa rйponse, je la conduisis vers le rocher, et lui montrai son chiffre gravй dans mille endroits, et plusieurs vers de Pйtrarque ou du Tasse relatifs а la situation oщ j'йtais en les traзant. En les revoyant moi-mкme aprиs si longtemps, j'йprouvai combien la prйsence des objets peut ranimer puissamment les sentiments violents dont on fut agitй prиs d'eux. Je lui dis avec un peu de vйhйmence: "O Julie, йternel charme de mon coeur! Voici les lieux oщ soupira jadis pour toi le plus fidиle amant du monde. Voici le sйjour oщ ta chиre image faisait son bonheur, et prйparait celui qu'il reзut enfin de toi-mкme. On n'y voyait alors ni ces fruits ni ces ombrages; la verdure et les fleurs ne tapissaient point ces compartiments, le cours de ces ruisseaux n'en formait point les divisions; ces oiseaux n'y faisaient point entendre leurs ramages; le vorace йpervier, le corbeau funиbre, et l'aigle terrible des Alpes, faisaient seuls retentir de leurs cris ces cavernes; d'immenses glaces pendaient а tous ces rochers; des festons de neige йtaient le seul ornement de ces arbres; tout respirait ici les rigueurs de l'hiver et l'horreur des frimas; les feux seuls de mon coeur me rendaient ce lieu supportable, et les jours entiers s'y passaient а penser а toi. Voilа la pierre oщ je m'asseyais pour contempler au loin ton heureux sйjour; sur celle-ci fut йcrite la lettre qui toucha ton coeur; ces cailloux tranchants me servaient de burin pour graver ton chiffre; ici je passai le torrent glacй pour reprendre une de tes lettres qu'emportait un tourbillon; lа je vins relire et baiser mille fois la derniиre que tu m'йcrivis; voilа le bord oщ d'un oeil avide et sombre je mesurais la profondeur de ces abоmes; enfin ce fut ici qu'avant mon triste dйpart je vins te pleurer mourante et jurer de ne te pas survivre. Fille trop constamment aimйe, ф toi pour qui j'йtais nй! Faut-il me retrouver avec toi dans les mкmes lieux, et regretter le temps que j'y passais а gйmir de ton absence?..." J'allais continuer; mais Julie, qui, me voyant approcher du bord, s'йtait effrayйe et m'avait saisi la main, la serra sans mot dire en me regardant avec tendresse et retenant avec peine un soupir; puis tout а coup dйtournant la vue et me tirant par le bras: "Allons-nous-en, mon ami, me dit-elle d'une voix йmue; l'air de ce lieu n'est pas bon pour moi." Je partis avec elle en gйmissant, mais sans lui rйpondre, et je quittai pour jamais ce triste rйduit comme j'aurais quittй Julie elle-mкme.

Revenus lentement au port aprиs quelques dйtours, nous nous sйparвmes. Elle voulut rester seule, et je continuai de me promener sans trop savoir oщ j'allais. A mon retour, le bateau n'йtant pas encore prкt ni l'eau tranquille, nous soupвmes tristement, les yeux baissйs, l'air rкveur, mangeant peu et parlant encore moins. Aprиs le souper, nous fыmes nous asseoir sur la grиve en attendant le moment du dйpart. Insensiblement la lune se leva, l'eau devint plus calme, et Julie me proposa de partir. Je lui donnai la main pour entrer dans le bateau; et, en m'asseyant а cфtй d'elle, je ne songeai plus а quitter sa main. Nous gardions un profond silence. Le bruit йgal et mesurй des rames m'excitait а rкver. Le chant assez gai des bйcassines, me retraзant les plaisirs d'un autre вge, au lieu de m'йgayer, m'attristait. Peu а peu je sentis augmenter la mйlancolie dont j'йtais accablй. Un ciel serein, les doux rayons de la lune, le frйmissement argentй dont l'eau brillait autour de nous, le concours des plus agrйables sensations, la prйsence mкme de cet objet chйri, rien ne put dйtourner de mon coeur mille rйflexions douloureuses.

Je commenзai par me rappeler une promenade semblable faite autrefois avec elle durant le charme de nos premiиres amours. Tous les sentiments dйlicieux qui remplissaient alors mon вme s'y retracиrent pour l'affliger; tous les йvйnements de notre jeunesse, nos йtudes, nos entretiens, nos lettres, nos rendez-vous, nos plaisirs,

E tanta-fede, e si dolci memorie,

E si lungo costume!

ces foules de petits objets qui m'offraient l'image de mon bonheur passй, tout revenait, pour augmenter ma misиre prйsente, prendre place en mon souvenir. C'en est fait, disais-je en moi-mкme; ces temps, ces temps heureux ne sont plus; ils ont disparu pour jamais. Hйlas! ils ne reviendront plus; et nous vivons, et nous sommes ensemble, et nos coeurs sont toujours unis! Il me semblait que j'aurais portй plus patiemment sa mort ou son absence, et que j'avais moins souffert tout le temps que j'avais passй loin d'elle. Quand je gйmissais dans l'йloignement, l'espoir de la revoir soulageait mon coeur; je me flattais qu'un instant de sa prйsence effacerait toutes mes peines; j'envisageais au moins dans les possibles un йtat moins cruel que le mien. Mais se trouver auprиs d'elle, mais la voir, la toucher, lui parler, l'aimer, l'adorer, et, presque en la possйdant encore, la sentir perdue а jamais pour moi; voilа ce qui me jetait dans des accиs de fureur et de rage qui m'agitиrent par degrйs jusqu'au dйsespoir. Bientфt je commenзai de rouler dans mon esprit des projets funestes, et, dans un transport dont je frйmis en y pensant, je fus violemment tentй de la prйcipiter avec moi dans les flots, et d'y finir dans ses bras ma vie et mes longs tourments. Cette horrible tentation devint а la fin si forte, que je fus obligй de quitter brusquement sa main pour passer а la pointe du bateau.

Lа mes vives agitations commencиrent а prendre un autre cours; un sentiment plus doux s'insinua peu а peu dans mon вme, l'attendrissement surmonta le dйsespoir, je me mis а verser des torrents de larmes, et cet йtat, comparй а celui dont je sortais, n'йtait pas sans quelques plaisirs. Je pleurai fortement, longtemps, et fus soulagй. Quand je me trouvai bien remis, je revins auprиs de Julie; je repris sa main. Elle tenait son mouchoir; je le sentis fort mouillй. "Ah! lui dis-je tout bas, je vois que nos coeurs n'ont jamais cessй de s'entendre! - Il est vrai, dit-elle d'une voix altйrйe; mais que ce soit la derniиre fois qu'ils auront parlй sur ce ton." Nous recommenзвmes alors а causer tranquillement, et au bout d'une heure de navigation nous arrivвmes sans autre accident. Quand nous fыmes rentrйs, j'aperзus а la lumiиre qu'elle avait les yeux rouges et fort gonflйs; elle ne dut pas trouver les miens en meilleur йtat. Aprиs les fatigues de cette journйe, elle avait grand besoin de repos; elle se retira, et je fus me coucher.

Voilа, mon ami, le dйtail du jour de ma vie oщ, sans exception, j'ai senti les йmotions les plus vives. J'espиre qu'elles seront la crise qui me rendra tout а fait а moi. Au reste, je vous dirai que cette aventure m'a plus convaincu que tous les arguments de la libertй de l'homme et du mйrite de la vertu. Combien de gens sont faiblement tentйs et succombent? Pour Julie, mes yeux le virent et mon coeur le sentit: elle soutint ce jour-lа le plus grand combat qu'вme humaine ait pu soutenir; elle vainquit pourtant. Mais qu'ai-je fait pour rester si loin d'elle? O Edouard! quand sйduit par ta maоtresse tu sus triompher а la fois de tes dйsirs et des siens, n'йtais-tu qu'un homme? Sans toi j'йtais perdu peut-кtre. Cent fois dans ce jour pйrilleux, le souvenir de ta vertu m'a rendu la mienne.

Fin de la quatriиme partie

Lettres de deux amants habitants d'une petite ville au pied des Alpes

 

Cinquiиme partie

 

Lettre I de milord Edouard

Sors de l'enfance, ami, rйveille-toi. Ne livre point ta vie entiиre au long sommeil de la raison. L'вge s'йcoule, il ne t'en reste plus que pour кtre sage. A trente ans passйs il est temps de songer а soi; commence donc а rentrer en toi-mкme, et sois homme une fois avant la mort.

Mon cher, votre coeur vous en a longtemps imposй sur vos lumiиres. Vous avez voulu philosopher avant d'en кtre capable; vous avez pris le sentiment pour de la raison, et content d'estimer les choses par l'impression qu'elles vous ont faite, vous avez toujours ignorй leur vйritable prix. Un coeur droit est, je l'avoue, le premier organe de la vйritй; celui qui n'a rien senti ne sait rien apprendre; il ne fait que flotter d'erreur en erreur; il n'acquiert qu'un vain savoir et de stйriles connaissances, parce que le vrai rapport des choses а l'homme, qui est sa principale science, lui demeure toujours cachй. Mais c'est se borner а la premiиre moitiй de cette science que de ne pas йtudier encore les rapports qu'ont les choses entre elles, pour mieux juger de ceux qu'elles ont avec nous. C'est peu de connaоtre les passions humaines, si l'on n'en sait apprйcier les objets; et cette seconde йtude ne peut se faire que dans le calme de la mйditation.

La jeunesse du sage est le temps de ses expйriences; ses passions en sont les instruments. Mais aprиs avoir appliquй son вme aux objets extйrieurs pour les sentir, il la retire au dedans de lui pour les considйrer, les comparer, les connaоtre. Voilа le cas oщ vous devez кtre plus que personne au monde. Tout ce qu'un coeur sensible peut йprouver de plaisirs et de peines a rempli le vфtre; tout ce qu'un homme peut voir, vos yeux l'ont vu. Dans un espace de douze ans vous avez йpuisй tous les sentiments qui peuvent кtre йpars dans une longue vie, et vous avez acquis, jeune encore, l'expйrience d'un vieillard. Vos premiиres observations se sont portйes sur des gens simples et sortant presque des mains de la nature, comme pour vous servir de piиce de comparaison. Exilй dans la capitale du plus cйlиbre peuple de l'univers, vous кtes sautй pour ainsi dire а l'autre extrйmitй: le gйnie supplйe aux intermйdiaires. Passй chez la seule nation d'hommes qui reste parmi les troupeaux divers dont la terre est couverte, si vous n'avez pas vu rйgner les lois, vous les avez vues du moins exister encore; vous avez appris а quels signes on reconnaоt cet organe sacrй de la volontй d'un peuple, et comment l'empire de la raison publique est le vrai fondement de la libertй. Vous avez parcouru tous les climats, vous avez vu toutes les rйgions que le soleil йclaire. Un spectacle plus rare et digne de l'oeil du sage, le spectacle d'une вme sublime et pure, triomphant de ses passions et rйgnant sur elle-mкme, est celui dont vous jouissez. Le premier objet qui frappa vos regards est celui qui les frappe encore, et votre admiration pour lui n'est que mieux fondйe aprиs en avoir contemplй tant d'autres. Vous n'avez plus rien а sentir ni а voir qui mйrite de vous occuper. Il ne vous reste plus d'objet а regarder que vous-mкme, ni de jouissance а goыter que celle de la sagesse. Vous avez vйcu de cette courte vie; songez а vivre pour celle qui doit durer.

Vos passions, dont vous fыtes longtemps l'esclave vous ont laissй vertueux. Voilа toute votre gloire; elle est grande, sans doute, mais soyez-en moins fier. Votre force mкme est l'ouvrage de votre faiblesse. Savez-vous ce qui vous a fait aimer toujours la vertu? Elle a pris а vos yeux la figure de cette femme adorable qui la reprйsente si bien, et il serait difficile qu'une si chиre image vous en laissвt perdre le goыt. Mais ne l'aimerez-vous jamais pour elle seule, et n'irez-vous point au bien par vos propres forces, comme Julie a fait par les siennes? Enthousiaste oisif de ses vertus, vous bornerez-vous sans cesse а les admirer sans les imiter jamais? Vous parlez avec chaleur de la maniиre dont elle remplit ses devoirs d'йpouse et de mиre; mais vous, quand remplirez-vous vos devoirs d'homme et d'ami а son exemple? Une femme a triomphй d'elle-mкme, et un philosophe a peine а se vaincre! Voulez-vous donc n'кtre qu'un discoureur comme les autres, et vous borner а faire de bons livres, au lieu de bonnes actions? Prenez-y garde, mon cher; il rиgne encore dans vos lettres un ton de mollesse et de langueur qui me dйplaоt, et qui est bien plus un reste de votre passion qu'un effet de votre caractиre. Je hais partout la faiblesse, et n'en veux point dans mon ami. Il n'y a point de vertu sans force, et le chemin du vice est la lвchetй. Osez-vous bien compter sur vous avec un coeur sans courage? Malheureux! si Julie йtait faible, tu succomberais demain et ne serais qu'un vil adultиre. Mais te voilа restй seul avec elle: apprends а la connaоtre, et rougis de toi.

J'espиre pouvoir bientфt vous aller joindre. Vous savez а quoi ce voyage est destinй. Douze ans d'erreurs et de troubles me rendent suspect а moi-mкme: pour rйsister j'ai pu me suffire, pour choisir il me faut les yeux d'un ami; et je me fais un plaisir de rendre tout commun entre nous, la reconnaissance aussi bien que l'attachement. Cependant, ne vous y trompez pas, avant de vous accorder ma confiance, j'examinerai si vous en кtes digne, et si vous mйritez de me rendre les soins que j'ai pris de vous. Je connais votre coeur, j'en suis content: ce n'est pas assez; c'est de votre jugement que j'ai besoin dans un choix oщ doit prйsider la raison seule, et oщ la mienne peut m'abuser. Je ne crains pas les passions qui, nous faisant une guerre ouverte, nous avertissent de nous mettre en dйfense, nous laissent, quoi qu'elles fassent, la conscience de toutes nos fautes, et auxquelles on ne cиde qu'autant qu'on leur veut cйder. Je crains leur illusion qui trompe au lieu de contraindre, et nous fait faire, sans le savoir, autre chose que ce que nous voulons. On n'a besoin que de soi pour rйprimer ses penchants, on a quelquefois besoin d'autrui pour discerner ceux qu'il est permis de suivre; et c'est а quoi sert l'amitiй d'un homme sage, qui voit pour nous sous un autre point de vue les objets que nous avons intйrкt а bien connaоtre. Songez donc а vous examiner, et dites-vous si, toujours en proie а de vains regrets, vous serez а jamais inutile а vous et aux autres, ou si, reprenant enfin l'empire de vous-mкme, vous voulez mettre une fois votre вme en йtat d'йclairer celle de votre ami.

Mes affaires ne me retiennent plus а Londres que pour une quinzaine de jours: je passerai par notre armйe de Flandre, oщ je compte rester encore autant; de sorte que vous ne devez guиre m'attendre avant la fin du mois prochain ou le commencement d'octobre. Ne m'йcrivez plus а Londres, mais а l'armйe, sous l'adresse ci-jointe. Continuez vos descriptions: malgrй le mauvais ton de vos lettres, elles me touchent et m'instruisent; elles m'inspirent des projets de retraite et de repos convenables а mes maximes et а mon вge. Calmez surtout l'inquiйtude que vous m'avez donnйe sur Mme de Wolmar: si son sort n'est pas heureux, qui doit oser aspirer а l'кtre. Aprиs le dйtail qu'elle vous a fait, je ne puis concevoir ce qui manque а son bonheur.

 

Lettre II а milord Edouard

Oui, milord, je vous le confirme avec des transports de joie, la scиne de Meillerie a йtй la crise de ma folie et de mes maux. Les explications de M. de Wolmar m'ont entiиrement rassurй sur le vйritable йtat de mon coeur. Ce coeur trop faible est guйri tout autant qu'il peut l'кtre; et je prйfиre la tristesse d'un regret imaginaire а l'effroi d'кtre sans cesse assiйgй par le crime. Depuis le retour de ce digne ami, je ne balance plus а lui donner un nom si cher et dont vous m'avez si bien fait sentir tout le prix. C'est le moindre titre que je doive а quiconque aide а me rendre а la vertu. La paix est au fond de mon вme comme dans le sйjour que j'habite. Je commence а m'y voir sans inquiйtude, а y vivre comme chez moi; et si je n'y prends pas tout а fait l'autoritй d'un maоtre, je sens plus de plaisir encore а me regarder comme l'enfant de la maison. La simplicitй, l'йgalitй que j'y vois rйgner, ont un attrait qui me touche et me porte au respect. Je passe des jours sereins entre la raison vivante et la vertu sensible. En frйquentant ces heureux йpoux, leur ascendant me gagne et me touche insensiblement, et mon coeur se met par degrйs а l'unisson des leurs, comme la voix prend, sans qu'on y songe, le ton des gens avec qui l'on parle.

Quelle retraite dйlicieuse! Quelle charmante habitation! Que la douce habitude d'y vivre en augmente le prix! Et que, si l'aspect en paraоt d'abord peu brillant, il est difficile de ne pas l'aimer aussitфt qu'on la connaоt! Le goыt que prend Mme de Wolmar а remplir ses nobles devoirs, а rendre heureux et bons ceux qui l'approchent, se communique а tout ce qui en est l'objet, а son mari, а ses enfants, а ses hфtes, а ses domestiques. Le tumulte, les jeux bruyants, les longs йclats de rire ne retentissent point dans ce paisible sйjour; mais on y trouve partout des coeurs contents et des visages gais. Si quelquefois on y verse des larmes, elles sont d'attendrissement et de joie. Les noirs soucis, l'ennui, la tristesse, n'approchent pas plus d'ici que le vice et les remords dont ils sont le fruit.

Pour elle, il est certain qu'exceptй la peine secrиte qui la tourmente, et dont je vous ai dit la cause dans ma prйcйdente lettre, tout concourt а la rendre heureuse. Cependant avec tant de raisons de l'кtre, mille autres se dйsoleraient а sa place. Sa vie uniforme et retirйe leur serait insupportable; elles s'impatienteraient du tracas des enfants; elles s'ennuieraient des soins domestiques; elles ne pourraient souffrir la campagne; la sagesse et l'estime d'un mari peu caressant ne les dйdommageraient ni de sa froideur ni de son вge; sa prйsence et son attachement mкme leur seraient а charge. Ou elles trouveraient l'art de l'йcarter de chez lui pour y vivre а leur libertй, ou, s'en йloignant elles-mкmes, elles mйpriseraient les plaisirs de leur йtat; elles en chercheraient au loin de plus dangereux, et ne seraient а leur aise dans leur propre maison que quand elles y seraient йtrangиres. Il faut une вme saine pour sentir les charmes de la retraite; on ne voit guиre que des gens de bien se plaire au sein de leur famille et s'y renfermer volontairement; s'il est au monde une vie heureuse, c'est sans doute celle qu'ils y passent. Mais les instruments du bonheur ne sont rien pour qui ne sait pas les mettre en oeuvre, et l'on ne sent en quoi le vrai bonheur consiste qu'autant qu'on est propre а le goыter.

S'il fallait dire avec prйcision ce qu'on fait dans cette maison pour кtre heureux, je croirais avoir bien rйpondu en disant: On y sait vivre; non dans le sens qu'on donne en France а ce mot, qui est d'avoir avec autrui certaines maniиres йtablies par la mode; mais de la vie de l'homme, et pour laquelle il est nй; de cette vie dont vous me parlez, dont vous m'avez donnй l'exemple, qui dure au delа d'elle-mкme, et qu'on ne tient pas pour perdue au jour de la mort.

Julie a un pиre qui s'inquiиte du bien-кtre de sa famille; elle a des enfants а la subsistance desquels il faut pourvoir convenablement. Ce doit кtre le principal soin de l'homme sociable, et c'est aussi le premier dont elle et son mari se sont conjointement occupйs. En entrant en mйnage ils ont examinй l'йtat de leurs biens: ils n'ont pas tant regardй s'ils йtaient proportionnйs а leur condition qu'а leurs besoins; et, voyant qu'il n'y avait point de famille honnкte qui ne dыt s'en contenter, ils n'ont pas eu assez mauvaise opinion de leurs enfants pour craindre que le patrimoine qu'ils ont а leur laisser ne leur pыt suffire. Ils se sont donc appliquйs а l'amйliorer plutфt qu'а l'йtendre; ils ont placй leur argent plus sыrement qu'avantageusement; au lieu d'acheter de nouvelles terres, ils ont donnй un nouveau prix а celles qu'ils avaient dйjа, et l'exemple de leur conduite est le seul trйsor dont ils veuillent accroоtre leur hйritage.

Il est vrai qu'un bien qui n'augmente point est sujet а diminuer par mille accidents; mais si cette raison est un motif pour l'augmenter une fois, quand cessera-t-elle d'кtre un prйtexte pour l'augmenter toujours? Il faudra le partager а plusieurs enfants. Mais doivent-ils rester oisifs? Le travail de chacun n'est-il pas un supplйment а son partage, et son industrie ne doit-elle pas entrer dans le calcul de son bien? L'insatiable aviditй fait ainsi son chemin sous le masque de la prudence, et mиne au vice а force de chercher la sыretй. "C'est en vain, dit M. de Wolmar, qu'on prйtend donner aux choses humaines une soliditй qui n'est pas dans leur nature. La raison mкme veut que nous laissions beaucoup de choses au hasard; et si notre vie et notre fortune en dйpendent toujours malgrй nous, quelle folie de se donner sans cesse un tourment rйel pour prйvenir des maux douteux et des dangers inйvitables!" La seule prйcaution qu'il ait prise а ce sujet a йtй de vivre un an sur son capital, pour se laisser autant d'avance sur son revenu; de sorte que le produit anticipe toujours d'une annйe sur la dйpense. Il a mieux aimй diminuer un peu son fonds que d'avoir sans cesse а courir aprиs ses rentes. L'avantage de n'кtre point rйduit а des expйdients ruineux au moindre accident imprйvu l'a dйjа remboursй bien des fois de cette avance. Ainsi l'ordre et la rиgle lui tiennent lieu d'йpargne, et il s'enrichit de ce qu'il a dйpensй.

Les maоtres de cette maison jouissent d'un bien mйdiocre, selon les idйes de fortune qu'on a dans le monde; mais au fond je ne connais personne de plus opulent qu'eux. Il n'y a point de richesse absolue. Ce mot ne signifie qu'un rapport de surabondance entre les dйsirs et les facultйs de l'homme riche. Tel est riche avec un arpent de terre, tel est gueux au milieu de ses monceaux d'or. Le dйsordre et les fantaisies n'ont point de bornes, et font plus de pauvres que les vrais besoins. Ici la proportion est йtablie sur un fondement qui la rend inйbranlable, savoir le parfait accord des deux йpoux. Le mari s'est chargй du recouvrement des rentes, la femme en dirige l'emploi, et c'est dans l'harmonie qui rиgne entre eux qu'est la source de leur richesse.

Ce qui m'a d'abord le plus frappй dans cette maison, c'est d'y trouver l'aisance, la libertй, la gaietй, au milieu de l'ordre et de l'exactitude. Le grand dйfaut des maisons bien rйglйes est d'avoir un air triste et contraint. L'extrкme sollicitude des chefs sent toujours un peu l'avarice. Tout respire la gкne autour d'eux; la rigueur de l'ordre a quelque chose de servile qu'on ne supporte point sans peine. Les domestiques font leur devoir, mais ils le font d'un air mйcontent et craintif. Les hфtes sont bien reзus, mais ils n'usent qu'avec dйfiance de la libertй qu'on leur donne; et, comme on s'y voit toujours hors de la rиgle, on n'y fait rien qu'en tremblant de se rendre indiscret. On sent que ces pиres esclaves ne vivent point pour eux, mais pour leurs enfants, sans songer qu'ils ne sont pas seulement pиres, mais hommes, et qu'ils doivent а leurs enfants l'exemple de la vie de l'homme et du bonheur attachй а la sagesse. On suit ici des rиgles plus judicieuses. On y pense qu'un des principaux devoirs d'un bon pиre de famille n'est pas seulement de rendre son sйjour riant afin que ses enfants s'y plaisent, mais d'y mener lui-mкme une vie agrйable et douce, afin qu'ils sentent qu'on est heureux en vivant comme lui, et ne soient jamais tentйs de prendre pour l'кtre une conduite opposйe а la sienne. Une des maximes que M. de Wolmar rйpиte le plus souvent au sujet des amusements des deux cousines, est que la vie triste et mesquine des pиres et mиres est presque toujours la premiиre source du dйsordre des enfants.

Pour Julie, qui n'eut jamais d'autre rиgle que son coeur, et n'en saurait avoir de plus sыre, elle s'y livre sans scrupule, et, pour bien faire, elle fait tout ce qu'il lui demande. Il ne laisse pas de lui demander beaucoup, et personne ne sait mieux qu'elle mettre un prix aux douceurs de la vie. Comment cette вme si sensible serait-elle insensible aux plaisirs? Au contraire, elle les aime, elle les recherche, elle ne s'en refuse aucun de ceux qui la flattent; on voit qu'elle sait les goыter; mais ces plaisirs sont les plaisirs de Julie. Elle ne nйglige ni ses propres commoditйs ni celles des gens qui lui sont chers, c'est-а-dire de tous ceux qui l'environnent. Elle ne compte pour superflu rien de ce qui peut contribuer au bien-кtre d'une personne sensйe; mais elle appelle ainsi tout ce qui ne sert qu'а briller aux yeux d'autrui; de sorte qu'on trouve dans sa maison le luxe de plaisir et de sensualitй sans raffinement ni mollesse. Quant au luxe de magnificence et de vanitй, on n'y en voit que ce qu'elle n'a pu refuser au goыt de son pиre; encore y reconnaоt-on toujours le sien, qui consiste а donner moins de lustre et d'йclat que d'йlйgance et de grвce aux choses. Quand je lui parle des moyens qu'on invente journellement а Paris ou а Londres pour suspendre plus doucement les carrosses, elle approuve assez cela; mais quand je lui dis jusqu'а quel prix on a poussй les vernis, elle ne comprend plus, et me demande toujours si ces beaux vernis rendent les carrosses plus commodes. Elle ne doute pas que je n'exagиre beaucoup sur les peintures scandaleuses dont on orne а grands frais ces voitures, au lieu des armes qu'on y mettait autrefois; comme s'il йtait plus beau de s'annoncer aux passants pour un homme de mauvaises moeurs que pour un homme de qualitй! Ce qui l'a surtout rйvoltйe a йtй d'apprendre que les femmes avaient introduit ou soutenu cet usage, et que leurs carrosses ne se distinguaient de ceux des hommes que par des tableaux un peu plus lascifs. J'ai йtй forcй de lui citer lа-dessus un mot de votre illustre ami qu'elle a bien de la peine а digйrer. J'йtais chez lui un jour qu'on lui montrait un vis-а-vis de cette espиce. A peine eut-il jetй les yeux sur les panneaux, qu'il partit en disant au maоtre: "Montrez ce carrosse а des femmes de la cour; un honnкte homme n'oserait s'en servir."

Comme le premier pas vers le bien est de ne point faire de mal, le premier pas vers le bonheur est de ne point souffrir. Ces deux maximes, qui bien entendues йpargneraient beaucoup de prйceptes de morale, sont chиres а Mme de Wolmar. Le mal-кtre lui est extrкmement sensible et pour elle et pour les autres; et il ne lui serait pas plus aisй d'кtre heureuse en voyant des misйrables, qu'а l'homme droit de conserver sa vertu toujours pure en vivant sans cesse au milieu des mйchants. Elle n'a point cette pitiй barbare qui se contente de dйtourner les yeux des maux qu'elle pourrait soulager. Elle les va chercher pour les guйrir: c'est l'existence et non la vue des malheureux qui la tourmente; il ne lui suffit pas de ne point savoir qu'il y en a; il faut pour son bonheur qu'elle sache qu'il n'y en a pas, du moins autour d'elle; car ce serait sortir des termes de la raison que de faire dйpendre son bonheur de celui de tous les hommes. Elle s'informe des besoins de son voisinage avec la chaleur qu'on met а son propre intйrкt; elle en connaоt tous les habitants; elle y йtend pour ainsi dire l'enceinte de sa famille, et n'йpargne aucun soin pour en йcarter tous les sentiments de douleur et de peine auxquels la vie humaine est assujettie.

Milord, je veux profiter de vos leзons; mais pardonnez-moi un enthousiasme que je ne me reproche plus et que vous partagez. Il n'y aura jamais qu'une Julie au monde. La Providence a veillй sur elle, et rien de ce qui la regarde n'est un effet du hasard. Le ciel semble l'avoir donnйe а la terre pour y montrer а la fois l'excellence dont une вme humaine est susceptible, et le bonheur dont elle peut jouir dans l'obscuritй de la vie privйe, sans le secours des vertus йclatantes qui peuvent l'йlever au-dessus d'elle-mкme, ni de la gloire qui les peut honorer. Sa faute, si c'en fut une, n'a servi qu'а dйployer sa force et son courage. Ses parents, ses amis, ses domestiques, tous heureusement nйs, йtaient faits pour l'aimer et pour en кtre aimйs. Son pays йtait le seul oщ il lui convоnt de naоtre; la simplicitй qui la rend sublime devait rйgner autour d'elle; il lui fallait, pour кtre heureuse, vivre parmi des gens heureux. Si pour son malheur elle fыt nйe chez des peuples infortunйs qui gйmissent sous le poids de l'oppression, et luttent sans espoir et sans fruit contre la misиre qui les consume, chaque plainte des opprimйs eыt empoisonnй sa vie; la dйsolation commune l'eыt accablйe, et son coeur bienfaisant, йpuisй de peines et d'ennuis, lui eыt fait йprouver sans cesse les maux qu'elle n'eыt pu soulager.

Au lieu de cela, tout anime et soutient ici sa bontй naturelle. Elle n'a point а pleurer les calamitйs publiques. Elle n'a point sous les yeux l'image affreuse de la misиre et du dйsespoir. Le villageois а son aise a plus besoin de ses avis que de ses dons. S'il se trouve quelque orphelin trop jeune pour gagner sa vie, quelque veuve oubliйe qui souffre en secret, quelque vieillard sans enfants, dont les bras affaiblis par l'вge ne fournissent plus а son entretien, elle ne craint pas que ses bienfaits leur deviennent onйreux, et fassent aggraver sur eux les charges publiques pour en exempter des coquins accrйditйs. Elle jouit du bien qu'elle fait, et le voit profiter. Le bonheur qu'elle goыte se multiplie et s'йtend autour d'elle. Toutes les maisons oщ elle entre, offrent bientфt un tableau de la sienne; l'aisance et le bien-кtre y sont une de ses moindres influences, la concorde et les moeurs la suivent de mйnage en mйnage. En sortant de chez elle ses yeux ne sont frappйs que d'objets agrйables; en y rentrant elle en retrouve de plus doux encore; elle voit partout ce qui plaоt а son coeur; et cette вme si peu sensible а l'amour-propre apprend а s'aimer dans ses bienfaits. Non, milord, je le rйpиte, rien de ce qui touche а Julie n'est indiffйrent pour la vertu. Ses charmes, ses talents, ses goыts, ses combats, ses fautes, ses regrets, son sйjour, ses amis, sa famille, ses peines, ses plaisirs, et toute sa destinйe, font de sa vie un exemple unique, que peu de femmes voudront imiter, mais qu'elles aimeront en dйpit d'elles.

Ce qui me plaоt le plus dans les soins qu'on prend ici du bonheur d'autrui, c'est qu'ils sont tous dirigйs par la sagesse, et qu'il n'en rйsulte jamais d'abus. N'est pas toujours bienfaisant qui veut; et souvient tel croit rendre de grands services, qui fait de grands maux qu'il ne voit pas, pour un petit bien qu'il aperзoit. Une qualitй rare dans les femmes du meilleur caractиre, et qui brille йminemment dans celui de Mme de Wolmar, c'est un discernement exquis dans la distribution de ses bienfaits, soit par le choix des moyens de les rendre utiles, soit par le choix des gens sur qui elle les rйpand. Elle s'est fait des rиgles dont elle ne se dйpart point. Elle sait accorder et refuser ce qu'on lui demande sans qu'il y ait ni faiblesse dans sa bontй, ni caprice dans son refus. Quiconque a commis en sa vie une mйchante action n'a rien а espйrer d'elle que justice, et pardon s'il l'a offensйe; jamais faveur ni protection, qu'elle puisse placer sur un meilleur sujet. Je l'ai vue refuser assez sиchement а un homme de cette espиce une grвce qui dйpendait d'elle seule. "Je vous souhaite du bonheur, lui dit-elle, mais je n'y veux pas contribuer, de peur de faire du mal а d'autres en vous mettant en йtat d'en faire. Le monde n'est pas assez йpuisй de gens de bien qui souffrent pour qu'on soit rйduit а songer а vous." Il est vrai que cette duretй lui coыte extrкmement et qu'il lui est rare de l'exercer. Sa maxime est de compter pour bons tous ceux dont la mйchancetй ne lui est pas prouvйe; et il y a bien peu de mйchants qui n'aient l'adresse de se mettre а l'abri des preuves. Elle n'a point cette charitй paresseuse des riches qui payent en argent aux malheureux le droit de rejeter leurs priиres, et pour un bienfait implorй ne savent jamais donner que l'aumфne. Sa bourse n'est pas inйpuisable; et, depuis qu'elle est mиre de famille, elle en sait mieux rйgler l'usage. De tous les secours dont on peut soulager les malheureux l'aumфne est, а la vйritй, celui qui coыte le moins de peine; mais il est aussi le plus passager et le moins solide; et Julie ne cherche pas а se dйlivrer d'eux, mais а leur кtre utile.

Elle n'accorde pas non plus indistinctement des recommandations et des services, sans bien savoir si l'usage qu'on en veut faire est raisonnable et juste. Sa protection n'est jamais refusйe а quiconque en a un vйritable besoin et mйrite de l'obtenir; mais pour ceux que l'inquiйtude ou l'ambition porte а vouloir s'йlever et quitter un йtat oщ ils sont bien, rarement peuvent-ils l'engager а se mкler de leurs affaires. La condition naturelle а l'homme est de cultiver la terre et de vivre de ses fruits. Le paisible habitant des champs n'a besoin pour sentir son bonheur que de le connaоtre. Tous les vrais plaisirs de l'homme sont а sa portйe; il n'a que les peines insйparables de l'humanitй, des peines que celui qui croit s'en dйlivrer ne fait qu'йchanger contre d'autres plus cruelles. Cet йtat est le seul nйcessaire et le plus utile. Il n'est malheureux que quand les autres le tyrannisent par leur violence, ou le sйduisent par l'exemple de leurs vices. C'est en lui que consiste la vйritable prospйritй d'un pays, la force et la grandeur qu'un peuple tire de lui-mкme, qui ne dйpend en rien des autres nations, qui ne contraint jamais d'attaquer pour se soutenir, et donne les plus sыrs moyens de se dйfendre. Quand il est question d'estimer la puissance publique, le bel esprit visite les palais du prince, ses ports, ses troupes, ses arsenaux, ses villes; le vrai politique parcourt les terres et va dans la chaumiиre du laboureur. Le premier voit ce qu'on a fait, et le second ce qu'on peut faire.

Sur ce principe on s'attache ici, et plus encore а Etange, а contribuer autant qu'on peut а rendre aux paysans leur condition douce, sans jamais leur aider а en sortir. Les plus aisйs et les plus pauvres ont йgalement la fureur d'envoyer leurs enfants dans les villes, les uns pour йtudier et devenir un jour des messieurs, les autres pour entrer en condition et dйcharger leurs parents de leur entretien. Les jeunes gens, de leur cфtй; aiment souvent а courir; les filles aspirent а la parure bourgeoise: les garзons s'engagent dans un service йtranger; ils croient valoir mieux en rapportant dans leur village, au lieu de l'amour de la patrie et de la libertй, l'air а la fois rogue et rampant des soldats mercenaires, et le ridicule mйpris de leur ancien йtat. On leur montre а tous l'erreur de ces prйjugйs, la corruption des enfants, l'abandon des pиres, et les risques continuels de la vie, de la fortune, et des moeurs, oщ cent pйrissent pour un qui rйussit. S'ils s'obstinent, on ne favorise point leur fantaisie insensйe; on les laisse courir au vice et а la misиre, et l'on s'applique а dйdommager ceux qu'on a persuadйs, des sacrifices qu'ils font а la raison. On leur apprend а honorer leur condition naturelle en l'honorant soi-mкme; on n'a point avec les paysans les faзons des villes; mais on use avec eux d'une honnкte et grave familiaritй, qui maintenant chacun dans son йtat, leur apprend pourtant а faire cas du leur. Il n'y a point de bon paysan qu'on ne porte а se considйrer lui-mкme, en lui montrant la diffйrence qu'on fait de lui а ces petits parvenus qui viennent briller un moment dans leur village et ternir leur parents de leur йclat. M. de Wolmar et le baron, quand il est ici, manquent rarement d'assister aux exercices, aux prix, aux revues du village et des environs. Cette jeunesse dйjа naturellement ardente et guerriиre, voyant de vieux officiers se plaire а ses assemblйes, s'en estime davantage et prend plus de confiance en elle-mкme. On lui en donne encore plus en lui montrant des soldats retirйs du service йtranger en savoir moins qu'elle а tous йgards; car, quoi qu'on fasse, jamais cinq sous de paye et la peur des coups de canne ne produiront une йmulation pareille а celle que donne а un homme libre et sous les armes la prйsence de ses parents, de ses voisins, de ses amis, de sa maоtresse, et la gloire de son pays.

La grande maxime de Mme de Wolmar est donc de ne point favoriser les changements de condition, mais de contribuer а rendre heureux chacun dans la sienne, et surtout d'empкcher que la plus heureuse de toutes, qui est celle du villageois dans un йtat libre, ne se dйpeuple en faveur des autres.

Je lui faisais lа-dessus l'objection des talents divers que la nature semble avoir partagйs aux hommes pour leur donner а chacun leur emploi, sans йgard а la condition dans laquelle ils sont nйs. A cela elle me rйpondit qu'il y avait deux choses а considйrer avant le talent: savoir, les moeurs et la fйlicitй. "L'homme, dit-elle, est un кtre trop noble pour devoir servir simplement d'instrument а d'autres, et l'on ne doit point l'employer а ce qui leur convient sans consulter aussi ce qui lui convient а lui-mкme; car les hommes ne sont pas faits pour les places, mais les places sont faites pour eux; et, pour distribuer convenablement les choses, il ne faut pas tant chercher dans leur partage l'emploi auquel chaque homme est le plus propre, que celui qui est le plus propre а chaque homme pour le rendre bon et heureux autant qu'il est possible. Il n'est jamais permis de dйtйriorer une вme humaine pour l'avantage des autres, ni de faire un scйlйrat pour le service des honnкtes gens.

Or, de mille sujets qui sortent du village, il n'y en a pas dix qui n'aillent se perdre а la ville, ou qui n'en portent les vices plus loin que les gens dont ils les ont appris. Ceux qui rйussissent et font fortune la font presque tous par les voies dйshonnкtes qui y mиnent. Les malheureux qu'elle n'a point favorisйs ne reprennent plus leur ancien йtat, et se font mendiants ou voleurs plutфt que de redevenir paysans. De ces mille s'il s'en trouve un seul qui rйsiste а l'exemple et se conserve honnкte homme, pensez-vous qu'а tout prendre celui-lа passe une vie aussi heureuse qu'il l'eыt passйe а l'abri des passions violentes, dans la tranquille obscuritй de sa premiиre condition?

Pour suivre son talent il le faut connaоtre. Est-ce une chose aisйe de discerner toujours les talents des hommes, et а l'вge oщ l'on prend un parti, si l'on a tant de peine а bien connaоtre ceux des enfants qu'on a le mieux observйs, comment un petit paysan saura-t-il de lui-mкme distinguer les siens? Rien n'est plus йquivoque que les signes d'inclination qu'on donne dиs l'enfance; l'esprit imitateur y a souvent plus de part que le talent; ils dйpendront plutфt d'une rencontre fortuite que d'un penchant dйcidй et le penchant mкme n'annonce pas toujours la disposition. Le vrai talent, le vrai gйnie a une certaine simplicitй qui le rend moins inquiet, moins remuant, moins prompt а se montrer, qu'un apparent et faux talent, qu'on prend pour vйritable, et qui n'est qu'une vaine ardeur de briller, sans moyens pour y rйussir. Tel entend un tambour et veut кtre gйnйral, un autre voit bвtir et se croit architecte. Gustin, mon jardinier, prit le goыt du dessin pour m'avoir vue dessiner, je l'envoyai apprendre а Lausanne; il se croyait dйjа peintre, et n'est qu'un jardinier. L'occasion, le dйsir de s'avancer, dйcident de l'йtat qu'on choisit. Ce n'est pas assez de sentir son gйnie, il faut aussi vouloir s'y livrer. Un prince ira-t-il se faire cocher parce qu'il mиne bien son carrosse? Un duc se fera-t-il cuisinier parce qu'il invente de bons ragoыts? On n'a des talents que pour s'йlever, personne n'en a pour descendre: pensez-vous que ce soit lа l'ordre de la nature? Quand chacun connaоtrait son talent et voudrait le suivre, combien le pourraient? Combien surmonteraient d'injustes obstacles? Combien vaincraient d'indignes concurrents? Celui qui sent sa faiblesse appelle а son secours le manиge et la brigue, que l'autre, plus sыr de lui, dйdaigne. Ne m'avez-vous pas cent fois dit vous-mкme que tant d'йtablissements en faveur des arts ne font que leur nuire? En multipliant indiscrиtement les sujets, on les confond; le vrai mйrite reste йtouffй dans la foule, et les honneurs dus au plus habile sont tous pour le plus intrigant. S'il existait une sociйtй oщ les emplois et les rangs fussent exactement mesurйs sur les talents et le mйrite personnel, chacun pourrait aspirer а la place qu'il saurait le mieux remplir; mais il faut se conduire par des rиgles plus sыres, et renoncer au prix des talents, quand le plus vil de tous est le seul qui mиne а la fortune.

Je vous dirai plus, continua-t-elle; j'ai peine а croire que tant de talents divers doivent кtre tous dйveloppйs; car il faudrait pour cela que le nombre de ceux qui les possиdent fыt exactement proportionnй au besoin de la sociйtй; et si l'on ne laissait au travail de la terre que ceux qui ont йminemment le talent de l'agriculture, ou qu'on enlevвt а ce travail tous ceux qui sont plus propres а un autre, il ne resterait pas assez de laboureurs pour la cultiver et nous faire vivre. Je penserais que les talents des hommes sont comme les vertus des drogues, que la nature nous donne pour guйrir nos maux, quoique son intention soit que nous n'en ayons pas besoin. Il y a des plantes qui nous empoisonnent, des animaux qui nous dйvorent, des talents qui nous sont pernicieux. S'il fallait toujours employer chaque chose selon ses principales propriйtйs, peut-кtre ferait-on moins de bien que de mal aux hommes. Les peuples bons et simples n'ont pas besoin de tant de talents; ils se soutiennent mieux par leur seule simplicitй que les autres par toute leur industrie. Mais а mesure qu'ils se corrompent, leurs talents se dйveloppent comme pour servir de supplйment aux vertus qu'ils perdent, et pour forcer les mйchants eux-mкmes d'кtre utiles en dйpit d'eux."

Une autre chose sur laquelle j'avais peine а tomber d'accord avec elle йtait l'assistance des mendiants. Comme c'est ici une grande route, il en passe beaucoup, et l'on ne refuse l'aumфne а aucun. Je lui reprйsentai que ce n'йtait pas seulement un bien jetй а pure perte, et dont on privait ainsi le vrai pauvre, mais que cet usage contribuait а multiplier les gueux et les vagabonds qui se plaisent а ce lвche mйtier, et, se rendant а charge а la sociйtй, la privent encore du travail qu'ils y pourraient faire.

"Je vois bien, me dit-elle, que vous avez pris dans les grandes villes les maximes dont de complaisants raisonneurs aiment а flatter la duretй des riches; vous en avez mкme pris les termes. Croyez-vous dйgrader un pauvre de sa qualitй d'homme en lui donnant le nom mйprisant de gueux? Compatissant comme vous l'кtes, comment avez-vous pu vous rйsoudre а l'employer? Renoncez-y mon ami, ce mot ne va point dans votre bouche; il est plus dйshonorant pour l'homme dur qui s'en sert que pour le malheureux qui le porte. Je ne dйciderai point si ces dйtracteurs de l'aumфne ont tort ou raison; ce que je sais, c'est que mon mari, qui ne cиde point en bon sens а vos philosophes, et qui m'a souvent rapportй tout ce qu'ils disent lа-dessus pour йtouffer dans le coeur la pitiй naturelle et l'exercer а l'insensibilitй, m'a toujours paru mйpriser ces discours et n'a point dйsapprouvй ma conduite. Son raisonnement est simple. "On souffre, dit-il, et l'on entretient а grands frais des multitudes de professions inutiles dont plusieurs ne servent qu'а corrompre et gвter les moeurs. A ne regarder l'йtat de mendiant que comme un mйtier, loin qu'on en ait rien de pareil а craindre, on n'y trouve que de quoi nourrir en nous les sentiments d'intйrкt et d'humanitй qui devraient unir tous les hommes. Si l'on veut le considйrer par le talent, pourquoi ne rйcompenserais-je pas l'йloquence de ce mendiant qui me remue le coeur et me porte а le secourir, comme je paye un comйdien qui me fait verser quelques larmes stйriles? Si l'un me fait aimer les bonnes actions d'autrui, l'autre me porte а en faire moi-mкme; tout ce qu'on sent а la tragйdie s'oublie а l'instant qu'on en sort, mais la mйmoire des malheureux qu'on a soulagйs donne un plaisir qui renaоt sans cesse. Si le grand nombre des mendiants est onйreux а l'Etat, de combien d'autres professions qu'on encourage et qu'on tolиre n'en peut-on pas dire autant! C'est au souverain de faire en sorte qu'il n'y ait point de mendiants; mais pour les rebuter de leur profession faut-il rendre les citoyens inhumains et dйnaturйs?" Pour moi, continua Julie, sans avoir ce que les pauvres sont а l'Etat, je sais qu'ils sont tous mes frиres, et que je ne puis, sans une inexcusable duretй, leur refuser le faible secours qu'ils me demandent. La plupart sont des vagabonds, j'en conviens; mais je connais trop les peines de la vie pour ignorer par combien de malheurs un honnкte homme peut se trouver rйduit а leur sort; et comment puis-je кtre sыre que l'inconnu qui vient implorer au nom de Dieu mon assistance, et mendier un pauvre morceau de pain, n'est pas peut-кtre cet honnкte homme prкt а pйrir de misиre, et que mon refus va rйduire au dйsespoir? L'aumфne que je fais donner а la porte est lйgиre: un demi-crutz et un morceau de pain sont ce qu'on ne refuse а personne; on donne une ration double а ceux qui sont йvidemment estropiйs. S'ils en trouvent autant sur leur route dans chaque maison aisйe, cela suffit pour les faire vivre en chemin, et c'est tout ce qu'on doit au mendiant йtranger qui passe. Quand ce ne serait pas pour eux un secours rйel, c'est au moins un tйmoignage qu'on prend part а leur peine, un adoucissement а la duretй du refus, une sorte de salutation qu'on leur rend. Un demi-crutz et un morceau de pain ne coыtent guиre plus а donner et sont une rйponse plus honnкte qu'un Dieu vous assiste! comme si les dons de Dieu n'йtaient pas dans la main des hommes, et qu'il eыt d'autres greniers sur la terre que les magasins des riches! Enfin, quoi qu'on puisse penser de ces infortunйs, si l'on ne doit rien au gueux qui mendie, au moins se doit-on а soi-mкme de rendre honneur а l'humanitй souffrante ou а son image, et de ne point s'endurcir le coeur а l'aspect de ses misиres.

Voilа comment j'en use avec ceux qui mendient pour ainsi dire sans prйtexte et de bonne foi: а l'йgard de ceux qui se disent ouvriers et se plaignent de manquer d'ouvrage, il y a toujours ici pour eux des outils et du travail qui les attendent. Par cette mйthode on les aide, on met leur bonne volontй а l'йpreuve; et les menteurs le savent si bien, qu'il ne s'en prйsente plus chez nous."

C'est ainsi, milord, que cette вme angйlique trouve toujours dans ses vertus de quoi combattre les vaines subtilitйs dont les gens cruels pallient leurs vices. Tous ces soins et d'autres semblables sont mis par elle au rang de ses plaisirs, et remplissent une partie du temps que lui laissent ses devoirs les plus chйris. Quand, aprиs s'кtre acquittйe de tout ce qu'elle doit aux autres, elle songe ensuite а elle-mкme, ce qu'elle fait pour se rendre la vie agrйable peut encore кtre comptй parmi ses vertus; tant son motif est toujours louable et honnкte, et tant il y a de tempйrance et de raison dans tout ce qu'elle accorde а ses dйsirs! Elle veut plaire а son mari qui aime а la voir contente et gaie; elle veut inspirer а ses enfants le goыt des innocents plaisirs que la modйration, l'ordre et la simplicitй font valoir, et qui dйtournent le coeur des passions impйtueuses. Elle s'amuse pour les amuser, comme la colombe amollit dans son estomac le grain dont elle veut nourrir ses petits.

Julie a l'вme et le corps йgalement sensibles. La mкme dйlicatesse rиgne dans ses sentiments et dans ses organes. Elle йtait fait pour connaоtre et goыter tous les plaisirs, et longtemps elle n'aima si chиrement la vertu mкme que comme la plus douce des voluptйs. Aujourd'hui qu'elle sent en paix cette voluptй suprкme, elle ne se refuse aucune de celles qui peuvent s'associer avec celle-lа: mais sa maniиre de les goыter ressemble а l'austйritй de ceux qui s'y refusent, et l'art de jouir est pour elle celui des privations; non de ces privations pйnibles et douloureuses qui blessent la nature, et dont son auteur dйdaigne l'hommage insensй, mais des privations passagиres et modйrйes qui conservent а la raison son empire, et servant d'assaisonnement au plaisir en prйviennent le dйgoыt et l'abus. Elle prйtend que tout ce qui tient aux sens et n'est pas nйcessaire а la vie change de nature aussitфt qu'il tourne en habitude, qu'il cesse d'кtre un plaisir en devenant un besoin, que c'est а la fois une chaоne qu'on se donne et une jouissance don on se prive, et que prйvenir toujours les dйsirs n'est pas l'art de les contenter, mais de les йteindre. Tout celui qu'elle emploie а donner du prix aux moindres choses est de se les refuser vingt fois pour en jouir une. Cette вme simple se conserve ainsi son premier ressort: son goыt ne s'use point; elle n'a jamais besoin de le ranimer par des excиs, et je la vois souvent savourer avec dйlices un plaisir d'enfant qui serait insipide а tout autre.

Un objet plus noble qu'elle se propose encore en cela est de rester maоtresse d'elle-mкme, d'accoutumer ses passions а l'obйissance, et de plier tous ses dйsirs а la rиgle. C'est un nouveau moyen d'кtre heureuse; car on ne jouit sans inquiйtude que de ce qu'on peut perdre sans peine; et si le vrai bonheur appartient au sage, c'est parce qu'il est de tous les hommes celui а qui la fortune peut le moins фter.

Ce qui me paraоt le plus singulier dans sa tempйrance, c'est qu'elle la suit sur les mкmes raisons qui jettent les voluptueux dans l'excиs. "La vie est courte, il est vrai, dit-elle; c'est une raison d'en user jusqu'au bout, et de dispenser avec art sa durйe, afin d'en tirer le meilleur parti qu'il est possible. Si un jour de satiйtй nous фte un an de jouissance, c'est une mauvaise philosophie d'aller toujours jusqu'oщ le dйsir nous mиne, sans considйrer si nous ne serons pas plus tфt au bout de nos facultйs que notre carriиre, et si notre coeur йpuisй ne mourra point avant nous. Je vois que ces vulgaires йpicuriens pour ne vouloir jamais perdre une occasion les perdent toutes, et, toujours ennuyйs au sein des plaisirs, n'en savent jamais trouver aucun. Ils prodiguent le temps qu'ils pensent йconomiser, et se ruinent comme les avares pour ne savoir rien perdre а propos. Je me trouve bien de la maxime opposйe, et je crois que j'aimerais encore mieux sur ce point trop de sйvйritй que de relвchement. Il m'arrive quelquefois de rompre une partie de plaisir par la seule raison qu'elle m'en fait trop; en la renouant j'en jouis deux fois. Cependant je m'exerce а conserver sur moi l'empire de ma volontй, et j'aime mieux кtre taxйe de caprice que de me laisser dominer par mes fantaisies."

Voilа sur quel principe on fonde ici les douceurs de la vie et les choses de pur agrйment. Julie a du penchant а la gourmandise; et, dans les soins qu'elle donne а toutes les parties du mйnage, la cuisine surtout n'est pas nйgligйe. La table se sent de l'abondance gйnйrale; mais cette abondance n'est point ruineuse; il y rиgne une sensualitй sans raffinement; tous les mets sont communs, mais excellents dans leurs espиces; l'apprкt en est simple et pourtant exquis. Tout ce qui n'est que d'appareil, tout ce qui tient а l'opinion, tous les plats fins et recherchйs, dont la raretй fait tout le prix, et qu'il faut nommer pour les trouver bons, en sont bannis а jamais; et mкme, dans la dйlicatesse et le choix de ceux qu'on se permet, on s'abstient journellement de certaines choses qu'on rйserve pour donner а quelque repas un air de fкte qui les rend plus agrйables sans кtre plus dispendieux. Que croiriez-vous que sont ces mets si sobrement mйnagйs? Du gibier rare? Du poisson de mer? Des productions йtrangиres? Mieux que tout cela; quelque excellent lйgume du pays, quelqu'un des savoureux herbages qui croissent dans nos jardins, certains poissons du lac apprкtйs d'une certaine maniиre, certains laitages de nos montagnes, quelque pвtisserie а l'allemande, а quoi l'on joint quelque piиce de la chasse des gens de la maison: voilа tout l'extraordinaire qu'on y remarque; voilа ce qui couvre et orne la table, ce qui excite et contente notre appйtit les jours de rйjouissance. Le service est modeste et champкtre, mais propre et riant; la grвce et le plaisir y sont, la joie et l'appйtit l'assaisonnent. Des surtouts dorйs autour desquels on meurt de faim, des cristaux pompeux chargйs de fleurs pour tout dessert, ne remplissent point la place des mets; on n'y sait point l'art de nourrir l'estomac par les yeux, mais on y sait celui d'ajouter du charme а la bonne chиre, de manger beaucoup sans s'incommoder, de s'йgayer а boire sans altйrer sa raison, de tenir table longtemps sans ennui, et d'en sortir toujours sans dйgoыt.

Il y a au premier йtage une petite salle а manger diffйrente de celle oщ l'on mange ordinairement, laquelle est au rez-de-chaussйe. Cette salle particuliиre est а l'angle de la maison et йclairйe de deux cфtйs; elle donne par l'un sur le jardin, au delа duquel on voit le lac а travers les arbres; par l'autre on aperзoit ce grand coteau de vignes qui commencent d'йtaler aux yeux les richesses qu'on y recueillira dans deux mois. Cette piиce est petite: mais ornйe de tout ce qui peut la rendre agrйable et riante. C'est lа que Julie donne ses petits festins а son pиre, а son mari, а sa cousine, а moi, а elle-mкme, et quelquefois а ses enfants. Quand elle ordonne d'y mettre le couvert on sait d'avance ce que cela veut dire, et M. de Wolmar l'appelle en riant le salon d'Apollon; mais ce salon ne diffиre pas moins de celui de Lucullus par le choix des convives que par celui des mets. Les simples hфtes n'y sont point admis, jamais on n'y mange quand on a des йtrangers; c'est l'asile inviolable de la confiance, de l'amitiй, de la libertй. C'est la sociйtй des coeurs qui lie en ce lieu celle de la table; elle est une sorte d'initiation а l'intimitй, et jamais il ne s'y rassemble que des gens qui voudraient n'кtre plus sйparйs. Milord, la fкte vous attend, et c'est dans cette salle que vous ferez ici votre premier repas.

Je n'eus pas d'abord le mкme honneur. Ce ne fut qu'а mon retour de chez Mme d'Orbe que je fus traitй dans le salon d'Apollon. Je n'imaginais pas qu'on pыt rien ajouter d'obligeant а la rйception qu'on m'avait faite; mais ce souper me donna d'autres idйes. J'y trouvai je ne sais quel dйlicieux mйlange de familiaritй, de plaisir, d'union, d'aisance, que je n'avais point encore йprouvй. Je me sentais plus libre sans qu'on m'eыt averti de l'кtre; il me semblait que nous nous entendions mieux qu'auparavant. L'йloignement des domestiques m'invitait а n'avoir plus de rйserve au fond de mon coeur; et c'est lа qu'а l'instance de Julie je repris l'usage, quittй depuis tant d'annйes, de boire avec mes hфtes du vin pur а la fin du repas.

Ce souper m'enchanta: j'aurais voulu que tous nos repas se fussent passйs de mкme. "Je ne connaissais point cette charmante salle, dis-je а Mme de Wolmar; pourquoi n'y mangez-vous pas toujours? - Voyez, dit-elle, elle est si jolie! ne serait-ce pas dommage de la gвter?" Cette rйponse me parut trop loin de son caractиre pour n'y pas soupзonner quelque sens cachй. "Pourquoi du moins, repris-je, ne rassemblez-vous pas toujours autour de vous les mкmes commoditйs qu'on trouve ici, afin de pouvoir йloigner vos domestiques et causer plus en libertй? - C'est, me rйpondit-elle encore, que cela serait trop agrйable, et que l'ennui d'кtre toujours а son aise est enfin le pire de tous." Il ne m'en fallut pas davantage pour concevoir son systиme; et je jugeai qu'en effet l'art d'assaisonner les plaisirs n'est que celui d'en кtre avare.

Je trouve qu'elle se met avec plus de soin qu'elle ne faisait autrefois. La seule vanitй qu'on lui ait jamais reprochйe йtait de nйgliger son ajustement. L'orgueilleuse avait ses raisons, et ne me laissait point de prйtexte pour mйconnaоtre son empire. Mais elle avait beau faire, l'enchantement йtait trop fort pour me sembler naturel; je m'opiniвtrais а trouver de l'art dans sa nйgligence; elle se serait coiffйe d'un sac que je l'aurais accusйe de coquetterie. Elle n'aurait pas moins de pouvoir aujourd'hui; mais elle dйdaigne de l'employer; et je dirais qu'elle affecte une parure plus recherchйe pour ne sembler plus qu'une jolie femme, si je n'avais dйcouvert la cause de ce nouveau soin. J'y fus trompй les premiers jours; et, sans songer qu'elle n'йtait pas mise autrement qu'а mon arrivйe oщ je n'йtais point attendu, j'osai m'attribuer l'honneur de cette recherche. Je me dйsabusai durant l'absence de M. de Wolmar. Dиs le lendemain ce n'йtait plus cette йlйgance de la veille dont l'oeil ne pouvait se lasser, ni cette simplicitй touchante et voluptueuse qui m'enivrait autrefois; c'йtait une certaine modestie qui parle au coeur par les yeux, qui n'inspire que du respect, et que la beautй rend plus imposante. La dignitй d'йpouse et de mиre rйgnait sur tous ses charmes; ce regard timide et tendre йtait devenu plus grave; et l'on eыt dit qu'un air plus grand et plus noble avait voilй la douceur de ses traits. Ce n'йtait pas qu'il y eыt la moindre altйration dans son maintien ni dans ses maniиres; son йgalitй, sa candeur, ne connurent jamais les simagrйes; elle usait seulement du talent naturel aux femmes de changer quelquefois nos sentiments et nos idйes par un ajustement diffйrent, par une coiffure d'une autre forme, par une robe d'une autre couleur, et d'exercer sur les coeurs l'empire du goыt en faisant de rien quelque chose. Le jour qu'elle attendait son mari de retour, elle retrouva l'art d'animer ses grвces naturelles sans les couvrir; elle йtait йblouissante en sortant de sa toilette; je trouvai qu'elle ne savait pas moins effacer la plus brillante parure qu'orner la plus simple; et je me dis avec dйpit, en pйnйtrant l'objet de ses soins: "En fit-elle jamais autant pour l'amour?"

Ce goыt de parure s'йtend de la maоtresse de la maison а tout ce qui la compose. Le maоtre, les enfants, les domestiques, les chevaux, les bвtiments, les jardins, les meubles, tout est tenu avec un soin qui marque qu'on n'est pas au-dessous de la magnificence, mais qu'on la dйdaigne. Ou plutфt la magnificence y est en effet, s'il est vrai qu'elle consiste moins dans la richesse de certaines choses que dans un bel ordre du tout qui marque le concert des parties et l'unitй d'intention de l'ordonnateur. Pour moi, je trouve au moins que c'est une idйe plus grande et plus noble de voir dans une maison simple et modeste un petit nombre de gens heureux d'un bonheur commun, que de voir rйgner dans un palais la discorde et le trouble, et chacun de ceux qui l'habitent chercher sa fortune et son bonheur dans la ruine d'un autre et dans le dйsordre gйnйral. La maison bien rйglйe est une, et forme un tout agrйable а voir: dans le palais on ne trouve qu'un assemblage confus de divers objets dont la liaison n'est qu'apparente. Au premier coup d'oeil on croit voir une fin commune; en y regardant mieux on est bientфt dйtrompй.

A ne consulter que l'impression la plus naturelle, il semblerait que, pour dйdaigner l'йclat et le luxe, on a moins besoin de modйration que de goыt. La symйtrie et la rйgularitй plaоt а tous les yeux. L'image du bien-кtre et de la fйlicitй touche le coeur humain qui en est avide; mais un vain appareil qui ne se rapporte ni а l'ordre ni au bonheur, et n'a pour objet que de frapper les yeux, quelle idйe favorable а celui qui l'йtale peut-il exciter dans l'esprit du spectateur? L'idйe du goыt? Le goыt ne paraоt-il pas cent fois mieux dans les choses simples que dans celles qui sont offusquйes de richesse? L'idйe de la commoditй? Y a-t-il rien de plus incommode que le faste? L'idйe de la grandeur? C'est prйcisйment le contraire. Quand je vois qu'on a voulu faire un grand palais, je me demande aussitфt pourquoi ce palais n'est pas plus grand. Pourquoi celui qui a cinquante domestiques n'en a-t-il pas cent? Cette belle vaisselle d'argent, pourquoi n'est-elle pas d'or? Cet homme qui dore son carrosse, pourquoi ne dore-t-il pas ses lambris? Si ses lambris sont dorйs, pourquoi son toit ne l'est-il pas? Celui qui voulut bвtir une haute tour faisait bien de la vouloir porter jusqu'au ciel; autrement il eыt eu beau l'йlever, le point oщ il se fыt arrкtй n'eыt servi qu'а donner de plus loin la preuve de son impuissance. O homme petit et vain! montre-moi ton pouvoir, je te montrerai ta misиre.

Au contraire, un ordre de choses oщ rien n'est donnй а l'opinion, oщ tout a son utilitй rйelle, et qui se borne aux vrais besoins de la nature, n'offre pas seulement un spectacle approuvй par la raison, mais qui contente les yeux et le coeur, en ce que l'homme ne s'y voit que sous des rapports agrйables, comme se suffisant а lui-mкme, que l'image de sa faiblesse n'y paraоt point, et que ce riant tableau n'excite jamais de rйflexions attristantes. Je dйfie aucun homme sensй de contempler une heure durant le palais d'un prince et le faste qu'on y voit briller, sans tomber dans la mйlancolie et dйplorer le sort de l'humanitй. Mais l'aspect de cette maison et de la vie uniforme et simple de ses habitants rйpand dans l'вme des spectateurs un charme secret qui ne fait qu'augmenter sans cesse. Un petit nombre de gens doux et paisibles, unis par des besoins mutuels et par une rйciproque bienveillance, y concourt par divers soins а une fin commune: chacun trouvant dans son йtat tout ce qu'il faut pour en кtre content et ne point dйsirer d'en sortir, on s'y attache comme y devant rester toute la vie, et la seule ambition qu'on garde est celle d'en bien remplir les devoirs. Il y a tant de modйration dans ceux qui commandent et tant de zиle dans ceux qui obйissent que des йgaux eussent pu distribuer entre eux les mкmes emplois sans qu'aucun se fыt plaint de son partage. Ainsi nul n'envie celui d'un autre; nul ne croit pouvoir augmenter sa fortune que par l'augmentation du bien commun; les maоtres mкmes ne jugent de leur bonheur que par celui des gens qui les environnent. On ne saurait qu'ajouter ni que retrancher ici, parce qu'on n'y trouve que les choses utiles et qu'elles y sont toutes; en sorte qu'on n'y souhaite rien de ce qu'on n'y voit pas, et qu'il n'y a rien de ce qu'on y voit dont on puisse dire: pourquoi n'y en a-t-il pas davantage? Ajoutez-y du galon, des tableaux, un lustre, de la dorure, а l'instant vous appauvrirez tout. En voyant tant d'abondance dans le nйcessaire, et nulle trace de superflu, on est portй а croire que, s'il n'y est pas, c'est qu'on n'a pas voulu qu'il y fыt, et que, si on le voulait, il y rйgnerait avec la mкme profusion. En voyant continuellement les biens refluer au dehors par l'assistance du pauvre, on est portй а dire: "Cette maison ne peut contenir toutes ses richesses." Voilа, ce me semble, la vйritable magnificence.

Cet air d'opulence m'effraya moi-mкme quand je fus instruit de ce qui servait а l'entretenir. "Vous vous ruinez, dis-je а M. et Mme de Wolmar; il n'est pas possible qu'un si modique revenu suffise а tant de dйpenses." Ils se mirent а rire, et me firent voir que, sans rien retrancher dans leur maison, il ne tiendrait qu'а eux d'йpargner beaucoup et d'augmenter leur revenu plutфt que de se ruiner. "Notre grand secret pour кtre riches, me dirent-ils, est d'avoir peu d'argent, et d'йviter, autant qu'il se peut, dans l'usage de nos biens, les йchanges intermйdiaires entre le produit et l'emploi. Aucun de ces йchanges ne se fait sans perte, et ces pertes multipliйes rйduisent presque а rien d'assez grands moyens, comme а force d'кtre brocantйe une belle boоte d'or devient un mince colifichet. Le transport de nos revenus s'йvite en les employant sur le lieu, l'йchange s'en йvite encore en les consommant en nature; et dans l'indispensable conversion de ce que nous avons de trop en ce qui nous manque, au lieu des ventes et des achats pйcuniaires qui doublent le prйjudice, nous cherchons des йchanges rйels oщ la commoditй de chaque contractant tienne lieu de profit а tous deux."

"Je conзois, leur dis-je, les avantages de cette mйthode; mais elle ne me paraоt pas sans inconvйnient. Outre les soins importuns auxquels elle assujettit, le profit doit кtre plus apparent que rйel; et ce que vous perdez dans le dйtail de la rйgie de vos biens l'emporte probablement sur le gain que feraient avec vous vos fermiers; car le travail se fera toujours avec plus d'йconomie et la rйcolte avec plus de soin par un paysan que par vous. - C'est une erreur, me rйpondit Wolmar; le paysan se soucie moins d'augmenter le produit que d'йpargner sur les frais, parce que les avances lui sont plus pйnibles que les profits ne lui sont utiles; comme son objet n'est pas tant de mettre un fonds en valeur que d'y faire peu de dйpense, s'il s'assure un gain actuel, c'est bien moins en amйliorant la terre qu'en l'йpuisant, et le mieux qui puisse arriver est qu'au lieu de l'йpuiser il la nйglige. Ainsi, pour un peu d'argent comptant recueilli sans embarras, un propriйtaire oisif prйpare а lui ou а ses enfants de grandes pertes, de grands travaux, et quelquefois la ruine de son patrimoine.

D'ailleurs, poursuivit M. de Wolmar, je ne disconviens pas que je ne fasse la culture de mes terres а plus grands frais que ne ferait un fermier; mais aussi le profit du fermier c'est moi qui le fais; et, cette culture йtant beaucoup meilleure, le produit est beaucoup plus grand; de sorte qu'en dйpensant davantage je ne laisse pas de gagner encore. Il y a plus: cet excиs de dйpense n'est qu'apparent, et produit rйellement une trиs grande йconomie. Car si d'autres cultivaient nos terres nous serions oisifs; il faudrait demeurer а la ville; la vie y serait plus chиre; il nous faudrait des amusements qui nous coыteraient beaucoup plus que ceux que nous trouvons ici, et nous seraient moins sensibles. Ces soins que vous appelez importuns font а la fois nos devoirs et nos plaisirs: grвce а la prйvoyance avec laquelle on les ordonne, ils ne sont jamais pйnibles; ils nous tiennent lieu d'une foule de fantaisies ruineuses dont la vie champкtre prйvient ou dйtruit le goыt, et tout ce qui contribue а notre bien-кtre devient pour nous un amusement.

Jetez les yeux tout autour de vous, ajoutait ce judicieux pиre de famille, vous n'y verrez que des choses utiles, qui ne nous coыtent presque rien, et nous йpargnent mille vaines dйpenses. Les seules denrйes du cru couvrent notre table, les seules йtoffes du pays composent presque nos meubles et nos habits: rien n'est mйprisй parce qu'il est commun, rien n'est estimй parce qu'il est rare. Comme tout ce qui vient de loin est sujet а кtre dйguisй ou falsifiй, nous nous bornons, par dйlicatesse autant que par modйration, au choix de ce qu'il y a de meilleur auprиs de nous et dont la qualitй n'est pas suspecte. Nos mets sont simples, mais choisis. Il ne manque а notre table pour кtre somptueuse que d'кtre servie loin d'ici; car tout y est bon, tout y serait rare, et tel gourmand trouverait les truites du lac bien meilleures s'il les mangeait а Paris.

La mкme rиgle a lieu dans le choix de la parure, qui, comme vous voyez, n'est pas nйgligйe; mais l'йlйgance y prйside seule, la richesse ne s'y montre jamais, encore moins la mode. Il y a une grande diffйrence entre le prix que l'opinion donne aux choses et celui qu'elles ont rйellement. C'est а ce dernier seul que Julie s'attache; et quand il est question d'une йtoffe, elle ne cherche pas tant si elle est ancienne ou nouvelle que si elle est bonne et si elle lui sied. Souvent mкme la nouveautй seule est pour elle un motif d'exclusion, quand cette nouveautй donne aux choses un prix qu'elles n'ont pas, ou qu'elles ne sauraient garder.

Considйrez encore qu'ici l'effet de chaque chose vient moins d'elle-mкme que de son usage et de son accord avec le reste; de sorte qu'avec des parties de peu de valeur Julie a fait un tout d'un grand prix. Le goыt aime а crйer, а donner seul la valeur aux choses. Autant la loi de la mode est inconstante et ruineuse, autant la sienne est йconome et durable. Ce que le bon goыt approuve une fois est toujours bien; s'il est rarement а la mode, en revanche il n'est jamais ridicule, et dans sa modeste simplicitй il tire de la convenance des choses des rиgles inaltйrables et sыres, qui restent quand les modes ne sont plus.

Ajoutez enfin que l'abondance du seul nйcessaire ne peut dйgйnйrer en abus, parce que le nйcessaire a sa mesure naturelle, et que les vrais besoins n'ont jamais d'excиs. On peut mettre la dйpense de vingt habits en un seul, et manger en un repas le revenu d'une annйe; mais on ne saurait porter deux habits en mкme temps, ni dоner deux fois en un jour. Ainsi l'opinion est illimitйe, au lieu que la nature nous arrкte de tous cфtйs; et celui qui, dans un йtat mйdiocre, se borne au bien-кtre ne risque point de se ruiner.

Voilа, mon cher, continuait le sage Wolmar, comment avec de l'йconomie et des soins on peut se mettre au-dessus de sa fortune. Il ne tiendrait qu'а nous d'augmenter la nфtre sans changer notre maniиre de vivre; car il ne se fait ici presque aucune avance qui n'ait un produit pour objet, et tout ce que nous dйpensons nous rend de quoi dйpenser beaucoup plus."

Eh bien! milord, rien de tout cela ne paraоt au premier coup d'oeil. Partout un air de profusion couvre l'ordre qui le donne. Il faut du temps pour apercevoir des lois somptuaires qui mиnent а l'aisance et au plaisir, et l'on a d'abord peine а comprendre comment on jouit de ce qu'on йpargne. En y rйflйchissant le contentement augmente, parce qu'on voit que la source en est intarissable, et que l'art de goыter le bonheur de la vie sert encore а le prolonger. Comment se lasserait-on d'un йtat si conforme а la nature? Comment йpuiserait-on son hйritage en l'amйliorant tous les jours? Comment ruinerait-on sa fortune en ne consommant que ses revenus? Quand chaque annйe on est sыr de la suivante, qui peut troubler la paix de celle qui court? Ici le fruit du labeur passй soutient l'abondance prйsente et le fruit du labeur prйsent annonce l'abondance а venir; on jouit а la fois de ce qu'on dйpense et de ce qu'on recueille, et les divers temps se rassemblent pour affermir la sйcuritй du prйsent.

Je suis entrй dans tous les dйtails du mйnage, et j'ai partout vu rйgner le mкme esprit. Toute la broderie et la dentelle sortent du gynйcйe; toute la toile est filйe dans la basse-cour ou par de pauvres femmes que l'on nourrit. La laine s'envoie а des manufactures dont on tire en йchange des draps pour habiller les gens; le vin, l'huile et le pain se font dans la maison; on a des bois en coupe rйglйe autant qu'on en peut consommer; le boucher se paye en bйtail; l'йpicier reзoit du blй pour ses fournitures; le salaire des ouvriers et des domestiques se prend sur le produit des terres qu'ils font valoir; le loyer des maisons de la ville suffit pour l'ameublement de celles qu'on habite; les rentes sur les fonds publics fournissent а l'entretien des maоtres et au peu de vaisselle qu'on se permet; la vente des vins et des blйs qui restent donne un fonds qu'on laisse en rйserve pour les dйpenses extraordinaires: fonds que la prudence de Julie ne laisse jamais tarir, et que sa charitй laisse encore moins augmenter. Elle n'accorde aux choses de pur agrйment que le profit du travail qui se fait dans sa maison, celui des terres qu'ils ont dйfrichйes, celui des arbres qu'ils ont fait planter, etc. Ainsi, le produit et l'emploi se trouvant toujours compensйs par la nature des choses, la balance ne peut кtre rompue, et il est impossible de se dйranger.

Bien plus, les privations qu'elle s'impose par cette voluptй tempйrante dont j'ai parlй sont а la fois de nouveaux moyens de plaisir et de nouvelles ressources d'йconomie. Par exemple, elle aime beaucoup le cafй; chez sa mиre elle en prenait tous les jours; elle en a quittй l'habitude pour en augmenter le goыt; elle s'est bornйe а n'en prendre que quand elle a des hфtes, et dans le salon d'Apollon, afin d'ajouter cet air de fкte а tous les autres. C'est une petite sensualitй qui la flatte plus, qui lui coыte moins, et par laquelle elle aiguise et rиgle а la fois sa gourmandise. Au contraire, elle met а deviner et а satisfaire les goыts de son pиre et de son mari une attention sans relвche, une prodigalitй naturelle et pleine de grвces, qui leur fait mieux goыter ce qu'elle leur offre par le plaisir qu'elle trouve а le leur offrir. Ils aiment tous deux а prolonger un peu la fin du repas, а la suisse: elle ne manque jamais, aprиs le souper, de faire servir une bouteille de vin plus dйlicat, plus vieux que celui de l'ordinaire. Je fus d'abord la dupe des noms pompeux qu'on donnait а ces vins, qu'en effet je trouve excellents; et, les buvant comme йtant des lieux dont ils portaient les noms, je fis la guerre а Julie d'une infraction si manifeste а ses maximes; mais elle me rappela en riant un passage de Plutarque, oщ Flaminius compare les troupes asiatiques d'Antiochus, sous mille noms barbares, aux ragoыts divers sous lesquels un ami lui avait dйguisй la mкme viande. "Il en est de mкme, dit-elle, de ces vins йtrangers que vous me reprochez. Le Rancio, le Cherez, le Malaga, le Chassaigne, le Syracuse, dont vous buvez avec tant de plaisir, ne sont en effet que des vins de Lavaux diversement prйparйs, et vous pouvez voir d'ici le vignoble qui produit toutes ces boissons lointaines. Si elles sont infйrieures en qualitй aux vins fameux dont elles portent les noms, elles n'en ont pas les inconvйnients; et, comme on est sыr de ce qui les compose, on peut au moins les boire sans risque. J'ai lieu de croire, continua-t-elle, que mon pиre et mon mari les aiment autant que les vins les plus rares. - Les siens, me dit alors M. de Wolmar, ont pour nous un goыt dont manquent tous les autres: c'est le plaisir qu'elle a pris а les prйparer. - Ah! reprit-elle, ils seront toujours exquis."

Vous jugez bien qu'au milieu de tant de soins divers le dйsoeuvrement et l'oisivetй qui rendent nйcessaires la compagnie, les visites et les sociйtйs extйrieures, ne trouvent guиre ici de place. On frйquente les voisins assez pour entretenir un commerce agrйable, trop peu pour s'y assujettir. Les hфtes sont toujours bien venus et ne sont jamais dйsirйs. On ne voit prйcisйment qu'autant de monde qu'il faut pour se conserver le goыt de la retraite; les occupations champкtres tiennent lieu d'amusements; et pour qui trouve au sein de sa famille une douce sociйtй, toutes les autres sont bien insipides. La maniиre dont on passe ici le temps est trop simple et trop uniforme pour tenter beaucoup de gens; mais, c'est par la disposition du coeur de ceux qui l'ont adoptйe qu'elle leur est intйressante. Avec une вme saine peut-on s'ennuyer а remplir les plus chers et les plus charmants devoirs de l'humanitй, et а se rendre mutuellement la vie heureuse? Tous les soirs, Julie, contente de sa journйe, n'en dйsire point une diffйrente pour le lendemain, et tous les matins elle demande au ciel un jour semblable а celui de la veille; elle fait toujours les mкmes choses parce qu'elles sont bien, et qu'elle ne connaоt rien de mieux а faire. Sans doute elle jouit ainsi de toute la fйlicitй permise а l'homme. Se plaire dans la durйe de son йtat, n'est-ce pas un signe assurй qu'on y vit heureux?

Si l'on voit rarement ici de ces tas de dйsoeuvrйs qu'on appelle bonne compagnie, tout ce qui s'y rassemble intйresse le coeur par quelque endroit avantageux et rachиte quelques ridicules par mille vertus. De paisibles campagnards, sans monde et sans politesse, mais bons, simples, honnкtes et contents de leur sort; d'anciens officiers retirйs du service; des commerзants ennuyйs de s'enrichir; de sages mиres de famille qui amиnent leurs filles а l'йcole de la modestie et des bonnes moeurs: voilа le cortиge que Julie aime а rassembler autour d'elle. Son mari n'est pas fвchй d'y joindre quelquefois de ces aventuriers corrigйs par l'вge et l'expйrience, qui, devenus sages а leurs dйpens, reviennent sans chagrin cultiver le champ de leur pиre qu'ils voudraient n'avoir point quittй. Si quelqu'un rйcite а table les йvйnements de sa vie, ce ne sont point les aventures merveilleuses du riche Sindbad racontant au sein de la mollesse orientale comment il a gagnй ses trйsors; ce sont les relations plus simples de gens sensйs que les caprices du sort et les injustices des hommes ont rebutйs des faux biens vainement poursuivis, pour leur rendre le goыt des vйritables.

Croiriez-vous que l'entretien mкme des paysans a des charmes pour ces вmes йlevйes avec qui le sage aimerait а s'instruire? Le judicieux Wolmar trouve dans la naпvetй villageoise des caractиres plus marquйs, plus d'hommes pensant par eux-mкmes, que sous le masque uniforme des habitants des villes, oщ chacun se montre comme sont les autres plutфt que comme il est lui-mкme. La tendre Julie trouve en eux des coeurs sensibles aux moindres caresses, et qui s'estiment heureux de l'intйrкt qu'elle prend а leur bonheur. Leur coeur ni leur esprit ne sont point faзonnйs par l'art; ils n'ont point appris а se former sur nos modиles, et l'on n'a pas peur de trouver en eux l'homme de l'homme au lieu de celui de la nature.

Souvent dans ses tournйes M. de Wolmar rencontre quelque bon vieillard dont le sens et la raison le frappent, et qu'il se plaоt а faire causer. Il l'amиne а sa femme; elle lui fait un accueil charmant, qui marque non la politesse et les airs de son йtat, mais la bienveillance et l'humanitй de son caractиre. On retient le bonhomme а dоner: Julie le place а cфtй d'elle, le sert, le caresse, lui parle avec intйrкt, s'informe de sa famille, de ses affaires, ne sourit point de son embarras, ne donne point une attention gкnante а ses maniиres rustiques, mais le met а l'aise par la facilitй des siennes, et ne sort point avec lui de ce tendre et touchant respect dы а la vieillesse infirme qu'honore une longue vie passйe sans reproche. Le vieillard enchantй se livre а l'йpanchement de son coeur; il semble reprendre un moment la vivacitй de sa jeunesse. Le vin bu а la santй d'une jeune dame en rйchauffe mieux son sang а demi glacй. Il se ranime а parler de son ancien temps, de ses amours, de ses campagnes, des combats oщ il s'est trouvй, du courage de ses compatriotes, de son retour au pays, de sa femme, de ses enfants, des travaux champкtres, des abus qu'il a remarquйs, des remиdes qu'il imagine. Souvent des longs discours de son вge sortent d'excellents prйceptes moraux, ou des leзons d'agriculture; et quand il n'y aurait dans les choses qu'il dit que le plaisir qu'il prend а les dire, Julie en prendrait а les йcouter.

Elle passe aprиs le dоner dans sa chambre et en rapporte un petit prйsent de quelque nippe convenable а la femme ou aux filles du vieux bonhomme. Elle le lui fait offrir par les enfants, et rйciproquement il rend aux enfants quelque don simple et de leur goыt dont elle l'a secrиtement chargй pour eux. Ainsi se forme de bonne heure l'йtroite et douce bienveillance qui fait la liaison des йtats divers. Les enfants s'accoutument а honorer la vieillesse, а estimer la simplicitй, et а distinguer le mйrite dans tous les rangs. Les paysans, voyant leurs vieux pиres fкtйs dans une maison respectable et admis а la table des maоtres ne se tiennent point offensйs d'en кtre exclus; ils ne s'en prennent point а leur rang, mais а leur вge; ils ne disent point: "Nous sommes trop pauvres", mais: "Nous sommes trop jeunes pour кtre ainsi traitйs"; l'honneur qu'on rend а leurs vieillards et l'espoir de le partager un jour les consolent d'en кtre privйs et les excitent а s'en rendre dignes.

Cependant le vieux bonhomme, encore attendri des caresses qu'il a reзues, revient dans sa chaumiиre, empressй de montrer а sa femme et а ses enfants les dons qu'il leur apporte. Ces bagatelles rйpandent la joie dans toute une famille qui voit qu'on a daignй s'occuper d'elle. Il leur raconte avec emphase la rйception qu'on lui a faite, les mets dont on l'a servi, les vins dont il a goыtй, les discours obligeants qu'on lui a tenus, combien on s'est informй d'eux, l'affabilitй des maоtres, l'attention des serviteurs, et gйnйralement ce qui peut donner du prix aux marques d'estime et de bontй qu'il a reзues; en le racontant il en jouit une seconde fois, et toute la maison croit jouir aussi des honneurs rendus а son chef. Tous bйnissent de concert cette famille illustre et gйnйreuse qui donne exemple aux grands et refuge aux petits, qui ne dйdaigne point le pauvre, et rend honneur aux cheveux blancs. Voilа l'encens qui plaоt aux вmes bienfaisantes. S'il est des bйnйdictions humaines que le ciel daigne exaucer, ce ne sont point celles qu'arrache la flatterie et la bassesse en prйsence des gens qu'on loue, mais celles que dicte en secret un coeur simple et reconnaissant au coin d'un foyer rustique.

C'est ainsi qu'un sentiment agrйable et doux peut couvrir de son charme une vie insipide а des coeurs indiffйrents; c'est ainsi que les soins, les travaux, la retraite, peuvent devenir des amusements par l'art de les diriger. Une вme saine peut donner du goыt а des occupations communes, comme la santй du corps fait trouver bons les aliments les plus simples. Tous ces gens ennuyйs qu'on amuse avec tant de peine doivent leur dйgoыt а leurs vices, et ne perdent le sentiment du plaisir qu'avec celui du devoir. Pour Julie, il lui est arrivй prйcisйment le contraire, et des soins qu'une certaine langueur d'вme lui eыt laissй nйgliger autrefois lui deviennent intйressants par le motif qui les inspire. Il faudrait кtre insensible pour кtre toujours sans vivacitй. La sienne s'est dйveloppйe par les mкmes causes qui la rйprimaient autrefois. Son coeur cherchait la retraite et la solitude pour se livrer en paix aux affections dont il йtait pйnйtrй; maintenant elle a pris une activitй nouvelle en formant de nouveaux liens. Elle n'est point de ces indolentes mиres de famille, contentes d'йtudier quand il faut agir, qui perdent а s'instruire des devoirs d'autrui le temps qu'elles devraient mettre а remplir les leurs. Elle pratique aujourd'hui ce qu'elle apprenait autrefois. Elle n'йtudie plus, elle ne lit plus: elle agit. Comme elle se lиve une heure plus tard que son mari, elle se couche aussi plus tard d'une heure. Cette heure est le seul temps qu'elle donne encore а l'йtude, et la journйe ne lui paraоt jamais assez longue pour tous les soins dont elle aime а la remplir.

Voilа milord, ce que j'avais а vous dire sur l'йconomie de cette maison et sur la vie privйe des maоtres qui la gouvernent. Contents de leur sort, ils en jouissent paisiblement; contents de leur fortune, ils ne travaillent pas а l'augmenter pour leurs enfants, mais а leur laisser, avec l'hйritage qu'ils ont reзu, des terres en bon йtat, des domestiques affectionnйs, le goыt du travail, de l'ordre, de la modйration, et tout ce qui peut rendre douce et charmante а des gens sensйs la jouissance d'un bien mйdiocre, aussi sagement conservй qu'il fut honnкtement acquis.

 

Lettre III а milord Edouard

Nous avons eu des hфtes ces jours derniers. Ils sont repartis hier, et nous recommenзons entre nous trois une sociйtй d'autant plus charmante qu'il n'est rien restй dans le fond des coeurs qu'on veuille se cacher l'un а l'autre. Quel plaisir je goыte а reprendre un nouvel кtre qui me rend digne de votre confiance! Je ne reзois pas une marque d'estime de Julie et de son mari que je ne me dise avec une certaine fiertй d'вme: "Enfin j'oserai me montrer а lui." C'est par vos soins, c'est sous vos yeux, que j'espиre honorer mon йtat prйsent de mes fautes passйes. Si l'amour йteint jette l'вme dans l'йpuisement, l'amour subjuguй lui donne, avec la conscience de sa victoire, une йlйvation nouvelle et un attrait plus vif pour tout ce qui est grand et beau. Voudrait-on perdre le fruit d'un sacrifice qui nous a coыtй si cher? Non, milord; je sens qu'а votre exemple mon coeur va mettre а profit tous les ardents sentiments qu'il a vaincus; je sens qu'il faut avoir йtй ce que je fus pour devenir ce que je veux кtre.

Aprиs six jours perdus aux entretiens frivoles des gens indiffйrents, nous avons passй aujourd'hui une matinйe а l'anglaise, rйunis et dans le silence, goыtant а la fois le plaisir d'кtre ensemble et la douceur du recueillement. Que les dйlices de cet йtat sont connues de peu de gens! Je n'ai vu personne en France en avoir la moindre idйe. "La conversation des amis ne tarit jamais", disent-ils. Il est vrai, la langue fournit un babil facile aux attachements mйdiocres; mais l'amitiй, milord, l'amitiй! Sentiment vif et cйleste, quels discours sont dignes de toi? Quelle langue ose кtre ton interprиte? Jamais ce qu'on dit а son ami peut-il valoir ce qu'on sent а ses cфtйs? Mon Dieu! qu'une main serrйe, qu'un regard animй, qu'une йtreinte contre la poitrine, que le soupir qui la suit, disent de choses, et que le premier mot qu'on prononce est froid aprиs tout cela! O veillйes de Besanзon! moments consacrйs au silence et recueillis par l'amitiй! O Bomston, вme grande, ami sublime! non, je n'ai point avili ce que tu fis pour moi, et ma bouche ne t'en a jamais rien dit.

Il est sыr que cet йtat de contemplation fait un des grands charmes des hommes sensibles. Mais j'ai toujours trouvй que les importuns empкchaient de le goыter, et que les amis ont besoin d'кtre sans tйmoin pour pouvoir ne se rien dire qu'а leur aise. On veut кtre recueillis, pour ainsi dire, l'un dans l'autre: les moindres distractions sont dйsolantes, la moindre contrainte est insupportable. Si quelquefois le coeur porte un mot а la bouche, il est si doux de pouvoir le prononcer sans gкne! Il semble qu'on n'ose penser librement ce qu'on n'ose dire de mкme; il semble que la prйsence d'un seul йtranger retienne le sentiment et comprime des вmes qui s'entendraient si bien sans lui.

Deux heures se sont ainsi йcoulйes entre nous dans cette immobilitй d'extase, plus douce mille fois que le froid repos des dieux d'Epicure. Aprиs le dйjeuner, les enfants sont entrйs comme а l'ordinaire dans la chambre de leur mиre; mais au lieu d'aller ensuite s'enfermer avec eux dans le gynйcйe selon sa coutume, pour nous dйdommager en quelque sorte du temps perdu sans nous voir, elle les a fait rester avec elle, et nous ne nous sommes point quittйs jusqu'au dоner. Henriette, qui commence а savoir tenir l'aiguille, travaillait assise devant la Fanchon, qui faisait de la dentelle, et dont l'oreiller posait sur le dossier de sa petite chaise. Les deux garзons feuilletaient sur une table un recueil d'images dont l'aоnй expliquait les sujets au cadet. Quand il se trompait, Henriette attentive, et qui sait le recueil par coeur, avait soin de le corriger. Souvent, feignant d'ignorer а quelle estampe ils йtaient, elle en tirait un prйtexte de se lever, d'aller et venir de sa chaise а la table et de la table а la chaise. Ces promenades ne lui dйplaisaient pas, et lui attiraient toujours quelque agacerie de la part du petit mali; quelquefois mкme il s'y joignait un baiser que sa bouche enfantine sait mal appliquer encore, mais dont Henriette, dйjа plus savante, lui йpargne volontiers la faзon. Pendant ces petites leзons, qui se prenaient et se donnaient sans beaucoup de soin, mais aussi sans la moindre gкne, le cadet comptait furtivement des onchets de buis qu'il avait cachйs sous le livre.

Mme de Wolmar brodait prиs de la fenкtre vis-а-vis des enfants; nous йtions, son mari et moi, encore autour de la table а thй, lisant la gazette, а laquelle elle prкtait assez peu d'attention. Mais а l'article de la maladie du roi de France et de l'attachement singulier de son peuple, qui n'eut jamais d'йgal que celui des Romains pour Germanicus, elle a fait quelques rйflexions sur le bon naturel de cette nation douce et bienveillante, que toutes haпssent et qui n'en hait aucune, ajoutant qu'elle n'enviait du rang suprкme que le plaisir de s'y faire aimer. "N'enviez rien, lui a dit son mari d'un ton qu'il m'eыt dы laisser prendre; il y a longtemps que nous sommes tous vos sujets." A ce mot, son ouvrage est tombй de ses mains; elle a tournй la tкte, et jetй sur son digne йpoux un regard si touchant, si tendre, que j'en ai tressailli moi-mкme. Elle n'a rien dit: qu'eыt-elle dit qui valыt ce regard? Nos yeux se sont aussi rencontrйs. J'ai senti, а la maniиre dont son mari m'a serrй la main, que la mкme йmotion nous gagnait tous trois, et que la douce influence de cette вme expansive agissait autour d'elle et triomphait de l'insensibilitй mкme.

C'est dans ces dispositions qu'a commencй le silence dont je vous parlais: vous pouvez juger qu'il n'йtait pas de froideur et d'ennui. Il n'йtait interrompu que par le petit manиge des enfants; encore, aussitфt que nous avons cessй de parler, ont-ils modйrй par imitation leur caquet, comme craignant de troubler le recueillement universel. C'est la petite surintendante qui la premiиre s'est mise а baisser la voix, а faire signe aux autres, а courir sur la pointe du pied; et leurs jeux sont devenus d'autant plus amusants que cette lйgиre contrainte y ajoutait un nouvel intйrкt. Ce spectacle, qui semblait кtre mis sous nos yeux pour prolonger notre attendrissement, a produit son effet naturel.

Ammutiscon le lingue, e parlan l'alme.

Que de choses se sont dites sans ouvrir la bouche! Que d'ardents sentiments se sont communiquйs sans la froide entremise de la parole! Insensiblement Julie s'est laissйe absorber а celui qui dominait tous les autres. Ses yeux se sont tout а fait fixйs sur ses trois enfants, et son coeur, ravi dans une si dйlicieuse extase, animait son charmant visage de tout ce que la tendresse maternelle eut jamais de plus touchant.

Livrйs nous-mкmes а cette double contemplation, nous nous laissions entraоner Wolmar et moi, а nos rкveries, quand les enfants qui les causaient les ont fait finir. L'aоnй, qui s'amusait aux images, voyant que les onchets empкchaient son frиre d'кtre attentif, a pris le temps qu'il les avait rassemblйs, et, lui donnant un coup sur la main, les a fait sauter par la chambre. Marcellin s'est mis а pleurer; et, sans s'agiter pour le faire taire, Mme de Wolmar a dit а Fanchon d'emporter les onchets. L'enfant s'est tu sur-le-champ, mais les onchets n'ont pas moins йtй emportйs sans qu'il ait recommencй de pleurer, comme je m'y йtais attendu. Cette circonstance, qui n'йtait rien, m'en a rappelй beaucoup d'autres auxquelles je n'avais fait nulle attention; et je ne me souviens pas, en y pensant, d'avoir vu d'enfants а qui l'on parlвt si peu et qui fussent moins incommodes. Ils ne quittent presque jamais leur mиre, et а peine s'aperзoit-on qu'ils soient lа. Ils sont vifs, йtourdis, sйmillants, comme il convient а leur вge, jamais importuns ni criards, et l'on voit qu'ils sont discrets avant de savoir ce que c'est que discrйtion. Ce qui m'йtonnait le plus dans les rйflexions oщ ce sujet m'a conduit, c'йtait que cela se fоt comme de soi-mкme, et qu'avec une si vive tendresse pour ses enfants Julie se tourmentвt si peu autour d'eux. En effet, on ne la voit jamais s'empresser а les faire parler ou taire, ni а leur prescrire ou dйfendre ceci ou cela. Elle ne dispute point avec eux, elle ne les contrarie point dans leurs amusements; on dirait qu'elle se contente de les voir et de les aimer, et que, quand ils ont passй leur journйe avec elle, tout son devoir de mиre est rempli.

Quoique cette paisible tranquillitй me parыt plus douce а considйrer que l'inquiиte sollicitude des autres mиres, je n'en йtais pas moins frappй d'une indolence qui s'accordait mal avec mes idйes. J'aurais voulu qu'elle n'eыt pas encore йtй contente avec tant de sujets de l'кtre: une activitй superflue sied si bien а l'amour maternel! Tout ce que je voyais de bon dans ses enfants, j'aurais voulu l'attribuer а ses soins; j'aurais voulu qu'ils dussent moins а la nature et davantage а leur mиre; je leur aurais presque dйsirй des dйfauts, pour la voir plus empressйe а les corriger.

Aprиs m'кtre occupй longtemps de ces rйflexions en silence, je l'ai rompu pour les lui communiquer. "Je vois, lui ai-je dit, que le ciel rйcompense la vertu des mиres par le bon naturel des enfants; mais ce bon naturel veut кtre cultivй. C'est dиs leur naissance que doit commencer leur йducation. Est-il un temps plus propre а les former que celui oщ ils n'ont encore aucune forme а dйtruire? Si vous les livrez а eux-mкmes dиs leur enfance, а quel вge attendrez-vous d'eux de la docilitй? Quand vous n'auriez rien а leur apprendre, il faudrait leur apprendre а vous obйir. - Vous apercevez-vous, a-t-elle rйpondu, qu'ils me dйsobйissent? - Cela serait difficile, ai-je dit, quand vous ne leur commandez rien." Elle s'est mise а sourire en regardant son mari; et, me prenant par la main, elle m'a menй dans le cabinet oщ nous pouvions causer tous trois sans кtre entendus des enfants.

C'est lа que, m'expliquant а loisir ses maximes, elle m'a fait voir sous cet air de nйgligence la plus vigilante attention qu'ait jamais donnйe la tendresse maternelle. "Longtemps, m'a-t-elle dit, j'ai pensй comme vous sur les instructions prйmaturйes; et durant ma premiиre grossesse, effrayй de tous mes devoirs et des soins que j'aurais bientфt а remplir, j'en parlais souvent а M. de Wolmar avec inquiйtude. Quel meilleur guide pouvais-je prendre en cela, qu'un observateur йclairй qui joignait а l'intйrкt d'un pиre le sang-froid d'un philosophe? Il remplit et passa mon attente; il dissipa mes prйjugйs, et m'apprit а m'assurer avec moins de peine un succиs beaucoup plus йtendu. Il me fit sentir que la premiиre et la plus importante йducation, celle prйcisйment que tout le monde oublie, est de rendre un enfant propre а кtre йlevй. Une erreur commune а tous les parents qui se piquent de lumiиres est de supposer leurs enfants raisonnables dиs leur naissance, et de leur parler comme а des hommes avant mкme qu'ils sachent parler. La raison est l'instrument qu'on pense employer а les instruire; au lieu que les autres instruments doivent servir а former celui-lа, et que de toutes les instructions propres а l'homme, celle qu'il acquiert le plus tard et le plus difficilement est la raison mкme. En leur parlant dиs leur bas вge une langue qu'ils n'entendent point, on les accoutume а se payer de mots, а en payer les autres, а contrфler tout ce qu'on leur dit, а se croire aussi sages que leurs maоtres, а devenir disputeurs et mutins; et tout ce qu'on pense obtenir d'eux par des motifs raisonnables, on ne l'obtient en effet que par ceux de crainte ou de vanitй qu'on est toujours forcй d'y joindre.

Il n'y a point de patience que ne lasse enfin l'enfant qu'on veut йlever ainsi; et voilа comment, ennuyйs, rebutйs, excйdйs de l'йternelle importunitй dont ils leur ont donnй l'habitude eux-mкmes, les parents, ne pouvant plus supporter le tracas des enfants, sont forcйs de les йloigner d'eux en les livrant а des maоtres; comme si l'on pouvait jamais espйrer d'un prйcepteur plus de patience et de douceur que n'en peut avoir un pиre.

La nature, a continuй Julie, veut que les enfants soient enfants avant que d'кtre hommes. Si nous voulons pervertir cet ordre, nous produirons des fruits prйcoces qui n'auront ni maturitй ni saveur, et ne tarderont pas а se corrompre; nous aurons de jeunes docteurs et de vieux enfants. L'enfance a des maniиres de voir, de penser, de sentir, qui lui sont propres. Rien n'est moins sensй que d'y vouloir substituer les nфtres; et j'aimerais autant exiger qu'un enfant eыt cinq pieds de haut que du jugement а dix ans.

La raison ne commence а se former qu'au bout de plusieurs annйes, et quand le corps a pris une certaine consistance. L'intention de la nature est donc que le corps se fortifie avant que l'esprit s'exerce. Les enfants sont toujours en mouvement; le repos et la rйflexion sont l'aversion de leur вge; une vie appliquйe et sйdentaire les empкche de croоtre et de profiter; leur esprit ni leur corps ne peuvent supporter la contrainte. Sans cesse enfermйs dans une chambre avec des livres, ils perdent toute leur vigueur; ils deviennent dйlicats, faibles, malsains, plutфt hйbйtйs que raisonnables; et l'вme se sent toute la vie du dйpйrissement du corps.

Quand toutes ces instructions prйmaturйes profiteraient а leur jugement autant qu'elles y nuisent, encore y aurait-il un trиs grand inconvйnient а les leur donner indistinctement et sans йgard а celles qui conviennent par prйfйrence au gйnie de chaque enfant. Outre la constitution commune а l'espиce, chacun apporte en naissant un tempйrament particulier qui dйtermine son gйnie et son caractиre, et qu'il ne s'agit ni de changer ni de contraindre, mais de former et de perfectionner. Tous les caractиres sont bons et sains en eux-mкmes, selon M. de Wolmar. Il n'y a point, dit-il, d'erreurs dans la nature; tous les vices qu'on impute au naturel sont l'effet des mauvaises formes qu'il a reзues. Il n'y a point de scйlйrat dont les penchants mieux dirigйs n'eussent produit de grandes vertus. Il n'y a point d'esprit faux dont on n'eыt tirй des talents utiles en le prenant d'un certain biais, comme ces figures difformes et monstrueuses qu'on rend belles et bien proportionnйes en les mettant а leur point de vue. Tout concourt au bien commun dans le systиme universel. Tout homme a sa place assignйe dans le meilleur ordre des choses; il s'agit de trouver cette place et de ne pas pervertir cet ordre. Qu'arrive-t-il d'une йducation commencйe dиs le berceau et toujours sous une mкme formule, sans йgard а la prodigieuse diversitй des esprits? Qu'on donne а la plupart des instructions nuisibles ou dйplacйes, qu'on les prive de celles qui leur conviendraient, qu'on gкne de toutes parts la nature, qu'on efface les grandes qualitйs de l'вme pour en substituer de petites et d'apparentes qui n'ont aucune rйalitй; qu'en exerзant indistinctement aux mкmes choses tant de talents divers, on efface les uns par les autres, on les confond tous; qu'aprиs bien des soins perdus а gвter dans les enfants les vrais dons de la nature, on voit bientфt ternir cet йclat passager et frivole qu'on leur prйfиre, sans que le naturel йtouffй revienne jamais; qu'on perd а la fois ce qu'on a dйtruit et ce qu'on a fait; qu'enfin, pour le prix de tant de peine indiscrиtement prise, tous ces petits prodiges deviennent des esprits sans force et des hommes sans mйrite, uniquement remarquables par leur faiblesse et par leur inutilitй."

"J'entends ces maximes, ai-je dit а Julie; mais j'ai peine а les accorder avec vos propres sentiments sur le peu d'avantage qu'il y a de dйvelopper le gйnie et les talents naturels de chaque individu, soit pour son propre bonheur, soit pour le vrai bien de la sociйtй. Ne vaut-il pas infiniment mieux former un parfait modиle de l'homme raisonnable et de l'honnкte homme, puis rapprocher chaque enfant de ce modиle par la force de l'йducation, en excitant l'un, en retenant l'autre, en rйprimant les passions, en perfectionnant la raison, en corrigeant la nature?... - Corriger la nature! a dit Wolmar en m'interrompant; ce mot est beau; mais, avant que de l'employer, il fallait rйpondre а ce que Julie vient de vous dire."

Une rйponse trиs pйremptoire, а ce qu'il me semblait, йtait de nier le principe; c'est ce que j'ai fait. "Vous supposez toujours que cette diversitй d'esprits et de gйnies qui distingue les individus est l'ouvrage de la nature; et cela n'est rien moins qu'йvident. Car enfin, si les esprits sont diffйrents, ils sont inйgaux; et si la nature les a rendus inйgaux, c'est en douant les uns prйfйrablement aux autres d'un peu plus de finesse de sens, d'йtendue de mйmoire, ou de capacitй d'attention. Or, quant aux sens et а la mйmoire, il est prouvй par l'expйrience que leurs divers degrйs d'йtendue et de perfection ne sont point la mesure de l'esprit des hommes; et quant а la capacitй d'attention, elle dйpend uniquement de la force des passions qui nous animent; et il est encore prouvй que tous les hommes sont, par leur nature, susceptibles de passions assez fortes pour les douer du degrй d'attention auquel est attachйe la supйrioritй de l'esprit.

Que si la diversitй des esprits, au lieu de venir de la nature, йtait un effet de l'йducation, c'est-а-dire de diverses idйes, des divers sentiments qu'excitent en nous dиs l'enfance les objets qui nous frappent, les circonstances oщ nous nous trouvons, et toutes les impressions que nous recevons, bien loin d'attendre pour йlever les enfants qu'on connыt le caractиre de leur esprit, il faudrait au contraire se hвter de dйterminer convenablement ce caractиre par une йducation propre а celui qu'on veut leur donner."

A cela il m'a rйpondu que ce n'йtait pas sa mйthode de nier ce qu'il voyait, lorsqu'il ne pouvait l'expliquer. "Regardez, m'a-t-il dit, ces deux chiens qui sont dans la cour; ils sont de la mкme portйe. Ils ont йtй nourris et traitйs de mкme, ils ne se sont jamais quittйs. Cependant l'un des deux est vif, gai, caressant, plein d'intelligence; l'autre, lourd, pesant, hargneux, et jamais on n'a pu lui rien apprendre. La seule diffйrence des tempйraments a produit en eux celle des caractиres, comme la seule diffйrence de l'organisation intйrieure produit en nous celle des esprits; tout le reste a йtй semblable... - Semblable? ai-je interrompu; quelle diffйrence! Combien de petits objets ont agi sur l'un et non pas sur l'autre! combien de petites circonstances les ont frappйs diversement sans que vous vous en soyez aperзu! - Bon! a-t-il repris, vous voilа raisonnant comme les astrologues. Quand on leur opposait que deux hommes nйs sous le mкme aspect avaient des fortunes si diverses, ils rejetaient bien loin cette identitй. Ils soutenaient que, vu la rapiditй des cieux, il y avait une distance immense du thиme de l'un de ces hommes а celui de l'autre, et que, si l'on eыt pu remarquer les deux instants prйcis de leurs naissances, l'objection se fыt tournйe en preuve.

Laissons, je vous prie, toutes ces subtilitйs, et nous en tenons а l'observation. Elle nous apprend qu'il y a des caractиres qui s'annoncent presque en naissant, et des enfants qu'on peut йtudier sur le sein de leur nourrice. Ceux-lа font une classe а part et s'йlиvent en commenзant de vivre. Mais quant aux autres qui se dйveloppent moins vite, vouloir former leur esprit avant de le connaоtre, c'est s'exposer а gвter le bien que la nature a fait, et а faire plus mal а sa place. Platon votre maоtre ne soutenait-il pas que tout le savoir humain, toute la philosophie ne pouvait tirer d'une вme humaine que ce que la nature y avait mis, comme toutes les opйrations chimiques n'ont jamais tirй d'aucun mixte qu'autant d'or qu'il en contenait dйjа? Cela n'est vrai ni de nos sentiments ni de nos idйes; mais cela est vrai de nos dispositions а les acquйrir. Pour changer l'organisation intйrieure; pour changer un caractиre, il faudrait changer le tempйrament dont il dйpend. Avez-vous jamais ouп dire qu'un emportй soit devenu flegmatique, et qu'un esprit mйthodique et froid ait acquis de l'imagination? Pour moi, je trouve qu'il serait tout aussi aisй de faire un blond d'un brun, et d'un sot un homme d'esprit. C'est donc en vain qu'on prйtendrait refondre les divers esprits sur un modиle commun. On peut les contraindre et non les changer: on peut empкcher les hommes de se montrer tels qu'ils sont, mais non les faire devenir autres; et, s'ils se dйguisent dans le cours ordinaire de la vie, vous les verrez dans toutes les occasions importantes reprendre leur caractиre originel, et s'y livrer avec d'autant moins de rиgle qu'ils n'en connaissent plus en s'y livrant. Encore une fois, il ne s'agit point de changer le caractиre et de plier le naturel, mais au contraire de le pousser aussi loin qu'il peut aller, de le cultiver, et d'empкcher qu'il ne dйgйnиre; car c'est ainsi qu'un homme devient tout ce qu'il peut кtre, et que l'ouvrage de la nature s'achиve en lui par l'йducation. Or, avant de cultiver le caractиre il faut l'йtudier, attendre paisiblement qu'il se montre, lui fournir les occasions de se montrer, et toujours s'abstenir de rien faire plutфt que d'agir mal а propos. A tel gйnie il faut donner des ailes, а d'autres des entraves; l'un veut кtre pressй, l'autre retenu; l'un veut qu'on le flatte, et l'autre qu'on l'intimide: il faudrait tantфt йclairer, tantфt abrutir. Tel homme est fait pour porter la connaissance humaine jusqu'а son dernier terme; а tel autre il est mкme funeste de savoir lire. Attendons la premiиre йtincelle de la raison; c'est elle qui fait sortir le caractиre et lui donne sa vйritable forme; c'est par elle aussi qu'on le cultive, et il n'y a point avant la raison de vйritable йducation pour l'homme.

Quant aux maximes de Julie que vous mettez en opposition, je ne sais ce que vous y voyez de contradictoire. Pour moi je les trouve parfaitement d'accord. Chaque homme apporte en naissant un caractиre, un gйnie et des talents qui lui sont propres. Ceux qui sont destinйs а vivre dans la simplicitй champкtre n'ont pas besoin, pour кtre heureux, du dйveloppement de leurs facultйs, et leurs talents enfouis sont comme les mines d'or du Valais que le bien public ne permet pas qu'on exploite. Mais dans l'йtat civil, oщ l'on a moins besoin de bras que de tкte, et oщ chacun doit compte а soi-mкme et aux autres de tout son prix, il importe d'apprendre а tirer des hommes tout ce que la nature leur a donnй, а les diriger du cфtй oщ ils peuvent aller le plus loin, et surtout а nourrir leurs inclinations de tout ce qui peut les rendre utiles. Dans le premier cas, on n'a d'йgard qu'а l'espиce, chacun fait ce que font tous les autres; l'exemple est la seule rиgle, l'habitude est le seul talent, et nul n'exerce de son вme que la partie commune а tous. Dans le second, on s'applique а l'individu, а l'homme en gйnйral; on ajoute en lui tout ce qu'il peut avoir de plus qu'un autre: on le suit aussi loin que la nature le mиne; et l'on en fera le plus grand des hommes s'il a ce qu'il faut pour le devenir. Ces maximes se contredisent si peu, que la pratique en est la mкme pour le premier вge. N'instruisez point l'enfant du villageois, car il ne lui convient pas d'кtre instruit. N'instruisez pas l'enfant du citadin, car vous ne savez encore quelle instruction lui convient. En tout йtat de cause, laissez former le corps jusqu'а ce que la raison commence а poindre; alors c'est le moment de la cultiver."

"Tout cela me paraоtrait fort bien, ai-je dit, si je n'y voyais un inconvйnient qui nuit fort aux avantages que vous attendez de cette mйthode; c'est de laisser prendre aux enfants mille mauvaises habitudes qu'on ne prйvient que par les bonnes. Voyez ceux qu'on abandonne а eux-mкmes; ils contractent bientфt tous les dйfauts dont l'exemple frappe leurs yeux, parce que cet exemple est commode а suivre, et n'imitent jamais le bien, qui coыte plus а pratiquer. Accoutumйs а tout obtenir, а faire en toute occasion leur indiscrиte volontй, ils deviennent mutins, tкtus, indomptables... - Mais, a repris M. de Wolmar, il me semble que vous avez remarquй le contraire dans les nфtres, et que c'est ce qui a donnй lieu а cet entretien. - Je l'avoue, ai-je dit, et c'est prйcisйment ce qui m'йtonne. Qu'a-t-elle fait pour les rendre dociles? Comment s'y est-elle prise? Qu'a-t-elle substituй au joug de la discipline? - Un joug bien plus inflexible, a-t-il dit а l'instant, celui de la nйcessitй. Mais, en vous dйtaillant sa conduite elle vous fera mieux entendre ses vues." Alors il l'a engagйe а m'expliquer sa mйthode; et, aprиs une courte pause, voici а peu prиs comme elle m'a parlй.

"Heureux les enfants bien nйs, mon aimable ami! Je ne prйsume pas autant de nos soins que M. de Wolmar. Malgrй ses maximes, je doute qu'on puisse jamais tirer un bon parti d'un mauvais caractиre, et que tout naturel puisse кtre tournй а bien; mais, au surplus, convaincue de la bontй de sa mйthode, je tвche d'y conformer en tout ma conduite dans le gouvernement de la famille. Ma premiиre espйrance est que des mйchants ne seront pas sortis de mon sein; la seconde est d'йlever assez bien les enfants que Dieu m'a donnйs, sous la direction de leur pиre, pour qu'ils aient un jour le bonheur de lui ressembler. J'ai tвchй pour cela de m'approprier les rиgles qu'il m'a prescrites, en leur donnant un principe moins philosophique et plus convenable а l'amour maternel: c'est de voir mes enfants heureux. Ce fut le premier voeu de mon coeur en portant le doux nom de mиre, et tous les soins de mes jours sont destinйs а l'accomplir. La premiиre fois que je tins mon fils aоnй dans mes bras, je songeai que l'enfance est presque un quart des plus longues vies, qu'on parvient rarement aux trois autres quarts, et que c'est une bien cruelle prudence de rendre cette premiиre portion malheureuse pour assurer le bonheur du reste, qui peut-кtre ne viendra jamais. Je songeai que, durant la faiblesse du premier вge, la nature assujettit les enfants de tant de maniиres, qu'il est barbare d'ajouter а cet assujettissement l'empire de nos caprices en leur фtant une libertй si bornйe et dont ils peuvent si peu abuser. Je rйsolus d'йpargner au mien toute contrainte autant qu'il serait possible, de lui laisser tout l'usage de ses petites forces, et de ne gкner en lui nul des mouvements de la nature. J'ai dйjа gagnй а cela deux grands avantages: l'un, d'йcarter de son вme naissante le mensonge, la vanitй, la colиre, l'envie, en un mot tous les vices qui naissent de l'esclavage, et qu'on est contraint de fomenter dans les enfants pour obtenir d'eux ce qu'on en exige; l'autre, de laisser fortifier librement son corps par l'exercice continuel que l'instinct lui demande. Accoutumй tout comme les paysans а courir tкte nue au soleil, au froid, а s'essouffler, а se mettre en sueur, il s'endurcit comme eux aux injures de l'air et se rend plus robuste en vivant plus content. C'est le cas de songer а l'вge d'homme et aux accidents de l'humanitй. Je vous l'ai dйjа dit, je crains cette pusillanimitй meurtriиre qui, а force de dйlicatesse et de soins, affaiblit, effйmine un enfant, le tourmente par une йternelle contrainte, l'enchaоne par mille vaines prйcautions, enfin l'expose pour toute sa vie aux pйrils inйvitables dont elle veut le prйserver un moment, et, pour lui sauver quelques rhumes dans son enfance, lui prйpare de loin des fluxions de poitrine, des pleurйsies, des coups de soleil, et la mort йtant grand.

Ce qui donne aux enfants livrйs а eux-mкmes la plupart des dйfauts dont vous parliez, c'est lorsque, non contents de faire leur propre volontй, ils la font encore faire aux autres, et cela par l'insensйe indulgence des mиres а qui l'on ne complaоt qu'en servant toutes les fantaisies de leur enfant. Mon ami, je me flatte que vous n'avez rien vu dans les miens qui sentоt l'empire et l'autoritй, mкme avec le dernier domestique, et que vous ne m'avez pas vue non plus applaudir en secret aux fausses complaisances qu'on a pour eux. C'est ici que je crois suivre une route nouvelle et sыre pour rendre а la fois un enfant libre, paisible, caressant, docile, et cela par un moyen fort simple, c'est de le convaincre qu'il n'est qu'un enfant.

A considйrer l'enfance en elle-mкme, y a-t-il au monde un кtre plus faible, plus misйrable, plus а la merci de tout ce qui l'environne, qui ait si grand besoin de pitiй, d'amour, de protection, qu'un enfant? Ne semble-t-il pas que c'est pour cela que les premiиres voix qui lui sont suggйrйes par la nature sont les cris et les plaintes; qu'elle lui a donnй une figure si douce et un air si touchant, afin que tout ce qui l'approche s'intйresse а sa faiblesse et s'empresse а le secourir? Qu'y a-t-il donc de plus choquant, de plus contraire а l'ordre, que de voir un enfant, impйrieux et mutin, commander а tout ce qui l'entoure, prendre impudemment un ton de maоtre avec ceux qui n'ont qu'а l'abandonner pour le faire pйrir, et d'aveugles parents, approuvant cette audace, l'exercer а devenir le tyran de sa nourrice, en attendant qu'il devienne le leur?

Quant а moi, je n'ai rien йpargnй pour йloigner de mon fils la dangereuse image de l'empire et de la servitude, et pour ne jamais lui donner lieu de penser qu'il fыt plutфt servi par devoir que par pitiй. Ce point est peut-кtre le plus difficile et le plus important de toute l'йducation; et c'est un dйtail qui ne finirait point que celui de toutes les prйcautions qu'il m'a fallu prendre, pour prйvenir en lui cet instinct si prompt а distinguer les services mercenaires des domestiques de la tendresse des soins maternels.

L'un des principaux moyens que j'ai employйs a йtй, comme je vous l'ai dit, de le bien convaincre de l'impossibilitй oщ le tient son вge de vivre sans notre assistance. Aprиs quoi je n'ai pas eu peine а lui montrer que tous les secours qu'on est forcй de recevoir d'autrui sont des actes de dйpendance; que les domestiques ont une vйritable supйrioritй sur lui, en ce qu'il ne saurait se passer d'eux, tandis qu'il ne leur est bon а rien; de sorte que, bien loin de tirer vanitй de leurs services, il les reзoit avec une sorte d'humiliation, comme un tйmoignage de sa faiblesse, et il aspire ardemment au temps oщ il sera assez grand et assez fort pour avoir l'honneur de se servir lui-mкme."

"Ces idйes, ai-je dit, seraient difficiles а йtablir dans des maisons oщ le pиre et la mиre se font servir comme des enfants; mais dans celle-ci, oщ chacun, а commencer par vous, a ses fonctions а remplir, et oщ le rapport des valets aux maоtres n'est qu'un йchange perpйtuel de services et de soins, je ne crois pas cet йtablissement impossible. Cependant il me reste а concevoir comment des enfants accoutumйs а voir prйvenir leurs besoins n'йtendent pas ce droit а leurs fantaisies, ou comment ils ne souffrent pas quelquefois de l'humeur d'un domestique qui traitera de fantaisie un vйritable besoin."

"Mon ami, a repris Mme de Wolmar, une mиre peu йclairйe se fait des monstres de tout. Les vrais besoins sont trиs bornйs dans les enfants comme dans les hommes, et l'on doit plus regarder а la durйe du bien-кtre qu'au bien-кtre d'un seul moment. Pensez-vous qu'un enfant qui n'est point gкnй puisse assez souffrir de l'humeur de sa gouvernante, sous les yeux d'une mиre, pour en кtre incommodй? Vous supposez des inconvйnients qui naissent de vices dйjа contractйs, sans songer que tous mes soins ont йtй d'empкcher ces vices de naоtre. Naturellement les femmes aiment les enfants. La mйsintelligence ne s'йlиve entre eux que quand l'un veut assujettir l'autre а ses caprices. Or cela ne peut arriver ici, ni sur l'enfant dont on n'exige rien, ni sur la gouvernante а qui l'enfant n'a rien а commander. J'ai suivi en cela tout le contre-pied des autres mиres, qui font semblant de vouloir que l'enfant obйisse au domestique, et veulent en effet que le domestique obйisse а l'enfant. Personne ici ne commande ni n'obйit; mais l'enfant n'obtient jamais de ceux qui l'approchent qu'autant de complaisance qu'il en a pour eux. Par lа, sentant qu'il n'a sur tout ce qui l'environne d'autre autoritй que celle de la bienveillance, il se rend docile et complaisant; en cherchant а s'attacher les coeurs des autres, le sien s'attache а eux а son tour; car on aime en se faisant aimer, c'est l'infaillible effet de l'amour-propre; et de cette affection rйciproque, nйe de l'йgalitй, rйsultent sans effort les bonnes qualitйs qu'on prкche sans cesse а tous les enfants, sans jamais en obtenir aucune.

J'ai pensй que la partie la plus essentielle de l'йducation d'un enfant, celle dont il n'est jamais question dans les йducations les plus soignйes, c'est de lui bien faire sentir sa misиre, sa faiblesse, sa dйpendance, et, comme vous a dit mon mari, le pesant joug de la nйcessitй que la nature impose а l'homme; et cela, non seulement afin qu'il soit sensible а ce qu'on fait pour lui allйger ce joug, mais surtout afin qu'il connaisse de bonne heure en quel rang l'a placй la Providence, qu'il ne s'йlиve point au-dessus de sa portйe, et que rien d'humain ne lui semble йtranger а lui.

Induits dиs leur naissance par la mollesse dans laquelle ils sont nourris, par les йgards que tout le monde a pour eux, par la facilitй d'obtenir tout ce qu'ils dйsirent, а penser que tout doit cйder а leurs fantaisies, les jeunes gens entrent dans le monde avec cet impertinent prйjugй, et souvent ils ne s'en corrigent qu'а force d'humiliations, d'affronts et de dйplaisirs. Or je voudrais bien sauver а mon fils cette seconde et mortifiante йducation, en lui donnant par la premiиre une plus juste opinion des choses. J'avais d'abord rйsolu de lui accorder tout ce qu'il demanderait, persuadйe que les premiers mouvements de la nature sont toujours bons et salutaires. Mais je n'ai pas tardй de connaоtre qu'en se faisant un droit d'кtre obйis les enfants sortaient de l'йtat de nature presque en naissant, et contractaient nos vices par notre exemple, les leurs par notre indiscrйtion. J'ai vu que si je voulais contenter toutes ses fantaisies, elles croоtraient avec ma complaisance; qu'il y aurait toujours un point oщ il faudrait s'arrкter, et oщ le refus lui deviendrait d'autant plus sensible qu'il y serait moins accoutumй. Ne pouvant donc, en attendant la raison, lui sauver tout chagrin, j'ai prйfйrй le moindre et le plus tфt passй. Pour qu'un refus lui fыt moins cruel, je l'ai pliй d'abord au refus; et, pour lui йpargner de longs dйplaisirs, des lamentations, des mutineries, j'ai rendu tout refus irrйvocable. Il est vrai que j'en fais le moins que je puis, et que j'y regarde а deux fois avant que d'en venir lа. Tout ce qu'on lui accorde est accordй sans condition dиs la premiиre demande, et l'on est trиs indulgent lа-dessus, mais il n'obtient jamais rien par importunitй; les pleurs et les flatteries sont йgalement inutiles. Il en est si convaincu, qu'il a cessй de les employer; du premier mot il prend son parti, et ne se tourmente pas plus de voir fermer un cornet de bonbons qu'il voudrait manger, qu'envoler un oiseau qu'il voudrait tenir, car il sent la mкme impossibilitй d'avoir l'un et l'autre. Il ne voit rien dans ce qu'on lui фte, sinon qu'il ne l'a pu garder; ni dans ce qu'on lui refuse, sinon qu'il n'a pu l'obtenir; et loin de battre la table contre laquelle il se blesse, il ne battrait pas la personne qui lui rйsiste. Dans tout ce qui le chagrine il sent l'empire de la nйcessitй, l'effet de sa propre faiblesse, jamais l'ouvrage du mauvais vouloir d'autrui... Un moment! dit-elle un peu vivement, voyant que j'allais rйpondre; je pressens votre objection; j'y vais venir а l'instant.

Ce qui nourrit les criailleries des enfants, c'est l'attention qu'on y fait, soit pour leur cйder, soit pour les contrarier. Il ne leur faut quelquefois pour pleurer tout un jour, que s'apercevoir qu'on ne veut pas qu'ils pleurent. Qu'on les flatte ou qu'on les menace, les moyens qu'on prend pour les faire taire sont tous pernicieux et presque toujours sans effet. Tant qu'on s'occupe de leurs pleurs, c'est une raison pour eux de les continuer; mais ils s'en corrigent bientфt quand ils voient qu'on n'y prend pas garde; car, grands et petits, nul n'aime а prendre une peine inutile. Voilа prйcisйment ce qui est arrivй а mon aоnй. C'йtait d'abord un petit criard qui йtourdissait tout le monde; et vous кtes tйmoin qu'on ne l'entend pas plus а prйsent dans la maison que s'il n'y avait point d'enfant. Il pleure quand il souffre; c'est la voix de la nature qu'il ne faut jamais contraindre; mais il se tait а l'instant qu'il ne souffre plus. Aussi fais-je une trиs grande attention а ses pleurs, bien sыre qu'il n'en verse jamais en vain. Je gagne а cela de savoir а point nommй quand il sent de la douleur et quand il n'en sent pas, quand il se porte bien et quand il est malade; avantage qu'on perd avec ceux qui pleurent par fantaisie et seulement pour se faire apaiser. Au reste j'avoue que ce point n'est pas facile а obtenir des nourrices et des gouvernantes: car, comme rien n'est plus ennuyeux que d'entendre toujours lamenter un enfant, et que ces bonnes femmes ne voient jamais que l'instant prйsent, elles ne songent pas qu'а faire taire l'enfant aujourd'hui il en pleurera demain davantage. Le pis est que l'obstination qu'il contracte tire а consйquence dans un вge avancй. La mкme cause qui le rend criard а trois ans le rend mutin а douze, querelleur а vingt, impйrieux а trente, et insupportable toute sa vie.

Je viens maintenant а vous, me dit-elle en souriant. Dans tout ce qu'on accorde aux enfants ils voient aisйment le dйsir de leur complaire; dans tout ce qu'on en exige ou qu'on leur refuse ils doivent supposer des raisons sans les demander. C'est un autre avantage qu'on gagne а user avec eux d'autoritй plutфt que de persuasion dans les occasions nйcessaires: car, comme il n'est pas possible qu'ils n'aperзoivent quelquefois la raison qu'on a d'en user ainsi, il est naturel qu'ils la supposent encore quand ils sont hors d'йtat de la voir. Au contraire, dиs qu'on a soumis quelque chose а leur jugement, ils prйtendent juger de tout, ils deviennent sophistes, subtils, de mauvaise foi, fйconds en chicanes, cherchant toujours а rйduire au silence ceux qui ont la faiblesse de s'exposer а leurs petites lumiиres. Quand on est contraint de leur rendre compte des choses qu'ils ne sont point en йtat d'entendre, ils attribuent au caprice la conduite la plus prudente, sitфt qu'elle est au-dessus de leur portйe. En un mot, le seul moyen de les rendre dociles а la raison n'est pas de raisonner avec eux, mais de les bien convaincre que la raison est au-dessus de leur вge: car alors ils la supposent du cфtй oщ elle doit кtre, а moins qu'on ne leur donne un juste sujet de penser autrement. Ils savent bien qu'on ne veut pas les tourmenter quand ils sont sыrs qu'on les aime; et les enfants se trompent rarement lа-dessus. Quand donc je refuse quelque chose aux miens, je n'argumente point avec eux, je ne leur dis point pourquoi je ne veux pas, mais je fais en sorte qu'ils le voient, autant qu'il est possible, et quelquefois aprиs coup. De cette maniиre ils s'accoutument а comprendre que jamais je ne les refuse sans en avoir une bonne raison, quoiqu'ils ne l'aperзoivent pas toujours.

Fondйe sur le mкme principe, je ne souffrirai pas non plus que mes enfants se mкlent dans la conversation des gens raisonnables, et s'imaginent sottement y tenir leur rang comme les autres, quand on y souffre leur babil indiscret. Je veux qu'ils rйpondent modestement et en peu de mots quand on les interroge, sans jamais parler de leur chef, et surtout sans qu'ils s'ingиrent а questionner hors de propos les gens plus вgйs qu'eux auxquels ils doivent du respect."

"En vйritй, Julie, dis-je en l'interrompant, voilа bien de la rigueur pour une mиre aussi tendre! Pythagore n'йtait pas plus sйvиre а ses disciples que vous l'кtes aux vфtres. Non seulement vous ne les traitez pas en hommes, mais on dirait que vous craignez de les voir cesser trop tфt d'кtre enfants. Quel moyen plus agrйable et plus sыr peuvent-ils avoir de s'instruire que d'interroger sur les choses qu'ils ignorent les gens plus йclairйs qu'eux? Que penseraient de vos maximes les dames de Paris, qui trouvent que leurs enfants ne jasent jamais assez tфt ni assez longtemps, et qui jugent de l'esprit qu'ils auront йtant grands par les sottises qu'ils dйbitent йtant jeunes? Wolmar me dira que cela peut кtre bon dans un pays oщ le premier mйrite est de bien babiller, et oщ l'on est dispensй de penser pourvu qu'on parle. Mais vous qui voulez faire а vos enfants un sort si doux, comment accorderez-vous tant de bonheur avec tant de contrainte, et que devient parmi toute cette gкne la libertй que vous prйtendez leur laisser?"

"Quoi donc? a-t-elle repris а l'instant, est-ce gкner leur libertй que de les empкcher d'attenter а la nфtre, et ne sauraient-ils кtre heureux а moins que toute une compagnie en silence n'admire leurs puйrilitйs? Empкchons leur vanitй de naоtre, ou du moins arrкtons-en les progrиs; c'est lа vraiment travailler а leur fйlicitй; car la vanitй de l'homme est la source de ses plus grandes peines, et il n'y a personne de si parfait et de si fкtй, а qui elle ne donne encore plus de chagrins que de plaisirs.

Que peut penser un enfant de lui-mкme, quand il voit autour de lui tout un cercle de gens sensйs l'йcouter, l'agacer, l'admirer, attendre avec un lвche empressement les oracles qui sortent de sa bouche, et se rйcrier avec des retentissements de joie а chaque impertinence qu'il dit? La tкte d'un homme aurait bien de la peine а tenir а tous ces faux applaudissements; jugez de ce que deviendra la sienne! Il en est du babil des enfants comme des prйdictions des almanachs. Ce serait un prodige si, sur tant de vaines paroles, le hasard ne fournissait jamais une rencontre heureuse. Imaginez ce que font alors les exclamations de la flatterie sur une pauvre mиre dйjа trop abusйe par son propre coeur, et sur un enfant qui ne sait ce qu'il dit et se voit cйlйbrer! Ne pensez pas que pour dйmкler l'erreur je m'en garantisse: non, je vois la faute, et j'y tombe; mais si j'admire les reparties de mon fils, au moins je les admire en secret; il n'apprend point, en me les voyant applaudir, а devenir babillard et vain, et les flatteurs, en me les faisant rйpйter, n'ont pas le plaisir de rire de ma faiblesse.

Un jour qu'il nous йtait venu du monde, йtant allйe donner quelques ordres, je vis en rentrant quatre ou cinq grands nigauds occupйs а jouer avec lui, et s'apprкtant а me raconter d'un air d'emphase je ne sais combien de gentillesses qu'ils venaient d'entendre, et dont ils semblaient tout йmerveillйs. Messieurs, leur dis-je assez froidement, je ne doute pas que vous ne sachiez faire dire а des marionnettes de fort jolies choses; mais j'espиre qu'un jour mes enfants seront hommes, qu'ils agiront et parleront d'eux-mкmes, et alors j'apprendrai toujours dans la joie de mon coeur tout ce qu'ils auront dit et fait de bien. Depuis qu'on a vu que cette maniиre de faire sa cour ne prenait pas, on joue avec mes enfants comme avec des enfants, non comme avec Polichinelle; il ne leur vient plus de compиre, et ils en valent sensiblement mieux depuis qu'on ne les admire plus.

A l'йgard des questions, on ne les leur dйfend pas indistinctement. Je suis la premiиre а leur dire de demander doucement en particulier а leur pиre ou а moi tout ce qu'ils ont besoin de savoir; mais je ne souffre pas qu'ils coupent un entretien sйrieux pour occuper tout le monde de la premiиre impertinence qui leur passe par la tкte. L'art d'interroger n'est pas si facile qu'on pense. C'est bien plus l'art des maоtres que des disciples; il faut avoir dйjа beaucoup appris de choses pour savoir demander ce qu'on ne sait pas. Le savant sait et s'enquiert, dit un proverbe indien; mais l'ignorant ne sait pas mкme de quoi s'enquйrir. Faute de cette science prйliminaire, les enfants en libertй ne font presque jamais que des questions ineptes qui ne servent а rien, ou profondes et scabreuses, dont la solution passe leur portйe; et puisqu'il ne faut pas qu'ils sachent tout, il importe qu'ils n'aient pas le droit de tout demander. Voilа pourquoi, gйnйralement parlant, ils s'instruisent mieux par les interrogations qu'on leur fait que par celles qu'ils font eux-mкmes.

Quand cette mйthode leur serait aussi utile qu'on croit, la premiиre et la plus importante science qui leur convient n'est-elle pas d'кtre discrets et modestes? et y en a-t-il quelque autre qu'ils doivent apprendre au prйjudice de celle-lа? Que produit donc dans les enfants cette йmancipation de paroles avant l'вge de parler, et ce droit de soumettre effrontйment les hommes а leur interrogatoire? De petits questionneurs babillards, qui questionnent moins pour s'instruire que pour importuner, pour occuper d'eux tout le monde, et qui prennent encore plus de goыt а ce babil par l'embarras oщ ils s'aperзoivent que jettent quelquefois leurs questions indiscrиtes, en sorte que chacun est inquiet aussitфt qu'ils ouvrent la bouche. Ce n'est pas tant un moyen de les instruire que de les rendre йtourdis et vains; inconvйnient plus grand а mon avis que l'avantage qu'ils acquiиrent par lа n'est utile; car par degrйs l'ignorance diminue, mais la vanitй ne fait jamais qu'augmenter.

Le pis qui pыt arriver de cette rйserve trop prolongйe serait que mon fils en вge de raison eыt la conversation moins lйgиre, le propos moins vif et moins abondant; et en considйrant combien cette habitude de passer sa vie а dire des riens rйtrйcit l'esprit, je regarderais plutфt cette heureuse stйrilitй comme un bien que comme un mal. Les gens oisifs, toujours ennuyйs d'eux-mкmes, s'efforcent de donner un grand prix а l'art de les amuser, et l'on dirait que le savoir-vivre consiste а ne dire que de vaines paroles, comme а ne faire que des dons inutiles; mais la sociйtй humaine a un objet plus noble, et ses vrais plaisirs ont plus de soliditй. L'organe de la vйritй, le plus digne organe de l'homme, le seul dont l'usage le distingue des animaux, ne lui a point йtй donnй pour n'en pas tirer un meilleur parti qu'ils ne font de leurs cris. Il se dйgrade au-dessous d'eux quand il parle pour ne rien dire, et l'homme doit кtre homme jusque dans ses dйlassements. S'il y a de la politesse а йtourdir tout le monde d'un vain caquet, j'en trouve une bien plus vйritable а laisser parler les autres par prйfйrence, а faire plus grand cas de ce qu'ils disent que de ce qu'on dirait soi-mкme, et а montrer qu'on les estime trop pour croire les amuser par des niaiseries. Le bon usage du monde, celui qui nous y fait le plus rechercher et chйrir, n'est pas tant d'y briller que d'y faire briller les autres, et de mettre, а force de modestie, leur orgueil plus en libertй. Ne craignons pas qu'un homme d'esprit, qui ne s'abstient de parler que par retenue et discrйtion, puisse jamais passer pour un sot. Dans quelque pays que ce puisse кtre, il n'est pas possible qu'on juge un homme sur ce qu'il n'a pas dit, et qu'on le mйprise pour s'кtre tu. Au contraire, on remarque en gйnйral que les gens silencieux en imposent, qu'on s'йcoute devant eux, et qu'on leur donne beaucoup d'attention quand ils parlent; ce qui, leur laissant le choix des occasions, et faisant qu'on ne perd rien de ce qu'ils disent, met tout l'avantage de leur cфtй. Il est si difficile а l'homme le plus sage de garder toute sa prйsence d'esprit dans un long flux de paroles, il est si rare qu'il ne lui йchappe des choses dont il se repent а loisir, qu'il aime mieux retenir le bon que risquer le mauvais. Enfin, quand ce n'est pas faute d'esprit qu'il se tait, s'il ne parle pas, quelque discret qu'il puisse кtre, le tort en est а ceux qui sont avec lui.

Mais il y a bien loin de six ans а vingt: mon fils ne sera pas toujours enfant, et а mesure que sa raison commencera de naоtre, l'intention de son pиre est bien de la laisser exercer. Quant а moi, ma mission ne va pas jusque-lа. Je nourris des enfants et n'ai pas la prйsomption de vouloir former des hommes. J'espиre, dit-elle en regardant son mari, que de plus dignes mains se chargeront de ce noble emploi. Je suis femme et mиre, je sais me tenir а mon rang. Encore une fois, la fonction dont je suis chargйe n'est pas d'йlever mes fils, mais de les prйparer pour кtre йlevйs.

Je ne fais mкme en cela que suivre de point en point le systиme de M. de Wolmar; et plus j'avance, plus j'йprouve combien il est excellent et juste, et combien il s'accorde avec le mien. Considйrez mes enfants, et surtout l'aоnй; en connaissez-vous de plus heureux sur la terre, de plus gais, de moins importuns? Vous les voyez sauter, rire, courir toute la journйe, sans jamais incommoder personne. De quels plaisirs, de quelle indйpendance leur вge est-il susceptible, dont ils ne jouissent pas ou dont ils abusent? Ils se contraignent aussi peu devant moi qu'en mon absence. Au contraire, sous les yeux de leur mиre ils ont toujours un peu plus de confiance; et quoique je sois l'auteur de toute la sйvйritй qu'ils йprouvent, ils me trouvent toujours la moins sйvиre, car je ne pourrais supporter de n'кtre pas ce qu'ils aiment le plus au monde.

Les seules lois qu'on leur impose auprиs de nous sont celles de la libertй mкme, savoir, de ne pas plus gкner la compagnie qu'elle ne les gкne, de ne pas crier plus haut qu'on ne parle; et comme on ne les oblige point de s'occuper de nous, je ne veux pas non plus qu'ils prйtendent nous occuper d'eux. Quand ils manquent а de si justes lois, toute leur peine est d'кtre а l'instant renvoyйs, et tout mon art, pour que c'en soit une, de faire qu'ils ne se trouvent nulle part aussi bien qu'ici. A cela prиs, on ne les assujettit а rien; on ne les force jamais de rien apprendre; on ne les ennuie point de vaines corrections; jamais on ne les reprend; les seules leзons qu'ils reзoivent sont des leзons de pratique prises dans la simplicitй de la nature. Chacun, bien instruit lа-dessus, se conforme а mes intentions avec une intelligence et un soin qui ne me laissent rien а dйsirer, et si quelque faute est а craindre, mon assiduitй la prйvient ou la rйpare aisйment.

Hier, par exemple, l'aоnй, ayant фtй un tambour au cadet, l'avait fait pleurer. Fanchon ne dit rien; mais une heure aprиs, au moment que le ravisseur en йtait le plus occupй, elle le lui reprit: il la suivait en le lui redemandant et pleurant а son tour. Elle lui dit: "Vous l'avez pris par force а votre frиre; je vous le reprends de mкme. Qu'avez-vous а dire? Ne suis-je pas la plus forte?" Puis elle se mit а battre la caisse а son imitation, comme si elle y eыt pris beaucoup de plaisir. Jusque-lа tout йtait а merveille. Mais quelque temps aprиs elle voulut rendre le tambour au cadet: alors je l'arrкtai; car ce n'йtait plus la leзon de la nature, et de lа pouvait naоtre un premier germe d'envie entre les deux frиres. En perdant le tambour, le cadet supporta la dure loi de la nйcessitй; l'aоnй sentit son injustice; tous deux connurent leur faiblesse, et furent consolйs le moment d'aprиs."

Un plan si nouveau et si contraire aux idйes reзues m'avait d'abord effarouchй. A force de me l'expliquer, ils m'en rendirent enfin l'admirateur; et je sentis que, pour guider l'homme, la marche de la nature est toujours la meilleure. Le seul inconvйnient que je trouvais а cette mйthode, et cet inconvйnient me parut fort grand, c'йtait de nйgliger dans les enfants la seule facultй qu'ils aient dans toute sa vigueur et qui ne fait que s'affaiblir en avanзant en вge. Il me semblait que, selon leur propre systиme, plus les opйrations de l'entendement йtaient faibles, insuffisantes, plus on devait exercer et fortifier la mйmoire, si propre alors а soutenir le travail. "C'est elle, disais-je, qui doit supplйer а la raison jusqu'а sa naissance, et l'enrichir quand elle est nйe. Un esprit qu'on n'exerce а rien devient lourd et pesant dans l'inaction. Le semence ne prend point dans un champ mal prйparй, et c'est une йtrange prйparation pour apprendre а devenir raisonnable que de commencer par кtre stupide. - Comment, stupide! s'est йcriйe aussitфt Mme de Wolmar. Confondriez-vous deux qualitйs aussi diffйrentes et presque aussi contraires que la mйmoire et le jugement? Comme si la quantitй des choses mal digйrйes et sans liaison dont on remplit une tкte encore faible n'y faisait pas plus de tort que de profit а la raison! J'avoue que de toutes les facultйs de l'homme la mйmoire est la premiиre qui se dйveloppe et la plus commode а cultiver dans les enfants; mais, а votre avis, lequel est а prйfйrer de ce qu'il leur est le plus aisй d'apprendre, ou de ce qu'il leur importe le plus de savoir?

Regardez а l'usage qu'on fait en eux de cette facilitй, а la violence qu'il faut leur faire, а l'йternelle contrainte oщ il les faut assujettir pour mettre en йtalage leur mйmoire, et comparez l'utilitй qu'ils en retirent au mal qu'on leur fait souffrir pour cela. Quoi? forcer un enfant d'йtudier des langues qu'il ne parlera jamais, mкme avant qu'il ait bien appris la sienne; lui faire incessamment rйpйter et construire des vers qu'il n'entend point, et dont toute l'harmonie n'est pour lui qu'au bout de ses doigts; embrouiller son esprit de cercles et de sphиres dont il n'a pas la moindre idйe; l'accabler de mille noms de villes et de riviиres qu'il confond sans cesse et qu'il rapprend tous les jours: est-ce cultiver sa mйmoire au profit de son jugement, et tout ce frivole acquis vaut-il une seule des larmes qu'il lui coыte?

Si tout cela n'йtait qu'inutile, je m'en plaindrais moins; mais n'est-ce rien que d'instruire un enfant а se payer de mots, et а croire savoir ce qu'il ne peut comprendre? Se pourrait-il qu'un tel amas ne nuisоt point aux premiиres idйes dont on doit meubler une tкte humaine, et ne vaudrait-il pas mieux n'avoir point de mйmoire que de la remplir de tout ce fatras au prйjudice des connaissances nйcessaires dont il tient la place?

Non, si la nature a donnй au cerveau des enfants cette souplesse qui le rend propre а recevoir toutes sortes d'impressions, ce n'est pas pour qu'on y grave des noms de rois, des dates, des termes de blason, de sphиre, de gйographie, et tous ces mots sans aucun sens pour leur вge, et sans aucune utilitй pour quelque вge que ce soit, dont on accable leur triste et stйrile enfance; mais c'est pour que toutes les idйes relatives а l'йtat de l'homme, toutes celles qui se rapportent а son bonheur et l'йclairent sur ses devoirs, s'y tracent de bonne heure en caractиres ineffaзables, et lui servent а se conduire, pendant sa vie, d'une maniиre convenable а son кtre et а ses facultйs.

Sans йtudier dans les livres, la mйmoire d'un enfant ne reste pas pour cela oisive: tout ce qu'il voit, tout ce qu'il entend le frappe, et il s'en souvient; il tient registre en lui-mкme des actions, des discours des hommes; et tout ce qui l'environne est le livre dans lequel, sans y songer, il enrichit continuellement sa mйmoire, en attendant que son jugement puisse en profiter. C'est dans le choix de ces objets, c'est dans le soin de lui prйsenter sans cesse ceux qu'il doit connaоtre, et de lui cacher ceux qu'il doit ignorer, que consiste le vйritable art de cultiver la premiиre de ses facultйs; et c'est par lа qu'il faut tвcher de lui former un magasin de connaissances qui serve а son йducation durant la jeunesse, et а sa conduite dans tous les temps. Cette mйthode, il est vrai, ne forme point de petits prodiges, et ne fait pas briller les gouvernantes et les prйcepteurs; mais elle forme des hommes judicieux, robustes, sains de corps et d'entendement, qui, sans s'кtre fait admirer йtant jeunes, se font honorer йtant grands.

Ne pensez pas pourtant, continua Julie, qu'on nйglige ici tout а fait ces soins dont vous faites un si grand cas. Une mиre un peu vigilante tient dans ses mains les passions de ses enfants. Il y a des moyens pour exciter et nourrir en eux le dйsir d'apprendre ou de faire telle ou telle chose; et autant que ces moyens peuvent se concilier avec la plus entiиre libertй de l'enfant, et n'engendrent en lui nulle semence de vice, je les emploie assez volontiers, sans m'opiniвtrer quand le succиs n'y rйpond pas; car il aura toujours le temps d'apprendre, mais il n'y a pas un moment а perdre pour lui former un bon naturel; et M. de Wolmar a une telle idйe du premier dйveloppement de la raison, qu'il soutient que quand son fils ne saurait rien а douze ans, il n'en serait pas moins instruit а quinze, sans compter que rien n'est moins nйcessaire que d'кtre savant, et rien plus que d'кtre sage et bon.

Vous savez que notre aоnй lit dйjа passablement. Voici comment lui est venu le goыt d'apprendre а lire. J'avais dessein de lui dire de temps en temps quelque fable de La Fontaine pour l'amuser, et j'avais dйjа commencй, quand il me demanda si les corbeaux parlaient. A l'instant je vis la difficultй de lui faire sentir bien nettement la diffйrence de l'apologue au mensonge: je me tirai d'affaire comme je pus; et convaincue que les fables sont faites pour les hommes, mais qu'il faut toujours dire la vйritй nue aux enfants, je supprimai La Fontaine. Je lui substituai un recueil de petites histoires intйressantes et instructives, la plupart tirйes de la Bible, puis voyant que l'enfant prenait goыt а mes contes, j'imaginai de les lui rendre encore plus utiles, en essayant d'en composer moi-mкme d'aussi amusants qu'il me fut possible, et les appropriant toujours au besoin du moment. Je les йcrivais а mesure dans un beau livre ornй d'images, que je tenais bien enfermй, et dont je lui lisais de temps en temps quelques contes, rarement, peu longtemps, et rйpйtant souvent les mкmes avec des commentaires, avant de passer а de nouveaux. Un enfant oisif est sujet а l'ennui; les petits contes servaient de ressource: mais quand je le voyais le plus avidement attentif, je me souvenais quelquefois d'un ordre а donner, et je le quittais а l'endroit le plus intйressant, en laissant nйgligemment le livre. Aussitфt il allait prier sa bonne, ou Fanchon, ou quelqu'un, d'achever la lecture; mais comme il n'a rien а commander а personne, et qu'on йtait prйvenu, l'on n'obйissait pas toujours. L'un refusait, l'autre avait а faire, l'autre balbutiait lentement et mal, l'autre laissait, а mon exemple, un conte а moitiй. Quand on le vit bien ennuyй de tant de dйpendance, quelqu'un lui suggйra secrиtement d'apprendre а lire, pour s'en dйlivrer et feuilleter le livre а son aise. Il goыta ce projet. Il fallut trouver des gens assez complaisants pour vouloir lui donner leзon: nouvelle difficultй qu'on n'a poussйe qu'aussi loin qu'il fallait. Malgrй toutes ces prйcautions, il s'est lassй trois ou quatre fois: on l'a laissй faire. Seulement je me suis efforcйe de rendre les contes encore plus amusants; et il est revenu а la charge avec tant d'ardeur, que, quoiqu'il n'y ait pas six mois qu'il a tout de bon commencй d'apprendre, il sera bientфt en йtat de lire seul le recueil.

C'est а peu prиs ainsi que je tвcherai d'exciter son zиle et sa volontй pour acquйrir les connaissances qui demandent de la suite et de l'application, et qui peuvent convenir а son вge; mais quoiqu'il apprenne а lire, ce n'est point des livres qu'il tirera ces connaissances; car elles ne s'y trouvent point, et la lecture ne convient en aucune maniиre aux enfants. Je veux aussi l'habituer de bonne heure а nourrir sa tкte d'idйes et non de mots: c'est pourquoi je ne lui fais jamais rien apprendre par coeur."

"Jamais! interrompis-je: c'est beaucoup dire; car encore faut-il bien qu'il sache son catйchisme et ses priиres. - C'est ce qui vous trompe, reprit-elle. A l'йgard de la priиre, tous les matins et tous les soirs je fais la mienne а haute voix dans la chambre de mes enfants, et c'est assez pour qu'ils l'apprennent sans qu'on les y oblige: quant au catйchisme, ils ne savent ce que c'est. - Quoi! Julie, vos enfants n'apprennent pas leur catйchisme? - Non, mon ami, mes enfants n'apprennent pas leur catйchisme. - Comment? ai-je dit tout йtonnй, une mиre si pieuse!... Je ne vous comprends point. Et pourquoi vos enfants n'apprennent-ils pas leur catйchisme? - Afin qu'ils le croient un jour, dit-elle: j'en veux faire un jour des chrйtiens. - Ah! j'y suis, m'йcriai-je; vous ne voulez pas que leur foi ne soit qu'en paroles, ni qu'ils sachent seulement leur religion, mais qu'ils la croient; et vous pensez avec raison qu'il est impossible а l'homme de croire ce qu'il n'entend point. - Vous кtes bien difficile, me dit en souriant M. de Wolmar: seriez-vous chrйtien, par hasard? - Je m'efforce de l'кtre, lui dis-je avec fermetй. Je crois de la religion tout ce que j'en puis comprendre, et respecte le reste sans le rejeter." Julie me fit un signe d'approbation et nous reprоmes le sujet de notre entretien.

Aprиs кtre entrйe dans d'autres dйtails qui m'ont fait concevoir combien le zиle maternel est actif, infatigable et prйvoyant, elle a conclu en observant que sa mйthode se rapportait exactement aux deux objets qu'elle s'йtait proposйs, savoir, de laisser dйvelopper le naturel des enfants et de l'йtudier. "Les miens ne sont gкnйs en rien, dit-elle, et ne sauraient abuser de leur libertй; leur caractиre ne peut ni se dйpraver ni se contraindre: on laisse en paix renforcer leur corps et germer leur jugement; l'esclavage n'avilit point leur вme; les regards d'autrui ne font point fermenter leur amour-propre; ils ne se croient ni des hommes puissants ni des animaux enchaоnйs, mais des enfants heureux et libres. Pour les garantir des vices qui ne sont pas en eux, ils ont, ce me semble, un prйservatif plus fort que des discours qu'ils n'entendraient point, ou dont ils seraient bientфt ennuyйs: c'est l'exemple des moeurs de tout ce qui les environne; ce sont les entretiens qu'ils entendent, qui sont ici naturels а tout le monde, et qu'on n'a pas besoin de composer exprиs pour eux; c'est la paix et l'union dont ils sont tйmoins; c'est l'accord qu'ils voient rйgner sans cesse et dans la conduite respective de tous, et dans la conduite et les discours de chacun.

Nourris encore dans leur premiиre simplicitй, d'oщ leur viendraient des vices dont ils n'ont point vu d'exemple, des passions qu'ils n'ont nulle occasion de sentir, des prйjugйs que rien ne leur inspire? Vous voyez qu'aucune erreur ne les gagne, qu'aucun mauvais penchant ne se montre en eux. Leur ignorance n'est point entкtйe, leurs dйsirs ne sont point obstinйs; les inclinations au mal sont prйvenues; la nature est justifiйe; et tout me prouve que les dйfauts dont nous l'accusons ne sont point son ouvrage, mais le nфtre.

C'est ainsi que, livrйs au penchant de leur coeur sans que rien le dйguise ou l'altиre, nos enfants ne reзoivent point une forme extйrieure et artificielle, mais conservent exactement celle de leur caractиre originel; c'est ainsi que ce caractиre se dйveloppe journellement а nos yeux sans rйserve, et que nous pouvons йtudier les mouvements de la nature jusque dans leurs principes les plus secrets. Sыrs de n'кtre jamais ni grondйs ni punis, ils ne savent ni mentir ni se cacher; et dans tout ce qu'ils disent, soit entre eux, soit а nous, ils laissent voir sans contrainte tout ce qu'ils ont au fond de l'вme. Libres de babiller entre eux toute la journйe, ils ne songent pas mкme а se gкner un moment devant moi. Je ne les reprends jamais, ni ne les fais taire, ni ne feins de les йcouter, et ils diraient les choses du monde les plus blвmables que je ne ferais pas semblant d'en rien savoir: mais, en effet, je les йcoute avec la plus grande attention sans qu'ils s'en doutent; je tiens un registre exact de ce qu'ils font et de ce qu'ils disent; ce sont les productions naturelles du fonds qu'il faut cultiver. Un propos vicieux dans leur bouche est une herbe йtrangиre dont le vent apporta la graine: si je la coupe par une rйprimande, bientфt elle repoussera; au lieu de cela, j'en cherche en secret la racine, et j'ai soin de l'arracher. Je ne suis, m'a-t-elle dit en riant, que la servante du jardinier; je sarcle le jardin, j'en фte la mauvaise herbe; c'est а lui de cultiver la bonne.

Convenons aussi qu'avec toute la peine que j'aurais pu prendre il fallait кtre aussi bien secondйe pour espйrer de rйussir, et que le succиs de mes soins dйpendait d'un concours de circonstances qui ne s'est peut-кtre jamais trouvй qu'ici. Il fallait les lumiиres d'un pиre йclairй pour dйmкler, а travers les prйjugйs йtablis, le vйritable art de gouverner les enfants des leur naissance; il fallait toute sa patience pour se prкter а l'exйcution sans jamais dйmentir ses leзons par sa conduite; il fallait des enfants bien nйs, en qui la nature eыt assez fait pour qu'on pыt aimer son seul ouvrage; il fallait n'avoir autour de soi que des domestiques intelligents et bien intentionnйs, qui ne se lassassent point d'entrer dans les vues des maоtres: un seul valet brutal ou flatteur eыt suffi pour tout gвter. En vйritй, quand on songe combien de causes йtrangиres peuvent nuire aux meilleurs desseins, et renverser les projets les mieux concertйs, on doit remercier la fortune de tout ce qu'on fait de bien dans la vie, et dire que la sagesse dйpend beaucoup du bonheur."

"Dites, me suis-je йcriй, que le bonheur dйpend encore plus de la sagesse. Ne voyez-vous pas que ce concours dont vous vous fйlicitez est votre ouvrage, et que tout ce qui vous approche est contraint de vous ressembler? Mиres de famille, quand vous vous plaignez de n'кtre pas secondйes, que vous connaissez mal votre pouvoir! Soyez tout ce que vous devez кtre, vous surmonterez tous les obstacles; vous forcerez chacun de remplir ses devoirs, si vous remplissez bien tous les vфtres. Vos droits ne sont-ils pas ceux de la nature? Malgrй les maximes du vice, ils seront toujours chers au coeur humain. Ah! veuillez кtre femmes et mиres, et le plus doux empire qui soit sur la terre sera aussi le plus respectй."

En achevant cette conversation, Julie a remarquй que tout prenait une nouvelle facilitй depuis l'arrivйe d'Henriette. "Il est certain, dit-elle, que j'aurais besoin de beaucoup moins de soins et d'adresse, si je voulais introduire l'йmulation entre les deux frиres; mais ce moyen me paraоt trop dangereux; j'aime mieux avoir plus de peine et ne rien risquer. Henriette supplйe а cela: comme elle est d'un autre sexe, leur aоnйe, qu'ils l'aiment tous deux а la folie, et qu'elle a du sens au-dessus de son вge, j'en fais en quelque sorte leur premiиre gouvernante, et avec d'autant plus de succиs que ses leзons leur sont moins suspectes.

Quant а elle, son йducation me regarde; mais les principes en sont si diffйrents qu'ils mйritent un entretien а part. Au moins puis-je bien dire d'avance qu'il sera difficile d'ajouter en elle aux dons de la nature, et qu'elle vaudra sa mиre elle-mкme, si quelqu'un au monde la peut valoir."

Milord, on vous attend de jour en jour, et ce devrait кtre ici ma derniиre lettre. Mais je comprends ce qui prolonge votre sйjour а l'armйe, et j'en frйmis. Julie n'en est pas moins inquiиte: elle vous prie de nous donner plus souvent de vos nouvelles, et vous conjure de songer, en exposant votre personne, combien vous prodiguez le repos de vos amis. Pour moi je n'ai rien а vous dire. Faites votre devoir; un conseil timide ne peut non plus sortir de mon coeur qu'approcher du vфtre. Cher Bomston, je le sais trop, la seule mort digne de ta vie serait de verser ton sang pour la gloire de ton pays; mais ne dois-tu nul compte de tes jours а celui qui n'a conservй les siens que pour toi?

 

Lettre IV de milord Edouard

Je vois par vos deux derniиres lettres qu'il m'en manque une antйrieure а ces deux-lа, apparemment la premiиre que vous m'ayez йcrite а l'armйe, et dans laquelle йtait l'explication des chagrins secrets de Mme de Wolmar. Je n'ai point reзu cette lettre, et je conjecture qu'elle pouvait кtre dans la malle d'un courrier qui nous a йtй enlevй. Rйpйtez-moi donc, mon ami, ce qu'elle contenait: ma raison s'y perd et mon coeur s'en inquiиte; car, encore une fois, si le bonheur et la paix ne sont pas dans l'вme de Julie, oщ sera leur asile ici-bas?

Rassurez-la sur les risques auxquels elle me croit exposй. Nous avons affaire а un ennemi trop habile pour nous en laisser courir; avec une poignйe de monde il rend toutes nos forces inutiles, et nous фte partout les moyens de l'attaquer. Cependant, comme nous sommes confiants, nous pourrions bien lever des difficultйs insurmontables pour de meilleurs gйnйraux, et forcer а la fin les Franзais de nous battre. J'augure que nous payerons cher nos premiers succиs et que la bataille gagnйe а Dettingue, nous en fera perdre une en Flandre. Nous avons en tкte un grand capitaine; ce n'est pas tout, il a la confiance de ses troupes; et le soldat franзais qui compte sur son gйnйral est invincible. Au contraire, on en a si bon marchй quand il est commandй par des courtisans qu'il mйprise, et cela arrive si souvent, qu'il ne faut qu'attendre les intrigues de cour et l'occasion pour vaincre а coup sыr la plus brave nation du continent. Ils le savent fort bien eux-mкmes. Milord Marlborough, voyant la bonne mine et l'air guerrier d'un soldat pris а Bleinheim, lui dit: "S'il y eыt eu cinquante mille hommes comme toi а l'armйe franзaise, elle ne se fыt pas ainsi laissй battre. - Eh morbleu! repartit le grenadier, nous avions assez d'hommes comme moi; il ne nous en manquait qu'un comme vous." Or, cet homme comme lui commande а prйsent l'armйe de France, et manque а la nфtre; mais nous ne songeons guиre а cela.

Quoi qu'il en soit, je veux voir les manoeuvres du reste de cette campagne, et j'ai rйsolu de rester а l'armйe jusqu'а ce qu'elle entre en quartiers. Nous gagnerons tous а ce dйlai. La saison йtant trop avancйe pour traverser les monts, nous passerons l'hiver oщ vous кtes, et n'irons en Italie qu'au commencement du printemps. Dites а M. et Mme de de Wolmar que je fais ce nouvel arrangement pour jouir а mon aise du touchant spectacle que vous dйcrivez si bien, et pour voir Mme d'Orbe йtablie avec eux. Continuez, mon cher, а m'йcrire avec le mкme soin, et vous me ferez plus de plaisir que jamais. Mon йquipage a йtй pris, et je suis sans livres; mais je lis vos lettres.

 

Lettre V а milord Edouard

Quelle joie vous me donnez en m'annonзant que nous passerons l'hiver а Clarens! Mais que vous me la faites payer cher en prolongeant votre sйjour а l'armйe! Ce qui me dйplaоt surtout, c'est de voir clairement qu'avant notre sйparation le parti de faire la campagne йtait dйjа pris, et que vous ne m'en voulыtes rien dire. Milord, je sens la raison de ce mystиre et ne puis vous en savoir bon grй. Me mйpriseriez-vous assez pour croire qu'il me fыt bon de vous survivre, ou m'avez-vous connu des attachements si bas, que je les prйfиre а l'honneur de mourir avec mon ami? Si je ne mйritais pas de vous suivre, il fallait me laisser а Londres; vous m'auriez moins offensй que de m'envoyer ici.

Il est clair par la derniиre de vos lettres qu'en effet une des miennes s'est perdue, et cette perte a dы vous rendre les deux lettres suivantes fort obscures а bien des йgards; mais les йclaircissements nйcessaires pour les bien entendre viendront а loisir. Ce qui presse le plus а prйsent est de vous tirer de l'inquiйtude oщ vous кtes sur le chagrin secret de Mme de Wolmar.

Je ne vous redirai point la suite de la conversation que j'eus avec elle aprиs le dйpart de son mari. Il s'est passй depuis bien des choses qui m'en ont fait oublier une partie, et nous la reprоmes tant de fois durant son absence, que je m'en tiens au sommaire pour йpargner des rйpйtitions.

Elle m'apprit donc que ce mкme йpoux qui faisait tout pour la rendre heureuse йtait l'unique auteur de toute sa peine, et que plus leur attachement mutuel йtait sincиre, plus il lui donnait а souffrir. Le diriez-vous, milord? Cet homme si sage, si raisonnable, si loin de toute espиce de vice, si peu soumis aux passions humaines, ne croit rien de ce qui donne un prix aux vertus, et, dans l'innocence d'une vie irrйprochable, il porte au fond de son coeur l'affreuse paix des mйchants. La rйflexion qui naоt de ce contraste augmente la douleur de Julie; et il semble qu'elle lui pardonnerait plutфt de mйconnaоtre l'auteur de son кtre, s'il avait plus de motifs pour le craindre ou plus d'orgueil pour le braver. Qu'un coupable apaise sa conscience aux dйpens de sa raison, que l'honneur de penser autrement que le vulgaire anime celui qui dogmatise, cette erreur au moins se conзoit; mais, poursuit-elle en soupirant, pour un si honnкte homme et si peu vain de son savoir, c'йtait bien la peine d'кtre incrйdule!

Il faut кtre instruit du caractиre des deux йpoux; il faut les imaginer concentrйs dans le sein de leur famille; et se tenant l'un а l'autre lieu du reste de l'univers; il faut connaоtre l'union qui rиgne entre eux dans tout le reste, pour concevoir combien leur diffйrend sur ce seul point est capable d'en troubler les charmes. M. de Wolmar, йlevй dans le rite grec, n'йtait pas fait pour supporter l'absurditй d'un culte aussi ridicule. Sa raison, trop supйrieure а l'imbйcile joug qu'on lui voulait imposer, le secoua bientфt avec mйpris; et rejetant а la fois tout ce qui lui venait d'une autoritй si suspecte, forcй d'кtre impie, il se fit athйe.

Dans la suite, ayant toujours vйcu dans des pays catholiques, il n'apprit pas а concevoir une meilleure opinion de la foi chrйtienne par celle qu'on y professe. Il n'y vit d'autre religion que l'intйrкt de ses ministres. Il vit que tout y consistait encore en vaines simagrйes, plвtrйes un peu plus subtilement par des mots qui ne signifiaient rien; il s'aperзut que tous les honnкtes gens y йtaient unanimement de son avis, et ne s'en cachaient guиre; que le clergй mкme, un peu plus discrиtement, se moquait en secret de ce qu'il enseignait en public; et il m'a protestй souvent qu'aprиs bien du temps et des recherches, il n'avait trouvй de sa vie que trois prкtres qui crussent en Dieu. En voulant s'йclaircir de bonne foi sur ces matiиres, il s'йtait enfoncй dans les tйnиbres de la mйtaphysique, oщ l'homme n'a d'autres guides que les systиmes qu'il y porte; et ne voyant partout que doutes et contradictions, quand enfin il est venu parmi des chrйtiens, il y est venu trop tard; sa foi s'йtait dйjа fermйe а la vйritй, sa raison n'йtait plus accessible а la certitude; tout ce qu'on lui prouvait dйtruisant plus un sentiment qu'il n'en йtablissait un autre, il a fini par combattre йgalement les dogmes de toute espиce, et n'a cessй d'кtre athйe que pour devenir sceptique.

Voilа le mari que le ciel destinait а cette Julie en qui vous connaissez une foi si simple et une piйtй si douce. Mais il faut avoir vйcu aussi familiиrement avec elle que sa cousine et moi, pour savoir combien cette вme tendre est naturellement portйe а la dйvotion. On dirait que rien de terrestre ne pouvant suffire au besoin d'aimer dont elle est dйvorйe, cet excиs de sensibilitй soit forcй de remonter а sa source. Ce n'est point comme sainte Thйrиse un coeur amoureux qui se donne le change et veut se tromper d'objet; c'est un coeur vraiment intarissable que l'amour ni l'amitiй n'ont pu йpuiser, et qui porte ses affections surabondantes au seul кtre digne de les absorber. L'amour de Dieu ne le dйtache point des crйatures; il ne lui donne ni duretй ni aigreur. Tous ces attachements produits par la mкme cause, en s'animant l'un par l'autre, en deviennent plus charmants et plus doux; et, pour moi, je crois qu'elle serait moins dйvote si elle aimait moins tendrement son pиre, son mari, ses enfants, sa cousine, et moi-mкme.

Ce qu'il y a de singulier, c'est que plus elle l'est, moins elle croit l'кtre, et qu'elle se plaint de sentir en elle-mкme une вme aride qui ne sait point aimer Dieu. "On a beau faire, dit-elle souvent, le coeur ne s'attache que par l'entremise des sens ou de l'imagination qui les reprйsente: et le moyen de voir ou d'imaginer l'immensitй du grand Etre? Quand je veux m'йlever а lui je ne sais oщ je suis; n'apercevant aucun rapport entre lui et moi, je ne sais par oщ l'atteindre, je ne vois ni ne sens plus rien, je me trouve dans une espиce d'anйantissement; et, si j'osais juger d'autrui par moi-mкme, je craindrais que les extases des mystiques ne vinssent moins d'un coeur plein que d'un cerveau vide.

Que faire donc, continua-t-elle, pour me dйrober aux fantфmes d'une raison qui s'йgare? Je substitue un culte grossier, mais а ma portйe, а ces sublimes contemplations qui passent mes facultйs. Je rabaisse а regret la majestй divine; j'interpose entre elle et moi des objets sensibles; ne la pouvant contempler dans son essence, je la contemple au moins dans ses oeuvres, je l'aime dans ses bienfaits; mais, de quelque maniиre que je m'y prenne, au lieu de l'amour pur qu'elle exige, je n'ai qu'une reconnaissance intйressйe а lui prйsenter."

C'est ainsi que tout devient sentiment dans un coeur sensible. Julie ne trouve dans l'univers entier que sujets d'attendrissement et de gratitude: partout elle aperзoit la bienfaisante main de la Providence; ses enfants sont le cher dйpфt qu'elle en a reзu; elle recueille ses dons dans les productions de la terre; elle voit sa table couverte par ses soins; elle s'endort sous sa protection; son paisible rйveil lui vient d'elle; elle sent ses leзons dans les disgrвces, et ses faveurs dans les plaisirs; les biens dont jouit tout ce qui lui est cher sont autant de nouveaux sujets d'hommages; si le Dieu de l'univers йchappe а ses faibles yeux, elle voit partout le pиre commun des hommes. Honorer ainsi ses bienfaits suprкmes, n'est-ce pas servir autant qu'on peut l'Etre infini?

Concevez, milord, quel tourment c'est de vivre dans la retraite avec celui qui partage notre existence et ne peut partager l'espoir qui nous la rend chиre; de ne pouvoir avec lui ni bйnir les oeuvres de Dieu, ni parler de l'heureux avenir que nous promet sa bontй; de le voir insensible, en faisant le bien, а tout ce qui le rend agrйable а faire, et, par la plus bizarre inconsйquence, penser en impie et vivre en chrйtien! Imaginez Julie а la promenade avec son mari: l'une admirant, dans la riche et brillante parure que la terre йtale, l'ouvrage et les dons de l'auteur de l'univers; l'autre ne voyant en tout cela qu'une combinaison fortuite, oщ rien n'est liй que par une force aveugle. Imaginez deux йpoux sincиrement unis, n'osant, de peur de s'importuner mutuellement, se livrer, l'un aux rйflexions, l'autre aux sentiments que leur inspirent les objets qui les entourent, et tirer de leur attachement mкme le devoir de se contraindre incessamment. Nous ne nous promenons presque jamais, Julie et moi, que quelque vue frappante et pittoresque ne lui rappelle ces idйes douloureuses. "Hйlas! dit-elle avec attendrissement, le spectacle de la nature, si vivant, si animй pour nous, est mort aux yeux de l'infortunй Wolmar, et, dans cette grande harmonie des кtres oщ tout parle de Dieu d'une voix si douce, il n'aperзoit qu'un silence йternel."

Vous qui connaissez Julie, vous qui savez combien cette вme communicative aime а se rйpandre, concevez ce qu'elle souffrirait de ces rйserves, quand elles n'auraient d'autre inconvйnient qu'un si triste partage entre ceux а qui tout doit кtre commun. Mais des idйes plus funestes s'йlиvent, malgrй qu'elle en ait, а la suite de celle-lа. Elle a beau vouloir rejeter ces terreurs involontaires, elles reviennent la troubler а chaque instant. Quelle horreur pour une tendre йpouse d'imaginer l'Etre suprкme vengeur de sa divinitй mйconnue, de songer que le bonheur de celui qui fait le sien doit finir avec sa vie, et de ne voir qu'un rйprouvй dans le pиre de ses enfants! A cette affreuse image, toute sa douceur la garantit а peine du dйsespoir; et la religion, qui lui rend amиre l'incrйdulitй de son mari, lui donne seule la force de la supporter. "Si le ciel, dit-elle souvent, me refuse la conversion de cet honnкte homme, je n'ai plus qu'une grвce а lui demander, c'est de mourir la premiиre."

Telle est, milord, la trop juste cause de ses chagrins secrets; telle est la peine intйrieure qui semble charger sa conscience de l'endurcissement d'autrui, et ne lui devient que plus cruelle par le soin qu'elle prend de la dissimuler. L'athйisme, qui marche а visage dйcouvert chez les papistes, est obligй de se cacher dans tout pays oщ, la raison permettant de croire en Dieu, la seule excuse des incrйdules leur est фtйe. Ce systиme est naturellement dйsolant: s'il trouve des partisans chez les grands et les riches qu'il favorise, il est partout en horreur au peuple opprimй et misйrable, qui, voyant dйlivrer ses tyrans du seul frein propre а les contenir, se voit encore enlever dans l'espoir d'une autre vie la seule consolation qu'on lui laisse en celle-ci. Mme de Wolmar sentant donc le mauvais effet que ferait ici le pyrrhonisme de son mari, et voulant surtout garantir ses enfants d'un si dangereux exemple, n'a pas eu de peine а engager au secret un homme sincиre et vrai, mais discret, simple, sans vanitй, et fort йloignй de vouloir фter aux autres un bien dont il est fвchй d'кtre privй lui-mкme. Il ne dogmatise jamais, il vient au temple avec nous, il se conforme aux usages йtablis; sans professer de bouche une foi qu'il n'a pas, il йvite le scandale, et fait sur le culte rйglй par les lois tout ce que l'Etat peut exiger d'un citoyen.

Depuis prиs de huit ans qu'ils sont unis, la seule Mme d'Orbe est du secret, parce qu'on le lui a confiй. Au surplus, les apparences sont si bien sauvйes, et avec si peu d'affectation, qu'au bout de six semaines passйes, ensemble dans la plus grande intimitй, je n'avais pas mкme conзu le moindre soupзon, et n'aurais peut-кtre jamais pйnйtrй la vйritй sur ce point, si Julie elle-mкme ne me l'eыt apprise.

Plusieurs motifs l'ont dйterminйe а cette confidence. Premiиrement, quelle rйserve est compatible avec l'amitiй qui rиgne entre nous? N'est-ce pas aggraver ses chagrins а pure perte que s'фter la douceur de les partager avec un ami? De plus, elle n'a pas voulu que ma prйsence fыt plus longtemps un obstacle aux entretiens qu'ils ont souvent ensemble sur un sujet qui lui tient si fort au coeur. Enfin, sachant que vous deviez bientфt venir nous joindre, elle a dйsirй, du consentement de son mari, que vous fussiez d'avance instruit de ses sentiments; car elle attend de votre sagesse un supplйment а nos vains efforts, et des effets dignes de vous.

Le temps qu'elle choisit pour me confier sa peine m'a fait soupзonner une autre raison dont elle n'a eu garde de me parler. Son mari nous quittait; nous restions seuls: nos coeurs s'йtaient aimйs; ils s'en souvenaient encore; s'ils s'йtaient un instant oubliйs, tout nous livrait а l'opprobre. Je voyais clairement qu'elle avait craint ce tкte-а-tкte et tвchй de s'en garantir, et la scиne de Meillerie m'a trop appris que celui des deux qui se dйfiait le moins de lui-mкme devait seul s'en dйfier.

Dans l'injuste crainte que lui inspirait sa timiditй naturelle, elle n'imagina point de prйcaution plus sыre que de se donner incessamment un tйmoin qu'il fallыt respecter, d'appeler en tiers le juge intиgre et redoutable qui voit les actions secrиtes et sait lire au fond des coeurs. Elle s'environnait de la majestй suprкme; je voyais Dieu sans cesse entre elle et moi. Quel coupable dйsir eыt pu franchir une telle sauvegarde? Mon coeur s'йpurait au feu de son zиle, et je partageais sa vertu.

Ces graves entretiens remplirent presque tous nos tкte-а-tкte durant l'absence de son mari; et depuis son retour nous les reprenons frйquemment en sa prйsence. Il s'y prкte comme s'il йtait question d'un autre; et, sans mйpriser nos soins, il nous donne souvent de bons conseils sur la maniиre dont nous devons raisonner avec lui. C'est cela mкme qui me fait dйsespйrer du succиs; car, s'il avait moins de bonne foi, l'on pourrait attaquer le vice de l'вme qui nourrirait son incrйdulitй; mais, s'il n'est question que de convaincre, oщ chercherons-nous des lumiиres qu'il n'ait point eues et des raisons qui lui aient йchappй? Quand j'ai voulu disputer avec lui, j'ai vu que tout ce que je pouvais employer d'arguments avait йtй dйjа vainement йpuisй par Julie, et que ma sйcheresse йtait bien loin de cette йloquence du coeur et de cette douce persuasion qui coule de sa bouche. Milord, nous ne ramиnerons jamais cet homme; il est trop froid et n'est point mйchant: il ne s'agit pas de le toucher; la preuve intйrieure ou de sentiment lui manque, et celle-lа seule peut rendre invincibles toutes les autres.

Quelque soin que prenne sa femme de lui dйguiser sa tristesse, il la sent et la partage: ce n'est pas un oeil aussi clairvoyant qu'on abuse. Ce chagrin dйvorй ne lui en est que plus sensible. Il m'a dit avoir йtй tentй plusieurs fois de cйder en apparence, et de feindre, pour la tranquilliser, des sentiments qu'il n'avait pas; mais une telle bassesse d'вme est trop loin de lui. Sans en imposer а Julie, cette dissimulation n'eыt йtй qu'un nouveau tourment pour elle. La bonne foi, la franchise, l'union des coeurs qui console de tant de maux, se fыt йclipsйe entre eux. Etait-ce en se faisant moins estimer de sa femme qu'il pouvait la rassurer sur ses craintes? Au lieu d'user de dйguisement avec elle, il lui dit sincиrement ce qu'il pense; mais il le dit d'un ton si simple, avec si peu de mйpris des opinions vulgaires, si peu de cette ironique fiertй des esprits forts, que ces tristes aveux donnent bien plus d'affliction que de colиre а Julie, et que, ne pouvant transmettre а son mari ses sentiments et ses espйrances, elle en cherche avec plus de soin а rassembler autour de lui ces douceurs passagиres auxquelles il borne sa fйlicitй. "Ah! dit-elle avec douleur, si l'infortunй fait son paradis en ce monde, rendons-le-lui au moins aussi doux qu'il est possible."

Le voile de tristesse dont cette opposition de sentiments couvre leur union prouve mieux que toute autre chose l'invincible ascendant de Julie, par les consolations dont cette tristesse est mкlйe, et qu'elle seule au monde йtait peut-кtre capable d'y joindre. Tous leurs dйmкlйs, toutes leurs disputes sur ce point important, loin de se tourner en aigreur, en mйpris, en querelles, finissent toujours par quelque scиne attendrissante, qui ne fait que les rendre plus chers l'un а l'autre.

Hier, l'entretien s'йtant fixй sur ce texte, qui revient souvent quand nous ne sommes que trois, nous tombвmes sur l'origine du mal; et je m'efforзais de montrer que non seulement il n'y avait point de mal absolu et gйnйral dans le systиme des кtres, mais que mкme les maux particuliers йtaient beaucoup moindres qu'ils ne le semblent au premier coup d'oeil, et qu'а tout prendre ils йtaient surpassйs de beaucoup par les biens particuliers et individuels. Je citais а M. de Wolmar son propre exemple; et pйnйtrй du bonheur de sa situation, je la peignais avec des traits si vrais qu'il en parut йmu lui-mкme. "Voilа, dit-il en m'interrompant, les sйductions de Julie. Elle met toujours le sentiment а la place des raisons, et le rend si touchant qu'il faut toujours l'embrasser pour toute rйponse: ne serait-ce point de son maоtre de philosophie, ajouta-t-il en riant, qu'elle aurait appris cette maniиre d'argumenter?"

Deux mois plus tфt la plaisanterie m'eыt dйconcertй cruellement; mais le temps de l'embarras est passй: je n'en fis que rire а mon tour; et quoique Julie eыt un peu rougi, elle ne parut pas plus embarrassй que moi. Nous continuвmes. Sans disputer sur la quantitй du mal, Wolmar se contentait de l'aveu qu'il fallut bien faire, que, peu ou beaucoup, enfin le mal existe; et de cette seule existence il dйduisait dйfaut de puissance, d'intelligence ou de bontй, dans la premiиre cause. Moi, de mon cфtй, je tвchais de montrer l'origine du mal physique dans la nature de la matiиre, et du mal moral dans la libertй de l'homme. Je lui soutenais que Dieu pouvait tout faire, hors de crйer d'autres substances aussi parfaites que la sienne et qui ne laissassent aucune prise au mal. Nous йtions dans la chaleur de la dispute quand je m'aperзus que Julie avait disparu. "Devinez oщ elle est, me dit son mari voyant que je la cherchais des yeux. - Mais, dis-je, elle est allйe donner quelque ordre dans le mйnage. - Non, dit-il, elle n'aurait point pris pour d'autres affaires le temps de celle-ci; tout se fait sans qu'elle me quitte, et je ne la vois jamais rien faire. - Elle est donc dans la chambre des enfants? - Tout aussi peu: ses enfants ne lui sont pas plus chers que mon salut. - Eh bien! repris-je, ce qu'elle fait, je n'en sais rien, mais je suis trиs sыr qu'elle ne s'occupe qu'а des soins utiles. - Encore moins, dit-il froidement; venez, venez, vous verrez si j'ai bien devinй."

Il se mit а marcher doucement; je le suivis sur la pointe du pied. Nous arrivвmes а la porte du cabinet: elle йtait fermйe; il l'ouvrit brusquement. Milord, quel spectacle! Je vis Julie а genoux, les mains jointes, et tout en larmes. Elle se lиve avec prйcipitation, s'essuyant les yeux, se cachant le visage, et cherchant а s'йchapper. On ne vit jamais une honte pareille. Son mari ne lui laissa pas le temps de fuir. Il courut а elle dans une espиce de transport. "Chиre йpouse, lui dit-il en l'embrassant, l'ardeur mкme de tes voeux trahit ta cause. Que leur manque-t-il pour кtre efficaces? Va, s'ils йtaient entendus, ils seraient bientфt exaucйs. - Ils le seront, lui dit-elle d'un ton ferme et persuadй; j'en ignore l'heure et l'occasion. Puissй-je l'acheter aux dйpens de ma vie! mon dernier jour serait le mieux employй."

Venez, milord, quittez vos malheureux combats, venez remplir un devoir plus noble. Le sage prйfиre-t-il l'honneur de tuer des hommes aux soins qui peuvent en sauver un?

 

Lettre VI а milord Edouard

Quoi! mкme aprиs la sйparation de l'armйe, encore un voyage а Paris! Oubliez-vous donc tout а fait Clarens et celle qui l'habite. Nous кtes-vous moins cher qu'а milord Hyde? Etes-vous plus nйcessaire а cet ami qu'а ceux qui vous attendent ici? Vous nous forcez а faire des voeux opposйs aux vфtres, et vous me faites souhaiter d'avoir du crйdit а la cour de France pour vous empкcher d'obtenir les passeports que vous en attendez. Contentez-vous toutefois; allez voir votre digne compatriote. Malgrй lui, malgrй vous, nous serons vengйs de cette prйfйrence; et, quelque plaisir que vous goыtiez а vivre avec lui, je sais que, quand vous serez avec nous, vous regretterez le temps que vous ne nous aurez pas donnй.

En recevant votre lettre, j'avais d'abord soupзonnй qu'une commission secrиte... Quel plus digne mйdiateur de paix!... Mais les rois donnent-ils leur confiance а des hommes vertueux? Osent-ils йcouter la vйritй? Savent-ils mкme honorer le vrai mйrite?... Non, non, cher Edouard, vous n'кtes pas fait pour le ministиre; et je pense trop bien de vous pour croire que si vous n'йtiez pas nй pair d'Angleterre, vous le fussiez jamais devenu.

Viens, ami; tu seras mieux а Clarens qu'а la cour. Oh! quel hiver nous allons passer tous ensemble, si l'espoir de notre rйunion ne m'abuse pas! Chaque jour la prйpare, en ramenant ici quelqu'une de ces вmes privilйgiйes qui sont si chиres l'une а l'autre, qui sont si dignes de s'aimer, et qui semblent n'attendre que vous pour se passer du reste de l'univers. En apprenant quel heureux hasard a fait passer ici la partie adverse du baron d'Etange vous avez prйvu tout ce qui devait arriver de cette rencontre, et ce qui est arrivй rйellement. Ce vieux plaideur, quoique inflexible et entier presque autant que son adversaire, n'a pu rйsister а l'ascendant qui nous a tous subjuguйs. Aprиs avoir vu Julie, aprиs l'avoir entendue, aprиs avoir conversй avec elle, il a eu honte de plaider contre son pиre. Il est parti pour Berne si bien disposй, et l'accommodement est actuellement en si bon train, que sur la derniиre lettre du baron nous l'attendons de retour dans peu de jours.

Voilа ce que vous aurez dйjа su par M. de Wolmar; mais ce que probablement vous ne savez point encore, c'est que Mme d'Orbe, ayant enfin terminй ses affaires, est ici depuis jeudi, et n'aura plus d'autre demeure que celle de son amie. Comme j'йtais prйvenu du jour de son arrivйe, j'allai au-devant d'elle а l'insu de Mme de Wolmar qu'elle voulait surprendre, et l'ayant rencontrйe au deза de Lutri, je revins sur mes pas avec elle.

Je la trouvai plus vive et plus charmante que jamais, mais inйgale, distraite, n'йcoutant point, rйpondant encore moins, parlant sans suite et par saillies, enfin livrйe а cette inquiйtude dont on ne peut se dйfendre sur le point d'obtenir ce qu'on a fortement dйsirй. On eыt dit а chaque instant qu'elle tremblait de retourner en arriиre. Ce dйpart, quoique longtemps diffйrй, s'йtait fait si а la hвte que la tкte en tournait а la maоtresse et aux domestiques. Il rйgnait un dйsordre risible dans le menu bagage qu'on amenait. A mesure que la femme de chambre craignait d'avoir oubliй quelque chose, Claire assurait toujours l'avoir fait mettre dans le coffre du carrosse; et le plaisant, quand on y regarda, fut qu'il ne s'y trouva rien du tout.

Comme elle ne voulait pas que Julie entendоt sa voiture, elle descendit dans l'avenue, traversa la cour en courant comme une folle, et monta si prйcipitamment qu'il fallut respirer aprиs la premiиre rampe avant d'achever de monter. M. de Wolmar vint au-devant d'elle: elle ne put lui dire un seul mot.

En ouvrant la porte de la chambre, je vis Julie assise vers la fenкtre et tenant sur ses genoux la petite Henriette, comme elle faisait souvent. Claire avait mйditй un beau discours а sa maniиre, mкlй de sentiment et de gaietй; mais, en mettant le pied sur le seuil de la porte, le discours, la gaietй, tout fut oubliй; elle vole а son amie en s'йcriant avec un emportement impossible а peindre: "Cousine, toujours, pour toujours, jusqu'а la mort!" Henriette, apercevant sa mиre, saute et court au-devant d'elle, en criant aussi, Maman! Maman! de toute sa force, et la rencontre si rudement que la pauvre petite tomba du coup. Cette subite apparition, cette chute, la joie, le trouble, saisirent Julie а tel point, que, s'йtant levйe en йtendant les bras avec un cri trиs aigu, elle se laissa retomber et se trouva mal. Claire, voulant relever sa fille, voit pвlir son amie: elle hйsite, elle ne sait а laquelle courir. Enfin, me voyant relever Henriette, elle s'йlance pour secourir Julie dйfaillante, et tombe sur elle dans le mкme йtat.

Henriette, les apercevant toutes deux sans mouvement, se mit а pleurer et pousser des cris qui firent accourir la Fanchon: l'une court а sa mиre, l'autre а sa maоtresse. Pour moi, saisi, transportй, hors de sens, j'errais а grands pas par la chambre sans savoir ce que je faisais, avec des exclamations interrompues, et dans un mouvement convulsif dont je n'йtais pas le maоtre. Wolmar lui-mкme, le froid Wolmar se sentit йmu. O sentiment! sentiment! douce vie de l'вme! quel est le coeur de fer que tu n'as jamais touchй? Quel est l'infortunй mortel а qui tu n'arrachas jamais de larmes? Au lieu de courir а Julie, cet heureux йpoux se jeta sur un fauteuil pour contempler avidement ce ravissant spectacle. "Ne craignez rien, dit-il en voyant notre empressement; ces scиnes de plaisir et de joie n'йpuisent un instant la nature que pour la ranimer d'une vigueur nouvelle; elles ne sont jamais dangereuses. Laissez-moi jouir du bonheur que je goыte et que vous partagez. Que doit-il кtre pour vous! Je n'en connus jamais de semblable, et je suis le moins heureux des six."

Milord, sur ce premier moment, vous pouvez juger du reste. Cette rйunion excita dans toute la maison un retentissement d'allйgresse, et une fermentation qui n'est pas encore calmйe. Julie; hors d'elle-mкme, йtait dans une agitation oщ je ne l'avais jamais vue; il fut impossible de songer а rien de toute la journйe qu'а se voir et s'embrasser sans cesse avec de nouveaux transports. On ne s'avisa pas mкme du salon d'Apollon; le plaisir йtait partout, on n'avait pas besoin d'y songer. A peine le lendemain eut-on assez de sang-froid pour prйparer une fкte. Sans Wolmar tout serait allй de travers. Chacun se para de son mieux. Il n'y eut de travail permis que ce qu'il en fallait pour les amusements. La fкte fut cйlйbrйe, non pas avec pompe, mais avec dйlire; il y rйgnait une confusion qui la rendait touchante, et le dйsordre en faisait le plus bel ornement.

La matinйe se passa а mettre Mme d'Orbe en possession de son emploi d'intendante ou de maоtresse d'hфtel; et elle se hвtait d'en faire les fonctions avec un empressement d'enfant qui nous fit rire. En entrant pour dоner dans le beau salon, les deux cousines virent de tous cфtйs leurs chiffres unis et formйs avec des fleurs. Julie devina dans l'instant d'oщ venait ce soin: elle m'embrassa dans un saisissement de joie. Claire, contre son ancienne coutume, hйsita d'en faire autant. Wolmar lui en fit la guerre; elle prit en rougissant le parti d'imiter sa cousine. Cette rougeur que je remarquai trop me fit un effet que je ne saurais dire, mais je ne me sentis pas dans ses bras sans йmotion.

L'aprиs-midi il y eut une belle collation dans le gynйcйe, oщ pour le coup le maоtre et moi fыmes admis. Les hommes tirиrent au blanc une mise donnйe par Mme d'Orbe. Le nouveau venu l'emporta, quoique moins exercй que les autres. Claire ne fut pas la dupe de son adresse; Hanz lui-mкme ne s'y trompa pas, et refusa d'accepter le prix; mais tous ses camarades l'y forcиrent, et vous pouvez juger que cette honnкtetй de leur part ne fut pas perdue.

Le soir, toute la maison, augmentйe de trois personnes, se rassembla pour danser. Claire semblait parйe par la main des Grвces; elle n'avait jamais йtй si brillante que ce jour-lа. Elle dansait, elle causait, elle riait, elle donnait ses ordres; elle suffisait а tout. Elle avait jurй de m'excйder de fatigue; et aprиs cinq ou six contredanses trиs vives tout d'une haleine, elle n'oublia pas le reproche ordinaire que je dansais comme un philosophe. Je lui dis, moi, qu'elle dansait comme un lutin, qu'elle ne faisait pas moins de ravage, et que j'avais peur qu'elle ne me laissвt reposer ni jour ni nuit. "Au contraire, dit-elle, voici de quoi vous faire dormir tout d'une piиce"; et а l'instant elle me reprit pour danser.

Elle йtait infatigable; mais il n'en йtait pas ainsi de Julie; elle avait peine а se tenir, les genoux lui tremblaient en dansant; elle йtait trop touchйe pour pouvoir кtre gaie. Souvent on voyait des larmes de joie couler de ses yeux; elle contemplait sa cousine avec une sorte de ravissement; elle aimait а se croire l'йtrangиre а qui l'on donnait la fкte, et а regarder Claire comme la maоtresse de la maison qui l'ordonnait. Aprиs le souper je tirai des fusйes que j'avais apportйes de la Chine, et qui firent beaucoup d'effet. Nous veillвmes fort avant dans la nuit. Il fallut enfin se quitter, Mme d'Orbe йtait lasse ou devait l'кtre, et Julie voulut qu'on se couchвt de bonne heure.

Insensiblement le calme renaоt, et l'ordre avec lui. Claire, toute folвtre qu'elle est, sait prendre, quand il lui plaоt, un ton d'autoritй qui en impose. Elle a d'ailleurs du sens, un discernement exquis, la pйnйtration de Wolmar, la bontй de Julie, et, quoique extrкmement libйrale, elle ne laisse pas d'avoir aussi beaucoup de prudence; en sorte que, restйe veuve si jeune, et chargйe de la garde-noble de sa fille, les biens de l'une et de l'autre n'ont fait que prospйrer dans ses mains: ainsi l'on n'a pas lieu de craindre que, sous ses ordres, la maison soit moins bien gouvernйe qu'auparavant. Cela donne а Julie le plaisir de se livrer tout entiиre а l'occupation qui est le plus de son goыt, savoir, l'йducation des enfants; et je ne doute pas qu'Henriette ne profite extrкmement de tous les soins dont une de ses mиres aura soulagй l'autre. Je dis ses mиres; car, а voir la maniиre dont elles vivent avec elle, il est difficile de distinguer la vйritable; et des йtrangers qui nous sont venus aujourd'hui sont ou paraissent lа-dessus encore en doute. En effet, toutes deux l'appellent Henriette, ou ma fille, indiffйremment. Elle appelle maman l'une, et l'autre petite maman; la mкme tendresse rиgne de part et d'autre; elle obйit йgalement а toutes deux. S'ils demandent aux dames а laquelle elle appartient, chacune rйpond: "A moi." S'ils interrogent Henriette, il se trouve qu'elle a deux mиres. On serait embarrassй а moins. Les plus clairvoyants se dйcident pourtant а la fin pour Julie. Henriette, dont le pиre йtait blond, est blonde comme elle, et lui ressemble beaucoup. Une certaine tendresse de mиre se peint encore mieux dans ses yeux si doux que dans les regards plus enjouйs de Claire. La petite prend auprиs de Julie un air plus respectueux, plus attentif sur elle-mкme. Machinalement elle se met plus souvent а ses cфtйs, parce que Julie a plus souvent quelque chose а lui dire. Il faut avouer que toutes les apparences sont en faveur de la petite maman; et je me suis aperзu que cette erreur est si agrйable aux deux cousines, qu'elle pourrait bien кtre quelquefois volontaire, et devenir un moyen de leur faire sa cour.

Milord, dans quinze jours il ne manquera plus ici que vous. Quand vous y serez, il faudra mal penser de tout homme dont le coeur cherchera sur le reste de la terre des vertus, des plaisirs, qu'il n'aura pas trouvйs dans cette maison.

 

Lettre VII а milord Edouard

Il y a trois jours que j'essaye chaque soir de vous йcrire. Mais, aprиs une journйe laborieuse, le sommeil me gagne en rentrant: le matin, dиs le point du jour, il faut retourner а l'ouvrage. Une ivresse plus douce que celle du vin me jette au fond de l'вme un trouble dйlicieux, et je ne puis dйrober un moment а des plaisirs devenus tout nouveaux pour moi.

Je ne conзois pas quel sйjour pourrait me dйplaire avec la sociйtй que je trouve dans celui-ci. Mais savez-vous en quoi Clarens me plaоt pour lui-mкme? C'est que je m'y sens vraiment а la campagne, et que c'est presque la premiиre fois que j'en ai pu dire autant. Les gens de ville ne savent point aimer la campagne; ils ne savent pas mкme y кtre: а peine, quand ils y sont, savent-ils ce qu'on y fait. Ils en dйdaignent les travaux, les plaisirs; ils les ignorent: ils sont chez eux comme en pays йtranger; je ne m'йtonne pas qu'ils s'y dйplaisent. Il faut кtre villageois au village, ou n'y point aller; car qu'y va-t-on faire? Les habitants de Paris qui croient aller а la campagne n'y vont point: ils portent Paris avec eux. Les chanteurs, les beaux esprits, les auteurs, les parasites, sont le cortиge qui les suit. Le jeu, la musique, la comйdie y sont leur seule occupation. Leur table est couverte comme а Paris; ils y mangent aux mкmes heures; on leur y sert les mкmes mets avec le mкme appareil; ils n'y font que les mкmes choses: autant valait y rester; car, quelque riche qu'on puisse кtre, et quelque soin qu'on ait pris, on sent toujours quelque privation, et l'on ne saurait apporter avec soi Paris tout entier. Ainsi cette variйtй qui leur est si chиre, ils la fuient; ils ne connaissent jamais qu'une maniиre de vivre, et s'en ennuient toujours.

Le travail de la campagne est agrйable а considйrer, et n'a rien d'assez pйnible en lui-mкme pour йmouvoir а compassion. L'objet de l'utilitй publique et privйe le rend intйressant; et puis, c'est la premiиre vocation de l'homme: il rappelle а l'esprit une idйe agrйable, et au coeur tous les charmes de l'вge d'or. L'imagination ne reste point froide а l'aspect du labourage et des moissons. La simplicitй de la vie pastorale et champкtre a toujours quelque chose qui touche. Qu'on regarde les prйs couverts de gens qui fanent et chantent, et des troupeaux йpars dans l'йloignement: insensiblement on se sent attendrir sans savoir pourquoi. Ainsi quelquefois encore la voix de la nature amollit nos coeurs farouches; et, quoiqu'on l'entende avec un regret inutile, elle est si douce qu'on ne l'entend jamais sans plaisir.

J'avoue que la misиre qui couvre les champs en certains pays oщ le publicain dйvore les fruits de la terre, l'вpre aviditй d'un fermier avare, l'inflexible rigueur d'un maоtre inhumain, фtent beaucoup d'attrait а ces tableaux. Des chevaux йtiques prиs d'expirer sous les coups, de malheureux paysans extйnuйs de jeыnes, excйdйs de fatigue, et couverts de haillons, des hameaux de masures, offrent un triste spectacle а la vue: on a presque regret d'кtre homme quand on songe aux malheureux dont il faut manger le sang. Mais quel charme de voir de bons et sages rйgisseurs faire de la culture de leurs terres l'instrument de leurs bienfaits, leurs amusements, leurs plaisirs; verser а pleines mains les dons de la Providence; engraisser tout ce qui les entoure, hommes et bestiaux, des biens dont regorgent leurs granges, leurs caves, leurs greniers; accumuler l'abondance et la joie autour d'eux, et faire du travail qui les enrichit une fкte continuelle! Comment se dйrober а la douce illusion que ces objets font naоtre? On oublie son siиcle et ses contemporains; on se transporte au temps des patriarches; on veut mettre soi-mкme la main а l'oeuvre, partager les travaux rustiques et le bonheur qu'on y voit attachй. O temps de l'amour et de l'innocence, oщ les femmes йtaient tendres et modestes, oщ les hommes йtaient simples et vivaient contents! O Rachel! fille charmante et si constamment aimйe, heureux celui qui, pour t'obtenir, ne regretta pas quatorze ans d'esclavage! O douce йlиve de Noйmi! heureux le bon vieillard dont tu rйchauffais les pieds et le coeur! Non, jamais la beautй ne rиgne avec plus d'empire qu'au milieu des soins champкtres. C'est lа que les grвces sont sur leur trфne, que la simplicitй les pare, que la gaietй les anime, et qu'il faut les adorer malgrй soi. Pardon, milord, je reviens а nous.

Depuis un mois les chaleurs de l'automne apprкtaient d'heureuses vendanges; les premiиres gelйes en ont amenй l'ouverture; le pampre grillй, laissant la grappe а dйcouvert, йtale aux yeux les dons du pиre Lyйe, et semble inviter les mortels а s'en emparer. Toutes les vignes chargйes de ce fruit bienfaisant que le ciel offre aux infortunйs pour leur faire oublier leur misиre; le bruit des tonneaux, des cuves, les lйgrefass qu'on relie de toutes parts; le chant des vendangeuses dont ces coteaux retentissent; la marche continuelle de ceux qui portent la vendange au pressoir; le rauque son des instruments rustiques qui les anime au travail; l'aimable et touchant tableau d'une allйgresse gйnйrale qui semble en ce moment йtendu sur la face de la terre; enfin le voile de brouillard que le soleil йlиve au matin comme une toile de thйвtre pour dйcouvrir а l'oeil un si charmant spectacle: tout conspire а lui donner un air de fкte; et cette fкte n'en devient que plus belle а la rйflexion, quand on songe qu'elle est la seule oщ les hommes aient su joindre l'agrйable а l'utile.

M. de Wolmar, dont ici le meilleur terrain consiste en vignobles, a fait d'avance tous les prйparatifs nйcessaires. Les cuves, le pressoir, le cellier, les futailles, n'attendaient que la douce liqueur pour laquelle ils sont destinйs. Mme de Wolmar s'est chargйe de la rйcolte; le choix des ouvriers, l'ordre et la distribution du travail la regardent. Mme d'Orbe prйside aux festins de vendange et au salaire des ouvriers selon la police йtablie, dont les lois ne s'enfreignent jamais ici. Mon inspection а moi est de faire observer au pressoir les directions de Julie, dont la tкte ne supporte pas la vapeur des cuves; et Claire n'a pas manquй d'applaudir а cet emploi, comme йtant tout а fait du ressort d'un buveur.

Les tвches ainsi partagйes, le mйtier commun pour remplir les vides est celui de vendangeur. Tout le monde est sur pied de grand matin: on se rassemble pour aller а la vigne. Mme d'Orbe, qui n'est jamais assez occupйe au grй de son activitй, se charge, pour surcroоt, de faire avertir et tancer les paresseux, et je puis me vanter qu'elle s'acquitte envers moi de ce soin avec une maligne vigilance. Quant au vieux baron, tandis que nous travaillons tous, il se promиne avec un fusil, et vient de temps en temps m'фter aux vendangeuses pour aller avec lui tirer des grives, а quoi l'on ne manque pas de dire que je l'ai secrиtement engagй; si bien que j'en perds peu а peu le nom de philosophe pour gagner celui de fainйant, qui dans le fond n'en diffиre pas de beaucoup.

Vous voyez, par ce que je viens de vous marquer du baron, que notre rйconciliation est sincиre, et que Wolmar a lieu d'кtre content de sa seconde йpreuve. Moi, de la haine pour le pиre de mon amie! Non, quand j'aurais йtй son fils, je ne l'aurais pas plus parfaitement honorй. En vйritй, je ne connais point d'homme plus droit, plus franc, plus gйnйreux, plus respectable а tous йgards que ce bon gentilhomme. Mais la bizarrerie de ses prйjugйs est йtrange. Depuis qu'il est sыr que je ne saurais lui appartenir, il n'y a sorte d'honneur qu'il ne me fasse; et pourvu que je ne sois pas son gendre, il se mettrait volontiers au-dessous de moi. La seule chose que je ne puis lui pardonner, c'est quand nous sommes seuls de railler quelquefois le prйtendu philosophe sur ses anciennes leзons. Ces plaisanteries me sont amиres, et je les reзois toujours fort mal; mais il rit de ma colиre et dit: "Allons tirer des grives, c'est assez pousser d'arguments." Puis il crie en passant: "Claire, Claire, un bon souper а ton maоtre, car je vais lui faire gagner de l'appйtit." En effet, а son вge il court les vignes avec son fusil tout aussi vigoureusement que moi, et tire incomparablement mieux. Ce qui me venge un peu de ses railleries, c'est que devant sa fille il n'ose plus souffler; et la petite йcoliиre n'en impose guиre moins а son pиre mкme qu'а son prйcepteur. Je reviens а nos vendanges.

Depuis huit jours que cet agrйable travail nous occupe, on est а peine а la moitiй de l'ouvrage. Outre les vins destinйs pour la vente et pour les provisions ordinaires, lesquels n'ont d'autre faзon que d'кtre recueillis avec soin, la bienfaisante fйe en prйpare d'autres plus fins pour nos buveurs; et j'aide aux opйrations magiques dont je vous ai parlй, pour tirer d'un mкme vignoble des vins de tous les pays. Pour l'un, elle fait tordre la grappe quand elle est mыre et laisse flйtrir au soleil sur la souche; pour l'autre, elle fait йgrapper le raisin et trier les grains avant de les jeter dans la cuve; pour un autre, elle fait cueillir avant le lever du soleil du raisin rouge, et le porter doucement sur le pressoir couvert encore de sa fleur et de sa rosйe pour en exprimer du vin blanc. Elle prйpare un vin de liqueur en mкlant dans les tonneaux du moыt rйduit en sirop sur le feu, un vin sec, en l'empкchant de cuver, un vin d'absinthe pour l'estomac, un vin muscat avec des simples. Tous ces vins diffйrents ont leur apprкt particulier; toutes ces prйparations sont saines et naturelles; c'est ainsi qu'une йconome industrie supplйe а la diversitй des terrains, et rassemble vingt climats en un seul.

Vous ne sauriez concevoir avec quel zиle, avec quelle gaietй tout cela se fait. On chante, on rit toute la journйe, et le travail n'en va que mieux. Tout vit dans la plus grande familiaritй; tout le monde est йgal, et personne ne s'oublie. Les dames sont sans airs, les paysannes sont dйcentes, les hommes badins et non grossiers. C'est а qui trouvera les meilleures chansons, а qui fera les meilleurs contes, а qui dira les meilleurs traits. L'union mкme engendre les folвtres querelles; et l'on ne s'agace mutuellement que pour montrer combien on est sыr les uns des autres. On ne revient point ensuite faire chez soi les messieurs; on passe aux vignes toute la journйe: Julie y a fait une loge oщ l'on va se chauffer quand on a froid, et dans laquelle on se rйfugie en cas de pluie. On dоne avec les paysans et а leur heure, aussi bien qu'on travaille avec eux. On mange avec appйtit leur soupe un peu grossiиre, mais bonne, saine, et chargйe d'excellents lйgumes. On ne ricane point orgueilleusement de leur air gauche et de leurs compliments rustauds; pour les mettre а leur aise, on s'y prкte sans affectation. Ces complaisances ne leur йchappent pas, ils y sont sensibles; et voyant qu'on veut bien sortir pour eux de sa place, ils s'en tiennent d'autant plus volontiers dans la leur. A dоner, on amиne les enfants et ils passent le reste de la journйe а la vigne. Avec quelle joie ces bons villageois les voient arriver! O bienheureux enfants! disent-ils en les pressant dans leurs bras robustes, que le bon Dieu prolonge vos jours aux dйpens des nфtres! Ressemblez а vos pиre et mиres, et soyez comme eux la bйnйdiction du pays! Souvent en songeant que la plupart de ces hommes ont portй les armes, et savent manier l'йpйe et le mousquet aussi bien que la serpette et la houe, en voyant Julie au milieu d'eux si charmante et si respectйe recevoir, elle et ses enfants, leurs touchantes acclamations, je me rappelle l'illustre et vertueuse Agrippine montrant son fils aux troupes de Germanicus. Julie! femme incomparable! vous exercez dans la simplicitй de la vie privйe le despotique empire de la sagesse et des bienfaits: vous кtes pour tout le pays un dйpфt cher et sacrй que chacun voudrait dйfendre et conserver au prix de son sang; et vous vivez plus sыrement, plus honorablement au milieu d'un peuple entier qui vous aime, que les rois entourйs de tous leurs soldats.

Le soir, on revient gaiement tous ensemble. On nourrit et loge les ouvriers tout le temps de la vendange; et mкme le dimanche, aprиs le prкche du soir, on se rassemble avec eux et l'on danse jusqu'au souper. Les autres jours on ne se sйpare point non plus en rentrant au logis, hors le baron qui ne soupe jamais et se couche de fort bonne heure, et Julie qui monte avec ses enfants chez lui jusqu'а ce qu'il s'aille coucher. A cela prиs, depuis le moment qu'on prend le mйtier de vendangeur jusqu'а celui qu'on le quitte, on ne mкle plus la vie citadine а la vie rustique. Ces saturnales sont bien plus agrйables et plus sages que celles des Romains. Le renversement qu'ils affectaient йtait trop vain pour instruire le maоtre ni l'esclave; mais la douce йgalitй qui rиgne ici rйtablit l'ordre de la nature, forme une instruction pour les uns, une consolation pour les autres, et un lien d'amitiй pour tous.

Le lieu d'assemblйe est une salle а l'antique avec une grande cheminйe oщ l'on fait bon feu. La piиce est йclairйe de trois lampes, auxquelles M. de Wolmar a seulement fait ajouter des capuchons de fer-blanc pour intercepter la fumйe et rйflйchir la lumiиre. Pour prйvenir l'envie et les regrets, on tвche de ne rien йtaler aux yeux de ces bonnes gens qu'ils ne puissent retrouver chez eux, de ne leur montrer d'autre opulence que le choix du bon dans les choses communes, et un peu plus de largesse dans la distribution. Le souper est servi sur deux longues tables. Le luxe et l'appareil des festins n'y sont pas, mais l'abondance et la joie y sont. Tout le monde se met а table, maоtres, journaliers, domestiques; chacun se lиve indiffйremment pour servir, sans exclusion, sans prйfйrence, et le service se fait toujours avec grвce et avec plaisir. On boit а discrйtion; la libertй n'a point d'autres bornes que l'honnкtetй. La prйsence de maоtres si respectйs contient tout le monde, et n'empкche pas qu'on ne soit а son aise et gai. Que s'il arrive а quelqu'un de s'oublier, on ne trouble point la fкte par des rйprimandes; mais il est congйdiй sans rйmission dиs le lendemain.

Je me prйvaux aussi des plaisirs du pays et de la saison. Je reprends la libertй de vivre а la valaisane, et de boire assez souvent du vin pur; mais je n'en bois point qui n'ait йtй versй de la main d'une des deux cousines. Elles se chargent de mesurer ma soif а mes forces, et de mйnager ma raison. Qui sait mieux qu'elles comment il la faut gouverner, et l'art de me l'фter et de me la rendre? Si le travail de la journйe, la durйe et la gaietй du repas, donnent plus de force au vin versй de ces mains chйries, je laisse exhaler mes transports sans contrainte; ils n'ont plus rien que je doive taire, rien que gкne la prйsence du sage Wolmar. Je ne crains point que son oeil йclairй lise au fond de mon coeur, et quand un tendre souvenir y veut renaоtre, un regard de Claire lui donne le change, un regard de Julie m'en fait rougir.

Aprиs le souper on veille encore une heure ou deux en teillant du chanvre; chacun dit sa chanson tour а tour. Quelquefois les vendangeuses chantent en choeur toutes ensemble, ou bien alternativement а voix seule et en refrain. La plupart de ces chansons sont de vieilles romances dont les airs ne sont pas piquants; mais ils ont je ne sais quoi d'antique et de doux qui touche а la longue. Les paroles sont simples, naпves, souvent tristes; elles plaisent pourtant. Nous ne pouvons nous empкcher, Claire de sourire, Julie de rougir, moi de soupirer, quand nous retrouvons dans ces chansons des tours et des expressions dont nous nous sommes servis autrefois. Alors, en jetant les yeux sur elles et me rappelant les temps йloignйs, un tressaillement me prend, un poids insupportable me tombe tout а coup sur le coeur, et me laisse une impression funeste qui ne s'efface qu'avec peine. Cependant je trouve а ces veillйes une sorte de charme que je ne puis vous expliquer, et qui m'est pourtant fort sensible. Cette rйunion des diffйrents йtats, la simplicitй de cette occupation, l'idйe de dйlassement, d'accord, de tranquillitй, le sentiment de paix qu'elle porte а l'вme, a quelque chose d'attendrissant qui dispose а trouver ces chansons plus intйressantes. Ce concert des voix de femmes n'est pas non plus sans douceur. Pour moi, je suis convaincu que de toutes les harmonies il n'y en a point d'aussi agrйable que le chant а l'unisson, et que, s'il nous faut des accords, c'est parce que nous avons le goыt dйpravй. En effet, toute l'harmonie ne se trouve-t-elle pas dans un son quelconque? Et qu'y pouvons-nous ajouter, sans altйrer les proportions que la nature a йtablies dans la force relative des sons harmonieux? En doublant les uns et non pas les autres, en ne les renforзant pas en mкme rapport, n'фtons-nous pas а l'instant ces proportions? La nature a tout fait le mieux qu'il йtait possible; mais nous voulons faire mieux encore, et nous gвtons tout.

Il y a une grande йmulation pour ce travail du soir aussi bien que pour celui de la journйe; et la filouterie que j'y voulais employer m'attira hier un petit affront. Comme je ne suis pas des plus adroits а teiller, et que j'ai souvent des distractions, ennuyй d'кtre toujours notй pour avoir fait le moins d'ouvrage, je tirais doucement avec le pied des chenevottes de mes voisins pour grossir mon tas; mais cette impitoyable Mme d'Orbe, s'en йtant aperзue, fit signe а Julie, qui, m'ayant pris sur le fait, me tanзa sйvиrement. "Monsieur le fripon, me dit-elle tout haut, point d'injustice, mкme en plaisantant; c'est ainsi qu'on s'accoutume а devenir mйchant tout de bon, et qui pis est, а plaisanter encore."

Voilа comment se passe la soirйe. Quand l'heure de la retraite approche, Mme de Wolmar dit: "Allons tirer le feu d'artifice." A l'instant chacun prend son paquet de chenevottes, signe honorable de son travail; on les porte en triomphe au milieu de la cour, on les rassemble en tas, on en fait un trophйe; on y met le feu; mais n'a pas cet honneur qui veut; Julie l'adjuge en prйsentant le flambeau а celui ou celle qui a fait ce soir-lа le plus d'ouvrage; fыt-ce elle-mкme, elle se l'attribue sans faзon. L'auguste cйrйmonie est accompagnйe d'acclamations et de battements de mains. Les chenevottes font un feu clair et brillant qui s'йlиve jusqu'aux nues, un vrai feu de joie, autour duquel on saute, on rit. Ensuite on offre а boire а toute l'assemblйe: chacun boit а la santй du vainqueur, et va se coucher content d'une journйe passйe dans le travail, la gaietй, l'innocence, et qu'on ne serait pas fвchй de recommencer le lendemain, le surlendemain, et toute sa vie.

 

Lettre VIII а M. de Wolmar

Jouissez, cher Wolmar, du fruit de vos soins. Recevez les hommages d'un coeur йpurй, qu'avec tant de peine vous avez rendu digne de vous кtre offert. Jamais homme n'entreprit ce que vous avez entrepris; jamais homme ne tenta ce que vous avez exйcutй; jamais вme reconnaissante et sensible ne sentit ce que vous m'avez inspirй. La mienne avait perdu son ressort, sa vigueur, son кtre; vous m'avez tout rendu. J'йtais mort aux vertus ainsi qu'au bonheur; je vous dois cette vie morale а laquelle je me sens renaоtre. O mon bienfaiteur! ф mon pиre! en me donnant а vous tout entier, je ne puis vous offrir, comme а Dieu mкme, que les dons que je tiens de vous.

Faut-il vous avouer ma faiblesse et mes craintes? Jusqu'а prйsent je me suis toujours dйfiй de moi. Il n'y a pas huit jours que j'ai rougi de mon coeur et cru toutes vos bontйs perdues. Ce moment fut cruel et dйcourageant pour la vertu: grвce au ciel, grвce а vous, il est passй pour ne plus revenir. Je ne me crois plus guйri seulement parce que vous me le dites, mais parce que je le sens. Je n'ai plus besoin que vous me rйpondiez de moi; vous m'avez mis en йtat d'en rйpondre moi-mкme. Il m'a fallu sйparer de vous et d'elle pour savoir ce que je pouvais кtre sans votre appui. C'est loin des lieux qu'elle habite que j'apprends а ne plus craindre d'en approcher.

J'йcris а madame d'Orbe, le dйtail de notre voyage. Je ne vous le rйpйterai point ici. Je veux bien que vous connaissiez toutes mes faiblesses, mais je n'ai pas la force de vous les dire. Cher Wolmar, c'est ma derniиre faute: je me sens dйjа si loin que je n'y songe point sans fiertй; mais l'instant en est si prиs encore que je ne puis l'avouer sans peine. Vous qui sыtes pardonner mes йgarements, comment ne pardonneriez-vous pas la honte qu'a produit leur repentir?

Rien ne manque plus а mon bonheur; milord m'a tout dit. Cher ami, je serai donc а vous? J'йlиverai donc vos enfants? L'aоnй des trois йlиvera les deux autres? Avec quelle ardeur je l'ai dйsirй! Combien l'espoir d'кtre trouvй digne d'un si cher emploi redoublait mes soins pour rйpondre aux vфtres! Combien de fois j'osai montrer lа-dessus mon empressement а Julie! Qu'avec plaisir j'interprйtais souvent en ma faveur vos discours et les siens! Mais quoiqu'elle fыt sensible а mon zиle et qu'elle en parыt approuver l'objet, je ne la vis point entrer assez prйcisйment dans mes vues pour oser en parler plus ouvertement. Je sentis qu'il fallait mйriter cet honneur et ne pas le demander. J'attendais de vous et d'elle ce gage de votre confiance et de votre estime. Je n'ai point йtй trompй dans mon espoir: mes amis, croyez-moi, vous ne serez point trompйs dans le vфtre.

Vous savez qu'а la suite de nos conversations sur l'йducation de vos enfants j'avais jetй sur le papier quelques idйes qu'elles m'avaient fournies et que vous approuvвtes. Depuis mon dйpart, il m'est venu de nouvelles rйflexions sur le mкme sujet, et j'ai rйduit le tout en une espиce de systиme que je vous communiquerai quand je l'aurai mieux digйrй, afin que vous l'examiniez а votre tour. Ce n'est qu'aprиs notre arrivйe а Rome, que j'espиre pouvoir le mettre en йtat de vous кtre montrй. Ce systиme commence oщ finit celui de Julie, ou plutфt il n'en est que la suite et le dйveloppement; car tout consiste а ne pas gвter l'homme de la nature en l'appropriant а la sociйtй.

J'ai recouvrй ma raison par vos soins: redevenu libre et sain de coeur, je me sens aimй de tout ce qui m'est cher, l'avenir le plus charmant se prйsente а moi: ma situation devrait кtre dйlicieuse; mais il est dit que je n'aurai jamais l'вme en paix. En approchant du terme de notre voyage, j'y vois l'йpoque du sort de mon illustre ami; c'est moi qui dois pour ainsi dire en dйcider. Saurai-je faire au moins une fois pour lui ce qu'il a fait si souvent pour moi? Saurai-je remplir dignement le plus grand, le plus important devoir de ma vie? Cher Wolmar, j'emporte au fond de mon coeur toutes vos leзons, mais, pour savoir les rendre utiles, que ne puis-je de mкme emporter votre sagesse! Ah! si je puis voir un jour Edouard heureux; si, selon son projet et le vфtre, nous nous rassemblons tous pour ne nous plus sйparer, quel voeu me restera-t-il а faire? Un seul, dont l'accomplissement ne dйpend ni de vous, ni de moi, ni de personne au monde, mais de celui qui doit un prix aux vertus de votre йpouse et compte en secret vos bienfaits.

 

Lettre IX а Madame d'Orbe

Oщ кtes-vous, charmante cousine? Oщ кtes-vous, aimable confidente de ce faible coeur que vous partagez а tant de titres, et que vous avez consolй tant de fois? Venez, qu'il verse aujourd'hui dans le vфtre l'aveu de sa derniиre erreur. N'est-ce pas а vous qu'il appartient toujours de le purifier, et sait-il se reprocher encore les torts qu'il vous a confessйs? Non, je ne suis plus le mкme, et ce changement vous est dы: c'est un nouveau coeur que vous m'avez fait, et qui vous offre ses prйmices; mais je ne me croirai dйlivrй de celui que je quitte qu'aprиs l'avoir dйposй dans vos mains. O vous qui l'avez vu naоtre, recevez ses derniers soupirs.

L'eussiez-vous jamais pensй? le moment de ma vie oщ je fus le plus content de moi-mкme fut celui oщ je me sйparai de vous. Revenu de mes longs йgarements, je fixais а cet instant la tardive йpoque de mon retour а mes devoirs. Je commenзais а payer enfin les immenses dettes de l'amitiй, en m'arrachant d'un sйjour si chйri pour suivre un bienfaiteur, un sage, qui, feignant d'avoir besoin de mes soins, mettait le succиs des siens а l'йpreuve. Plus ce dйpart m'йtait douloureux, plus je m'honorai d'un pareil sacrifice. Aprиs avoir perdu la moitiй de ma vie а nourrir une passion malheureuse, je consacrais l'autre а la justifier, а rendre par mes vertus un plus digne hommage а celle qui reзut si longtemps tous ceux de mon coeur. Je marquais hautement le premier de mes jours oщ je ne faisais rougir de moi ni vous, ni elle, ni rien de tout ce qui m'йtait cher.

Milord Edouard avait craint l'attendrissement des adieux, et nous voulions partir sans кtre aperзus; mais, tandis que tout dormait encore, nous ne pыmes tromper votre vigilante amitiй. En apercevant votre porte entrouverte et votre femme de chambre au guet, en vous voyant venir au-devant de nous, en entrant et trouvant une table а thй prйparйe, le rapport des circonstances me fit songer а d'autres temps; et, comparant ce dйpart а celui dont il me rappelait l'idйe, je me sentis si diffйrent de ce que j'йtais alors, que, me fйlicitant d'avoir Edouard pour tйmoin de ces diffйrences, j'espйrai bien lui faire oublier а Milan l'indigne scиne de Besanзon. Jamais je ne m'йtais senti tant de courage: je me faisais une gloire de vous le montrer; je me parais auprиs de vous de cette fermetй que vous ne m'aviez jamais vue, et je me glorifiais en vous quittant de paraоtre un moment а vos yeux tel que j'allais кtre. Cette idйe ajoutait а mon courage; je me fortifiais de votre estime; et peut-кtre vous eussй-je dit adieu d'un oeil sec, si vos larmes coulant sur ma joue n'eussent forcй les miennes de s'y confondre.

Je partis le coeur plein de tous mes devoirs, pйnйtrй surtout de ceux que votre amitiй m'impose, et bien rйsolu d'employer le reste de ma vie а la mйriter. Edouard, passant en revue toutes mes fautes, me remit devant les yeux un tableau qui n'йtait pas flattй; et je connus par sa juste rigueur а blвmer tant de faiblesses, qu'il craignait peu de les imiter. Cependant il feignait d'avoir cette crainte; il me parlait avec inquiйtude de son voyage de Rome et des indignes attachements qui l'y rappelaient malgrй lui; mais je jugeai facilement qu'il augmentait ses propres dangers pour m'en occuper davantage, et m'йloigner d'autant plus de ceux auxquels j'йtais exposй.

Comme nous approchions de Villeneuve, un laquais qui montait un mauvais cheval se laissa tomber, et se fit une lйgиre contusion а la tкte. Son maоtre le fit saigner, et voulut coucher lа cette nuit. Ayant dоnй de bonne heure, nous prоmes des chevaux pour aller а Bex voir la saline; et milord ayant des raisons particuliиres qui lui rendaient cet examen intйressant, je pris les mesures et le dessin du bвtiment de graduation; nous ne rentrвmes а Villeneuve qu'а la nuit. Aprиs le souper, nous causвmes en buvant du punch, et veillвmes assez tard. Ce fut alors qu'il m'apprit quels soins m'йtaient confiйs et ce qui avait йtй fait pour rendre cet arrangement praticable. Vous pouvez juger de l'effet que fit sur moi cette nouvelle; une telle conversation n'amenait pas le sommeil. Il fallut pourtant enfin se coucher.

En entrant dans la chambre qui m'йtait destinйe, je la reconnus pour la mкme que j'avais occupйe autrefois en allant а Sion. A cet aspect je sentis une impression que j'aurais peine а vous rendre. J'en fus si vivement frappй, que je crus redevenir а l'instant tout ce que j'йtais alors; dix annйes s'effacиrent de ma vie, et tous mes malheurs furent oubliйs. Hйlas! cette erreur fut courte, et le second instant me rendit plus accablant le poids de toutes mes anciennes peines. Quelles tristes rйflexions succйdиrent а ce premier enchantement! Quelles comparaisons douloureuses s'offrirent а mon esprit! Charmes de la premiиre jeunesse, dйlices des premiиres amours, pourquoi vous retracer encore а ce coeur accablй d'ennuis et surchargй de lui-mкme! O temps, temps heureux, tu n'es plus! J'aimais, j'йtais aimй. Je me livrais dans la paix de l'innocence aux transports d'un amour partagй. Je savourais а longs traits le dйlicieux sentiment qui me faisait vivre. La douce vapeur de l'espйrance enivrait mon coeur; une extase, un ravissement, un dйlire, absorbait toutes mes facultйs. Ah! sur les rochers de Meillerie, au milieu de l'hiver et des glaces, d'affreux abоmes devant les yeux, quel кtre au monde jouissait d'un sort comparable au mien?... Et je pleurais! et je me trouvais а plaindre et la tristesse osait approcher de moi!... Que serai-je donc aujourd'hui que j'ai tout possйdй, tout perdu?... J'ai bien mйritй ma misиre, puisque j'ai si peu senti mon bonheur... Je pleurais alors... Tu pleurais... Infortunй, tu ne pleures plus... Tu n'as pas mкme le droit de pleurer... Que n'est-elle pas morte! osai-je m'йcrier dans un transport de rage; oui, je serais moins malheureux; j'oserais me livrer а mes douleurs; j'embrasserais sans remords sa froide tombe; mes regrets seraient dignes d'elle; je dirais: "Elle entend mes cris, elle voit mes pleurs, mes gйmissements la touchent, elle approuve et reзoit mon pur hommage..." J'aurais au moins l'espoir de la rejoindre... Mais elle vit, elle est heureuse... Elle vit, et sa vie est ma mort, et son bonheur est mon supplice; et le ciel, aprиs me l'avoir arrachйe, m'фte jusqu'а la douceur de la regretter!... Elle vit, mais non pas pour moi; elle vit pour mon dйsespoir. Je suis cent fois plus loin d'elle que si elle n'йtait plus.

Je me couchai dans ces tristes idйes. Elles me suivirent durant mon sommeil, et le remplirent d'images funиbres. Les amиres douleurs, les regrets, la mort, se peignirent dans mes songes, et tous les maux que j'avais soufferts reprenaient а mes yeux cent formes nouvelles pour me tourmenter une seconde fois. Un rкve surtout, le plus cruel de tous, s'obstinait а me poursuivre; et de fantфme en fantфme toutes leurs apparitions confuses finissaient toujours par celui-lа.

Je crus voir la digne mиre de votre amie dans son lit expirante, et sa fille а genoux devant elle, fondant en larmes, baisant ses mains et recueillant ses derniers soupirs. Je revis cette scиne que vous m'avez autrefois dйpeinte et qui ne sortira jamais de mon souvenir. "O ma mиre, disait Julie d'un ton а me navrer l'вme, celle qui vous doit le jour vous l'фte! Ah! reprenez votre bienfait! sans vous il n'est pour moi qu'un don funeste. - Mon enfant, rйpondit sa tendre mиre... il faut remplir son sort... Dieu est juste... tu seras mиre а ton tour..." Elle ne put achever. Je voulus lever les yeux sur elle, je ne la vis plus. Je vis Julie а sa place; je la vis, je la reconnus, quoique son visage fыt couvert d'un voile. Je fais un cri, je m'йlance pour йcarter le voile, je ne pus l'atteindre; j'йtendais les bras, je me tourmentais et ne touchais rien. "Ami, calme-toi, me dit-elle d'une voix faible: le voile redoutable me couvre; nulle main ne peut l'йcarter." A ce mot je m'agite et fais un nouvel effort: cet effort me rйveille; je me trouve dans mon lit, accablй de fatigue et trempй de sueur et de larmes.

Bientфt ma frayeur se dissipe, l'йpuisement me rendort; le mкme songe me rend les mкmes agitations; je m'йveille, et me rendors une troisiиme fois. Toujours ce spectacle lugubre, toujours ce mкme appareil de mort, toujours ce voile impйnйtrable йchappe а mes mains, et dйrobe а mes yeux l'objet expirant qu'il couvre.

A ce dernier rйveil ma terreur fut si forte que je ne la pus vaincre йtant йveillй. Je me jette а bas de mon lit sans savoir ce que je faisais. Je me mets а errer par la chambre, effrayй comme un enfant des ombres de la nuit, croyant me voir environnй de fantфmes, et l'oreille encore frappйe de cette voix plaintive dont je n'entendis jamais le son sans йmotion. Le crйpuscule, en commenзant d'йclairer les objets, ne fit que les transformer au grй de mon imagination troublйe. Mon effroi redouble et m'фte le jugement; aprиs avoir trouvй ma porte avec peine, je m'enfuis de ma chambre, j'entre brusquement dans celle d'Edouard: j'ouvre son rideau, et me laisse tomber sur son lit en m'йcriant hors d'haleine: "C'en est fait, je ne la verrai plus!" Il s'йveille en sursaut, il saute а ses armes, se croyant surpris par un voleur. A l'instant il me reconnaоt; je me reconnais moi-mкme, et pour la seconde fois de ma vie je me vois devant lui dans la confusion que vous pouvez concevoir.

Il me fit asseoir, me remettre, et parler. Sitфt qu'il sut de quoi il s'agissait, il voulut tourner la chose en plaisanterie; mais voyant que j'йtais vivement frappй, et que cette impression ne serait pas facile а dйtruire, il changea de ton. "Vous ne mйritez ni mon amitiй ni mon estime, me dit-il assez durement: si j'avais pris pour mon laquais le quart des soins que j'ai pris pour vous, j'en aurais fait un homme; mais vous n'кtes rien. - Ah! lui dis-je, il est trop vrai. Tout ce que j'avais de bon me venait d'elle: je ne la reverrai jamais; je ne suis plus rien." Il sourit, et m'embrassa. "Tranquillisez-vous aujourd'hui, me dit-il, demain vous serez raisonnable; je me charge de l'йvйnement." Aprиs cela, changeant de conversation, il me proposa de partir. J'y consentis. On fit mettre les chevaux; nous nous habillвmes. En entrant dans la chaise, milord dit un mot а l'oreille du postillon, et nous partоmes.

Nous marchions sans rien dire. J'йtais si occupй de mon funeste rкve, que je n'entendais et ne voyais rien; je ne fis pas mкme attention que le lac, qui la veille йtait а ma droite, йtait maintenant а ma gauche. Il n'y eut qu'un bruit de pavй qui me tira de ma lйthargie, et me fit apercevoir avec un йtonnement facile а comprendre que nous rentrions dans Clarens. A trois cents pas de la grille milord fit arrкter; et me tirant а l'йcart: "Vous voyez, me dit-il, mon projet; il n'a pas besoin d'explication. Allez, visionnaire, ajouta-t-il en me serrant la main, allez la revoir. Heureux de ne montrer vos folies qu'а des gens qui vous aiment! Hвtez-vous; je vous attends; mais surtout ne revenez qu'aprиs avoir dйchirй ce fatal voile tissu dans votre cerveau."

Qu'aurais-je dit? Je partis sans rйpondre. Je marchais d'un pas prйcipitй que la rйflexion ralentit en approchant de la maison. Quel personnage allais-je faire? Comment oser me montrer? De quel prйtexte couvrir ce retour imprйvu? Avec quel front irais-je allйguer mes ridicules terreurs, et supporter le regard mйprisant du gйnйreux Wolmar? Plus j'approchais, plus ma frayeur me paraissait puйrile, et mon extravagance me faisait pitiй. Cependant un noir pressentiment m'agitait encore et je ne me sentais point rassurй. J'avanзais toujours, quoique lentement, et j'йtais dйjа prиs de la cour quand j'entendis ouvrir et refermer la porte de l'Elysйe. N'en voyant sortir personne, je fis le tour en dehors et j'allai par le rivage cфtoyer la voliиre autant qu'il me fut possible. Je ne tardai pas de juger qu'on en approchait. Alors, prкtant l'oreille, je vous entendis parler toutes deux; et, sans qu'il me fыt possible de distinguer un seul mot, je trouvai dans le son de votre voix je ne sais quoi de languissant et de tendre qui me donna de l'йmotion, et dans la sienne un accent affectueux et doux а son ordinaire, mais paisible et serein, qui me remit а l'instant et qui fit le vrai rйveil de mon rкve.

Sur-le-champ je me sentis tellement changй que je me moquai de moi-mкme et de mes vaines alarmes. En songeant que je n'avais qu'une haie et quelques buissons а franchir pour voir pleine de vie et de santй celle que j'avais cru ne revoir jamais, j'abjurai pour toujours mes craintes, mon effroi, mes chimиres, et je me dйterminai sans peine а repartir, mкme sans la voir. Claire, je vous le jure, non seulement je ne la vis point, mais je m'en retournai fier de ne l'avoir point vue, de n'avoir pas йtй faible et crйdule jusqu'au bout, et d'avoir au moins rendu cet honneur а l'ami d'Edouard de le mettre au-dessus d'un songe.

Voilа, chиre cousine, ce que j'avais а vous dire, et le dernier aveu qui me restait а vous faire. Le dйtail du reste de notre voyage n'a plus rien d'intйressant; il me suffit de vous protester que depuis lors non seulement milord est content de moi, mais que je le suis encore plus moi-mкme, qui sens mon entiиre guйrison bien mieux qu'il ne la peut voir. De peur de lui laisser une dйfiance inutile, je lui ai cachй que je ne vous avais point vues. Quand il me demanda si le voile йtait levй; je l'affirmai sans balancer, et nous n'en avons plus parlй. Oui, cousine, il est levй pour jamais, ce voile dont ma raison fut longtemps offusquйe. Tous mes transports inquiets sont йteints. Je vois tous mes devoirs, et je les aime. Vous m'кtes toutes deux plus chиres que jamais; mais mon coeur ne distingue plus l'une de l'autre, et ne sйpare point les insйparables.

Nous arrivвmes avant-hier а Milan. Nous en repartons aprиs-demain. Dans huit jours nous comptons кtre а Rome, et j'espиre y trouver de vos nouvelles en arrivant. Qu'il me tarde de voir ces deux йtonnantes personnes qui troublent depuis si longtemps le repos du plus grand des hommes! O Julie! ф Claire! il faudrait votre йgale pour mйriter de le rendre heureux.

 

Lettre X. Rйponse de Madame d'Orbe

Rйponse de Madame d'Orbe

Nous attendions tous de vos nouvelles avec impatience, et je n'ai pas besoin de vous dire combien vos lettres ont fait de plaisir а la petite communautй; mais ce que vous ne devinerez pas de mкme, c'est que de toute la maison je suis peut-кtre celle qu'elles ont le moins rйjouie. Ils ont tous appris que vous aviez heureusement passй les Alpes; moi, j'ai songй que vous йtiez au delа.

A l'йgard du dйtail que vous m'avez fait, nous n'en avons rien dit au baron, et j'en ai passй а tout le monde quelques soliloques fort inutiles. M. de Wolmar a eu l'honnкtetй de ne faire que se moquer de vous; mais Julie n'a pu se rappeler les derniers moments de sa mиre sans de nouveaux regrets et de nouvelles larmes. Elle n'a remarquй de votre rкve que ce qui ranimait ses douleurs.

Quant а moi, je vous dirai, mon cher maоtre, que je ne suis plus surprise de vous voir en continuelle admiration de vous-mкme, toujours achevant quelque folie et toujours commenзant d'кtre sage; car il y a longtemps que vous passez votre vie а vous reprocher le jour de la veille et а vous applaudir pour le lendemain.

Je vous avoue aussi que ce grand effort de courage, qui, si prиs de nous, vous a fait retourner comme vous йtiez venu, ne me paraоt pas aussi merveilleux qu'а vous. Je le trouve plus vain que sensй, et je crois qu'а tout prendre j'aimerais autant moins de force avec un peu plus de raison. Sur cette maniиre de vous en aller, pourrait-on vous demander ce que vous кtes venu faire? Vous avez eu honte de vous montrer, comme si la douceur de voir ses amis n'effaзait pas cent fois le petit chagrin de leur raillerie! N'йtiez-vous pas trop heureux de venir nous offrir votre air effarй pour nous faire rire? Eh bien donc! je ne me suis pas moquйe de vous alors; mais je m'en moque tant plus aujourd'hui, quoique, n'ayant pas le plaisir de vous mettre en colиre, je ne puisse pas rire de si bon coeur.

Malheureusement il y a pis encore: c'est que j'ai gagnй toutes vos terreurs sans me rassurer comme vous. Ce rкve a quelque chose d'effrayant qui m'inquiиte et m'attriste malgrй que j'en aie. En lisant votre lettre je blвmais vos agitations; en la finissant j'ai blвmй votre sйcuritй. L'on ne saurait voir а la fois pourquoi vous йtiez si йmu, et pourquoi vous кtes devenu si tranquille. Par quelle bizarrerie avez-vous gardй les plus tristes pressentiments, jusqu'au moment oщ vous avez pu les dйtruire et ne l'avez pas voulu? Un pas, un geste, un mot, tout йtait fini. Vous vous йtiez alarmй sans raison, vous vous кtes rassurй de mкme; mais vous m'avez transmis la frayeur que vous n'avez plus, et il se trouve qu'ayant eu de la force une seule fois en votre vie, vous l'avez eue а mes dйpens. Depuis votre fatale lettre un serrement de coeur ne m'a pas quittйe; je n'approche point de Julie sans trembler de la perdre; а chaque instant je crois voir sur son visage la pвleur de la mort; et ce matin, la pressant dans mes bras, je me suis sentie en pleurs sans savoir pourquoi. Ce voile! ce voile!... Il a je ne sais quoi de sinistre qui me trouble chaque fois que j'y pense. Non, je ne puis vous pardonner d'avoir pu l'йcarter sans l'avoir fait, et j'ai bien peur de n'avoir plus dйsormais un moment de contentement que je ne vous revoie auprиs d'elle. Convenez aussi qu'aprиs avoir si longtemps parlй de philosophie, vous vous кtes montrй philosophe а la fin bien mal а propos. Ah! rкvez, et voyez vos amis; cela vaut mieux que de les fuir et d'кtre un sage.

Il paraоt, par la lettre de milord а M. de Wolmar, qu'il songe sйrieusement а venir s'йtablir avec nous. Sitфt qu'il aura pris son parti lа-bas et que son coeur sera dйcidй, revenez tous deux heureux et fixйs; c'est le voeu de la petite communautй, et surtout celui de votre amie,

Claire d'Orbe.

P.-S. - Au reste, s'il est vrai que vous n'avez rien entendu de notre conversation dans l'Elysйe, c'est peut-кtre tant mieux pour vous; car vous me savez assez alerte pour voir les gens sans qu'ils m'aperзoivent, et assez maligne pour persifler les йcouteurs.

 

Lettre XI. Rйponse de M. de Wolmar

Rйponse de M. de Wolmar

J'йcris а milord Edouard, et je lui parle de vous si au long qu'il ne me reste en vous йcrivant а vous-mкme qu'а vous renvoyer а sa lettre. La vфtre exigerait peut-кtre de ma part un retour d'honnкtetйs; mais vous appeler dans ma famille, vous traiter en frиre, en ami, faire votre soeur de celle qui fut votre amante, vous remettre l'autoritй paternelle sur mes enfants, vous confier mes droits aprиs avoir usurpй les vфtres; voilа les compliments dont je vous ai cru digne. De votre part, si vous justifiez ma conduite et mes soins, vous m'aurez assez louй. J'ai tвchй de vous honorer par mon estime; honorez-moi par vos vertus. Tout autre йloge doit кtre banni d'entre nous.

Loin d'кtre surpris de vous voir frappй d'un songe, je ne vois pas trop pourquoi vous vous reprochez de l'avoir йtй. Il me semble que pour un homme а systиmes ce n'est pas une si grande affaire qu'un rкve de plus.

Mais ce que je vous reprocherais volontiers, c'est moins l'effet de votre songe que son espиce, et cela par une raison fort diffйrente de celle que vous pourriez penser Un tyran fit autrefois mourir un homme qui, dans un songe, avait cru le poignarder. Rappelez-vous la raison qu'il donna de ce meurtre, et faites-vous-en l'application. Quoi! vous allez dйcider du sort de votre ami, et vous songez а vos anciennes amours! Sans les conversations du soir prйcйdent, je ne vous pardonnerais jamais ce rкve-lа. Pensez le jour а ce que vous allez faire а Rome, vous songerez moins la nuit а ce qui s'est fait а Vevai.

La Fanchon est malade; cela tient ma femme occupйe et lui фte le temps de vous йcrire. Il y a ici quelqu'un qui supplйe volontiers а ce soin. Heureux jeune homme! tout conspire а votre bonheur; tous les prix de la vertu vous recherchent pour vous forcer а les mйriter. Quant а celui de mes bienfaits, n'en chargez personne que vous-mкme; c'est de vous seul que je l'attends.

 

Lettre XII а M. de Wolmar

Que cette lettre demeure entre vous et moi. Qu'un profond secret cache а jamais les erreurs du plus vertueux des hommes. Dans quel pas dangereux je me trouve engagй! O mon sage et bienfaisant ami, que n'ai-je tous vos conseils dans la mйmoire comme j'ai vos bontйs dans le coeur! Jamais je n'eus si grand besoin de prudence, et jamais la peur d'en manquer ne nuisit tant au peu que j'en ai. Ah! oщ sont vos soins paternels, oщ sont vos leзons, vos lumiиres? Que deviendrai-je sans vous? Dans ce moment de crise je donnerais tout l'espoir de ma vie pour vous avoir ici durant huit jours.

Je me suis trompй dans toutes mes conjectures; je n'ai fait que des fautes jusqu'а ce moment. Je ne redoutais que la marquise. Aprиs l'avoir vue, effrayй de sa beautй, de son adresse, je m'efforзais d'en dйtacher tout а fait l'вme noble de son ancien amant. Charmй de le ramener du cфtй d'oщ je ne voyais rien а craindre, je lui parlais de Laure avec l'estime et l'admiration qu'elle m'avait inspirйe; en relвchant son plus fort attachement par l'autre, j'espйrais les rompre enfin tous les deux.

Il se prкta d'abord а mon projet; il outra mкme la complaisance, et, voulant peut-кtre punir mes importunitйs par un peu d'alarmes, il affecta pour Laure encore plus d'empressement qu'il ne croyait en avoir. Que vous dirai-je aujourd'hui? Son empressement est toujours le mкme, mais il n'affecte plus rien. Son coeur, йpuisй par tant de combats, s'est trouvй dans un йtat de faiblesse dont elle a profitй. Il serait difficile а tout autre de feindre longtemps de l'amour auprиs d'elle; jugez pour l'objet mкme de la passion qui la consume. En vйritй, l'on ne peut voir cette infortunйe sans кtre touchй de son air et de sa figure; une impression de langueur et d'abattement qui ne quitte point son charmant visage, en йteignant la vivacitй de sa physionomie, la rend plus intйressante; et, comme les rayons du soleil йchappйs а travers les nuages, ses yeux ternis par la douleur lancent des feux plus piquants. Son humiliation mкme a toutes les grвces de la modestie: en la voyant on la plaint, en l'йcoutant on l'honore; enfin je dois dire, а la justification de mon ami, que je ne connais que deux hommes au monde qui puissent rester sans risque auprиs d'elle.

Il s'йgare, ф Wolmar! je le vois, je le sens; je vous l'avoue dans l'amertume de mon coeur. Je frйmis en songeant jusqu'oщ son йgarement peut lui faire oublier ce qu'il est et ce qu'il se doit. Je tremble que cet intrйpide amour de la vertu, qui lui fait mйpriser l'opinion publique, ne le porte а l'autre extrйmitй et ne lui fasse braver encore les lois sacrйes de la dйcence et de l'honnкtetй. Edouard Bomston faire un tel mariage!... vous concevez!... sous les yeux de son ami!... qui le permet!... qui le souffre!... et qui lui doit tout!... Il faudra qu'il m'arrache le coeur de sa main avant de la profaner ainsi.

Cependant que faire? Comment me comporter? Vous connaissez sa violence... On ne gagne rien avec lui par les discours, et les siens depuis quelque temps ne sont pas propres а calmer mes craintes. J'ai feint d'abord de ne pas l'entendre; j'ai fait indirectement parler la raison en maximes gйnйrales; а son tour il ne m'entend point. Si j'essaye de le toucher un peu plus au vif, il rйpond des sentences, et croit m'avoir rйfutй; si j'insiste, il s'emporte, il prend un ton qu'un ami devrait ignorer et auquel l'amitiй ne sait point rйpondre. Croyez que je ne suis en cette occasion ni craintif ni timide; quand on est dans son devoir, on n'est que trop tentй d'кtre fier; mais il ne s'agit pas ici de fiertй, il s'agit de rйussir, et de fausses tentatives peuvent nuire aux meilleurs moyens. Je n'ose presque entrer avec lui dans aucune discussion; car je sens tous les jours la vйritй de l'avertissement que vous m'avez donnй, qu'il est plus fort que moi de raisonnement, et qu'il ne faut point l'enflammer par la dispute.

Il paraоt d'ailleurs un peu refroidi pour moi. On dirait que je l'inquiиte. Combien, avec tant de supйrioritй а tous йgards, un homme est rabaissй par un moment de faiblesse! Le grand, le sublime Edouard a peur de son ami, de sa crйature, de son йlиve! Il semble mкme, par quelques mots jetйs sur le choix de son sйjour, s'il ne se marie pas, vouloir tenter ma fidйlitй par mon intйrкt. Il sait bien que je ne dois ni ne veux le quitter. O Wolmar! je ferai mon devoir et suivrai partout mon bienfaiteur. Si j'йtais lвche et vil, que gagnerais-je а ma perfidie? Julie et son digne йpoux confieraient-ils leurs enfants а un traоtre?

Vous m'avez dit souvent que les petites passions ne prennent jamais le change et vont toujours а leur fin, mais qu'on peut armer les grandes contre elles-mкmes. J'ai cru pouvoir ici faire usage de cette maxime. En effet, la compassion, le mйpris des prйjugйs, l'habitude, tout ce qui dйtermine Edouard en cette occasion йchappe а force de petitesse, et devient presque inattaquable; au lieu que le vйritable amour est insйparable de la gйnйrositй, et que par elle on a toujours sur lui quelque prise. J'ai tentй cette voie indirecte, et je ne dйsespиre plus du succиs. Ce moyen paraоt cruel; je ne l'ai pris qu'avec rйpugnance. Cependant, tout bien pesй, je crois rendre service а Laure elle-mкme. Que ferait-elle dans l'йtat auquel elle peut monter, qu'y montrer son ancienne ignominie? Mais qu'elle peut кtre grande en demeurant ce qu'elle est! Si je connais bien cette йtrange fille, elle est faite pour jouir de son sacrifice plus que du rang qu'elle doit refuser.

Si cette ressource me manque, il m'en reste une de la part du gouvernement а cause de la religion; mais ce moyen ne doit кtre employй qu'а la derniиre extrйmitй et au dйfaut de tout autre; quoi qu'il en soit, je n'en veux йpargner aucun pour prйvenir une alliance indigne et dйshonnкte. O respectable Wolmar! je suis jaloux de votre estime durant tous les moments de ma vie. Quoi que puisse vous йcrire Edouard, quoi que vous puissiez entendre dire, souvenez-vous qu'а quelque prix que ce puisse кtre, tant que mon coeur battra dans ma poitrine, jamais Lauretta Pisana ne sera ladi Bomston.

Si vous approuvez mes mesures, cette lettre n'a pas besoin de rйponse. Si je me trompe, instruisez-moi; mais hвtez-vous, car il n'y a pas un moment а perdre. Je ferai mettre l'adresse par une main йtrangиre. Faites de mкme en me rйpondant. Aprиs avoir examinй ce qu'il faut faire, brыlez ma lettre et oubliez ce qu'elle contient. Voici le premier et le seul secret que j'aurai eu de ma vie а cacher aux deux cousines: si j'osais me fier davantage а mes lumiиres, vous-mкme n'en sauriez jamais rien.

 

Lettre XIII de Madame de Wolmar а Madame d'Orbe

Le courrier d'Italie semblait n'attendre pour arriver que le moment de ton dйpart, comme pour te punir de ne l'avoir diffйrй qu'а cause de lui. Ce n'est pas moi qui ai fait cette jolie dйcouverte; c'est mon mari qui a remarquй qu'ayant fait mettre les chevaux а huit heures, tu tardas de partir jusqu'а onze, non pour l'amour de nous, mais aprиs avoir demandй vingt fois s'il en йtait dix, parce que c'est ordinairement l'heure oщ la poste passe.

Tu es prise, pauvre cousine; tu ne peux plus t'en dйdire. Malgrй l'augure de la Chaillot, cette Claire si folle, ou plutфt si sage, n'a pu l'кtre jusqu'au bout: te voilа dans les mкmes las dont tu pris tant de peine а me dйgager, et tu n'as pu conserver pour toi la libertй que tu m'as rendue. Mon tour de rire est-il donc venu? Chиre amie, il faudrait avoir ton charme et tes grвces pour savoir plaisanter comme toi, et donner а la raillerie elle-mкme l'accent tendre et touchant des caresses. Et puis quelle diffйrence entre nous! De quel front pourrais-je me jouer d'un mal dont je suis la cause, et que tu t'es fait pour me l'фter? Il n'y a pas un sentiment dans ton coeur qui n'offre au mien quelque sujet de reconnaissance, et tout, jusqu'а ta faiblesse, est en toi l'ouvrage de ta vertu. C'est cela mкme qui me console et m'йgaye. Il fallait me plaindre et pleurer de mes fautes; mais on peut se moquer de la mauvaise honte qui te fait rougir d'un attachement aussi pur que toi.

Revenons au courrier d'Italie, et laissons un moment les moralitйs. Ce serait trop abuser de mes anciens titres; car il est permis d'endormir son auditoire, mais non pas de l'impatienter. Eh bien donc! ce courrier que je fais si lentement arriver, qu'a-t-il apportй? Rien que de bien sur la santй de nos amis, et de plus une grande lettre pour toi. Ah! bon! je te vois dйjа sourire et reprendre haleine; la lettre venue te fait attendre plus patiemment ce qu'elle contient.

Elle a pourtant bien son prix encore, mкme aprиs s'кtre fait dйsirer; car elle respire une si... Mais je ne veux te parler que de nouvelles, et sыrement ce que j'allais dire n'en est pas une.

Avec cette lettre, il en est venu une autre de milord Edouard pour mon mari, et beaucoup d'amitiйs pour nous. Celle-ci contient vйritablement des nouvelles, et d'autant moins attendues que la premiиre n'en dit rien. Ils devaient le lendemain partir pour Naples, oщ milord a quelques affaires, et d'oщ ils iront voir le Vйsuve... Conзois-tu, ma chиre, ce que cette vue a de si attrayant? Revenus а Rome, Claire, pense, imagine... Edouard est sur le point d'йpouser... non, grвce au ciel, cette indigne marquise; il marque, au contraire, qu'elle est fort mal. Qui donc? Laure, l'aimable Laure, qui... Mais pourtant... quel mariage!... Notre ami n'en dit pas un mot. Aussitфt aprиs ils partiront tous trois, et viendront ici prendre leurs derniers arrangements. Mon mari ne m'a pas dit quels; mais il compte toujours que Saint-Preux nous restera.

Je t'avoue que son silence m'inquiиte un peu. J'ai peine а voir clair dans tout cela; j'y trouve des situations bizarres, et des jeux du coeur humain qu'on n'entend guиre. Comment un homme aussi vertueux a-t-il pu se prendre d'une passion si durable pour une aussi mйchante femme que cette marquise? Comment elle-mкme, avec un caractиre violent et cruel, a-t-elle pu concevoir et nourrir un amour aussi vif pour un homme qui lui ressemblait si peu, si tant est cependant qu'on puisse honorer du nom d'amour une fureur capable d'inspirer des crimes? Comment un jeune coeur aussi gйnйreux, aussi tendre, aussi dйsintйressй que celui de Laure, a-t-il pu supporter ses premiers dйsordres? Comment s'en est-il retirй par ce penchant trompeur fait pour йgarer son sexe, et comment l'amour, qui perd tant d'honnкtes femmes, a-t-il pu venir а bout d'en faire une? Dis-moi, ma Claire, dйsunir deux coeurs qui s'aimaient sans se convenir; joindre ceux qui se convenaient sans s'entendre; faire triompher l'amour de l'amour mкme; du sein du vice et de l'opprobre tirer le bonheur et la vertu; dйlivrer son ami d'un monstre en lui crйant pour ainsi dire une compagne... infortunйe, il est vrai, mais aimable, honnкte mкme, au moins si, comme je l'ose croire, on peut le redevenir; dis, celui qui aurait fait tout cela serait-il coupable? celui qui l'aurait souffert serait-il а blвmer?

Ladi Bomston viendra donc ici! ici, mon ange! Qu'en penses-tu? Aprиs tout, quel prodige ne doit pas кtre cette йtonnante fille, que son йducation perdit, que son coeur a sauvйe, et pour qui l'amour fut la route de la vertu! Qui doit plus l'admirer que moi qui fis tout le contraire, et que mon penchant seul йgara quand tout concourait а me bien conduire? Je m'avilis moins il est vrai; mais me suis-je йlevйe comme elle? Ai-je йvitй tant de piиges et fait tant de sacrifices? Du dernier degrй de la honte elle a su remonter au premier degrй de l'honneur: elle est plus respectable cent fois que si jamais elle n'eыt йtй coupable. Elle est sensible et vertueuse; que lui faut-il pour nous ressembler!. S'il n'y a point de retour aux fautes de la jeunesse quel droit ai-je а plus d'indulgence? Devant qui dois-je espйrer de trouver grвce, et а quel honneur pourrais-je prйtendre en refusant de l'honorer?

Eh bien! cousine, quand ma raison me dit cela, mon coeur en murmure; et, sans que je puisse expliquer pourquoi, j'ai peine а trouver bon qu'Edouard ait fait ce mariage, et que son ami s'en soit mкlй. O l'opinion! l'opinion! Qu'on a de peine а secouer son joug! Toujours elle nous porte а l'injustice; le bien passй s'efface par le mal prйsent; le mal passй ne s'effacera-t-il jamais par aucun bien?

J'ai laissй voir а mon mari mon inquiйtude sur la conduite de Saint-Preux dans cette affaire. "Il semble, ai-je dit, avoir honte d'en parler а ma cousine. Il est incapable de lвchetй, mais il est faible... trop d'indulgence pour les fautes d'un ami... - Non, m'a-t-il dit, il a fait son devoir; il le fera, je le sais; je ne puis rien vous dire de plus; mais Saint-Preux est un honnкte garзon. Je rйponds de lui, vous en serez contente..." Claire, il est impossible que Wolmar me trompe, et qu'il se trompe. Un discours si positif m'a fait rentrer en moi-mкme: j'ai compris que tous mes scrupules ne venaient que de fausse dйlicatesse, et que, si j'йtais moins vaine et plus йquitable, je trouverais ladi Bomston plus digne de son rang.

Mais laissons un peu ladi Bomston, et revenons а nous. Ne sens-tu point trop, en lisant cette lettre, que nos amis reviendront plus tфt qu'ils n'йtaient attendus, et le coeur ne te dit-il rien? Ne bat-il point а prйsent plus fort qu'а l'ordinaire, ce coeur trop tendre et trop semblable au mien? Ne songe-t-il point au danger de vivre familiиrement avec un objet chйri, de le voir tous les jours, de loger sous le mкme toit? Et si mes erreurs ne m'фtиrent point ton estime, mon exemple ne te fait-il rien craindre pour toi? Combien dans nos jeunes ans la raison, l'amitiй, l'honneur, t'inspirиrent pour moi de craintes que l'aveugle amour me fit mйpriser! C'est mon tour maintenant, ma douce amie; et j'ai de plus, pour me faire йcouter, la triste autoritй de l'expйrience. Ecoute-moi donc tandis qu'il est temps, de peur qu'aprиs avoir passй la moitiй de ta vie а dйplorer mes fautes, tu ne passes l'autre а dйplorer les tiennes. Surtout ne te fie plus а cette gaietй folвtre qui garde celles qui n'ont rien а craindre et perd celles qui sont en danger. Claire! Claire! tu te moquais de l'amour une fois, mais c'est parce que tu ne le connaissais pas; et pour n'en avoir pas senti les traits, tu te croyais au-dessus de ses atteintes. Il se venge et rit а son tour. Apprends а te dйfier de sa traоtresse joie, ou crains qu'elle ne te coыte un jour bien des pleurs. Chиre amie, il est temps de te montrer а toi-mкme; car jusqu'ici tu ne t'es pas bien vue: tu t'es trompйe sur ton caractиre, et tu n'as pas su t'estimer ce que tu valais. Tu t'es fiйe aux discours de la Chaillot: sur ta vivacitй badine elle te jugea peu sensible; mais un coeur comme le tien йtait au-dessus de sa portйe. La Chaillot n'йtait pas faite pour te connaоtre; personne au monde ne t'a bien connue, exceptй moi seule. Notre ami mкme a plutфt senti que vu tout ton prix. Je t'ai laissй ton erreur tant qu'elle a pu t'кtre utile; а prйsent qu'elle te perdrait, il faut te l'фter.

Tu es vive, et te crois peu sensible. Pauvre enfant, que tu t'abuses! ta vivacitй mкme prouve le contraire! N'est-ce pas toujours sur des choses de sentiment qu'elle s'exerce? N'est-ce pas de ton coeur que viennent les grвces de ton enjouement? Tes railleries sont des signes d'intйrкt plus touchants que les compliments d'un autre: tu caresses quand tu folвtres; tu ris, mais ton rire pйnиtre l'вme; tu ris, mais tu fais pleurer de tendresse, et je te vois presque toujours sйrieuse avec les indiffйrents.

Si tu n'йtais que ce que tu prйtends кtre, dis-moi ce qui nous unirait si fort l'une а l'autre. Oщ serait entre nous le lien d'une amitiй sans exemple? Par quel prodige un tel attachement serait-il venu chercher par prйfйrence un coeur si peu capable d'attachement? Quoi! celle qui n'a vйcu que pour son amie ne sait pas aimer! celle qui voulut quitter pиre, йpoux, parents, et son pays, pour la suivre, ne sait prйfйrer l'amitiй а rien! Et qu'ai-je donc fait, moi qui porte un coeur sensible? Cousine, je me suis laissй aimer; et j'ai beaucoup fait, avec toute ma sensibilitй, de te rendre une amitiй qui valыt la tienne.

Ces contradictions t'ont donnй de ton caractиre l'idйe la plus bizarre qu'une folle comme toi pыt jamais concevoir, c'est de te croire а la fois ardente amie et froide amante. Ne pouvant disconvenir du tendre attachement dont tu te sentais pйnйtrйe, tu crus n'кtre capable que de celui-lа. Hors ta Julie, tu ne pensais pas que rien pыt t'йmouvoir au monde: comme si les coeurs naturellement sensibles pouvaient ne l'кtre que pour un objet, et que, ne sachant aimer que moi, tu m'eusses pu bien aimer moi-mкme! Tu demandais plaisamment si l'вme avait un sexe. Non, mon enfant, l'вme n'a point de sexe; mais ses affections les distinguent, et tu commences trop а le sentir. Parce que le premier amant qui s'offrit ne t'avait pas йmue, tu crus aussitфt ne pouvoir l'кtre; parce que tu manquais d'amour pour ton soupirant, tu crus n'en pouvoir sentir pour personne. Quand il fut ton mari, tu l'aimas pourtant, et si fort que notre intimitй mкme en souffrit; cette вme si peu sensible sut trouver а l'amour un supplйment encore assez tendre pour satisfaire un honnкte homme.

Pauvre cousine, c'est а toi dйsormais de rйsoudre tes propres doutes; et s'il est vrai

Ch'un freddo amante и mal sicuro amico,

j'ai grand'peur d'avoir maintenant une raison de trop pour compter sur toi. Mais il faut que j'achиve de te dire lа-dessus tout ce que je pense.

Je soupзonne que tu as aimй, sans le savoir, bien plus tфt que tu ne crois, ou du moins que le mкme penchant qui me perdit t'eыt sйduite si je ne t'avais prйvenue. Conзois-tu qu'un sentiment si naturel et si doux puisse tarder si longtemps а naоtre? Conзois-tu qu'а l'вge oщ nous йtions on puisse impunйment se familiariser avec un jeune homme aimable, ou qu'avec tant de conformitй dans tous nos goыts celui-ci seul ne nous eыt pas йtй commun? Non, mon ange; tu l'aurais aimй, j'en suis sыre, si je ne l'eusse aimй la premiиre. Moins faible et non moins sensible, tu aurais йtй plus sage que moi sans кtre plus heureuse. Mais quel penchant eыt pu vaincre dans ton вme honnкte l'horreur de la trahison et de l'infidйlitй? L'amitiй te sauva des piиges de l'amour; tu ne vis plus qu'un ami dans l'amant de ton amie, et tu rachetas ainsi ton coeur aux dйpens du mien.

Ces conjectures ne sont pas mкme si conjectures que tu penses; et, si je voulais rappeler des temps qu'il faut oublier, il me serait aisй de trouver dans l'intйrкt que tu croyais ne prendre qu'а moi seule un intйrкt non moins vif pour ce qui m'йtait cher. N'osant l'aimer, tu voulais que je l'aimasse: tu jugeas chacun de nous nйcessaire au bonheur de l'autre; et ce coeur, qui n'a point d'йgal au monde, nous en chйrit plus tendrement tous les deux. Sois sыre que, sans ta propre faiblesse, tu m'aurais йtй moins indulgente; mais tu te serais reprochй sous le nom de jalousie une juste sйvйritй. Tu ne te sentais pas en droit de combattre en moi le penchant qu'il eыt fallu vaincre; et, craignant d'кtre perfide plutфt que sage, en immolant ton bonheur au nфtre, tu crus avoir assez fait pour la vertu.

Ma Claire, voilа ton histoire; voilа comment ta tyrannique amitiй me force а te savoir grй de ma honte, et а te remercier de mes torts. Ne crois pas pourtant que je veuille t'imiter en cela; je ne suis pas plus disposйe а suivre ton exemple que toi le mien, et comme tu n'as pas а craindre mes fautes, je n'ai plus, grвce au ciel, tes raisons d'indulgence. Quel plus digne usage ai-je а faire de la vertu que tu m'as rendue, que de t'aider а la conserver?

Il faut donc te dire encore mon avis sur ton йtat prйsent. La longue absence de notre maоtre n'a pas changй tes dispositions pour lui: ta libertй recouvrйe et son retour ont produit une nouvelle йpoque dont l'amour a su profiter. Un nouveau sentiment n'est pas nй dans ton coeur; celui qui s'y cacha si longtemps n'a fait que se mettre plus а l'aise. Fiиre d'oser te l'avouer а toi-mкme, tu t'es pressйe de me le dire. Cet aveu te semblait presque nйcessaire pour le rendre tout а fait innocent; en devenant un crime pour ton amie, il cessait d'en кtre un pour toi; et peut-кtre ne t'es-tu livrйe au mal que tu combattais depuis tant d'annйes, que pour mieux achever de m'en guйrir.

J'ai senti tout cela, ma chиre; je me suis peu alarmйe d'un penchant qui me servait de sauvegarde, et que tu n'avais point а te reprocher. Cet hiver que nous avons passй tous ensemble au sein de la paix et de l'amitiй m'a donnй plus de confiance encore, en voyant que, loin de rien perdre de ta gaietй, tu semblais l'avoir augmentйe. Je t'ai vue tendre, empressйe, attentive, mais franche dans tes caresses, naпve dans tes jeux, sans mystиre, sans ruses en toutes choses; et dans tes plus vives agaceries la joie de l'innocence rйparait tout.

Depuis notre entretien de l'Elysйe je ne suis plus contente de toi. Je te trouve triste et rкveuse. Tu te plais seule autant qu'avec ton amie; tu n'as pas changй de langage, mais d'accent; tes plaisanteries sont plus timides; tu n'oses plus parler de lui si souvent: on dirait que tu crains toujours qu'il ne t'йcoute, et l'on voit а ton inquiйtude que tu attends de ses nouvelles plutфt que tu n'en demandes.

Je tremble, bonne cousine, que tu ne sentes pas tout ton mal, et que le trait ne soit enfoncй plus avant que tu n'as paru le craindre. Crois-moi, sonde bien ton coeur malade; dis-toi bien, je le rйpиte, si, quelque sage qu'on puisse кtre, on peut sans risque demeurer longtemps avec ce qu'on aime, et si la confiance qui me perdit est tout а fait sans danger pour toi. Vous кtes libres tous deux, c'est prйcisйment ce qui rend les occasions plus suspectes. Il n'y a point dans un coeur vertueux de faiblesse qui cиde au remords, et je conviens avec toi qu'on est toujours assez forte contre le crime; mais, hйlas! qui peut se garantir d'кtre faible? Cependant regarde les suites, songe aux effets de la honte. Il faut s'honorer pour кtre honorйe. Comment peut-on mйriter le respect d'autrui sans en avoir pour soi-mкme, et oщ s'arrкtera dans la route du vice celle qui fait le premier pas sans effroi? Voilа ce que je dirais а ces femmes du monde pour qui la morale et la religion ne sont rien, et qui n'ont de loi que l'opinion d'autrui. Mais toi, femme vertueuse et chrйtienne, toi qui vois ton devoir et qui l'aimes, toi qui connais et suis d'autres rиgles que les jugements publics, ton premier honneur est celui que te rend ta conscience, et c'est celui-lа qu'il s'agit de conserver.

Veux-tu savoir quel est ton tort en toute cette affaire? C'est, je te le redis, de rougir d'un sentiment honnкte que tu n'as qu'а dйclarer pour le rendre innocent. Mais avec toute ton humeur folвtre rien n'est si timide que toi. Tu plaisantes pour faire la brave, et je vois ton pauvre coeur tout tremblant; tu fais avec l'amour, dont tu feins de rire, comme ces enfants qui chantent la nuit quand ils ont peur. O chиre amie! souviens-toi de l'avoir dit mille fois, c'est la fausse honte qui mиne а la vйritable, et la vertu ne sait rougir que de ce qui est mal. L'amour en lui-mкme est-il un crime? N'est-il pas le plus pur ainsi que le plus doux penchant de la nature? N'a-t-il pas une fin bonne et louable? Ne dйdaigne-t-il pas les вmes basses et rampantes? N'anime-t-il pas les вmes grandes et fortes? N'anoblit-il pas tous leurs sentiments? Ne double-t-il pas leur кtre? Ne les йlиve-t-il pas au-dessus d'elles-mкmes? Ah! si, pour кtre honnкte et sage, il faut кtre inaccessible а ses traits, dis, que reste-t-il pour la vertu sur la terre? Le rebut de la nature et les plus vils des mortels.

Qu'as-tu donc fait que tu puisses te reprocher? N'as-tu pas fait choix d'un honnкte homme? N'est-il pas libre? Ne l'es-tu pas? Ne mйrite-t-il pas toute ton estime? N'as-tu pas toute la sienne? Ne seras-tu pas trop heureuse de faire le bonheur d'un ami si digne de ce nom, de payer de ton coeur et de ta personne les anciennes dettes de ton amie, et d'honorer en l'йlevant а toi le mйrite outragй par la fortune?

Je vois les petits scrupules qui t'arrкtent: dйmentir une rйsolution prise et dйclarйe, donner un successeur au dйfunt, montrer sa faiblesse au public, йpouser un aventurier, car les вmes basses, toujours prodigues de titres flйtrissants, sauront bien trouver celui-ci; voilа donc les raisons sur lesquelles tu aimes mieux te reprocher ton penchant que le justifier, et couver tes feux au fond de ton coeur que les rendre lйgitimes! Mais, je te prie, la honte est-elle d'йpouser celui qu'on aime, ou de l'aimer sans l'йpouser? Voilа le choix qui te reste а faire. L'honneur que tu dois au dйfunt est de respecter assez sa veuve pour lui donner un mari plutфt qu'un amant; et si ta jeunesse te force а remplir sa place, n'est-ce pas rendre encore hommage а sa mйmoire de choisir un homme qui lui fut cher?

Quant а l'inйgalitй, je croirais t'offenser de combattre une objection si frivole, lorsqu'il s'agit de sagesse et de bonnes moeurs. Je ne connais d'inйgalitй dйshonorante que celle qui vient du caractиre ou de l'йducation. A quelque йtat que parvienne un homme imbu de maximes basses, il est toujours honteux de s'allier а lui; mais un homme йlevй dans des sentiments d'honneur est l'йgal de tout le monde; il n'y a point de rang oщ il ne soit а sa place. Tu sais quel йtait l'avis de ton pиre mкme, quand il fut question de moi pour notre ami. Sa famille est honnкte quoique obscure; il jouit de l'estime publique, il la mйrite. Avec cela, fыt-il le dernier des hommes, encore ne faudrait-il pas balancer; car il vaut mieux dйroger а la noblesse qu'а la vertu, et la femme d'un charbonnier est plus respectable que la maоtresse d'un prince.

J'entrevois bien encore une autre espиce d'embarras dans la nйcessitй de te dйclarer la premiиre; car, comme tu dois le sentir, pour qu'il ose aspirer а toi, il faut que tu le lui permettes; et c'est un des justes retours de l'inйgalitй, qu'elle coыte souvent au plus йlevй des avances mortifiantes. Quant а cette difficultй, je te la pardonne, et j'avoue mкme qu'elle me paraоtrait fort grave si je ne prenais soin de la lever. J'espиre que tu comptes assez sur ton amie pour croire que ce sera sans te compromettre: de mon cфtй, je compte assez sur le succиs pour m'en charger avec confiance; car, quoi que vous m'ayez dit autrefois tous deux sur la difficultй de transformer une amie en maоtresse, si je connais bien un coeur dans lequel j'ai trop appris а lire, je ne crois pas qu'en cette occasion l'entreprise exige une grande habiletй de ma part. Je te propose donc de me laisser charger de cette nйgociation afin que tu puisses te livrer au plaisir que te fera son retour, sans mystиre, sans regret, sans danger, sans honte. Ah! cousine, quel charme pour moi de rйunir а jamais deux coeurs si bien faits l'un pour l'autre, et qui se confondent depuis si longtemps dans le mien! Qu'ils s'y confondent mieux encore s'il est possible; ne soyez plus qu'un pour vous et pour moi. Oui, ma Claire, tu serviras encore ton amie en couronnant ton amour; et j'en serai plus sыre de mes propres sentiments, quand je ne pourrai plus les distinguer entre vous.

Que si, malgrй mes raisons, ce projet ne te convient pas, mon avis est qu'а quelque prix que ce soit nous йcartions de nous cet homme dangereux, toujours redoutable а l'une ou а l'autre; car, quoi qu'il arrive, l'йducation de nos enfants nous importe encore moins que la vertu de leurs mиres. Je te laisse le temps de rйflйchir sur tout ceci durant ton voyage: nous en parlerons aprиs ton retour.

Je prends le parti de t'envoyer cette lettre en droiture а Genиve, parce que tu n'as dы coucher qu'une nuit а Lausanne, et qu'elle ne t'y trouverait plus. Apporte-moi bien des dйtails de la petite rйpublique. Sur tout le bien qu'on dit de cette ville charmante, je t'estimerais heureuse de l'aller voir, si je pouvais faire cas des plaisirs qu'on achиte aux dйpens de ses amis. Je n'ai jamais aimй le luxe, et je le hais maintenant de t'avoir фtйe а moi pour je ne sais combien d'annйes. Mon enfant, nous n'allвmes ni l'une ni l'autre faire nos emplettes de noce а Genиve; mais, quelque mйrite que puisse avoir ton frиre, je doute que ta belle-soeur soit plus heureuse avec sa dentelle de Flandre et ses йtoffes des Indes que nous dans notre simplicitй. Je te charge pourtant, malgrй ma rancune, de l'engager а venir faire la noce а Clarens. Mon pиre йcrit au tien, et mon mari а la mиre de l'йpouse, pour les en prier. Voilа les lettres, donne-les et soutiens l'invitation de ton crйdit renaissant: c'est tout ce que je puis faire pour que la fкte ne se fasse pas sans moi; car je te dйclare qu'а quelque prix que ce soit je ne veux pas quitter ma famille. Adieu, cousine: un mot de tes nouvelles, et que je sache au moins quand je dois t'attendre. Voici le deuxiиme jour depuis ton dйpart, et je ne sais plus vivre si longtemps sans toi.

P.-S. - Tandis que j'achevais cette lettre interrompue, Mlle Henriette se donnait les airs d'йcrire aussi de son cфtй. Comme je veux que les enfants disent toujours ce qu'ils pensent et non ce qu'on leur fait dire, j'ai laissй la petite curieuse йcrire tout ce qu'elle a voulu sans y changer un seul mot. Troisiиme lettre ajoutйe а la mienne. Je me doute bien que ce n'est pas encore celle que tu cherchais du coin de l'oeil en furetant ce paquet. Pour celle-lа, dispense-toi de l'y chercher plus longtemps, car tu ne la trouveras pas. Elle est adressйe а Clarens; c'est а Clarens qu'elle doit кtre lue: arrange-toi lа-dessus.

 

Lettre XIV d'Henriette а sa mиre

Oщ кtes-vous donc, maman? On dit que vous кtes а Genиve et que c'est si loin, qu'il faudrait marcher deux jours tout le jour pour vous atteindre: voulez-vous donc faire aussi le tour du monde? Mon petit papa est parti ce matin pour Etange; mon petit grand-papa est а la chasse; ma petite maman vient de s'enfermer pour йcrire; il ne reste que ma mie Pernette et ma mie Fanchon. Mon Dieu! je ne sais plus comment tout va, mais, depuis le dйpart de notre bon ami, tout le monde s'йparpille. Maman, vous avez commencй la premiиre. On s'ennuyait dйjа bien quand vous n'aviez plus personne а faire endкver. Oh! c'est encore pis depuis que vous кtes partie, car la petite maman n'est pas non plus de si bonne humeur que quand vous y кtes. Maman, mon petit mali se porte bien; mais il ne vous aime plus, parce que vous ne l'avez pas fait sauter hier comme а l'ordinaire. Moi, je crois que je vous aimerais encore un peu si vous reveniez bien vite, afin qu'on ne s'ennuyвt pas tant. Si vous voulez m'apaiser tout а fait, apportez а mon petit mali quelque chose qui lui fasse plaisir. Pour l'apaiser, lui, vous aurez bien l'esprit de trouver aussi ce qu'il faut faire. Ah! mon Dieu! si notre bon ami йtait ici, comme il l'aurait dйjа devinй! Mon bel йventail est tout brisй; mon ajustement bleu n'est plus qu'un chiffon; ma piиce de blonde est en loques; mes mitaines а jouer ne valent plus rien. Bonjour, maman. Il faut finir ma lettre, car la petite maman vient de finir la sienne et sort de son cabinet. Je crois qu'elle a les yeux rouges, mais je n'ose le lui dire; mais en lisant ceci, elle verra bien que je l'ai vu. Ma bonne maman, que vous кtes mйchante si vous faites pleurer ma petite maman!

P.-S. - J'embrasse mon grand-papa, j'embrasse mes oncles, j'embrasse ma nouvelle tante et sa maman; j'embrasse tout le monde exceptй vous. Maman, vous m'entendez bien; je n'ai pas pour vous de si longs bras.

Fin de la cinquiиme partie

Lettres de deux amants habitants d'une petite ville au pied des Alpes

 

Sixiиme partie

 

Lettre I de Madame d'Orbe а Madame de Wolmar

Avant de partir de Lausanne il faut t'йcrire un petit mot pour t'apprendre que j'y suis arrivйe, non pas pourtant aussi joyeuse que j'espйrais. Je me faisais une fкte de ce petit voyage qui t'a toi-mкme si souvent tentйe; mais en refusant d'en кtre tu me l'as rendu presque importun; car quelle ressource y trouverai-je? S'il est ennuyeux, j'aurai l'ennui pour mon compte; et s'il est agrйable, j'aurai le regret de m'amuser sans toi. Si je n'ai rien а dire contre tes raisons, crois-tu pour cela que je m'en contente? Ma foi, cousine, tu te trompes bien fort, et c'est encore ce qui me fвche de n'кtre pas mкme en droit de me fвcher. Dis, mauvaise, n'as-tu pas honte d'avoir toujours raison avec ton amie, et de rйsister а ce qui lui fait plaisir, sans lui laisser mкme celui de gronder? Quand tu aurais plantй lа pour huit jours ton mari, ton mйnage, et tes marmots, ne dirait-on pas que tout eыt йtй perdu? Tu aurais fait une йtourderie, il est vrai, mais tu en vaudrais cent fois mieux; au lieu qu'en te mкlant d'кtre parfaite, tu ne seras plus bonne а rien, et tu n'auras qu'а te chercher des amis parmi les anges.

Malgrй les mйcontentements passйs, je n'ai pu sans attendrissement me retrouver au milieu de ma famille: j'y ai йtй reзue avec plaisir, ou du moins avec beaucoup de caresses. J'attends pour te parler de mon frиre que j'aie fait connaissance avec lui. Avec une assez belle figure, il a l'air empesй du pays oщ il vient. Il est sйrieux et froid; je lui trouve mкme un peu de morgue: j'ai grand'peur pour la petite personne qu'au lieu d'кtre un aussi bon mari que les nфtres, il ne tranche un peu du seigneur et maоtre.

Mon pиre a йtй si charmй de me voir, qu'il a quittй pour m'embrasser la relation d'une grande bataille que les Franзais viennent de gagner en Flandre, comme pour vйrifier la prйdiction de l'ami de notre ami. Quel bonheur qu'il n'ait pas йtй lа! Imagines-tu le brave Edouard voyant fuir les Anglais, et fuyant lui-mкme? Jamais, jamais!... Il se fыt fait tuer cent fois.

Mais а propos de nos amis, il y a longtemps qu'ils ne nous ont йcrit. N'йtait-ce pas hier, je crois, jour de courrier? Si tu reзois de leurs lettres, j'espиre que tu n'oublieras pas l'intйrкt que j'y prends.

Adieu, cousine; il faut partir. J'attends de tes nouvelles а Genиve, oщ nous comptons arriver demain pour dоner. Au reste je t'avertis que de maniиre ou d'autre la noce ne se fera pas sans toi, et que, si tu ne veux pas venir а Lausanne, moi je viens avec tout mon monde mettre Clarens au pillage, et boire les vins de tout l'univers.

 

Lettre II de Madame d'Orbe а Madame de Wolmar

A merveille, soeur prкcheuse! mais tu comptes un peu trop, ce me semble, sur l'effet salutaire de tes sermons. Sans juger s'ils endormaient beaucoup autrefois ton ami, je t'avertis qu'ils n'endorment point aujourd'hui ton amie; et celui que j'ai reзu hier au soir, loin de m'exciter au sommeil, me l'a фtй durant la nuit entiиre. Gare la paraphrase de mon Argus, s'il voit cette lettre! mais j'y mettrai bon ordre, et je te jure que tu te brыleras les doigts plutфt que de la lui montrer.

Si j'allais te rйcapituler point par point, j'empiйterais sur tes droits; il vaut mieux suivre ma tкte; et puis, pour avoir l'air plus modeste et ne pas te donner trop beau jeu, je ne veux pas d'abord parler de nos voyageurs et du courrier d'Italie. Le pis aller, si cela m'arrive, sera de rйcrire ma lettre, et de mettre le commencement а la fin. Parlons de la prйtendue ladi Bomston.

Je m'indigne а ce seul titre. Je ne pardonnerais pas plus а Saint-Preux de le laisser prendre а cette fille, qu'а Edouard de le lui donner, et а toi de le reconnaоtre. Julie de Wolmar recevoir Lauretta Pisana dans sa maison! la souffrir auprиs d'elle! eh! mon enfant, y penses-tu? Quelle douceur cruelle est-ce lа? Ne sais-tu pas que l'air qui t'entoure est mortel а l'infamie? La pauvre malheureuse oserait-elle mкler son haleine а la tienne, oserait-elle respirer prиs de toi? Elle y serait plus mal а son aise qu'un possйdй touchй par des reliques; ton seul regard la ferait rentrer en terre; ton ombre seule la tuerait.

Je ne mйprise point Laure, а Dieu ne plaise! Au contraire, je l'admire et la respecte d'autant plus qu'un pareil retour est hйroпque et rare. En est-ce assez pour autoriser les comparaisons basses avec lesquelles tu t'oses profaner toi-mкme? Comme si, dans ses plus grandes faiblesses, le vйritable amour ne gardait pas la personne, et ne rendait pas l'honneur plus jaloux! Mais je t'entends, et je t'excuse. Les objets йloignйs et bas se confondent maintenant а ta vue; dans ta sublime йlйvation, tu regardes la terre et n'en vois plus les inйgalitйs. Ta dйvote humilitй sait mettre а profit jusqu'а ta vertu.

Eh bien! que sert tout cela? Les sentiments naturels en reviennent-ils moins? L'amour-propre en fait-il moins son jeu? Malgrй toi tu sens ta rйpugnance; tu la taxes d'orgueil, tu la voudrais combattre, tu l'imputes а l'opinion. Bonne fille! et depuis quand l'opprobre du vice n'est-il que dans l'opinion? Quelle sociйtй conзois-tu possible avec une femme devant qui l'on ne saurait nommer la chastetй, l'honnкtetй, la vertu, sans lui faire verser des larmes de honte, sans ranimer ses douleurs, sans insulter presque а son repentir? Crois-moi, mon ange, il faut respecter Laure, et ne la point voir. La fuir est un йgard que lui doivent d'honnкtes femmes; elle aurait trop а souffrir avec nous.

Ecoute. Ton coeur te dit que ce mariage ne se doit point faire; n'est-ce pas te dire qu'il ne se fera point?... Notre ami, dis-tu, n'en parle pas dans sa lettre... dans la lettre que tu dis qu'il m'йcrit?... et tu dis que cette lettre est fort longue?... Et puis vient le discours de ton mari!... Il est mystйrieux, ton mari!... Vous кtes un couple de fripons qui me jouez d'intelligence, mais... Son sentiment au reste n'йtait pas ici fort nйcessaire... surtout pour toi qui as vu la lettre... ni pour moi qui ne l'ai pas vue... car je suis plus sыre de ton ami, du mien, que de toute la philosophie.

Ah за! ne voilа-t-il pas dйjа cet importun qui revient on ne sait comment! Ma foi, de peur qu'il ne revienne encore, puisque je suis sur son chapitre, il faut que je l'йpuise, afin de n'en pas faire а deux fois.

N'allons point nous perdre dans le pays des chimиres. Si tu n'avais pas йtй Julie, si ton ami n'eыt pas йtй ton amant, j'ignore ce qu'il eыt йtй pour moi; je ne sais ce que j'aurais йtй moi-mкme. Tout ce que je sais bien, c'est que, si sa mauvaise йtoile me l'eыt adressй d'abord, c'йtait fait de sa pauvre tкte; et, que je sois folle ou non, je l'aurais infailliblement rendu fou. Mais qu'importe ce que je pouvais кtre? Parlons de ce que je suis. La premiиre chose que j'ai faite a йtй de t'aimer. Dиs nos premiers ans mon coeur s'absorba dans le tien. Toute tendre et sensible que j'eusse йtй, je ne sus plus aimer ni sentir par moi-mкme. Tous mes sentiments me vinrent de toi; toi seule me tins lieu de tout, et je ne vйcus que pour кtre ton amie. Voilа ce que vit la Chaillot; voilа sur quoi elle me jugea. Rйponds, cousine, se trompa-t-elle?

Je fis mon frиre de ton ami, tu le sais. L'amant de mon amie me fut comme le fils de ma mиre. Ce ne fut point ma raison, mais mon coeur qui fit ce choix. J'eusse йtй plus sensible encore, que je ne l'aurais pas autrement aimй. Je t'embrassais en embrassant la plus chиre moitiй de toi-mкme; j'avais pour garant de la puretй de mes caresses leur propre vivacitй. Une fille traite-t-elle ainsi ce qu'elle aime? Le traitais-tu toi-mкme ainsi? Non, Julie; l'amour chez nous est craintif et timide; la rйserve et la honte sont ses avances; il s'annonce par ses refus; et sitфt qu'il transforme en faveurs les caresses, il en sait bien distinguer le prix. L'amitiй est prodigue, mais l'amour est avare.

J'avoue que de trop йtroites liaisons sont toujours pйrilleuses а l'вge oщ nous йtions, lui et moi; mais, tous deux le coeur plein du mкme objet, nous nous accoutumвmes tellement а le placer entre nous, qu'а moins de t'anйantir nous ne pouvions plus arriver l'un а l'autre; la familiaritй mкme dont nous avions pris la douce habitude, cette familiaritй, dans tout autre cas si dangereuse, fut alors ma sauvegarde. Nos sentiments dйpendent de nos idйes; et quand elles ont pris un certain cours, elles en changent difficilement. Nous en avions trop dit sur un ton pour recommencer sur un autre; nous йtions dйjа trop loin pour revenir sur nos pas. L'amour veut faire tout son progrиs lui-mкme; il n'aime point que l'amitiй lui йpargne la moitiй du chemin. Enfin, je l'ai dit autrefois, et j'ai lieu de le croire encore, on ne prend guиre de baisers coupables sur la mкme bouche oщ l'on en prit d'innocents.

A l'appui de tout cela vint celui que le ciel destinait а faire le court bonheur de ma vie. Tu le sais, cousine, il йtait jeune, bien fait, honnкte, attentif, complaisant; il ne savait pas aimer comme ton ami; mais c'йtait moi qu'il aimait; et quand on a le coeur libre, la passion qui s'adresse а nous a toujours quelque chose de contagieux. Je lui rendis donc du mien tout ce qu'il en restait а prendre; et sa part fut encore assez bonne pour ne lui pas laisser de regret а son choix. Avec cela, qu'avais-je а redouter? J'avoue mкme que les droits du sexe, joints а ceux du devoir, portиrent un moment prйjudice aux tiens, et que, livrйe а mon nouvel йtat, je fus d'abord plus йpouse qu'amie; mais en revenant а toi je te rapportai deux coeurs au lieu d'un; et je n'ai pas oubliй depuis que je suis restйe seule chargйe de cette double dette.

Que te dirai-je encore, ma douce amie? Au retour de notre ancien maоtre, c'йtait pour ainsi dire une nouvelle connaissance а faire. Je crus le voir avec d'autres yeux; je crus sentir en l'embrassant un frйmissement qui jusque-lа m'avait йtй inconnu. Plus cette йmotion me fut dйlicieuse, plus elle me fit de peur. Je m'alarmai comme d'un crime d'un sentiment qui n'existait peut-кtre que parce qu'il n'йtait plus criminel. Je pensai trop que ton amant ne l'йtait plus et qu'il ne pouvait plus l'кtre; je sentis trop qu'il йtait libre et que je l'йtais aussi. Tu sais le reste, aimable cousine; mes frayeurs, mes scrupules te furent connus aussitфt qu'а moi. Mon coeur sans expйrience s'intimidait tellement d'un йtat si nouveau pour lui, que je me reprochais mon empressement de te rejoindre, comme s'il n'eыt pas prйcйdй le retour de cet ami. Je n'aimais point qu'il fыt prйcisйment oщ je dйsirais si fort d'кtre; et je crois que j'aurais moins souffert de sentir ce dйsir plus tiиde que d'imaginer qu'il ne fыt pas tout pour toi.

Enfin, je te rejoignis, et je fus presque rassurйe. Je m'йtais moins reprochй ma faiblesse aprиs t'en avoir fait l'aveu; prиs de toi je me la reprochais moins encore: je crus m'кtre mise а mon tour sous ta garde, et je cessai de craindre pour moi. Je rйsolus, par ton conseil mкme, de ne point changer de conduite avec lui. Il est constant qu'une plus grande rйserve eыt йtй une espиce de dйclaration; et ce n'йtait que trop de celles qui pouvaient m'йchapper malgrй moi, sans en faire une volontaire. Je continuai donc d'кtre badine par honte, et familiиre par modestie. Mais peut-кtre tout cela, se faisant moins naturellement, ne se faisait-il plus avec la mкme mesure. De folвtre que j'йtais je devins tout а fait folle, et ce qui m'en accrut la confiance fut de sentir que je pouvais l'кtre impunйment. Soit que l'exemple de ton retour а toi-mкme me donnвt plus de force pour t'imiter, soit que ma Julie йpure tout ce qui l'approche, je me trouvai tout а fait tranquille; et il ne me resta de mes premiиres йmotions qu'un sentiment trиs doux, il est vrai, mais calme et paisible, et qui ne demandait rien de plus а mon coeur que la durйe de l'йtat oщ j'йtais.

Oui, chиre amie, je suis tendre et sensible aussi bien que toi; mais je le suis d'une autre maniиre. Mes affections sont plus vives; les tiennes sont plus pйnйtrantes. Peut-кtre avec des sens plus animйs ai-je plus de ressources pour leur donner le change; et cette mкme gaietй qui coыte l'innocence а tant d'autres me l'a toujours conservйe. Ce n'a pas toujours йtй sans peine, il faut l'avouer. Le moyen de rester veuve а mon вge, et de ne pas sentir quelquefois que les jours ne sont que la moitiй de la vie? Mais, comme tu l'as dit, et comme tu l'йprouves la sagesse est un grand moyen d'кtre sage; car, avec toute ta bonne contenance, je ne te crois pas dans un cas fort diffйrent du mien. C'est alors que l'enjouement vient а mon secours, et fait plus peut-кtre pour la vertu que n'eussent fait les graves leзons de la raison. Combien de fois dans le silence de la nuit, oщ l'on ne peut s'йchapper а soi-mкme, j'ai chassй des idйes importunes en mйditant des tours pour le lendemain! Combien de fois j'ai sauvй les dangers d'un tкte-а-tкte par une saillie extravagante! Tiens, ma chиre, il y a toujours, quand on est faible, un moment oщ la gaietй devient sйrieuse; et ce moment ne viendra point pour moi. Voilа ce que je crois sentir, et de quoi je t'ose rйpondre.

Aprиs cela, je te confirme librement tout ce que je t'ai dit dans l'Elysйe sur l'attachement que j'ai senti naоtre, et sur tout le bonheur dont j'ai joui cet hiver. Je m'en livrais de meilleur coeur au charme de vivre avec ce que j'aime, en sentant que je ne dйsirais rien de plus. Si ce temps eыt durй toujours, je n'en aurais jamais souhaitй un autre. Ma gaietй venait de contentement, et non d'artifice. Je tournais en espiиglerie le plaisir de m'occuper de lui sans cesse; je sentais qu'en me bornant а rire je ne m'apprкtais point de pleurs.

Ma foi, cousine, j'ai cru m'apercevoir quelquefois que le jeu ne lui dйplaisait pas trop а lui-mкme. Le rusй n'йtait pas fвchй d'кtre fвchй; et il ne s'apaisait avec tant de peine que pour se faire apaiser plus longtemps. J'en tirais occasion de lui tenir des propos assez tendres, en paraissant me moquer de lui; c'йtait а qui des deux serait le plus enfant. Un jour qu'en ton absence il jouait aux йchecs avec ton mari, et que je jouais au volant avec la Fanchon dans la mкme salle, elle avait le mot et j'observais notre philosophe. A son air humblement fier et а la promptitude de ses coups, je vis qu'il avait beau jeu. La table йtait petite, et l'йchiquier dйbordait. J'attendis le moment; et, sans paraоtre y tвcher, d'un revers de raquette je renversai l'йchec et mat. Tu ne vis de tes jours pareille colиre: il йtait si furieux, que, lui ayant laissй le choix d'un soufflet ou d'un baiser pour ma pйnitence, il se dйtourna quand je lui prйsentai la joue. Je lui demandai pardon, il fut inflexible. Il m'aurait laissйe а genoux si je m'y йtais mise. Je finis par lui faire une autre piиce qui lui fit oublier la premiиre, et nous fыmes meilleurs amis que jamais.

Avec une autre mйthode, infailliblement je m'en serais moins bien tirйe; et je m'aperзus une fois que, si le jeu fыt devenu sйrieux, il eыt pu trop l'кtre. C'йtait un soir qu'il nous accompagnait ce duo si simple et si touchant de Leo, Vado a morir, ben mio. Tu chantais avec assez de nйgligence; je n'en faisais pas de mкme; et, comme j'avais une main appuyйe sur le clavecin, au moment le plus pathйtique et oщ j'йtais moi-mкme йmue, il appliqua sur cette main un baiser que je sentis sur mon coeur. Je ne connais pas bien les baisers de l'amour; mais ce que je peux te dire, c'est que jamais l'amitiй, pas mкme la nфtre, n'en a donnй ni reзu de semblable а celui-lа. Eh bien! mon enfant, aprиs de pareils moments que devient-on quand on s'en va rкver seule et qu'on emporte avec soi leur souvenir? Moi, je troublai la musique: il fallut danser; je fis danser le philosophe. On soupa presque en l'air; on veilla fort avant dans la nuit; je fus me coucher bien lasse, et je ne fis qu'un sommeil.

J'ai donc de fort bonnes raisons pour ne point gкner mon humeur ni changer de maniиres. Le moment qui rendra ce changement nйcessaire est si prиs, que ce n'est pas la peine d'anticiper. Le temps ne viendra que trop tфt d'кtre prude et rйservйe. Tandis que je compte encore par vingt, je me dйpкche d'user de mes droits; car, passй la trentaine, on n'est plus folle, mais ridicule, et ton йpilogueur d'homme ose bien me dire qu'il ne me reste que six mois encore а retourner la salade avec les doigts. Patience! pour payer ce sarcasme, je prйtends la lui retourner dans six ans, et je te jure qu'il faudra qu'il la mange. Mais revenons.

Si l'on n'est pas maоtre de ses sentiments, au moins on l'est de sa conduite. Sans doute je demanderais au ciel un coeur plus tranquille, mais puissй-je а mon dernier jour offrir au souverain juge une vie aussi peu criminelle que celle que j'ai passйe cet hiver! En vйritй, je ne me reprochais rien auprиs du seul homme qui pouvait me rendre coupable. Ma chиre, il n'en est pas de mкme depuis qu'il est parti: en m'accoutumant а penser а lui dans son absence, j'y pense а tous les instants du jour; et je trouve son image plus dangereuse que sa personne. S'il est loin, je suis amoureuse; s'il est prиs, je ne suis qu'une folle: qu'il revienne, et je ne le crains plus.

Au chagrin de son йloignement s'est jointe l'inquiйtude de son rкve. Si tu as tout mis sur le compte de l'amour, tu t'es trompйe; l'amitiй avait part а ma tristesse. Depuis leur dйpart, je te voyais pвle et changйe: а chaque instant je pensais te voir tomber malade. Je ne suis pas crйdule, mais craintive. Je sais bien qu'un songe n'amиne pas un йvйnement, mais j'ai toujours peur que l'йvйnement n'arrive а sa suite. A peine ce maudit rкve m'a-t-il laissй une nuit tranquille, jusqu'а ce que je t'aie vue bien remise et reprendre tes couleurs. Dussй-je avoir mis sans le savoir un intйrкt suspect а cet empressement, il est sыr que j'aurais donnй tout au monde, pour qu'il se fыt montrй quand il s'en retourna comme un imbйcile. Enfin ma vaine terreur s'en est allйe avec ton mauvais visage. Ta santй, ton appйtit, ont plus fait que tes plaisanteries; et je t'ai vue si bien argumenter а table contre mes frayeurs, qu'elles se sont tout а fait dissipйes. Pour surcroоt de bonheur il revient, et j'en suis charmйe а tous йgards. Son retour ne m'alarme point, il me rassure; et sitфt que nous le verrons, je ne craindrai plus rien pour tes jours ni pour mon repos. Cousine, conserve-moi mon amie, et ne sois point en peine de la tienne; je rйponds d'elle tant qu'elle t'aura... Mais, mon Dieu! qu'ai-je donc qui m'inquiиte encore et me serre le coeur sans savoir pourquoi! Ah! mon enfant, faudra-t-il un jour qu'une des deux survive а l'autre? Malheur а celle sur qui doit tomber un sort si cruel! Elle restera peu digne de vivre, ou sera morte avant sa mort.

Pourrais-tu me dire а propos de quoi je m'йpuise en sottes lamentations? Foin de ces terreurs paniques qui n'ont pas le sens commun! Au lieu de parler de mort, parlons de mariage; cela sera plus amusant. Il y a longtemps que cette idйe est venue а ton mari; et s'il ne m'en eыt jamais parlй, peut-кtre ne me fыt-elle point venue а moi-mкme. Depuis lors j'y ai pensй quelquefois, et toujours avec dйdain. Fi! cela vieillit une jeune veuve. Si j'avais des enfants d'un second lit, je me croirais la grand'mиre de ceux du premier. Je te trouve aussi fort bonne de faire avec lйgиretй les honneurs de ton amie, et de regarder cet arrangement comme un soin de ta bйnigne charitй. Oh bien! je t'apprends, moi, que toutes les raisons fondйes sur tes soucis obligeants ne valent pas la moindre des miennes contre un second mariage.

Parlons sйrieusement. Je n'ai pas l'вme assez basse pour faire entrer dans ces raisons la honte de me rйtracter d'un engagement tйmйraire pris avec moi seule, ni la crainte du blвme en faisant mon devoir, ni l'inйgalitй des fortunes dans un cas oщ tout l'honneur est pour celui des deux а qui l'autre veut bien devoir la sienne; mais, sans rйpйter ce que je t'ai dit tant de fois sur mon humeur indйpendante et sur mon йloignement naturel pour le joug du mariage, je me tiens а une seule objection, et je la tire de cette voix si sacrйe que personne au monde ne respecte autant que toi. Lиve cette objection, cousine, et je me rends. Dans tous ces jeux qui te donnent tant d'effroi, ma conscience est tranquille. Le souvenir de mon mari ne me fait point rougir; j'aime а l'appeler а tйmoin de mon innocence, et pourquoi craindrais-je de faire devant son image tout ce que je faisais devant lui? En serait-il de mкme, ф Julie, si je violais les saints engagements qui nous unirent; que j'osasse jurer а un autre l'amour йternel que je lui jurai tant de fois; que mon coeur, indignement partagй, dйrobвt а sa mйmoire ce qu'il donnerait а son successeur, et ne pыt sans offenser l'un des deux remplir ce qu'il doit а l'autre? Cette mкme image qui m'est si chиre ne me donnerait qu'йpouvante et qu'effroi; sans cesse elle viendrait empoisonner mon bonheur, et son souvenir qui fait la douceur de ma vie en ferait le tourment. Comment oses-tu me parler de donner un successeur а mon mari, aprиs avoir jurй de n'en jamais donner au tien? comme si les raisons que tu m'allиgues t'йtaient moins applicables en pareil cas! Ils s'aimиrent? C'est pis encore. Avec quelle indignation verrait-il un homme qui lui fut cher usurper ses droits et rendre sa femme infidиle! Enfin, quand il serait vrai que je ne lui dois plus rien а lui-mкme, ne dois-je rien au cher gage de son amour, et puis-je croire qu'il eыt jamais voulu de moi, s'il eыt prйvu que j'eusse un jour exposй sa fille unique а se voir confondue avec les enfants d'un autre?

Encore un mot, et j'ai fini. Qui t'a dit que tous les obstacles viendraient de moi seule? En rйpondant de celui que cet engagement regarde, n'as-tu point plutфt consultй ton dйsir que ton pouvoir? Quand tu serais sыre de son aveu, n'aurais-tu donc aucun scrupule de m'offrir un coeur usй par une autre passion? Crois-tu que le mien dыt s'en contenter, et que je pusse кtre heureuse avec un homme que je ne rendrais pas heureux? Cousine, penses-y mieux; sans exiger plus d'amour que je n'en puis ressentir moi-mкme, tous les sentiments que j'accorde je veux qu'ils me soient rendus; et je suis trop honnкte femme pour pouvoir me passer de plaire а mon mari. Quel garant as-tu donc de tes espйrances? Un certain plaisir а se voir, qui peut кtre l'effet de la seule amitiй; un transport passager qui peut naоtre а notre вge de la seule diffйrence du sexe; tout cela suffit-il pour les fonder? Si ce transport eыt produit quelque sentiment durable, est-il croyable qu'il s'en fыt tu non seulement а moi, mais а toi, mais а ton mari, de qui ce propos n'eыt pu qu'кtre favorablement reзu? En a-t-il jamais dit un mot а personne? Dans nos tкte-а-tкte a-t-il jamais йtй question que de toi? A-t-il jamais йtй question de moi dans les vфtres? Puis-je penser que, s'il avait eu lа-dessus quelque secret pйnible а garder, je n'aurais jamais aperзu sa contrainte, ou qu'il ne lui serait jamais йchappй d'indiscrйtion? Enfin, mкme depuis son dйpart, de laquelle de nous deux parle-t-il le plus dans ses lettres, de laquelle est-il occupй dans ses songes? Je t'admire de me croire sensible et tendre, et de ne pas imaginer que je me dirai tout cela! Mais j'aperзois vos ruses, ma mignonne; c'est pour vous donner droit de reprйsailles que vous m'accusez d'avoir jadis sauvй mon coeur aux dйpens du vфtre. Je ne suis pas la dupe de ce tour-lа.

Voilа toute ma confession, cousine: je l'ai faite pour t'йclairer et non pour te contredire. Il me reste а te dйclarer ma rйsolution sur cette affaire. Tu connais а prйsent mon intйrieur aussi bien et peut-кtre mieux que moi-mкme: mon honneur, mon bonheur, te sont chers autant qu'а moi, et dans le calme des passions la raison te fera mieux voir oщ je dois trouver l'un et l'autre. Charge-toi donc de ma conduite; je t'en remets l'entiиre direction. Rentrons dans notre йtat naturel, et changeons entre nous de mйtier; nous nous en tirerons mieux toutes deux. Gouverne; je serai docile: c'est а toi de vouloir ce que je dois faire, а moi de faire ce que tu voudras. Tiens mon вme а couvert dans la tienne; que sert aux insйparables d'en avoir deux?

Ah зa! revenons а prйsent а nos voyageurs. Mais j'ai dйjа tant parlй de l'un que je n'ose plus parler de l'autre, de peur que la diffйrence du style ne se fоt un peu trop sentir, et que l'amitiй mкme que j'ai pour l'Anglais ne dоt trop en faveur du Suisse. Et puis, que dire sur des lettres qu'on n'a pas vues? Tu devais bien au moins m'envoyer celle de milord Edouard; mais tu n'as osй l'envoyer sans l'autre, et tu as fort bien fait... Tu pouvais pourtant faire mieux encore... Ah! vivent les duиgnes de vingt ans! elles sont plus traitables qu'а trente.

Il faut au moins que je me venge en t'apprenant ce que tu as opйrй par cette belle rйserve; c'est de me faire imaginer la lettre en question... cette lettre si... cent fois plus si qu'elle ne l'est rйellement. De dйpit je me plais а la remplir de choses qui n'y sauraient кtre. Va, si je n'y suis pas adorйe, c'est а toi que je ferai payer tout ce qu'il en faudra rabattre.

En vйritй, je ne sais aprиs tout cela comment tu m'oses parler du courrier d'Italie. Tu prouves que mon tort ne fut pas de l'attendre, mais de ne pas l'attendre assez longtemps. Un pauvre petit quart d'heure de plus, j'allais au-devant du paquet, je m'en emparais la premiиre, je lisais, le tout а mon aise, et c'йtait mon tour de me faire valoir. Les raisins sont trop verts. On me retient deux lettres; mais j'en ai deux autres que, quoi que tu puisses croire, je ne changerais sыrement pas contre celle-lа, quand tous les si du monde y seraient. Je te jure que si celle d'Henriette ne tient pas sa place а cфtй de la tienne, c'est qu'elle la passe, et que ni toi ni moi n'йcrirons de la vie rien d'aussi joli. Et puis on se donnera les airs de traiter ce prodige de petite impertinente! Ah! c'est assurйment pure jalousie. En effet, te voit-on jamais а genoux devant elle lui baiser humblement les deux mains l'une aprиs l'autre? Grвce а toi, la voilа modeste comme une vierge, et grave comme un Caton; respectant tout le monde; jusqu'а sa mиre: il n'y a plus le mot pour rire а ce qu'elle dit; а ce qu'elle йcrit, passe encore. Aussi, depuis que j'ai dйcouvert ce nouveau talent, avant que tu gвtes ses lettres comme ses propos, je compte йtablir de sa chambre а la mienne un courrier d'Italie dont on n'escamotera point les paquets.

Adieu, petite cousine. Voilа des rйponses qui t'apprendront а respecter mon crйdit renaissant. Je voulais te parler de ce pays et de ses habitants, mais il faut mettre fin а ce volume; et puis tu m'as toute brouillйe avec tes fantaisies, et le mari m'a presque fait oublier les hфtes. Comme nous avons encore cinq ou six jours а rester ici, et que j'aurai le temps de mieux revoir le peu que j'ai vu, tu ne perdras rien pour attendre, et tu peux compter sur un second tome avant mon dйpart.

 

Lettre III de milord Edouard а M. de Wolmar

Non, cher Wolmar, vous ne vous кtes point trompй; le jeune homme est sыr; mais moi je ne le suis guиre, et j'ai failli payer cher l'expйrience qui m'en a convaincu. Sans lui je succombais moi-mкme а l'йpreuve que je lui avais destinйe. Vous savez que, pour contenter sa reconnaissance, et remplir son coeur de nouveaux objets, j'affectais de donner а ce voyage plus d'importance qu'il n'en avait rйellement. D'anciens penchants а flatter, une vieille habitude а suivre encore une fois, voilа, avec ce qui se rapportait а Saint-Preux, tout ce qui m'engageait а l'entreprendre. Dire les derniers adieux aux attachements de ma jeunesse, ramener un ami parfaitement guйri, voilа tout le fruit que j'en voulais recueillir.

Je vous ai marquй que le songe de Villeneuve m'avait laissй des inquiйtudes. Ce songe me rendit suspects les transports de joie auxquels il s'йtait livrй, quand je lui avais annoncй qu'il йtait le maоtre d'йlever vos enfants et de passer sa vie avec vous. Pour mieux l'observer dans les effusions de son coeur, j'avais d'abord prйvenu ses difficultйs; en lui dйclarant que je m'йtablirais moi-mкme avec vous, je ne laissais plus а son amitiй d'objections а me faire; mais de nouvelles rйsolutions me firent changer de langage.

Il n'eut pas vu trois fois la marquise, que nous fыmes d'accord sur son compte. Malheureusement pour elle, elle voulut le gagner, et ne fit que lui montrer ses artifices. L'infortunйe! que de grandes qualitйs sans vertu! que d'amour sans honneur! Cet amour ardent et vrai me touchait, m'attachait, nourrissait le mien; mais il prit la teinte de son вme noire, et finit par me faire horreur. Il ne fut plus question d'elle.

Quand il eut vu Laure, qu'il connut son coeur, sa beautй, son esprit, et cet attachement sans exemple, trop fait pour me rendre heureux, je rйsolus de me servir d'elle pour bien йclaircir l'йtat de Saint-Preux. "Si j'йpouse Laure, lui dis-je, mon dessein n'est pas de la mener а Londres, oщ quelqu'un pourrait la reconnaоtre, mais dans des lieux oщ l'on sait honorer la vertu partout oщ elle est; vous remplirez votre emploi, et nous ne cesserons point de vivre ensemble. Si je ne l'йpouse pas, il est temps de me recueillir. Vous connaissez ma maison d'Oxfordshire, et vous choisirez d'йlever les enfants d'un de vos amis, ou d'accompagner l'autre dans sa solitude." Il me fit la rйponse а laquelle je pouvais m'attendre; mais je voulais l'observer par sa conduite. Car si, pour vivre а Clarens, il favorisait un mariage qu'il eыt dы blвmer, ou, si dans cette occasion dйlicate, il prйfйrait а son bonheur la gloire de son ami, dans l'un et dans l'autre cas l'йpreuve йtait faite, et son coeur йtait jugй.

Je le trouvai d'abord tel que je le dйsirais, ferme contre le projet que je feignais d'avoir, et armй de toutes les raisons qui devaient m'empкcher d'йpouser Laure. Je sentais ces raisons mieux que lui; mais je la voyais sans cesse, et je la voyais affligйe et tendre. Mon coeur, tout а fait dйtachй de la marquise, se fixa par ce commerce assidu. Je trouvai dans les sentiments de Laure de quoi redoubler l'attachement qu'elle m'avait inspirй. J'eus honte de sacrifier а l'opinion, que je mйprisais, l'estime que je devais а son mйrite; ne devais-je rien aussi а l'espйrance que je lui avais donnйe, sinon par mes discours, au moins par mes soins? Sans avoir rien promis, ne rien tenir c'йtait la tromper; cette tromperie йtait barbare. Enfin, joignant а mon penchant une espиce de devoir, en songeant plus а mon bonheur qu'а ma gloire, j'achevai de l'aimer par raison; je rйsolus de pousser la feinte aussi loin qu'elle pouvait aller, et jusqu'а la rйalitй mкme si je ne pouvais m'en tirer autrement sans injustice.

Cependant je sentis augmenter mon inquiйtude sur le compte du jeune homme, voyant qu'il ne remplissait pas dans toute sa force le rфle dont il s'йtait chargй. Il s'opposait а mes vues, il improuvait le noeud que je voulais former; mais il combattait mal mon inclination naissante, et me parlait de Laure avec tant d'йloges, qu'en paraissant me dйtourner de l'йpouser, il augmentait mon penchant pour elle. Ces contradictions m'alarmиrent. Je ne le trouvais point aussi ferme qu'il aurait dы l'кtre: il semblait n'oser heurter de front mon sentiment, il mollissait contre ma rйsistance, il craignait de me fвcher, il n'avait point а mon grй pour son devoir l'intrйpiditй qu'il inspire а ceux qui l'aiment.

D'autres observations augmentиrent ma dйfiance; je sus qu'il voyait Laure en secret; je remarquais entre eux des signes d'intelligence. L'espoir de s'unir а celui qu'elle avait tant aimй ne la rendait point gaie. Je lisais bien la mкme tendresse dans ses regards, mais cette tendresse n'йtait plus mкlйe de joie а mon abord, la tristesse y dominait toujours. Souvent, dans les plus doux йpanchements de son coeur, je la voyais jeter sur le jeune homme un coup d'oeil а la dйrobйe, et ce coup d'oeil йtait suivi de quelques larmes qu'on cherchait а me cacher. Enfin le mystиre fut poussй au point que j'en fus alarmй. Jugez de ma surprise. Que pouvais-je penser? N'avais-je rйchauffй qu'un serpent dans mon sein? Jusqu'oщ n'osais-je point porter mes soupзons et lui rendre son ancienne injustice! Faibles et malheureux que nous sommes! c'est nous qui faisons nos propres maux. Pourquoi nous plaindre que les mйchants nous tourmentent, si les bons se tourmentent encore entre eux?

Tout cela ne fit qu'achever de me dйterminer. Quoique j'ignorasse le fond de cette intrigue, je voyais que le coeur de Laure йtait toujours le mкme; et cette йpreuve ne me la rendait que plus chиre. Je me proposais d'avoir une explication avec elle avant la conclusion; mais je voulais attendre jusqu'au dernier moment, pour prendre auparavant par moi-mкme tous les йclaircissements possibles. Pour lui, j'йtais rйsolu de me convaincre, de le convaincre, enfin d'aller jusqu'au bout avant que de lui rien dire ni de prendre un parti par rapport а lui, prйvoyant une rupture infaillible, et ne voulant pas mettre un bon naturel et vingt ans d'honneur en balance avec des soupзons.

La marquise n'ignorait rien de ce qui se passait entre nous. Elle avait des йpies dans le couvent de Laure, et parvint а savoir qu'il йtait question de mariage. Il n'en fallut pas davantage pour rйveiller ses fureurs; elle m'йcrivit des lettres menaзantes. Elle fit plus que d'йcrire; mais comme ce n'йtait pas la premiиre fois, et que nous йtions sur nos gardes, ses tentatives furent vaines. J'eus seulement le plaisir de voir dans l'occasion que Saint-Preux savait payer de sa personne, et ne marchandait pas sa vie pour sauver celle d'un ami.

Vaincue par les transports de sa rage, la marquise tomba malade et ne se releva plus. Ce fut lа le terme de ses tourments et de ses crimes. Je ne pus apprendre son йtat sans en кtre affligй. Je lui envoyai le docteur Eswin; Saint-Preux y fut de ma part: elle ne voulut voir ni l'un ni l'autre; elle ne voulut pas mкme entendre parler de moi, et m'accabla d'imprйcations horribles chaque fois qu'elle entendit prononcer mon nom. Je gйmis sur elle, et sentis mes blessures prкtes а se rouvrir. La raison vainquit encore; mais j'eusse йtй le dernier des hommes de songer au mariage, tandis qu'une femme qui me fut si chиre йtait а l'extrйmitй. Saint-Preux, craignant qu'enfin je ne pusse rйsister au dйsir de la voir, me proposa le voyage de Naples et j'y consentis.

Le surlendemain de notre arrivйe, je le vis entrer dans ma chambre avec une contenance ferme et grave, et tenant une lettre а la main. Je m'йcriai: "La marquise est morte! - Plыt а Dieu! reprit-il froidement, il vaut mieux n'кtre plus que d'exister pour mal faire. Mais ce n'est pas d'elle que je viens vous parler; йcoutez-moi." J'attendis en silence.

"Milord, me dit-il, en me donnant le saint nom d'ami, vous m'apprоtes а le porter. J'ai rempli la fonction dont vous m'avez chargй; et vous voyant prкt а vous oublier, j'ai dы vous rappeler а vous-mкme. Vous n'avez pu rompre une chaоne que par une autre. Toutes deux йtaient indignes de vous. S'il n'eыt йtй question que d'un mariage inйgal, je vous aurais dit: Songez que vous кtes pair d'Angleterre, et renoncez aux honneurs du monde, ou respectez l'opinion. Mais un mariage abject!... vous!... Choisissez mieux votre йpouse. Ce n'est pas assez qu'elle soit vertueuse, elle doit кtre sans tache... La femme d'Edouard Bomston n'est pas facile а trouver. Voyez ce que j'ai fait."

Alors il me remit la lettre. Elle йtait de Laure. Je ne l'ouvris pas sans йmotion. "L'amour a vaincu, me disait-elle; vous avez voulu m'йpouser; je suis contente. Votre ami m'a dictй mon devoir; je le remplis sans regret. En vous dйshonorant, j'aurais vйcu malheureuse; en vous laissant votre gloire, je crois la partager. Le sacrifice de tout mon bonheur а un devoir si cruel me fait oublier la honte de ma jeunesse. Adieu, dиs cet instant je cesse d'кtre en votre pouvoir et au mien. Adieu pour jamais. O Edouard! ne portez pas le dйsespoir dans ma retraite; йcoutez mon dernier voeu. Ne donnez а nulle autre une place que je n'ai pu remplir. Il fut au monde un coeur fait pour vous, et c'йtait celui de Laure."

L'agitation m'empкchait de parler. Il profita de mon silence pour me dire qu'aprиs mon dйpart elle avait pris le voile dans le couvent oщ elle йtait pensionnaire; que la cour de Rome, informйe qu'elle devait йpouser un luthйrien, avait donnй des ordres pour m'empкcher de la revoir; et il m'avoua franchement qu'il avait pris tous ces soins de concert avec elle. "Je ne m'opposai point а vos projets, continua-t-il, aussi vivement que je l'aurais pu, craignant un retour а la marquise, et voulant donner le change а cette ancienne passion par celle de Laure. En vous voyant aller plus loin qu'il ne fallait, je fis d'abord parle la raison; mais ayant trop acquis par mes propres fautes le droit de me dйfier d'elle, je sondai le coeur de Laure; et y trouvant toute la gйnйrositй qui est insйparable du vйritable amour, je m'en prйvalus pour la porter au sacrifice qu'elle vient de faire. L'assurance de n'кtre plus l'objet de votre mйpris lui releva le courage et la rendit plus digne de votre estime. Elle a fait son devoir; il faut faire le vфtre."

Alors, s'approchant avec transport, il me dit en me serrant contre sa poitrine: "Ami, je lis, dans le sort commun que le ciel nous envoie, la loi commune qu'il nous prescrit. Le rиgne de l'amour est passй, que celui de l'amitiй commence; mon coeur n'entend plus que sa voix sacrйe, il ne connaоt plus d'autre chaоne que celle qui me lie а toi. Choisis le sйjour que tu veux habiter: Clarens, Oxford, Londres, Paris ou Rome; tout me convient, pourvu que nous y vivions ensemble. Va, viens oщ tu voudras, cherche un asile en quelque lieu que ce puisse кtre, je te suivrai partout: j'en fais le serment solennel а la face du Dieu vivant, je ne te quitte plus qu'а la mort."

Je fus touchй. Le zиle et le feu de cet ardent jeune homme йclataient dans ses yeux. J'oubliai la marquise et Laure. Que peut-on regretter au monde quand on y conserve un ami? Je vis aussi, par le parti qu'il prit sans hйsiter dans cette occasion, qu'il йtait guйri vйritablement, et que vous n'aviez pas perdu vos peines; enfin j'osai croire, par le voeu qu'il fit de si bon coeur de rester attachй а moi, qu'il l'йtait plus а la vertu qu'а ses anciens penchants. Je puis donc vous le ramener en toute confiance. Oui, cher Wolmar, il est digne d'йlever des hommes, et, qui plus est, d'habiter votre maison.

Peu de jours aprиs j'appris la mort de la marquise. Il y avait longtemps pour moi qu'elle йtait morte; cette perte ne me toucha plus. Jusqu'ici j'avais regardй le mariage comme une dette que chacun contracte а sa naissance envers son espиce, envers son pays, et j'avais rйsolu de me marier moins par inclination que par devoir. J'ai changй de sentiment. L'obligation de se marier n'est pas commune а tous; elle dйpend pour chaque homme de l'йtat oщ le sort l'a placй: c'est pour le peuple, pour l'artisan, pour le villageois, pour les hommes vraiment utiles, que le cйlibat est illicite; pour les ordres qui dominent les autres, auxquels tout tend sans cesse, et qui ne sont toujours que trop remplis, il est permis et mкme convenable. Sans cela l'Etat ne fait que se dйpeupler par la multiplication des sujets qui lui sont а charge. Les hommes auront toujours assez de maоtres, et l'Angleterre manquera plus tфt de laboureurs que de pairs.

Je me crois donc libre et maоtre de moi dans la condition oщ le ciel m'a fait naоtre. A l'вge oщ je suis on ne rйpare plus les pertes que mon coeur a faites. Je le dйvoue а cultiver ce qui me reste, et ne puis mieux le rassembler qu'а Clarens. J'accepte donc toutes vos offres, sous les conditions que ma fortune y doit mettre, afin qu'elle ne me soit pas inutile. Aprиs l'engagement qu'a pris Saint-Preux, je n'ai plus d'autre moyen de le tenir auprиs de vous que d'y demeurer moi-mкme; et si jamais il y est de trop, il me suffira d'en partir. Le seul embarras qui me reste est pour mes voyages d'Angleterre; car quoique je n'aie plus aucun crйdit dans le parlement, il me suffit d'en кtre membre pour faire mon devoir jusqu'а la fin. Mais j'ai un collиgue et un ami sыr, que je puis charger de ma voix dans les affaires courantes. Dans les occasions oщ je croirai devoir m'y trouver moi-mкme, notre йlиve pourra m'accompagner, mкme avec les siens quand ils seront un peu plus grands, et que vous voudrez bien nous les confier. Ces voyages ne sauraient que leur кtre utiles, et ne seront pas assez longs pour affliger beaucoup leur mиre.

Je n'ai point montrй cette lettre а Saint-Preux; ne la montrez pas entiиre а vos dames: il convient que le projet de cette йpreuve ne soit jamais connu que de vous et de moi. Au surplus, ne leur cachez rien de ce qui fait honneur а mon digne ami, mкme а mes dйpens. Adieu, cher Wolmar. Je vous envoie les dessins de mon pavillon: rйformez, changez comme il vous plaira; mais faites-y travailler dиs а prйsent, s'il se peut. J'en voulais фter le salon de musique; car tous mes goыts sont йteints, et je ne me soucie plus de rien. Je le laisse, а la priиre de Saint-Preux qui se propose d'exercer dans ce salon vos enfants. Vous recevrez aussi quelques livres pour l'augmentation de votre bibliothиque. Mais que trouverez-vous de nouveau dans des livres? O Wolmar! il ne vous manque que d'apprendre а lire dans celui de la nature pour кtre le plus sage des mortels.

 

Lettre IV. Rйponse

Je me suis attendu, cher Bomston, au dйnoыment de vos longues aventures. Il eыt paru bien йtrange qu'ayant rйsistй si longtemps а vos penchants, vous eussiez attendu, pour vous laisser vaincre, qu'un ami vоnt vous soutenir, quoiqu'а vrai dire on soit souvent plus faible en s'appuyant sur un autre que quand on ne compte que sur soi. J'avoue pourtant que je fus alarmй de votre derniиre lettre, oщ vous m'annonciez votre mariage avec Laure comme une affaire absolument dйcidйe. Je doutai de l'йvйnement malgrй votre assurance; et, si mon attente eыt йtй trompйe, de mes jours je n'aurais revu Saint-Preux. Vous avez fait tous deux ce que j'avais espйrй de l'un et de l'autre; et vous avez trop bien justifiй le jugement que j'avais portй de vous, pour que je ne sois pas charmй de vous voir reprendre nos premiers arrangements. Venez, hommes rares, augmenter et partager le bonheur de cette maison. Quoi qu'il en soit de l'espoir des croyants dans l'autre vie, j'aime а passer avec eux celle-ci; et je sens que vous me convenez tous mieux tels que vous кtes, que si vous aviez le malheur de penser comme moi.

Au reste, vous savez ce que je vous dis sur son sujet а votre dйpart. Je n'avais pas besoin, pour le juger, de votre йpreuve; car la mienne йtait faite, et je crois le connaоtre autant qu'un homme en peut connaоtre un autre. J'ai d'ailleurs plus d'une raison de compter sur son coeur, et de bien meilleures cautions de lui que lui-mкme. Quoique dans votre renoncement au mariage il paraisse vouloir vous imiter, peut-кtre trouverez-vous ici de quoi l'engager а changer de systиme. Je m'expliquerai mieux aprиs votre retour.

Quant а vous, je trouve vos distinctions sur le cйlibat toutes nouvelles et fort subtiles. Je les crois mкme judicieuses pour le politique qui balance les forces respectives de l'Etat, afin d'en maintenir l'йquilibre. Mais je ne sais si dans vos principes ces raisons sont assez solides, pour dispenser les particuliers de leur devoir envers la nature. Il semblerait que la vie est un bien qu'on ne reзoit qu'а la charge de le transmettre, une sorte de substitution qui doit passer de race en race, et que quiconque eut un pиre est obligй de le devenir. C'йtait votre sentiment jusqu'ici, c'йtait une des raisons de votre voyage; mais je sais d'oщ vous vient cette nouvelle philosophie, et j'ai vu dans le billet de Laure un argument auquel votre coeur n'a point de rйplique.

La petite cousine est, depuis huit ou dix jours, а Genиve avec sa famille pour des emplettes et d'autres affaires. Nous l'attendons de retour de jour en jour. J'ai dit а ma femme de votre lettre tout ce qu'elle en devait savoir. Nous avons appris par M. Miol que le mariage йtait rompu; mais elle ignorait la part qu'avait Saint-Preux а cet йvйnement. Soyez sыr qu'elle n'apprendra jamais qu'avec la plus vive joie tout ce qu'il fera pour mйriter vos bienfaits et justifier votre estime. Je lui ai montrй les dessins de votre pavillon; elle les trouve de trиs bon goыt; nous y ferons pourtant quelques changements que le local exige, et qui rendront votre logement plus commode: vous les approuverez sыrement. Nous attendons l'avis de Claire avant d'y toucher; car vous savez qu'on ne peut rien faire sans elle. En attendant, j'ai dйjа mis du monde en oeuvre, et j'espиre qu'avant hier la maзonnerie sera fort avancйe.

Je vous remercie de vos livres: mais je ne lis plus ceux que j'entends, et il est trop tard pour apprendre а lire ceux que je n'entends pas. Je suis pourtant moins ignorant que vous ne m'accusez de l'кtre. Le vrai livre de la nature est pour moi le coeur des hommes, et la preuve que j'y sais lire est dans mon amitiй pour vous.

 

Lettre V de Madame d'Orbe а Madame de Wolmar

J'ai bien des griefs, cousine, а la charge de ce sйjour. Le plus grave est qu'il me donne envie d'y rester. La ville est charmante, les habitants sont hospitaliers, les moeurs sont honnкtes et la libertй, que j'aime sur toutes choses, semble s'y кtre rйfugiйe. Plus je contemple ce petit Etat, plus je trouve qu'il est beau d'avoir une patrie; et Dieu garde de mal tous ceux qui pensent en avoir une, et n'ont pourtant qu'un pays! Pour moi, je sens que, si j'йtais nйe dans celui-ci, j'aurais l'вme toute romaine. Je n'oserais pourtant pas trop dire а prйsent,

Rome n'est plus а Rome, elle est toute oщ je suis;

car j'aurais peur que dans ta malice tu n'allasses penser le contraire. Mais pourquoi donc Rome, et toujours Rome? Restons а Genиve.

Je ne te dirai rien de l'aspect du pays. Il ressemble au nфtre, exceptй qu'il est moins montueux, plus champкtre, et qu'il n'a pas des chalets si voisins. Je ne te dirai rien non plus du gouvernement. Si Dieu ne t'aide, mon pиre t'en parlera de reste: il passe toute la journйe а politiquer avec les magistrats dans la joie de son coeur; et je le vois dйjа trиs mal йdifiй que la gazette parle si peu de Genиve. Tu peux juger de leurs confйrences par mes lettres. Quand ils m'excиdent, je me dйrobe, et je t'ennuie pour me dйsennuyer.

Tout ce qui m'est restй de leurs longs entretiens, c'est beaucoup d'estime pour le grand sens qui rиgne en cette ville. A voir l'action et rйaction mutuelles de toutes les parties de l'Etat qui le tiennent en йquilibre, on ne peut douter qu'il n'y ait plus d'art et de vrai talent employйs au gouvernement de cette petite rйpublique qu'а celui des plus vastes empires, oщ tout se soutient par sa propre masse, et oщ les rкnes de l'Etat peuvent tomber entre les mains d'un sot sans que les affaires cessent d'aller. Je te rйponds qu'il n'en serait pas, de mкme ici. Je n'entends jamais parler а mon pиre de tous ces grands ministres des grandes cours, sans songer а ce pauvre musicien qui barbouillait si fiиrement sur notre grand orgue а Lausanne et qui se croyait un fort habile homme parce qu'il faisait beaucoup de bruit. Ces gens-ci n'ont qu'une petite йpinette mais ils en savent tirer une bonne harmonie, quoiqu'elle soit souvent assez mal d'accord.

Je ne te dirai rien non plus... Mais а force de ne te rien dire, je ne finirais pas. Parlons de quelque chose pour avoir plus tфt fait. Le Genevois est de tous les peuples du monde celui qui cache le moins son caractиre et qu'on connaоt le plus promptement. Ses moeurs, ses vices mкmes, sont mкlйs de franchise. Il se sent naturellement bon; et cela lui suffit pour ne pas craindre de se montrer tel qu'il est. Il a de la gйnйrositй, du sens, de la pйnйtration; mais il aime trop l'argent: dйfaut que j'attribue а sa situation qui le lui rend nйcessaire, car le territoire ne suffirait pas pour nourrir les habitants.

Il arrive de lа que les Genevois, йpars dans l'Europe pour s'enrichir, imitent les grands airs des йtrangers, et aprиs avoir pris les vices des pays oщ ils ont vйcu, les rapportent chez eux en triomphe avec leurs trйsors. Ainsi le luxe des autres peuples leur fait mйpriser leur antique simplicitй; la fiиre libertй leur paraоt ignoble; ils se forgent des fers d'argent, non comme une chaоne, mais comme un ornement.

Eh bien! ne me voilа-t-il pas encore dans cette maudite politique? Je m'y perds, je m'y noie, j'en ai par-dessus la tкte, je ne sais plus par oщ m'en tirer. Je n'entends parler ici d'autre chose, si ce n'est quand mon pиre n'est pas avec nous, ce qui n'arrive qu'aux heures des courriers. C'est nous, mon enfant, qui portons partout notre influence; car, d'ailleurs, les entretiens du pays sont utiles et variйs, et l'on n'apprend rien de bon dans les livres qu'on ne puisse apprendre ici dans la conversation. Comme autrefois les moeurs anglaises ont pйnйtrй jusqu'en ce pays, les hommes, y vivant encore un peu plus sйparйs des femmes que dans le nфtre, contractent entre eux un ton plus grave, et gйnйralement plus de soliditй dans leurs discours. Mais aussi cet avantage a son inconvйnient qui se fait bientфt sentir. Des longueurs toujours excйdantes, des arguments, des exordes, un peu d'apprкt, quelquefois des phrases, rarement de la lйgиretй, jamais de cette simplicitй naпve qui dit le sentiment avant la pensйe, et fait si bien valoir ce qu'elle dit. Au lieu que le Franзais йcrit comme il parle, ceux-ci parlent comme ils йcrivent; ils dissertent au lieu de causer; on les croirait toujours prкts а soutenir thиse. Ils distinguent, ils divisent, ils traitent la conversation par points: ils mettent dans leurs propos la mкme mйthode que dans leurs livres; ils sont auteurs, et toujours auteurs. Ils semblent lire en parlant, tant ils observent bien les йtymologies, tant ils font sonner toutes les lettres avec soin! Ils articulent le marc du raisin comme Marc nom d'homme; ils disent exactement du taba-k, et non pas du taba, un pare-sol et non pas un para-sol; avant-t-hier et non pas avan-hier, secrйtaire et non pas segretaire, un lac-d'amour oщ l'on se noie, et non pas oщ l'on s'йtrangle; partout les s finales, partout les r des infinitifs; enfin leur parler est toujours soutenu, leurs discours sont des harangues, et ils jasent comme s'ils prкchaient.

Ce qu'il y a de singulier, c'est qu'avec ce ton dogmatique et froid ils sont vifs, impйtueux, et ont les passions trиs ardentes; ils diraient mкme assez bien les choses, de sentiment s'ils ne disaient pas tout, ou s'ils ne parlaient qu'а des oreilles. Mais leurs points, leurs virgules, sont tellement insupportables, ils peignent si posйment des йmotions si vives que, quand ils ont achevй leur dire, on chercherait volontiers autour d'eux oщ est l'homme qui sent ce qu'ils ont йcrit.

Au reste, il faut t'avouer que je suis un peu payйe pour bien penser de leurs coeurs, et croire qu'ils ne sont pas de mauvais goыt. Tu sauras en confidence qu'un joli monsieur а marier et, dit-on, fort riche, m'honore de ses attentions, et qu'avec des propos assez tendres il ne m'a point fait chercher ailleurs l'auteur de ce qu'il me disait. Ah! s'il йtait venu il y a dix-huit mois, quel plaisir j'aurais pris а me donner un souverain pour esclave, et а faire tourner la tкte а un magnifique seigneur! Mais а prйsent la mienne n'est plus assez droite pour que le jeu me soit agrйable, et je sens que toutes mes folies s'en vont avec ma raison.

Je reviens а ce goыt de lecture qui porte les Genevois а penser. Il s'йtend а tous les йtats, et se fait sentir dans tous avec avantage. Le Franзais lit beaucoup; mais il ne lit que les livres nouveaux, ou plutфt il les parcourt, moins pour les lire que pour dire qu'il les a lus. Le Genevois ne lit que les bons livres; il les lit, il les digиre: il ne les juge pas, mais il les sait. Le jugement et le choix se font а Paris; les livres choisis sont presque les seuls qui vont а Genиve. Cela fait que la lecture y est moins mкlйe et s'y fait avec plus de profit. Les femmes dans leur retraite lisent de leur cфtй; et leur ton s'en ressent aussi, mais d'une autre maniиre. Les belles dames y sont petites-maоtresses et beaux esprits tout comme chez nous. Les petites citadines elles-mкmes prennent dans les livres un babil plus arrangй, et certain choix d'expressions qu'on est йtonnй d'entendre sortir de leur bouche, comme quelquefois de celle des enfants. Il faut tout le bon sens des hommes, toute la gaietй des femmes, et tout l'esprit qui leur est commun, pour qu'on ne trouve pas les premiers un peu pйdants et les autres un peu prйcieuses.

Hier, vis-а-vis de ma fenкtre, deux filles d'ouvriers, fort jolies, causaient devant leur boutique d'un air assez enjouй pour me donner de la curiositй. Je prкtai l'oreille, et j'entendis qu'une des deux proposait en riant d'йcrire leur journal. "Oui, reprit l'autre а l'instant; le journal tous les matins, et tous les soirs le commentaire." Qu'en dis-tu, cousine? Je ne sais si c'est lа le ton des filles d'artisans; mais je sais qu'il faut faire un furieux emploi du temps, pour ne tirer du cours des journйes que le commentaire de son journal. Assurйment la petite personne avait lu les aventures des Mille et une Nuits.

Avec ce style un peu guindй, les Genevoises ne laissent pas d'кtre vives et piquantes, et l'on voit autant de grandes passions ici qu'en ville du monde. Dans la simplicitй de leur parure elles ont de la grвce et du goыt; elles en ont dans leur entretien, dans leurs maniиres. Comme les hommes sont moins galants que tendres, les femmes sont moins coquettes que sensibles; et cette sensibilitй donne mкme aux plus honnкtes un tour d'esprit agrйable et fin qui va au coeur et qui en tire tout sa finesse. Tant que les Genevoises seront Genevoises, elles seront les plus aimables femmes de l'Europe; mais bientфt elles voudront кtre Franзaises, et alors les Franзaises vaudront mieux qu'elles.

Ainsi tout dйpйrit avec les moeurs. Le meilleur goыt tient а la vertu mкme; il disparaоt avec elle, et fait place а un goыt factice et guindй, qui n'est plus que l'ouvrage de la mode. Le vйritable esprit est presque dans le mкme cas. N'est-ce pas la modestie de notre sexe qui nous oblige d'user d'adresse pour repousser les agaceries des hommes, et s'ils ont besoin d'art pour se faire йcouter, nous en faut-il moins pour savoir ne les pas entendre? N'est-ce pas eux qui nous dйlient l'esprit et la langue, qui nous rendent plus vives а la riposte, et nous forcent de nous moquer d'eux? Car enfin, tu as beau dire, une certaine coquetterie maligne et railleuse dйsoriente encore plus les soupirants que le silence ou le mйpris. Quel plaisir de voir un beau Cйladon, tout dйconcertй, se confondre, se troubler, se perdre а chaque repartie; de s'environner contre lui de traits moins brыlants, mais plus aigus que ceux de l'Amour; de le cribler de pointes de glace qui piquent а l'aide du froid! Toi mкme qui ne fais semblant de rien, crois-tu que tes maniиres naпves et tendres, ton air timide et doux, cachent moins de ruse et d'habiletй que toutes mes йtourderies? Ma foi, mignonne, s'il fallait compter les galants que chacune de nous a persiflйs, je doute fort qu'avec ta mine hypocrite ce fыt toi qui serais en reste. Je ne puis m'empкcher de rire encore en songeant а ce pauvre Conflans, qui venait tout en furie me reprocher que tu l'aimais trop. "Elle est si caressante, me disait-il, que je ne sais de quoi me plaindre; elle me parle avec tant de raison, que j'ai honte d'en manquer devant elle; et je la trouve si fort mon amie, que je n'ose кtre son amant."

Je ne crois pas qu'il y ait nulle part au monde des йpoux plus unis et de meilleurs mйnages que dans cette ville. La vie domestique y est agrйable et douce: on y voit des maris complaisants, et presque d'autres Julies. Ton systиme se vйrifie trиs bien ici. Les deux sexes gagnent de toutes maniиres а se donner des travaux et des amusements diffйrents qui les empкchent de se rassasier l'un de l'autre, et font qu'ils se retrouvent avec plus de plaisir. Ainsi s'aiguise la voluptй du sage; s'abstenir pour jouir, c'est ta philosophie; c'est l'йpicurйisme de la raison.

Malheureusement cette antique modestie commence а dйcliner. On se rapproche, et les coeurs s'йloignent. Ici, comme chez nous, tout est mкlй de bien et de mal, mais а diffйrentes mesures. Le Genevois tire ses vertus de lui-mкme; ses vices lui viennent d'ailleurs. Non seulement il voyage beaucoup, mais il adopte aisйment les moeurs et les maniиres des autres peuples; il parle avec facilitй toutes les langues; il prend sans peine leurs divers accents, quoiqu'il ait lui-mкme un accent traоnant trиs sensible, surtout dans les femmes, qui voyagent moins. Plus humble de sa petitesse que fier de sa libertй, il se fait chez les nations йtrangиres une honte de sa patrie; il se hвte pour ainsi dire de se naturaliser dans le pays oщ il vit, comme pour faire oublier le sien: peut-кtre la rйputation qu'il a d'кtre вpre au gain contribue-t-elle а cette coupable honte. Il vaudrait mieux sans doute effacer par son dйsintйressement l'opprobre du nom genevois, que de l'avilir encore en craignant de le porter; mais le Genevois le mйprise, mкme en le rendant estimable, et il a plus de tort encore de ne pas honorer son pays de son propre mйrite.

Quelque avide qu'il puisse кtre, on ne le voit guиre aller а la fortune par des moyens serviles et bas; il n'aime point s'attacher aux grands et ramper dans les cours. L'esclavage personnel ne lui est pas moins odieux que l'esclavage civil. Flexible et liant comme Alcibiade, il supporte aussi peu la servitude; et quand il se plie aux usages des autres, il les imite sans s'y assujettir. Le commerce, йtant de tous les moyens de s'enrichir le plus compatible avec la libertй, est aussi celui que les Genevois prйfиrent. Ils sont presque tous marchands ou banquiers; et ce grand objet de leurs dйsirs leur fait souvent enfouir de rares talents que leur prodigua la nature. Ceci me ramиne au commencement de ma lettre. Ils ont du gйnie et du courage, ils sont vifs et pйnйtrants, il n'y a rien d'honnкte et de grand au-dessus de leur portйe; mais, plus passionnйs d'argent que de gloire, pour vivre dans l'abondance ils meurent dans l'obscuritй, et laissent а leurs enfants pour tout exemple l'amour des trйsors qu'ils leur ont acquis.

Je tiens tout cela des Genevois mкmes; car ils parlent d'eux fort impartialement. Pour moi, je ne sais comment ils sont chez les autres, mais je les trouve aimables chez eux, et je ne connais qu'un moyen de quitter sans regret Genиve. Quel est ce moyen cousine? Oh! ma foi, tu as beau prendre ton air humble; si tu dis ne l'avoir pas dйjа devinй, tu mens. C'est aprиs-demain que s'embarque la bande joyeuse dans un joli brigantin appareillй de fкte; car nous avons choisi l'eau а cause de la saison, et pour demeurer tous rassemblйs. Nous comptons coucher le mкme soir, а Morges, le lendemain а Lausanne, pour la cйrйmonie; et le surlendemain... tu m'entends. Quand tu verras de loin briller des flammes, flotter des banderoles, quand tu entendras ronfler le canon, cours par toute la maison comme une folle en criant: "Armes! armes! voici les ennemis! voici les ennemis!"

P.-S. - Quoique la distribution des logements entre incontestablement dans les droits de ma charge, je veux bien m'en dйsister en cette occasion. J'entends seulement que mon pиre soit logй chez milord Edouard, а cause des cartes de gйographie, et qu'on achиve d'en tapisser du haut en bas tout l'appartement.

 

Lettre VI de Madame de Wolmar

Quel sentiment dйlicieux j'йprouve en commenзant cette lettre! Voici la premiиre fois de ma vie oщ j'ai pu vous йcrire sans crainte et sans honte. Je m'honore de l'amitiй qui nous joint comme d'un retour sans exemple. On йtouffe de grandes passions; rarement on les йpure. Oublier ce qui nous fut cher quand l'honneur le veut, c'est l'effort d'une вme honnкte et commune; mais, aprиs avoir йtй ce que nous fыmes, кtre ce que nous sommes aujourd'hui, voilа le vrai triomphe de la vertu. La cause qui fait cesser d'aimer peut кtre un vice; celle qui change un tendre amour en une amitiй non moins vive ne saurait кtre йquivoque.

Aurions-nous jamais fait ce progrиs par nos seules forces? Jamais, jamais, mon ami; le tenter mкme йtait une tйmйritй. Nous fuir йtait pour nous la premiиre loi du devoir, que rien ne nous eыt permis d'enfreindre. Nous nous serions toujours estimйs, sans doute, mais nous aurions cessй de nous voir, de nous йcrire; nous nous serions efforcйs de ne plus penser l'un а l'autre; et le plus grand honneur que nous pouvions nous rendre mutuellement йtait de rompre tout commerce entre nous.

Voyez, au lieu de cela, quelle est notre situation prйsente. En est-il au monde une plus agrйable? et ne goыtons-nous pas mille fois le jour le prix des combats qu'elle nous a coыtйs? Se voir, s'aimer, le sentir, s'en fйliciter, passer les jours ensemble dans la familiaritй fraternelle et dans la paix de l'innocence, s'occuper l'un de l'autre, y penser sans remords, en parler sans rougir, et s'honorer а ses propres yeux du mкme attachement qu'on s'est si longtemps reprochй; voilа le point oщ nous en sommes. O ami, quelle carriиre d'honneur nous avons dйjа parcourue! Osons nous en glorifier pour savoir nous y maintenir, et l'achever comme nous l'avons commencйe.

A qui devons-nous un bonheur si rare? Vous le savez. J'ai vu votre coeur sensible, plein des bienfaits du meilleur des hommes, aimer а s'en pйnйtrer. Et comment nous seraient-ils а charge, а vous et а moi? Ils ne nous imposent point de nouveaux devoirs; ils ne font que nous rendre plus chers ceux qui nous йtaient dйjа si sacrйs. Le seul moyen de reconnaоtre ses soins est d'en кtre dignes, et tout leur prix est dans leur succиs. Tenons-nous-en donc lа dans l'effusion de notre zиle. Payons de nos vertus celles de notre bienfaiteur; voilа tout ce que nous lui devons. Il a fait assez pour nous et pour lui s'il nous a rendus а nous-mкmes. Absents ou prйsents, vivants ou morts, nous porterons partout un tйmoignage qui ne sera perdu pour aucun des trois.

Je faisais ces rйflexions en moi-mкme, quand mon mari vous destinait l'йducation de ses enfants. Quand milord Edouard m'annonзa son prochain retour et le vфtre, ces mкmes rйflexions revinrent, et d'autres encore, qu'il importe de vous communiquer tandis qu'il est temps de le faire.

Ce n'est point de moi qu'il est question, c'est de vous: je me crois plus en droit de vous donner des conseils depuis qu'ils sont tout а fait dйsintйressйs, et que, n'ayant plus ma sыretй pour objet, ils ne se rapportent qu'а vous-mкme. Ma tendre amitiй ne vous est pas suspecte, et je n'ai que trop acquis de lumiиres pour faire йcouter mes avis.

Permettez-moi de vous offrir le tableau de l'йtat oщ vous allez кtre, afin que vous examiniez vous-mкme s'il n'a rien qui doive vous effrayer. O bon jeune homme! si vous aimez la vertu, йcoutez d'une oreille chaste les conseils de votre amie. Elle commence en tremblant un discours qu'elle voudrait taire; mais comment le taire sans vous trahir? Sera-t-il temps de voir les objets que vous devez craindre, quand ils vous auront йgarй? Non, mon ami; je suis la seule personne au monde assez familiиre avec vous pour vous les prйsenter. N'ai-je pas le droit de vous parler, au besoin, comme une soeur, comme une mиre? Ah! si les leзons d'un coeur honnкte йtaient capables de souiller le vфtre, il y a longtemps que je n'en aurais plus а vous donner.

Votre carriиre, dites-vous, est finie. Mais convenez qu'elle est finie avant l'вge. L'amour est йteint; les sens lui survivent, et leur dйlire est d'autant plus а craindre que, le seul sentiment qui le bornait n'existant plus, tout est occasion de chute а qui ne tient plus а rien. Un homme ardent et sensible, jeune et garзon, veut кtre continent et chaste; il sait, il sent, il l'a dit mille fois, que la force de l'вme qui produit toutes les vertus tient а la puretй qui les nourrit toutes. Si l'amour le prйserva des mauvaises moeurs dans sa jeunesse, il veut que la raison l'en prйserve dans tous les temps; il connaоt pour les devoirs pйnibles un prix qui console de leur rigueur; et s'il en coыte des combats quand on veut se vaincre, fera-t-il moins aujourd'hui pour le Dieu qu'il adore, qu'il ne fit pour la maоtresse qu'il servit autrefois? Ce sont lа, ce me semble, des maximes de votre morale; ce sont donc aussi des rиgles de votre conduite: car vous avez toujours mйprisй ceux qui, contents de l'apparence, parlent autrement qu'ils n'agissent, et chargent les autres de lourds fardeaux auxquels ils ne veulent pas toucher eux-mкmes.

Quel genre de vie a choisi cet homme sage pour suivre les lois qu'il se prescrit? Moins philosophe encore qu'il n'est vertueux et chrйtien, sans doute il n'a point pris son orgueil pour guide. Il sait que l'homme est plus libre d'йviter les tentations que de les vaincre, et qu'il n'est pas question de rйprimer les passions irritйes, mais de les empкcher de naоtre. Se dйrobe-t-il donc aux occasions dangereuses? Fuit-il les objets capables de l'йmouvoir? Fait-il d'une humble dйfiance de lui-mкme la sauvegarde de sa vertu? Tout au contraire, il n'hйsite pas а s'offrir aux plus tйmйraires combats. A trente ans, il va s'enfermer dans une solitude avec des femmes de son вge, dont une lui fut trop chиre pour qu'un si dangereux souvenir se puisse effacer, dont l'autre vit avec lui dans une йtroite familiaritй, et dont une troisiиme lui tient encore par les droits qu'ont les bienfaits sur les вmes reconnaissantes. Il va s'exposer а tout ce qui peut rйveiller en lui des passions mal йteintes; il va s'enlacer dans les piиges qu'il devrait le plus redouter. Il n'y a pas un rapport dans sa situation qui ne dыt le faire dйfier de sa force, et pas un qui ne l'avilоt а jamais s'il йtait faible un moment. Oщ est-elle donc cette grande force d'вme а laquelle il ose tant se fier? Qu'a-t-elle fait jusqu'ici qui lui rйponde de l'avenir? Le tira-t-elle а Paris de la maison du colonel? Est-ce elle qui lui dicta l'йtй dernier la scиne de Meillerie? L'a-t-elle bien sauvй cet hiver des charmes d'un autre objet, et ce printemps des frayeurs d'un rкve? S'est-il vaincu pour elle au moins une fois, pour espйrer de se vaincre sans cesse? Il sait, quand le devoir l'exige, combattre les passions d'un ami; mais les siennes?... Hйlas! sur la plus belle moitiй de sa vie, qu'il doit penser modestement de l'autre!

On supporte un йtat violent quand il passe. Six mois, un an, ne sont rien; on envisage un terme, et l'on prend courage. Mais quand cet йtat doit durer toujours, qui est-ce qui le supporte? Qui est-ce qui sait triompher de lui-mкme jusqu'а la mort? O mon ami! si la vie est courte pour le plaisir, qu'elle est longue pour la vertu! Il faut кtre incessamment sur ses gardes. L'instant de jouir passe et ne revient plus; celui de mal faire passe et revient sans cesse: on s'oub_ie un moment, et l'on est perdu. Est-ce dans cet йtat effrayant qu'on peut couler des jours tranquilles, et ceux mкmes qu'on a sauvй du pйril n'offrent-ils pas une raison de n'y plus exposer les autres?

Que d'occasions peuvent renaоtre, aussi dangereuses que celles dont vous avez йchappй, et qui pis est, non moins imprйvues! Croyez-vous que les monuments а craindre n'existent qu'а Meillerie? Ils existent partout oщ nous sommes; car nous les portons avec nous. Eh! vous savez trop qu'une вme attendrie intйresse l'univers entier а sa passion, et que, mкme aprиs la guйrison, tous les objets de la nature nous rappellent encore ce qu'on sentit autrefois en les voyant. Je crois pourtant, oui, j'ose le croire, que ces pйrils ne reviendront plus, et mon coeur me rйpond du vфtre. Mais, pour кtre au-dessus d'une lвchetй, ce coeur facile est-il au-dessus d'une faiblesse, et suis-je la seule ici qu'il lui en coыtera peut-кtre de respecter? Songez, Saint-Preux, que tout ce qui m'est cher doit кtre couvert de ce mкme respect que vous me devez; songez que vous aurez sans cesse а porter innocemment les jeux innocents d'une femme charmante; songez aux mйpris йternels que vous auriez mйritйs, si jamais votre coeur osait s'oublier un moment et profaner ce qu'il doit honorer а tant de titres.

Je veux que le devoir, la foi, l'ancienne amitiй, vous arrкtent, que l'obstacle opposй par la vertu vous фte un vain espoir, et qu'au moins par raison vous йtouffiez des voeux inutiles; serez-vous pour cela dйlivrй de l'empire des sens et des piиges de l'imagination? Forcй de nous respecter toutes deux, et d'oublier en nous notre sexe, vous le verrez dans celles qui nous servent, et en vous abaissant vous croirez vous justifier; mais serez-vous moins coupable en effet, et la diffйrence des rangs change-t-elle ainsi la nature des fautes? Au contraire vous vous avilirez d'autant plus que les moyens de rйussir seront moins honnкtes. Quels moyens! Quoi! vous!... Ah! pйrisse l'homme indigne qui marchande un coeur et rend l'amour mercenaire! C'est lui qui couvre la terre des crimes que la dйbauche y fait commettre. Comment ne serait pas toujours а vendre celle qui se laisse acheter une fois? Et, dans l'opprobre oщ bientфt elle tombe, lequel est l'auteur de sa misиre, du brutal qui la maltraite en un mauvais lieu, ou du sйducteur qui l'y traоne en mettant le premier ses faveurs а prix?

Oserai-je ajouter une considйration qui vous touchera, si je ne me trompe? Vous avez vu quels soins j'ai pris pour йtablir ici la rиgle et les bonnes moeurs; la modestie et la paix y rиgnent, tout y respire le bonheur et l'innocence. Mon ami, songez а vous, а moi, а ce que nous fыmes, а ce que nous sommes, а ce que nous devons кtre. Faudra-t-il que je dise un jour, en regrettant mes peines perdues: "C'est de lui que vient le dйsordre de ma maison?"

Disons tout, s'il est nйcessaire, et sacrifions la modestie elle-mкme au vйritable amour de la vertu. L'homme n'est pas fait pour le cйlibat, et il est bien difficile qu'un йtat si contraire а la nature n'amиne pas quelque dйsordre public ou cachй. Le moyen d'йchapper toujours а l'ennemi qu'on porte sans cesse avec soi? Voyez en d'autres pays ces tйmйraires qui font voeu de n'кtre pas hommes. Pour les punir d'avoir tentй Dieu, Dieu les abandonne; ils se disent saints, et sont dйshonnкtes; leur feinte continence n'est que souillure; et pour avoir dйdaignй l'humanitй ils s'abaissent au-dessous d'elle. Je comprends qu'il en coыte peu de se rendre difficile sur des lois qu'on n'observe qu'en apparence; mais celui qui veut кtre sincиrement vertueux se sent assez chargй des devoirs de l'homme sans s'en imposer de nouveaux. Voilа, cher Saint-Preux, la vйritable humilitй du chrйtien, c'est de trouver toujours sa tвche au-dessus de ses forces, bien loin d'avoir l'orgueil de la doubler. Faites-vous l'application de cette rиgle, et vous sentirez qu'un йtat qui devrait seulement alarmer un autre homme doit par mille raisons vous faire trembler. Moins vous craignez, plus vous avez а craindre; et si vous n'кtes point effrayй de vos devoirs, n'espйrez pas de les remplir.

Tels sont les dangers qui vous attendent ici. Pensez-y tandis qu'il en est temps. Je sais que jamais de propos dйlibйrй vous ne vous exposerez а mal faire, et le seul mal que je crains de vous est celui que vous n'aurez pas prйvu. Je ne vous dis donc pas de vous dйterminer sur mes raisons, mais de les peser. Trouvez-y quelque rйponse dont vous soyez content, et je m'en contente; osez compter sur vous, et j'y compte. Dites-moi: "Je suis un ange", et je vous reзois а bras ouverts.

Quoi! toujours des privations et des peines! toujours des devoirs cruels а remplir! toujours fuir les gens qui nous sont chers! Non, mon aimable ami. Heureux qui peut dиs cette vie offrir un prix а la vertu! J'en vois un digne d'un homme qui sut combattre et souffrir pour elle. Si je ne prйsume pas trop de moi, ce prix que j'ose vous destiner acquittera tout ce que mon coeur redoit au vфtre; et vous aurez plus que vous n'eussiez obtenu si le ciel eыt bйni nos premiиres inclinations. Ne pouvant vous faire ange vous-mкme, je vous en veux donner un qui garde votre вme, qui l'йpure, qui la ranime, et sous les auspices duquel vous puissiez vivre avec nous dans la paix du sйjour cйleste. Vous n'aurez pas, je crois, beaucoup de peine а deviner qui je veux dire; c'est l'objet qui se trouve а peu prиs йtabli d'avance dans le coeur qu'il doit remplir un jour, si mon projet rйussit.

Je vois toutes les difficultйs de ce projet sans en кtre rebutйe, car il est honnкte. Je connais tout l'empire que j'ai sur mon amie, et ne crains point d'en abuser en l'exerзant en votre faveur. Mais ses rйsolutions vous sont connues; et, avant de les йbranler, je dois m'assurer de vos dispositions, afin qu'en l'exhortant de vous permettre d'aspirer а elle je puisse rйpondre de vous et de vos sentiments; car, si l'inйgalitй que le sort a mise entre l'un et l'autre vous фte le droit de vous proposer vous-mкme, elle permet encore moins que ce droit vous soit accordй sans savoir quel usage vous en pourrez faire.

Je connais toute votre dйlicatesse; et si vous avez des objections а m'opposer, je sais qu'elles seront pour elle bien plus que pour vous. Laissez ces vains scrupules. Serez-vous plus jaloux que moi de l'honneur de mon amie? Non, quelque cher que vous me puissiez кtre, ne craignez point que je prйfиre votre intйrкt а sa gloire. Mais autant je mets de prix а l'estime des gens sensйs, autant je mйprise les jugements tйmйraires de la multitude, qui se laisse йblouir par un faux йclat, et ne voit rien de ce qui est honnкte. La diffйrence fыt-elle cent fois plus grande, il n'est point de rang auquel les talents et les moeurs n'aient droit d'atteindre, et а quel titre une femme oserait-elle dйdaigner pour йpoux celui qu'elle s'honore d'avoir pour ami? Vous savez quels sont lа-dessus nos principes а toutes deux. La fausse honte et la crainte du blвme inspirent plus de mauvaises actions que de bonnes, et la vertu ne sait rougir que de ce qui est mal.

A votre йgard, la fiertй que je vous ai quelquefois connue ne saurait кtre plus dйplacйe que dans cette occasion; et ce serait а vous une ingratitude de craindre d'elle un bienfait de plus. Et puis, quelque difficile que vous puissiez кtre, convenez qu'il est plus doux et mieux sйant de devoir sa fortune а son йpouse qu'а son ami; car on devient le protecteur de l'une, et le protйgй de l'autre; et, quoi que l'on puisse dire, un honnкte homme n'aura jamais de meilleur ami que sa femme.

Que s'il reste au fond de votre вme quelque rйpugnance а former de nouveaux engagements, vous ne pouvez trop vous hвter de la dйtruire pour votre honneur et pour mon repos; car je ne serai jamais contente de vous et de moi que quand vous serez en effet tel que vous devez кtre, et que vous aimerez les devoirs que vous avez а remplir. Eh! mon ami, je devrais moins craindre cette rйpugnance qu'un empressement trop relatif а vos anciens penchants. Que ne fais-je point pour m'acquitter auprиs de vous! Je tiens plus que je n'avais promis. N'est-ce pas aussi Julie que je vous donne? N'aurez-vous pas la meilleure partie de moi-mкme, et n'en serez-vous pas plus cher а l'autre? Avec quel charme alors je me livrerai sans contrainte а tout mon attachement pour vous! Oui, portez-lui la foi que vous m'avez jurйe; que votre coeur remplisse avec elle tous les engagements qu'il prit avec moi; qu'il lui rende, s'il est possible, tout ce que vous redevez au mien. O Saint-Preux! je lui transmets cette ancienne dette. Souvenez-vous qu'elle n'est pas facile а payer.

Voilа, mon ami, le moyen que j'imagine de nous rйunir sans danger, en vous donnant dans notre famille la mкme place que vous tenez dans nos coeurs. Dans le noeud cher et sacrй qui nous unira tous, nous ne serons plus entre nous que des soeurs et des frиres; vous ne serez plus votre propre ennemi ni le nфtre; les plus doux sentiments, devenus lйgitimes, ne seront plus dangereux; quand il ne faudra plus les йtouffer, on n'aura plus а les craindre. Loin de rйsister а des sentiments si charmants, nous en ferons а la fois nos devoirs et nos plaisirs: c'est alors que nous nous aimerons tous plus parfaitement, et que nous goыterons vйritablement rйunis les charmes de l'amitiй, de l'amour, et de l'innocence. Que si, dans l'emploi dont vous vous chargez, le ciel rйcompense du bonheur d'кtre pиre le soin que vous prendrez de nos enfants, alors vous connaоtrez par vous-mкme le prix de ce que vous aurez fait pour nous. Comblй des vrais biens de l'humanitй, vous apprendrez а porter avec plaisir le doux fardeau d'une vie utile а vos proches; vous sentirez enfin ce que la vaine sagesse des mйchants n'a jamais pu croire, qu'il est un bonheur rйservй dиs ce monde aux seuls amis de la vertu.

Rйflйchissez а loisir sur le parti que je vous propose, non pour savoir s'il vous convient, je n'ai pas besoin lа-dessus de votre rйponse, mais s'il convient а Mme d'Orbe, et si vous pouvez faire son bonheur comme elle doit faire le vфtre. Vous savez comment elle a rempli ses devoirs dans tous les йtats de son sexe; sur ce qu'elle est, jugez ce qu'elle a droit d'exiger. Elle aime comme Julie, elle doit кtre aimйe comme elle. Si vous sentez pouvoir la mйriter, parlez; mon amitiй tentera le reste, et se promet tout de la sienne. Mais si j'ai trop espйrй de vous, au moins vous кtes honnкte homme, et vous connaissez sa dйlicatesse; vous ne voudriez pas d'un bonheur qui lui coыterait le sien: que votre coeur soit digne d'elle, ou qu'il ne lui soit jamais offert.

Encore une fois, consultez-vous bien. Pesez votre rйponse avant de la faire. Quand il s'agit du sort de la vie, la prudence ne permet pas de se dйterminer lйgиrement; mais toute dйlibйration lйgиre est un crime quand il s'agit du destin de l'вme et du choix de la vertu. Fortifiez la vфtre, ф mon bon ami, de tous les secours de la sagesse. La mauvaise honte m'empкcherait-elle de vous rappeler le plus nйcessaire? Vous avez de la religion; mais j'ai peur que vous n'en tiriez pas tout l'avantage qu'elle offre dans la conduite de la vie, et que la hauteur philosophique ne dйdaigne la simplicitй du chrйtien. Je vous ai vu sur la priиre des maximes que je ne saurais goыter. Selon vous, cet acte d'humilitй ne nous est d'aucun fruit; et Dieu, nous ayant donnй dans la conscience tout ce qui peut nous porter au bien, nous abandonne ensuite а nous-mкmes, et laisse agir notre libertй. Ce n'est pas lа, vous le savez, la doctrine de saint Paul, ni celle qu'on professe dans notre Eglise. Nous sommes libres, il est vrai, mais nous sommes ignorants, faibles, portйs au mal. Et d'oщ nous viendraient la lumiиre et la force, si ce n'est de celui qui en est la source, et pourquoi les obtiendrions-nous, si nous ne daignons pas les demander? Prenez garde, mon ami, qu'aux idйes sublimes que vous vous faites du grand Etre l'orgueil humain ne mкle des idйes basses qui se rapportent а l'homme; comme si les moyens qui soulagent notre faiblesse convenaient а la puissance divine, et qu'elle eыt besoin d'art comme nous pour gйnйraliser les choses afin de les traiter plus facilement! Il semble, а vous entendre, que ce soit un embarras pour elle de veiller sur chaque individu; vous craignez qu'une attention partagйe et continuelle ne la fatigue, et vous trouvez bien plus beau qu'elle fasse tout par des lois gйnйrales, sans doute parce qu'elles lui coыtent moins de soin. O grands philosophes! que Dieu vous est obligй de lui fournir ainsi des mйthodes commodes, et de lui abrйger le travail!

A quoi bon lui rien demander, dites-vous encore, ne connaоt-il pas tous nos besoins? N'est-il pas notre pиre pour y pourvoir? Savons-nous mieux que lui ce qu'il nous faut, et voulons-nous notre bonheur plus vйritablement qu'il ne le veut lui-mкme? Cher Saint-Preux, que de vains sophismes! Le plus grand de nos besoins, le seul auquel nous pouvons pourvoir, est celui de sentir nos besoins; et le premier pas pour sortir de notre misиre est de la connaоtre. Soyons humbles pour кtre sages; voyons notre faiblesse, et nous serons forts. Ainsi s'accorde la justice avec la clйmence; ainsi rиgnent а la fois la grвce et la libertй. Esclaves par notre faiblesse, nous sommes libres par la priиre; car il dйpend de nous de demander et d'obtenir la force qu'il ne dйpend pas de nous d'avoir par nous-mкmes.

Apprenez donc а ne pas prendre toujours conseil de vous seul dans les occasions difficiles, mais de celui qui joint le pouvoir а la prudence, et sait faire le meilleur parti du parti qu'il nous fait prйfйrer. Le grand dйfaut de la sagesse humaine, mкme de celle qui n'a que la vertu pour objet, est un excиs de confiance qui nous fait juger de l'avenir par le prйsent, et par un moment de la vie entiиre. On se sent ferme un instant, et l'on compte n'кtre jamais йbranlй. Plein d'un orgueil que l'expйrience confond tous les jours, on croit n'avoir plus а craindre un piиge une fois йvitй. Le modeste langage de la vaillance est: "Je fus brave un tel jour"; mais celui qui dit: "Je suis brave", ne sait ce qu'il sera demain; et tenant pour sienne une valeur qu'il ne s'est pas donnйe, il mйrite de la perdre au moment de s'en servir.

Que tous nos projets doivent кtre ridicules, que tous nos raisonnements doivent кtre insensйs devant l'Etre pour qui les temps n'ont point de succession ni les lieux de distance! Nous comptons pour rien ce qui est loin de nous, nous ne voyons que ce qui nous touche: quand nous aurons changй de lieu, nos jugements seront tout contraires, et ne seront pas mieux fondйs. Nous rйglons l'avenir sur ce qui nous convient aujourd'hui, sans savoir s'il nous conviendra demain; nous jugeons de nous comme йtant toujours les mкmes, et nous changeons tous les jours. Qui sait si nous aimerons ce que nous aimons, si nous voudrons ce que nous voulons, si nous serons ce que nous sommes, si les objets йtrangers et les altйrations de nos corps n'auront pas autrement modifiй nos вmes; et si nous ne trouverons pas notre misиre dans ce que nous aurons arrangй pour notre bonheur? Montrez-moi la rиgle de la sagesse humaine, et je vais la prendre pour guide. Mais si sa meilleure leзon est de nous apprendre а nous dйfier d'elle, recourons а celle qui ne trompe point, et faisons ce qu'elle nous inspire. Je lui demande d'йclairer mes conseils; demandez-lui d'йclairer vos rйsolutions. Quelque parti que vous preniez, vous ne voudrez que ce qui est bon et honnкte, je le sais bien. Mais ce n'est pas assez encore; il faut vouloir ce qui le sera toujours; et ni vous ni moi n'en sommes les juges.

 

Lettre VII. Rйponse

Julie! une lettre de vous!... aprиs sept ans de silence!... Oui, c'est elle; je le vois, je le sens: mes yeux mйconnaоtraient-ils des traits que mon coeur ne peut oublier? Quoi! vous vous souvenez de mon nom! vous le savez encore йcrire!... En formant ce nom, votre main n'a-t-elle point tremblй? Je m'йgare, et c'est votre faute. La forme, le pli, le cachet, l'adresse, tout dans cette lettre m'en rappelle de trop diffйrentes. Le coeur et la main semblent se contredire. Ah! deviez-vous employer la mкme йcriture pour tracer d'autres sentiments?

Vous trouverez peut-кtre que songer si fort а vos anciennes lettres, c'est trop justifier la derniиre. Vous vous trompez. Je me sens bien; je ne suis plus le mкme, ou vous n'кtes plus la mкme; et ce qui me le prouve est qu'exceptй les charmes et la bontй, tout ce que je retrouve en vous de ce que j'y trouvais autrefois m'est un nouveau sujet de surprise. Cette observation rйpond d'avance а vos craintes. Je ne me fie point а mes forces, mais au sentiment qui me dispense d'y recourir. Plein de tout ce qu'il faut que j'honore en celle que j'ai cessй d'adorer, je sais а quels respects doivent s'йlever mes anciens hommages. Pйnйtrй de la plus tendre reconnaissance, je vous aime autant que jamais, il est vrai; mais ce qui m'attache le plus а vous est le retour de ma raison. Elle vous montre а moi telle que vous кtes; elle vous sert mieux que l'amour mкme. Non, si j'йtais restй coupable, vous ne me seriez pas aussi chиre.

Depuis que j'ai cessй de prendre le change, et que le pйnйtrant Wolmar m'a йclairй sur mes vrais sentiments, j'ai mieux appris а me connaоtre, et je m'alarme moins de ma faiblesse. Qu'elle abuse mon imagination, que cette erreur me soit douce encore, il suffit, pour mon repos, qu'elle ne puisse plus vous offenser, et la chimиre qui m'йgare а sa poursuite me sauve d'un danger rйel.

O Julie! il est des impressions йternelles que le temps ni les soins n'effacent point. La blessure guйrit, mais la marque reste; et cette marque est un sceau respectй qui prйserve le coeur d'une autre atteinte. L'inconstance et l'amour sont incompatibles: l'amant qui change, ne change pas; il commence ou finit d'aimer. Pour moi, j'ai fini; mais, en cessant d'кtre а vous, je suis restй sous votre garde. Je ne vous crains plus; mais vous m'empкchez d'en craindre une autre. Non, Julie, non, femme respectable, vous ne verrez jamais en moi que l'ami de votre personne et l'amant de vos vertus; mais nos amours, nos premiиres et uniques amours, ne sortiront jamais de mon coeur. La fleur de mes ans ne se flйtrira point dans ma mйmoire. Dussй-je vivre des siиcles entiers, le doux temps de ma jeunesse ne peut ni renaоtre pour moi, ni s'effacer de mon souvenir. Nous avons beau n'кtre plus les mкmes, je ne puis oublier ce que nous avons йtй. Mais parlons de votre cousine.

Chиre amie, il faut l'avouer, depuis que je n'ose plus contempler vos charmes, je deviens plus sensible aux siens. Quels yeux peuvent errer toujours de beautйs en beautйs sans jamais se fixer sur aucune? Les miens l'ont revue avec trop de plaisir peut-кtre; et depuis mon йloignement, ses traits, dйjа gravйs dans mon coeur, y font une impression plus profonde. Le sanctuaire est fermй, mais son image est dans le temple. Insensiblement, je deviens pour elle ce que j'aurais йtй si je ne vous avais jamais vue; et il n'appartenait qu'а vous seule de me faire sentir la diffйrence de ce qu'elle m'inspire а l'amour. Les sens, libres de cette passion terrible, se joignent au doux sentiment de l'amitiй. Devient-elle amour pour cela? Julie, ah! quelle diffйrence! Oщ est l'enthousiasme? Oщ est l'idolвtrie? Ou sont ces divins йgarements de la raison, plus brillants, plus sublimes, plus forts, meilleurs cent fois que la raison mкme? Un feu passager m'embrase, un dйlire d'un moment me saisit, me trouble, et me quitte. Je retrouve entre elle et moi deux amis qui s'aiment tendrement et qui se le disent. Mais deux amants s'aiment-ils l'un l'autre? Non; vous et moi sont des mots proscrits de leur langue: ils ne sont plus deux, ils sont un.

Suis-je donc tranquille en effet? Comment puis-je l'кtre? Elle est charmante, elle est votre amie et la mienne; la reconnaissance m'attache а elle; elle entre dans mes souvenirs les plus doux. Que de droits sur une вme sensible! et comment йcarter un sentiment plus tendre de tant de sentiments si bien dus! Hйlas! il est dit qu'entre elle et vous je ne serai jamais un moment paisible.

Femmes! femmes! objets chers et funestes, que la nature orna pour notre supplice, qui punissez quand on vous brave, qui poursuivez quand on vous craint, dont la haine et l'amour sont йgalement nuisibles, et qu'on ne peut ni rechercher ni fuir impunйment!... Beautй, charme, attrait, sympathie, кtre ou chimиre inconcevable, abоme de douleurs et de voluptйs! beautй, plus terrible aux mortels que l'йlйment oщ l'on t'a fait naоtre, malheureux qui se livre а ton calme trompeur! C'est toi qui produis les tempкtes qui tourmentent le genre humain. O Julie! ф Claire! que vous me vendez cher cette amitiй cruelle dont vous osez vous vanter а moi! J'ai vйcu dans l'orage, et c'est toujours vous qui l'avez excitй. Mais quelles agitations diverses vous avez fait йprouver а mon coeur! Celles du lac de Genиve ne ressemblent pas plus aux flots du vaste Ocйan. L'un n'a que des ondes vives et courtes dont le perpйtuel tranchant agite, йmeut, submerge quelquefois, sans jamais former de longs cours. Mais sur la mer, tranquille en apparence, on se sent йlevй, portй doucement et loin par un flot lent et presque insensible; on croit ne pas sortir de la place, et l'on arrive au bout du monde.

Telle est la diffйrence de l'effet qu'on produit sur moi vos attraits et les siens. Ce premier, cet unique amour qui fit le destin de ma vie, et que rien n'a pu vaincre que lui-mкme, йtait nй sans que je m'en fusse aperзu; il m'entraоnait que je l'ignorais encore: je me perdis sans croire m'кtre йgarй. Durant le vent j'йtais au ciel ou dans les abоmes; le calme vient, je ne sais plus oщ je suis. Au contraire, je vois, je sens mon trouble auprиs d'elle, et me le figure plus grand qu'il n'est; j'йprouve des transports passagers et sans suite; je m'emporte un moment, et suis paisible un moment aprиs: l'onde tourmente en vain le vaisseau, le vent n'enfle point les voiles; mon coeur, content de ses charmes, ne leur prкte point son illusion; je la vois plus belle que je ne l'imagine, et je la redoute plus de prиs que de loin: c'est presque l'effet contraire а celui qui me vient de vous, et j'йprouvais constamment l'un et l'autre а Clarens.

Depuis mon dйpart il est vrai qu'elle se prйsente а moi quelquefois avec plus d'empire. Malheureusement il m'est difficile de la voir seule. Enfin je la vois, et c'est bien assez; elle ne m'a pas laissй de l'amour, mais de l'inquiйtude.

Voilа fidиlement ce que je suis pour l'une et pour l'autre. Tout le reste de votre sexe ne m'est plus rien; mes longues peines me l'ont fait oublier:

E fornito 'l mio tempo a mezzo gli anni.

Le malheur m'a tenu lieu de force pour vaincre la nature et triompher des tentations. On a peu de dйsirs quand on souffre; et vous m'avez appris а les йteindre en leur rйsistant. Une grande passion malheureuse est un grand moyen de sagesse. Mon coeur est devenu, pour ainsi dire, l'organe de tous mes besoins; je n'en ai point quand il est tranquille. Laissez-le en paix l'une et l'autre, et dйsormais il l'est pour toujours.

Dans cet йtat, qu'ai-je а craindre de moi-mкme, et par quelle prйcaution cruelle voulez-vous m'фter mon bonheur pour ne pas m'exposer а le perdre? Quel caprice de m'avoir fait combattre et vaincre pour m'enlever le prix aprиs la victoire! N'est-ce pas vous qui rendez blвmable un danger bravй sans raison? Pourquoi m'avoir appelй prиs de vous avec tant de risques? ou pourquoi m'en bannir quand je suis digne d'y rester? Deviez-vous laisser prendre а votre mari tant de peine а pure perte? Que ne le faisiez-vous renoncer а des soins que vous aviez rйsolu de rendre inutiles? Que ne lui disiez-vous: "Laissez-le au bout du monde, puisque aussi bien je l'y veux renvoyer"? Hйlas! plus vous craignez pour moi, plus il faudrait vous hвter de me rappeler. Non, ce n'est pas prиs de vous qu'est le danger; c'est en votre absence, et je ne vous crains qu'oщ vous n'кtes pas. Quand cette redoutable Julie me poursuit, je me rйfugie auprиs de Mme de Wolmar, et je suis tranquille; oщ fuirai-je si cet asile m'est фtй? Tous les temps, tous les lieux me sont dangereux loin d'elle; partout je trouve Claire ou Julie. Dans le passй, dans le prйsent, l'une et l'autre m'agite а son tour: ainsi mon imagination toujours troublйe ne se calme qu'а votre vue, et ce n'est qu'auprиs de vous que je suis en sыretй contre moi. Comment vous expliquer le changement que j'йprouve en vous abordant? Toujours vous exercez le mкme empire, mais son effet est tout opposй; en rйprimant les transports que vous causiez autrefois, cet empire est plus grand, plus sublime encore; la paix, la sйrйnitй, succиdent au trouble des passions; mon coeur toujours formй sur le vфtre, aima comme lui, et devient paisible а son exemple. Mais ce repos passager n'est qu'une trкve; et j'ai beau m'йlever jusqu'а vous en votre prйsence, je retombe en moi-mкme en vous quittant. Julie, en vйritй, je crois avoir deux вmes, dont la bonne est en dйpфt dans vos mains. Ah! voulez-vous me sйparer d'elle?

Mais les erreurs des sens vous alarment? Vous craignez les restes d'une jeunesse йteinte par les ennuis; vous craignez pour les jeunes personnes qui sont sous votre garde; vous craignez de moi ce que le sage Wolmar n'a pas craint! O Dieu! que toutes ces frayeurs m'humilient! Estimez-vous donc votre ami moins que le dernier de vos gens! Je puis vous pardonner de mal penser de moi, jamais de ne vous pas rendre а vous-mкme l'honneur que vous vous devez. Non, non; les feux dont j'ai brыlй m'ont purifiй; je n'ai plus rien d'un homme ordinaire. Aprиs ce que je fus, si je pouvais кtre vil un moment, j'irais me cacher au bout du monde, et ne me croirais jamais assez loin de vous.

Quoi! je troublerai cet ordre aimable que j'admirais avec tant de plaisir? Je souillerais ce sйjour d'innocence et de paix que j'habitais avec tant de respect? Je pourrais кtre assez lвche?... Eh! comment le plus corrompu des hommes ne serait-il pas touchй d'un si charmant tableau? Comment ne reprendrait-il pas dans cet asile l'amour de l'honnкtetй? Loin d'y porter ses mauvaises moeurs, c'est lа qu'il irait s'en dйfaire... Qui? moi, Julie, moi?... si tard?... sous vos yeux?... Chиre amie, ouvrez-moi votre maison sans crainte; elle est pour moi le temple de la vertu; partout j'y vois son simulacre auguste, et ne puis servir qu'elle auprиs de vous. Je ne suis pas un ange, il est vrai; mais j'habiterai leur demeure, j'imiterai leurs exemples: on les fuit quand on ne leur veut pas ressembler.

Vous le voyez, j'ai peine а venir au point principal de votre lettre, le premier auquel il fallait songer, le seul dont je m'occuperais si j'osais prйtendre au bien qu'il m'annonce! O Julie! вme bienfaisante! amie incomparable! en m'offrant la digne moitiй de vous-mкme, et le plus prйcieux trйsor qui soit au monde aprиs vous, vous faites plus, s'il est possible, que vous ne fоtes jamais pour moi. L'amour, l'aveugle amour put vous forcer а vous donner; mais donner votre amie est une preuve d'estime non suspecte. Dиs cet instant je crois vraiment кtre homme de mйrite, car je suis honorй de vous. Mais que le tйmoignage de cet honneur m'est cruel! En l'acceptant je le dйmentirais, et pour le mйriter il faut que j'y renonce. Vous me connaissez: jugez-moi. Ce n'est pas assez que votre adorable cousine soit aimйe; elle doit l'кtre comme vous, je le sais: le sera-t-elle? le peut-elle кtre? et dйpend-il de moi de lui rendre sur ce point ce qui lui est dы? Ah! si vous vouliez m'unir avec elle, que ne me laissiez-vous un coeur а lui donner, un coeur auquel elle inspirвt des sentiments nouveaux dont il lui pыt offrir les prйmices? En est-il un moins digne d'elle que celui qui sut vous aimer? Il faudrait avoir l'вme libre et paisible du bon et sage d'Orbe pour s'occuper d'elle seule а son exemple; il faudrait le valoir pour lui succйder: autrement la comparaison de son ancien йtat lui rendrait le dernier plus insupportable; et l'amour faible et distrait d'un second йpoux, loin de la consoler du premier, le lui ferait regretter davantage. D'un ami tendre et reconnaissant elle aurait fait un mari vulgaire. Gagnerait-elle а cet йchange? Elle y perdrait doublement. Son coeur dйlicat et sensible sentirait trop cette perte; et moi, comment supporterais-je le spectacle continuel d'une tristesse dont je serais cause, et dont je ne pourrais la guйrir? Hйlas! j'en mourrais de douleur mкme avant elle. Non, Julie, je ne ferai point mon bonheur aux dйpens du sien. Je l'aime trop pour l'йpouser.

Mon bonheur? Non. Serais-je heureux moi-mкme en ne la rendant pas heureuse? L'un des deux peut-il se faire un sort exclusif dans le mariage? Les biens, les maux, n'y sont-ils pas communs, malgrй qu'on en ait, et les chagrins qu'on se donne l'un а l'autre, ne retombent-ils pas toujours sur celui qui les cause? Je serais malheureux par ses peines, sans кtre heureux par ses bienfaits. Grвces, beautй; mйrite, attachement, fortune, tout concourrait а ma fйlicitй; mon coeur, mon coeur seul empoisonnerait tout cela, et me rendrait misйrable au sein du bonheur.

Si mon йtat prйsent est plein de charme auprиs d'elle, loin que ce charme pыt augmenter par une union plus йtroite, les plus doux plaisirs que j'y goыte me seraient фtйs. Son humeur badine peut laisser un aimable essor а son amitiй, mais c'est quand elle a des tйmoins de ses caresses. Je puis avoir quelque йmotion trop vive auprиs d'elle, mais c'est quand votre prйsence me distrait de vous. Toujours entre elle et moi dans nos tкte-а-tкte, c'est vous qui le rendez dйlicieux. Plus notre attachement augmente, plus nous songeons aux chaоnes qui l'ont formй; le doux lien de notre amitiй se resserre, et nous nous aimons pour parler de vous. Ainsi mille souvenirs chers а votre amie, plus chers а votre ami, les rйunissent: uni par d'autres noeuds, il y faudra renoncer. Ces souvenirs trop charmants ne seraient-ils pas autant d'infidйlitйs envers elle? Et de quel front prendrais-je une йpouse respectйe et chйrie pour confidente des outrages que mon coeur lui ferait malgrй lui? Ce coeur n'oserait donc plus s'йpancher dans le sien, il se fermerait а son abord. N'osant plus lui parler de vous, bientфt je ne lui parlerais plus de moi. Le devoir, l'honneur, en m'imposant pour elle une rйserve nouvelle, me rendraient ma femme йtrangиre, et je n'aurais plus ni guide ni conseil pour йclairer mon вme et corriger mes erreurs. Est-ce lа l'hommage qu'elle doit attendre? Est-ce lа le tribut de tendresse et de reconnaissance que j'irais lui porter? Est-ce ainsi que je ferais son bonheur et le mien?

Julie, oubliвtes-vous mes serments avec les vфtres? Pour moi, je ne les ai point oubliйs. J'ai tout perdu; ma foi seule m'est restйe; elle me restera jusqu'au tombeau. Je n'ai pu vivre а vous; je mourrai libre. Si l'engagement en йtait а prendre, je le prendrais aujourd'hui. Car si c'est un devoir de se marier, un devoir plus indispensable encore est de ne faire le malheur de personne; et tout ce qui me reste а sentir en d'autres noeuds, c'est l'йternel regret de ceux auxquels j'osai prйtendre. Je porterais dans ce lien sacrй l'idйe de ce que j'espйrais y trouver une fois: cette idйe ferait mon supplice et celui d'une infortunйe. Je lui demanderais compte des jours heureux que j'attendis de vous. Quelles comparaisons j'aurais а faire! Quelle femme au monde les pourrait soutenir? Ah! comment me consolerais-je а la fois de n'кtre pas а vous et d'кtre а une autre?

Chиre amie, n'йbranlez point des rйsolutions dont dйpend le repos de mes jours; ne cherchez point а me tirer de l'anйantissement oщ je suis tombй, de peur qu'avec le sentiment de mon existence, je ne reprenne celui de mes maux, et qu'un йtat violent ne rouvre toutes mes blessures. Depuis mon retour j'ai senti, sans m'en alarmer, l'intйrкt plus vif que je prenais а votre amie; car je savais bien que l'йtat de mon coeur ne lui permettrait jamais d'aller trop loin, et voyant ce nouveau goыt ajouter а l'attachement dйjа si tendre que j'eus pour elle dans tous les temps, je me suis fйlicitй d'une йmotion qui m'aidait а prendre le change, et me faisait supporter votre image avec moins de peine. Cette йmotion a quelque chose des douceurs de l'amour, et n'en a pas les tourments. Le plaisir de la voir n'est point troublй par le dйsir de la possйder; content de passer ma vie entiиre, comme j'ai passй cet hiver, je trouve entre vous deux cette situation paisible et douce qui tempиre l'austйritй de la vertu et rend ses leзons aimables. Si quelque vain transport m'agite un moment, tout le rйprime et le fait taire: j'en ai trop vaincu de plus dangereux pour qu'il m'en reste aucun а craindre. J'honore votre amie comme je l'aime et c'est tout dire. Quand je ne songerais qu'а mon intйrкt, tous les droits de la tendre amitiй me sont trop chers auprиs d'elle pour que je m'expose а les perdre en cherchant а les йtendre; et je n'ai pas mкme eu besoin de songer au respect que je lui dois pour ne jamais lui dire un seul mot dans le tкte-а-tкte, qu'elle eыt besoin d'interprйter ou de ne pas entendre. Que si peut-кtre elle a trouvй quelquefois un peu trop d'empressement dans mes maniиres, sыrement elle n'a point vu dans mon coeur la volontй de le tйmoigner. Tel que je fus six mois auprиs d'elle, tel je serai toute ma vie. Je ne connais rien aprиs vous de si parfait qu'elle; mais, fыt-elle plus parfaite que vous encore, je sens qu'il faudrait n'avoir jamais йtй votre amant pour pouvoir devenir le sien.

Avant d'achever cette lettre, il faut vous dire ce que je pense de la vфtre. J'y trouve avec toute la prudence de la vertu les scrupules d'une вme craintive qui se fait un devoir de s'йpouvanter, et croit qu'il faut tout craindre pour se garantir de tout. Cette extrкme timiditй a son danger ainsi qu'une confiance excessive. En nous montrant sans cesse des monstres oщ il n'y en a point, elle nous йpuise а combattre des chimиres; et, а force de nous effaroucher sans sujet, elle nous tient moins en garde contre les pйrils vйritables, et nous les laisse moins discerner. Relisez quelquefois la lettre que milord Edouard vous йcrivit l'annйe derniиre au sujet de votre mari; vous y trouverez de bons avis а votre usage а plus d'un йgard. Je ne blвme point votre dйvotion; elle est touchante, aimable, et douce comme vous; elle doit plaire а votre mari mкme. Mais prenez garde qu'а force de vous rendre timide et prйvoyante, elle ne vous mиne au quiйtisme par une route opposйe, et que, vous montrant partout du risque а courir, elle ne vous empкche enfin d'acquiescer а rien. Chиre amie, ne savez-vous pas que la vertu est un йtat de guerre, et que, pour y vivre, on a toujours quelque combat а rendre contre soi? Occupons-nous moins des dangers que de nous, afin de tenir notre вme prкte а tout йvйnement. Si chercher les occasions c'est mйriter d'y succomber, les fuir avec trop de soin, c'est souvent nous refuser а de grands devoirs; et il n'est pas bon de songer sans cesse aux tentations, mкme pour les йviter. On ne me verra jamais rechercher des moments dangereux ni des tкte-а-tкte avec des femmes; mais, dans quelque situation que me place dйsormais la Providence, j'ai pour sыretй de moi les huit mois que j'ai passйs а Clarens, et ne crains plus que personne m'фte le prix que vous m'avez fait mйriter. Je ne serai pas plus faible que je l'ai йtй; je n'aurai pas de plus grands combats а rendre; j'ai senti l'amertume des remords; j'ai goыtй les douceurs de la victoire. Aprиs de telles comparaisons on n'hйsite plus sur le choix; tout, jusqu'а mes fautes passйes; m'est garant de l'avenir.

Sans vouloir entrer avec vous dans de nouvelles discussions sur l'ordre de l'univers et sur la direction des кtres qui le composent, je me contenterai de vous dire que, sur des questions si fort au-dessus de l'homme, il ne peut juger des choses qu'il ne voit pas, que par induction sur celles qu'il voit, et que toutes les analogies sont pour ces lois gйnйrales que vous semblez rejeter. La raison mкme, et les plus saines idйes que nous pouvons nous former de l'Etre suprкme, sont trиs favorables а cette opinion; car bien que sa puissance n'ait pas besoin de mйthode pour abrйger le travail, il est digne de sa sagesse de prйfйrer pourtant les voies les plus simples, afin qu'il n'y ait rien d'inutile dans les moyens non plus que dans les effets. En crйant l'homme, il l'a douй de toutes les facultйs nйcessaires pour accomplir ce qu'il exigeait de lui; et quand nous lui demandons le pouvoir de bien faire, nous ne lui demandons rien qu'il ne nous ait dйjа donnй. Il nous a donnй la raison pour connaоtre ce qui est bien, la conscience pour l'aimer, et la libertй pour le choisir. C'est dans ces dons sublimes que consiste la grвce divine; et comme nous les avons tous reзus, nous en sommes tous comptables.

J'entends beaucoup raisonner contre la libertй de l'homme, et je mйprise tous ces sophismes, parce qu'un raisonneur a beau me prouver que je ne suis pas libre, le sentiment intйrieur, plus fort que tous ses arguments, les dйment sans cesse; et quelque parti que je prenne, dans quelque dйlibйration que ce soit, je sens parfaitement qu'il ne tient qu'а moi de prendre le parti contraire. Toutes ces subtilitйs de l'йcole sont vaines prйcisйment parce qu'elles prouvent trop, qu'elles combattent tout aussi bien la vйritй que le mensonge, et que, soit que la libertй existe ou non, elles peuvent servir йgalement а prouver qu'elle n'existe pas. A entendre ces gens-lа, Dieu mкme ne serait pas libre, et ce mot de libertй n'aurait aucun sens. Ils triomphent, non d'avoir rйsolu la question, mais d'avoir mis а sa place une chimиre. Ils commencent par supposer que tout кtre intelligent est purement passif, et puis ils dйduisent de cette supposition des consйquences pour prouver qu'il n'est pas actif. La commode mйthode qu'ils ont trouvйe lа! S'ils accusent leurs adversaires de raisonner de mкme, ils ont tort. Nous ne nous supposons point actifs et libres, nous sentons que nous le sommes. C'est а eux de prouver non seulement que ce sentiment pourrait nous tromper, mais qu'il nous trompe en effet. L'йvкque de Cloyne a dйmontrй que, sans rien changer aux apparences, la matiиre et les corps pourraient ne pas exister; est-ce assez pour affirmer qu'ils n'existent pas? En tout ceci, la seule apparence coыte plus que la rйalitй: je m'en tiens а ce qui est plus simple.

Je ne crois dons pas qu'aprиs avoir pourvu de toute maniиre aux besoins de l'homme, Dieu accorde а l'un plutфt qu'а l'autre des secours extraordinaires, dont celui qui abuse des secours communs а tous est indigne, et dont celui qui en use bien n'a pas besoin. Cette acception de personnes est injurieuse а la justice divine. Quand cette dure et dйcourageante doctrine se dйduirait de l'Ecriture elle-mкme, mon premier devoir n'est-il pas d'honorer Dieu? Quelque respect que je doive au texte sacrй, j'en dois plus encore а son auteur; et j'aimerais mieux croire la Bible falsifiйe ou inintelligible, que Dieu injuste ou malfaisant. Saint Paul ne veut pas que le vase dise au potier: "Pourquoi m'as-tu fait ainsi?" Cela est fort bien, si le potier n'exige du vase que des services qu'il l'a mis en йtat de lui rendre; mais, s'il s'en prenait au vase de n'кtre pas propre а un usage pour lequel il ne l'aurait pas fait, le vase aurait-il tort de le lui dire: "Pourquoi m'as-tu fait ainsi?"

S'ensuit-il de lа que la priиre soit inutile? A Dieu ne plaise que je m'фte cette ressource contre mes faiblesses! Tous les actes de l'entendement qui nous йlиvent а Dieu nous portent au-dessus de nous-mкmes; en implorant son secours, nous apprenons а le trouver. Ce n'est pas lui qui nous change; c'est nous qui changeons en nous йlevant а lui. Tout ce qu'on lui demande comme il faut, on se le donne; et comme vous l'avez dit, on augmente sa force en reconnaissant sa faiblesse. Mais, si l'on abuse de l'oraison et qu'on devienne mystique, on se perd а force de s'йlever; en cherchant la grвce, on renonce а la raison; pour obtenir un don du ciel, on en foule aux pieds un autre; en s'obstinant а vouloir qu'il nous йclaire, on s'фte les lumiиres qu'il nous a donnйes. Qui sommes-nous pour vouloir forcer Dieu de faire un miracle?

Vous le savez; il n'y a rien de bien qui n'ait un excиs blвmable, mкme la dйvotion qui tourne en dйlire. La vфtre est trop pure pour arriver jamais а ce point; mais l'excиs qui produit l'йgarement commence avant lui, et c'est de ce premier terme que vous avez а vous dйfier. Je vous ai souvent entendue blвmer les extases des ascйtiques; savez-vous comment elles viennent? En prolongeant le temps qu'on donne а la priиre plus que ne le permet la faiblesse humaine. Alors l'esprit s'йpuise, l'imagination s'allume et donne des visions; on devient inspirй, prophиte, et il n'y a plus ni sens ni gйnie qui garantisse du fanatisme. Vous vous enfermez frйquemment dans votre cabinet, vous vous recueillez, vous priez sans cesse; vous ne voyez pas encore les piйtistes mais vous lisez leurs livres. Je n'ai jamais blвmй votre goыt pour les йcrits du bon Fйnelon: mais que faites-vous de ceux de sa disciple? Vous lisez Muralt: je le lis aussi; mais je choisis ses Lettres, et vous choisissez son Instinct divin. Voyez comment il a fini, dйplorez les йgarements de cet homme sage, et songez а vous. Femme pieuse et chrйtienne, allez-vous n'кtre plus qu'une dйvote?

Chиre et respectable amie, je reзois vos avis avec la docilitй d'une enfant, et vous donne les miens avec le zиle d'un pиre. Depuis que la vertu, loin de rompre nos liens, les a rendus indissolubles, ses devoirs se confondent avec les droits de l'amitiй. Les mкmes leзons nous conviennent, le mкme intйrкt nous conduit. Jamais nos coeurs ne se parlent, jamais nos yeux ne se rencontrent, sans offrir а tous deux un objet d'honneur et de gloire qui nous йlиve conjointement; et la perfection de chacun de nous importera toujours а l'autre. Mais si les dйlibйrations sont communes, la dйcision ne l'est pas; elle appartient а vous seule. O vous qui fоtes toujours mon sort, ne cessez point d'en кtre l'arbitre; pesez mes rйflexions, prononcez: quoi que vous ordonniez de moi, je me soumets; je serai digne au moins que vous ne cessiez pas de me conduire. Dussй-je ne vous plus revoir, vous me serez toujours prйsente, vous prйsiderez toujours а mes actions; dussiez-vous m'фter l'honneur d'йlever vos enfants, vous ne m'фterez point les vertus que je tiens de vous; ce sont les enfants de votre вme, la mienne les adopte, et rien ne les lui peut ravir.

Parlez-moi sans dйtour, Julie. A prйsent que je vous ai bien expliquй ce que je sens et ce que je pense, dites-moi ce qu'il faut que je fasse. Vous savez а quel point mon sort est liй а celui de mon illustre ami. Je ne l'ai point consultй dans cette occasion; je ne lui ai montrй ni cette lettre ni la vфtre. S'il apprend que vous dйsapprouviez son projet, ou plutфt celui de votre йpoux, il le dйsapprouvera lui-mкme; et je suis bien йloignй d'en vouloir tirer une objection contre vos scrupules; il convient seulement qu'il les ignore jusqu'а votre entiиre dйcision. En attendant je trouverai, pour diffйrer notre dйpart, des prйtextes qui pourront le surprendre, mais auxquels il acquiescera sыrement. Pour moi, j'aime mieux ne vous plus voir que de vous revoir pour vous dire un nouvel adieu. Apprendre а vivre chez vous en йtranger est une humiliation que je n'ai pas mйritйe.

 

Lettre VIII de Madame de Wolmar

Eh bien! ne voilа-t-il pas encore votre imagination effarouchйe? Et sur quoi, je vous prie? Sur les plus vrais tйmoignages d'estime et d'amitiй que vous ayez jamais reзus de moi; sur les paisibles rйflexions que le soin de votre vrai bonheur m'inspire; sur la proposition la plus obligeante, la plus avantageuse, la plus honorable qui vous ait jamais йtй faite, sur l'empressement, indiscret peut-кtre, de vous unir а ma famille par des noeuds indissolubles; sur le dйsir de faire mon alliй, mon parent, d'un ingrat qui croit ou qui feint de croire que je ne veux plus de lui pour ami. Pour vous tirer de l'inquiйtude oщ vous paraissez кtre, il ne fallait que prendre ce que je vous йcris dans son sens le plus naturel. Mais il y a longtemps que vous aimez а vous tourmenter par vos injustices. Votre lettre est, comme votre vie, sublime et rampante, pleine de force et de puйrilitйs. Mon cher philosophe, ne cesserez-vous jamais d'кtre enfant?

Oщ avez-vous donc pris que je songeasse а vous imposer des lois, а rompre avec vous, et, pour me servir de vos termes, а vous renvoyer au bout du monde? De bonne foi, trouvez-vous lа l'esprit de ma lettre? Tout au contraire: en jouissant d'avance du plaisir de vivre avec vous, j'ai craint les inconvйnients qui pouvaient le troubler; je me suis occupйe des moyens de prйvenir ces inconvйnients d'une maniиre agrйable et douce, en vous faisant un sort digne de votre mйrite et de mon attachement pour vous. Voilа tout mon crime: il n'y avait pas lа, ce me semble, de quoi vous alarmer si fort.

Vous avez tort, mon ami, car vous n'ignorez pas combien vous m'кtes cher; mais vous aimez а vous le faire redire; et comme je n'aime guиre moins а le rйpйter, il vous est aisй d'obtenir ce que vous voulez sans que la plainte et l'humeur s'en mкlent.

Soyez donc bien sыr que si votre sйjour ici vous est agrйable, il me l'est tout autant qu'а vous, et que, de tout ce que M. de Wolmar a fait pour moi, rien ne m'est plus sensible que le soin qu'il a pris de vous appeler dans sa maison, et de vous mettre en йtat d'y rester. J'en conviens avec plaisir, nous sommes utiles l'un а l'autre. Plus propres а recevoir de bons avis qu'а les prendre de nous-mкmes, nous avons tous deux besoin de guides. Et qui saura mieux ce qui convient а l'un, que l'autre qui le connaоt si bien? Qui sentira mieux le danger de s'йgarer par tout ce que coыte un retour pйnible? Quel objet peut mieux nous rappeler ce danger? Devant qui rougirions-nous autant d'avilir un si grand sacrifice? Aprиs avoir rompu de tels liens, ne devons-nous pas а leur mйmoire de ne rien faire d'indigne du motif qui nous les fit rompre? Oui, c'est une fidйlitй que je veux vous garder toujours de vous prendre а tйmoin de toutes les actions de ma vie, et de vous dire, а chaque sentiment qui m'anime: "Voilа ce que je vous ai prйfйrй!" Ah! mon ami, je sais rendre honneur а ce que mon coeur a si bien senti. Je puis кtre faible devant toute la terre, mais je rйponds de moi devant vous.

C'est dans cette dйlicatesse qui survit toujours au vйritable amour, plutфt que dans les subtiles distinctions de M. de Wolmar, qu'il faut chercher la raison de cette йlйvation d'вme et de cette force intйrieure que nous йprouvons l'un prиs de l'autre, et que je crois sentir comme vous. Cette explication du moins est plus naturelle, plus honorable а nos coeurs que la sienne, et vaut mieux pour s'encourager а bien faire; ce qui suffit pour la prйfйrer. Ainsi, croyez que, loin d'кtre dans la disposition bizarre oщ vous me supposez, celle oщ je suis est directement contraire; que s'il fallait renoncer au projet de nous rйunir, je regarderais ce changement comme un grand malheur pour vous, pour moi, pour mes enfants, et pour mon mari mкme, qui, vous le savez, entre pour beaucoup dans les raisons que j'ai de vous dйsirer ici. Mais, pour ne parler que de mon inclination particuliиre, souvenez vous du moment de votre arrivйe: marquai-je moins de joie а vous voir que vous n'en eыtes en m'abordant? Vous a-t-il paru que votre sйjour а Clarens me fыt ennuyeux ou pйnible? Avez-vous jugй que je vous en visse partir avec plaisir? Faut-il aller jusqu'au bout et vous parler avec ma franchise ordinaire? Je vous avouerai sans dйtour que les six derniers mois que nous avons passйs ensemble ont йtй le temps le plus doux de ma vie, et que j'ai goыtй dans ce court espace tous les biens dont ma sensibilitй m'ait fourni l'idйe.

Je n'oublierai jamais un jour de cet hier, oщ, aprиs avoir fait en commun la lecture de vos voyages et celle des aventures de votre ami, nous soupвmes dans la salle d'Apollon, et oщ, songeant а la fйlicitй que Dieu m'envoyait en ce monde, je vis tout autour de moi mon pиre, mon mari, mes enfants, ma cousine, milord Edouard, vous, sans compter la Fanchon qui ne gвtait rien au tableau, et tout cela rassemblй pour l'heureuse Julie. Je me disais: "Cette petite chambre contient tout ce qui est cher а mon coeur, et peut-кtre tout ce qu'il y a de meilleur sur la terre; je suis environnйe de tout ce qui m'intйresse; tout l'univers est ici pour moi; je jouis а la fois de l'attachement que j'ai pour mes amis, de celui qu'ils me rendent, de celui qu'ils ont l'un pour l'autre; leur bienveillance mutuelle ou vient de moi ou s'y rapporte; je ne vois rien qui n'йtende mon кtre, et rien qui le divise; il est dans tout ce qui m'environne, il n'en reste aucune portion loin de moi; mon imagination n'a plus rien а faire, je n'ai rien а dйsirer; sentir et jouir sont pour moi la mкme chose; je vis а la fois dans tout ce que j'aime, je me rassasie de bonheur et de vie. O mort! viens quand tu voudras, je ne te crains plus, j'ai vйcu, je t'ai prйvenue; je n'ai plus de nouveaux sentiments а connaоtre, tu n'as plus rien а me dйrober."

Plus j'ai senti le plaisir de vivre avec vous, plus il m'йtait doux d'y compter, et plus aussi tout ce qui pouvait troubler ce plaisir m'a donnй d'inquiйtude. Laissons un moment а part cette morale craintive et cette prйtendue dйvotion que vous me reprochez; convenez du moins que tout le charme de la sociйtй qui rйgnait entre nous est dans cette ouverture de coeur qui met en commun tous les sentiments, toutes les pensйes, et qui fait que chacun se sentant tel qu'il doit кtre se montre а tous tel qu'il est. Supposez un moment quelque intrigue secrиte, quelque liaison qu'il faille cacher, quelque raison de rйserve et de mystиre; а l'instant tout le plaisir de se voir s'йvanouit, on est contraint l'un devant l'autre, on cherche а se dйrober, quand on se rassemble on voudrait se fuir; la circonspection; la biensйance, amиnent la dйfiance et le dйgoыt. Le moyen d'aimer longtemps ceux qu'on craint! On se devient importun l'un а l'autre... Julie importune!... importune а son ami!... non; non, cela ne saurait кtre; on n'a jamais de maux а craindre que ceux qu'on peut supporter.

En vous exposant naпvement mes scrupules, je n'ai point prйtendu changer vos rйsolutions, mais les йclairer, de peur que, prenant un parti dont nous n'auriez pas prйvu toutes les suites, vous n'eussiez peut-кtre а vous en repentir quand vous n'oseriez plus vous en dйdire. A l'йgard des craintes que M. de Wolmar n'a pas eues, ce n'est pas а lui de les avoir, c'est а vous: nul n'est juge du danger qui vient de vous que vous-mкme. Rйflйchissez-y bien, puis dites-moi qu'il n'existe pas, et je n'y pense plus: car je connais votre droiture, et ce n'est pas de vos intentions que je me dйfie. Si votre coeur est capable d'une faute imprйvue, trиs sыrement le mal prйmйditй n'en approcha jamais. C'est ce qui distingue l'homme fragile du mйchant homme.

D'ailleurs, quand mes objections auraient plus de soliditй que je n'aime а le croire, pourquoi mettre d'abord la chose au pis comme vous faites? Je n'envisage point les prйcautions а prendre aussi sйvиrement que vous. S'agit-il pour cela de rompre aussitфt tous vos projets et de nous fuir pour toujours? Non, mon aimable ami, de si tristes ressources ne sont point nйcessaires. Encore enfant par la tкte, vous кtes dйjа vieux par le coeur. Les grandes passions usйes dйgoыtent des autres; la paix de l'вme qui leur succиde est le seul sentiment qui s'accroоt par la jouissance. Un coeur sensible craint le repos qu'il ne connaоt pas: qu'il le sente une fois, il ne voudra plus le perdre. En comparant deux йtats si contraires, on apprend а prйfйrer le meilleur; mais pour les comparer il les faut connaоtre. Pour moi, je vois le moment de votre sыretй plus prиs peut-кtre que vous ne le voyez vous-mкme. Vous avez trop senti pour sentir longtemps; vous avez trop aimй pour ne pas devenir indiffйrent: on ne rallume plus la cendre qui sort de la fournaise, mais il faut attendre que tout soit consumй. Encore quelques annйes d'attention sur vous-mкme, et vous n'avez plus de risque а courir.

Le sort que je voulais vous faire eыt anйanti ce risque; mais, indйpendamment de cette considйration, ce sort йtait assez doux pour devoir кtre enviй pour lui-mкme; et si votre dйlicatesse vous empкche d'oser y prйtendre, je n'ai pas besoin que vous me disiez ce qu'une telle retenue a pu vous coыter. Mais j'ai peur qu'il ne se mкle а vos raisons des prйtextes plus spйcieux que solides; j'ai peur qu'en vous piquant de tenir des engagements dont tout vous dispense, et qui n'intйressent plus personne, vous ne vous fassiez une fausse vertu de je ne sais quelle vaine constance plus а blвmer qu'а louer, et dйsormais tout а fait dйplacйe. Je vous l'ai dйjа dit autrefois, c'est un second crime de tenir un serment criminel: si le vфtre ne l'йtait pas, il l'est devenu; c'en est assez pour l'annuler. La promesse qu'il faut tenir sans cesse est celle d'кtre honnкte homme et toujours ferme dans son devoir: changer quand il change, ce n'est pas lйgиretй, c'est constance. Vous fоtes bien peut-кtre alors de promettre ce que vous feriez mal aujourd'hui de tenir. Faites dans tous les temps ce que la vertu demande, vous ne vous dйmentirez jamais.

Que s'il y a parmi vos scrupules quelque objection solide, c'est ce que nous pourrons examiner а loisir. En attendant je ne suis pas trop fвchйe que vous n'ayez pas saisi mon idйe avec la mкme aviditй que moi, afin que mon йtourderie vous soit moins cruelle si j'en ai fait une. J'avais mйditй ce projet durant l'absence de ma cousine. Depuis son retour et le dйpart de ma lettre, ayant eu avec elle quelques conversations gйnйrales sur un second mariage, elle m'en a paru si йloignйe, que, malgrй tout le penchant que je lui connais pour vous, je craindrais qu'il ne fallыt user de plus d'autoritй qu'il ne me convient, pour vaincre sa rйpugnance, mкme en votre faveur; car il est point oщ l'empire de l'amitiй doit respecter celui des inclinations et les principes que chacun se fait sur des devoirs arbitraires en eux-mкmes, mais relatifs а l'йtat du coeur qui se les impose.

Je vous avoue pourtant que je tiens encore а mon projet: il nous convient si bien а tous, il vous tirerait si honorablement de l'йtat prйcaire oщ vous vivez dans le monde, il confondrait tellement nos intйrкts, il nous ferait un devoir si naturel de cette amitiй qui nous est si douce, que je n'y puis renoncer tout а fait. Non, mon ami, vous ne m'appartiendrez jamais de trop prиs; ce n'est pas mкme assez que vous soyez mon cousin; ah! je voudrais que vous fussiez mon frиre.

Quoi qu'il en soit de toutes ces idйes, rendez plus de justice а mes sentiments pour vous. Jouissez sans rйserve de mon amitiй, de ma confiance, de mon estime. Souvenez-vous que je n'ai plus rien а vous prescrire, et que je ne crois point en avoir besoin. Ne m'фtez pas le droit de vous donner des conseils, mais n'imaginez jamais que j'en fasse des ordres. Si vous sentez pouvoir habiter Clarens sans danger, venez-y, demeurez-y; j'en serai charmйe. Si vous croyez devoir donner encore quelques annйes d'absence aux restes toujours suspects d'une jeunesse impйtueuse, йcrivez-moi souvent, venez nous voir quand vous voudrez; entretenons la correspondance la plus intime. Quelle peine n'est pas adoucie par cette consolation! Quel йloignement ne supporte-t-on pas par l'espoir de finir ses jours ensemble! Je ferai plus; je suis prкte а vous confier un de mes enfants; je le croirai mieux dans vos mains que dans les miennes: quand vous me le ramиnerez, je ne sais duquel des deux le retour me touchera le plus. Si, tout а fait devenu raisonnable, vous bannissez enfin vos chimиres, et voulez mйriter ma cousine, venez, aimez-la, servez-la, achevez de lui plaire; en vйritй, je crois que vous avez dйjа commencй; triomphez de son coeur et des obstacles qu'il vous oppose, je vous aiderai de tout mon pouvoir. Faites enfin le bonheur l'un de l'autre, et rien ne manquera plus au mien. Mais quelque parti que vous puissiez prendre, aprиs y avoir sйrieusement pensй, prenez-le en toute assurance, et n'outragez plus votre amie en l'accusant de se dйfier de vous.

A force de songer а vous je m'oublie. Il faut pourtant que mon tour vienne; car vous faites avec vos amis dans la dispute comme avec votre adversaire aux йchecs, vous attaquez en vous dйfendant. Vous vous excusez d'кtre philosophe en m'accusant d'кtre dйvote; c'est comme si j'avais renoncй au vin lorsqu'il vous eut enivrй. Je suis donc dйvote а votre compte, ou prкte а le devenir? Soit: les dйnominations mйprisantes changent-elles la nature des choses? Si la dйvotion est bonne, oщ est le tort d'en avoir? Mais peut-кtre ce mot est-il trop bas pour vous. La dignitй philosophique dйdaigne un culte vulgaire; elle veut servir Dieu plus noblement; elle porte jusqu'au ciel mкme ses prйtentions et sa fiertй. O mes pauvres philosophes!... Revenons а moi.

J'aimai la vertu dиs mon enfance, et cultivai ma raison dans tous les temps. Avec du sentiment et des lumiиres, j'ai voulu me gouverner, et je me suis mal conduite. Avant de m'фter le guide que j'ai choisi, donnez-m'en quelque autre sur lequel je puisse compter. Mon bon ami, toujours de l'orgueil, quoi qu'on fasse! c'est lui qui vous йlиve, et c'est lui qui m'humilie. Je crois valoir autant qu'une autre, et mille autres ont vйcu plus sagement que moi. Elles avaient donc des ressources que je n'avais pas. Pourquoi, me sentant bien nйe, ai-je eu besoin de cacher ma vie? Pourquoi haпssais-je le mal que j'ai fait malgrй moi? Je ne connaissais que ma force; elle n'a pu me suffire. Toute la rйsistance qu'on peut tirer de soi, je crois l'avoir faite, et toutefois j'ai succombй. Comment font celles qui rйsistent? Elles ont un meilleur appui.

Aprиs l'avoir pris а leur exemple, j'ai trouvй dans ce choix un autre avantage auquel je n'avais pas pensй. Dans le rиgne des passions, elles aident а supporter les tourments qu'elles donnent; elles tiennent l'espйrance а cфtй du dйsir. Tant qu'on dйsire on peut se passer d'кtre heureux; on s'attend а le devenir: si le bonheur ne vient point, l'espoir se prolonge, et le charme de l'illusion dure autant que la passion qui le cause. Ainsi cet йtat se suffit а lui-mкme, et l'inquiйtude qu'il donne est une sorte de jouissance qui supplйe а la rйalitй, qui vaut mieux peut-кtre. Malheur а qui n'a plus rien а dйsirer! il perd pour ainsi dire tout ce qu'il possиde. On jouit moins de ce qu'on obtient que de ce qu'on espиre et l'on n'est heureux qu'avant d'кtre heureux. En effet, l'homme, avide et bornй, fait pour tout vouloir et peu obtenir, a reзu du ciel une force consolante qui rapproche de lui tout ce qu'il dйsire, qui le soumet а son imagination, qui le lui rend prйsent et sensible, qui le lui livre en quelque sorte, et, pour lui rendre cette imaginaire propriйtй plus douce, le modifie au grй de sa passion. Mais tout ce prestige disparaоt devant l'objet mкme; rien n'embellit plus cet objet aux yeux du possesseur; on ne se figure point ce qu'on voit; l'imagination ne pare plus rien de ce qu'on possиde, l'illusion cesse oщ commence la jouissance. Le pays des chimиres est en ce monde le seul digne d'кtre habitй, et tel est le nйant des choses humaines, qu'hors l'Etre existant par lui-mкme il n'y a rien de beau que ce qui n'est pas.

Si cet effet n'a pas toujours lieu sur les objets particuliers de nos passions, il est infaillible dans le sentiment commun qui les comprend toutes. Vivre sans peine n'est pas un йtat d'homme; vivre ainsi c'est кtre mort. Celui qui pourrait tout sans кtre Dieu serait une misйrable crйature; il serait privй du plaisir de dйsirer; toute autre privation serait plus supportable.

Voilа ce que j'йprouve en partie depuis mon mariage et depuis votre retour. Je ne vois partout que sujets de contentement, et je ne suis pas contente; une langueur secrиte s'insinue au fond de mon coeur; je le sens vide et gonflй, comme vous disiez autrefois du vфtre; l'attachement que j'ai pour tout ce qui m'est cher ne suffit pas pour l'occuper; il lui reste une force inutile dont il ne sait que faire. Cette peine est bizarre, j'en conviens; mais elle n'est pas moins rйelle. Mon ami, je suis trop heureuse; le bonheur m'ennuie.

Concevez-vous quelque remиde а ce dйgoыt du bien-кtre? Pour moi, je vous avoue qu'un sentiment si peu raisonnable et si peu volontaire a beaucoup фtй du prix que je donnais а la vie; et je n'imagine pas quelle sorte de charme on y peut trouver, qui me manque ou qui me suffise. Une autre sera-t-elle plus sensible que moi? Aimera-t-elle mieux son pиre, son mari, ses enfants, ses amis, ses proches? En sera-t-elle mieux aimйe? Mиnera-t-elle une vie plus de son goыt? Sera-t-elle plus libre d'en choisir une autre? Jouira-t-elle d'une meilleure santй? Aura-t-elle plus de ressources contre l'ennui, plus de liens qui l'attachent au monde? Et toutefois j'y vis inquiиte; mon coeur ignore ce qui lui manque; il dйsire sans savoir quoi.

Ne trouvant donc rien ici-bas qui lui suffise, mon вme avide cherche ailleurs de quoi la remplir: en s'йlevant а la source du sentiment et de l'кtre, elle y perd sa sйcheresse et sa langueur; elle y renaоt, elle s'y ranime, elle y trouve un nouveau ressort, elle y puise une nouvelle vie; elle y prend une autre existence qui ne tient point aux passions du corps; ou plutфt elle n'est plus en moi-mкme, elle est toute dans l'Etre immense qu'elle contemple et, dйgagйe un moment de ses entraves, elle se console d'y rentrer par cet essai d'un йtat plus sublime qu'elle espиre кtre un jour le sien.

Vous souriez; je vous entends, mon bon ami; j'ai prononcй mon propre jugement en blвmant autrefois cet йtat d'oraison que je confesse aimer aujourd'hui. A cela je n'ai qu'un mot а vous dire, c'est que je ne l'avais pas йprouvй. Je ne prйtends pas mкme le justifier de toutes maniиres. Je ne dis pas que ce goыt soit sage; je dis seulement qu'il est doux, qu'il supplйe au sentiment du bonheur qui s'йpuise, qu'il remplit le vide de l'вme, qu'il jette un nouvel intйrкt sur la vie passйe а le mйriter. S'il produit quelque mal, il faut le rejeter sans doute; s'il abuse le coeur par une fausse jouissance, il faut encore le rejeter. Mais enfin lequel tient le mieux а la vertu, du philosophe avec ses grands principes, ou du chrйtien dans sa simplicitй? Lequel est le plus heureux dиs ce monde, du sage avec sa raison, ou du dйvot dans son dйlire? Qu'ai-je besoin de penser, d'imaginer, dans un moment oщ toutes mes facultйs sont aliйnйes? L'ivresse a ses plaisirs, disiez-vous: eh bien! ce dйlire en est une. Ou laissez-moi dans cet йtat qui m'est agrйable, ou montrez-moi comment je puis кtre mieux.

J'ai blвmй les extases des mystiques. Je les blвme encore quand elles nous dйtachent de nos devoirs, et que, nous dйgoыtant de la vie active par les charmes de la contemplation, elles nous mиnent а ce quiйtisme dont vous me croyez si proche, et dont je crois кtre aussi loin que vous.

Servir Dieu, ce n'est point passer sa vie а genoux dans un oratoire, je le sais bien; c'est remplir sur la terre les devoirs qu'il nous impose; c'est faire en vue de lui plaire tout ce qui convient а l'йtat oщ il nous a mis:

... Il cor gradisce;

E serve a lui chi'l suo dover compisce.

Il faut premiиrement faire ce qu'on doit, et puis prier quand on le peut; voilа la rиgle que je tвche de suivre. Je ne prends point le recueillement que vous me reprochez comme une occupation, mais comme une rйcrйation; et je ne vois pas pourquoi parmi les plaisirs qui sont а ma portйe, je m'interdirais le plus sensible et le plus innocent de tous.

Je me suis examinйe avec plus de soin depuis votre lettre; j'ai йtudiй les effets que produit sur mon вme ce penchant qui semble si fort vous dйplaire, et je n'y sais rien voir jusqu'ici qui me fasse craindre, au moins sitфt, l'abus d'une dйvotion mal entendue.

Premiиrement, je n'ai point pour cet exercice un goыt trop vif qui me fasse souffrir quand j'en suis privйe, ni qui me donne de l'humeur quand on m'en distrait. Il ne me donne point non plus de distractions dans la journйe, et ne jette ni dйgoыt ni impatience sur la pratique de mes devoirs. Si quelquefois mon cabinet m'est nйcessaire, c'est quand quelque йmotion m'agite, et que je serais moins bien partout ailleurs: c'est lа que, rentrant en moi-mкme, j'y retrouve le calme de la raison. Si quelque souci me trouble, si quelque peine m'afflige, c'est lа que je les vais dйposer. Toutes ces misиres s'йvanouissent devant un plus grand objet. En songeant а tous les bienfaits de la Providence, j'ai honte d'кtre sensible а de si faibles chagrins et d'oublier de si grandes grвces. Il ne me faut des sйances ni frйquentes ni longues. Quand la tristesse m'y suit malgrй moi, quelques pleurs versйs devant celui qui console soulagent mon coeur а l'instant. Mes rйflexions ne sont jamais amиres ni douloureuses; mon repentir mкme est exempt d'alarmes. Mes fautes me donnent moins d'effroi que de honte; j'ai des regrets et non des remords. Le Dieu que je sers est un Dieu clйment, un pиre: ce qui me touche est sa bontй; elle efface а mes yeux tous ses autres attributs; elle est le seul que je conзois. Sa puissance m'йtonne, son immensitй me confond, sa justice... Il a fait l'homme faible; puisqu'il est juste, il est clйment. Le Dieu vengeur est le Dieu des mйchants: je ne puis ni le craindre pour moi ni l'implorer contre un autre. O Dieu de paix, Dieu de bontй, c'est toi que j'adore! c'est de toi, je le sens, que je suis l'ouvrage; et j'espиre te retrouver au dernier jugement tel que tu parles а mon coeur durant ma vie.

Je ne saurais vous dire combien ces idйes jettent de douceur sur mes jours et de joie au fond de mon coeur. En sortant de mon cabinet ainsi disposйe, je me sens plus lйgиre et plus gaie; toute la peine s'йvanouit, tous les embarras disparaissent; rien de rude, rien d'anguleux; tout devient facile et coulant, tout prend а mes yeux une face plus riante; la complaisance ne me coыte plus rien; j'en aime encore mieux ceux que j'aime, et leur en suis plus agrйable. Mon mari mкme en est plus content de mon humeur. La dйvotion, prйtend-il, est un opium pour l'вme; elle йgaye, anime et soutient quand on en prend peu; une trop forte dose endort, ou rend furieux, ou tue. J'espиre ne pas aller jusque-lа.

Vous voyez que je ne m'offense pas de ce titre de dйvote autant peut-кtre que vous l'auriez voulu, mais je ne lui donne pas non plus tout le prix que vous pourriez croire. Je n'aime point, par exemple, qu'on affiche cet йtat par un extйrieur affectй et comme une espиce d'emploi qui dispense de tout autre. Ainsi cette Mme Guyon dont vous me parlez eыt mieux fait, ce me semble, de remplir avec soin ses devoirs de mиre de famille, d'йlever chrйtiennement ses enfants, de gouverner sagement sa maison, que d'aller composer des livres de dйvotion, disputer avec des йvкques, et se faire mettre а la Bastille pour des rкveries oщ l'on ne comprend rien. Je n'aime pas non plus ce langage mystique et figurй qui nourrit le coeur des chimиres de l'imagination, et substitue au vйritable amour de Dieu des sentiments imitйs de l'amour terrestre, et trop propres а le rйveiller. Plus on a le coeur tendre et l'imagination vive, plus on doit йviter ce qui tend а les йmouvoir; car enfin comment voir les rapports de l'objet mystique si l'on ne voit aussi l'objet sensuel, et comment une honnкte femme ose-t-elle imaginer avec assurance des objets qu'elle n'oserait regarder?

Mais ce qui m'a donnй le plus d'йloignement pour les dйvots de profession, c'est cette вpretй de moeurs qui les rend insensibles а l'humanitй, c'est cet orgueil excessif qui leur fait regarder en pitiй le reste du monde. Dans leur йlйvation sublime, s'ils daignent s'abaisser а quelque acte de bontй; c'est d'une maniиre si humiliante, ils plaignent les autres d'un ton si cruel, leur justice est si rigoureuse, leur charitй est si dure, leur zиle est si amer, leur mйpris ressemble si fort а la haine, que l'insensibilitй mкme des gens du monde est moins barbare que leur commisйration. L'amour de Dieu leur sert d'excuse pour n'aimer personne; ils ne s'aiment pas mкme l'un l'autre. Vit-on jamais d'amitiй vйritable entre les dйvots? Mais plus ils se dйtachent des hommes, plus ils en exigent; et l'on dirait qu'ils ne s'йlиvent а Dieu que pour exercer son autoritй sur la terre.

Je me sens pour tous ces abus une aversion qui doit naturellement m'en garantir: si j'y tombe, ce sera sыrement sans le vouloir, et j'espиre de l'amitiй de tous ceux qui m'environnent que ce ne sera pas sans кtre avertie. Je vous avoue que j'ai йtй longtemps sur le sort de mon mari d'une inquiйtude qui m'eыt peut-кtre altйrй l'humeur а la longue. Heureusement la sage lettre de milord Edouard а laquelle vous me renvoyez avec grande raison, ses entretiens consolants et sensйs, les vфtres, ont tout а fait dissipй ma crainte et changй mes principes. Je vois qu'il est impossible que l'intolйrance n'endurcisse l'вme. Comment chйrir tendrement les gens qu'on rйprouve? Quelle charitй peut-on conserver parmi des damnйs? Les aimer, ce serait haпr Dieu qui les punit. Voulons-nous donc кtre humains? Jugeons les actions et non pas les hommes; n'empiйtons point sur l'horrible fonction des dйmons; n'ouvrons point si lйgиrement l'enfer а nos frиres. Eh! s'il йtait destinй pour ceux qui se trompent, quel mortel pourrait l'йviter?

O mes amis, de quel poids vous avez soulagй mon coeur! En m'apprenant que l'erreur n'est point un crime, vous m'avez dйlivrйe de mille inquiйtants scrupules. Je laisse la subtile interprйtation des dogmes que je n'entends pas. Je m'en tiens aux vйritйs lumineuses qui frappent mes yeux et convainquent ma raison, aux vйritйs de pratique qui m'instruisent de mes devoirs. Sur tout le reste j'ai pris pour rиgle votre ancienne rйponse а M. de Wolmar. Est-on maоtre de croire ou de ne pas croire? Est-ce un crime de n'avoir pas su bien argumenter? Non: la conscience ne nous dit point la vйritй des choses, mais la rиgle de nos devoirs; elle ne nous dicte point ce qu'il faut penser, mais ce qu'il faut faire; elle ne nous apprend point а bien raisonner, mais а bien agir. En quoi mon mari peut-il кtre coupable devant Dieu? Dйtourne-t-il les yeux de lui? Dieu lui-mкme a voilй sa face. Il ne fuit point la vйritй, c'est la vйritй qui le fuit. L'orgueil ne le guide point; il ne veut йgarer personne, il est bien aise qu'on ne pense pas comme lui. Il aime nos sentiments, il voudrait les avoir, il ne peut; notre espoir, nos consolations, tout lui йchappe. Il fait le bien sans attendre de rйcompense; il est plus vertueux, plus dйsintйressй que nous. Hйlas! il est а plaindre; mais de quoi sera-t-il puni? Non, non: la bontй, la droiture, les moeurs, l'honnкtetй, la vertu, voilа ce que le ciel exige et qu'il rйcompense, voilа le vйritable culte que Dieu veut de nous, et qu'il reзoit de lui tous les jours de sa vie. Si Dieu juge la foi par les oeuvres, c'est croire en lui que d'кtre homme de bien. Le vrai chrйtien c'est l'homme juste; les vrais incrйdules sont les mйchants.

Ne soyez donc pas йtonnй, mon aimable ami, si je ne dispute pas avec vous sur plusieurs points de votre lettre oщ nous ne sommes pas de mкme avis. Je sais trop bien ce que vous кtes pour кtre en peine de ce que vous croyez. Que m'importent toutes ces questions oiseuses sur la libertй? Que je sois libre de vouloir le bien par moi-mкme, ou que j'obtienne en priant cette volontй, si je trouve enfin le moyen de bien faire, tout cela ne revient-il pas au mкme? Que je me donne ce qui me manque en le demandant, ou que Dieu l'accorde а ma priиre, s'il faut toujours pour l'avoir que je le demande, ai-je besoin d'autre йclaircissement? Trop heureux de convenir sur les points principaux de notre croyance, que cherchons-nous au delа? Voulons-nous pйnйtrer dans ces abоmes de mйtaphysique qui n'ont ni fond ni rive, et perdre а disputer sur l'essence divine ce temps si court qui nous est donnй pour l'honorer? Nous ignorons ce qu'elle est, mais nous savons qu'elle est; que cela nous suffise; elle se fait voir dans ses oeuvres, elle se fait sentir au dedans de nous. Nous pouvons bien disputer contre elle, mais non pas la mйconnaоtre de bonne foi. Elle nous a donnй ce degrй de sensibilitй qui l'aperзoit et la touche; plaignons ceux а qui elle ne l'a pas dйparti, sans nous flatter de les йclairer а son dйfaut. Qui de nous fera ce qu'elle n'a pas voulu faire? Respectons ses dйcrets en silence et faisons notre devoir; c'est le meilleur moyen d'apprendre le leur aux autres.

Connaissez-vous quelqu'un plus plein de sens et de raison que M. de Wolmar? Quelqu'un plus sincиre, plus droit, plus juste, plus vrai, moins livrй а ses passions, qui ait plus а gagner а la justice divine et а l'immortalitй de l'вme? Connaissez-vous un homme plus fort, plus йlevй, plus grand, plus foudroyant dans la dispute, que milord Edouard, plus digne par sa vertu de dйfendre la cause de Dieu, plus certain de son existence, plus pйnйtrй de sa majestй suprкme, plus zйlй pour sa gloire, et plus fait pour la soutenir? Vous avez vu ce qui s'est passй durant trois mois а Clarens; vous avez vu deux hommes pleins d'estime et de respect l'un pour l'autre, йloignйs par leur йtat et par leur goыt des pointilleries de collиge, passer un hiver entier а chercher dans des disputes sages et paisibles, mais vives et profondes, а s'йclairer mutuellement, s'attaquer, se dйfendre se saisir par toutes les prises que peut avoir l'entendement humain, et sur une matiиre oщ tous deux, n'ayant que le mкme intйrкt, ne demandaient pas mieux que d'кtre d'accord.

Qu'est-il arrivй? Ils ont redoublй d'estime l'un pour l'autre, mais chacun est restй dans son sentiment. Si cet exemple ne guйrit pas а jamais un homme sage de la dispute, l'amour de la vйritй ne le touche guиre; il cherche а briller.

Pour moi, j'abandonne а jamais cette arme inutile, et j'ai rйsolu de ne plus dire а mon mari un seul mot de religion que quand il s'agira de rendre raison de la mienne. Non que l'idйe de la tolйrance divine m'ait rendue indiffйrente sur le besoin qu'il en a. Je vous avoue mкme que, tranquillisйe sur son sort а venir, je ne sens point pour cela diminuer mon zиle pour sa conversion. Je voudrais au prix de mon sang le voir une fois convaincu; si ce n'est pour son bonheur dans l'autre monde, c'est pour son bonheur dans celui-ci. Car de combien de douceurs n'est-il point privй! Quel sentiment peut le consoler dans ses peines? Quel spectateur anime les bonnes actions qu'il fait en secret? Quelle voix peut parler au fond de son вme? Quel prix peut-il attendre de sa vertu? Comment doit-il envisager la mort? Non, je l'espиre, il ne l'attendra pas dans cet йtat horrible. Il me reste une ressource pour l'en tirer, et j'y consacre le reste de ma vie; ce n'est plus de le convaincre, mais de le toucher; c'est de lui montrer un exemple qui l'entraоne, et de lui rendre la religion si aimable qu'il ne puisse lui rйsister. Ah! mon ami, quel argument contre l'incrйdule que la vie du vrai chrйtien! Croyez-vous qu'il y ait quelque вme а l'йpreuve de celui-lа? Voilа dйsormais la tвche que je m'impose; aidez-moi tous а la remplir. Wolmar est froid, mais il n'est pas insensible. Quel tableau nous pouvons offrir а son coeur, quand ses amis, ses enfants, sa femme, concourront tous а l'instruire en l'йdifiant! quand, sans lui prкcher Dieu dans leurs discours, ils le lui montreront dans les actions qu'il inspire, dans les vertus dont il est l'auteur, dans le charme qu'on trouve а lui plaire! quand il verra briller l'image du ciel dans sa maison! quand cent fois le jour il sera forcй de se dire: "Non, l'homme n'est pas ainsi par lui-mкme, quelque chose de plus qu'humain rиgne ici!"

Si cette entreprise est de votre goыt, si vous vous sentez digne d'y concourir, venez; passons nos jours ensemble, et ne nous quittons plus qu'а la mort. Si le projet vous dйplaоt ou vous йpouvante, йcoutez votre conscience, elle vous dicte votre devoir. Je n'ai rien de plus а vous dire.

Selon ce que milord Edouard nous marque, je vous attends tous deux vers la fin du mois prochain. Vous ne reconnaоtrez pas votre appartement; mais dans les changements qu'on y a faits, vous reconnaоtrez les soins et le coeur d'une bonne amie qui s'est fait un plaisir de l'orner. Vous y trouverez aussi un petit assortiment de livres qu'elle a choisis а Genиve, meilleurs et de meilleur goыt que l'Adone, quoiqu'il y soit aussi par plaisanterie. Au reste; soyez discret; car, comme elle ne veut pas que vous sachiez que tout cela vient d'elle, je me dйpкche de vous l'йcrire avant qu'elle me dйfende de vous en parler.

Adieu, mon ami. Cette partie du chвteau de Chillon, que nous devions tous faire ensemble, se fera demain sans vous. Elle n'en vaudra pas mieux, quoiqu'on la fasse avec plaisir. M. le bailli nous a invitйs avec nos enfants, ce qui ne m'a point laissй d'excuse. Mais je ne sais pourquoi je voudrais кtre dйjа de retour.

 

Lettre IX de Fanchon Anet

Ah! monsieur, ah! mon bienfaiteur, que me charge-t-on de vous apprendre!... Madame... ma pauvre maоtresse... O Dieu! je vois dйjа votre frayeur... mais vous ne voyez pas notre dйsolation... je n'ai pas un moment а perdre; il faut vous dire... il faut courir... je voudrais dйjа vous avoir tout dit... Ah! que deviendrez-vous quand vous saurez notre malheur?

Toute la famille alla dоner а Chillon. M. le baron, qui allait en Savoie passer quelques jours au chвteau de Blonay, partit aprиs le dоner. On l'accompagna quelques pas; puis on se promena le long de la digue. Mme d'Orbe et Mme la baillive marchaient devant avec monsieur. Madame suivait, tenant d'une main Henriette et de l'autre Marcellin. J'йtais derriиre avec l'aоnй. Monseigneur le bailli, qui s'йtait arrкtй pour parler а quelqu'un, vint rejoindre la compagnie, et offrit le bras а madame. Pour le prendre elle me renvoie Marcellin: il court а moi, j'accours а lui; en courant l'enfant fait un faux pas, le pied lui manque; il tombe dans l'eau... Je pousse un cri perзant; Madame se retourne; voit tomber son fils, part comme un trait, et s'йlance aprиs lui.

Ah! misйrable, que n'en fis-je autant! que n'y suis-je restйe!... Hйlas! je retenais l'aоnй qui voulait sauter aprиs sa mиre... elle se dйbattait en serrant l'autre entre ses bras... On n'avait lа ni gens ni bateau, il fallut du temps pour les retirer... L'enfant est remis; mais la mиre... le saisissement, la chute, l'йtat oщ elle йtait... Qui sait mieux que moi combien cette chute est dangereuse!... Elle resta trиs longtemps sans connaissance. A peine l'eut-elle reprise qu'elle demanda son fils... Avec quels transports de joie elle l'embrassa! Je la crus sauvйe; mais sa vivacitй ne dura qu'un moment. Elle voulut кtre ramenйe ici; durant la route elle s'est trouvйe mal plusieurs fois. Sur quelques ordres qu'elle m'a donnйs, je vois qu'elle ne croit pas en revenir. Je suis trop malheureuse, elle n'en reviendra pas. Mme d'Orbe est plus changйe qu'elle. Tout le monde est dans une agitation... Je suis la plus tranquille de toute la maison... De quoi m'inquiйterais-je?... Ma bonne maоtresse! ah! si je vous perds, je n'aurai plus besoin de personne... O mon cher monsieur, que le bon Dieu vous soutienne dans cette йpreuve... Adieu... Le mйdecin sort de la chambre. Je cours au-devant de lui... S'il nous donne quelque bonne espйrance, je vous le marquerai. Si je ne dis rien...

 

Lettre X

Commencйe par Mme d'Orbe, et achevйe par M. de Wolmar.

C'en est fait, homme imprudent, homme infortunй, malheureux visionnaire! Jamais vous ne la reverrez... le voile... Julie n'est...

Elle vous a йcrit. Attendez sa lettre: honorez ses derniиres volontйs. Il vous reste de grands devoirs а remplir sur la terre.

 

Lettre XI de M. de Wolmar

J'ai laissй passer vos premiиres douleurs en silence; ma lettre n'eыt fait que les aigrir; vous n'йtiez pas plus en йtat de supporter ces dйtails que moi de les faire. Aujourd'hui peut-кtre nous seront-ils doux а tous deux. Il ne me reste d'elle que des souvenirs; mon coeur se plaоt а les recueillir. Vous n'avez plus que des pleurs а lui donner; vous aurez la consolation d'en verser pour elle. Ce plaisir des infortunйs m'est refusй dans ma misиre, je suis plus malheureux que vous.

Ce n'est point de sa maladie, c'est d'elle que je veux vous parler. D'autres mиres peuvent se jeter aprиs leur enfant. L'accident, la fiиvre, la mort, sont de la nature: c'est le sort commun des mortels; mais l'emploi de ses derniers moments, ses discours, ses sentiments, son вme, tout cela n'appartient qu'а Julie. Elle n'a point vйcu comme une autre; personne, que je sache, n'est mort comme elle. Voilа ce que j'ai pu seul observer, et que vous n'apprendrez que de moi.

Vous savez que l'effroi, l'йmotion, la chute, l'йvacuation de l'eau lui laissиrent une longue faiblesse dont elle ne revint tout а fait qu'ici. En arrivant, elle redemanda son fils; il vint: а peine le vit-elle marcher et rйpondre а ses caresses, qu'elle devint tout а fait tranquille et consentit а prendre un peu de repos. Son sommeil fut court et comme le mйdecin n'arrivait point encore, en l'attendant elle nous fit asseoir autour de son lit, la Fanchon, sa cousine et moi. Elle nous parla de ses enfants, des soins assidus qu'exigeait auprиs d'eux la forme d'йducation qu'elle avait prise, et du danger de les nйgliger un moment. Sans donner une grande importance а sa maladie, elle prйvoyait qu'elle l'empкcherait quelque temps de remplir sa part des mкmes soins, et nous chargeait tous de rйpartir cette part sur les nфtres.

Elle s'йtendit sur tous ses projets, sur les vфtres, sur les moyens les plus propres а les faire rйussir, sur les observations qu'elle avait faites et qui pouvaient les favoriser ou leur nuire, enfin sur tout ce qui devait nous mettre en йtat de supplйer а ses fonctions de mиre aussi longtemps qu'elle serait forcйe а les suspendre. C'йtait, pensais-je, bien des prйcautions pour quelqu'un qui ne se croyait privй que durant quelques jours d'une occupation si chиre; mais ce qui m'effraya tout а fait, ce fut de voir qu'elle entrait pour Henriette dans un bien plus grand dйtail encore. Elle s'йtait bornйe а ce qui regardait la premiиre enfance de ses fils, comme se dйchargeant sur un autre du soin de leur jeunesse; pour sa fille, elle embrassa tous les temps, et, sentant bien que personne ne supplйerait sur ce point aux rйflexions que sa propre expйrience lui avait fait faire, elle nous exposa en abrйgй, mais avec force et clartй, le plan d'йducation qu'elle avait fait pour elle, employant prиs de la mиre les raisons les plus vives et les plus touchantes exhortations pour l'engager а le suivre.

Toutes ces idйes sur l'йducation des jeunes personnes et sur les devoirs des mиres, mкlйes de frйquents retours sur elle-mкme, ne pouvaient manquer de jeter de la chaleur dans l'entretien. Je vis qu'il s'animait trop. Claire tenait une des mains de sa cousine, et la pressait а chaque instant contre sa bouche, en sanglotant pour toute rйponse; la Fanchon n'йtait pas plus tranquille; et pour Julie, je remarquai que les larmes lui roulaient aussi dans les yeux, mais qu'elle n'osait pleurer de peur de nous alarmer davantage. Aussitфt je me dis: "Elle se voit morte." Le seul espoir qui me resta fut que la frayeur pouvait l'abuser sur son йtat, et lui montrer le danger plus grand qu'il n'йtait peut-кtre. Malheureusement je la connaissais trop pour compter beaucoup sur cette erreur. J'avais essayй plusieurs fois de la calmer; je la priai derechef de ne pas s'agiter hors de propos par des discours qu'on pouvait reprendre а loisir. "Ah! dit-elle, rien ne fait tant de mal aux femmes que le silence; et puis, je me sens un peu de fiиvre; autant vaut employer le babil qu'elle donne а des sujets utiles, qu'а battre sans raison la campagne."

L'arrivйe du mйdecin causa dans la maison un trouble impossible а peindre. Tous les domestiques l'un sur l'autre а la porte de la chambre attendaient, l'oeil inquiet et les mains jointes, son jugement sur l'йtat de leur maоtresse comme l'arrкt de leur sort. Ce spectacle jeta la pauvre Claire dans une agitation qui me fit craindre pour sa tкte. Il fallut les йloigner sous diffйrents prйtextes, pour йcarter de ses yeux cet objet d'effroi. Le mйdecin donna vaguement un peu d'espйrance, mais d'un ton propre а me l'фter. Julie ne dit pas non plus ce qu'elle pensait; la prйsence de sa cousine la tenait en respect. Quand il sortit je le suivis; Claire en voulut faire autant, mais Julie la retint et me fit de l'oeil un signe que j'entendis. Je me hвtai d'avertir le mйdecin que, s'il y avait du danger, il fallait le cacher а madame d'Orbe avec autant et plus de soin qu'а la malade, de peur que le dйsespoir n'achevвt de la troubler, et ne la mоt hors d'йtat de servir son amie. Il dйclara qu'il y avait en effet du danger, mais que vingt-quatre heures йtant а peine йcoulйes depuis l'accident, il fallait plus de temps pour йtablir un pronostic assurй; que la nuit prochaine dйciderait du sort de la maladie, et qu'il ne pouvait prononcer que le troisiиme jour. La Fanchon seule fut tйmoin de ce discours; et aprиs l'avoir engagйe, non sans peine, а se contenir, on convint de ce qui serait dit а madame d'Orbe et au reste de la maison.

Vers le soir, Julie obligea sa cousine qui avait passй la nuit auprиs d'elle, et qui voulait encore y passer la suivante, а s'aller reposer quelques heures. Durant ce temps la malade ayant su qu'on allait la saigner du pied, et que le mйdecin prйparait des ordonnances, elle le fit appeler et lui tint ce discours: "Monsieur du Bosson, quand on croit devoir tromper un malade craintif sur son йtat, c'est une prйcaution d'humanitй que j'approuve; mais c'est une cruautй de prodiguer йgalement а tous des soins superflus et dйsagrйables dont plusieurs n'ont aucun besoin. Prescrivez-moi tout ce que vous jugerez m'кtre vйritablement utile, j'obйirai ponctuellement. Quant aux remиdes qui ne sont que pour l'imagination, faites-m'en grвce; c'est mon corps et non mon esprit qui souffre; et je n'ai pas peur de finir mes jours, mais d'en mal employer le reste. Les derniers moments de la vie sont trop prйcieux pour qu'il soit permis d'en abuser. Si vous ne pouvez prolonger la mienne, au moins ne l'abrйgez pas en m'фtant l'emploi du peu d'instants qui me sont laissйs par la nature. Moins il m'en reste, plus vous devez les respecter. Faites-moi vivre, ou laissez-moi: je saurai bien mourir seule." Voilа comment cette femme si timide et si douce dans le commerce ordinaire savait trouver un ton ferme et sйrieux dans les occasions importantes.

La nuit fut cruelle et dйcisive. Etouffement, oppression, syncope, la peau sиche et brыlante; une ardente fiиvre, durant laquelle on l'entendait souvent appeler vivement Marcellin comme pour le retenir, et prononcer aussi quelquefois un autre nom, jadis si rйpйtй dans une occasion pareille. Le lendemain, le mйdecin me dйclara sans dйtour qu'il n'estimait pas qu'elle eыt trois jours а vivre. Je fus seul dйpositaire de cet affreux secret; et la plus terrible heure de ma vie fut celle oщ je le portai dans le fond de mon coeur sans savoir quel usage j'en devais faire. J'allai seul errer dans les bosquets; rкvant au parti que j'avais а prendre; non sans quelques tristes rйflexions sur le sort qui me ramenait dans ma vieillesse а cet йtat solitaire dont je m'ennuyais mкme avant d'en connaоtre un plus doux.

La veille, j'avais promis а Julie de lui rapporter fidиlement le jugement du mйdecin; elle m'avait intйressй par tout ce qui pouvait toucher mon coeur а lui tenir parole. Je sentais cet engagement sur ma conscience. Mais quoi! pour un devoir chimйrique et sans utilitй, fallait-il contrister son вme et lui faire а longs traits savourer la mort? Quel pouvait кtre а mes yeux l'objet d'une prйcaution si cruelle? Lui annoncer sa derniиre heure n'йtait-ce pas l'avancer? Dans un intervalle si court que deviennent les dйsirs, l'espйrance, йlйments de la vie? Est-ce en jouir encore que de se voir si prиs du moment de la perdre? Etait-ce а moi de lui donner la mort?

Je marchais а pas prйcipitйs avec une agitation que je n'avais jamais йprouvйe. Cette longue et pйnible anxiйtй me suivait partout; j'en traоnais aprиs moi l'insupportable poids. Une idйe vint enfin me dйterminer. Ne vous efforcez pas de la prйvoir; il faut vous la dire.

Pour qui est-ce que je dйlibиre? Est-ce pour elle ou pour moi? Sur quel principe est-ce que je raisonne? Est-ce sur son systиme ou sur le mien? Qu'est-ce qui m'est dйmontrй sur l'un ou sur l'autre? Je n'ai pour croire ce que je crois que mon opinion armйe de quelques probabilitйs. Nulle dйmonstration ne la renverse, il est vrai; mais quelle dйmonstration l'йtablit? Elle a, pour croire ce qu'elle croit, son opinion de mкme, mais elle y voit l'йvidence; cette opinion а ses yeux est une dйmonstration. Quel droit ai-je de prйfйrer, quand il s'agit d'elle, ma simple opinion que je reconnais douteuse а son opinion qu'elle tient pour dйmontrйe? Comparons les consйquences des deux sentiments. Dans le sien, la disposition de sa derniиre heure doit dйcider de son sort durant l'йternitй. Dans le mien, les mйnagements que je veux avoir pour elle lui seront indiffйrents dans trois jours. Dans trois jours, selon moi, elle ne sentira plus rien. Mais si peut-кtre elle avait raison, quelle diffйrence! Des biens ou des maux йternels!... Peut-кtre! ce mot est terrible... Malheureux! risque ton вme et non la sienne.

Voilа le premier doute qui m'ait rendu suspecte l'incertitude que vous avez si souvent attaquйe. Ce n'est pas la derniиre fois qu'il est revenu depuis ce temps-lа. Quoi qu'il en soit, ce doute me dйlivra de celui qui me tourmentait. Je pris sur-le-champ mon parti; et, de peur d'en changer, je courus en hвte au lit de Julie. Je fis sortir tout le monde, et je m'assis; vous pouvez juger avec quelle contenance. Je n'employai point auprиs d'elle les prйcautions nйcessaires pour les petites вmes. Je ne dis rien; mais elle me vit et me comprit а l'instant. "Croyez-vous me l'apprendre? dit-elle en me tendant la main. Non, mon ami, je me sens bien: la mort me presse, il faut nous quitter."

Alors elle me tint un long discours dont j'aurai а vous parler quelque jour, et durant lequel elle йcrivit son testament dans mon coeur. Si j'avais moins connu le sien, ses derniиres dispositions auraient suffi pour me le faire connaоtre.

Elle me demanda si son йtat йtait connu dans la maison. Je lui dis que l'alarme y rйgnait, mais qu'on ne savait rien de positif, et que du Bosson s'йtait ouvert а moi seul. Elle me conjura que le secret fыt soigneusement gardй le reste de la journйe. "Claire, ajouta-t-elle, ne supportera jamais ce coup que de ma main; elle en mourra s'il lui vient d'une autre. Je destine la nuit prochaine а ce triste devoir. C'est pour cela surtout que j'ai voulu avoir l'avis du mйdecin, afin de ne pas exposer sur mon seul sentiment cette infortunйe а recevoir а faux une si cruelle atteinte. Faites qu'elle ne soupзonne rien avant le temps, ou vous risquez de rester sans amie et de laisser vos enfants sans mиre."

Elle me parla de son pиre. J'avouai lui avoir envoyй un exprиs; mais je me gardai d'ajouter que cet homme, au lieu de se contenter de donner ma lettre, comme je lui avais ordonnй, s'йtait hвtй de parler, et si lourdement, que mon vieil ami, croyant sa fille noyйe, йtait tombй d'effroi sur l'escalier, et s'йtait fait une blessure qui le retenait а Blonay dans son lit. L'espoir de revoir son pиre la toucha sensiblement; et la certitude que cette espйrance йtait vaine ne fut pas le moindre des maux qu'il me fallut dйvorer.

Le redoublement de la nuit prйcйdente l'avait extrкmement affaiblie. Ce long entretien n'avait pas contribuй а la fortifier. Dans l'accablement oщ elle йtait, elle essaya de prendre un peu de repos durant la journйe; je n'appris que le surlendemain qu'elle ne l'avait pas passйe tout entiиre а dormir.

Cependant la consternation rйgnait dans la maison. Chacun dans un morne silence attendait qu'on le tirвt de peine, et n'osait interroger personne, crainte d'apprendre plus qu'il ne voulait savoir. On se disait: "S'il y a quelque bonne nouvelle, on s'empressera de la dire, s'il y en a de mauvaises, on ne les saura toujours que trop tфt." Dans la frayeur dont ils йtaient saisis, c'йtait assez pour eux qu'il n'arrivвt rien qui fоt nouvelle. Au milieu de ce morne repos, Mme d'Orbe йtait la seule active et parlante. Sitфt qu'elle йtait hors de la chambre de Julie, au lieu de s'aller reposer dans la sienne, elle parcourait toute la maison; elle arrкtait tout le monde, demandant ce qu'avait dit le mйdecin, ce qu'on disait. Elle avait йtй tйmoin de la nuit prйcйdente, elle ne pouvait ignorer ce qu'elle avait vu; mais elle cherchait а se tromper elle-mкme et а rйcuser le tйmoignage de ses yeux. Ceux qu'elle questionnait ne lui rйpondant rien que de favorable, cela l'encourageait а questionner les autres, et toujours avec une inquiйtude si vive, avec un air si effrayant, qu'on eыt su la vйritй mille fois sans кtre tentй de la lui dire.

Auprиs de Julie elle se contraignait, et l'objet touchant qu'elle avait sous les yeux la disposait plus а l'affliction qu'а l'emportement. Elle craignait surtout de lui laisser voir ses alarmes, mais elle rйussissait mal а les cacher. On apercevait son trouble dans son affectation mкme а paraоtre tranquille. Julie, de son cфtй, n'йpargnait rien pour l'abuser. Sans extйnuer son mal elle en parlait presque comme d'une chose passйe, et ne semblait en peine que du temps qu'il lui faudrait pour se remettre. C'йtait encore un de mes supplices de les voir chercher а se rassurer mutuellement, moi qui savais si bien qu'aucune des deux n'avait dans l'вme l'espoir qu'elle s'efforзait de donner а l'autre.

Mme d'Orbe avait veillй les deux nuits prйcйdentes; il y avait trois jours qu'elle ne s'йtait dйshabillйe. Julie lui proposa de s'aller coucher; elle n'en voulut rien faire. "Eh bien donc! dit Julie, qu'on lui tende un petit lit dans ma chambre; а moins, ajouta-t-elle comme par rйflexion, qu'elle ne veuille partager le mien. Qu'_en dis-tu, cousine? Mon mal ne se gagne pas, tu ne te dйgoыtes pas de moi, couche dans mon lit." Le parti fut acceptй. Pour moi, l'on me renvoya, et vйritablement j'avais besoin de repos.Je fus levй de bonne heure. Inquiet de ce qui s'йtait passй durant la nuit, au premier bruit que j'entendis j'entrai dans la chambre. Sur l'йtat oщ Mme d'Orbe йtait la veille, je jugeai du dйsespoir oщ j'allais la trouver, et des fureurs dont je serais le tйmoin. En entrant, je la vis assise dans un fauteuil, dйfaite et pвle, plutфt livide, les yeux plombйs et presque йteints, mais douce, tranquille, parlant peu, faisant tout ce qu'on lui disait sans rйpondre. ur Julie, elle paraissait moins faible que la veille; sa voix йtait plus ferme; son geste plus animй; elle semblait avoir pris la vivacitй de sa cousine. Je connus aisйment а son teint que ce mieux apparent йtait l'effet de la fiиvre; mais je vis aussi briller dans ses regards je ne sais quelle secrиte joie qui pouvait y contribuer, et dont je ne dйmкlais pas la cause. Le mйdecin n'en confirma pas moins son jugement de la veille; la malade n'en continua pas moins de penser comme lui, et il ne me resta plus aucune espйrance.

Ayant йtй forcй de m'absenter pour quelque temps, je remarquai en entrant que l'appartement avait йtй arrangй avec soin; il y rйgnait de l'ordre et de l'йlйgance; elle avait fait mettre des pots de fleurs sur sa cheminйe, ses rideaux йtaient entr'ouverts et rattachйs; l'air avait йtй changй; on y sentait une odeur agrйable; on n'eыt jamais cru кtre dans la chambre d'un malade. Elle avait fait sa toilette avec le mкme soin: la grвce et le goыt se montraient encore dans sa parure nйgligйe. Tout cela lui donnait plutфt l'air d'une femme du monde qui attend compagnie, que d'une campagnarde qui attend sa derniиre heure. Elle vit ma surprise, elle en sourit; et lisant dans ma pensйe, elle allait me rйpondre, quand on amena les enfants. Alors il ne fut plus question que d'eux; et vous pouvez juger si, se sentant prкte а les quitter, ses caresses furent tiиdes et modйrйes. J'observai mкme qu'elle revenait plus souvent et avec des йtreintes encore plus ardentes а celui qui lui coыtait la vie, comme s'il lui fыt devenu plus cher а ce prix.

Tous ces embrassements, ces soupirs, ces transports, йtaient des mystиres pour ces pauvres enfants. Ils l'aimaient tendrement, mais c'йtait la tendresse de leur вge: ils ne comprenaient rien а son йtat, au redoublement de ses caresses, а ses regrets de ne les voir plus; ils nous voyaient tristes et ils pleuraient; ils n'en savaient pas davantage. Quoiqu'on apprenne aux enfants le nom de la mort, ils n'en ont aucune idйe; ils ne la craignent ni pour eux ni pour les autres; ils craignent de souffrir et non de mourir. Quand la douleur arrachait quelque plainte а leur mиre, ils perзaient l'air de leurs cris; quand on leur parlait de la perdre, on les aurait crus stupides. La seule Henriette, un peu plus вgйe, et d'un sexe oщ le sentiment et les lumiиres se dйveloppent plus tфt, paraissait troublйe et alarmйe de voir sa petite maman dans un lit, elle qu'on voyait toujours levйe avant ses enfants. Je me souviens qu'а ce propos, Julie fit une rйflexion tout а fait dans son caractиre, sur l'imbйcile vanitй de Vespasien qui resta couchй tandis qu'il pouvait agir, et se leva lorsqu'il ne put plus rien faire. "Je ne sais pas, dit-elle, s'il faut qu'un empereur meure debout, mais je sais bien qu'une mиre de famille ne doit s'aliter que pour mourir."

Aprиs avoir йpanchй son coeur sur ses enfants, aprиs les avoir pris chacun а part, surtout Henriette, qu'elle tint fort longtemps, et qu'on entendait plaindre et sangloter en recevant ses baisers, elle les appela tous trois, leur donna sa bйnйdiction, et leur dit, en leur montrant Mme d'Orbe: "Allez, mes enfants, allez vous jeter aux pieds de votre mиre: voilа celle que Dieu vous donne; il ne vous a rien фtй." A l'instant ils courent а elle, se mettent а ses genoux, lui prennent les mains, l'appellent leur bonne maman, leur seconde mиre. Claire se pencha sur eux; mais en les serrant dans ses bras elle s'efforзa vainement de parler; elle ne trouva que des gйmissements, elle ne put jamais prononcer un seul mot; elle йtouffait. Jugez si Julie йtait йmue! Cette scиne commenзait а devenir trop vive; je la fis cesser.

Ce moment d'attendrissement passй, l'on se remit а causer autour du lit, et quoique la vivacitй de Julie se fыt un peu йteinte avec le redoublement, on voyait le mкme air de contentement sur son visage: elle parlait de tout avec une attention et un intйrкt qui montraient un esprit trиs libre de soins; rien ne lui йchappait; elle йtait а la conversation comme si elle n'avait eu autre chose а faire. Elle nous proposa de dоner dans sa chambre, pour nous quitter le moins qu'il se pourrait; vous pouvez croire que cela ne fut pas refusй. On servit sans bruit, sans confusion, sans dйsordre, d'un air aussi rangй que si l'on eыt йtй dans le salon d'Apollon. La Fanchon, les enfants, dоnиrent а table. Julie, voyant qu'on manquait d'appйtit, trouva le secret de faire manger de tout, tantфt prйtextant l'instruction de sa cuisiniиre, tantфt voulant savoir si elle oserait en goыter, tantфt nous intйressant par notre santй mкme dont nous avions besoin pour la servir, toujours montrant le plaisir qu'on pouvait lui faire, de maniиre а фter tout moyen de s'y refuser, et mкlant а tout cela un enjouement propre а nous distraire du triste objet qui nous occupait. Enfin, une maоtresse de maison, attentive а faire ses honneurs, n'aurait pas, en pleine santй, pour des йtrangers, des soins plus marquйs, plus obligeants, plus aimables, que ceux que Julie mourante avait pour sa famille. Rien de tout ce que j'avais cru prйvoir n'arrivait, rien de ce que je voyais ne s'arrangeait dans ma tкte. Je ne savais qu'imaginer; je n'y йtais plus.

Aprиs le dоner on annonзa monsieur le ministre. Il venait comme ami de la maison, ce qui lui arrivait fort souvent. Quoique je ne l'eusse point fait appeler, parce que Julie ne l'avait pas demandй, je vous avoue que je fus charmй de son arrivйe; et je ne crois pas qu'en pareille circonstance le plus zйlй croyant l'eыt pu voir avec plus de plaisir. Sa prйsence allait йclaircir bien des doutes et me tirer d'une йtrange perplexitй.

Rappelez-vous le motif qui m'avait portй а lui annoncer sa fin prochaine. Sur l'effet qu'aurait dы selon moi produire cette affreuse nouvelle, comment concevoir celui qu'elle avait produit rйellement? Quoi! cette femme dйvote qui dans l'йtat de santй ne passe pas un jour sans se recueillir, qui fait un de ses plaisirs de la priиre, n'a plus que deux jours а vivre; elle se voit prкte а paraоtre devant le juge redoutable; et au lieu de se prйparer а ce moment terrible, au lieu de mettre ordre а sa conscience, elle s'amuse а parer sa chambre, а faire sa toilette, а causer avec ses amis, а йgayer leur repas; et dans tous ses entretiens pas un seul mot de Dieu ni du salut! Que devais-je penser d'elle et de ses vrais sentiments? Comment arranger sa conduite avec les idйes que j'avais de sa piйtй? Comment accorder l'usage qu'elle faisait des derniers moments de sa vie avec ce qu'elle avait dit au mйdecin de leur prix? Tout cela formait а mon sens une йnigme inexplicable. Car enfin, quoique je ne m'attendisse pas а lui trouver toute la petite cagoterie des dйvotes, il me semblait pourtant que c'йtait le temps de songer а ce qu'elle estimait d'une si grande importance, et qui ne souffrait aucun retard. Si l'on est dйvot durant le tracas de cette vie, comment ne le sera-t-on pas au moment qu'il la faut quitter, et qu'il ne reste plus qu'а penser а l'autre?

Ces rйflexions m'amenиrent а un point oщ je ne me serais guиre attendu d'arriver. Je commenзai presque d'кtre inquiet que mes opinions indiscrиtement soutenues n'eussent enfin trop gagnй sur elle. Je n'avais pas adoptй les siennes, et pourtant je n'aurais pas voulu qu'elle y eыt renoncй. Si j'eusse йtй malade, je serais certainement mort dans mon sentiment; mais je dйsirais qu'elle mourыt dans le sien, et je trouvais pour ainsi dire qu'en elle je risquais plus qu'en moi. Ces contradictions vous paraоtront extravagantes; je ne les trouve pas raisonnables, et cependant elles ont existй. Je ne me charge pas de les justifier, je vous les rapporte.

Enfin le moment vint oщ mes doutes allaient кtre йclaircis. Car il йtait aisй de prйvoir que tфt ou tard le pasteur amиnerait la conversation sur ce qui fait l'objet de son ministиre; et quand Julie eыt йtй capable de dйguisement dans ses rйponses, il lui eыt йtй bien difficile de se dйguiser assez pour qu'attentif et prйvenu je n'eusse pas dйmкlй ses vrais sentiments.

Tout arriva comme je l'avais prйvu. Je laisse а part les lieux communs mкlйs d'йloges qui servirent de transition au ministre pour venir а son sujet; je laisse encore ce qu'il lui dit de touchant sur le bonheur de couronner une bonne vie par une fin chrйtienne. Il ajouta qu'а la vйritй il lui avait quelquefois trouvй sur certains points des sentiments qui ne s'accordaient pas entiиrement avec la doctrine de l'Eglise, c'est-а-dire avec celle que la plus saine raison pouvait dйduire de l'Ecriture; mais comme elle ne s'йtait jamais aheurtйe а les dйfendre, il espйrait qu'elle voulait mourir ainsi qu'elle avait vйcu, dans la communion des fidиles, et acquiescer en tout а la commune profession de foi.

Comme la rйponse de Julie йtait dйcisive sur mes doutes, et n'йtait pas, а l'йgard des lieux communs, dans le cas de l'exhortation, je vais vous la rapporter presque mot а mot; car je l'avais bien йcoutйe, et j'allai l'йcrire dans le moment.

"Permettez-moi, Monsieur, de commencer par vous remercier de tous les soins que vous avez pris de me conduire dans la droite route de la morale et de la foi chrйtienne, et de la douceur avec laquelle vous avez corrigй ou supportй mes erreurs quand je me suis йgarйe. Pйnйtrйe de respect pour votre zиle et de reconnaissance pour vos bontйs, je dйclare avec plaisir que je vous dois toutes mes bonnes rйsolutions, et que vous m'avez toujours portйe а faire ce qui йtait bien, et а croire ce qui йtait vrai.

J'ai vйcu et je meurs dans la communion protestante, qui tire son unique rиgle de l'Ecriture sainte et de la raison; mon coeur a toujours confirmй ce que prononзait ma bouche; et quand je n'ai pas eu pour vos lumiиres toute la docilitй qu'il eыt fallu peut-кtre, c'йtait un effet de mon aversion pour toute espиce de dйguisement: ce qu'il m'йtait impossible de croire, je n'ai pu dire que je le croyais; j'ai toujours cherchй sincиrement ce qui йtait conforme а la gloire de Dieu et а la vйritй. J'ai pu me tromper dans ma recherche; je n'ai pas l'orgueil de penser avoir eu toujours raison: j'ai peut-кtre eu toujours tort; mais mon intention a toujours йtй pure, et j'ai toujours cru ce que je disais croire. C'йtait sur ce point tout ce qui dйpendait de moi Si Dieu n'a pas йclairй ma raison au-delа, il est clйment et juste; pourrait-il me demander compte d'un don qu'il ne m'a pas fait?

"Voilа, monsieur, ce que j'avais d'essentiel а vous dire sur les sentiments que j'ai professйs. Sur tout le reste mon йtat prйsent vous rйpond pour moi. Distraite par le mal, livrйe au dйlire de la fiиvre, est-il temps d'essayer de raisonner mieux que je n'ai fait, jouissant d'un entendement aussi sain que je l'ai reзu? Si je me suis trompйe alors, me tromperais-je moins aujourd'hui, et dans l'abattement oщ je suis, dйpend-il de moi de croire autre chose que ce que j'ai cru йtant en santй? C'est la raison qui dйcide du sentiment qu'on prйfиre; et la mienne ayant perdu ses meilleures fonctions, quelle autoritй peut donner ce qui m'en reste aux opinions que j'adopterais sans elle? Que me reste-t-il donc dйsormais а faire? C'est de m'en rapporter а ce que j'ai cru ci-devant: car la droiture d'intention est la mкme, et j'ai le jugement de moins. Si je suis dans l'erreur, c'est sans l'aimer; cela suffit pour me tranquilliser sur ma croyance.

Quant а la prйparation а la mort, Monsieur, elle est faite; mal, il est vrai, mais de mon mieux, et mieux du moins que je ne la pourrais faire а prйsent. J'ai tвchй de ne pas attendre, pour remplir cet important devoir, que j'en fusse incapable. Je priais en santй, maintenant je me rйsigne. La priиre du malade est la patience. La prйparation а la mort est une bonne vie; je n'en connais point d'autre. Quand je conversais avec vous, quand je me recueillais seule, quand je m'efforзais de remplir les devoirs que Dieu m'impose, c'est alors que je me disposais а paraоtre devant lui, c'est alors que je l'adorais de toutes les forces qu'il m'a donnйes: que ferais-je aujourd'hui que je les ai perdues? Mon вme aliйnйe est-elle en йtat de s'йlever а lui? Ces restes d'une vie а demi йteinte, absorbйs par la souffrance, sont-ils dignes de lui кtre offerts? Non, monsieur, il me les laisse pour кtre donnйs а ceux qu'il m'a fait aimer et qu'il veut que je quitte; je leur fais mes adieux pour aller а lui; c'est d'eux qu'il faut que je m'occupe: bientфt je m'occuperai de lui seul. Mes derniers plaisirs sur la terre sont aussi mes derniers devoirs: n'est-ce pas le servir encore et faire sa volontй, que de remplir les soins que l'humanitй m'impose avant d'abandonner sa dйpouille? Que faire pour apaiser des troubles que je n'ai pas? Ma conscience n'est point agitйe; si quelquefois elle m'a donnй des craintes, j'en avais plus en santй qu'aujourd'hui. Ma confiance les efface; elle me dit que Dieu est plus clйment que je ne suis coupable, et ma sйcuritй redouble en me sentant approcher de lui. Je ne lui porte point un repentir imparfait, tardif et forcй, qui, dictй par la peur, ne saurait кtre sincиre, et n'est qu'un piиge pour le tromper. Je ne lui porte pas le reste et le rebut de mes jours, pleins de peine et d'ennuis, en proie а la maladie, aux douleurs, aux angoisses de la mort, et que je ne lui donnerais que quand je n'en pourrais plus rien faire. Je lui porte ma vie entiиre, pleine de pйchйs et de fautes, mais exempte des remords de l'impie et des crimes du mйchant.

A quels tourments Dieu pourrait-il condamner mon вme? Les rйprouvйs, dit-on, le haпssent; il faudrait donc qu'il m'empкchвt de l'aimer? Je ne crains pas d'augmenter leur nombre. O grand Etre! Etre йternel, suprкme intelligence, source de vie et de fйlicitй, crйateur, conservateur, pиre de l'homme et roi de la nature, Dieu trиs puissant, trиs bon, dont je ne doutai jamais un moment, et sous les yeux duquel j'aimai toujours а vivre! je le sais, je m'en rйjouis, je vais paraоtre devant ton trфne. Dans peu de jours mon вme, libre de sa dйpouille, commencera de t'offrir plus dignement cet immortel hommage qui doit faire mon bonheur durant l'йternitй. Je compte pour rien tout ce que je serai jusqu'а ce moment. Mon corps vit encore, mais ma vie morale est finie. Je suis au bout de ma carriиre, et dйjа jugйe sur le passй. Souffrir et mourir est tout ce qui me reste а faire; c'est l'affaire de la nature: mais moi, j'ai tвchй de vivre de maniиre а n'avoir pas besoin de songer а la mort; et maintenant qu'elle approche, je la vois venir sans effroi. Qui s'endort dans le sein d'un pиre n'est pas en souci du rйveil."

Ce discours, prononcй d'abord d'un ton grave et posй, puis avec plus d'accent et d'une voix plus йlevйe, fit sur tous les assistants, sans m'en excepter, une impression d'autant plus vive, que les yeux de celle qui le prononзa brillaient d'un feu surnaturel; un nouvel йclat animait son teint, elle paraissait rayonnante; et s'il y a quelque chose au monde qui mйrite le nom de cйleste, c'йtait son visage tandis qu'elle parlait.

Le pasteur lui-mкme, saisi, transportй de ce qu'il venait d'entendre, s'йcria en levant les mains et les yeux au ciel: "Grand Dieu, voilа le culte qui t'honore; daigne t'y rendre propice; les humains t'en offrent peu de pareils.

Madame, dit-il en s'approchant du lit, je croyais vous instruire, et c'est vous qui m'instruisez. Je n'ai plus rien а vous dire. Vous avez la vйritable foi, celle qui fait aimer Dieu. Emportez ce prйcieux repos d'une bonne conscience, il ne vous trompera pas; j'ai vu bien des chrйtiens dans l'йtat oщ vous кtes, je ne l'ai trouvй qu'en vous seule. Quelle diffйrence d'une fin si paisible а celle de ces pйcheurs bourrelйs qui n'accumulent tant de vaines et sиches priиres que parce qu'ils sont indignes d'кtre exaucйs! Madame, votre mort est aussi belle que votre vie: vous avez vйcu pour la charitй; vous mourez martyre de l'amour maternel. Soit que Dieu vous rende а nous pour nous servir d'exemple, soit qu'il vous appelle а lui pour couronner vos vertus, puissions-nous tous tant que nous sommes vivre et mourir comme vous! Nous serons bien sыrs du bonheur de l'autre vie."

Il voulut s'en aller; elle le retint. "Vous кtes de mes amis, lui dit-elle, et l'un de ceux que je vois avec le plus de plaisir; c'est pour eux que mes derniers moments me sont prйcieux. Nous allons nous quitter pour si longtemps qu'il ne faut pas nous quitter si vite." Il fut charmй de rester, et je sortis lа-dessus.

En rentrant, je vis que la conversation avait continuй sur le mкme sujet, mais d'un autre ton et comme sur une matiиre indiffйrente. Le pasteur parlait de l'esprit faux qu'on donnait au christianisme en n'en faisant que la religion des mourants, et de ses ministres des hommes de mauvais augure. "On nous regarde, disait-il, comme des messagers de mort, parce que, dans l'opinion commode qu'un quart d'heure de repentir suffit pour effacer cinquante ans de crimes, on n'aime а nous voir que dans ce temps-lа. Il faut nous vкtir d'une couleur lugubre; il faut affecter un air sйvиre; on n'йpargne rien pour nous rendre effrayants. Dans les autres cultes, c'est pis encore. Un catholique mourant n'est environnй que d'objets qui l'йpouvantent, et de cйrйmonies qui l'enterrent tout vivant. Au soin qu'on prend d'йcarter de lui les dйmons, il croit en voir sa chambre pleine; il meurt cent fois de terreur avant qu'on l'achиve; et c'est dans cet йtat d'effroi que l'Eglise aime а le plonger pour avoir meilleur marchй de sa bourse. - Rendons grвces au ciel, dit Julie, de n'кtre point nйs dans ces religions vйnales qui tuent les gens pour en hйriter, et qui, vendant le paradis aux riches, portent jusqu'en l'autre monde l'injuste inйgalitй qui rиgne dans celui-ci. Je ne doute point que toutes ces sombres idйes ne fomentent l'incrйdulitй, et ne donnent une aversion naturelle pour le culte qui les nourrit. J'espиre, dit-elle en me regardant, que celui qui doit йlever nos enfants prendra des maximes tout opposйes, et qu'il ne leur rendra point la religion lugubre et triste en y mкlant incessamment des pensйes de mort. S'il leur apprend а bien vivre, ils sauront assez bien mourir."

Dans la suite de cet entretien, qui fut moins serrй et plus interrompu que je ne vous le rapporte, j'achevai de concevoir les maximes de Julie et la conduite qui m'avait scandalisй. Tout cela tenait а ce que, sentant son йtat parfaitement dйsespйrй, elle ne songeait plus qu'а en йcarter l'inutile et funиbre appareil dont l'effroi des mourants les environne, soit pour donner le change а notre affliction, soit pour s'фter а elle-mкme un spectacle attristant а pure perte. "La mort, disait-elle, est dйjа si pйnible! pourquoi la rendre encore hideuse? Les soins que les autres perdent а vouloir prolonger leur vie, je les emploie а jouir de la mienne jusqu'au bout: il ne s'agit que de savoir prendre son parti; tout le reste va de lui-mкme. Ferai-je de ma chambre un hфpital, un objet de dйgoыt et d'ennui, tandis que mon dernier soin est d'y rassembler tout ce qui m'est cher? Si j'y laisse croupir le mauvais air, il faudra en йcarter mes enfants, ou exposer leur santй. Si je reste dans un йquipage а faire peur, personne ne me reconnaоtra plus; je ne serai plus la mкme; vous vous souviendrez tous de m'avoir aimйe, et ne pourrez plus me souffrir; j'aurai, moi vivante, l'affreux spectacle de l'horreur que je ferai, mкme а mes amis, comme si j'йtais dйjа morte. Au lieu de cela, j'ai trouvй l'art d'йtendre ma vie sans la prolonger. J'existe, j'aime, je suis aimйe, je vis jusqu'а mon dernier soupir. L'instant de la mort n'est rien; le mal de la nature est peu de chose; j'ai banni tous ceux de l'opinion."

Tous ces entretiens et d'autres semblables se passaient entre la malade, le pasteur, quelquefois le mйdecin, la Fanchon et moi. Mme d'Orbe y йtait toujours prйsente, et ne s'y mкlait jamais. Attentive aux besoins de son amie, elle йtait prompte а la servir. Le reste du temps, immobile et presque inanimйe, elle la regardait sans rien dire, et sans rien entendre de ce qu'on disait.

Pour moi, craignant que Julie ne parlвt jusqu'а s'йpuiser, je pris le moment que le ministre et le mйdecin s'йtaient mis а causer ensemble; et, m'approchant d'elle, je lui dis а l'oreille: "Voilа bien des discours pour une malade! voilа bien de la raison pour quelqu'un qui se croit hors d'йtat de raisonner!"

"Oui, me dit-elle tout bas, je parle trop pour une malade, mais non pas pour une mourante, bientфt je ne dirai plus rien. A l'йgard des raisonnements, je n'en fais plus, mais j'en ai fait. Je savais en santй qu'il fallait mourir. J'ai souvent rйflйchi sur ma derniиre maladie; je profite aujourd'hui de ma prйvoyance. Je ne suis plus en йtat de penser ni de rйsoudre; je ne fais que dire ce que j'avais pensй, et pratiquer ce que j'avais rйsolu."

Le reste de la journйe, а quelques accidents prиs, se passa avec la mкme tranquillitй, et presque de la mкme maniиre que quand tout le monde se portait bien. Julie йtait, comme en pleine santй, douce et caressante; elle parlait avec le mкme sens, avec la mкme libertй d'esprit, mкme d'un air serein qui allait quelquefois jusqu'а la gaietй. Enfin, je continuais de dйmкler dans ses yeux un certain mouvement de joie qui m'inquiйtait de plus en plus, et sur lequel je rйsolus de m'йclaircir avec elle.

Je n'attendis pas plus tard que le mкme soir. Comme elle vit que je m'йtais mйnagй un tкte-а-tкte, elle me dit: "Vous m'avez prйvenue, j'avais а vous parler. - Fort bien, lui dis-je; mais puisque j'ai pris les devants, laissez-moi m'expliquer le premier."

Alors, m'йtant assis auprиs d'elle, et la regardant fixement, je lui dis: "Julie, ma chиre Julie! vous avez navrй mon coeur: hйlas! vous avez attendu bien tard! Oui, continuai-je, voyant qu'elle me regardait avec surprise, je vous ai pйnйtrйe; vous vous rйjouissez de mourir; vous кtes bien aise de me quitter. Rappelez-vous la conduite de votre йpoux depuis que nous vivons ensemble; ai-je mйritй de votre part un sentiment si cruel?" A l'instant elle me prit les mains, et de ce ton qui savait aller chercher l'вme: "Qui? moi? je veux vous quitter? Est-ce ainsi que vous lisez dans mon coeur? Avez-vous sitфt oubliй notre entretien d'hier? - Cependant, repris-je, vous mourez contente... je l'ai vu... je le vois... - Arrкtez, dit-elle; il est vrai, je meurs contente; mais c'est de mourir comme j'ai vйcu, digne d'кtre votre йpouse. Ne m'en demandez pas davantage, je ne vous dirai rien de plus; mais voici, continua-t-elle en tirant un papier de dessous son chevet, oщ vous achиverez d'йclaircir ce mystиre." Ce papier йtait une lettre; et je vis qu'elle vous йtait adressйe. "Je vous la remets ouverte, ajouta-t-elle en me la donnant, afin qu'aprиs l'avoir lue vous vous dйterminiez а l'envoyer ou а la supprimer, selon ce que vous trouverez le plus convenable а votre sagesse et а mon honneur. Je vous prie de ne la lire que quand je ne serai plus; et je suis si sыre de ce que vous ferez а ma priиre, que je ne veux pas mкme que vous me le promettiez." Cette lettre, cher Saint-Preux, est celle que vous trouverez ci-jointe. J'ai beau savoir que celle qui l'a йcrite est morte, j'ai peine а croire qu'elle n'est plus rien.

Elle me parla ensuite de son pиre avec inquiйtude. "Quoi! dit-elle, il sait sa fille en danger, et je n'entends point parler de lui! Lui serait-il arrivй quelque malheur? Aurait-il cessй de m'aimer? Quoi! mon pиre!... ce pиre si tendre... m'abandonner ainsi!... me laisser mourir sans le voir... sans recevoir sa bйnйdiction... ses derniers embrassements!... O Dieu! quels reproches amers il se fera quand il ne me trouvera plus!..." Cette rйflexion lui йtait douloureuse. Je jugeai qu'elle supporterait plus aisйment l'idйe de son pиre malade que celle de son pиre indiffйrent. Je pris le parti de lui avouer la vйritй. En effet, l'alarme qu'elle en conзut se trouva moins cruelle que ses premiers soupзons. Cependant la pensйe de ne plus le revoir l'affecta vivement. "Hлlas! dit-elle, que deviendra-t-il aprиs moi? а quoi tiendra-t-il? Survivre а toute sa famille!... quelle vie sera la sienne? Il sera seul, il ne vivra plus." Ce moment fut un de ceux oщ l'horreur de la mort se faisait sentir, et oщ la nature reprenait son empire. Elle soupira, joignit les mains, leva les yeux; et je vis qu'en effet elle employait cette difficile priиre qu'elle avait dit кtre celle du malade.

Elle revint а moi. "Je me sens faible, dit-elle; je prйvois que cet entretien pourrait кtre le dernier que nous aurons ensemble. Au nom de notre union, au nom de nos chers enfants qui en sont le gage, ne soyez plus injuste envers votre йpouse. Moi, me rйjouir de vous quitter! vous qui n'avez vйcu que pour me rendre heureuse et sage; vous de tous les hommes celui qui me convenait le plus, le seul peut-кtre avec qui je pouvais faire un bon mйnage et devenir une femme de bien! Ah! croyez que si je mettais un prix а la vie, c'йtait pour la passer avec vous." Ces mots prononcйs avec tendresse m'йmurent au point qu'en portant frйquemment а ma bouche ses mains que je tenais dans les miennes, je les sentis se mouiller de mes pleurs. Je ne croyais pas mes yeux faits pour en rйpandre. Ce furent les premiers depuis ma naissance, ce seront les derniers jusqu'а ma mort. Aprиs en avoir versй pour Julie, il n'en faut plus verser pour rien.

Ce jour fut pour elle un jour de fatigue. La prйparation de Mme d'Orbe durant la nuit, la scиne des enfants le matin, celle du ministre l'aprиs-midi, l'entretien du soir avec moi, l'avaient jetйe dans l'йpuisement. Elle eut un peu plus de repos cette nuit-lа que les prйcйdentes, soit а cause de sa faiblesse, soit qu'en effet la fiиvre et le redoublement fussent moindres.

Le lendemain, dans la matinйe, on vint me dire qu'un homme trиs mal mis demandait avec beaucoup d'empressement а voir Madame en particulier. On lui avait dit l'йtat oщ elle йtait: il avait insistй, disant qu'il s'agissait d'une bonne action, qu'il connaissait bien Mme de Wolmar, et qu'il savait bien que tant qu'elle respirerait elle aimerait а en faire de telles. Comme elle avait йtabli pour rиgle inviolable de ne jamais rebuter personne, et surtout les malheureux, on me parla de cet homme avant de le renvoyer. Je le fis venir. Il йtait presque en guenilles, il avait l'air et le ton de la misиre; au reste, je n'aperзus rien dans sa physionomie et dans ses propos qui me fоt mal augurer de lui. Il s'obstinait а ne vouloir parler qu'а Julie. Je lui dis que, s'il ne s'agissait que de quelques secours pour lui aider а vivre, sans importuner pour cela une femme а l'extrйmitй, je ferais ce qu'elle aurait pu faire. "Non, dit-il, je ne demande point d'argent, quoique j'en aie grand besoin: je demande un bien qui m'appartient, un bien que j'estime plus que tous les trйsors de la terre, un bien que j'ai perdu par ma faute, et que Madame seule, de qui je le tiens, peut me rendre une seconde fois."

Ce discours, auquel je ne compris rien, me dйtermina pourtant. Un malhonnкte homme eыt pu dire la mкme chose, mais il ne l'eыt jamais dite du mкme ton. Il exigeait du mystиre: ni laquais, ni femme de chambre. Ces prйcautions me semblaient bizarres; toutefois je les pris. Enfin, je le lui menai. Il m'avait dit кtre connu de Mme d'Orbe: il passa devant elle; elle ne le reconnut point; et j'en fus peu surpris. Pour Julie, elle le reconnut а l'instant; et, le voyant dans ce triste йquipage, elle me reprocha de l'y avoir laissй. Cette reconnaissance fut touchante. Claire, йveillйe par le bruit, s'approche, et le reconnaоt а la fin, non sans donner aussi quelques signes de joie; mais les tйmoignages de son bon coeur s'йteignaient dans sa profonde affliction: un seul sentiment absorbait tout; elle n'йtait plus sensible а rien.

Je n'ai pas besoin, je crois, de vous dire qui йtait cet homme. Sa prйsence rappela bien des souvenirs. Mais tandis que Julie le consolait et lui donnait de bonnes espйrances, elle fut saisie d'un violent йtouffement, et se trouva si mal qu'on crut qu'elle allait expirer. Pour ne pas faire scиne, et prйvenir les distractions dans un moment oщ il ne fallait songer qu'а la secourir, je fis passer l'homme dans le cabinet, l'avertissant de le fermer sur lui. La Fanchon fut appelйe, et а force de temps et de soins la malade revint enfin de sa pвmoison. En nous voyant tous consternйs autour d'elle, elle nous dit: "Mes enfants, ce n'est qu'un essai; cela n'est pas si cruel qu'on pense."

Le calme se rйtablit; mais l'alarme avait йtй si chaude qu'elle me fit oublier l'homme dans le cabinet; et, quand Julie me demanda tout bas ce qu'il йtait devenu, le couvert йtait mis, tout le monde йtait lа. Je voulus entrer pour lui parler; mais il avait fermй la porte en dedans, comme je le lui avais dit; il fallut attendre aprиs le dоner pour le faire sortir.

Durant le repas, du Bosson, qui s'y trouvait, parlant d'une jeune veuve qu'on disait se remarier, ajouta quelque chose sur le triste sort des veuves. "Il y en a, dis-je, de bien plus а plaindre encore, ce sont les veuves dont les maris sont vivants. - Cela est vrai, reprit Fanchon qui vit que ce discours s'adressait а elle, surtout quand ils leur sont chers." Alors l'entretien tomba sur le sien; et, comme elle en avait parlй avec affection dans tous les temps, il йtait naturel qu'elle en parlвt de mкme au moment oщ la perte de sa bienfaitrice allait lui rendre la sienne encore plus rude. C'est aussi ce qu'elle fit en termes trиs touchants, louant son bon naturel, dйplorant les mauvais exemples qui l'avaient sйduit, et le regret tant si sincиrement, que, dйjа disposйe а la tristesse, elle s'йmut jusqu'а pleurer. Tout а coup le cabinet s'ouvre, l'homme en guenilles en sort impйtueusement, se prйcipite а ses genoux, les embrasse, et fond en larmes. Elle tenait un verre; il lui йchappe: "Ah! malheureux! d'oщ viens-tu?" se laisse aller sur lui, et serait tombйe en faiblesse si l'on n'eыt йtй prompt а la secourir.

Le reste est facile а imaginer. En un moment on sut par toute la maison que Claude Anet йtait arrivй. Le mari de la bonne Fanchon! quelle fкte! A peine йtait-il hors de la chambre qu'il fut йquipй. Si chacun n'avait eu que deux chemises, Anet en aurait autant eu lui tout seul qu'il en serait restй а tous les autres. Quand je sortis pour le faire habiller, je trouvai qu'on m'avait si bien prйvenu qu'il fallut user d'autoritй pour faire tout reprendre а ceux qui l'avaient fourni.

Cependant Fanchon ne voulait point quitter sa maоtresse. Pour lui faire donner quelques heures а son mari, on prйtexta que les enfants avaient besoin de prendre l'air, et tous deux furent chargйs de les conduire.

Cette scиne n'incommoda point la malade comme les prйcйdentes; elle n'avait rien eu que d'agrйable, et ne lui fit que du bien. Nous passвmes l'aprиs-midi, Claire et moi, seuls auprиs d'elle; et nous eыmes deux heures d'un entretien paisible, qu'elle rendit le plus intйressant, le plus charmant que nous eussions jamais eu.

Elle commenзa par quelques observations sur le touchant spectacle qui venait de nous frapper, et qui lui rappelait si vivement les premiers temps de sa jeunesse. Puis, suivant le fil des йvйnements, elle fit une courte rйcapitulation de sa vie entiиre, pour montrer qu'а tout prendre elle avait йtй douce et fortunйe, que de degrй en degrй elle йtait montйe au comble du bonheur permis sur la terre, et que l'accident qui terminait ses jours au milieu de leur course marquait, selon toute apparence, dans sa carriиre naturelle, le point de sйparation des biens et des maux.

Elle remercia le ciel de lui avoir donnй un coeur sensible et portй au bien, un entendement sain, une figure prйvenante; de l'avoir fait naоtre dans un pays de libertй et non parmi des esclaves, d'une famille honorable, et non d'une race de malfaiteurs, dans une honnкte fortune et non dans les grandeurs du monde qui corrompent l'вme, ou dans l'indigence qui l'avilit. Elle se fйlicita d'кtre nйe d'un pиre et d'une mиre tous deux vertueux et bons, pleins de droiture et d'honneur, et qui, tempйrant les dйfauts l'un de l'autre, avaient formй sa raison sur la leur sans lui donner leur faiblesse ou leurs prйjugйs. Elle vanta l'avantage d'avoir йtй йlevйe dans une religion raisonnable et sainte, qui, loin d'abrutir l'homme, l'ennoblit et l'йlиve; qui, ne favorisant ni l'impiйtй ni le fanatisme, permet d'кtre sage et de croire, d'кtre humain et pieux tout а la fois.

Aprиs cela, serrant la main de sa cousine qu'elle tenait dans la sienne, et la regardant de cet oeil que vous devez connaоtre et que la langueur rendait encore plus touchant: "Tous ces biens, dit-elle, ont йtй donnйs а mille autres; mais celui-ci!... le ciel ne l'a donnй qu'а moi. J'йtais femme, et j'eus une amie. Il nous fit naоtre en mкme temps; il mit dans nos inclinations un accord qui ne s'est jamais dйmenti; il fit nos coeurs l'un pour l'autre; il nous unit dиs le berceau; je l'ai conservйe tout le temps de ma vie, et sa main me ferme les yeux. Trouvez un autre exemple pareil au monde, et je ne me vante plus de rien. Quels sages conseils ne m'a-t-elle pas donnйs? De quels pйrils ne m'a-t-elle pas sauvйe? De quels maux ne me consolait-elle pas? Qu'eussй-je йtй sans elle? Que n'eыt-elle pas fait de moi si je l'avais mieux йcoutйe? Je la vaudrais peut-кtre aujourd'hui." Claire, pour toute rйponse, baissa la tкte sur le sein de son amie, et voulut soulager ses sanglots par des pleurs: il ne fut pas possible. Julie la pressa longtemps contre sa poitrine en silence. Ces moments n'ont ni mots ni larmes.

Elles se remirent, et Julie continua: "Ces biens йtaient mкlйs d'inconvйnients; c'est le sort des choses humaines. Mon coeur йtait fait pour l'amour, difficile en mйrite personnel, indiffйrent sur tous les biens de l'opinion. Il йtait presque impossible que les prйjugйs de mon pиre s'accordassent avec mon penchant. Il me fallait un amant que j'eusse choisi moi-mкme. Il s'offrit; je crus le choisir; sans doute le ciel le choisit pour moi, afin que, livrйe aux erreurs de ma passion, je ne le fusse pas aux horreurs du crime, et que l'amour de la vertu restвt au moins dans mon вme aprиs elle. Il prit le langage honnкte et insinuant avec lequel mille fourbes sйduisent tous les jours autant de filles bien nйes; mais seul parmi tant d'autres il йtait honnкte homme et pensait ce qu'il disait. Etait-ce ma prudence qui l'avait discernй? Non; je ne connus d'abord de lui que son langage, et je fus sйduite. Je fis par dйsespoir ce que d'autres font par effronterie: je me jetai, comme disait mon pиre, а sa tкte; il me respecta. Ce fut alors seulement que je pus le connaоtre. Tout homme capable d'un pareil trait a l'вme belle; alors on y peut compter. Mais j'y comptais auparavant, ensuite j'osai compter sur moi-mкme; et voilа comment on se perd."

Elle s'йtendit avec complaisance sur le mйrite de cet amant; elle lui rendait justice, mais on voyait combien son coeur se plaisait а la lui rendre. Elle le louait mкme а ses propres dйpens. A force d'кtre йquitable envers lui, elle йtait inique envers elle, et se faisait tort pour lui faire honneur. Elle alla jusqu'а soutenir qu'il eut plus d'horreur qu'elle de l'adultиre, sans se souvenir qu'il avait lui-mкme rйfutй cela.

Tous les dйtails du reste de sa vie furent suivis dans le mкme esprit. Milord Edouard, son mari, ses enfants, votre retour, notre amitiй, tout fut mis sous un jour avantageux. Ses malheurs mкme lui en avaient йpargnй de plus grands. Elle avait perdu sa mиre au moment que cette perte lui pouvait кtre la plus cruelle; mais si le ciel la lui eыt conservйe, bientфt il fыt survenu du dйsordre dans sa famille. L'appui de sa mиre, quelque faible qu'il fыt, eыt suffi pour la rendre plus courageuse а rйsister а son pиre; et de lа seraient sortis la discorde et les scandales, peut-кtre les dйsastres et le dйshonneur, peut-кtre pis encore si son frиre avait vйcu. Elle avait йpousй malgrй elle un homme qu'elle n'aimait point, mais elle soutint qu'elle n'aurait pu jamais кtre aussi heureuse avec un autre, pas mкme avec celui qu'elle avait aimй. La mort de M. d'Orbe lui avait фtй un ami, mais en lui rendant son amie. Il n'y avait pas jusqu'а ses chagrins et ses peines qu'elle ne comptвt pour des avantages, en ce qu'ils avaient empкchй son coeur de s'endurcir aux malheurs d'autrui. "On ne sait pas, disait-elle, quelle douceur c'est de s'attendrir sur ses propres maux et sur ceux des autres. La sensibilitй porte toujours dans l'вme un certain contentement de soi-mкme indйpendant de la fortune et des йvйnements. Que j'ai gйmi! que j'ai versй de larmes! Eh bien! s'il fallait renaоtre aux mкmes conditions, le mal que j'ai commis serait le seul que je voudrais retrancher; celui que j'ai souffert me serait agrйable encore." Saint-Preux, je vous rends ses propres mots; quand vous aurez lu sa lettre, vous les comprendrez peut-кtre mieux.

"Voyez donc, continuait-elle, а quelle fйlicitй je suis parvenue. J'en avais beaucoup; j'en attendais davantage. La prospйritй de ma famille, une bonne йducation pour mes enfants, tout ce qui m'йtait cher rassemblй autour de moi ou prкt а l'кtre. Le prйsent, l'avenir, me flattaient йgalement; la jouissance et l'espoir se rйunissaient pour me rendre heureuse. Mon bonheur montй par degrйs йtait au comble; il ne pouvait plus que dйchoir; il йtait venu sans кtre attendu, il se fыt enfui quand je l'aurais cru durable. Qu'eыt fait le sort pour me soutenir а ce point? Un йtat permanent est-il fait pour l'homme? Non, quand on a tout acquis, il faut perdre, ne fыt-ce que le plaisir de la possession qui s'use par elle. Mon pиre est dйjа vieux; mes enfants sont dans l'вge tendre oщ la vie est encore mal assurйe: que de pertes pouvaient m'affliger, sans qu'il me restвt plus rien а pouvoir acquйrir! L'affection maternelle augmente sans cesse, la tendresse filiale diminue, а mesure que les enfants vivent plus loin de leur mиre. En avanзant en вge, les miens se seraient plus sйparйs de moi. Ils auraient vйcu dans le monde; ils m'auraient pu nйgliger. Vous en voulez envoyer un en Russie; que de pleurs son dйpart m'aurait coыtйs! Tout se serait dйtachй de moi peu а peu, et rien n'eыt supplйй aux pertes que j'aurais faites. Combien de fois j'aurais pu me trouver dans l'йtat oщ je vous laisse. Enfin n'eыt-il pas fallu mourir? Peut-кtre mourir la derniиre de tous! Peut-кtre seule et abandonnйe. Plus on vit, plus on aime а vivre, mкme sans jouir de rien: j'aurais eu l'ennui de la vie et la terreur de la mort, suite ordinaire de la vieillesse. Au lieu de cela, mes derniers instants sont encore agrйables, et j'ai de la vigueur pour mourir; si mкme on peut appeler mourir que laisser vivant ce qu'on aime. Non, mes amis, non, mes enfants, je ne vous quitte pas, pour ainsi dire, je reste avec vous; en vous laissant tous unis, mon esprit, mon coeur, vous demeurent. Vous me verrez sans cesse entre vous; vous vous sentirez sans cesse environnйs de moi... Et puis nous nous rejoindrons, j'en suis sыre; le bon Wolmar lui-mкme ne m'йchappera pas. Mon retour а Dieu tranquillise mon вme et m'adoucit un moment pйnible; il me promet pour vous le mкme destin qu'а moi. Mon sort me suit et s'assure. Je fus heureuse, je le suis, je vais l'кtre: mon bonheur est fixй, je l'arrache а la fortune; il n'a plus de bornes que l'йternitй."

Elle en йtait lа quand le ministre entra. Il l'honorait et l'estimait vйritablement. Il savait mieux que personne combien sa foi йtait vive et sincиre. Il n'en avait йtй que plus frappй de l'entretien de la veille, et en tout de la contenance qu'il lui avait trouvйe. Il avait vu souvent mourir avec ostentation, jamais avec sйrйnitй. Peut-кtre а l'intйrкt qu'il prenait а elle se joignait-il un dйsir secret de voir si ce calme se soutiendrait jusqu'au bout.

Elle n'eut pas besoin de changer beaucoup le sujet de l'entretien pour en amener un convenable au caractиre du survenant. Comme ses conversations en pleine santй n'йtaient jamais frivoles, elle ne faisait alors que continuer а traiter dans son lit avec la mкme tranquillitй des sujets intйressants pour elle et pour ses amis; elle agitait indiffйremment des questions qui n'йtaient pas indiffйrentes.

En suivant le fil de ses idйes sur ce qui pouvait rester d'elle avec nous, elle nous parlait de ses anciennes rйflexions sur l'йtat des вmes sйparйes des corps. Elle admirait la simplicitй des gens qui promettaient а leurs amis de venir leur donner des nouvelles de l'autre monde. "Cela, disait-elle, est aussi raisonnable que les contes de revenants qui font mille dйsordres et tourmentent les bonnes femmes; comme si les esprits avaient des voix pour parler, et des mains pour battre! Comment un pur esprit agirait-il sur une вme enfermйe dans un corps, et qui, en vertu de cette union, ne peut rien apercevoir que par l'entremise de ses organes? Il n'y a pas de sens а cela. Mais j'avoue que je ne vois point ce qu'il y a d'absurde а supposer qu'une вme libre d'un corps qui jadis habita la terre puisse y revenir encore, errer, demeurer peut-кtre autour de ce qui lui fut cher; non pas pour nous avertir de sa prйsence, elle n'a nul moyen pour cela; non pas pour agir sur nous et nous communiquer ses pensйes, elle n'a point de prise pour йbranler les organes de notre cerveau; non pas pour apercevoir non plus ce que nous faisons, car il faudrait qu'elle eыt des sens; mais pour connaоtre elle-mкme ce que nous pensons et ce que nous sentons, par une communication immйdiate, semblable а celle par laquelle Dieu lit nos pensйes dиs cette vie, et par laquelle nous lirons rйciproquement les siennes dans l'autre, puisque nous le verrons face а face. Car enfin, ajouta-t-elle en regardant le ministre, а quoi serviraient des sens lorsqu'ils n'auront plus rien а faire? L'Etre йternel ne se voit ni ne s'entend; il se fait sentir; il ne parle ni aux yeux ni aux oreilles, mais au coeur."

Je compris, а la rйponse du pasteur et а quelques signes d'intelligence, qu'un des points ci-devant contestйs entre eux йtait la rйsurrection des corps. Je m'aperзus aussi que je commenзais а donner un peu plus d'attention aux articles de la religion de Julie oщ la foi se rapprochait de la raison.

Elle se complaisait tellement а ces idйes, que quand elle n'eыt pas pris son parti sur ses anciennes opinions, c'eыt йtй une cruautй d'en dйtruire une qui lui semblait si douce dans l'йtat oщ elle se trouvait. "Cent fois, disait-elle, j'ai pris plus de plaisir а faire quelque bonne oeuvre en imaginant ma mиre prйsente qui lisait dans le coeur de sa fille et l'applaudissait. Il y a quelque chose de si consolant а vivre encore sous les yeux de ce qui nous fut cher! Cela fait qu'il ne meurt qu'а moitiй pour nous." Vous pouvez juger si, durant ces discours, la main de Claire йtait souvent serrйe.

Quoique le pasteur rйpondоt а tout avec beaucoup de douceur et de modйration; et qu'il affectвt mкme de ne la contrarier en rien, de peur qu'on ne prоt son silence sur d'autres points pour un aveu, il ne laissa pas d'кtre ecclйsiastique un moment, et d'exposer sur l'autre vie une doctrine opposйe. Il dit que l'immensitй, la gloire, et les attributs de Dieu, serait le seul objet dont l'вme des bienheureux serait occupйe; que cette contemplation sublime effacerait tout autre souvenir; qu'on ne se verrait point, qu'on ne se reconnaоtrait point, mкme dans le ciel, et qu'а cet aspect ravissant on ne songerait plus а rien de terrestre.

"Cela peut кtre, reprit Julie: il y a si loin de la bassesse de nos pensйes а l'essence divine, que nous ne pouvons juger des effets qu'elle produira sur nous quand nous serons en йtat de la contempler. Toutefois, ne pouvant maintenant raisonner que sur mes idйes, j'avoue que je me sens des affections si chиres, qu'il m'en coыterait de penser que je ne les aurai plus. Je me suis mкme fait une espиce d'argument qui flatte mon espoir. Je me dis qu'une partie de mon bonheur consistera dans le tйmoignage d'une bonne conscience. Je me souviendrai donc de ce que j'aurai fait sur la terre; je me souviendrai donc aussi des gens qui m'y ont йtй chers; ils me le seront donc encore: ne les voir plus serait une peine, et le sйjour des bienheureux n'en admet point. Au reste, ajouta-t-elle en regardant le ministre d'un air assez gai, si je me trompe, un jour ou deux d'erreur seront bientфt passйs: dans peu j'en saurai lа-dessus plus que vous-mкme. En attendant, ce qu'il y a pour moi de trиs sыr, c'est que tant que je me souviendrai d'avoir habitй la terre, j'aimerai ceux que j'y ai aimйs, et mon pasteur n'aura pas la derniиre place."

Ainsi se passиrent les entretiens de cette journйe, oщ la sйcuritй, l'espйrance, le repos de l'вme, brillиrent plus que jamais dans celle de Julie, et lui donnaient d'avance, au jugement du ministre, la paix des bienheureux dont elle allait augmenter le nombre. Jamais elle ne fut plus tendre, plus vraie, plus caressante, plus aimable, en un mot plus elle-mкme. Toujours du sens, toujours du sentiment, toujours la fermetй du sage, et toujours la douceur du chrйtien. Point de prйtention, point d'apprкt, point de sentence; partout la naпve expression de ce qu'elle sentait; partout la simplicitй de son coeur. Si quelquefois elle contraignait les plaintes que la souffrance aurait dы lui arracher, ce n'йtait point pour jouer l'intrйpiditй stoпque, c'йtait de peur de navrer ceux qui йtaient autour d'elle; et quand les horreurs de la mort faisaient quelque instant pвtir la nature, elle ne cachait point ses frayeurs, elle se laissait consoler. Sitфt qu'elle йtait remise, elle consolait les autres. On voyait, on sentait son retour; son air caressant le disait а tout le monde. Sa gaietй n'йtait point contrainte, sa plaisanterie mкme йtait touchante; on avait le sourire а la bouche et les yeux en pleurs. Otez cet effroi qui ne permet pas de jouir de ce qu'on va perdre, elle plaisait plus, elle йtait plus aimable qu'en santй mкme, et le dernier jour de sa vie en fut aussi le plus charmant.

Vers le soir elle eut encore un accident qui, bien que moindre que celui du matin, ne lui permit pas de voir longtemps ses enfants. Cependant elle remarqua qu'Henriette йtait changйe. On lui dit qu'elle pleurait beaucoup et ne mangeait point. "On ne la guйrira pas de cela, dit-elle en regardant Claire: la maladie est dans le sang."

Se sentant bien revenue, elle voulut qu'on soupвt dans sa chambre. Le mйdecin s'y trouva comme le matin. La Fanchon, qu'il fallait toujours avertir quand elle devait venir manger а notre table, vint ce soir-lа sans se faire appeler. Julie s'en aperзut et sourit. "Oui, mon enfant, lui dit-elle, soupe encore avec moi ce soir; tu auras plus longtemps ton mari que ta maоtresse." Puis elle me dit: "Je n'ai pas besoin de vous recommander Claude Anet.

- Non, repris-je; tout ce que vous avez honorй de votre bienveillance n'a pas besoin de m'кtre recommandй."

Le souper fut encore plus agrйable que je ne m'y йtais attendu. Julie, voyant qu'elle pouvait soutenir la lumiиre, fit approcher la table, et, ce qui semblait inconcevable dans l'йtat oщ elle йtait, elle eut appйtit. Le mйdecin, qui ne voyait plus d'inconvйnient а la satisfaire, lui offrit un blanc de poulet: "Non, dit-elle; mais je mangerais bien de cette ferra." On lui en donna un petit morceau; elle le mangea avec un peu de pain et le trouva bon. Pendant qu'elle mangeait, il fallait voir Mme d'Orbe la regarder; il fallait le voir, car cela ne peut se dire. Loin que ce qu'elle avait mangй lui fоt mal, elle en parut mieux le reste du souper. Elle se trouva mкme de si bonne humeur, qu'elle s'avisa de remarquer, par forme de reproche, qu'il y avait longtemps que je n'avais bu de vin йtranger. "Donnez, dit-elle, une bouteille de vin d'Espagne а ces messieurs." A la contenance du mйdecin, elle vit qu'il s'attendait а boire de vrai vin d'Espagne, et sourit encore en regardant sa cousine. J'aperзus aussi que, sans faire attention а tout cela, Claire, de son cфtй, commenзait de temps а autre а lever les yeux, avec un peu d'agitation, tantфt sur Julie, et tantфt sur Fanchon, а qui ces yeux semblaient dire ou demander quelque chose.

Le vin tardait а venir. On eut beau chercher la clй de la cave, on ne la trouva point; et l'on jugea, comme il йtait vrai, que le valet de chambre du baron, qui en йtait chargй, l'avait emportйe par mйgarde. Aprиs quelques autres informations, il fut clair que la provision d'un seul jour en avait durй cinq, et que le vin manquait sans que personne s'en fыt aperзu, malgrй plusieurs nuits de veille. Le mйdecin tombait des nues. Pour moi, soit qu'il fallыt attribuer cet oubli а la tristesse ou а la sobriйtй des domestiques, j'eus honte d'user avec de telles gens des prйcautions ordinaires. Je fis enfoncer la porte de la cave, et j'ordonnai que dйsormais tout le monde eыt du vin а discrйtion.

La bouteille arrivйe, on en but. Le vin fut trouvй excellent. La malade en eut envie; elle en demanda une cuillerйe avec de l'eau; le mйdecin le lui donna dans un verre, et voulut qu'elle le bыt pur. Ici les coups d'oeil devinrent plus frйquents entre Claire et la Fanchon, mais comme а la dйrobйe et craignant toujours d'en trop dire.

Le jeыne, la faiblesse, le rйgime ordinaire а Julie, donnиrent au vin une grande activitй. "Ah! dit-elle, vous m'avez enivrйe! aprиs avoir attendu si tard, ce n'йtait pas la peine de commencer, car c'est un objet bien odieux qu'une femme ivre." En effet, elle se mit а babiller, trиs sensйment pourtant, а son ordinaire, mais avec plus de vivacitй qu'auparavant. Ce qu'il y avait d'йtonnant, c'est que son teint n'йtait point allumй; ses yeux ne brillaient que d'un feu modйrй par la langueur de la maladie; а la pвleur prиs, on l'aurait crue en santй. Pour alors l'йmotion de Claire devint tout а fait visible. Elle йlevait un oeil craintif alternativement sur Julie, sur moi, sur la Fanchon, mais principalement sur le mйdecin; tous ces regards йtaient autant d'interrogations qu'elle voulait et n'osait faire. On eыt dit toujours qu'elle allait parler, mais que la peur d'une mauvaise rйponse la retenait; son inquiйtude йtait si vive qu'elle en paraissait oppressйe.

Fanchon, enhardie par tous ces signes, hasarda de dire, mais en tremblant et а demi-voix, qu'il semblait que Madame avait un peu moins souffert aujourd'hui... que la derniиre convulsion avait йtй moins forte... que la soirйe... Elle resta interdite. Et Claire, qui pendant qu'elle avait parlй tremblait comme la feuille, leva des yeux craintifs sur le mйdecin, les regards attachйs aux siens, l'oreille attentive, et n'osant respirer de peur de ne pas bien entendre ce qu'il allait dire.

Il eыt fallu кtre stupide pour ne pas concevoir tout cela. Du Bosson se lиve, va tвter le pouls de la malade, et dit: "Il n'y a point lа d'ivresse ni de fiиvre; le pouls est fort bon." A l'instant Claire s'йcrie en tendant а demi les deux bras: "Eh bien! Monsieur!... le pouls?... la fiиvre?..." La voix lui manquait, mais ses mains йcartйes restaient toujours en avant; ses yeux pйtillaient d'impatience; il n'y avait pas un muscle de son visage qui ne fыt en action. Le mйdecin ne rйpond rien, reprend le poignet, examine les yeux, la langue, reste un moment pensif, et dit: "Madame, je vous entends bien; il m'est impossible de dire а prйsent rien de positif; mais si demain matin а pareille heure elle est encore dans le mкme йtat, je rйponds de sa vie." A ce moment Claire part comme un йclair, renverse deux chaises et presque la table, saute au cou du mйdecin, l'embrasse, le baise mille fois en sanglotant et pleurant а chaudes larmes, et, toujours avec la mкme impйtuositй, s'фte du doigt une bague de prix, la met au sien malgrй lui, et lui dit hors d'haleine: "Ah! Monsieur, si vous nous la rendez, vous ne la sauverez pas seule!"

Julie vit tout cela. Ce spectacle la dйchira. Elle regarde son amie, et lui dit d'un ton tendre et douloureux: "Ah! cruelle, que tu me fais regretter la vie! veux-tu me faire mourir dйsespйrйe? Faudra-t-il te prйparer deux fois?" Ce peu de mots fut un coup de foudre; il amortit aussitфt les transports de joie; mais il ne put йtouffer tout а fait l'espoir renaissant.

En un instant la rйponse du mйdecin fut sue par toute la maison. Ces bonnes gens crurent dйjа leur maоtresse guйrie. Ils rйsolurent tout d'une voix de faire au mйdecin, si elle en revenait, un prйsent en commun pour lequel, chacun donna trois mois de ses gages, et l'argent fut sur-le-champ consignй dans les mains de Fanchon, les uns prкtant aux autres ce qui leur manquait pour cela. Cet accord se fit avec tant d'empressement, que Julie entendait de son lit le bruit de leurs acclamations. Jugez de l'effet dans le coeur d'une femme qui se sent mourir! Elle me fit signe, et me dit а l'oreille: "On m'a fait boire jusqu'а la lie la coupe amиre et douce de la sensibilitй."

Quand il fut question de se retirer, Mme d'Orbe, qui partagea le lit de sa cousine comme les deux nuits prйcйdentes, fit appeler sa femme de chambre pour relayer cette nuit la Fanchon; mais celle-ci s'indigna de cette proposition, plus mкme, ce me sembla, qu'elle n'eыt fait si son mari ne fыt pas arrivй. Mme d'Orbe s'opiniвtra de son cфtй, et les deux femmes de chambres passиrent la nuit ensemble dans le cabinet; je la passai dans la chambre voisine, et l'espoir avait tellement ranimй le zиle, que ni par ordre ni par menaces je ne pus envoyer coucher un seul domestique. Ainsi toute la maison resta sur pied cette nuit avec une telle impatience, qu'il y avait peu de ses habitants qui n'eussent donnй beaucoup de leur vie pour кtre а neuf heures du matin.

J'entendis durant la nuit quelques allйes et venues qui ne m'alarmиrent pas; mais sur le matin que tout йtait tranquille, un bruit sourd frappa mon oreille. J'йcoute, je crois distinguer des gйmissements. J'accours, j'entre, j'ouvre le rideau... Saint-Preux!... cher Saint-Preux!... je vois les deux amies sans mouvement et se tenant embrassйes, l'une йvanouie et l'autre expirante. Je m'йcrie, je veux retarder ou recueillir son dernier soupir, je me prйcipite. Elle n'йtait plus.

Adorateur de Dieu, Julie n'йtait plus... Je ne vous dirai pas ce qui se fit durant quelques heures; j'ignore ce que je devins moi-mкme. Revenu du premier saisissement, je m'informai de Mme d'Orbe. J'appris qu'il avait fallu la porter dans sa chambre, et mкme l'y renfermer; car elle rentrait а chaque instant dans celle de Julie, se jetait sur son corps, le rйchauffait du sien, s'efforзait de le ranimer, le pressait, s'y collait avec une espиce de rage, l'appelait а grands cris de mille noms passionnйs, et nourrissait son dйsespoir de tous ces efforts inutiles.

En entrant je la trouvai tout а fait hors de sens ne voyant rien, n'entendant rien, ne connaissant personne, se roulant par la chambre en se tordant les mains et mordant les pieds des chaises, murmurant d'une voix sourde quelques paroles extravagantes, puis poussant par longs intervalles des cris aigus qui faisaient tressaillir. Sa femme de chambre au pied de son lit, consternйe, йpouvantйe, immobile, n'osant souffler, cherchait а se cacher d'elle, et tremblait de tout son corps. En effet, les convulsions dont elle йtait agitйe avaient quelque chose d'effrayant. Je fis signe а la femme de chambre de se retirer; car je craignais qu'un seul mot de consolation lвchй mal а propos ne la mоt en fureur.

Je n'essayai pas de lui parler, elle ne m'eыt point йcoutй, ni mкme entendu; mais au bout de quelque temps, la voyant йpuisйe de fatigue, je la pris et la portai dans un fauteuil; je m'assis auprиs d'elle en lui tenant les mains; j'ordonnai qu'on amenвt les enfants, et les fis venir autour d'elle. Malheureusement, le premier qu'elle aperзut fut prйcisйment la cause innocente de la mort de son amie. Cet aspect la fit frйmir. Je vis ses traits s'altйrer, ses regards s'en dйtourner avec une espиce d'horreur, et ses bras en contraction se raidir pour le repousser. Je tirai l'enfant а moi. "Infortunй! lui dis-je, pour avoir йtй trop cher а l'une tu deviens odieux а l'autre: elles n'eurent pas en tout le mкme coeur." Ces mots l'irritиrent violemment et m'en attirиrent de trиs piquants. Ils ne laissиrent pourtant pas de faire impression. Elle prit l'enfant dans ses bras et s'efforзa de le caresser: ce fut en vain; elle le rendit presque au mкme instant. Elle continue mкme а le voir avec moins de plaisir que l'autre, et je suis bien aise que ce ne soit pas celui-lа qu'on a destinй а sa fille.

Gens sensibles, qu'eussiez-vous fait а ma place? Ce que faisait Mme d'Orbe. Aprиs avoir mis ordre aux enfants, а Mme d'Orbe, aux funйrailles de la seule personne que j'aie aimйe, il fallut monter а cheval, et partir, la mort dans le coeur, pour la porter au plus dйplorable pиre. Je le trouvai souffrant de sa chute, agitй, troublй de l'accident de sa fille. Je le laissai accablй de douleur, de ces douleurs de vieillard, qu'on n'aperзoit pas au dehors, qui n'excitent ni gestes, ni cris, mais qui tuent. Il n'y rйsistera jamais, j'en suis sыr, et je prйvois de loin le dernier coup qui manque au malheur de son ami. Le lendemain je fis toute la diligence possible pour кtre de retour de bonne heure et rendre les derniers honneurs а la plus digne des femmes. Mais tout n'йtait pas dit encore. Il fallait qu'elle ressuscitвt pour me donner l'horreur de la perdre une seconde fois.

En approchant du logis, je vois un de mes gens accourir а perte d'haleine, et s'йcrier d'aussi loin que je pus l'entendre: "Monsieur, Monsieur, hвtez-vous, Madame n'est pas morte." Je ne compris rien а ce propos insensй: j'accours toutefois. Je vois la cour pleine de gens qui versaient des larmes de joie en donnant а grand cris des bйnйdictions а Mme de Wolmar. Je demande ce que c'est; tout le monde est dans le transport, personne ne peut me rйpondre: la tкte avait tournй а mes propres gens. Je monte а pas prйcipitйs dans l'appartement de Julie. Je trouve plus de vingt personnes а genoux autour de son lit et les yeux fixйs sur elle. Je m'approche; je la vois sur ce lit habillйe et parйe; le coeur me bat; je l'examine... Hйlas! elle йtait morte! Ce moment de fausse joie sitфt et si cruellement йteinte fut le plus amer de ma vie. Je ne suis pas colиre: je me sentis vivement irritй. Je voulus savoir le fond de cette extravagante scиne. Tout йtait dйguisй altйrй, changй: j'eus toute la peine du monde а dйmкler la vйritй. Enfin j'en vins а bout; et voici l'histoire du prodige.

Mon beau-pиre, alarmй de l'accident qu'il avait appris, et croyant pouvoir se passer de son valet de chambre, l'avait envoyй, un peu avant mon arrivйe auprиs de lui, savoir des nouvelles de sa fille. Le vieux domestique, fatiguй du cheval, avait pris un bateau; et, traversant le lac pendant la nuit, йtait arrivй а Clarens le matin mкme de mon retour. En arrivant, il voit la consternation, il en apprend le sujet, il monte en gйmissant а la chambre de Julie; il se met а genoux au pied de son lit, il la regarde, il pleure, il la contemple. "Ah! ma bonne maоtresse! ah! que Dieu ne m'a-t-il pris au lieu de vous! Moi qui suis vieux, qui ne tiens а rien, qui ne suis bon а rien, que fais-je sur la terre? Et vous qui йtiez jeune, qui faisiez la gloire de votre famille, le bonheur de votre maison, l'espoir des malheureux... hйlas! quand je vous vis naоtre, йtait-ce pour vous voir mourir?..."

Au milieu des exclamations que lui arrachaient son zиle et son bon coeur, les yeux toujours collйs sur ce visage, il crut apercevoir un mouvement: son imagination se frappe; il voit Julie tourner les yeux, le regarder, lui faire un signe de tкte. Il se lиve avec transport, et court par toute la maison en criant que Madame n'est pas morte, qu'elle l'a reconnu, qu'il en est sыr, qu'elle en reviendra. Il n'en fallut pas davantage; tout le monde accourt, les voisins, les pauvres, qui faisaient retentir l'air de leurs lamentations, tous s'йcrient: "Elle n'est pas morte!" Le bruit s'en rйpand et s'augmente: le peuple, ami du merveilleux, se prкte avidement а la nouvelle; on la croit comme on la dйsire; chacun cherche а se faire fкte en appuyant la crйdulitй commune. Bientфt la dйfunte n'avait pas seulement fait signe, elle avait agi, elle avait parlй, et il y avait vingt tйmoins oculaires de faits circonstanciйs qui n'arrivиrent jamais.

Sitфt qu'on crut qu'elle vivait encore, on fit mille efforts pour la ranimer; on s'empressait autour d'elle, on lui parlait, on l'inondait d'eaux spiritueuses, on touchait si le pouls ne revenait point. Ses femmes, indignйes que le corps de leur maоtresse restвt environnй d'hommes dans un йtat si nйgligй, firent sortir le monde, et ne tardиrent pas а connaоtre combien on s'abusait. Toutefois, ne pouvant se rйsoudre а dйtruire une erreur si chиre, peut-кtre espйrant encore elles-mкmes quelque йvйnement miraculeux, elles vкtirent le corps avec soin, et, quoique sa garde-robe leur eыt йtй laissйe, elles lui prodiguиrent la parure; ensuite l'exposant sur un lit, et laissant les rideaux ouverts, elles se remirent а la pleurer au milieu de la joie publique.

C'йtait au plus fort de cette fermentation que j'йtais arrivй. Je reconnus bientфt qu'il йtait impossible de faire entendre raison а la multitude; que, si je faisais fermer la porte et porter le corps а la sйpulture, il pourrait arriver du tumulte; que je passerais au moins pour un mari parricide qui faisait enterrer sa femme en vie, et que je serais en horreur dans tout le pays. Je rйsolus d'attendre. Cependant, aprиs plus de trente-six heures, par l'extrкme chaleur qu'il faisait, les chairs commenзaient а se corrompre; et quoique le visage eыt gardй ses traits et sa douceur, on y voyait dйjа quelques signes d'altйration. Je le dis а Mme d'Orbe, qui restait demi-morte au chevet du lit. Elle n'avait pas le bonheur d'кtre la dupe d'une illusion si grossiиre; mais elle feignait de s'y prкter pour avoir un prйtexte d'кtre incessamment dans la chambre, d'y navrer son coeur а plaisir, de l'y repaоtre de ce mortel spectacle, de s'y rassasier de douleur.

Elle m'entendit et, prenant son parti sans rien dire, elle sortit de la chambre. Je la vis rentrer un moment aprиs, tenant un voile d'or brodй de perles que vous lui aviez apportй des Indes. Puis, s'approchant du lit, elle baisa le voile, en couvrit en pleurant la face de son amie, et s'йcria d'une voix йclatante: "Maudite soit l'indigne main qui jamais lиvera ce voile! maudit soit l'oeil impie qui verra ce visage dйfigurй!" Cette action, ces mots frappиrent tellement les spectateurs, qu'aussitфt, comme par une inspiration soudaine, la mкme imprйcation fut rйpйtйe par mille cris. Elle a fait tant d'impression sur tous nos gens et sur tout le peuple, que la dйfunte ayant йtй mise au cercueil dans ses habits et avec les plus grandes prйcautions, elle a йtй portйe et inhumйe dans cet йtat, sans qu'il se soit trouvй personne assez hardi pour toucher au voile.

Le sort du plus а plaindre est d'avoir encore а consoler les autres. C'est ce qui me reste а faire auprиs de mon beau-pиre, de Mme d'Orbe, des amis, des parents, des voisins, et de mes propres gens. Le reste n'est rien; mais mon vieux ami! mais Mme d'Orbe! il faut voir l'affliction de celle-ci pour juger de ce qu'elle ajoute а la mienne. Loin de me savoir grй de mes soins, elle me les reproche; mes attentions l'irritent, ma froide tristesse l'aigrit; il lui faut des regrets amers semblables aux siens, et sa douleur barbare voudrait voir tout le monde au dйsespoir. Ce qu'il y a de plus dйsolant est qu'on ne peut compter sur rien avec elle, et ce qui la soulage un moment la dйpite un moment aprиs. Tout ce qu'elle fait, tout ce qu'elle dit, approche de la folie, et serait risible pour des gens de sang-froid. J'ai beaucoup а souffrir; je ne me rebuterai jamais. En servant ce qu'aima Julie, je crois l'honorer mieux que par des pleurs.

Un seul trait vous fera juger des autres. Je croyais avoir tout fait en engageant Claire а se conserver pour remplir les soins dont la chargea son amie. Extйnuйe d'agitations, d'abstinences, elle semblait enfin rйsolue а revenir sur elle-mкme, а recommencer sa vie ordinaire, а reprendre ses repas dans la salle а manger. La premiиre fois qu'elle y vint, je fis dоner les enfants dans leur chambre, ne voulant pas courir le hasard de cet essai devant eux; car le spectacle des passions violentes de toute espиce est un des plus dangereux qu'on puisse offrir aux enfants. Ces passions ont toujours dans leurs excиs quelque chose de puйril qui les amuse, qui les sйduit, et leur fait aimer ce qu'ils devraient craindre. Ils n'en avaient dйjа que trop vu.

En entrant elle jeta un coup d'oeil sur la table et vit deux couverts. A l'instant elle s'assit sur la premiиre chaise qu'elle trouva derriиre elle, sans vouloir se mettre а table ni dire la raison de ce caprice. Je crus la devenir, et je fis mettre un troisiиme couvert а la place qu'occupait ordinairement sa cousine. Alors elle se laissa prendre par la main et mener а table sans rйsistance, rangeant sa robe avec soin, comme si elle eыt craint d'embarrasser cette place vide. A peine avait-elle portй la premiиre cuillerйe de potage а sa bouche qu'elle la repose, et demande d'un ton brusque ce que faisait lа ce couvert puisqu'il n'йtait point occupй. Je lui dis qu'elle avait raison, et fis фter le couvert. Elle essaya de manger, sans pouvoir en venir а bout. Peu а peu son coeur se gonflait, sa respiration devenait haute et ressemblait а des soupirs. Enfin elle se leva tout а coup de table, s'en retourna dans sa chambre sans dire un mot, ni rien йcouter de tout ce que je voulus lui dire, et de toute la journйe elle ne prit que du thй.

Le lendemain ce fut а recommencer. J'imaginai un moyen de la ramener а la raison par ses propres caprices, et d'amollir la duretй du dйsespoir par un sentiment plus doux. Vous savez que sa fille ressemble beaucoup а Mme de Wolmar. Elle se plaisait а marquer cette ressemblance par des robes de mкme йtoffe, et elle leur avait apportй de Genиve plusieurs ajustements semblables, dont elles se paraient les mкmes jours. Je fis donc habiller Henriette le plus а l'imitation de Julie qu'il fыt possible, et, aprиs l'avoir instruite, je lui fis occuper а table le troisiиme couvert qu'on avait mis comme la veille.

Claire, au premier coup d'oeil, comprit mon intention; elle en fut touchйe; elle me jeta un regard tendre et obligeant. Ce fut lа le premier de mes soins auquel elle parut sensible, et j'augurai bien d'un expйdient qui la disposait а l'attendrissement.

Henriette, fiиre de reprйsenter sa petite maman, joua parfaitement son rфle, et si parfaitement que je vis pleurer les domestiques. Cependant elle donnait toujours а sa mиre le nom de maman, et lui parlait avec le respect convenable; mais enhardie par le succиs, et par mon approbation qu'elle remarquait fort bien, elle s'avisa de porter la main sur une cuiller, et de dire dans une saillie: "Claire, veux-tu de cela?" Le geste et le ton de voix furent imitйs au point que sa mиre en tressaillit. Un moment aprиs, elle part d'un grand йclat de rire, tend son assiette en disant: "Oui, mon enfant, donne; tu es charmante." Et puis, elle se mit а manger avec une aviditй qui me surprit. En la considйrant avec attention, je vis de l'йgarement dans ses yeux, et dans son geste un mouvement plus brusque et plus dйcidй qu'а l'ordinaire. Je l'empкchai de manger davantage, et je fis bien; car une heure aprиs elle eut une violente indigestion qui l'eыt infailliblement йtouffйe, si elle eыt continuй de manger. Dиs ce moment je rйsolus de supprimer tous ces jeux, qui pouvaient allumer son imagination au point qu'on n'en serait plus maоtre. Comme on guйrit plus aisйment de l'affliction que de la folie, il vaut mieux la laisser souffrir davantage, et ne pas exposer sa raison.

Voilа, mon cher, а peu prиs oщ nous en sommes. Depuis le retour du baron, Claire monte chez lui tous les matins, soit tandis que j'y suis, soit quand j'en sors: ils passent une heure ou deux ensemble, et les soins qu'elle lui rend facilitent un peu ceux qu'on prend d'elle. D'ailleurs elle commence а se rendre plus assidue auprиs des enfants. Un des trois a йtй malade, prйcisйment celui qu'elle aime le moins. Cet accident lui a fait sentir qu'il lui reste des pertes а faire, et lui a rendu le zиle de ses devoirs. Avec tout cela, elle n'est pas encore au point de la tristesse; les larmes ne coulent pas encore: on vous attend pour en rйpandre; c'est а vous de les essuyer. Vous devez m'entendre. Pensez au dernier conseil de Julie: il est venu de moi le premier, et je le crois plus que jamais utile et sage. Venez vous rйunir а tout ce qui reste d'elle. Son pиre, son amie, son mari, ses enfants, tout vous attend, tout vous dйsire, vous кtes nйcessaire а tous. Enfin, sans m'expliquer davantage, venez partager et guйrir mes ennuis: je vous devrai peut-кtre plus que personne.

 

Lettre XII de Julie

(Cette lettre йtait incluse dans la prйcйdente)

Il faut renoncer а nos projets. Tout est changй, mon bon ami: souffrons ce changement sans murmure; il vient d'une main plus sage que nous. Nous songions а nous rйunir: cette rйunion n'йtait pas bonne. C'est un bienfait du ciel de l'avoir prйvenue; sans doute il prйvient des malheurs.

Je me suis longtemps fait illusion. Cette illusion me fut salutaire; elle se dйtruit au moment que je n'en ai plus besoin. Vous m'avez crue guйrie, et j'ai cru l'кtre. Rendons grвces а celui qui fit durer cette erreur autant qu'elle йtait utile: qui sait si, me voyant si prиs de l'abоme, la tкte ne m'eыt point tournй? Oui, j'eus beau vouloir йtouffer le premier sentiment qui m'a fait vivre, il s'est concentrй dans mon coeur. Il s'y rйveille au moment qu'il n'est plus а craindre; il me soutient quand mes forces m'abandonnent; il me ranime quand je me meurs. Mon ami, je fais cet aveu sans honte; ce sentiment restй malgrй moi fut involontaire; il n'a rien coыtй а mon innocence; tout ce qui dйpend de ma volontй fut pour mon devoir: si le coeur qui n'en dйpend pas fut pour vous, ce fut mon tourment et non pas mon crime. J'ai fait ce que j'ai dы faire; la vertu me reste sans tache, et l'amour m'est restй sans remords.

J'ose m'honorer du passй; mais qui m'eыt pu rйpondre de l'avenir? Un jour de plus peut-кtre, et j'йtais coupable! Qu'йtait-ce de la vie entiиre passйe avec vous? Quels dangers j'ai courus sans le savoir! A quels dangers plus grands j'allais кtre exposйe! Sans doute je sentais pour moi les craintes que je croyais sentir pour vous. Toutes les йpreuves ont йtй faites; mais elles pouvaient trop revenir. N'ai-je pas assez vйcu pour le bonheur et pour la vertu? Que me restait-il d'utile а tirer de la vie? En me l'фtant, le ciel ne m'фte plus rien de regrettable, et met mon honneur а couvert. Mon ami, je pars au moment favorable, contente de vous et de moi; je pars avec joie, et ce dйpart n'a rien de cruel. Aprиs tant de sacrifices, je compte pour peu celui qui me reste а faire: ce n'est que mourir une fois de plus.

Je prйvois vos douleurs, je les sens; vous restez а plaindre, je le sais trop; et le sentiment de votre affliction est la plus grande peine que j'emporte avec moi. Mais voyez aussi que de consolations je vous laisse! Que de soins а remplir envers celle qui vous fut chиre vous font un devoir de vous conserver pour elle! Il vous reste а la servir dans la meilleure partie d'elle-mкme. Vous ne perdez de Julie que ce que vous en avez perdu depuis longtemps. Tout ce qu'elle eut de meilleur vous reste. Venez vous rйunir а sa famille. Que son coeur demeure au milieu de vous. Que tout ce qu'elle aima se rassemble pour lui donner un nouvel кtre. Vos soins, vos plaisirs, votre amitiй, tout sera son ouvrage. Le noeud de votre union formй par elle la fera revivre; elle ne mourra qu'avec le dernier de tous.

Songez qu'il vous reste une autre Julie, et n'oubliez pas ce que vous lui devez. Chacun de vous va perdre la moitiй de sa vie, unissez-vous pour conserver l'autre; c'est le seul moyen qui vous reste а tous deux de me survivre, en servant ma famille et mes enfants. Que ne puis-je inventer des noeuds plus йtroits encore pour unir tout ce qui m'est cher! Combien vous devez l'кtre l'un а l'autre! Combien cette idйe doit renforcer votre attachement mutuel! Vos objections contre cet engagement vont кtre de nouvelles raisons pour le former. Comment pourrez-vous jamais vous parler de moi sans vous attendrir ensemble! Non, Claire et Julie seront si bien confondues, qu'il ne sera plus possible а votre coeur de les sйparer. Le sien vous rendra tout ce que vous aurez senti pour son amie; elle en sera la confidente et l'objet: vous serez heureux par celle qui vous restera, sans cesser d'кtre fidиle а celle que vous aurez perdue, et aprиs tant de regrets et de peines, avant que l'вge de vivre et d'aimer se passe, vous aurez brыlй d'un feu lйgitime et joui d'un bonheur innocent.

C'est dans ce chaste lien que vous pourrez sans distractions et sans craintes vous occuper des soins que je vous laisse, et aprиs lesquels vous ne serez plus en peine de dire quel bien vous aurez fait ici-bas. Vous le savez, il existe un homme digne du bonheur auquel il ne sait pas aspirer. Cet homme est votre libйrateur, le mari de l'amie qu'il vous a rendue. Seul, sans intйrкt а la vie, sans attente de celle qui la suit, sans plaisir, sans consolation, sans espoir, il sera bientфt le plus infortunй des mortels. Vous lui devez les soins qu'il a pris de vous et vous savez ce qui peut les rendre utiles. Souvenez-vous de ma lettre prйcйdente. Passez vos jours avec lui. Que rien de ce qui m'aima ne le quitte. Il vous a rendu le goыt de la vertu, montrez-lui-en l'objet et le prix. Soyez chrйtien pour l'engager а l'кtre. Le succиs est plus prиs que vous ne pensez: il a fait son devoir, je ferai le mien, faites le vфtre. Dieu est juste: ma confiance ne me trompera pas.

Je n'ai qu'un mot а vous dire sur mes enfants. Je sais quels soins va vous coыter leur йducation; mais je sais bien aussi que ces soins ne vous seront pas pйnibles. Dans les moments de dйgoыt insйparables de cet emploi, dites-vous: ils sont les enfants de Julie; il ne vous coыtera plus rien. M. de Wolmar vous remettra les observations que j'ai faites sur votre mйmoire et sur le caractиre de mes deux fils. Cet йcrit n'est que commencй: je ne vous le donne pas pour rиgle, et je le soumets а vos lumiиres. N'en faites point des savants, faites-en des hommes bienfaisants et justes. Parlez-leur quelquefois de leur mиre... vous savez s'ils lui йtaient chers... Dites а Marcellin qu'il ne m'en coыta pas de mourir pour lui. Dites а son frиre que c'йtait pour lui que j'aimais la vie. Dites-leur... Je me sens fatiguйe. Il faut finir cette lettre. En vous laissant mes enfants, je m'en sйpare avec moins de peine; je crois rester avec eux.

Adieu, adieu, mon doux ami... Hйlas! j'achиve de vivre comme j'ai commencй. J'en dis trop peut-кtre en ce moment oщ le coeur ne dйguise plus rien... Eh! pourquoi craindrais-je d'exprimer tout ce que je sens? Ce n'est plus moi qui te parle; je suis dйjа dans les bras de la mort. Quand tu verras cette lettre, les vers rongeront le visage de ton amante, et son coeur oщ tu ne seras plus. Mais mon вme existerait-elle sans toi? sans toi quelle fйlicitй goыterais-je? Non, je ne te quitte pas, je vais t'attendre. La vertu qui nous sйpara sur la terre nous unira dans le sйjour йternel. Je meurs dans cette douce attente: trop heureuse d'acheter au prix de ma vie le droit de t'aimer toujours sans crime, et de te le dire encore une fois!

 

Lettre XIII de Madame d'Orbe

J'apprends que vous commencez а vous remettre assez pour qu'on puisse espйrer de vous voir bientфt ici. Il faut, mon ami, faire effort sur votre faiblesse; il faut tвcher de passer les monts avant que l'hiver achиve de vous les fermer. Vous trouverez en ce pays l'air qui vous convient; vous n'y verrez que douleur et tristesse, et peut-кtre l'affliction commune sera-t-elle un soulagement pour la vфtre. La mienne pour s'exhaler a besoin de vous. Moi seule je ne puis ni pleurer, ni parler, ni me faire entendre. Wolmar m'entend, et ne me rйpond pas. La douleur d'un pиre infortunй se concentre en lui-mкme; il n'en imagine pas une plus cruelle; il ne la sait ni voir ni sentir: il n'y a plus d'йpanchement pour les vieillards. Mes enfants m'attendrissent et ne savent pas s'attendrir. Je suis seule au milieu de tout le monde. Un morne silence rиgne autour de moi. Dans mon stupide abattement je n'ai plus de commerce avec personne; je n'ai qu'assez de force et de vie pour sentir les horreurs de la mort. Oh! venez, vous qui partagez ma perte, venez partager mes douleurs; venez nourrir mon coeur de vos regrets, venez l'abreuver de vos larmes, c'est la seule consolation que l'on puisse attendre, c'est le seul plaisir qui me reste а goыter.

Mais avant que vous arriviez et que j'apprenne votre avis sur un projet dont je sais qu'on vous a parlй, il est bon que vous sachiez le mien d'avance. Je suis ingйnue et franche, je ne veux rien vous dissimuler. J'ai eu de l'amour pour vous, je l'avoue; peut-кtre en ai-je encore, peut-кtre en aurai-je toujours; je ne le sais ni ne le veux savoir. On s'en doute, je ne l'ignore pas; je ne m'en fвche ni ne m'en soucie. Mais voici ce que j'ai а vous dire et que vous devez bien retenir: c'est qu'un homme qui fut aimй de Julie d'Etange, et pourrait se rйsoudre а en йpouser une autre, n'est а mes yeux qu'un indigne et un lвche que je tiendrais а dйshonneur d'avoir pour ami; et, quant а moi, je vous dйclare que tout homme, quel qu'il puisse кtre, qui dйsormais m'osera parler d'amour, ne m'en reparlera de sa vie.

Songez aux soins qui vous attendent, aux devoirs qui vous sont imposйs, а celle а qui vous les avez promis. Ses enfants se forment et grandissent, son pиre se consume insensiblement, son mari s'inquiиte et s'agite. Il a beau faire, il ne peut la croire anйantie; son coeur, malgrй qu'il en ait, se rйvolte contre sa vaine raison. Il parle d'elle, il lui parle, il soupire. Je crois dйjа voir s'accomplir les voeux qu'elle a faits tant de fois; et c'est а vous d'achever ce grand ouvrage. Quels motifs pour vous attirer ici l'un et l'autre! Il est bien digne du gйnйreux Edouard que nos malheurs ne lui aient pas fait changer de rйsolution.

Venez donc, chers et respectables amis, venez vous rйunir а tout ce qui reste d'elle. Rassemblons tout ce qui lui fut cher. Que son esprit nous anime, que son coeur joigne tous les nфtres; vivons toujours sous ses yeux. J'aime а croire que du lieu qu'elle habite, du sйjour de l'йternelle paix, cette вme encore aimante et sensible se plaоt а revenir parmi nous, а retrouver ses amis pleins de sa mйmoire а les voir imiter ses vertus, а s'entendre honorer par eux, а les sentir embrasser sa tombe et gйmir en prononзant son nom. Non, elle n'a point quittй ces lieux qu'elle nous rendit si charmants; ils sont encore tout remplis d'elle. Je la vois sur chaque objet, je la sens а chaque pas, а chaque instant du jour j'entends les accents de sa voix. C'est ici qu'elle a vйcu; c'est ici que repose sa cendre... la moitiй de sa cendre. Deux fois la semaine, en allant au temple... j'aperзois... j'aperзois le lieu triste et respectable... Beautй, c'est donc lа ton dernier asile!... Confiance, amitiй, vertus, plaisirs, folвtres jeux, la terre a tout englouti... Je me sens entraоnйe... j'approche en frissonnant... je crains de fouler cette terre sacrйe... je crois la sentir palpiter et frйmir sous mes pieds... j'entends murmurer une voix plaintive!... Claire! ф ma Claire! oщ es-tu? que fais-tu loin de ton amie?... Son cercueil ne la contient pas tout entiиre... il attend le reste de sa proie... il ne l'attendra pas longtemps.

 

Appendice

 

Avertissement

Ce dialogue ou entretien supposй йtait d'abord destinй а servir de prйface aux Lettres des deux amants. Mais sa forme et sa longueur ne m'ayant permis de le mettre que par extrait а la tкte du recueil, je le donne tout entier, dans l'espoir qu'on y trouvera quelques vues utiles sur l'objet de ces sortes d'йcrits. J'ai cru d'ailleurs devoir attendre que le livre eыt fait son effet, avant d'en discuter les inconvйnients et les avantages, ne voulant ni faire tort au libraire, ni mendier l'indulgence du public.

Prйface de Julie ou entretien sur les romans

N. Voilа votre manuscrit; je l'ai lu tout entier.

R. Tout entier? J'entends: vous comptez sur peu d'imitateurs.

N. Vel duo, vel nemo.

R. Turpe et miserabile! Mais je veux un jugement positif.

N. Je n'ose.

R. Tout est osй par ce seul mot. Expliquez-vous.

N. Mon jugement dйpend de la rйponse que vous m'allez faire. Cette correspondance est-elle rйelle, ou si c'est une fiction?

R. Je ne vois point la consйquence. Pour dire si un livre est bon ou mauvais, qu'importe de savoir comment on l'a fait?

N. Il importe beaucoup pour celui-ci. Un portrait a toujours son prix, pourvu qu'il ressemble, quelque йtrange que soit l'original. Mais, dans un tableau d'imagination, toute figure humaine doit avoir les traits communs а l'homme ou le tableau ne vaut rien. Tous deux supposйs bons, il reste encore cette diffйrence, que le portrait intйresse peu de gens; le tableau seul peut plaire au public.

R. Je vous suis. Si ces lettres sont des portraits, ils n'intйressent point; si ce sont des tableaux, ils imitent mal. N'est-ce pas cela?

N. Prйcisйment.

R. Ainsi j'arracherai toutes vos rйponses avant que vous m'ayez rйpondu. Au reste, comme je ne puis satisfaire а votre question, il faut vous en passer pour rйsoudre la mienne. Mettez la chose au pis; ma Julie...

N. Oh! si elle avait existй!

R. Eh bien?

N. Mais sыrement ce n'est qu'une fiction.

R. Supposez.

N. En ce cas, je ne connais rien de si maussade. Ces lettres ne sont point des lettres; ce roman n'est point un roman; les personnages sont des gens de l'autre monde.

R. J'en suis fвchй pour celui-ci.

N. Consolez-vous; les fous n'y manquent pas non plus; mais les vфtres ne sont pas dans la nature.

R. Je pourrais... Non, je vois le dйtour que prend votre curiositй. Pourquoi dйcidez-vous ainsi? Savez-vous jusqu'oщ les hommes diffиrent les uns des autres, combien les caractиres sont opposйs; combien les moeurs, les prйjugйs, varient selon les temps, les lieux, les вges? Qui est-ce qui ose assigner des bornes prйcises а la nature, et dire: "Voilа jusqu'oщ l'homme peut aller et pas au delа"?

N. Avec ce beau raisonnement, les monstres inouпs, les gйants, les pygmйes, les chimиres de toute espиce, tout pourrait кtre admis spйcifiquement dans la nature, tout serait dйfigurй; nous n'aurions plus de modиle commun. Je le rйpиte, dans les tableaux de l'humanitй, chacun doit reconnaоtre l'homme.

R. J'en conviens, pourvu qu'on sache aussi discerner ce qui fait les variйtйs de ce qui est essentiel а l'espиce. Que diriez-vous de ceux qui ne reconnaоtraient la nфtre que dans un habit а la franзaise?

N. Que diriez-vous de celui qui, sans exprimer ni traits ni taille, voudrait peindre une figure humaine avec un voile pour vкtement? N'aurait-on pas droit de lui demander oщ est l'homme?

R. Ni traits ni taille! Etes-vous juste? Point de gens parfaits: voilа la chimиre. Une jeune fille offensant la vertu qu'elle aime et ramenйe au devoir par l'horreur d'un plus grand crime; une amie trop facile, punie enfin par son propre coeur de l'excиs de son indulgence; un jeune homme, honnкte et sensible, plein de faiblesse et de beaux discours; un vieux gentilhomme entкtй de sa noblesse, sacrifiant tout а l'opinion; un Anglais gйnйreux et brave, toujours passionnй par sagesse, toujours raisonnant sans raison...

N. Un mari dйbonnaire et hospitalier, empressй d'йtablir dans sa maison l'ancien amant de sa femme...

R. Je vous renvoie а l'inscription de l'estampe.

N. Les belles вmes!... Le beau mot!

R. O philosophie! combien tu prends de peine а rйtrйcir les coeurs, а rendre les hommes petits!

N. L'esprit romanesque les agrandit et les trompe. Mais revenons. Les deux amies?... Qu'en dites-vous?... Et cette conversion subite au temple?... La grвce, sans doute?...

R. Monsieur...

N. Une femme chrйtienne, une dйvote qui n'apprend point le catйchisme а ses enfants; qui meurt sans vouloir prier Dieu; dont la mort cependant йdifie un pasteur, et convertit un athйe... Oh!...

R. Monsieur...

N. Quant а l'intйrкt, il est pour tout le monde, il est nul. Pas une mauvaise action, pas un mйchant homme qui fasse craindre pour les bons; des йvйnements si naturels, si simples, qu'ils le sont trop; rien d'inopinй, point de coup de thйвtre. Tout est prйvu longtemps d'avance, tout arrive comme il est prйvu. Est-ce la peine de tenir registre de ce que chacun peut voir tous les jours dans sa maison ou dans celle de son voisin?

R. C'est-а-dire qu'il vous faut des hommes communs et des йvйnements rares. Je crois que j'aimerais mieux le contraire. D'ailleurs, vous jugez ce que vous avez lu comme un roman. Ce n'en est point un; vous l'avez dit vous-mкme. C'est un recueil de lettres...

N. Qui ne sont point des lettres; je crois l'avoir dit aussi. Quel style йpistolaire! qu'il est guindй! que d'exclamations! que d'apprкts! quelle emphase pour ne dire que des choses communes! quels grands mots pour de petits raisonnements! Rarement du sens, de la justesse; jamais ni finesse, ni force, ni profondeur. Une diction toujours dans les nues, et des pensйes qui rampent toujours. Si vos personnages sont dans la nature, avouez que leur style est peu naturel.

R. Je conviens que, dans le point de vue oщ vous кtes, il doit vous paraоtre ainsi.

N. Comptez-vous que le public le verra d'un autre oeil? et n'est-ce pas mon jugement que vous demandez?

R. C'est pour l'avoir plus au long que je vous rйplique. Je vois que vous aimeriez mieux des lettres faites pour кtre imprimйes.

N. Ce souhait paraоt assez bien fondй pour celles qu'on donne а l'impression.

R. On ne verra donc jamais les hommes dans les livres que comme ils veulent s'y montrer.

N. L'auteur, comme il veut s'y montrer; ceux qu'il dйpeint, tels qu'ils sont. Mais cet avantage manque encore ici. Pas un portrait vigoureusement peint, pas un caractиre assez bien marquй, nulle observation solide, aucune connaissance du monde. Qu'apprend-on dans la petite sphиre de deux ou trois amants ou amis toujours occupйs d'eux seuls?

R. On apprend а aimer l'humanitй. Dans les grandes sociйtйs on n'apprend qu'а haпr les hommes.

Votre jugement est sйvиre; celui du public doit l'кtre encore plus. Sans le taxer d'injustice, je veux vous dire, а mon tour, de quel oeil je vois ces lettres; moins pour excuser les dйfauts que vous y blвmez, que pour en trouver la source.

Dans la retraite, on a d'autres maniиres de voir et de sentir que dans le commerce du monde; les passions, autrement modifiйes, ont aussi d'autres expressions: l'imagination, toujours frappйe des mкmes objets, s'en affecte plus vivement. Ce petit nombre d'images revient toujours, se mкle а toutes les idйes, et leur donne ce tour bizarre et peu variй qu'on remarque dans les discours des solitaires. S'ensuit-il de lа que leur langage soit fort йnergique? Point du tout; il n'est qu'extraordinaire. Ce n'est que dans le monde qu'on apprend а parler avec йnergie. Premiиrement, parce qu'il faut toujours dire autrement et mieux que les autres, et puis que, forcй d'affirmer а chaque instant ce qu'on ne croit pas, d'exprimer des sentiments qu'on n'a point; on cherche а donner а ce qu'on dit un tour persuasif qui supplйe а persuasion intйrieure. Croyez-vous que les gens vraiment passionnйs aient ces maniиres de parler vives, fortes, coloriйes, que vous admirez dans vos drames et dans vos romans? Non; la passion, pleine d'elle-mкme; s'exprime avec plus d'abondance que de force; elle ne songe mкme pas а persuader; elle ne soupзonne pas qu'on puisse douter d'elle. Quand elle dit ce qu'elle sent, c'est moins pour l'exposer aux autres que pour se soulager. On peint plus vivement l'amour dans les grandes villes; l'y sent-on mieux que dans les hameaux?

N. C'est-а-dire que la faiblesse du langage prouve la force du sentiment.

R. Quelquefois du moins elle en montre la vйritй. Lisez une lettre d'amour faite par un auteur dans son cabinet, par un bel esprit qui veut briller; pour peu qu'il ait de feu dans la tкte, sa lettre va, comme on dit, brыler le papier; la chaleur n'ira pas plus loin. Vous serez enchantй, mкme agitй peut-кtre, mais d'une agitation passagиre et sиche, qui ne vous laissera que des mots pour tout souvenir. Au contraire, une lettre que l'amour a rйellement dictйe, une lettre d'un amant vraiment passionnй, sera lвche, diffuse, toute en longueurs, en dйsordre, en rйpйtitions. Son coeur, plein d'un sentiment qui dйborde, redit toujours la mкme chose, et n'a jamais achevй de dire, comme une source vive qui coule sans cesse et ne s'йpuise jamais. Rien de saillant, rien de remarquable; on ne retient ni mots, ni tours, ni phrases; on n'admire rien, l'on n'est frappй de rien. Cependant on se sent l'вme attendrie; on se sent йmu sans savoir pourquoi. Si la force du sentiment ne nous frappe pas, sa vйritй nous touche; et c'est ainsi que le coeur sait parler au coeur. Mais ceux qui ne sentent rien, ceux qui n'ont que le jargon parй des passions, ne connaissent point ces sortes de beautйs, et les mйprisent.

N. J'attends.

R. Fort bien. Dans cette derniиre espиce de lettres, si les pensйes sont communes, le style pourtant n'est pas familier, et ne doit pas l'кtre. L'amour n'est qu'illusion; il se fait, pour ainsi dire, un autre univers; il s'entoure d'objets qui ne sont point, ou auxquels lui seul a donnй l'кtre, et comme il rend tous ces sentiments en images son langage est toujours figurй. Mais ces figures sont sans justesse et sans suite; son йloquence est dans son dйsordre; il prouve d'autant plus qu'il raisonne moins. L'enthousiasme est le dernier degrй de la passion. Quand elle est а son comble, elle voit son objet parfait; elle en fait alors son idole; elle le place dans le ciel, et, comme l'enthousiasme de la dйvotion emprunte le langage de l'amour, l'enthousiasme de l'amour emprunte aussi le langage de la dйvotion. Il ne voit plus que le paradis, les anges, les vertus des saints, les dйlices du sйjour cйleste. Dans ces transports, entourй de si hautes images, en parlera-t-il en termes rampants? Se rйsoudra-t-il d'abaisser, d'avilir ses idйes par des expressions vulgaires? N'йlиvera-t-il pas son style? Ne lui donnera-t-il pas de la noblesse, de la dignitй? Que parlez-vous de lettres, de style йpistolaire? En йcrivant а ce qu'on aime, il est bien question de cela! ce ne sont plus des lettres que l'on йcrit, ce sont des hymnes.

N. Citoyen, voyons votre pouls?

R. Non, voyez l'hiver sur ma tкte. Il est un вge pour l'expйrience, un autre pour le souvenir. Le sentiment s'йteint а la fin; mais l'вme sensible demeure toujours.

Je reviens а nos lettres. Si vous les lisez comme l'ouvrage d'un auteur qui veut plaire ou qui se pique d'йcrire, elles sont dйtestables. Mais prenez-les pour ce qu'elles sont, et jugez-les dans leur espиce. Deux ou trois jeunes gens simples, mais sensibles, s'entretiennent entre eux des intйrкts de leurs coeurs. Ils ne songent point а briller aux yeux les uns des autres. Ils se connaissent et s'aiment trop mutuellement pour que l'amour-propre ait plus rien а faire entre eux. Ils sont enfants, penseront-ils en hommes? Ils sont йtrangers, йcriront-ils correctement? Ils sont solitaires, connaоtront-ils le monde et la sociйtй? Pleins du seul sentiment qui les occupe, ils sont dans le dйlire, et pensent philosopher. Voulez-vous qu'ils sachent observer, juger, rйflйchir? Ils ne savent rien de tout cela: ils savent aimer; ils rapportent tout а leur passion. L'importance qu'ils donnent а leurs folles idйes est-elle moins amusante que tout l'esprit qu'ils pourraient йtaler? Ils parlent de tout; ils se trompent sur tout; ils ne font rien connaоtre qu'eux; mais, en se faisant connaоtre, ils se font aimer; leurs erreurs valent mieux que le savoir des sages; leurs coeurs honnкtes portent partout, jusque dans leurs fautes, les prйjugйs de la vertu toujours confiante et toujours trahie. Rien ne les entend, rien ne leur rйpond, tout les dйtrompe. Ils se refusent aux vйritйs dйcourageantes: ne trouvant nulle part ce qu'ils sentent, ils se replient sur eux-mкmes; ils se dйtachent du reste de l'univers, et, crйant entre eux un petit monde diffйrent du nфtre, ils y forment un spectacle vйritablement nouveau.

N. Je conviens qu'un homme de vingt ans et des filles de dix-huit ne doivent pas, quoique instruits, parler en philosophes, mкme en pensant l'кtre; j'avoue encore, et cette diffйrence ne m'a pas йchappй, que ces filles deviennent des femmes de mйrite, et ce jeune homme un meilleur observateur. Je ne fais point de comparaison entre le commencement et la fin de l'ouvrage. Les dйtails de la vie domestique effacent les fautes du premier вge; la chaste йpouse, la femme sensйe, la digne mиre de famille, font oublier la coupable amante. Mais cela mкme est un sujet de critique: la fin du recueil rend le commencement d'autant plus rйprйhensible; on dirait que ce sont deux livres diffйrents que les mкmes personnes ne doivent pas lire. Ayant а montrer des gens raisonnables, pourquoi les prendre avant qu'ils le soient devenus?. Les jeux d'enfants qui prйcиdent les leзons de la sagesse empкchent de les attendre; le mal scandalise avant que le bien puisse йdifier; enfin le lecteur indignй se rebute, et quitte le livre au moment d'en tirer du profit.

R. Je pense, au contraire, que la fin de ce recueil serait superflue aux lecteurs rebutйs du commencement, et que ce mкme commencement doit кtre agrйable а ceux pour qui la fin peut кtre utile. Ainsi ceux qui n'achиveront pas le livre ne perdront rien, puisqu'il ne leur est pas propre; et ceux qui peuvent en profiter ne l'auraient pas lu s'il eыt commencй plus gravement. Pour rendre utile ce qu'on veut dire, il faut d'abord se faire йcouter de ceux qui doivent en faire usage.

J'ai changй de moyen, mais non pas d'objet. Quand j'ai tвchй de parler aux hommes, on ne m'a point entendu; peut-кtre en parlant aux enfants me ferai-je mieux entendre; et les enfants ne goыtent pas mieux la raison nue que les remиdes mal dйguisйs:

Cosi all'egro fanciul porgiamo aspersi

Di soave licor gl'orli del vaso;

Succhi amari ingannato in tanto ei beve,

E dall'inganno suo vita riceve.

N. J'ai peur que vous ne vous trompiez encore; ils suceront les bords du vase, et ne boiront point la liqueur.

R. Alors ce ne sera plus ma faute; j'aurai fait de mon mieux pour la faire passer.

Mes jeunes gens sont aimables; mais pour les aimer а trente ans, il faut les avoir connus а vingt. Il faut avoir vйcu longtemps avec eux pour s'y plaire; et ce n'est qu'aprиs avoir dйplorй leurs fautes qu'on vient а goыter leurs vertus. Leurs lettres n'intйressent pas tout d'un coup; mais peu а peu elles attachent; on ne peut ni les prendre ni les quitter. La grвce et la facilitй n'y sont pas, ni la raison, ni l'esprit, ni l'йloquence; le sentiment y est; il se communique au coeur par degrйs, et lui seul а la fin supplйe а tout. C'est une longue romance, dont les couplets pris а part n'ont rien qui touche, mais dont la suite produit а la fin son effet. Voilа ce que j'йprouve en les lisant: dites-moi si vous sentez la mкme chose.

N. Non. Je conзois pourtant cet effet par rapport а vous: si vous кtes l'auteur, l'effet est tout simple; si vous ne l'кtes pas, je le conзois encore. Un homme qui vit dans le monde peut s'accoutumer aux idйes extravagantes, au pathos affectй, au dйraisonnement continuel de vos bonnes gens; un solitaire peut les goыter; vous en avez dit la raison vous-mкme. Mais, avant que de publier ce manuscrit, songez que le public n'est pas composй d'ermites. Tout ce qui pourrait arriver de plus heureux serait qu'on prоt votre petit bonhomme pour un Cйladon, votre Edouard pour un don Quichotte, vos caillettes pour deux Astrйes, et qu'on s'en amusвt comme d'autant de vrais fous. Mais les longues folies n'amusent guиre: il faut йcrire comme Cervantиs pour faire lire six volumes de visions.

R. La raison qui vous ferait supprimer cet ouvrage m'encourage а le publier.

N. Quoi! la certitude de n'кtre point lu?

R. Un peu de patience et vous allez m'entendre.

En matiиre de morale, il n'y a point, selon moi, de lecture utile aux gens du monde. Premiиrement, parce que la multitude des livres nouveaux qu'ils parcourent, et qui disent tour а tour le pour et le contre, dйtruit l'effet de l'un et par l'autre, et rend le tout comme non avenu. Les livres choisis qu'on relit ne font point d'effet encore: s'ils soutiennent les maximes du monde, ils sont superflus; et s'ils les combattent, ils sont inutiles: ils trouvent ceux qui les lisent liйs aux vices de la sociйtй par des chaоnes qu'ils ne peuvent rompre. L'homme du monde qui veut remuer un instant son вme pour la remettre dans l'ordre moral, trouvant de toutes parts une rйsistance invincible, est toujours forcй de garder ou reprendre sa premiиre situation. Je suis persuadй qu'il y a peu de gens bien nйs qui n'aient fait cet essai, du moins une fois en leur vie; mais, bientфt dйcouragй d'un vain effort, on ne le rйpиte plus, et l'on s'accoutume а regarder la morale des livres comme un babil de grands oisifs. Plus on s'йloigne des affaires, des grandes villes, des nombreuses sociйtйs, plus les obstacles diminuent. Il est un terme oщ ces obstacles cessent d'кtre invincibles, et c'est alors que les livres peuvent avoir quelque utilitй. Quand on vit isolй, comme on ne se hвte pas de lire pour faire parade de ses lectures, on les varie moins, on les mйdite davantage; et, comme elles ne trouvent pas un si grand contrepoids au dehors, elles font beaucoup plus d'effet au dedans. L'ennui, ce flйau de la solitude aussi bien que du grand monde, force de recourir aux livres amusants, seule ressource de qui vit seul et n'en a pas en lui-mкme. On lit beaucoup plus de romans dans les provinces qu'а Paris, on en lit plus dans les campagnes que dans les villes, et ils y font beaucoup plus d'impression: vous voyez pourquoi cela doit кtre.

Mais ces livres, qui pourraient servir а la fois d'amusement, d'instruction, de consolation au campagnard, malheureux seulement parce qu'il pense l'кtre, ne semblent faits au contraire que pour le rebuter de son йtat, en йtendant et fortifiant le prйjugй qui le lui rend mйprisable. Les gens du bel air, les femmes а la mode, les grands, les militaires: voilа les acteurs de tous vos romans. Le raffinement du goыt des villes, les maximes de la cour, l'appareil du luxe, la morale йpicurienne: voilа les leзons qu'ils prкchent, et les prйceptes qu'ils donnent. Le coloris de leurs fausses vertus ternit l'йclat des vйritables, le manиge des procйdйs est substituй aux devoirs rйels; les beaux discours font dйdaigner les belles actions; et la simplicitй des bonnes moeurs passe pour grossiиretй.

Quel effet produiront de pareils tableaux sur un gentilhomme de campagne qui voit railler la franchise avec laquelle il reзoit ses hфtes, et traiter de brutale orgie la joie qu'il fait rйgner dans son canton; sur sa femme, qui apprend que les soins d'une mиre de famille sont au-dessous des dames de son rang; sur sa fille, а qui les airs contournйs et le jargon de la ville font dйdaigner l'honnкte et rustique voisin qu'elle eыt йpousй? Tous de concert, ne voulant plus кtre des manants, se dйgoыtent de leur village, abandonnent leur vieux chвteau, qui bientфt devient masure et vont dans la capitale oщ le pиre, avec sa croix de Saint-Louis, de seigneur qu'il йtait, devient valet, ou chevalier d'industrie; la mиre йtablit un brelan; la fille attire les joueurs; et souvent tous trois, aprиs avoir menй une vie infвme, meurent de misиre et dйshonorйs.

Les auteurs, les gens de lettres, les philosophes ne cessent de crier que, pour remplir ses devoirs de citoyen, pour servir ses semblables, il faut habiter les grandes villes. Selon eux, fuir Paris, c'est haпr le genre humain, le peuple de la campagne est nul а leurs yeux; а les entendre, on croirait qu'il n'y a des hommes qu'oщ il y a des pensions, des acadйmies, et des dоners.

De proche en proche la mкme pente entraоne tous les йtats: les contes, les romans, les piиces de thйвtre, tout tire sur les provinciaux; tout tourne en dйrision la simplicitй des moeurs rustiques; tout prкche les maniиres et les plaisirs du grand monde: c'est une honte de ne les pas connaоtre; c'est un malheur de ne les pas goыter. Qui sait de combien de filous et de filles publiques l'attrait de ces plaisirs imaginaires peuple Paris de jour en jour? Ainsi les prйjugйs et l'opinion, renforзant l'effet des systиmes politiques, amoncellent, entassent les habitants de chaque pays sur quelques points du territoire, laissant tout le reste en friche et dйsert; ainsi, pour faire briller les capitales, se dйpeuplent les nations; et ce frivole йclat, qui frappe les yeux des sots, fait courir l'Europe а grands pas vers sa ruine. Il importe au bonheur des hommes qu'on tвche d'arrкter ce torrent de maximes empoisonnйes. C'est le mйtier des prйdicateurs de nous crier: Soyez bons et sages, sans beaucoup s'inquiйter du succиs de leurs discours; le citoyen qui s'en inquiиte ne doit point nous crier sottement: Soyez bons, mais nous faire aimer l'йtat qui nous porte а l'кtre.

N. Un moment; reprenez haleine. J'aime les vues utiles et je vous ai si bien suivi dans celle-ci, que je crois pouvoir pйrorer pour vous.

Il est clair, selon votre raisonnement, que pour donner aux ouvrages d'imagination la seule utilitй qu'ils puissent avoir, il faudrait les diriger vers un but opposй а celui que leurs auteurs se proposent; йloigner toutes les choses d'institution; ramener tout а la nature; donner aux hommes l'amour d'une vie йgale et simple; les guйrir des fantaisies de l'opinion, leur rendre le goыt des vrais plaisirs; leur faire aimer la solitude et la paix; les tenir а quelque distance les uns des autres; et, au lieu de les exciter а s'entasser dans les villes, les porter а s'йtendre йgalement sur le territoire pour le vivifier de toutes parts. Je comprends encore qu'il ne s'agit pas de faire des Daphnis, des Sylvandres, des pasteurs d'Arcadie, des bergers du Lignon, d'illustres paysans cultivant leurs champs de leurs propres mains et philosophant sur la nature, ni d'autres pareils кtre romanesques, qui ne peuvent exister que dans les livres; mais de montrer aux gens aisйs que la vie rustique et l'agriculture ont des plaisirs qu'ils ne savent pas connaоtre; que ces plaisirs sont moins insipides, moins grossiers qu'ils ne pensent; qu'il y peut rйgner du goыt, du choix, de la dйlicatesse; qu'un homme de mйrite qui voudrait se retirer а la campagne avec sa famille, et devenir lui-mкme son propre fermier, y pourrait couler une vie aussi douce qu'au milieu des amusements des villes; qu'une mйnagиre des champs peut кtre une femme charmante, aussi pleine de grвces, et de grвces plus touchantes que toutes les petites-maоtresses; qu'enfin les plus doux sentiments du coeur y peuvent animer une sociйtй plus agrйable que le langage apprкtй des cercles, oщ nos rires mordants et satiriques sont le triste supplйment de la gaietй qu'on n'y connaоt plus. Est-ce bien cela?

R. C'est cela mкme. A quoi j'ajouterai seulement une rйflexion. L'on se plaint que les romans troublent les tкtes; je le crois bien: en montrant sans cesse а ceux qui les lisent les prйtendus charmes d'un йtat qui n'est pas le leur, ils les sйduisent, ils leur font prendre leur йtat en dйdain, et en faire un йchange imaginaire contre celui qu'on leur fait aimer. Voulant кtre ce qu'on n'est pas, on parvient а se croire autre chose que ce qu'on est, et voilа comment on devient fou. Si les romans n'offraient а leurs lecteurs que des tableaux d'objets qui les environnent, que des devoirs qu'ils peuvent remplir, que des plaisirs de leur condition, les romans ne les rendraient point fous, ils les rendraient sages. Il faut que les йcrits faits pour les solitaires parlent la langue des solitaires: pour les instruire, il faut qu'ils leur plaisent, qu'ils les intйressent; il faut qu'ils les attachent а leur йtat en le leur rendant agrйable. Ils doivent combattre et dйtruire les maximes des grandes sociйtйs, ils doivent les montrer fausses et mйprisables, c'est-а-dire telles qu'elles sont. A tous ces titres, un roman s'il est bien fait, au moins s'il est utile, doit кtre sifflй, haп, dйcriй par les gens а la mode, comme un livre plat, extravagant, ridicule; et voilа, monsieur, comment la folie du monde est sagesse.

N. Votre conclusion se tire d'elle-mкme. On ne peut mieux prйvoir sa chute, ni s'apprкter а tomber plus fiиrement. Il me reste une seule difficultй: les provinciaux, vous le savez, ne lisent que sur notre parole; il ne leur parvient que ce que nous leur envoyons. Un livre destinй pour les solitaires est d'abord jugй par les gens du monde; si ceux-ci le rebutent, les autres ne le lisent point. Rйpondez.

R. La rйponse est facile. Vous parlez des beaux esprits de province, et moi je parle des vrais campagnards. Vous avez, vous autres qui brillez dans la capitale, des prйjugйs dont il faut vous guйrir; vous croyez donner le ton а toute la France, et les trois quarts de la France ne savent pas que vous existez. Les livres qui tombent а Paris font la fortune des libraires de province.

N. Pourquoi voulez-vous les enrichir aux dйpens des nфtres?

R. Raillez, moi, je persiste. Quand on aspire а la gloire, il faut se faire lire а Paris; quand on veut кtre utile, il faut se faire lire en province. Combien d'honnкtes gens passent leur vie dans des campagnes йloignйes а cultiver le patrimoine de leurs pиres, oщ ils se regardent comme exilйs par une fortune йtroite! Durant les longues nuits d'hiver, dйpourvus de sociйtй, ils emploient la soirйe а lire au coin de leur feu les livres amusants qui leur tombent sous la main. Dans leur simplicitй grossiиre ils ne se piquent ni de littйrature, ni de bel esprit; ils lisent pour se dйsennuyer et non pour s'instruire; les livres de morale et de philosophie sont pour eux comme n'existant pas: on en ferait en vain pour leur usage; ils ne leur parviendraient jamais. Cependant, loin de leur rien offrir de convenable а leur situation, vos romans ne servent qu'а la leur rendre encore plus amиre. Ils changent leur retraite en un dйsert affreux; et, pour quelques heures de distraction qu'ils leur donnent, ils leur prйparent des mois de malaise et de vains regrets. Pourquoi n'oserais-je supposer que, par quelque heureux hasard, ce livre, comme tant d'autres plus mauvais encore pourra tomber dans les mains de ces habitants des champs, et que l'image des plaisirs d'un йtat tout semblable au leur le leur rendra plus supportable? J'aime а me figurer deux йpoux lisant ce recueil ensemble, y puisant un nouveau courage pour supporter leurs travaux communs, et peut-кtre de nouvelles vues pour les rendre utiles. Comment pourraient-ils y contempler le tableau d'un mйnage heureux, sans vouloir imiter un si doux modиle? Comment s'attendriront-ils sur le charme de l'union conjugale, mкme privй de celui de l'amour, sans que la leur se resserre et s'affermisse? En quittant leur lecture, ils ne seront ni attristйs de leur йtat, ni rebutйs de leurs soins. Au contraire, tout semblera prendre autour d'eux une face plus riante; leurs devoirs s'ennobliront а leurs yeux; ils reprendront le goыt des plaisirs de la nature; ses vrais sentiments renaоtront dans leurs coeurs; et en voyant le bonheur а leur portйe, ils apprendront а le goыter. Ils rempliront les mкmes fonctions; mais ils les rempliront avec une autre вme, et feront en vrais patriarches ce qu'ils faisaient en paysans.

N. Jusqu'ici tout va fort bien. Les maris, les femmes, les mиres de famille... Mais les filles, n'en dites-vous rien?

R. Non. Une honnкte fille ne lit point de livres d'amour. Que celle qui lira celui-ci, malgrй son titre, ne se plaigne point du mal qu'il lui aura fait: elle ment. Le mal йtait fait d'avance; elle n'a plus rien а risquer.

N. A merveille! Auteurs йrotiques, venez а l'йcole: vous voilа tous justifiйs.

R. Oui, s'ils le sont par leur propre coeur et par l'objet de leurs йcrits.

N. L'кtes-vous aux mкmes conditions?

R. Je suis trop fier pour rйpondre а cela; mais Julie s'йtait fait une rиgle pour juger les livres: si vous la trouvez bonne, servez-vous-en pour juger celui-ci.

On a voulu rendre la lecture des romans utile а la jeunesse; je ne connais point de projet plus insensй: c'est commencer par mettre le feu а la maison pour faire jouer les pompes. D'aprиs cette folle idйe, au lieu de diriger vers son objet la morale de ces sortes d'ouvrages, on adresse toujours cette morale aux jeunes filles, sans songer que les jeunes filles n'ont point de part aux dйsordres dont on se plaint. En gйnйral, leur conduite est rйguliиre, quoique leurs coeurs soient corrompus. Elles obйissent а leurs mиres en attendant qu'elles puissent les imiter. Quand les femmes feront leur devoir, soyez sыr que les filles ne manqueront point au leur.

N. L'observation vous est contraire en ce point. Il semble qu'il faut toujours au sexe un temps de libertinage, ou dans un йtat, ou dans l'autre. C'est un mauvais levain qui fermente tфt ou tard. Chez les peuples qui on des moeurs, les filles sont faciles et les femmes sйvиres: c'est le contraire chez eux qui n'en ont pas. Les premiers n'ont йgard qu'au dйlit, et les autres qu'au scandale: il ne s'agit que d'кtre а l'abri des preuves; le crime est comptй pour rien.

R. A l'envisager par ses suites, on n'en jugerait pas ainsi. Mais soyons justes envers les femmes; la cause de leur dйsordre est moins en elles que dans nos mauvaises institutions.

Depuis que tous les sentiments de la nature sont йtouffйs par l'extrкme inйgalitй, c'est de l'inique despotisme des pиres que viennent les vices et les malheurs des enfants; c'est dans des noeuds forcйs et mal assortis que, victimes de l'avarice ou de la vanitй des parents, de jeunes femmes effacent, par un dйsordre dont elles font gloire, le scandale de leur premiиre honnкtetй. Voulez-vous donc remйdier au mal, remontez а sa source. S'il y a quelque rйforme а tenter dans les moeurs publiques, c'est par les moeurs domestiques qu'elle doit commencer; et cela dйpend absolument des pиres et mиres. Mais ce n'est point ainsi qu'on dirige les instructions; vos lвches auteurs ne prкchent jamais que ceux qu'on opprime; et la morale des livres sera toujours vaine, parce qu'elle n'est que l'art de faire sa cour au plus fort.

N. Assurйment la vфtre n'est pas servile; mais а force d'кtre libre, ne l'est-elle point trop? Est-ce assez qu'elle aille а la source du mal? Ne craignez-vous point qu'elle en fasse?

R. Du mal? A qui? Dans des temps d'йpidйmie et de contagion, quand tout est atteint dиs l'enfance, faut-il empкcher le dйbit des drogues bonnes aux malades, sous prйtexte qu'elles pourraient nuire aux gens sains? Monsieur, nous pensons si diffйremment sur ce point que, si l'on pouvait espйrer quelque succиs pour ces lettres, je suis trиs persuadй qu'elles feraient plus de bien qu'un meilleur livre.

N. Il est vrai que vous avez une excellente prкcheuse. Je suis charmй de vous voir raccommodй avec les femmes; j'йtais fвchй que vous leur dйfendissiez de nous faire des sermons.

R. Vous кtes pressant, il faut me taire; je ne suis ni assez fou ni assez sage pour avoir raison; laissons cet os а ronger а la critique.

N. Bйnignement: de peur qu'elle n'en manque. Mais n'eыt-on sur tout le reste rien а dire а tout autre, comment passer au sйvиre censeur des spectacles les situations vives et les sentiments passionnйs dont tout ce recueil est rempli? Montrez-moi une scиne de thйвtre qui forme un tableau pareil а ceux du bosquet de Clarens et du cabinet de toilette. Relisez la lettre sur les spectacles, relisez ce recueil... Soyez consйquent, ou quittez vos principes... Que voulez-vous qu'on pense?

R. Je veux, monsieur, qu'un critique soit consйquent lui-mкme, et qu'il ne juge qu'aprиs avoir examinй. Relisez mieux l'йcrit que vous venez de citer; relisez aussi la prйface de Narcisse, vous y verrez la rйponse а l'inconsйquence que vous me reprochez. Les йtourdis qui prйtendent en trouver dans le Devin du Village en trouveront sans doute bien plus ici. Ils feront leur mйtier: mais vous...

N. Je me rappelle deux passages... Vous estimez peu vos contemporains.

R. Monsieur, je suis aussi leur contemporain. Oh! que ne suis-je nй dans un siиcle oщ je dusse jeter ce recueil au feu!

N. Vous outrez, а votre ordinaire; mais, jusqu'а certain point, vos maximes sont assez justes. Par exemple, si votre Hйloпse eыt йtй toujours sage, elle instruirait beaucoup moins; car а qui servirait-elle de modиle? C'est dans les siиcles les plus dйpravйs qu'on aime les leзons de la morale la plus parfaite. Cela dispense de les pratiquer; et l'on contente а peu de frais, par une lecture oisive, un reste de goыt pour la vertu.

R. Sublimes auteurs, rabaissez un peu vos modиles, si vous voulez qu'on cherche а les imiter. A qui vantez-vous la puretй qu'on n'a point souillйe? Eh! parlez-nous de celle qu'on peut recouvrer; peut-кtre au moins quelqu'un pourra vous entendre.

N. Votre jeune homme a dйjа fait ces rйflexions; mais n'importe, on ne vous fera pas moins un crime d'avoir dit ce qu'on fait, pour montrer ensuite ce qu'on devrait faire. Sans compter qu'inspirer l'amour aux filles et la rйserve aux femmes, c'est renverser l'ordre йtabli, et ramener toute cette petite morale que la philosophie a proscrite. Quoi que vous en puissiez dire, l'amour dans les filles est indйcent et scandaleux, et il n'y a qu'un mari qui puisse autoriser un amant. Quelle йtrange maladresse que d'кtre indulgent pour des filles qui ne doivent point vous lire, et sйvиre pour les femmes qui vous jugeront! Croyez-moi, si vous avez peur de rйussir, tranquillisez-vous; vos mesures sont trop bien prises pour vous laisser craindre un pareil affront. Quoi qu'il en soit, je vous garderai le secret: ne soyez imprudent qu'а demi. Si vous croyez donner un livre utile, а la bonne heure; mais gardez-vous de l'avouer.

R. De l'avouer, monsieur? Un honnкte homme se cache-t-il quand il parle au public? Ose-t-il imprimer ce qu'il n'oserait reconnaоtre? Je suis l'йditeur de ce livre, et je m'y nommerai comme йditeur.

N. Vous vous y nommerez, vous?

R. Moi-mкme.

N. Quoi! vous y mettrez votre nom?

R. Oui, monsieur.

N. Votre vrai nom? Jean-Jacques Rousseau, en toutes lettres?

R. Jean-Jacques Rousseau, en toutes lettres.

N. Vous n'y pensez pas! que dira-t-on de vous?

R. Ce qu'on voudra. Je me nomme а la tкte de ce recueil, non pour me l'approprier, mais pour en rйpondre. S'il y a du mal, qu'on me l'impute; s'il y a du bien, je n'entends point m'en faire honneur. Si l'on trouve le livre mauvais en lui-mкme, c'est une raison de plus pour y mettre mon nom. Je ne veux pas passer pour meilleur que je ne suis.

N. Etes-vous content de cette rйponse?

R. Oui, dans des temps oщ il n'est possible а personne d'кtre bon.

N. Et les belles вmes, les oubliez-vous?

R. La nature les fit, vos institutions les gвtent.

N. A la tкte d'un livre d'amour on lira ces mots: Par Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genиve.

R. Citoyen de Genиve! Non, pas cela. Je ne profane point le nom de ma patrie; je ne le mets qu'aux йcrits que je crois pouvoir lui faire honneur.

N. Vous portez vous-mкme un nom qui n'est pas sans honneur, et vous avez aussi quelque chose а perdre. Vous donnez un livre faible et plat qui vous fera tort. Je voudrais pouvoir vous en empкcher; mais, si vous en faites la sottise j'approuve que vous la fassiez hautement et franchement; cela du moins sera dans votre caractиre. Mais, а propos, mettrez-vous aussi votre devise а ce livre?

R. Mon libraire m'a dйjа fait cette plaisanterie, et je l'ai trouvйe si bonne que j'ai promis de lui en faire honneur. Non, monsieur, je ne mettrai point ma devise а ce livre; mais je ne la quitterai pas pour cela, et je m'effraye moins que jamais de l'avoir prise. Souvenez-vous que je songeais а faire imprimer ces lettres quand j'йcrivais contre les spectacles, et que le soin d'excuser un de ces йcrits ne m'a point fait altйrer la vйritй dans l'autre. Je me suis accusй d'avance plus fortement peut-кtre que personne ne m'accusera. Celui qui prйfиre la vйritй а sa gloire peut espйrer de la prйfйrer а sa vie. Vous voulez qu'on soit toujours consйquent; je doute que cela soit possible а l'homme; mais ce qui lui est possible est d'кtre toujours vrai. Voilа ce que je veux tвcher d'кtre.

N. Quand je vous demande si vous кtes l'auteur de ces lettres pourquoi donc йludez-vous ma question?

R. Pour cela mкme que je ne veux pas dire un mensonge.

N. Mais vous refusez aussi de dire la vйritй.

R. C'est encore lui rendre honneur que de dйclarer qu'on la veut taire. Vous auriez meilleur marchй d'un homme qui voudrait mentir. D'ailleurs les gens de goыt se trompent-ils sur la plume des auteurs? Comment osez-vous faire une question que c'est а vous de rйsoudre?

N. Je la rйsoudrais bien pour quelques lettres; elles sont certainement de vous; mais je ne vous reconnais plus dans les autres, et je doute qu'on se puisse contrefaire а ce point. La nature, qui n'a pas peur qu'on la mйconnaisse, change souvent d'apparence; et souvent l'art se dйcиle en voulant кtre plus naturel qu'elle: c'est le grogneur de la fable, qui rend la voix de l'animal mieux que l'animal mкme. Ce recueil est plein de choses, d'une maladresse que le dernier barbouilleur eыt йvitйe: les dйclamations, les rйpйtitions, les contradictions, les йternelles rabвcheries. Oщ est l'homme capable de mieux faire qui pourrait se rйsoudre а faire si mal? Oщ est celui qui aurait laissй la choquante proposition que ce fou d'Edouard fait а Julie? Oщ est celui qui n'aurait pas corrigй le ridicule du petit bonhomme qui, voulant toujours mourir, a soin d'en avertir tout le monde, et finit par se porter toujours bien? Oщ est celui qui n'eыt pas commencй par se dire: "Il faut marquer avec soin les caractиres; il faut exactement varier les styles"? Infailliblement, avec ce projet, il aurait mieux fait que la nature.

J'observe que dans une sociйtй trиs intime les styles se rapprochent ainsi que les caractиres et que les amis, confondant leurs вmes, confondent aussi leurs maniиres de penser, de sentir et de dire. Cette Julie, telle qu'elle est, doit кtre une crйature enchanteresse; tout ce qui l'approche doit lui ressembler; tout doit devenir Julie autour d'elle; tous ses amis ne doivent avoir qu'un ton; mais ces choses se sentent et ne s'imaginent pas. Quand elles s'imagineraient, l'inventeur n'oserait les mettre en pratique. Il ne lui faut que des traits qui frappent la multitude; ce qui redevient simple а force de finesse ne lui convient plus; or c'est lа qu'est le sceau de la vйritй, c'est lа qu'un oeil attentif cherche et retrouve la nature.

R. Eh bien! vous concluez donc?

N. Je ne conclus pas; je doute, et je ne saurais vous dire combien ce doute m'a tourmentй durant la lecture de ces lettres. Certainement, si tout cela n'est que fiction, vous avec fait un mauvais livre; mais dites que ces deux femmes ont existй, et je relis ce recueil tous les ans jusqu'а la fin de ma vie.

R. Eh! qu'importe qu'elles aient existй? Vous les chercheriez en vain sur la terre; elles ne sont plus.

N. Elles ne sont plus? Elles furent donc?

R. Cette conclusion est conditionnelle: si elles furent, elles ne sont plus.

N. Entre nous, convenez que ces petites subtilitйs sont plus dйterminantes qu'embarrassantes.

R. Elles sont ce que vous les forcez d'кtre, pour ne point me trahir ni mentir.

N. Ma foi, vous aurez beau faire, on vous devinera malgrй vous. Ne voyez-vous pas que votre йpigraphe seule dit tout?

R. Je vois qu'elle ne dit rien sur le fait en question: car qui peut savoir si j'ai trouvй cette йpigraphe dans le manuscrit, ou si c'est moi qui l'y ai mise? Qui peut dire si je ne suis point dans le mкme doute oщ vous кtes, si tout cet air de mystиre n'est pas peut-кtre une feinte pour vous cacher ma propre ignorance sur ce que vous voulez savoir?

N. Mais enfin, vous connaissez les lieux? Vous avez йtй а Vevey, dans le pays de Vaud?

R. Plusieurs fois, et je vous dйclare que je n'y ai point ouп parler du baron d'Etange ni de sa fille; le nom de M. de Wolmar n'y est pas mкme connu. J'ai йtй а Clarens; je n'y ai rien vu de semblable а la maison dйcrite dans ces lettres. J'y ai passй, revenant d'Italie, l'annйe mкme de l'йvйnement funeste, et l'on n'y pleurait ni Julie de Wolmar ni rien qui lui ressemblвt, que je sache. Enfin, autant que je puis me rappeler la situation du pays, j'ai remarquй dans ces lettres des transpositions de lieux et des erreurs de topographie, soit que l'auteur n'en sыt pas davantage, soit qu'il voulыt dйpayser ses lecteurs. C'est lа tout ce que vous apprendrez de moi sur ce point; et soyez sыr que d'autres ne m'arracheront pas ce que j'aurai refusй de vous dire.

N. Tout le monde aura la mкme curiositй que moi. Si vous publiez cet ouvrage, dites donc au public ce que vous m'avez dit. Faites plus; йcrivez cette conversation pour toute prйface. Les йclaircissements nйcessaires y sont tous.

R. Vous avez raison; elle vaut mieux que ce que j'aurais dit de mon chef. Au reste, ces sortes d'apologies ne rйussissent guиre.

N. Non, quand on voit que l'auteur s'y mйnage; mais j'ai pris soin qu'on ne trouvвt pas ce dйfaut dans celle-ci. Seulement, je vous conseille d'en transposer les rфles. Feignez que c'est moi qui vous presse de publier ce recueil, que vous vous en dйfendez; donnez-vous les objections, et а moi les rйponses. Cela sera plus modeste, et fera un meilleur effet.

R. Cela sera-t-il aussi dans le caractиre dont vous m'avez louй ci-devant?

N. Non, je vous tendais un piиge. Laissez les choses comme elles sont.

Les amours de milord Edouard Bomston

Les bizarres aventures de milord Edouard а Rome йtaient trop romanesques pour pouvoir кtre mкlйes avec celles de Julie, sans en gвter la simplicitй. Je me contenterai donc d'en extraire et abrйger ici ce qui sert а l'intelligence de deux ou trois lettres oщ il en est question.

Milord Edouard, dans ses tournйes d'Italie, avait fait connaissance а Rome avec une femme de qualitй, Napolitaine, dont il ne tarda pas а devenir fortement amoureux: elle, de son cфtй, conзut pour lui une passion violente qui la dйvora le reste de sa vie, et finit par la mettre au tombeau. Cet homme, вpre et peu galant, mais ardent et sensible, extrкme et grand en tout, ne pouvait guиre inspirer ni sentir d'attachement mйdiocre.

Les principes stoпques de ce vertueux Anglais inquiйtaient la marquise. Elle prit le parti de se faire passer pour veuve durant l'absence de son mari; ce qui lui fut aisй, parce qu'ils йtaient tous deux йtrangers а Rome, et que le marquis servait dans les troupes de l'Empereur. L'amoureux Edouard ne tarda pas а parler de mariage. La marquise allйgua la diffйrence de religion et d'autres prйtextes. Enfin, ils liиrent ensemble un commerce intime et libre, jusqu'а ce qu'Edouard, ayant dйcouvert que le mari vivait, voulut rompre avec elle, aprиs l'avoir accablйe des plus vifs reproches, outrй de se trouver coupable, sans le savoir, d'un crime qu'il avait en horreur.

La marquise, femme sans principes, mais adroite et pleine de charmes, n'йpargna rien pour le retenir, et en vint а bout. Le commerce adultиre fut supprimй, mais les liaisons continuиrent. Tout indigne qu'elle йtait d'aimer, elle aimait pourtant: il fallut consentir а voir sans fruit un homme adorй qu'elle ne pouvait conserver autrement; et cette barriиre volontaire irritant l'amour des deux cфtйs, il en devint plus ardent par la contrainte. La marquise ne nйgligea pas les soins qui pouvaient faire oublier а son amant ses rйsolutions: elle йtait sйduisante et belle. Tout fut inutile: l'Anglais resta ferme; sa grande вme йtait а l'йpreuve. La premiиre de ses passions йtait la vertu. Il eыt sacrifiй sa vie а sa maоtresse, et sa maоtresse а son devoir. Une fois la sйduction devint trop pressante: le moyen qu'il allait prendre pour s'en dйlivrer retint la marquise et rendit vains tous ses piиges. Ce n'est point parce que nous sommes faibles, mais parce que nous sommes lвches, que nos sens nous subjuguent toujours. Quiconque craint moins la mort que le crime n'est jamais forcй d'кtre criminel.

Il y a peu de ces вmes fortes qui entraоnent les autres et les йlиvent а leur sphиre; mais il y en a. Celle d'Edouard йtait de ce nombre. La marquise espйrait le gagner; c'йtait lui qui la gagnait insensiblement. Quand les leзons de la vertu prenaient dans sa bouche les accents de l'amour, il la touchait, il la faisait pleurer; ses feux sacrйs animaient cette вme rampante; un sentiment de justice et d'honneur y portait son charme йtranger; le vrai beau commenзait а lui plaire: si le mйchant pouvait changer de nature, le coeur de la marquise en aurait changй.

L'amour seul profite de ces йmotions lйgиres: il en acquit plus de dйlicatesse. Elle commenзa d'aimer avec gйnйrositй: avec un tempйrament ardent, et dans un climat oщ les sens ont tant d'empire, elle oublia ses plaisirs pour songer а ceux de son amant et, ne pouvant les partager, elle voulut au moins qu'il les tоnt d'elle. Telle fut de sa part l'interprйtation favorable d'une dйmarche oщ son caractиre et celui d'Edouard qu'elle connaissait bien, pourraient faire trouver un raffinement de sйduction.

Elle n'йpargna ni soins ni dйpense pour faire chercher dans tout Rome une jeune personne facile et sыre: on la trouva, non sans peine. Un soir, aprиs un entretien fort tendre, elle la lui prйsenta. "Disposez-en, lui dit-elle avec un soupir; qu'elle jouisse du prix de mon amour; mais qu'elle soit la seule. C'est assez pour moi si quelquefois auprиs d'elle vous songez а la main dont vous la tenez." Elle voulut sortir; Edouard la retint. "Arrкtez, lui dit-il; si vous me croyez assez lвche pour profiter de votre offre dans votre propre maison, le sacrifice n'est pas d'un grand prix, et je ne vaux pas la peine d'кtre beaucoup regrettй. - Puisque vous ne devez pas кtre а moi, je souhaite, dit la marquise, que vous ne soyez а personne; mais si l'amour doit perdre ses droits, souffrez au moins qu'il en dispose. Pourquoi mon bienfait vous est-il а charge? avez-vous peut d'кtre un ingrat?" Alors elle l'obligea d'accepter l'adresse de Laure (c'йtait le nom de la jeune personne), et lui fit jurer qu'il s'abstiendrait de tout autre commerce. Il dut кtre touchй, il le fut. Sa reconnaissance lui donna plus de peine а contenir que son amour; et ce fut le piиge le plus dangereux que la marquise lui ait tendu de sa vie.

Extrкme en tout, ainsi que son amant, elle fit souper Laure avec elle, et lui prodigua ses caresses, comme pour jouir avec plus de pompe du plus grand sacrifice que, l'amour ait jamais fait. Edouard pйnйtrй se livrait а ses transports; son вme йmue et sensible s'exhalait dans ses regards, dans ses gestes; il ne disait pas un mot qui ne fыt l'expression de la passion la plus vive. Laure йtait charmante; а peine la regarda-t-il. Elle n'imita pas cette indiffйrence: elle regardait et voyait, dans le vrai tableau de l'amour, un objet tout nouveau pour elle.

Aprиs le souper, la marquise renvoya Laure, et resta seule avec son amant. Elle avait comptй sur les dangers de ce tкte-а-tкte; elle ne s'йtait pas trompйe en cela; mais en comptant qu'il y succomberait, elle se trompa; toute son adresse ne fit que rendre le triomphe de la vertu plus йclatant et plus douloureux а l'un et а l'autre. C'est а cette soirйe que se rapporte, а la fin de la quatriиme partie de la Julie, l'admiration de Saint-Preux pour la force de son ami.

Edouard йtait vertueux, mais homme. Il avait toute la simplicitй du vйritable honneur, et rien de ces fausses biensйances qu'on lui substitue, et dont les gens du monde font si grand cas. Aprиs plusieurs jours passйs dans les mкmes transports prиs de la marquise, il sentit augmenter le pйril; et, prкt а se laisser vaincre, il aima mieux manquer de dйlicatesse que de vertu; il fut voir Laure.

Elle tressaillit а sa vue. Il la trouva triste; il entreprit de l'йgayer, et ne crut pas avoir besoin de beaucoup de soins pour y rйussir. Cela ne lui fut pas si facile qu'il l'avait cru. Ses caresses furent mal reзues, ses offres furent rejetйes d'un air qu'on ne prend point en disputant ce qu'on veut accorder.

Un accueil aussi ridicule ne le rebuta pas, il l'irrita. Devait-il des йgards d'enfant а une fille de cet ordre? Il usa sans mйnagement de ses droits. Laure, malgrй ses cris, ses pleurs, sa rйsistance, se sentant vaincue, fait un effort, s'йlance а l'autre extrйmitй de la chambre, et lui crie d'une voix animйe: "Tuez-moi si vous voulez; jamais vous ne me toucherez vivante." Le geste, le regard, le ton, n'йtaient pas йquivoques. Edouard, dans un йtonnement qu'on ne peut concevoir, se calme, la prend par la main, la fait rasseoir, s'asseye а cфtй d'elle, et, la regardant sans parler, attend froidement le dйnoыment de cette comйdie.

Elle ne disait rien; elle avait les yeux baissйs, sa respiration йtait inйgale, son coeur palpitait et tout marquait en elle une agitation extraordinaire. Edouard rompit enfin le silence pour lui demander ce que signifiait cette йtrange scиne. "Me serais-je trompй? lui dit-il; ne seriez-vous point Lauretta Pisana? - Plыt а Dieu! dit-elle d'une voix tremblante. - Quoi donc! reprit-il avec un souris moqueur, auriez-vous par hasard changй de mйtier? - Non, dit Laure; je suis toujours la mкme: on ne revient plus de l'йtat oщ je suis." Il trouva dans ce tour de phrase, et dans l'accent dont il fut prononcй, quelque chose de si extraordinaire, qu'il ne savait plus que penser et qu'il crut que cette fille йtait devenue folle. Il continua: "Pourquoi donc, charmante Laure, ai-je seul l'exclusion? Dites-moi ce qui m'attire votre haine. - Ma haine, s'йcria-t-elle d'un ton plus vif. Je n'ai point aimй ceux que j'ai reзus; je puis souffrir tout le monde, hors vous seul."

"Mais pourquoi cela! Laure, expliquez-vous mieux, je ne vous entends point. - Eh! m'entends-je moi-mкme? Tout ce que je sais, c'est que vous ne me toucherez jamais... Non, s'йcria-t-elle encore avec emportement, jamais vous ne me toucherez. En me sentant dans vos bras, je songerais que vous n'y tenez qu'une fille publique, et j'en mourrais de rage."

Elle s'animait en parlant. Edouard aperзut dans ses yeux des signes de douleur et de dйsespoir qui l'attendrirent. Il prit avec elle des maniиres moins mйprisantes, un ton plus honnкte et plus caressant. Elle se cachait le visage; elle йvitait ses regards. Il lui prit la main d'un air affectueux. A peine elle sentit cette main qu'elle y porta la bouche, et la pressa de ses lиvres en poussant des sanglots et versant des torrents de larmes.

Ce langage, quoique assez clair, n'йtait pas prйcis. Edouard ne l'amena qu'avec peine а lui parler plus nettement. La pudeur йteinte йtait revenue avec l'amour, et Laure n'avait jamais prodiguй sa personne avec tant de honte qu'elle en eut d'avouer qu'elle aimait.

A peine cet amour йtait nй qu'il йtait dйjа dans toute sa force. Laure йtait vive et sensible, assez belle pour faire une passion, assez tendre pour la partager; mais vendue par d'indignes parents dиs sa premiиre jeunesse, ses charmes, souillйs par la dйbauche, avaient perdu leur empire. Au sein des honteux plaisirs, l'amour fuyait devant elle; de malheureux corrupteurs ne pouvaient ni le sentir ni l'inspirer. Les corps combustibles ne brыlent point d'eux-mкmes; qu'une йtincelle approche, et tout part. Ainsi prit feu le coeur de Laure aux transports de ceux d'Edouard et de la marquise. A ce nouveau langage elle sentit un frйmissement dйlicieux: elle prкtait une oreille attentive; ses avides regards ne laissaient rien йchapper. La flamme humide qui sortait des yeux de l'amant pйnйtrait par les siens jusqu'au fond de son coeur; un sang plus brыlant courait dans ses veines; la voix d'Edouard avait un accent qui l'agitait; le sentiment lui semblait peint dans tous ses gestes; tous ses traits animйs par la passion la lui faisaient ressentir. Ainsi la premiиre image de l'amour lui fit aimer l'objet qui la lui avait offerte. S'il n'eыt rien senti pour une autre, peut-кtre n'eыt-elle rien senti pour lui.

Toute cette agitation la suivit chez elle. Le trouble de l'amour naissant est toujours doux. Son premier mouvement fut de se livrer а ce nouveau charme; le second fut d'ouvrir les yeux sur elle. Pour la premiиre fois de sa vie elle vit son йtat; elle en eut horreur. Tout ce qui nourrit l'espйrance et les dйsirs des amants se tournait en dйsespoir dans son вme. La possession mкme de ce qu'elle aimait n'offrait а ses yeux que l'opprobre d'une abjecte et vile crйature, а laquelle on prodigue son mйpris avec ses caresses; dans le prix d'un amour heureux elle ne vit que l'infвme prostitution. Ses tourments les plus insupportables lui venaient ainsi de ses propres dйsirs. Plus il lui йtait aisй de les satisfaire, plus son sort lui semblait affreux; sans honneur, sans espoir, sans ressources, elle ne connut l'amour que pour en regretter les dйlices. Ainsi commencиrent ses longues peines, et finit son bonheur d'un moment.

La passion naissante qui l'humiliait а ses propres yeux l'йlevait а ceux d'Edouard. La voyant capable d'aimer, il ne la mйprise plus. Mais quelles consolations pouvait-elle attendre de lui? Quel sentiment pouvait-il lui marquer, si ce n'est le faible intйrкt qu'un coeur honnкte, qui n'est pas libre, peut prendre а un objet de pitiй qui n'a plus d'honneur qu'assez pour sentir sa honte?

Il la consola comme il put, et promit de la venir revoir. Il ne lui dit pas un mot de son йtat, pas mкme pour l'exhorter d'en sortir. Que servait d'augmenter l'effroi qu'elle en avait, puisque cet effroi mкme la faisait dйsespйrer d'elle? Un seul mot sur un tel sujet tirait а consйquence, et semblait la rapprocher de lui: c'йtait ce qui ne pouvait jamais кtre. Le plus grand malheur des mйtiers infвmes est qu'on ne gagne rien а les quitter.

Aprиs une seconde visite, Edouard, n'oubliant pas la magnificence anglaise, lui envoya un cabinet de laque et plusieurs bijoux d'Angleterre. Elle lui renvoya le tout avec ce billet:

"J'ai perdu le droit de refuser des prйsents. J'ose pourtant vous renvoyer le vфtre; car peut-кtre n'aviez-vous pas dessein d'en faire un signe de mйpris. Si vous le renvoyez encore, il faudra que je l'accepte; mais vous avez une bien cruelle gйnйrositй."

Edouard fut frappй de ce billet; il le trouvait а la fois humble et fier. Sans sortir de la bassesse de son йtat, Laure y montrait une sorte de dignitй. C'йtait presque effacer son opprobre а force de s'en avilir. Il avait cessй d'avoir du mйpris pour elle; il commenзa de l'estimer. Il continua de la voir sans plus parler de prйsent; et s'il ne s'honora pas d'кtre aimй d'elle, il ne put s'empкcher de s'en applaudir.

Il ne cacha pas ces visites а la marquise: il n'avait nulle raison de les lui cacher; et c'eыt йtй de sa part une ingratitude. Elle en voulut savoir davantage. Il jura qu'il n'avait point touchй Laure.

Sa modйration fit un effet tout contraire а celui qu'il en attendait. "Quoi! s'йcria la marquise en fureur, vous la voyez et ne la touchez point! Qu'allez-vous donc faire chez elle?" Alors s'йveilla cette jalousie infernale qui la fit cent fois attenter а la vie de l'un et de l'autre, et la consuma de rage jusqu'au moment de sa mort.

D'autres circonstances achevиrent d'allumer cette passion furieuse, et rendirent cette femme а son vrai caractиre. J'ai dйjа remarquй que, dans son intиgre probitй, Edouard manquait de dйlicatesse. Il fit а la marquise le mкme prйsent que lui avait renvoyй Laure. Elle l'accepta, non par avarice, mais parce qu'ils йtaient sur le pied de s'en faire l'un а l'autre; йchange auquel, а la vйritй, la marquise ne perdait pas. Malheureusement elle vint а savoir la premiиre destination de ce prйsent, et comment il lui йtait revenu. Je n'ai pas besoin de dire qu'а l'instant tout fut brisй et jetй par les fenкtres. Qu'on juge de ce que dut sentir en pareil cas une maоtresse jalouse et une femme de qualitй.

Cependant plus Laure sentait sa honte, moins elle tentait de s'en dйlivrer; elle y restait par dйsespoir; et le dйdain qu'elle avait pour elle-mкme rejaillissait sur ses corrupteurs. Elle n'йtait pas fiиre: quel droit eыt-elle eu de l'кtre? Mais un profond sentiment d'ignominie qu'on voudrait en vain repousser, l'affreuse tristesse de l'opprobre qui se sent et ne peut se fuir, l'indignation d'un coeur qui s'honore encore et se sent а jamais dйshonorй; tout versait le remords et l'ennui sur des plaisirs abhorrйs par l'amour. Un respect йtranger а ces вmes viles leur faisait oublier le ton de la dйbauche, un trouble involontaire empoisonnait leurs transports; et, touchйs du sort de leur victime, ils s'en retournaient pleurant sur elle et rougissant d'eux.

La douleur la consumait. Edouard, qui peu а peu la prenait en amitiй, vit qu'elle n'йtait que trop affligйe, et qu'il fallait plutфt la ranimer que l'abattre. Il la voyait, c'йtait dйjа beaucoup pour la consoler. Ses entretiens firent plus, ils l'encouragиrent; ses discours йlevйs et grands rendaient а son вme accablйe le ressort qu'elle avait perdu. Quel effet ne faisaient-ils point partant d'une bouche aimйe, et pйnйtrant un coeur bien nй que le sort livrait а la honte, mais que la nature avait fait pour l'honnкtetй! C'est dans ce coeur qu'ils trouvaient de la prise et qu'ils portaient avec fruit les leзons de la vertu.

Par ces soins bienfaisants il la fit enfin mieux penser d'elle. "S'il n'y a de flйtrissure йternelle que celle d'un coeur corrompu, je sens en moi de quoi pouvoir effacer ma honte. Je serai toujours mйprisйe, mais je ne mйriterai plus de l'кtre, je ne me mйpriserai plus. Echappйe а l'horreur du vice, celle du mйpris m'en sera moins amиre. Eh! que m'importent les dйdains de toute la terre quand Edouard m'estimera? Qu'il voie son ouvrage et qu'il s'y complaise: seul il me dйdommagera de tout. Quand l'honneur n'y gagnerait rien, du moins l'amour y gagnera. Oui, donnons au coeur qu'il enflamme une habitation plus pure. Sentiment dйlicieux! je ne profanerai plus tes transports. Je ne puis кtre heureuse; je ne le serai jamais, je le sais. Hйlas! je suis indigne des caresses de l'amour; mais je n'en souffrirai jamais d'autres."

Son йtat йtait trop violent pour pouvoir durer; mais quand elle tenta d'en sortir, elle y trouva des difficultйs qu'elle n'avait pas prйvues. Elle йprouva que celle qui renonce au droit sur sa personne ne le recouvre pas comme il lui plaоt, et que l'honneur est une sauvegarde civile qui laisse bien faibles ceux qui l'ont perdu. Elle ne trouva d'autre parti pour se retirer de l'oppression que d'aller brusquement se jeter dans un couvent, et d'abandonner sa maison presque au pillage; car elle vivait dans une opulence commune а ses pareilles, surtout en Italie, quand l'вge et la figure les font valoir. Elle n'avait rien dit а Bomston de son projet, trouvant une sorte de bassesse а en parler avant l'exйcution. Quand elle fut dans son asile, elle le lui marqua par un billet, le priant de la protйger contre les gens puissants qui s'intйressaient а son dйsordre, et que sa retraite allait offenser. Il courut chez elle assez tфt pour sauver ses effets. Quoique йtranger dans Rome, un grand seigneur considйrй, riche, et plaidant avec force la cause de l'honnкtetй, y trouva bientфt assez de crйdit pour la maintenir dans son couvent, et mкme l'y faire jouir d'une pension que lui avait laissйe le cardinal auquel ses parents l'avaient vendue.

Il fut la voir. Elle йtait belle; elle aimait; elle йtait pйnitente; elle lui devait tout ce qu'elle allait кtre. Que de titres pour toucher un coeur comme le sien! Il vint plein de tous les sentiments qui peuvent porter au bien les coeurs sensibles; il les lui prodiguait; il l'en accablait; il n'y manquait que celui qui pouvait la rendre heureuse, et qui ne dйpendait pas de lui. Jamais elle n'en avait tant espйrй; elle йtait transportйe; elle se sentait dйjа dans l'йtat auquel on remonte si rarement. Elle disait: "Je suis honnкte; un homme vertueux s'intйresse а moi: amour, je ne regrette plus les pleurs, les soupirs, que tu me coыtes, tu m'as dйjа payйe de tout. Tu fis ma force, et tu fais ma rйcompense; en me faisant aimer mes devoirs, tu deviens le premier de tous. Quel bonheur n'йtait rйservй qu'а moi seule! C'est l'amour qui m'йlиve et m'honore! c'est lui qui m'arrache au crime, а l'opprobre; il ne peut plus sortir de mon coeur qu'avec la vertu. O Edouard! quand je redeviendrai mйprisable, j'aurai cessй de t'aimer."

Cette retraite fit du bruit. Les вmes basses, qui jugent des autres par elles-mкmes, ne purent imaginer qu'Edouard n'eыt mis а cette affaire que l'intйrкt de l'honnкtetй. Laure йtait trop aimable pour que les soins qu'un homme prenait d'elle ne fussent pas toujours suspects. La marquise, qui avait ses espions, fut instruite de tout la premiиre, et ses emportements qu'elle ne put contenir achevиrent de divulguer son intrigue. Le bruit en parvint au marquis jusqu'а Vienne; et l'hiver suivant il vint а Rome chercher un coup d'йpйe pour rйtablir son honneur, qui n'y gagna rien.

Ainsi commencиrent ces doubles liaisons qui, dans un pays comme l'Italie, exposиrent Edouard а mille pйrils de toute espиce; tantфt de la part d'un militaire outragй; tantфt de la part d'une femme jalouse et vindicative; tantфt de la part de ceux qui s'йtaient attachйs а Laure, et que sa perte mit en fureur. Liaisons bizarres s'il en fut jamais, qui, l'environnant de pйrils sans utilitй, le partageaient entre deux maоtresses passionnйes sans en pouvoir possйder aucune; refusй de la courtisane qu'il n'aimait pas, refusant l'honnкte femme qu'il adorait; toujours vertueux, il est vrai, mais toujours croyant servir la sagesse en n'йcoutant que ses passions.

Il n'est pas aisй de dire quelle espиce de sympathie pouvait unir deux caractиres si opposйs que ceux d'Edouard et de la marquise; mais, malgrй la diffйrence de leurs principes, ils ne purent jamais se dйtacher parfaitement l'un de l'autre. On peut juger du dйsespoir de cette femme emportйe quand elle crut s'кtre donnй une rivale, et quelle rivale! par son imprudente gйnйrositй. Les reproches, les dйdains, les outrages, les menaces, les tendres caresses, tout fut employй tour а tour pour dйtacher Edouard de cet indigne commerce, oщ jamais elle ne put croire que son coeur n'eыt point de part. Il demeure ferme; il l'avait promis. Laure avait bornй son espйrance et son bonheur а le voir quelquefois. Sa vertu naissante avait besoin d'appui; elle tenait а celui qui l'avait fait naоtre; c'йtait а lui de la soutenir. Voilа ce qu'il disait а la marquise; а lui-mкme, et peut-кtre ne se disait-il pas tout. Oщ est l'homme assez sйvиre pour fuir les regards d'un objet charmant qui ne lui demande que de se laisser aimer? Oщ est celui dont les larmes de deux beaux yeux n'enflent pas un peu le coeur honnкte? Oщ est l'homme bienfaisant dont l'utile amour-propre n'aime pas а jouir du fruit de ses soins? Il avait rendu Laure trop estimable pour ne faire que l'estimer.

La marquise, n'ayant pu obtenir qu'il cessвt de voir cette infortunйe, devint furieuse. Sans avoir le courage de rompre avec lui, elle le prit dans une espиce d'horreur. Elle frйmissait en voyant entrer son carrosse; le bruit de ses pas, en montant l'escalier, la faisait palpiter d'effroi. Elle йtait prкte а se trouver mal а sa vue. Elle avait le coeur serrй tant qu'il restait auprиs d'elle; quand il partait, elle l'accablait d'imprйcations; sitфt qu'elle ne le voyait plus, elle pleurait de rage; elle ne parlait que de vengeance; son dйpit sanguinaire ne lui dictait que des projets dignes d'elle. Elle fit plusieurs fois attaquer Edouard sortant du couvent de Laure. Elle lui tendit des piиges а elle-mкme pour l'en faire sortir et l'enlever. Tout cela ne put le guйrir. Il retournait le lendemain chez elle qui l'avait voulu faire assassiner la veille; et toujours avec son chimйrique projet de la rendre а la raison, il exposait la sienne, et nourrissait sa faiblesse du zиle de sa vertu.

Au bout de quelques mois, le marquis, mal guйri de sa blessure, mourut en Allemagne, peut-кtre de douleur de la mauvaise conduite de sa femme. Cet йvйnement, qui devait rapprocher Edouard de la marquise, ne servit qu'а l'en йloigner encore plus. Il lui trouva tant d'empressement а mettre а profit sa libertй recouvrйe, qu'il frйmit de s'en prйvaloir. Le seul doute si la blessure du marquis n'avait point contribuй а sa mort effraya son coeur et fit taire ses dйsirs. Il se disait: "Les droits d'un йpoux meurent avec lui pour tout autre; mais pour son meurtrier ils lui survivent et deviennent inviolables. Quand l'humanitй, la vertu, les lois, ne prescriraient rien sur ce point, la raison seule ne nous dit-elle pas que les plaisirs attachйs а la reproduction des hommes ne doivent point кtre le prix de leur sang; sans quoi les moyens destinйs а nous donner la vie seraient des sources de mort, et le genre humain pйrirait par les soins qui doivent le conserver."

Il passa plusieurs annйes ainsi partagй entre deux maоtresses; flottant sans cesse de l'une а l'autre; souvent voulant renoncer а toutes deux et n'en pouvant quitter aucune; repoussй par cent raisons, rappelй par mille sentiments, et chaque jour plus serrй dans ses liens par ses vains efforts pour les rompre; cйdant tantфt au penchant et tantфt au devoir; allant de Londres а Rome et de Rome а Londres, sans pouvoir se fixer nulle part; toujours ardent, vif, passionnй, jamais faible ni coupable, et fort de son вme grande et belle quand il pensait ne l'кtre que de sa raison; enfin tous les jours mйditant des folies, et tous les jours revenant а lui, prкt а briser ses indignes fers. C'est dans ses premiers moments de dйgoыt qu'il faillit s'attacher а Julie; et il paraоt sыr qu'il l'eыt fait s'il n'eыt pas trouvй la place prise.

Cependant la marquise perdait toujours du terrain par ses vices; Laure en gagnait par ses vertus. Au surplus, la constance йtait йgale des deux cфtйs; mais le mйrite n'йtait pas le mкme; et la marquise, avilie, dйgradйe par tant de crimes, finit par donner а son amour sans espoir les supplйments que n'avait pu supporter celui de Laure. A chaque voyage, Bomston trouvait а celle-ci de nouvelles perfections. Elle avait appris l'anglais, elle savait par coeur tout ce qu'il lui avait conseillй de lire; elle s'instruisait dans toutes les connaissances qu'il paraissait aimer; elle cherchait а mouler son вme sur la sienne, et ce qu'il y restait de son fonds ne la dйparait pas. Elle йtait encore dans l'вge oщ la beautй croоt avec les annйes. La marquise йtait dans celui oщ elle ne fait plus que dйcliner; et quoiqu'elle eыt ce ton du sentiment qui plaоt et qui touche, qu'elle parlвt d'humanitй, de fidйlitй, de vertus, avec grвce, tout cela devenait ridicule par sa conduite, et sa rйputation dйmentait tous ces beaux discours. Edouard la connaissait trop pour en espйrer plus rien. Il s'en dйtachait insensiblement sans pouvoir s'en dйtacher tout а fait; il s'approchait toujours de l'indiffйrence sans y pouvoir jamais arriver. Son coeur le rappelait sans cesse chez la marquise; ses pieds l'y portaient sans qu'il y songeвt. Un homme sensible n'oublie jamais, quoi qu'il fasse, l'intimitй dans laquelle ils avaient vйcu. A force d'intrigues, de ruses, de noirceurs, elle parvint enfin а s'en faire mйpriser; mais il la mйprisa sans cesser de la plaindre, sans pouvoir jamais oublier ce qu'elle avait fait pour lui ni ce qu'il avait senti pour elle.

Ainsi dominй par ses habitudes encore plus que par ses penchants, Edouard ne pouvait rompre les attachements qui l'attiraient а Rome. Les douceurs d'un mйnage heureux lui firent dйsirer d'en йtablir un semblable avant de vieillir. Quelquefois il se taxait d'injustice, d'ingratitude mкme envers la marquise, et n'imputait qu'а sa passion les vices de son caractиre. Quelquefois il oubliait le premier йtat de Laure, et son coeur franchissait sans y songer la barriиre qui le sйparait d'elle. Toujours cherchant dans sa raison des excuses а son penchant, il se fit de son dernier voyage un motif pour йprouver son ami, sans songer qu'il s'exposait lui-mкme а une йpreuve dans laquelle il aurait succombй sans lui.

Le succиs de cette entreprise et le dйnoыment des scиnes qui s'y rapportent sont dйtaillйs dans la XIIe lettre de la Ve partie, et dans la IIIe de la VIe de maniиre а n'avoir plus rien d'obscur а la suite de l'abrйgй prйcйdent. Edouard, aimй de deux maоtresses sans en possйder aucune, paraоt d'abord dans une situation risible; mais sa vertu lui donnait en lui-mкme une jouissance plus douce que celle de la beautй, et qui ne s'йpuise pas comme elle. Plus heureux des plaisirs qu'il se refusait que le voluptueux n'est de ceux qu'il goыte, il aima plus longtemps, fut moins subjuguй, resta libre, et jouit mieux de la vie que ceux qui l'usent. Aveugles que nous sommes, nous la passons tous а courir aprиs nos chimиres. Eh! ne saurons-nous jamais que de toutes les folies des hommes il n'y a que celles du juste qui le rendent heureux?