"Profession de foi du vicaire savoyard" - читать интересную книгу автора (Rousseau Jean-Jacques)
Rousseau - Profession de Foi du Vicaire Savoyard
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PROFESSION DE FOI
DU VICAIRE SAVOYARD
J.J Rousseau
In l’Emile, ou de l’éducation,
§943-1098 (GF : pages 345 à 409)
[943:] Mon enfant, n’attendez de moi ni des discours savants ni de profonds
raisonnements, Je ne suis pas un grand philosophe, et je me soucie peu
de l’être. Mais j’ai quelquefois du bon sens, et j’aime toujours
la vérité. Je ne veux pas argumenter avec vous, ni même
tenter de vous convaincre; il me suffit de vous exposer ce que je pense
dans la simplicité de mon coeur. Consultez le vôtre durant
mon discours; c’est tout ce que je vous demande. Si je me trompe, c’est
de bonne foi; cela suffit pour que mon erreur ne me soit point imputée
à crime: quand vous vous tromperiez de même, il y aurait peu
de mal à cela. Si je pense bien, la raison nous est commune, et
nous avons le même intérêt à l’écouter;
pourquoi ne penseriez-vous pas comme moi?
[944:] Je suis né pauvre et paysan, destiné par mon état
àcultiver la terre; mais on crut plus beau que j’apprisse àgagner
mon pain dans le métier de prêtre, et l’on trouva le moyen
de me faire étudier. Assurément ni mes parents ni moi ne
songions guère à chercher en cela ce qui était bon,
véritable, utile, mais ce qu’il fallait savoir pour être ordonné.
J’appris ce qu’on voulait que j’apprisse, je dis ce qu’on voulait que je
disse, je m’engageai comme on voulut, et je fus fait prêtre. Mais
je ne tardai pas à sentir qu’en m’obligeant de n’être pas
homme j’avais promis plus que je ne pouvais tenir.
[945:] On nous dit que la conscience est l’ouvrage des préjugés;
cependant, je sais par mon expérience qu’elle s’obstine à
suivre l’ordre de la nature contre toutes les lois des hommes. On a beau
nous défendre ceci ou cela, le remords nous reproche toujours faiblement
ce que nous permet la nature bien ordonnée, à plus forte
raison ce qu’elle nous prescrit. O bon jeune homme, elle n’a rien dit encore
à vos sens: vivez longtemps dans l’état heureux où
sa voix est celle de l’innocence. Souvenez-vous qu’on l’offense encore
plus quand on la prévient que quand on la combat; il faut commencer
par apprendre à résister pour savoir quand on peut céder
sans crime.
[946:] Dès ma jeunesse j’ai respecté le mariage comme
la première et la plus sainte institution de la nature. M’étant
ôté le droit de m’y soumettre, je résolus de ne le
point profaner; car, malgré mes classes et mes études, ayant
toujours mené une vie uniforme et simple, j’avais conservé
dans mon esprit toute la clarté des lumières primitives:
les maximes du monde ne les avaient point obscurcies, et ma pauvreté
m’éloignait des tentations qui dictent les sophismes du vice.
[947:] Cette résolution fut précisément ce qui
me perdit; mon respect pour le lit d’autrui laissa mes fautes à
découvert. Il fallut expier le scandale: arrêté, interdit,
chassé, je fus bien plus la victime de mes scrupules que de mon
incontinence; et j’eus lieu de comprendre, aux reproches dont ma disgrâce
fut accompagnée, qu’il ne faut souvent qu’aggraver la faute pour
échapper au châtiment.
[948:] Peu d’expériences pareilles mènent loin un esprit
qui réfléchit. Voyant par de tristes observations renverser
les idées que j’avais du juste, de l’honnête, et de tous les
devoirs de l’homme, je perdais chaque jour quelqu’une des opinions que
j’avais reçues; celles qui me restaient ne suffisant plus pour faire
ensemble un corps qui pût se soutenir par lui-même, je sentis
peu à peu s’obscurcir dans mon esprit l’évidence des principes,
et, réduit enfin à ne savoir plus que penser, je parvins
au même point où vous êtes; avec cette différence,
que mon incrédulité, fruit tardif d’un âge plus mûr,
s’était formée avec plus de peine, et devait être plus
difficile à détruire.
[949:] J’étais dans ces dispositions d’incertitude et de doute
que Descartes exige pour la recherche de la vérité. Cet état
est peu fait pour durer, il est inquiétant et pénible; il
n’y a que l’intérêt du vice ou la paresse de l’âme qui
nous y laisse. Je n’avais point le coeur assez corrompu pour m’y plaire;
et rien ne conserve mieux l’habitude de réfléchir que d’être
plus content de soi que de sa fortune.
[950:] Je méditais donc sur le triste sort des mortels flottant
sur cette mer des opinions humaines, sans gouvernail, sans boussole, et
livrés à leurs passions orageuses, sans autre guide qu’un
pilote inexpérimenté qui méconnaît sa route,
et qui ne sait ni d’où il vient ni où il va. Je me disais:
J’aime la vérité, je la cherche, et ne puis la reconnaître;
qu’on me la montre et j’y demeure attaché: pourquoi faut-il qu’elle
se dérobe à l’empressement d’un coeur fait pour l’adorer?
[951:] Quoique j’aie souvent éprouvé de plus grands maux,
je n’ai jamais mené une vie aussi constamment désagréable
que dans ces temps de trouble et d’anxiété, où, sans
cesse errant de doute en doute, je ne rapportais de mes longues méditations
qu’incertitude, obscurité, contradictions sur la cause de mon être
et sur la règle de mes devoirs.
[952:] Comment peut-on être sceptique par système et de
bonne foi? je ne saurais le comprendre. Ces philosophes, ou n’existent
pas, ou sont les plus malheureux des hommes. Le doute sur les choses qu’il
nous importe de connaître est un état trop violent pour l’esprit
humain: il n’y résiste pas longtemps; il se décide malgré
lui de manière ou d’autre, et il aime mieux se tromper que ne rien
croire.
[953:] Ce qui redoublait mon embarras, était qu’étant
né dans une Eglise qui décide tout, qui ne permet aucun doute,
un seul point rejeté me faisait rejeter tout le reste, et que l’impossibilité
d’admettre tant de décisions absurdes me détachait aussi
de celles qui ne l’étaient pas. En me disant: Croyez tout, on m’empêchait
de rien croire, et je ne savais plus où m’arrêter.
[954:] Je consultai les philosophes, je feuilletai leurs livres, j’examinai
leurs diverses opinions; je les trouvai tous fiers, affirmatifs, dogmatiques,
même dans leur scepticisme prétendu, n’ignorant rien, ne prouvant
rien, se moquant les uns des autres; et ce point commun à tous me
parut le seul sur lequel ils ont tous raison. Triomphants quand ils attaquent,
ils sont sans vigueur en se défendant. Si vous pesez les raisons,
ils n’en ont que pour détruire; si vous comptez les voies, chacun
est réduit à la sienne; ils ne s’accordent que pour disputer;
les écouter n’était pas le moyen de sortir de mon incertitude.
[955:] Je conçus que l’insuffisance de l’esprit humain est la
première cause de cette prodigieuse diversité de sentiments,
et que l’orgueil est la seconde. Nous n’avons point la mesure de cette
machine immense, nous n’en pouvons calculer les rapports; nous n’en connaissons
ni les premières lois ni la cause finale; nous nous ignorons nous-mêmes;
nous ne connaissons ni notre nature ni notre principe actif; à peine
savons-nous si l’homme est un être simple ou composé: des
mystères impénétrables nous environnent de toutes
parts; ils sont au-dessus de la région sensible; pour les percer
nous croyons avoir de l’intelligence, et nous n’avons que de l’imagination.
Chacun se fraye, à travers ce monde imaginaire, une route qu’il
croît la bonne; nul ne peut savoir si la sienne mène au but.
Cependant nous voulons tout pénétrer, tout connaître.
La seule chose que nous ne savons point, est d’ignorer ce que nous ne pouvons
savoir. Nous aimons mieux nous déterminer au hasard, et croire ce
qui n’est pas, que d’avouer qu’aucun de nous ne peut voir ce qui est. Petite
partie d’un grand tout dont les bornes nous échappent, et que son
auteur livre à nos folles disputes, nous sommes assez vains pour
vouloir décider ce qu’est ce tout en lui-même, et ce que nous
sommes par rapport à lui.
[956:] Quand les philosophes seraient en état de découvrir
la venté, qui d’entre eux prendrait intérêt à
elle? Chacun sait bien que son système n’est pas mieux fondé
que les autres; mais il le soutient parce qu’il est à lui. Il n’y
en a pas un seul qui, venant à connaître le vrai et le faux,
ne préférât le mensonge qu’il a trouvé à
la vérité découverte par un autre. Où est le
philosophe qui, pour sa gloire, ne tromperait pas volontiers le genre humain?
Où est celui qui, dans le secret de son coeur, se propose un autre
objet que de se distinguer? Pourvu qu’il s’élève au-dessus
du vulgaire, pourvu qu’il efface l’éclat de ses concurrents, que
demande-t-il de plus? L’essentiel est de penser autrement que les autres.
Chez les croyants il est athée, chez les athées il serait
croyant.
[957:] Le premier fruit que je tirai de ces réflexions fut d’apprendre
à borner mes recherches à ce qui m’intéressait immédiatement,
à me reposer dans une profonde ignorance sur tout le reste, et à
ne m’inquiéter, jusqu’au doute, que des choses qu’il m’importait
de savoir.
[958:] Je compris encore que, loin de me délivrer de mes doutes
inutiles, les philosophes ne feraient que multiplier ceux qui me tourmentaient
et n’en résoudraient aucun. Je pris donc un autre guide et je me
dis: Consultons la lumière intérieure, elle m’égarera
moins qu’ils ne m’égarent, ou, du moins, mon erreur sera la mienne,
et je me dépraverai moins en suivant mes propres illusions qu’en
me livrant à leurs mensonges.
[959:] Alors, repassant dans mon esprit les diverses opinions qui m’avaient
tour à tour entraîné depuis ma naissance, je vis que,
bien qu’aucune d’elles ne fût assez évidente pour produire
immédiatement la conviction, elles avaient divers degrés
de vraisemblance, et que l’assentiment intérieur s’y prêtait
ou s’y refusait à différentes mesures. Sur cette première
observation, comparant entre elles toutes ces différentes idées
dans le silence des préjugés, je trouvai que la première
et la plus commune était aussi la plus simple et la plus raisonnable,
et qu’il ne lui manquait, pour réunir tous les suffrages, que d’avoir
été proposée la dernière. Imaginez tous vos
philosophes anciens et modernes ayant d’abord épuisé leurs
bizarres systèmes de force, de chances, de fatalité, de nécessité,
d’atomes, de monde animé, de matière vivante, de matérialisme
de toute espèce, et après eux tous, l’illustre Clarke éclairant
le monde, annonçant enfin l’Etre des êtres et le dispensateur
des choses: avec quelle universelle admiration, avec quel applaudissement
unanime n’eût point été reçu ce nouveau système,
si grand, si consolant, si sublime, si propre à élever l’âme,
à donner une base à la vertu, et en même temps si frappant,
si lumineux, si simple, et, ce me semble, offran moins de choses incompréhensibles
à l’esprit humain qu’il n’en trouve d’absurdes en tout autre système!
Je me disais: Les objections insolubles sont communes à tous, parce
que l’esprit de l’homme est trop borné pour les résoudre;
elles ne prouvent donc contre aucun par préférence: mais
quelle différence entre les preuves directes! celui-là seul
qui explique tout ne doit-il pas être préféré
quand il n’a pas plus de difficulté que les autres?
[960:] Portant donc en moi l’amour de la vérité pour toute
philosophie, et pour toute méthode une règle facile et simple
qui me dispense de la vaine subtilité des arguments, je reprends
sur cette règle l’examen des connaissances qui m’intéressent,
résolu d’admettre pour évidentes toutes celles auxquelles,
dans la sincérité de mon coeur, je ne pourrai refuser mon
consentement, pour vraies toutes celles qui me paraîtront avoir une
liaison nécessaire avec ces premières, et de laisser toutes
les autres dans l’incertitude, sans les rejeter ni les admettre, et sans
me tourmenter à les éclaircir quand elles ne mènent
à rien d’utile pour la pratique.
[961:] Mais qui suis-je? quel droit ai-je de juger les choses? et qu’est-ce
qui détermine mes jugements? S’ils sont entraînés,
forcés par les impressions que je reçois, je me fatigue en
vain à ces recherches, elles ne se feront point, ou se feront d’elles-mêmes
sans que je me mêle de les diriger. Il faut donc tourner d’abord
mes regards sur moi pour connaître l’instrument dont je veux me servir,
et jusqu’à quel point je puis me fier à son usage.
[962:] J’existe, et j’ai des sens par lesquels je suis affecté.
Voilà la première vérité qui me frappe et à
laquelle je suis forcé d’acquiescer. Ai-je un sentiment propre de
mon existence, ou ne la sens-je que par mes sensations? Voilà mon
premier doute, qu’il m’est, quant à présent, impossible de
résoudre. Car, étant continuellement affecté de sensations,
ou immédiatement, ou par la mémoire, comment puis-je savoir
si le sentiment du moi est quelque chose hors de ces mêmes sensations,
et s’il peut être indépendant d’elles?
[963:] Mes sensations se passent en moi, puisqu’elles me font sentir
mon existence; mais leur cause m’est étrangère, puisqu’elles
m’affectent malgré que j’en aie, et qu’il ne dépend de moi
ni de les produire ni de les anéantir. Je conçois donc clairement
que ma sensation qui est en moi, et sa cause ou son objet qui est hors
de moi, ne sont pas la même chose.
[964:] Ainsi, non seulement j’existe, mais il existe d’autres êtres,
savoir, les objets de mes sensations; et quand ces objets ne seraient que
des idées, toujours est-il vrai que ces idées ne sont pas
moi.
[965:] Or, tout ce que je sens hors de moi et qui agit sur mes sens,
je l’appelle matière; et toutes les portions de matière que
je conçois réunies en êtres individuels, je les appelle
des corps. Ainsi toutes les disputes des idéalistes et des matérialistes
ne signifient rien pour moi: leurs distinctions sur l’apparence et la réalité
des corps sont des chimères.
[966:] Me voici déjà tout aussi sûr de l’existence
de l’univers que de la mienne. Ensuite je réfléchis sur les
objets de mes sensations; et, trouvant en moi la faculté de les
comparer, je me sens doué d’une force active que je ne savais pas
avoir auparavant.
[967:] Apercevoir, c’est sentir; comparer, c’est juger; juger et sentir
ne sont pas la même chose. Par la sensation, les objets s’offrent
à moi séparés, isolés, tels qu’ils sont dans
la nature; par la comparaison, je les remue, je les transporte pour ainsi
dire, je les pose l’un sur l’autre pour prononcer sur leur différence
ou sur leur similitude, et généralement sur tous leurs rapports.
Selon moi la faculté distinctive de l’être actif ou intelligent
est de pouvoir donner un sens à ce mot est. Je cherche en vain dans
l’être purement sensitif cette force intelligente qui superpose et
puis qui prononce; je ne la saurais voir dans sa nature. Cet être
passif sentira chaque objet séparément, ou même il
sentira l’objet total formé des deux; mais, n’ayant aucune force
pour les replier l’un sur l’autre, il ne les comparera jamais, il ne les
jugera point.
[968:] Voir deux objets à la fois, ce n’est pas voir leurs rapports
ni juger de leurs différences; apercevoir plusieurs objets les uns
hors des autres n’est pas les nombrer. Je puis avoir au même instant
l’idée d’un grand bâton et d’un petit bâton sans les
comparer, sans juger que l’un est plus petit que l’autre, comme je puis
voir à la fois ma main entière, sans faire le compte de mes
doigts. Ces idées comparatives, plus grand, plus petit, de même
que les idées numériques d’un, de deux, etc., ne sont certainement
pas des sensations, quoique mon esprit ne les produise qu’à l’occasion
de mes sensations.
[969:] On nous dit que l’être sensitif distingue les sensations
les unes des autres par les différences qu’ont entre elles ces mêmes
sensations: ceci demande explication. Quand les sensations sont différentes,
l’être sensitif les distingue par leurs différences: quand
elles sont semblables, il les distingue parce qu’il sent les unes hors
des autres. Autrement, comment dans une sensation simultanée distinguerait-il
deux objets égaux? il faudrait nécessairement qu’il confondît
ces deux objets et les prît pour le même, surtout dans un système
où l’on prétend que les sensations représentatives
de l’étendue ne sont point étendues.
[970:] Quand les deux sensations à comparer sont aperçues,
leur impression est faite, chaque objet est senti, les deux sont sentis,
mais leur rapport n’est pas senti pour cela. Si le jugement de ce rapport
n’était qu’une sensation, et me venait uniquement de l’objet, mes
jugements ne me tromperaient jamais, puisqu’il n’est jamais faux que je
sente ce que je sens.
[971:] Pourquoi donc est-ce que je me trompe sur le rapport de ces deux
bâtons, surtout s’ils ne sont pas parallèles? Pourquoi dis-je,
par exemple, que le petit bâton est le tiers du grand, tandis qu’il
n’en est que le quart? Pourquoi l’image, qui est la sensation, n’est-elle
pas conforme à son modèle, qui est l’objet? C’est que je
suis actif quand je juge, que l’opération qui compare est fautive,
et que mon entendement, qui juge les rapports, mêle ses erreurs à
la vérité des sensations, qui ne montrent que les objets.
[972:] Ajoutez à cela une réflexion qui vous frappera,
je m’assure, quand vous y aurez pensé; c’est que, si nous étions
purement passifs dans l’usage de nos sens, il n’y aurait entre eux aucune
communication; il nous serait impossible de connaître que le corps
que nous touchons et l’objet que nous voyons sont le même. Ou nous
ne sentirions jamais rien hors de nous, ou il y aurait pour nous cinq substances
sensibles, dont nous n’aurions nul moyen d’apercevoir l’identité.
[973:] Qu’on donne tel ou tel nom à cette force de mon esprit
qui rapproche et compare mes sensations; qu’on l’appelle attention, méditation,
réflexion, ou comme on voudra; toujours est-il vrai qu’elle est
en moi et non dans les choses, que c’est moi seul qui la produis, quoique
je ne la produise qu’à l’occasion de l’impression que font sur moi
les objets. Sans être maître de sentir ou de ne pas sentir,
je le suis d’examiner plus ou moins ce que je sens.
[974:] Je ne suis donc pas simplement un être sensitif et passif,
mais un être actif et intelligent, et, quoi qu’en dise la philosophie,
j’oserai prétendre à l’honneur de penser. Je sais seulement
que la vérité est dans les choses et non pas dans mon esprit
qui les juge, et que moins je mets du mien dans les jugements que j’en
porte, plus je suis sûr d’approcher de la vérité: ainsi
ma règle de me livrer au sentiment plus qu’à la raison est
confirmée par la raison même.
[975:] M’étant, pour ainsi dire, assuré de moi-même,
je commence à regarder hors de moi, et je me considère avec
une sorte de frémissement, jeté, perdu dans ce vaste univers,
et comme noyé dans l’immensité des êtres, sans rien
savoir de ce qu’ils sont, ni entre eux, ni par rapport à moi. Je
les étudie, je les observe; et le premier objet qui se présente
à moi pour les comparer, c’est moi-même.
[976:] Tout ce que j’aperçois par les sens est matière,
et je déduis toutes les propriétés essentielles de
la matière des qualités sensibles qui me la font apercevoir,
et qui en sont inséparables. Je la vois tantôt en mouvement
et tantôt en repos, d’où j’infère que ni le repos ni
le mouvement ne lui sont essentiels; mais le mouvement, étant une
action, est l’effet d’une cause dont le repos n’est que l’absence. Quand
donc rien n’agit sur la matière, elle ne se meut point, et, par
cela même qu’elle est indifférente au repos et au mouvement,
son état naturel est d’être en repos.
[977:] J’aperçois dans les corps deux sortes de mouvements, savoir,
mouvement communiqué, et mouvement spontané ou volontaire.
Dans le premier, la cause motrice est étrangère au corps
mû, et dans le second elle est en lui-même. Je ne conclurai
pas de là que le mouvement d’une montre, par exemple, est spontané;
car si rien d’étranger au ressort n’agissait sur lui, il ne tendrait
point à se redresser, et ne tirerait pas la chaîne. Par la
même raison, je n’accorderai point non plus la spontanéité
aux fluides, ni au feu même qui fait leur fluidité.
[978:] Vous me demanderez si les mouvements des animaux sont spontanés;
je vous dirai que je n’en sais rien, mais que l’analogie est pour l’affirmative.
Vous me demanderez encore comment je sais donc qu’il y a des mouvements
spontanés; je vous dirai que je le sais parce que je le sens. Je
veux mouvoir mon bras et je le meus, sans que ce mouvement ait d’autre
cause immédiate que ma volonté. C’est en vain qu’on voudrait
raisonner pour détruire en moi ce sentiment, il est plus fort que
toute évidence; autant vaudrait me prouver que je n’existe pas.
[979:] S’il n’y avait aucune spontanéité dans les actions
des hommes, ni dans rien de ce qui se fait sur la terre, on n’en serait
que plus embarrassé à imaginer la première cause de
tout mouvement. Pour moi, je me sens tellement persuadé que l’état
naturel de la matière est d’être en repos, et qu’elle n’a
par elle-même aucune force pour agir, qu’en voyant un corps en mouvement
je juge aussitôt, ou que c’est un corps animé, ou que ce mouvement
lui a éte communiqué. Mon esprit refuse tout acquiescement
à l’idée de la matière non organisée se mouvant
d’elle-même, ou produisant quelque action.
[980:] Cependant cet univers visible est matière, matière
éparse et morte, qui n’a rien dans son tout de l’union, de l’organisation,
du sentiment commun des parties d’un corps animé, puisqu’il est
certain que nous qui sommes parties ne nous sentons nullement dans le tout.
Ce même univers est en mouvement, et dans ses mouvements réglés,
uniformes, assujettis à des lois constantes, il n’a rien de cette
liberté qui paraît dans les mouvements spontanés de
l’homme et des animaux. Le monde n’est donc pas un grand animal qui se
meuve de lui-même; il y a donc de ses mouvements quelque cause étrangère
àlui, laquelle je n’aperçois pas; mais la persuation intérieure
me rend cette cause tellement sensible, que je ne puis voir rouler le soleil
sans imaginer une force qui le pousse, ou que, si la terre tourne, je crois
sentir une main qui la fait tourner.
[981:] S’il faut admettre des lois générales dont je n’aperçois
point les rapports essentiels avec la matière, de quoi serai-je
avancé? Ces lois, n’étant point des êtres réels,
des substances, ont donc quelque autre fondement qui m’est inconnu. L’expérience
et l’observation nous ont fait connaître les lois du mouvement; ces
lois déterminent les effets sans montrer les causes; elles ne suffisent
point pour expliquer le système du monde et la marche de l’univers.
Descartes avec des dés fermait le ciel et la terre; mais il ne put
donner le premier branle à ces dés, ni mettre en jeu sa force
centrifuge qu’à l’aide d’un mouvement de rotation. Newton a trouvé
la loi de l’attraction; mais l’attraction seule réduirait bientôt
l’univers en une masse immobile: à cette loi il a fallu joindre
une force projectile pour faire décrire des courbes aux corps célestes.
Que Des-cartes nous dise quelle loi physique a fait tourner ses tourbillons;
que Newton nous montre la main qui lança les planètes sur
la tangente de leurs orbites.
[982:] Les premières causes du mouvement ne sont point dans la
matière; elle reçoit le mouvement et le communique, mais
elle ne le produit pas. Plus j’observe l’action et réaction des
forces de la nature agissant les unes sur les autres, plus je trouve que,
d’effets en effets, il faut toujours remonter à quelque volonté
pour première cause; car supposer un progrès de causes à
l’infini, c’est n’en point supposer du tout. En un mot, tout mouvement
qui n’est pas produit par un autre ne peut venir que d’un acte spontané,
volontaire; les corps inanimés n’agissent que par le mouvement,
et il n’y a point de véritable action sans volonté. Voilà
mon premier principe. Je crois donc qu’une volonté meut l’univers
et anime la nature. Voilà mon premier dogme, ou mon premier article
de foi.
[983:] Comment une volonté produit-elle une action physique et
corporelle? je n’en sais rien, mais j’éprouve en moi qu’elle la
produit. Je veux agir, et j’agis; je veux mouvoir mon corps, et mon corps
se meut; mais qu’un corps inanimé et en repos vienne à se
mouvoir de lui-même ou produise le mouvement, cela est incompréhensible
et sans exemple. La volonté m’est connue par ses actes, non par
sa nature. Je connais cette volonté comme cause motrice; mais concevoir
la matière productrice du mouvement, c’est clairement concevoir
un effet sans cause, c’est ne concevoir absolument rien.
[984:] Il ne m’est pas plus possible de concevoir comment ma volonté
meut mon corps, que comment mes sensations affectent mon âme. Je
ne sais pas même pourquoi l’un de ces mystères a paru plus
explicable que l’autre. Quant à moi, soit quand je suis passif,
soit quand je suis actif le moyen d’union des deux substances me paraît
absolument incompréhensible. Il est bien étrange qu’on parte
de cette incompréhensibilité même pour confondre les
deux substances, comme si des opérations de natures si différentes
s’expliquaient mieux dans un seul sujet que dans deux.
[985:] Le dogme que je viens d’établir est obscur, il est vrai;
mais enfin il offre un sens, et il n’a rien qui répugne à
la raison ni à l’observation: en peut-on dire autant du matérialisme?
N’est-il pas clair que si le mouvement était essentiel à
la matière, il en serait inséparable, il y serait toujours
en même degré, toujours le même dans chaque portion
de matière, il serait incommunicable, il ne pourrait ni augmenter
ni diminuer, et l’on ne pourrait pas même concevoir la matière
en repos? Quand on me dit que le mouvement ne lui est pas essentiel, mais
nécessaire, on veut me donner le change par des mots qui seraient
plus aisés à réfuter s’ils avaient un peu plus de
sens. Car, ou le mouvement de la matière lui vient d’elle-même,
et alors il lui est essentiel, ou, s’il lui vient d’une cause étrangère,
il n’est nécessaire à la matière qu’autant que la
cause motrice agit sur elle: nous rentrons dans la première difficulté.
[986:] Les idées générales et abstraites sont la
source des plus grandes erreurs des hommes; jamais le jargon de la métaphysique
n’a fait découvrir une seule vérité, et il a rempli
la philosophie d’absurdités dont on a honte, sitôt qu’on les
dépouille de leurs grands mots. Dites-moi, mon ami, si, quand on
vous parle d’une force aveugle répandue dans toute la nature, on
porte quelque véritable idée à votre esprit. On croit
dire quelque chose par ces mots vagues de force universelle, de mouvement
nécessaire, et l’on ne dit rien du tout. L’idée du mouvement
n’est autre chose que l’idée du transport d’un lieu à un
autre: il n’y a point de mouvement sans quelque direction; car un être
individuel ne saurait se mouvoir à la fois dans tous les sens. Dans
quel sens donc la matière se meut-elle nécessairement? Toute
la matière en corps a-t-elle un mouvement uniforme, ou chaque atome
a-t-il son mouvement propre? Selon la première idée, l’univers
entier doit former une masse solide et indivisible; selon la seconde, il
ne doit former qu’un fluide épars et incohérent, sans qu’il
soit jamais possible que deux atomes se réunissent. Sur quelle direction
se fera ce mouvement commun de toute la matière? Sera-ce en droite
ligne, en haut, en bas, à droite ou à gauche? Si chaque molécule
de matière a sa direction particulière, quelles seront les
causes de toutes ces directions et de toutes ces différences? Si
chaque atome ou molécule de matière ne faisait que tourner
sur son propre centre, jamais rien ne sortirait de sa place, et il n’y
aurait point de mouvement communiqué; encore même faudrait-il
que ce mouvement circulaire fût déterminé dans quelque
sens. Donner à la matière le mouvement par abstraction, c’est
dire des mots qui ne signifient rien; et lui donner un mouvement déterminé,
c’est supposer une cause qui le détermine. Plus je multiplie les
forces particulières, plus j’ai de nouvelles causes à expliquer,
sans jamais trouver aucun agent commun qui les dirige. Loin de pouvoir
imaginer aucun ordre dans le concours fortuit des éléments,
je n’en puis pas même imaginer le combat, et le chaos de l’univers
m’est plus inconcevable que son harmonie. Je comprends que le mécanisme
du monde peut n’être pas intelligible àl’esprit humain; mais
sitôt qu’un homme se mêle de l’expliquer, il doit dire des
choses que les hommes entendent.
[987:] Si la matière mue me montre une volonté, la matière
mue selon de certaines lois me montre une intelligence: c’est mon second
article de foi. Agir, comparer, choisir, sont les opérations d’un
être actif et pensant: donc cet être existe. Où le voyez-vous
exister? m’allez-vous dire. Non seulement dans les cieux qui roulent, dans
l’astre qui nous éclaire; non seulement dans moi-même, mais
dans la brebis qui paît, dans l’oiseau qui vole, dans la pierre qui
tombe, dans la feuille qu’emporte le vent.
[988:] Je juge de l’ordre du monde quoique j’en ignore la fln, parce
que pour juger de cet ordre il me suffit de comparer les parties entre
elles, d’étudier leur concours, leurs rapports, d’en remarquer le
concert. J’ignore pourquoi l’univers existe; mais je ne laisse pas de voir
comment il est modifié: je ne laisse pas d’apercevoir l’intime correspondance
par laquelle les êtres qui le composent se prêtent un secours
mutuel. Je suis comme un homme qui verrait pour la première fois
une montre ouverte, et qui ne laisserait pas d’en admirer l’ouvrage, quoiqu’il
ne connût pas l’usage de la machine et qu’il n’eût point vu
le cadran. Je ne sais, dirait-il, à quoi le tout est bon; mais je
vois que chaque pièce est faite pour les autres; j’admire l’ouvrier
dans le détail de son ouvrage, et je suis bien sûr que tous
ces rouages ne marchent ainsi de concert que pour une fin commune qu’il
m’est impossible d’apercevoir.
[989:] Comparons les fins particulières, les moyens, les rapports
ordonnés de toute espèce, puis écoutons le sentiment
intérieur; quel esprit sain peut se refuser à son témoignage?
A quels yeux non prévenus l’ordre sensible de l’univers n’annonce-t-il
pas une suprême intelligence? Et que de sophismes ne faut-il point
entasser pour méconnaître l’harmonie des êtres et l’admirable
concours de chaque pièce pour la conservation des autres? Qu’on
me parle tant qu’on voudra de combinaisons et de chances; que vous sert
de me réduire au silence, si vous ne pouvez m’amener à la
persuasion? Et comment m’ôterez-vous le sentiment involontaire qui
vous dément toujours malgré moi? Si les corps organisés
se sont combinés fortuitement de mille manières avant de
prendre des formes constantes, s’il s’est formé d’abord des estomacs
sans bouches, des pieds sans têtes, des mains sans bras, des organes
imparfaits de toute espèce qui sont péris faute de pouvoir
se conserver, pourquoi nul de ces informes essais ne frappe-t-il plus nos
regards? Pourquoi la nature s’est-elle enfin prescrit des lois auxquelles
elle n’était pas d’abord assujettie? Je ne dois point être
surpris qu’une chose arrive lorsqu’elle est possible, et que la difficulté
de l’événement est compensée par la quantité
des jets; j’en conviens. Cependant, si l’on venait me dire que des caractères
d’imprimerie projetés au hasard ont donné l’Enéide
tout arrangée, je ne daignerais pas faire un pas pour aller vérifier
le mensonge. Vous oubliez, me dira-t-on, la quantité des jets. Mais
de ces jets-là combien faut-il que j’en suppose pour rendre la combinaison
vraisemblable? Pour moi, qui n’en vois qu’un seul, j’ai l’infini à
parier contre un que son produit n’est point l’effet du hasard. Ajoutez
que des combinaisons et des chances ne donneront jamais que des produits
de même nature que les éléments combinés, que
l’organisation et la vie ne résulteront point d’un jet d’atomes,
et qu’un chimiste combinant des mixtes ne les fera point sentir et penser
dans son creuset.
[990:] J’ai lu Nieuwentit avec surprise, et presque avec scandale. Comment
cet homme a-t-il pu vouloir faire un livre des merveilles de la nature,
qui montrent la sagesse de son auteur? Son livre serait aussi gros que
le monde, qu’il n’aurait pas épuisé son sujet; et sitôt
qu’on veut entrer dans les détails, la plus grande merveille échappe,
qui est l’harmonie et l’accord du tout. La seule génération
des corps vivants et organisés est l’abîme de l’esprit humain;
la barrière insurmontable que la nature a mise entre les diverses
espèces, afin qu’elles ne se confondissent pas, montre ses intentions
avec la dernière évidence. Elle ne s’est pas contentée
d’établir l’ordre, elle a pris des mesures certaines pour que rien
ne pût le troubler.
[991:] Il n’y a pas un être dans l’univers qu’on ne puisse, àquelque
égard, regarder comme le centre commun de tous les autres, autour
duquel ils sont tous ordonnés, en sorte qu’ils sont tous réciproquement
fins et moyens les uns relativement aux autres. L’esprit se confond et
se perd dans cette infinité de rapports, dont pas un n’est confondu
ni perdu dans la foule. Que d’absurdes suppositions pour déduire
toute cette harmonie de l’aveugle mécanisme de la matière
mue fortuitement! Ceux qui nient l’unité d’intention qui se manifeste
dans les rapports de toutes les parties de ce grand tout, ont beau couvrir
leur galimatias d’abstractions, de coordinations, de principes généraux,
de termes emblématiques; quoi qu’ils fassent, il m’est impossible
de concevoir un système d’êtres si constamment ordonnés,
que je ne conçoive une intelligence qui l’ordonne. Il ne dépend
pas de moi de croire que la matière passive et morte a pu produire
des êtres vivants et sentants, qu’une fatalité aveugle a pu
produire des êtres intelligents, que ce qui ne pense point a pu produire
des êtres qui pensent.
[992:] Je crois donc que le monde est gouverné par une volonté
puissante et sage; je le vois, ou plutôt je le sens, et cela m’importe
à savoir. Mais ce même monde est-il éternel ou créé?
Y a-t-il un principe unique des choses? Y en a-t-il deux ou plusieurs?
Et quelle est leur nature? Je n’en sais rien, et que m’importe. A mesure
que ces connaissances me deviendront intéressantes, je m’efforcerai
de les acquérir; jusque-là je renonce à des questions
oiseuses qui peuvent inquiéter mon amour-propre, mais qui sont inutiles
à ma conduite et supérieures à ma raison.
[993:] Souvenez-vous toujours que je n’enseigne point mon sentiment,
je l’expose. Que la matière soit éternelle ou créée,
qu’il y ait un principe passif ou qu’il n’y en ait point; toujours est-il
certain que le tout est un, et annonce une intelligence unique; car je
ne vois rien qui ne soit ordonné dans le même système,
et qui ne concoure à la même fln, savoir la conservation du
tout dans l’ordre établi. Cet être qui veut et qui peut, cet
être actif par lui-même, cet être enfin, quel qu’il soit,
qui meut l’univers et ordonne toutes choses, je l’appelle Dieu. Je joins
à ce nom les idées d’intelligence, de puissance, de volonté,
que j’ai rassemblées, et celle de bonté qui en est une suite
nécessaire; mais je n’en connais pas mieux l’être auquel je
l’ai donné; il se dérobe également à mes sens
et à mon entendement; plus j’y pense, plus je me confonds; je sais
très certainement qu’il existe, et qu’il existe par lui-même:
je sais que mon existence est subordonnée à la sienne, et
que toutes les choses qui me sont connues sont absolument dans le même
cas. J’aperçois Dieu partout dans ses oeuvres; je le sens en moi,
je le vois tout autour de moi; mais sitôt que je veux le contempler
en lui-même, sitôt que je veux chercher où il est, ce
qu’il est, quelle est sa substance, il m’échappe et mon esprit troublé
n’aperçoit plus rien.
[994:] Pénétré de mon insuffisance, je ne raisonnerai
jamais sur la nature de Dieu, que je n’y sois forcé par le sentiment
de ses rapports avec moi. Ces raisonnements sont toujours téméraires,
un homme sage ne doit s’y livrer qu’en tremblant, et sûr qu’il n’est
pas fait pour les approfondir: car ce qu’il y a de plus injurieux à
la Divinité n’est pas de n’y point penser, mais d’en mal penser.
[995:] Après avoir découvert ceux de ses attributs par
lesquels je conçois mon existence, je reviens à moi, et je
cherche quel rang j’occupe dans l’ordre des choses qu’elle gouverne, et
que je puis examiner. Je me trouve incontestablement au premier par mon
espèce; car, par ma volonté et par les instruments qui sont
en mon pouvoir pour l’exécuter, j’ai plus de force pour agir sur
tous les corps qui m’environnent, ou pour me prêter ou me dérober
comme il me plaît à leur action, qu’aucun d’eux n’en a pour
agir sur moi malgré moi par la seule impulsion physique; et, par
mon intelligence, je suis le seul qui ait inspection sur le tout. Quel
être ici-bas, hors l’homme, sait observer tous les autres, mesurer,
calculer, prévoir leurs mouvements, leurs effets, et joindre, pour
ainsi dire, le sentiment de l’existence commune à celui de son existence
individuelle? Qu’y a-t-il de si ridicule à penser que tout est fait
pour moi, si je suis le seul qui sache tout rapporter à lui?
[996:] Il est donc vrai que l’homme est le roi de la terre qu’il habite;
car non seulement il dompte tous les animaux, non seulement il dispose
des éléments par son industrie, mais lui seul sur la terre
en sait disposer, et il s’approprie encore, par la contemplation, les astres
mêmes dont il ne peut approcher. Qu’on me montre un autre animal
sur la terre qui sache faire usage du feu, et qui sache admirer le soleil.
Quoi! je puis observer, connaître les êtres et leurs rapports?
je puis sentir ce que c’est qu’ordre, beauté, vertu; je puis contempler
l’univers, m’élever à la main qui le gouverne; je puis aimer
le bien, le faire; et je me comparerais aux bêtes! Ame abjecte, c’est
ta triste philosophie qui te rend semblable à elles: ou plutôt
tu veux en vain t’avilir, ton génie dépose contre tes principes,
ton coeur bienfaisant dément ta doctrine, et l’abus même de
tes facultés prouve leur excellence en dépit de toi.
[997:] Pour moi qui n’ai point de système à soutenir,
moi, homme simple et vrai, que la fureur d’aucun parti n’entraîne
et qui n’aspire point à l’honneur d’être chef de secte, content
de la place où Dieu m’a mis, je ne vois rien, après lui,
de meilleur que mon espèce; et si j’ avais à choisir ma place
dans l’ordre des êtres, que pourrais-je choisir de plus que d’être
homme?
[998:] Cette réflexion m’enorgueillit moins qu’elle ne me touche;
car cet état n’est point de mon choix, et il n ‘était pas
dû au mérite d’un être qui n existait pas encore. Puis-je
me voir ainsi distingué sans me féliciter de remplir ce poste
honorable, et sans bénir la main qui m’y a placé? De mon
premier retour sur moi naît dans mon coeur un sentiment de reconnaissance
et de bénédiction pour l’auteur de mon espèce, et
de ce sentiment mon premier hommage à la Divinité bienfaisante.
J’adore la puissance suprême et je m’attendris sur ses bienfaits.
Je n’ai pas besoin qu’on m’enseigne ce culte, il m’est dicté par
la nature elle-même. N’est-ce pas une conséquence naturelle
de l’amour de soi, d’honorer ce qui nous protège, et d’aimer ce
qui nous veut du bien?
[999:] Mais quand, pour connaître ensuite ma place individuelle
dans mon espèce, j’en considère les divers rangs et les hommes
qui les remplissent, que deviens-je? Quel spectacle! Où est l’ordre
que j’avais observé? Le tableau de la nature ne m’offrait qu’harmonie
et proportions, celui du genre humain ne m’offre que confusion, désordre!
Le concert règne entre les éléments, et les hommes
sont dans le chaos! Les animaux sont heureux, leur roi seul est misérable!
O sagesse, où sont tes lois? O Providence, est-ce ainsi que tu régis
le monde? Etre bienfaisant, qu’est devenu ton pouvoir? Je vois le mal sur
la terre.
[1000:] Croiriez-vous, mon bon ami, que de ces tristes réflexions
et de ces contradictions apparentes se formèrent dans mon esprit
les sublimes idées de l’âme, qui n’avaient point jusque-là
résulté de mes recherches? En méditant sur la nature
de l’homme, j’y crus découvrir deux principes distincts, dont l’un
l’élevait à l’étude des vérités éternelles,
à l’amour de la justice et du beau moral, aux régions du
monde intellectuel dont la contemplation fait les délices du sage,
et dont l’autre le ramenait bassement en lui-même, l’asservissait
à l’empire des sens, aux passions qui sont leurs ministres, et contrariait
par elles tout ce que lui inspirait le sentiment du premier. En me sentant
entraîné, combattu par ces deux mouvements contraires, je
me disais: Non, l’homme n’est point un: je veux et je ne veux pas, je me
sens à la fois esclave et libre; je vois le bien, je l’aime, et
je fais le mal; je suis actif quand j’écoute la raison, passif quand
mes passions m’entraînent; et mon pire tourment quand je succombe
est de sentir que j’ai pu résister.
[1001:] Jeune homme, écoutez avec confiance, je serai toujours
de bonne foi. Si la conscience est l’ouvrage des préjugés,
j’ai tort, sans doute, et il n’y a point de morale démontrée;
mais si se préférer à tout est un penchant naturel
à l’homme, et si pourtant le premier sentiment de la justice est
inné dans le coeur humain, que celui qui fait de l’homme un être
simple lève ces contradictions, et je ne reconnais plus qu’une substance.
[1002:] Vous remarquerez que, par ce mot de substance, j’entends en
général l’être doué de quelque qualité
primitive, et abstraction faite de toutes modifications particulières
ou secondaires. Si donc toutes les qualités primitives qui nous
sont connues peuvent se réunir dans un même être, on
ne doit admettre qu’une substance; mais s’il y en a qui s’excluent mutuellement,
il y a autant de diverses substances qu’on peut faire de pareilles exclusions.
Vous réfléchirez sur cela; pour moi, je n’ai besoin, quoi
qu’en dise Locke, de connaître la matière que comme étendue
et divisible, pour être assuré qu’elle ne peut penser; et
quand un philosophe viendra me dire que les arbres sentent et que les roches
pensent, il aura beau m’embarrasser dans ses arguments subtils, je ne puis
voir en lui qu’un sophiste de mauvaise foi, qui aime mieux donner le sentiment
aux pierres que d’accorder une âme àl’homme.
[1003:] Supposons un sourd qui nie l’existence des sons, parce qu’ils
n’ont jamais frappé son oreille. Je mets sous ses yeux un instrument
à corde, dont je fais sonner l’unisson par un autre instrument caché:
le sourd voit frémir la corde; je lui dis: C’est le son qui fait
cela. Point du tout, répond-il; la cause du frémissement
de la corde est en elle-même; c’est une qualité commune à
tous les corps de frémir ainsi. Montrez-moi donc, reprends-je, ce
frémissement dans les autres corps, ou du moins sa cause dans cette
corde. Je ne puis, réplique le sourd; mais, parce que je ne conçois
pas comment frémit cette corde, pourquoi faut-il que j’aille expliquer
cela par vos sons, dont je n’ai pas la moindre idée? C’est expliquer
un fait obscur par une cause encore plus obscure. Ou rendez-moi vos sons
sensibles, ou je dis qu’ils n’existent pas.
[1004:] Plus je réfléchis sur la pensée et sur
la nature de l’esprit humain, plus je trouve que le raisonnement des matérialistes
ressemble à celui de ce sourd. Ils sont sourds, en effet, à
la voix intérieure qui leur crie d’un ton difficile àméconnaître:
Une machine ne pense point, il n’y a ni mouvement ni figure qui produise
la réflexion: quelque chose en toi cherche à briser les liens
qui le compriment; l’espace n’est pas ta mesure, l’univers entier n’est
pas assez grand pour toi: tes sentiments, tes désirs, ton inquiétude,
ton orgueil même, ont un autre principe que ce corps étroit
dans lequel tu te sens enchaîné.
[1005:] Nul être matériel n’est actif par lui-même,
et moi je le suis. On a beau me disputer cela, je le sens, et ce sentiment
qui me parle est plus fort que la raison qui le combat. J’ai un corps sur
lequel les autres agissent et qui agit sur eux; cette action réciproque
n’est pas douteuse; mais ma volonté est indépendante de mes
sens; je consens ou je résiste, je succombe ou je suis vainqueur,
et je sens parfaitement en moi-même quand je fais ce que j’ai voulu
faire, ou quand je ne fais que céder à mes passions. J’ai
toujours la puissance de vouloir, non la force d’exécuter. Quand
je me livre aux tentations, j’agis selon l’impulsion des objets externes.
Quand je me reproche cette faiblesse, je n’écoute que mn volonté;
je suis esclave par mes vices, et libre par mes remords; le sentiment de
ma liberté ne s’efface en moi que quand je me déprave, et
que j’empêche enfin la voix de l’âme de s’élever contre
la loi du corps.
[1006:] Je ne connais la volonté que par le sentiment de la mienne,
et l’entendement ne m’est pas mieux connu. Quand on me demande quelle est
la cause qui détermine ma volonté, je demande à mon
tour quelle est la cause qui détermine mon jugement: car il est
clair que ces deux causes n’en font qu’une; et si l’on comprend bien que
l’homme est actif dans ses jugements, que son entendement n’est que le
pouvoir de comparer et de juger, on verra que sa fierté n’est qu’un
pouvoir semblable, ou dérivé de celui-là; il choisit
le bon comme il a jugé le vrai; s’il juge faux, il choisit mal.
Quelle est donc la cause qui détermine sa volonté? C’est
son jugement. Et quelle est la cause qui détermine son jugement?
C’est sa faculté intelligente, c’est sa puissance de juger; la cause
déterminante est en lui-même. Passé cela, je n’entends
plus rien.
[1007:] Sans doute je ne suis pas libre de ne pas vouloir mon propre
bien, je ne suis pas libre de vouloir mon mal; mais ma liberté consiste
en cela même que je ne puis vouloir que ce qui m’est convenable,
ou que j’estime tel, sans que rien d’étranger à moi me détermine.
S’ensuit-il que je ne sois pas mon maître, parce que je ne suis pas
le maître d’être un autre que moi?
[1008:] Le principe de toute action est dans la volonté d’un
être libre; on ne saurait remonter au delà. Ce n’est pas le
mot de liberté qui ne signifie rien, c’est celui de nécessité.
Supposer quelque acte, quelque effet qui ne dérive pas d’un principe
actif, c’est vraiment supposer des effets sans cause, c’est tomber dans
le cercle vicieux. Ou il n’y a point de première impulsion, ou toute
première impulsion n’a nulle cause antérieure, et il n’y
a point de véritable volonté sans liberté. L’homme
est donc libre dans ses actions, et, comme tel, animé d’un substance
immatérielle, c’est mon troisième article de foi. De ces
trois premiers vous déduirez aisément tous les autres, sans
que je continue à les compter.
[1009:] Si l’homme est actif et libre, il agit de lui-même; tout
ce qu’il fait librement n’entre point dans le système ordonné
de la Providence, et ne peut lui être imputé. Elle ne veut
point le mal que fait l’homme, en abusant de la liberté qu’elle
lui donne; mais elle ne l’empêche pas de le faire, soit que de la
part d’un être si faible ce mal soit nul à ses yeux, soit
qu’elle ne pût l’empêcher sans gêner sa liberté
et faire un mal plus grand en dégradant sa nature. Elle l’a fait
libre afin qu’il fît non le mal, mais le bien par choix. Elle l’a
mis en état de faire ce choix en usant bien des facultés
dont elle l’a doué; mais elle a tellement borné ses forces,
que l’abus de la liberté qu’elle lui laisse ne peut troubler l’ordre
général. Le mal que l’homme fait retombe sur lui sans rien
changer au système du monde, sans empêcher que l’espèce
humaine elle-même ne se conserve malgré qu’elle en ait. Murmurer
de ce que Dieu ne l’empêche pas de faire le mal, c’est murmurer de
ce qu’il la fit d’une nature excellente, de ce qu’il mit à ses actions
la moralité qui les ennoblit, de ce qu’il lui donna droit à
la vertu. La suprême jouissance est dans le contentement de soi-même;
c’est pour mériter ce contentement que nous sommes placés
sur la terre et doués de la liberté, que nous sommes tentés
par les passions et retenus par la conscience. Que pouvait de plus en notre
faveur la puissance divine elle-même? Pouvait-elle meure de la contradiction
dans notre nature et donner le prix d’avoir bien fait à qui n’eut
pas le pouvoir de mal faire? Quoi! pour empêcher l’homme d’être
méchant, fallait-il le borner à l’instinct et le faire bête?
Non, Dieu de mon âme, je ne te reprocherai jamais de l’avoir faite
à ton image, afin que je pusse être libre, bon et heureux
comme toi.
[1010:] C’est l’abus de nos facultés qui nous rend malheureux
et méchants. Nos chagrins, nos soucis, nos peines, nous viennent
de nous. Le mal moral est incontestablement notre ouvrage, et le mal physique
ne serait rien sans nos vices, qui nous l’ont rendu sensible. N’est-ce
pas pour nous conserver que la nature nous fait sentir nos besoins? La
douleur du corps n’est-elle pas un signe que la machine se dérange,
et un avertissement d’y pourvoir? La mort... Les méchants n’empoisonnent-ils
pas leur vie et la nôtre? Qui est-ce qui voudrait toujours vivre?
La mort est le remède aux maux que vous vous faites; la nature a
voulu que vous ne souffrissiez pas toujours. Combien l’homme vivant dans
la simplicité primitive est sujet à peu de maux! Il vit presque
sans maladies ainsi que sans passions, et ne prévoit ni ne sent
la mort; quand il la sent, ses misères la lui rendent désirable:
dès lors elle n’est plus un mal pour lui. Si nous nous contentions
d’être ce que nous sommes, nous n’aurions point à déplorer
notre sort; mais pour chercher un bien-être imaginaire, nous nous
donnons mille maux réels. Qui ne sait pas supporter un peu de souffrance
doit s’attendre à beaucoup souffrir. Quand on a gâté
sa constitution par une vie déréglée, on la veut rétablir
par des remèdes; au mal qu’on sent on ajoute celui qu’on craint;
la prévoyance de la mort la rend horrible et l’accélère;
plus on la veut fuir, plus on la sent; et l’on meurt de frayeur durant
toute sa vie, en murmurant contre la nature des maux qu’on s’est faits
en l’offensant.
[1011:] Homme, ne cherche plus l’auteur du mal; cet auteur, c’est toi-même.
Il n’existe point d’autre mal que celui que tu fais ou que tu souffres,
et l’un et l’autre te vient de toi. Le mal général ne peut
être que dans le désordre, et je vois dans le système
du monde un ordre qui ne se dément point. Le mal particulier n’est
que dans le sentiment de l’être qui souffre; et ce sentiment, l’homme
ne l’a pas reçu de la nature, il se l’est donné. La douleur
a peu de prise sur quiconque, ayant peu réfléchi, n’a ni
souvenir ni prévoyance. Otez nos funestes progrès, ôtez
nos erreurs et nos vices, ôtez l’ouvrage de l’homme, et tout est
bien.
[1012:] Où tout est bien, rien n’est injuste. La justice est
inséparable de la bonté; or la bonté est l’effet nécessaire
d’une puissance sans borne et de l’amour de soi, essentiel à tout
être qui se sent. Celui qui peut tout étend, pour ainsi dire,
son existence avec celle des êtres. Produire et conserver sont l’acte
perpétuel de la puissance; elle n’agit point sur ce qui n’est pas;
Dieu n’est pas le Dieu des morts, il ne pourrait être destructeur
et méchant sans se nuire. Celui qui peut tout ne peut vouloir que
ce qui est bien. Donc l’Etre souverainement bon parce qu’il est souverainement
puissant, doit être aussi souverainement juste, autrement il se contredirait
lui-même; car l’amour de l’ordre qui le produit s’appelle bonté,
et l’amour de l’ordre qui le conserve s’appelle justice.
[1013:] Dieu, dit-on, ne doit rien à ses créatures. Je
crois qu’il leur doit tout ce qu’il leur promit en leur donnant l’être.
Or c’est leur promettre un bien que de leur en donner l’idée et
de leur en faire sentir le besoin. Plus je rentre en moi, plus je me consulte,
et plus je lis ces mots écrits dans mon âme: Sois juste, et
tu seras heureux. Il n’en est rien pourtant, à considérer
l’état présent des choses; le méchant prospère,
et le juste reste opprimé. Voyez aussi quelle indignation s’allume
en nous quand cette attente est frustrée! La conscience s’élève
et murmure contre son auteur; elle lui crie en gémissant: Tu m’as
trompé!
[1014:] Je t’ai trompé, téméraire! et qui te l’a
dit? Ton âme est-elle anéantie? As-tu cessé d’exister?
O Brutus, ô mon fils! ne souille point ta noble vie en la finissant;
ne laisse point ton espoir et ta gloire avec ton corps aux champs de Philippes.
Pourquoi dis-tu: La vertu n’est rien, quand tu vas jouir du prix de la
tienne? Tu vas mourir, penses-tu: non, tu vas vivre, et c’est alors que
je tiendrai tout ce que je t’ai promis.
[1015:] On dirait, aux murmures des impatients mortels, que Dieu leur
doit la récompense avant le mérite, et qu’il est obligé
de payer leur vertu d’avance. Oh! soyons bons premièrement, et puis
nous serons heureux. N’exigeons pas le prix avant la victoire, ni le salaire
avant le travail. Ce n’est point dans la lice, disait Plutarque, que les
vainqueurs de nos jeux sacrés sont couronnés, c’est après
qu’ils l’ont parcourue.
[1016:] Si l’âme est immatérielle, elle peut survivre au
corps; et si elle lui survit, la Providence est justifiée. Quand
je n’aurais d’autre preuve de l’immatérialité de l’âme
que le triomphe du méchant et l’oppression du juste en ce monde,
cela seul m’empêcherait d’en douter. Une si choquante dissonance
dans l’harmonie universelle me ferait chercher à la résoudre.
Je me dirais: Tout ne finit pas pour nous avec la vie, tout rentre dans
l’ordre à la mort. J’aurais, à la vérité, l’embarras
de me demander où est l’homme, quand tout ce qu’il avait de sensible
est détruit. Cette question n’est plus une difficulté pour
moi, sitôt que j’ai reconnu deux substances. Il est très simple
que, durant ma vie corporelle, n’apercevant rien que par mes sens, ce qui
ne leur est point soumis m’échappe. Quand l’union du corps et de
l’âme est rompue, je conçois que l’un peut se dissoudre, et
l’autre se conserver. Pourquoi la destruction de l’un entraînerait-elle
la destruction de l’autre? Au contraire, étant de natures si différentes,
ils étaient, par leur union, dans un état violent; et quand
cette union cesse, ils rentrent tous deux dans leur état naturel:
la substance active et vivante regagne toute la force qu’elle employait
à mouvoir la substance passive et morte. Hélas! je le sens
trop par mes vices, l’homme ne vit qu’à moitié durant sa
vie, et la vie de l’âme ne commence qu’à la mort du corps.
[1017:] Mais quelle est cette vie? et l’âme est-elle immortelle
par sa nature? Mon entendement borné ne conçoit rien sans
bornes: tout ce qu’on appelle infini m’échappe. Que puis-je nier,
affirmer? quels raisonnements puis-je faire sur ce que je ne puis concevoir?
Je crois que l’âme survit au corps assez pour le maintien de l’ordre:
qui sait si c’est assez pour durer toujours? Toutefois je conçois
comment le corps s’use et se détruit par la division des parties:
mais je ne puis concevoir une destruction pareille de l’être pensant;
et n’imaginant point comment il peut mourir, je présume qu’il ne
meurt pas. Puisque cette présomption me console et n’a rien de déraisonnable,
pourquoi craindrais-je de m’y livrer?
[1018:] Je sens mon âme, je la connais par le sentiment et par
la pensée, je sais qu’elle est, sans savoir quelle est son essence;
je ne puis raisonner sur des idées que je n’ai pas. Ce que je sais
bien, c’est que l’identité du moi ne se prolonge que par la mémoire,
et que, pour être le même en effet, il faut que je me souvienne
d’avoir été. Or je ne saurais me rappeler, après ma
mort, ce que j’ai été durant ma vie, que je ne me rappelle
aussi ce que j’ai senti, par conséquent ce que j’ai fait; et je
ne doute point que ce souvenir ne fasse un jour la félicité
des bons et le tourment des méchants. Ici-bas, mille passions ardentes
absorbent le sentiment interne, et donnent le change aux remords. Les humiliations,
les disgrâces qu’attire l’exercice des vertus, empêchent d’en
sentir tous les charmes. Mais quand, délivrés des illusions
que nous font le corps et les sens, nous jouirons de la contemplation de
l’Etre suprême et des vérités éternelles dont
il est la source, quand la beauté de l’ordre frappera toutes les
puissances de notre âme, et que nous serons uniquement occupés
àcomparer ce que nous avons fait avec ce que nous avons dû
faire, c’est alors que la voix de la conscience reprendra sa force et son
empire, c’est alors que la volupté pure qui naît du contentement
de soi-même, et le regret amer de s‘être avili, distingueront
par des sentiments inépuisables le sort que chacun se sera préparé.
Ne me demandez point, ô mon bon ami, s’il y aura d’autres sources
de bonheur et de peines; je l’ignore; et c’est assez de celles que j’imagine
pour me consoler de cette vie, et m’en faire espérer une autre.
Je ne dis point que les bons seront récompensés; car quel
autre bien peut attendre un être excellent que d’exister selon sa
nature? Mais je dis qu’ils seront heureux, parce que leur auteur, l’auteur
de toute justice, les ayant faits sensibles, ne les a pas faits pour souffrir;
et que, n’ayant point abusé de leur liberté sur la terre,
ils n’ont pas trompé leur destination par leur faute: ils ont souffert
pourtant dans cette vie, ils seront donc dédommagés dans
une autre. Ce sentiment est moins fondé sur le mérite de
l’homme que sur la notion de bonté qui me semble inséparable
de l’essence divine. Je ne fais que supposer les lois de l’ordre observées,
et Dieu constant à lui-même.
[1019:] Ne me demandez pas non plus si les tourments des méchants
seront éternels; je l’ignore encore, et n’ai point la vaine curiosité
d’éclaircir des questions inutiles. Que m’importe ce que deviendront
les méchants? Jeprends peu d’intérêt à leur
sort. Toutefois j’ai peine à croire qu’ils soient condamnés
à des tourments sans fin. Si la suprême justice se venge,
elle se venge dès cette vie. Vous et vos erreurs, ô nations!
êtes ses ministres. Elle emploie les maux que vous vous faites à
punir les crimes qui les ont attirés. C’est dans vos coeurs insatiables,
rongés d’envie, d’avarice et d’ambition, qu’au sein de vos fausses
prospérités les passions vengeresses punissent vos forfaits.
Qu’est-il besoin d’aller chercher l’enfer dans l’autre vie? il est dès
celle-ci dans le coeur des méchants.
[1020:] Où finissent nos besoins périssables, où
cessent nos désirs insensés doivent cesser aussi nos passions
et nos crimes. De quelle perversité de purs esprits seraient-ils
susceptibles? N’ayant besoin de rien, pourquoi seraient-ils méchants?
Si, destitués de nos sens grossiers, tout leur bonheur est dans
la contemplation des êtres, ils ne sauraient vouloir que le bien;
et quiconque cesse d’être méchant peut-il être à
jamais misérable? Voilà ce que j’ai du penchant à
croire, sans prendre peine à me décider là-dessus.
O Etre clément et bon! quels que soient tes décrets, je les
adore; si tu punis les méchants, j’anéantis ma faible raison
devant ta justice. Mais si les remords de ces infortunés doivent
s’éteindre avec le temps, si leurs maux doivent finir, et si la
même paix nous attend tous également un jour, je t’en loue.
Le méchant n’est-il pas mon frère? Combien de fois j’ai été
tenté de lui ressembler! Que, délivré de sa misère,
il perde aussi la malignité qui l’accompagne; qu’il soit heureux
ainsi que moi: loin d’exciter ma jalousie, son bonheur ne fera qu’ajouter
au mien.
[1021:] C’est ainsi que, contemplant Dieu dans ses oeuvres, et l’étudiant
par ceux de ses attributs qu’il m’importait de connaître, je suis
parvenu à étendre et augmenter par degrés l’idée,
d’abord imparfaite et bornée, que je me faisais de cet être
immense. Mais si cette idée est devenue plus noble et plus grande,
elle est aussi moins proportionnée à la raison humaine. A
mesure que j’approche en esprit de l’éternelle lumière, son
éclat m’éblouit, me trouble, et je suis forcé d’abandonner
toutes les notions terrestres qui m’aidaient à l’imaginer. Dieu
n’est plus corporel et sensible; la suprême Intelligence qui régit
le monde n’est plus le monde même: j’élève et fatigue
en vain mon esprit à concevoir son essence. Quand je pense que c’est
elle qui donne la vie et l’activité à la substance vivante
et active qui régit les corps animés; quand j’entends dire
que mon âme est spirituelle et que Dieu est un esprit, je m’indigne
contre cet avilissement de l’essence divine; comme si Dieu et mon âme
étaient de même nature; comme si Dieu n’était pas le
seul être absolu, le seul vraiment actif, sentant, pensant, voulant
par lui-même, et duquel nous tenons la pensée, le sentiment,
l’activité, la volonté, la liberté, l’être!
Nous ne sommes libres que parce qu’il veut que nous le soyons, et sa substance
inexplicable est à nos âmes ce que nos âmes sont à
nos corps. S’il a créé la matière, les corps, les
esprits, le monde, je n’en sais rien. L’idée de création
me confond et passe ma portée: je la crois autant que je la puis
concevoir; mais je sais qu’il a formé l’univers et tout ce qui existe,
qu’il a tout fait, tout ordonné. Dieu est éternel, sans doute;
mais mon esprit peut-il embrasser l’idée de l’éternité?
Pourquoi me payer de mots sans idée? Ce que je conçois, c’est
qu’il est avant les choses, qu’il sera tant qu’elles subsisteront, et qu’il
serait même au-delà, si tout devait finir un jour. Qu’un être
que je ne conçois pas donne l’existence à d’autres êtres,
cela n’est qu’obscur et incompréhensible; mais que l’être
et le néant se convertissent d’eux-mêmes l’un dans l’autre,
c’est une contradiction palpable, c’est une claire absurdité.
[1022:] Dieu est intelligent; mais comment l’est-il? l’homme est intelligent
quand il raisonne, et la suprême Intelligence n’a pas besoin de raisonner;
il n’y a pour elle ni prémisses ni conséquences, il n’y a
pas même de proposition: elle est purement intuitive, elle voit également
tout ce qui est et tout ce qui peut être; toutes les vérités
ne sont pour elle qu’une seule idée, comme tous les lieux un seul
point, et tous les temps un seul moment. La puissance humaine agit par
des moyens, la puissance divine agit par elle-même. Dieu peut parce
qu’il veut; sa volonté fait son pouvoir. Dieu est bon, rien n’est
plus manifeste: mais la bonté dans l’homme est l’amour de ses semblables,
et la bonté de Dieu est l’amour de l’ordre; car c’est par l’ordre
qu’il maintient ce qui existe, et lie chaque partie avec le tout. Dieu
est juste; j’en suis convaincu, c’est une suite de sa bonté; l’injustice
des hommes est leur oeuvre et non pas la sienne; le désordre moral,
qui dépose contre la Providence aux yeux des philosophes, ne fait
que la démontrer aux miens. Mais la justice de l’homme est de rendre
à chacun ce qui lui appartient, et la justice de Dieu, de demander
compte àchacun de ce qu’il lui a donné.
[1023:] Que si je viens à découvrir successivement ces
attributs dont je n’ai nulle idée absolue, c’est par des conséquences
forcées, c’est par le bon usage de ma raison; mais je les affirme
sans les comprendre, et, dans le fond, c’est n’affirmer rien. J’ai beau
me dire: Dieu est ansi, je le sens, je me le prouve; je n’en conçois
pas mieux comment Dieu peut être ainsi.
[1024:] Enfin, plus je m’efforce de contempler son essence infinie,
moins je la conçois; mais elle est, cela me suffit; moins je la
conçois, plus je l’adore. Je m’humilie, et lui dis: litre des êtres,
je suis parce que tu es; c’est m’élever à ma source que de
te méditer sans cesse. Le plus digne usage de ma raison est de s’anéantir
devant toi: c’est mon ravissement d’esprit, c’est le charme de ma faiblesse,
de me sentir accablé de ta grandeur.
[1025:] Après avoir ainsi, de l’impression des objets sensibles
et du sentiment intérieur qui me porte à juger des causes
selon mes lumières naturelles, déduit les principales vérités
qu’il m’importait de connaître, il me reste à chercher quelles
maximes j’en dois tirer pour ma conduite, et quelles règles je dois
me prescrire pour remplir ma destination sur la terre, selon l’intention
de celui qui m’y a placé. En suivant toujours ma méthode,
je ne tire point ces règles des principes d’une haute philosophie,
mais je les trouve au fond de mon coeur écrites par la nature en
caractères ineffaçables. Je n’ai qu’à me consulter
sur ce que je veux faire: tout ce que je sens être bien est bien,
tout ce que je sens être mal est mal: le meilleur de tous les casuistes
est la conscience; et ce n’est que quand on marchande avec elle qu’on a
recours aux subtilités du raisonnement. Le premier de tous les soins
est celui de soi-même: cependant combien de fois la voix intérieure
nous dit qu’en faisant notre bien aux dépens d’autrui nous faisons
mal! Nous croyons suivre l’impulsion de la nature, et nous lui résistons;
en écoutant ce qu’elle dit à nos sens, nous méprisons
ce qu’elle dit à nos coeurs; l’être actif obéit, l’être
passif commande. La conscience est la voix de l’âme, les passions
sont la voix du corps. Est-il étonnant que souvent ces deux langages
se contredisent? et alors lequel faut-il écouter? Trop souvent la
raison nous trompe, nous n’avons que trop acquis le droit de la récuser;
mais la conscience ne trompe jamais; elle est le vrai guide de l’homme:
elle est à l’âme ce que l’instinct est au corps; qui la suit
obéit à la nature, et ne craint point de s’égarer.
Ce point est important, poursuivit mon bienfaiteur, voyant que j’allais
l’interrompre: souffrez que je m’arrête un peu plus àl’éclaircir.
[1026:] Toute la moralité de nos actions est dans le jugement
que nous en portons nous-mêmes. S’il est vrai que le bien soit bien,
il doit être au fond de nos coeurs comme dans nos oeuvres, et le
premier prix de la justice est de sentir qu’on la pratique. Si la bonté
morale est conforme ànotre nature, l’homme ne saurait être
sain d’esprit ni bien constitué qu’autant qu’il est bon. Si elle
ne l’est pas, et que l’homme soit méchant naturellement, il ne peut
cesser de l’être sans se corrompre, et la bonté n’est en lui
qu’un vice contre nature. Fait pour nuire à ses semblables comme
le loup pour égorger sa proie, un homme humain serait un animal
aussi dépravé qu’un loup pitoyable; et la vertu seule nous
laisserait des remords.
[1027:] Rentrons en nous-mêmes, ô mon jeune ami! examinons,
tout intérêt personnel à part, à quoi nos penchants
nous portent. Quel spectacle nous flatte le plus, celui des tourments ou
du bonheur d’autrui? Qu’est-ce qui nous est le plus doux à faire,
et nous laisse une impression plus agréable après l’avoir
fait, d’un acte de bienfaisance ou d’un acte de méchanceté?
Pour qui vous intéressez-vous sur vos théâtres? Est-ce
aux forfaits que vous prenez plaisir? est-ce à leurs auteurs punis
que vous donnez des larmes? Tout nous est indifférent, disent-ils,
hors notre intérêt: et, tout au contraire, les douceurs de
l’amitié, de l’humanité, nous consolent dans nos peines;
et, même dans nos plaisirs, nous serions trop seuls, trop misérables,
si nous n’avions avec qui les partager. S’il n’y a rien de moral dans le
coeur de l’homme, d’où lui viennent donc ces transports d’admiration
pour les actions héroïques, ces ravissements d’amour pour les
grandes âmes? Cet enthousiasme de la vertu, quel rapport a-t-il avec
notre intérêt privé? Pourquoi voudrais-je être
Caton qui déchire ses entrailles, plutôt que César
triomphant? Otez de nos coeurs cet amour du beau, vous ôtez tout
le charme de la vie. Celui dont les viles passions ont étouffé
dans son âme étroite ces sentiments délicieux; celui
qui, àforce de se concentrer au dedans de lui, vient à bout
de n’aimer que lui-même, n’a plus de transports, son coeur glacé
ne palpite plus de joie; un doux attendrissement n’humecte jamais ses yeux;
il ne jouit plus de rien; le malheureux ne sent plus, ne vit plus; il est
déjà mort.
[1028:] Mais, quel que soit le nombre des méchants sur la terre,
il est peu de ces âmes cadavéreuses devenues insensibles,
hors leur intérêt, à tout ce qui est juste et bon.
L’iniquité ne plaît qu’autant qu’on en profite; dans tout
le reste on veut que l’innocent soit protégé. Voit-on dans
une rue ou sur un chemin quelque acte de violence et d’injustice; à
l’instant un mouvement de colère et d’indignation s’élève
au fond du coeur, et nous porte à prendre la défense de l’opprimé:
mais un devoir plus puissant nous retient, et les lois nous ôtent
le droit de protéger l’innocence. Au contraire, si quelque acte
de clémence ou de générosité frappe nos yeux,
quelle admiration, quel amour il nous inspire! Qui est-ce qui ne se dit
pas: J’en voudrais avoir fait autant? Il nous importe sûrement fort
peu qu’un homme ait été méchant ou juste il y a deux
mille ans; et cependant le même intérêt nous affecte
dans l’histoire ancienne, que si tout cela s’était passé
de nos jours. Que me font à moi les crimes de Catilina? ai-je peur
d’être sa victime? Pourquoi donc ai-je de lui la même horreur
que s’il était mon contemporain? Nous ne haïssons pas seulement
les méchants parce qu’ils nous nuisent, mais parce qu’ils sont méchants.
Non seulement nous voulons être heureux, nous voulons aussi le bonheur
d’autrui, et quand ce bonheur ne coûte rien au nôtre, il l’augmente.
Enfin l’on a, malgré soi, pitié des infortunés ;quand
on est témoin de leur mal, on en souffre. Les plus pervers ne sauraient
perdre tout à fait ce penchant; souvent il les met en contradiction
avec eux-mêmes. Le voleur qui dépouille les passants couvre
encore la nudité du pauvre; et le plus féroce assassin soutient
un homme tombant en défaillance.
[1029:] On parle du cri des remords, qui punit en secret les crimes
cachés et les met si souvent en évidence. Hélas! qui
de nous n’entendit jamais cette importune voix? On parle par expérience;
et l’on voudrait étouffer ce sentiment tyrannique qui nous donne
tant de tourment. Obéissons à la nature, nous connaîtrons
avec quelle douceur elle règne, et quel charme on trouve, après
l’avoir écoutée, à se rendre un bon témoignage
de soi. Le méchant se craint et se fuit; il s’égaye en se
jetant hors de lui-même; il tourne autour de lui des yeux inquiets,
et cherche un objet qui l’amuse; sans la satire amère, sans la raillerie
insultante, il serait toujours triste; le ris moqueur est son seul plaisir.
Au contraire, la sérénité du juste est intérieure;
son ris n’est point de malignité, mais de joie; il en porte la source
en lui-même; il est aussi gai seul qu’au milieu d’un cercle; il ne
tire pas son contentement de ceux qui l’approchent, il le leur communique.
[1030:] Jetez les yeux sur toutes les nations du monde, parcourez toutes
les histoires. Parmi tant de cultes inhumains et bizarres, parmi cette
prodigieuse diversité de moeurs et de caractères, vous trouverez
partout les mêmes idées de justice et d’honnêteté,
partout les mêmes notions de bien et de mal. L’ancien paganisme enfanta
des dieux abominables, qu’on eût punis ici-bas comme des scélérats,
et qui n’offraient pour tableau du bonheur suprême que des forfaits
à commettre et des passions àcontenter. Mais le vice, armé
d’une autorité sacrée, descendait en vain du séjour
éternel, l’instinct moral le repoussait du coeur des humains. En
célébrant les débauches de Jupiter, on admirait la
continence de Xénocrate; la chaste Lucrèce adorait l’impudique
Vénus; l’intrépide Romain sacrifiait à la Peur; il
invoquait le dieu qui mutila son père et mourait sans murmure de
la main du sien. Les plus méprisables divinités furent servies
par les plus grands hommes. La sainte voix de la nature, plus forte que
celle des dieux, se faisait respecter sur la terre, et semblait reléguer
dans le ciel le crime avec les coupables.
[1031:] Il est donc au fond des âmes un principe inné de
justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous
jugeons nos actions et celles d’autrui comme bonnes ou mauvaises, et c’est
à ce principe que je donne le nom de conscîence.
[1032:] Mais à ce mot j’entends s’élever de toutes parts
la clameur des prétendus sages: Erreurs de l’enfance, préjugés
de l’éducation! s’écrient-ils tous de concert. Il n’y a rien
dans l’esprit humain que ce qui s’y introduit par l’expérience,
et nous ne jugeons d’aucune chose que sur des idées acquises. Ils
font plus: cet accord évident et umversel de toutes les nations,
ils l’osent rejeter; et, contre l’éclatante uniformité du
jugement des hommes, ils vont chercher dans les ténèbres
quelque exemple obscur et connu d’eux seuls; comme si tous les penchants
de la nature étaient anéantis par la dépravation d’un
peuple, et que, sitôt qu’il est des monstres, l’espèce ne
fût plus rien. Mais que servent au sceptique Montaigne les tourments
qu’il se donne pour déterrer en un coin du monde une coutume opposée
aux notions de la justice? Que lui sert de donner aux plus suspects voyageurs
l’autorité qu’il refuse aux écrivains les plus célèbres?
Quelques usages incertains et bizarres fondés sur des causes locales
qui nous sont inconnues, détruiront-ils l’induction générale
tirée du concours de tous les peuples, opposés en tout le
reste, et d’accord sur ce seul point? O Montaigne! toi qui te piques de
franchise et de vérité, sois sincère et vrai, si un
philosophe peut l’être, et dis-moi s’il est quelque pays sur la terre
où ce soit un crime de garder sa foi, d’être clément,
bienfaisant, généreux; où l’homme de bien soit méprisable,
et le perfide honoré.
[1033:] Chacun, dit-on, concourt au bien public pour son intérêt.
Mais d’où vient donc que le juste y concourt à son préjudice?
Qu’est-ce qu’aller à la mort pour son intérêt? Sans
doute nul n’agit que pour son bien; mais s’il est un bien moral dont il
faut tenir compte, on n’expliquera jamais par l’intérêt propre
que les actions des méchants. Il est même à croire
qu’on ne tentera point d’aller plus loin. Ce serait une trop abominable
philosophie que celle où l’on serait embarrassé des actions
vertueuses; où l’on ne pourrait se tirer d’affaire qu’en leur controuvant
des intentions basses et des motifs sans vertu; où l’on serait forcé
d’avilir Socrate et de calomnier Régulus. Si jamais de pareilles
doctrines pouvaient germer parmi nous, la voix de la nature, ainsi que
celle de la raison, s’élèveraient incessamment contre elles,
et ne laisseraient jamais à un seul de leurs partisans l’excuse
de l’être de bonne foi.
[1034:] Mon dessein n’est pas d’entrer ici dans des discussions métaphysiques
qui passent ma portée et la vôtre, et qui, dans le fond, ne
mènent à rien. Je vous ai déjà dit que je ne
voulais pas philosopher avec vous, mais vous aider àconsulter votre
coeur. Quand tous les philosophes prouveraient que j’ai tort, si vous sentez
que j’ai raison, je n’en veux pas davantage.
[1035:] Il ne faut pour cela que vous faire distinguer nos idées
acquises de nos sentiments naturels; car nous sentons avant de connaître;
et comme nous n’apprenons point à vouloir notre bien et à
fuir notre mal, mais que nous tenons cette volonté de la nature,
de même l’amour du bon et la haine du mauvais nous sont aussi naturels
que l’amour de nous-mêmes. Les actes de la conscience ne sont pas
des jugements, mais des sentiments. Quoique toutes nos idées nous
viennent du dehors, les sentiments qui les apprécient sont au dedans
de nous, et c’est par eux seuls que nous connaissons la convenance ou disconvenance
qui existe entre nous et les choses que nous devons respecter ou fuir.
[1036:] Exister pour nous, c’est sentir; notre sensibilité est
incontestablement antérieure à notre intelligence, et nous
avons eu des sentiments avant des idées. Quelle que soit la cause
de notre être, elle a pourvu à notre conservation en nous
donnant des sentiments convenables à notre nature; et l’on ne saurait
nier qu’au moins ceux-là ne soient innés. Ces sentiments,
quant à l’individu, sont l’amour de soi, la crainte de la douleur,
l’horreur de la mort, le désir du bien-être. Mais si, comme
on n’en peut douter, l’homme est sociable par sa nature, ou du moins fait
pour le devenir, il ne peut l’être que par d’autres sentiments innés,
relatifs à son espèce; car, à ne considérer
que le besoin physique, il doit certainement disperser les hommes au lieu
de les rapprocher. Or c’est du système moral formé par ce
double rapport à soi-même et à ses semblables que naît
l’impulsion de la conscience. Connaître le bien, ce n’est pas l’aimer:
l’homme n’en a pas la connaissance innée, mais sitôt que sa
raison le lui fait connaître, sa conscience le porte à l’aimer:
c’est ce sentiment qui est inné.
[1037:] Je ne crois donc pas, mon ami, qu’il soit impossible d’expliquer
par des conséquences de notre nature le principe immédiat
de la conscience, indépendant de la raison même. Et quand
cela serait impossible, encore ne serait-il pas nécessaire: car,
puisque ceux qui nient ce principe admis et reconnu par tout le genre humain
ne prouvent point qu’il n’existe pas, mais se contentent de l’affirmer;
quand nous affirmons qu’il existe, nous sommes tout aussi bien fondés
qu’eux, et nous avons de plus le témoignage intérieur, et
la voix de la conscience qui dépose pour elle-même. Si les
premières lueurs du jugement nous éblouissent et confondent
d’abord les objets à nos regards, attendons que nos faibles yeux
se rouvrent, se raffermissent; et bientôt nous reverrons ces mêmes
objets aux lumières de la raison, tels que nous les montrait d’abord
la nature: ou plutôt soyons plus simples et moins vains; bornons-nous
aux premiers sentiments que nous trouvons en nous-mêmes, puisque
c’est toujours à eux que l’étude nous ramène quand
elle ne nous a point égarés.
[1038:] Conscience! conscience! instinct divin, immortelle et céleste
voix; guide assuré d’un être ignorant et borné, mais
intelligent et libre; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l’homme
semblable à Dieu, c’est toi qui fais l’excellence de sa nature et
la moralité de ses actions; sans toi je ne sens rien en moi qui
m’élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège
de m’égarer d’erreurs en erreurs à l’aide d’un entendement
sans règle et d’une raison sans principe.
[1039:] Grâce au ciel, nous voilà délivrés
de tout cet effrayant appareil de philosophie: nous pouvons être
hommes sans être savants; dispensés de consumer notre vie
à l’étude de la morale, nous avons à moindres frais
un guide plus assuré dans ce dédale immense des opinions
humaines. Mais ce n’est pas assez que ce guide existe, il faut savoir le
reconnaître et le suivre. S’il parle à tous les coeurs, pourquoi
donc y en a-t-il si peu qui l’entendent? Eh! c’est qu’il nous parle la
langue de la nature, que tout nous a fait oublier. La conscience est timide,
elle aime la retraite et la paix; le monde et le bruit l’épouvantent:
les préjugés dont on la fait naître sont ses plus cruels
ennemis; elle fuit ou se tait devant eux: leur voix bruyante étouffe
la sienne et l’empêche de se faire entendre; le fanatisme ose la
contrefaire, et dicter le crime en son nom. Elle se rebute enfin à
force d’être éconduite; elle ne nous parle plus, elle ne nous
répond plus, et, après de si longs mépris pour elle,
il en coûte autant de la rappeler qu’il en coûta de la bannir.
[1040:] Combien de fois je me suis lassé dans mes recherches
de la froideur que je sentais en moi! Combien de fois la tristesse et l’ennui,
versant leur poison sur mes premières méditations, me les
rendirent insupportables? Mon coeur aride ne donnait qu’un zèle
languissant et tiède à l’amour de la vérité.
Je me disais: Pourquoi me tourmenter àchercher ce qui n’est pas?
Le bien moral n’est qu’une chimère; il n’y a rien de bon que les
plaisirs des sens. O quand on a une fois perdu le goût des plaisirs
de l’âme, qu’il est difficile de le reprendre! Qu’il est plus difficile
encore de le prendre quand on ne l’a jamais eu! S’il existait un homme
assez misérable pour n’avoir rien fait en toute sa vie dont le souvenir
le rendit content de lui-même et bien aise d’avoir vécu, cet
homme serait incapable de jamais se connaître; et, faute de sentir
quelle bonté convient à sa nature, il resterait méchant
par force et serait éternellement malheureux. Mais croyez-vous qu’il
y ait sur la terre entière un seul homme assez dépravé
pour n’avoir jamais livré son coeur à la tentation de bien
faire? Cette tentation est si naturelle et si douce, qu’il est impossible
de lui résister toujours; et le souvenir du plaisir qu’elle a produit
une fois suffit pour la rappeler sans cesse. Malheureusement elle est d’abord
pénible à satîsfaire; on a mille raisons pour se refuser
au penchant de son coeur; la fausse prudence le resserre dans les bornes
du moi humain; il faut mille efforts de courage pour oser les franchir.
Se plaire à bien faire est le prix d’avoir bien fait, et ce prix
ne s’obticnt qu’après l’avoir mérité. Rien n’est plus
aimable que la vertu; mais il en faut jouir pour la trouver telle. Quand
on la veut embrasser semblable au Protée de la fable, elle prend
d’abord mille formes effrayantes, et ne se montre enfin sous la sienne
qu’à ceux qui n’ont point lâché prise.
[1041:] Combattu sans cesse par mes sentiments naturels qui parlaient
pour l’intérêt commun, et par ma raison qui rapportait tout
à moi, j’aurais flotté toute ma vie dans cette continuelle
alternative, faisant le mal, aîmant le bien, et toujours contraire
à moi-même, si de nouvelles lumières n’eussent éclairé
mon coeur, si la vérité, qui fixa mes opinions, n’eût
encore assuré ma conduite et ne m’eût mis d’accord avec moi.
On a beau vouloir établir la vertu par la raison seule, quelle solide
base peut-on lui donner? La vertu, disent-ils, est l’amour de l’ordre.
Mais cet amour peut-il donc et doit-il l’emporter en moi sur celui de mon
bien-être? Qu’ils me donnent une rat-son claire et suffisante pour
le préférer. Dans le fond leur prétendu principe est
un pur jeu de mots; car je dis aussi, moi, que le vice est l’amour de l’ordre,
pris dans un sens différent. Il y a quelque ordre moral partout
où il y a sentiment et intelligence. La différence est que
le bon s’ordonne par rapport au tout, et que le méchant ordonne
le tout par rapport à lui. Celui-ci se fait le centre de toutes
choses; l’autre mesure son rayon et se tient à la circonférence.
Alors il est ordonné par rapport au centre commun, qui est Dieu,
et par rapport à tous les cercles concentriques, qui sont les créatures.
Si la Divinité n’est pas, il n’y a que le méchant qui raisonne,
le bon n’est qu’un insense.
[1042:] O mon enfant, puissiez-vous sentir un jour de quel poids on
est soulagé, quand, après avoir épuisé la vanité
des opinions humaines et goûté l’amertume des passions, on
trouve enfin si près de soi la route de la sagesse, le prix des
travaux de cette vie, et la source du bonheur dont on a désespéré!
Tous les devoirs de la loi naturelle, presque effacés de mon coeur
par l’injustice des hommes, s’y retracent au nom de l’éternelle
justice qui me les impose et qui me les voit remplir. Je ne sens plus en
moi que l’ouvrage et l’instrument du grand Etre qui veut le bien, qui le
fait, qui fera le mien par le concours de mes volontés aux siennes
et par le bon usage de ma liberté: j’acquiesce à l’ordre
qu’il établit, sûr de jouir moi-même un jour de cet
ordre et d’y trouver ma félicité; car quelle félicité
plus douce que de se sentir ordonné dans un système où
tout est bien? En proie à la douleur, je la supporte avec patience,
en songeant qu’elle est passagère et qu’elle vient d’un corps qui
n’est point à moi. Si je fais une bonne action sans témoin,
je sais qu’elle est vue, et je prends acte pour l’autre vie de ma conduite
en celle-ci. En souffrant une injustice, je me dis: l’Etre juste qui régit
tout saura bien m’en dédommager, les besoins de mon corps, les misères
de ma vie me rendent l’idée de la mort plus supportable. Ce seront
autant de liens de moins à rompre quand il faudra tout quitter.
[1043:] Pourquoi mon âme est-elle soumise à mes sens et
enchaînée à ce corps qui l’asservit et la gêne?
Je n’en sais rien: suis-je entré dans les décrets de Dieu?
Mais je puis, sans témérité, former de modestes conjectures.
Je me dis: Si l’esprit de l’homme fût resté libre et pur,
quel mérite aurait-il d’aimer et suivre l’ordre qu’il verrait établi
et qu’il n’aurait nul intérêt à troubler? Il serait
heureux, il est vrai; mais il manquerait à son bonheur le degré
le plus sublime, la gloire de la vertu et le bon témoignage de soi;
il ne serait que comme les anges; et sans doute l’homme vertueux sera plus
qu’eux. Unie à un corps mortel par des liens non moins puissants
qu’incompréhensibles, le soin de la conservation de ce corps excite
l’âme à rapporter tout à lui, et lui donne un intérêt
contraire à l’ordre général, qu’elle est pourtant
capable de voir et d’aimer; c’est alors que le bon usage de sa liberté
devient à la fois le mérite et la récompense, et qu’elle
se prépare un bonheur inaltérable en combattant ses passions
terrestres et se maintenant dans sa première volonté.
[1044:] Que si, même dans l’état d’abaissement où
nous sommes durant cette vie, tous nos premiers penchants sont légitimes;
si tous nos vices nous viennent de nous, pourquoi nous plaignons-nous d’être
subjugués par eux? pourquoi reprochons-nous à l’auteur des
choses les maux que nous nous faisons et les ennemis que nous armons contre
nous-mêmes? Ah! ne gâtons point l’homme; il sera toujours bon
sans peine, et toujours heureux sans remords. Les coupables qui se disent
forcés au crime sont aussi menteurs que méchants: comment
ne voient-ils point que la faiblesse dont ils se plaignent est leur propre
ouvrage; que leur première dépravation vient de leur volonté;
qu’à force de vouloir céder à leurs tentations, ils
leur cèdent enfin malgré eux et les rendent irrésistibles?
Sans doute il ne dépend plus d’eux de n’être pas méchants
et faibles, mais il dépendit d’eux de ne le pas devenir. O que nous
resterions aisément maîtres de nous et de nos passions, même
durant cette vie, si, lorsque nos habitudes ne sont point encore acquises,
lorsque notre esprit commence à s’ouvrir, nous savions l’occuper
des objets qu’il doit connaître pour apprécier ceux qu’il
ne connaît pas; si nous voulions sincèrement nous éclairer,
non pour briller aux yeux des autres, mais pour être bons et sages
selon notre nature, pour nous rendre heureux en pratiquant nos devoirs!
Cette étude nous paraît ennuyeuse et pénible, parce
que nous n’y songeons que déjà corrompus par le vice, déjà
livrés à nos passions. Nous fixons nos jugements et notre
estime avant de connaître le bien et le mal; et puis, rapportant
tout à cette fausse mesure, nous ne donnons à rien sa juste
valeur.
[1045:] Il est un âge où le coeur, libre encore, mais ardent,
inquiet, avide du bonheur qu’il ne connaît pas, le cherche avec une
curieuse incertitude, et, trompé par les sens, se fixe enfin sur
sa vaine image, et croit le trouver où il n’est point. Ces illusions
ont duré trop longtemps pour moi. Hélas! je les ai trop tard
connues, et n’ai pu tout à fait les détruire: elles dureront
autant que ce corps mortel qui les cause. Au moins elles ont beau me séduire,
elles ne m’abusent pas; je les connais pour ce qu’elles sont; en les suivant
je les méprise; loin d’y voir l’objet de mon bonheur, j’y vois son
obstacle. J’aspire au moment où, délivré des entraves
du corps, je serai moi sans contradiction, sans partage, et n’aurai besoin
que de moi pour être heureux; en attendant, je le suis dès
cette vie, parce que j’en compte pour peu tous les maux, que je la regarde
comme presque étrangère à mon être, et que tout
le vrai bien que j’en peux retirer dépend de mol.
[1046:] Pour m’élever d’avance autant qu’il se peut à
cet état de bonheur, de force et de liberté, je m’exerce
aux sublimes contemplations. Je médite sur l’ordre de l’univers,
non pour l’expliquer par de vains systèmes, mais pour l’admirer
sans cesse, pour adorer le sage auteur qui s’y fait sentir. Je converse
avec lui, je pénètre toutes mes facultés de sa divine
essence; je m’attendris à ses bienfaits, je le bénis de ses
dons; mais je ne le prie pas. Que lui demanderais-je? qu’il changeât
pour moi le cours des choses, qu’il fît des miracles en ma faveur?
Moi qui dois aimer par-dessus tout l’ordre établi par sa sagesse
et maintenu par sa providence, voudrais-je que cet ordre fût troublé
pour moi? Non, ce voeu téméraire mériterait d’être
plutôt puni qu’exaucé. Je ne lui demande pas non plus le pouvoir
de bien faire: pourquoi lui demandcr ce qu’il m’a donné? Ne m’a-t-il
pas donné la conscience pour aimer le bien, la raison pour le connaître,
la liberté pour le choisir? Si je fais le mal, je n’ai point d’excuse;
je le fais parce que je le veux: lui demander de changer nia volonté,
c’est lui demander ce qu’il me demande; c’est vouloir qu’il fasse mon oeuvre
et que j’en recueille le salaire; n’être pas content de mon état,
c’est ne vouloir plus être homme, c’est vouloir autre chose que ce
qui est, c’est vouloir le désordre et le mal. Source de justice
et de vérité, Dieu clément et bon! dans nia confiance
en toi, le suprême voeu de mon coeur est que ta volonté soit
faite. En y joignant la mienne, je fats ce que ru fais, j’acquiesce à
ton bonté; je crois partager d’avance la suprême félicité
qui en est le prix.
[1047:] Dans la juste défiance de moi-même, la seule chose
que je lui demande, ou plutôt que j’attends de sa justice, est de
redresser mon erreur si je m’égare et si cette erreur m’est dangereuse.
Pour être de bonne foi je ne me crois pas infaillible: mes opinions
qui me semblent les plus vrates sont peut-être autant de mensonges;
car quel homme ne tient pas aux siennes? et combien d’hommes sont d’accord
en tout? L’illusion qui m’abuse a beau me venir de moi, c’est lui seul
qui m’en peut guérir. J’ai fait ce que j’ai pu pour atteindre à
la vérité; mais sa source est trop élevée:
quand les forces me manquent pour aller plus loin, de quoi puis-je être
coupable? c’est à elle às’approcher.
[1048:] Le BON PRÊTRE avait parlé avec véhémence;
il était ému, je l’étais aussi. Je croyais entendre
le divin Orphée chanter les premiers hymnes, et apprendre aux hommes
le culte des dieux. Cependant je voyais des foules d’objections à
lui faire: je n’en fis pas une, parce qu’eiles étaient moins solides
qu’embarrassantes, et que la persuasion était pour lui. A mesure
qu’il me parlait selon sa conscience, la mienne semblait me confirmer ce
qu’il m’avait dit.
[1049:] Les sentiments que vous venez de m’exposer, lui dis-je, me paraissent
plus nouveaux par ce que vous avouez ignorer que par ce que vous dites
croire. J’y vois, à peu de chose près, le théisme
ou la religion naturelle, que les chrétiens affectent de confondre
avec l’athéisme ou l’irréligion, qui est la doctrine directement
opposée. Mais, dans l’état actuel de ma foi, j’ai plus à
remonter qu’à descendre pour adopter vos opinions, et je trouve
difficile de rester précisément au point où vous êtes,
àmoins d’être aussi sage que vous. Pour être au moins
aussi sincère, je veux consulter avec moi. C’est le sentiment intérieur
qui doit me conduire à votre exemple; et vous m’avez appris vous-même
qu’après lui avoir longtemps imposé silence, le rappeler
n’est pas l’affaire d’un moment. J’emporte vos discours dans mon coeur,
il faut que je les médite. Si, après m’être bien consulté,
j’en demeure aussi convaincu que vous, vous serez mon dernier apôtre,
et je serai votre prosélyte jusqu’à la mort. Continuez cependant
à m’instruire, vous ne m’avez dit que la moitié de ce que
je dois savoir. Parlez-moi de la révélation, des écritures,
de ces dogmes obscurs sur lesquels je vais errant dès mon enfance,
sans pouvoir les concevoir ni les croire, et sans savoir ni les admettre
ni les rejeter.
[1050:] Oui, mon enfant, dît-il en m’embrassant, j’achèverai
de vous dire ce que je pense; je ne veux point vous ouvrir mon coeur à
demi: mais le désir que vous me témoignez était nécessaire
pour m’autoriser à n’avoir aucune réserve avec vous. Je ne
vous ai rien dit jusqu’ici que je ne crusse pouvoir vous être utile
et dont je ne fusse intimement persuadé. L’examen qui me reste à
faire est bien différent; je n’y vois qu’embarras, mystère,
obscurité; je n’y porte qu’incertitude et défiance. Je ne
me détermine qu’en tremblant et je vous dis plutôt mes doutes
que mon avis. Si vos sentiments étaient plus stables, j’hésiterais
de vous exposer les miens; mais, dans l’état où vous êtes,
vous gagnerez à penser comme moi. Au reste, ne donnez àmes
discours que l’autorité de la raison; j’ignore si je suis dans l’erreur.
Il est difficile, quand on discute, de ne pas prendre quelquefois le ton
affirmatif; mais souvenez-vous qu’ici toutes mes affirmations ne sont que
des raisons de douter. Cherchez la vérité vous-même:
pour moi, je ne vous promets que de la bonne foi.
[1051:] Vous ne voyez dans mon exposé que la religion naturelie:
il est bien étrange qu’il en faille une autre. Par où connaîtrai-je
cette nécessité? De quoi puis-je être coupable en servant
Dieu selon les lumières qu’il donne àmon esprit et selon
les sentiments qu’il inspire à mon coeur? Quelle pureté de
morale, quel dogme utile àl’homme et honorable à son auteur
puis-je tirer d’une doctrine positive, que je ne puisse tirer sans elle
du bon usage de mes facultés? Montrez-moi ce qu’on peut ajouter,
pour la gloire de Dieu, pour le bien de la société, et pour
mon propre avantage, aux devoirs de la loi naturelle, et quelle vertu vous
ferez naître d’un nouveau culte, qui ne soit pas une conséquence
du mien. Les plus grandes idées de la Divinité nous viennent
par la raison seule. Voyez le spectacle de la nature, écoutez la
voix intérieure. Dieu n’a-t-il pas tout dit à nos yeux, ànotre
conscience, à notre jugement? Qu’est-ce que les hommes nous diront
de plus? Leurs révélations ne font que dégrader Dieu,
en lui donnant les passions humaines. Loin d’éclaircir les notions
du grand Etre, je vois que les dogmes particuliers les embrouillent; que
loin de les ennoblir, ils les avilissent; qu’aux mystères inconcevables
qui l’environnent ils ajoutent des contradictions absurdes; qu’ils rendent
l’homme orgueilleux, intolérant, cruel; qu’au lieu d’établir
la paix sur la terre, ils y portent le fer et le feu. Je me demande à
quoi bon tout cela sans savoir me répondre. Je n’y vois que les
crimes des hommes et les misères du genre humain.
[1052:] On me dit qu’il fallait une révélation pour apprendre
aux hommes la manière dont Dieu voulait être servi; on assigne
en preuve la diversité des cultes bizarres qu’ils ont institués,
et l’on ne voit pas que cette diversité même vient de la fantaisie
des révélations. Dès que les peuples se sont avisés
de faire parler Dieu, chacun l’a fait parler à sa mode et lui a
fait dire ce qu’il a voulu. Si l’on n’eût écouté que
ce que Dieu dit au coeur de l’homme, il n’y aurait jamais eu qu’une religion
sur la terre.
[1053:] Il fallait un culte uniforme; je le veux bien: mais ce point
était-il donc si important qu’il fallût tout l’appareil de
la puissance divine pour l’établir? Ne confondons point le cérémonial
de la religion avec la religion. Le culte que Dieu demande est celui du
coeur; et celui-là, quand il est sincère, est toujours uniforme.
C’est avoir une vanité bien folle de s’imaginer que Dieu prenne
un si grand intérêt à la forme de l’habit du prêtre,
à l’ordre des mots qu’il prononce, aux gestes qu’il fait à
l’autel, et à toutes ses génuflexions. Eh! mon ami, reste
de toute ta hauteur, tu seras toujours assez près de terre. Dieu
veut être adoré en esprit et en vérité: ce devoir
est de toutes les religions, de tous les pays, de tous les hommes. Quant
au culte extérieur, s’il doit être uniforme pour le bon ordre,
c’est purement une affaire de police; il ne faut point de révélation
pour cela.
[1054:] Je ne commençai pas par toutes ces réflexions.
Entraîné par les préjugés de l’éducation
et par ce dangereux amour-propre qui veut toujours porter l’homme au-dessus
de sa sphère, ne pouvant élever mes faibles conceptions jusqu’au
grand Etre, je m’efforçais de le rabaisser jusqu’à moi. Je
rapprochais les rapports infiniment éloignés qu’il a mis
entre sa nature et la mienne. Je voulais des communications plus immédiates,
des instructions plus particulières; et non content de faire Dieu
semblable àl’homme, pour être privilégié moi-même
parmi mes semblables, je voulais des lumières surnaturelles; je
voulais un culte exclusif; je voulais que Dieu m’eût dit ce qu’il
n’avait pas dit à d’autres, ou ce que d’autres n’auraient pas entendu
comme moi.
[1055:] Regardant le point où j’étais parvenu comme le
point commun d’où partaient tous les croyants pour arriver àun
culte plus éclairé, je ne trouvais dans les dogmes de la
religion naturelle que les éléments de toute religion. Je
considérais cette diversité de sectes qui règnent
sur la terre et qui s’accusent mutuellement de mensonge et d’erreur; je
demandais: Quelle est la bonne? Chacun me répondait: C’est la mienne;
chacun disait: Moi seul et mes partisans pensons juste; tous les autres
sont dans l’erreur. Et comment savez-vous que votre secte est la bonne?
Parce que Dieu l’a dît. Et qui vous dit que Dieu l’a dit? Mon pasteur,
qui le sait bien. Mon pasteur me dit d’ainsi croire, et ainsi je crois:
il m’assure que tous ceux qui disent autrement que lui mentent, et je ne
les écoute pas.
[1056:] Quoi! pensais-je, la vérité n’est-elle pas une?
et ce qui est vrai chez moi peut-il être faux chez vous? Si la méthode
de celui qui suit la bonne route et celle de celui qui s’égare est
la même, quel mérite ou quel tort a l’un de plus que l’autre?
Leur choix est l’effet du hasard; le leur imputer est iniquité,
c’est récompenser ou punir pour être né dans tel ou
tel pays. Oser dire que Dieu nous juge ainsi, c’est outrager sa justice.
[1057:] Ou toutes les religions sont bonnes et agréables à
Dieu, ou, s’il en est une qu’il prescrive aux hommes, et qu’il les punisse
de méconnaître, il lui a donné des signes certains
et manifestes pour être distinguée et connue pour la seule
véritable. Ces signes sont de tous les temps et de tous les lieux,
également sensibles à tous les hommes, grands et petits,
savants et ignorants, Européens, Indiens, Africains, Sauvages. S’il
était une religion sur la terre hors de laquelle il n’y eût
que peine éternelle, et qu’en quelque lieu du monde un seul mortel
de bonne foi n’eût pas été frappé de son évidence,
le Dieu de cette religion serait le plus inique et le plus cruel des tyrans.
[1058:] Cherchons-nous donc sincèrement la vérité?
Ne donnons rien au droit de la naissance et à l’autorité
des pères et des pasteurs, mais rappelons à l’examen de la
conscience et de la raison tout ce qu’ils nous ont appris dès notre
enfance. Ils ont beau me crier: Soumets ta raison; autant m’en peut dire
celui qui me trompe: il me faut des raisons pour soumettre ma raison.
[1059:] Toute la théologie que je puis acquérir de moi-même
par l’inspection de l’univers, et par le bon usage de mes facultés,
se borne à ce que je vous ai ci-devant expliqué. Pour en
savoir davantage, il faut recourir à des moyens extraordinaires.
Ces moyens ne sauraient être l’autorité des hommes; car, nul
homme n’étant d’une autre espèce que moi, tout ce qu’un homme
connaît naturellement, je puis aussi le connaître, et un autre
homme peut se tromper aussi bien que moi: quand je crois ce qu’il dit,
ce n’est pas parce qu’il le dit, mais parce qu’il le prouve. Le témoignage
des hommes n’est donc au fond que celui de ma raison même, et n’ajoute
rien aux moyens naturels que Dieu m’a donnés de connaître
la vérité.
[1060:] Apôtre de la vérité, qu’avez-vous donc à
me dire dont je ne reste pas le juge? Dieu lui-même a parlé:
écoutez sa révélation. C’est autre chose. Dieu a parlé!
voilà certes un grand mot. Et à qui a-t-il parlé?
Il a parlé aux hommes. Pourquoi donc n’en ai-je rien entendu? Il
a chargé d’autres hommes de vous rendre sa parole. J’entends! ce
sont des hommes qui vont me dire ce que Dieu a dit. J’aimerais mieux avoir
entendu Dieu lui-même; il ne lui en aurait pas coûté
davantage, et j’aurais été à l’abri de la séduction.
Il vous en garantit en manifestant la mission de ses envoyés. Comment
cela? Par des prodiges. Et où sont ces prodiges? Dans les livres.
Et qui a fait ces livres? Des hommes. Et qui a vu ces prodiges? Des hommes
qui les attestent. Quoi! toujours des témoignages humains! toujours
des hommes qui me rapportent ce que d’autres hommes ont rapporté!
que d’hommes entre Dieu et moi! Voyons toutefois, examinons, comparons,
vérifions. O si Dieu eût daigné me dispenser de tout
ce travail, l’en aurais-je servi de moins bon coeur?
[1061:] Considérez, mon ami, dans quelle horrible discussion
me voilà engagé; de quelle immense érudition j’ai
besoin pour remonter dans les plus hautes antiquités, pour examiner,
peser, confronter les prophéties, les révélations,
les faits, tous les monuments de foi proposés dans tous les pays
du monde, pour en assigner les temps, les lieux, les auteurs, les occasions!
Quelle justesse de critique m’est nécessaire pour distinguer les
pièces authentiques des pièces supposées; pour comparer
les objections aux réponses, les traductions aux originaux; pour
juger de l’impartialité des témoins, de leur bon sens, de
leurs lumières; pour savoir si l’on n’a rien supprimé, rien
ajouté, rien transposé, changé, falsifié; pour
lever les contradictions qui restent, pour juger quel poids doit avoir
le silence des adversaires dans les faits allégués contre
eux; si ces allégations leur ont été connues; s’ils
en ont fait assez de cas pour daigner y répondre; si les livres
étaient assez communs pour que les nôtres leur parvinssent;
sî nous avons été d’assez bonne foi pour donner cours
aux leurs parmi nous, et pour y laisser leurs plus fortes objections telles
qu’ils les avaient faites.
[1062:] Tous ces monuments reconnus pour incontestables, il faut passer
ensuite aux preuves de la mission de leurs auteurs; il faut bien savoir
les lois des sorts, les probabilités éventives, pour juger
quelle prédiction ne peut s’accomplir sans miracle; le génie
des langues originales pour distinguer ce qui est prédiction dans
ces langues, et ce qui n’est que figure oratoire; quels faits sont dans
l’ordre de la nature, et quels autres faits n’y sont pas; pour dire jusqu’à
quel point un homme adroit peut fasciner les yeux des simples, peut étonner
même les gens éclairés; chercher de quelle espèce
doit être un prodige, et quelle authenticité il doit avoir,
non seulement pour être cru, mais pour qu’on soit punissable d’en
douter; comparer les preuves des vrais et des faux prodiges, et trouver
les règles sûres pour les discerner; dire enfin pourquoi Dieu
choisit, pour attester sa parole, des moyens qui ont eux-mêmes si
grand besoin d’attestation, comme s’il se jouait de la crédulité
des hommes, et qu’il évitât à dessein les vrais moyens
de les persuader.
[1063:] Supposons que la majesté divine daigne s’abaisser assez
pour rendre un homme l’organe de ses volontés sacrées; est-il
raisonnable, est-il juste d’exiger que tout le genre humain obéisse
à la voix de ce ministre sans le lui faire connaître pour
tel? Y a-t-il de l’équité à ne lui donner, pour toutes
lettres de créance, que quelques signes particuliers faits devant
peu de gens obscurs, et dont tout le reste des hommes ne saura jamais rien
que par oui-dire? Par tous les pays du monde, si l’on tenait pour vrais
tous les prodiges que le peuple et les simples disent avoir vus, chaque
secte serait la bonne; il y aurait plus de prodiges que d’événements
naturels; et le plus grand de tous les miracles serait que là où
il y a des fanatiques persécutés, il n’y eût point
de miracles. C’est l’ordre inaltérable de la nature qui montre le
mieux la sage main qui la régit; s’il arrivait beaucoup d’exceptions,
je ne saurais plus qu’en penser; et pour moi, je crois trop en Dieu pour
croire à tant de miracles si peu dignes de lui.
[1064:] Qu’un homme vienne nous tenir ce langage: Mortels, je vous annonce
la volonté du Très-Haut; reconnaissez à ma voix celui
qui m’envoie; j’ordonne au soleil de changer sa course, aux étoiles
de former un autre arrangement, aux montagnes de s’aplanir, aux flots de
s’élever, à la terre de prendre un autre aspect. A ces merveilles,
qui ne reconnaîtra pas à l’instant le maitre de la nature!
Elle n’obéit point aux imposteurs; leurs miracles se font dans des
carrefours, dans des déserts, dans des chambres; et c’est là
qu’ils ont bon marché d’un petit nombre de spectateurs déjà
disposés à tout croire. Qui est-ce qui m’osera dire combien
il faut de témoins oculaires pour rendre un prodige digne de foi?
Si vos miracles, faits pour prouver votre doctrine, ont eux-mêmes
besoin d’être prouvés, de quoi servent-ils? autant valait
n’en point faire.
[1065:] Reste enfin l’examen le plus important dans la doctrine annoncée;
car, puisque ceux qui disent que Dieu fait ici-bas des miracles prétendent
que le diable les imite quelquefois, avec les prodiges les mieux attestés,
nous ne sommes pas plus avancés qu’auparavant; et puisque les magiciens
de Pharaon osaient, en présence même de Moîse, faire
les mêmes signes qu’il faisait par l’ordre exprès de Dieu,
pourquoi, dans son absence, n’eussent-ils pas, aux mêmes titres,
prétendu la même autorité? Ainsi donc, après
avoir prouvé la doctrine par le miracle, il faut prouver le miracle
par la doctrine, de peur de prendre l’oeuvre du démon pour l’oeuvre
de Dieu. Que pensez-vous de ce diallèle?
[1066:] Cette doctrine, venant de Dieu, doit porter le sacré
caractère de la Divinité; non seulement elle doit nous éclaircir
les idées confuses que le raisonnement en trace dans notre esprit,
mais elle doit aussi nous proposer un culte, une morale et des maximes
convenables aux attributs par lesquels seuls nous concevons son essence.
Si donc elle ne nous apprenait que des choses absurdes et sans raison,
si elle ne nous inspirait que des sentiments d’aversion pour nos semblables
et de frayeur pour nousmêmes, si elle ne nous peignait qu’un Dieu
colère, jaloux, vengeur, partial, haïssant les hommes, un Dieu
de la guerre et des combats, toujours prêt à détruire
et foudroyer, toujours parlant de tourments, de peines, et se vantant de
punir même les innocents, mon coeur ne serait point attiré
vers ce Dieu terrible, et je me garderais de quitter la religion naturelle
pour embrasser celle-là; car vous voyez bien qu’il faudrait nécessairement
opter. Votre Dieu n’est pas le nôtre, dirais-je à ses sectateurs.
Celui qui commence par se choisir un seul peuple et proscrire le reste
du genre humain, n’est pas le père commun des hommes; celui qui
destine au supplice éternel le plus grand nombre de ses créatures
n’est pas le Dieu clément et bon que ma raison m’ a montré.
[1067:] A l’égard des dogmes, elle me dit qu’ils doivent être
clairs, lumineux, frappants par leur évidence. Si la relig ion naturelle
est insuffisante, c’est par l’obscurité qu’elle laisse dans les
grandes vérités qu’elle nous enseigne: c’est à la
révélation de nous enseigner ces vérités d’une
manière sensible à l’esprit de l’homme, de les mettre à
sa portée, de les lui faire concevoir, afin qu’il les croie. La
foi s’assure et s’affermit par l’entendement; la meilleure de toutes les
religions est infailliblement la plus claire: celui qui charge de mystères,
de contradictions le culte qu’il me prêche, m’apprend par cela même
à m’en défier. Le Dieu que j’adore n’est point un Dieu de
ténèbres, il ne m’a point doué d’un entendement pour
m’en interdire l’usage: me dire de soumettre ma raison, c’est outrager
son auteur. Le ministre de la vérité ne tyrannise point ma
raison, il l’éclaire.
[1068:] Nous avons mis à part toute autorité humaine;
et, sans elle, je ne saurais voir comment un homme en peut convaincre un
autre en lui prêchant une doctrine déraisonnable. Mettons
un moment ces deux hommes aux prises, et cherchons ce qu’ils pourront se
dire dans cette âpreté de langage ordinaire aux deux partis.
[1069:] L’INSPIRÉ:
La raison vous apprend que le tout est plus grand que sa partie; mais
moi je vous apprends, de la part de Dieu, que c’est la partie qui est plus
grande que le tout.
LE RAISONNEUR:
Et qui êtes-vous pour m’oser dire que Dieu se contredit? et à
qui croirai-je par préférence, de lui qui m’apprend par la
raison les vérités éternelles, ou de vous qui m’annoncez
de sa part une absurdité?
L’INSPIRÉ:
A moi, car mon instruction est plus positive; et je vais vous prouver
invinciblement que c’est lui qui m’envoie.
LE RAISONNEUR:
Comment? vous meprouverezquec’est Dieu qui vous envoie déposer
contre lui? Et de quel genre seront vos preuves pour me convaincre qu’il
est plus cerain que Dieu me parle par votre bouche que par l’entendement
qu’il m’a donné?
L’INSPIRÉ:
L’entendement qu’il vous a donné! Homme petit et vain! comme
si vous étiez le premier impie qui s’égare dans sa raison
corrompue par le péché!
LE RAISONNEUR:
Homme de Dieu, vous ne seriez pas non plus le premier fourbe qui donne
son arrogance pour preuve de sa mission.
L’INSPIRÉ:
Quoi! les philosophes disent aussi des injures!
LE RAISONNEUR:
Quelquefois, quand les saints leur en donnent l’exemple.
L’INSPIRÉ:
Oh! moi, j’ai le droit d’en dire, je parle de la part de Dieu.
LE RAISONNEUR:
Il serait bon de montrer vos titres avant d’user de vos privilèges.
L’INSPIRÉ:
Mes titres sont authentiques, la terre et les cieux déposeront
pour moi. Suivez bien mes raisonnements, je vous prie.
LE RAISONNEUR:
Vos raisonnements! vous n’y pensez pas. M’apprendre que ma raison me
trompe, n’est-ce pas réfuter ce qu’elle m’aura dit pour vous? Quiconque
peut récuser la raison doit convaincre sans se servir d’elle. Car,
supposons qu’en raisonnant vous m’ayez convaincu; comment saurai-je si
ce n’est point ma raison corrompue par le péché qui me fait
acquiescer à ce que vous me dites? D’ailleurs, quelle preuve, quelle
démonstration pourrez-vous jamais employer plus évidente
que l’axiome qu’elle doit détruire? Il est tout aussi croyable qu’un
bon syllogisme est un mensonge, qu’il l’est que la partie est plus grande
que le tout.
L’INSPIRÉ:
Quelle différence! Mes preuves sont sans réplique; elles
sont d’un ordre surnaturel.
LE RAISONNEUR:
Surnaturel! Que signifie ce mot? Je ne l’entends pas.
L’INSPIRÉ:
Des changements dans l’ordre de la nature, des prophéties, des
miracles, des prodiges de toute espèce.
LE RAISONNEUR:
Des prodiges! des miracles! Je n’ai jamais rien vu de tout cela.
L’INSPIRÉ:
D’autres l’ont vu pour vous. Des nuées de témoins... le
témoignage des peuples...
LE RAISONNEUR:
Le témoignage des peuples est-il d’un ordre surnaturel ?
L’INSPIRÉ:
Non; mais quand il est unanime, il est incontestable.
LE RAISONNEUR:
Il n’y a rien de plus incontestable que les principes de la raison,
et l’on ne peut autoriser une absurdité sur le témoignage
des hommes. Encore une fois, voyons des preuves surnaturelles, car l’attestation
du genre humain n’en est pas une.
L’INSPIRÉ:
O coeur endurci! la grâce ne vous parle point.
LE RAISONNEUR:
Ce n’est pas ma faute; car, selon vous, il faut avoir déjà
reçu la grâce pour savoir la demander. Commencez donc à
me parler au lieu d’elle.
L’INSPIRÉ:
Ah! c’est ce que je fais, et vous ne m’écoutez pas. Mais que
dites-vous des prophéties?
LE RAISONNEUR:
Je dis premièrement que je n’ai pas plus entendu de prophéties
que je n’ai vu de miracles. Je dis de plus qu’aucune prophétie ne
saurait faire autorité pour moi.
L’INSPIRÉ:
Satellite du démon! et pourquoi les prophéties ne font-elle
pas autorité pour vous
LE RAISONNEUR:
Parce que, pour qu’elles la fissent, il faudrait trois choses dont le
concours est impossible; savoir que j’eusse été témoin
de la prophétie, que je fusse témoin de l’événement,
et qu’il me fût démontré que cet événement
n’a pu cadrer fortuitement avec la prophétie; car, fût-elle
plus précise, plus claire, plus lumineuse qu’un axiome de géométrie,
puisque la clarté d’une prédiction faite au hasard n’en rend
pas l’accomplissement impossible, cet accomplissement, quand il a lieu,
ne prouve rien à la rigueur pour celui qui l’a prédit.
[1070:] Voyez donc à quoi se réduisent vos prétendues
preuves surnaturelles, vos miracles, vos prophéties. A croire tout
cela sur la foi d’autrui, et à soumettre à l’autorité
des hommes l’autorité de Dieu parlant à ma raison. Si les
vérités éternelles que mon esprit conçoit pouvaient
souffrir quelque atteinte, il n’y aurait plus pour moi nulle espèce
de certitude; et, loin d’être sûr que vous me parlez de la
part de Dieu, je ne serais pas même assuré qu’il existe.
[1071:] Voilà bien des difficultés, mon enfant, et ce
n’est pas tout. Parmi tant de religions diverses qui se proscrivent et
s’excluent mutuellement, une seule est la bonne, si tant est qu’une le
soit. Pour la reconnaître il ne suffit pas d’en examiner une, il
faut les examiner toutes; et, dans quelque matière que ce soit,
on ne doit pas condamner sans entendre; il faut comparer les objections
aux preuves; il faut savoir ce que chacun oppose aux autres, et ce qu’il
leur répond. Plus un sentiment nous paraît démontré,
plus nous devons chercher sur quoi tant d’hommes se fondent pour ne pas
le trouver tel. Il faudrait être bien simple pour croire qu’il suffit
d’entendre les docteurs de son parti pour s’instruire des raisons du parti
contraire. Où sont les théologiens qui se piquent de bonne
foi? Où sont ceux qui, pour réfuter les raisons de leurs
adversaires, ne commencent pas par les affaiblir? Chacun brille dans son
parti: mais tel au milieu des siens est tout fier de ses preuves qui ferait
un fort sot personnage avec ces mêmes preuves parmi des gens d’un
autre parti. Voulez-vous instruire dans les livres; quelle érudition
il faut acquérir! que de langues il faut apprendre! que de bibliothèques
il faut feuilleter! quelle immense lecture il faut faire! Qui me guidera
dans le choix? Difficilement trouvera-t-on dans un pays les meilleurs livres
du parti contraire, à plus forte raison ceux de tous les partis:
quand on les trouverait, ils seraient bientôt réfutés.
L’absent a toujours tort et de mauvaises raisons dites avec assurance effacent
aisément les bonnes exposées avec mépris. D’ailleurs
souvent rien n’est plus trompeur que les livres et ne rend moins fidèlement
les sentiments de ceux qui les ont écrits. Quand vous avez voulu
juger de la foi catholique sur le livre de Bossuet, vous vous êtes
trouvé loin de compte après avoir vécu parmi nous.
Vous avez vu que la doctrine avec laquelle on répond aux protestants
n ‘ est point celle qu’on enseigne au peuple, et que le livre de Bossuet
ne ressemble guère aux instructions du prône. Pour bien juger
d’une religion, il ne faut pas l’étudier dans les livres de ses
sectateurs, il faut aller l’apprendre chez eux; cela est fort différent.
Chacun a ses traditions, son sens, ses coutumes, ses préjugés,
qui font l’esprit de sa croyance, et qu’il y faut joindre pour en juger.
[1072:] Combien de grands peuples n’impriment point de livres et ne
lisent pas les nôtres! Comment jugeront-ils de nos opinions? comment
jugerons-nous des leurs? Nous les raillons, ils nous méprisent,
et, si nos voyageurs les tournent en ridicule, il ne leur manque, pour
nous le rendre, que de voyager parmi nous. Dans quel pays n’y a-t-il pas
des gens sensés, des gens de bonne foi, d’honnêtes gens amis
de la vérité, qui, pour la professer, ne cherchent qu’à
la connaître? Cependant chacun la voit dans son culte, et trouve
absurdes les cultes des autres nations: donc ces cultes étrangers
ne sont pas si extravagants qu’ils nous semblent, ou la raison que nous
trouvons dans les nôtres ne prouve rien.
[1073:] Nous avons trois principales religions en Europe. L’une admet
une seule révélation, l’autre en admet deux, l’autre en admet
trois. Chacune déteste, maudit les autres, les accuse d’aveuglement,
d’endurcissement, d’opiniâtreté, de mensonge. Quel homme impartial
osera juger entre elles, s’il n’a premièrement bien pesé
leurs preuves, bien écouté leurs raisons? Celle qui n’admet
qu’une révélation est la plus ancienne, et paraît la
plus sûre; celle qui en admet trois est la plus moderne, et paraît
la plus conséquente; celle qui en admet deux, et rejette la troisième,
peut bien être la meilleure, mais elle a certainement tous les préjugés
contre elle, l’inconséquence saute aux yeux.
[1074:] Dans les trois révélations, les livres sacrés
sont écrits en des langues inconnues aux peuples qui les suivent.
Les Juifs n’entendent plus l’hébreu, les Chrétiens n’entendent
ni l’hébreu ni le grec; les Turcs ni les Persans n’entendent point
l’arabe; et les Arabes modernes eux-mêmes ne parlent plus la langue
de Mahomet. Ne voilàt-il pas une manière bien simple d’instruire
les hommes, de leur parler toujours une langue qu’ils n’entendent point?
On traduit ces livres, dira-t-on. Belle réponse! Qui m’assurera
que ces livres sont fidèlement traduits, qu’il est même possible
qu’ils le soient? Et quand Dieu fait tant que de parler aux hommes, pourquoi
faut-il qu’il ait besoin d’interprète?
[1075:] Je ne concevrai jamais que ce que tout homme est obligé
de savoir soit enfermé dans des livres, et que celui qui n’est à
portée ni de ces livres, ni des gens qui les entendent soit puni
d’une ignorance involontaire. Toujours des livres! quelle manie! Parce
que l’Europe est pleine de livres, les Européens les regardent comme
indispensables, sans songer que, sur les trois quarts de la terre, on n’en
a jamais vu. Tous les livres n’ont-ils pas été écrits
par des hommes? Comment donc l’homme en aurait-il besoin pour connaître
ses devoirs? Et quels moyens avait-il de les connaître avant que
ces livres fussent faits? Ou il apprendra ses devoirs de lui-même,
ou il est dispensé de les savoir.
[1076:] Nos catholiques font grand bruit de l’autorité de l’Eglise;
mais que gagnent-ils à cela, s’il leur faut un aussi grand appareil
de preuves pour établir cette autorité, qu’aux autres sectes
pour établir directement leur doctrine? L’Eglise décide que
l’Eglise a droit de décider. Ne voilà-t-il pas une autorité
bien prouvée? Sortez de là, vous rentrez dans toutes nos
discussions.
[1077:] Connaissez-vous beaucoup de chrétiens qui aient pris
la peine d’examiner avec soin ce que le judaîsme allègue contre
eux? Si quelques-uns en ont vu quelque chose, c’est dans les livres des
chrétiens. Bonne manière de s’instruire des raisons de leurs
adversaires! Mais comment faire? Si quelqu’un osait publier parmi nous
des livres où l’on favoriserait ouvertement le judaîsme, nous
punirions l’auteur, l’éditeur, le libraire. Cette police est commode
et sûre, pour avoir toujours raison. Il y a plaisir à réfuter
des gens qui n’osent parler.
[1078:] Ceux d’entre nous qui sont à portée de converser
avec des Juifs ne sont guère plus avancés. Les malheureux
se sentent à notre discrétion; la tyrannie qu’on exerce envers
eux les rend craintifs; ils savent combien peu l’injustice et la cruauté
coûtent à la charité chrétienne: qu’oseront-ils
dire sans s’exposer à nous faire crier au blasphème? L’avidité
nous donne du zèle, et ils sont trop riches pour n’avoir pas tort.
Les plus savants, les plus éclairés sont toujours les plus
circonspects. Vous convertirez quelque misérable, payé pour
calomnier sa secte; vous ferez parler quelques vils fripiers, qui céderont
pour vous flatter; vous triompherez de leur ignorance ou de leur lâcheté,
tandis que leurs docteurs souriront en silence de votre ineptie. Mais croyez-vous
que dans des lieux où ils se sentiraient en sûreté
l’on eût aussi bon marché d’eux? En Sorbonne, il est clair
comme le jour que les prédictions du Messie se rapportent à
Jésus-Christ. Chez les rabbins d’Amsterdam, il est tout aussi clair
qu’elles n’y ont pas le moindre rapport. Je ne croirai jamais avoir bien
entendu les raisons des Juifs, qu’ils n’aient un Etat libre, des écoles,
des universités, où ils puissent parler et disputer sans
risque. Alors seulement nous pourrons savoir ce qu’ils ont à dire.
[1079:] A Constantinople les Turcs disent leurs raisons, mais nous n’osons
dire les nôtres; là c’est notre tour de ramper. Si les Turcs
exigent de nous pour Mahomet, auquel nous ne croyons point, le même
respect que nous exigeons pour Jésus-Christ des Juifs qui n’y croient
pas davantage, les Turcs ont-ils tort? avons-nous raison? sur quel principe
équitable résoudrons-nous cette question?
[1080:] Les deux tiers du genre humain ne sont ni Juifs, ni Mahométans,
ni Chrétiens; et combien de millions d’hommes n’ont jamais ouï
parler de Moîse, de Jésus-Christ, ni de Mahomet! On le nie;
on soutient que nos missionnaires vont partout. Cela est bientôt
dit. Mais vont-ils dans le coeur de l’Afrique encore inconnue, et où
jamais Européen n’a pénétré jusqu’à
présent? Vont-ils dans la Tartarie méditerranée suivre
à cheval les hordes ambulantes, dont jamais étranger n’approche,
et qui, loin d’avoir ouï parler du pape, connaissent à peine
le grand lama? Vont-ils dans les continents immenses de l’Amérique,
où des nations entières ne savent pas encore que les peuples
d’un autre monde ont mis les pieds dans le leur? Vont-ils au Japon, dont
leurs manoeuvres les ont fait chasser pour jamais, et où leurs prédécesseurs
ne sont connus des générations qui naissent que comme des
intrigants rusés, venus avec un zèle hypocrite pour s’emparer
doucement de l’empire? Vont-ils dans les harems des princes de l’Asie annoncer
l’Evangile à des milliers de pauvres esclaves? Qu’ont fait les femmes
de cette partie du monde pour qu’aucun missionnaire ne puisse leur prêcher
la foi? Iront-elles toutes en enfer pour avoir été recluses?
[1081:] Quand il serait vrai que I’Evangile est annoncé par toute
la terre, qu’y gagnerait-on? la veille du jour que le premier missionnaire
est arrivé dans un pays, il y est sûrement mort quelqu’un
qui n’a pu l’entendre. Or, dites-moi ce que nous ferons de ce quelqu’un-là.
N’y eût-il dans tout l’univers qu’un seul homme à qui l’on
n’aurait jamais prêché Jésus-Christ, l’objection serait
aussi forte pour ce seul homme que pour le quart du genre humain.
[1082:] Quand les ministres de l’Evangile se sont fait entendre aux
peuples éloignés, que leur ont-ils dit qu’on pût raisonnablement
admettre sur leur parole, et qui ne demandât pas la plus exacte vérification?
Vous m’annoncez un Dieu né et mort il y a deux mille ans, à
l’autre extrémité du monde, dans je ne sais quelle petite
ville, et vous me dites que tous ceux qui n’auront p oint cru à
ce mystère seront damnés. Voilà des choses bien étranges
pour les croire si vite sur la seule autorité d’un homme que je
ne connais point! Pourquoi votre Dieu a-t-il fait arriver si loin de moi
les événements dont il voulait m’obliger d’être instruit?
Est-ce un crime d’ignorer ce qui se passe aux antipodes? Puis-je deviner
qu’il y a eu dans un autre hémisphère un peuple hébreu
et une ville de Jérusalem? Autant voudrait m’obliger de savoir ce
qui se fait dans la lune. Vous venez, dites-vous, me l’apprendre; mais
pourquoi n ‘êtes-vous pas venu l’apprendre à mon père?
ou pourquoi damnez-vous ce bon vieillard pour n’en avoir jamais rien su?
Doit-il être éternellement puni de votre paresse, lui qui
était si bon, si bienfaisant, et qui ne cherchait que la vérité?
Soyez de bonne foi, puis mettez-vous à usa place: voyez si je dois,
sur votre seul témoignage, croire toutes les choses incroyables
que vous me dites, et concilier tant d’injustices avec le Dieu juste que
vous m’annoncez. Laissez-moi, de grâce, aller voir ce pays lointain
où s’opérèrent tant de merveilles inouïes dans
celui-ci, que j’aille savoir pourquoi les habitants de cette Jérusalem
ont traité Dieu comme un brigand. Ils ne l’ont pas, dites-vous,
reconnu pour Dieu. Que ferai-je donc, moi qui n’en ai jamais entendu parler
que par vous? Vous ajoutez qu’ils ont été punis, dispersés,
o p primés, asservis, qu’aucun d’eux n’approche plus de la même
ville. Assurément ils ont bien mérité tout cela; mais
les habitants d’aujourd’hui, que disent-ils du déicide de leurs
prédécesseurs? Ils le nient, ils ne reconnaissent pas non
plus Dieu pour Dieu. Autant valait donc laisser les enfants des autres.
[1083:] Quoi! dans cette même ville où Dieu est mort, les
anciens ni les nouveaux habitants ne l’ont point reconnu, et vous voulez
que je le reconnaisse, moi qui suis né deux mille ans après
à deux mille lieues de là! Ne voyezvous pas qu’avant que
j’ajoute foi à ce livre que vous appelez sacré, et auquel
je ne comprends rien, je dois savoir par d’autres que vous quand et par
qui il a été fait, comment il s’est conservé, comment
il vous est parvenu, ce que disent dans le pays, pour leurs raisons, ceux
qui le rejettent, quoiqu’ils sachent aussi bien que vous tout ce que vous
m’apprenez? Vous sentez bien qu’il faut nécessairement que j’aille
en Europe, en Asie, en Palestine, examiner tout par moi-même: il
faudrait que je fusse fou pour vous écouter avant ce temps-là.
[1084:] Non seulement ce discours me paraît raisonnable, mais
je soutiens que tout homme sensé doit, en pareil cas, parler ainsi
et renvoyer bien loin le missionnaire qui, avant la vérification
des preuves, veut se dépêcher de l’instruire et de le baptiser.
Or, je soutiens qu’il n’y a pas de révélation contre laquelle
les mêmes objections n’aient autant et plus de force que contre le
christianisme. D’où il suit que s’il n’y a qu’une religion véritable,
et que tout homme soit obligé de la suivre sous peine de damnation,
il faut passer sa vie à les étudier toutes, à les
approfondir, à les comparer, à parcourir les pays où
elles sont établies. Nul n’est exempt du premier devoir de l’homme,
nul n’a droit de se fier au jugement d’autrui. L’artisan qui ne vit que
de son travail, le laboureur qui ne sait pas lire, la jeune fille délicate
et timide, l’infirme qui peut à peine sortir de son lit, tous, sans
exception, doivent étudier, méditer, disputer, voyager, parcourir
le monde: il n’y aura plus de peuple fixe et stable; la terre entière
ne sera couverte que de pèlerins allant à grands frais, et
avec de longues fatigues, vérifier, comparer, examiner par eux-mêmes
les cultes divers qu’on y suit. Alors, adieu les métiers, les arts,
les sciences humaines, et toutes les occupations civiles: il ne peut plus
y avoir d’autre étude que celle de la religion: à grand-peine
celui qui aura joui de la santé la plus robuste, le mieux employé
son temps, le mieux usé de sa raison, vécu le plus d’années,
saura-t-il dans sa vieillesse à quoi s’en tenir; et ce sera beaucoup
s’il apprend avant sa mort dans quel culte il aurait dû vivre.
[1085:] Voulez-vous mitiger cette méthode, et donner la moindre
prise à l’autorité des hommes? A l’instant vous lui rendez
tout; et si le fils d’un Chrétien fait bien de suivre, sans un examen
profond et impartial, la religion de son père, pourquoi le fils
d’un Turc ferait-il mal de suivre de même la religion du sien? Je
défie tous les intolérants de répondre à cela
rien qui contente un homme sense.
[1086:] Pressés par ces raisons, les uns aiment mieux faire Dieu
injuste, et punir les innocents du péché de leur père,
que de renoncer à leur barbare dogme. Les autres se tirent d’affaire
en envoyant obligeamment un ange instruire quiconque, dans une ignorance
invincible, aurait vécu moralement bien. La belle invention que
cet ange! Non contents de nous asservir à leurs machines, ils mettent
Dieu lui-même dans la nécessité d’en employer.
[1087:] Voyez, mon fils, à quelle absurdité mènent
l’orgueil et l’intolérance, quand chacun veut abonder dans son sens,
et croire avoir raison exclusivement au reste du genre humain. Je prends
à témoin ce Dieu de paix que j’adore et que je vous annonce,
que toutes mes recherches ont été sincères; mais voyant
qu’elles étaient, qu’elles seraient toujours sans succès,
et que je m’abîmais dans un océan sans rives, je suis revenu
sur mes pas, et j’ai resserré ma foi dans mes notions primitives.
Je n’ai jamais pu croire que Dieu m’ordonnât, sous peine de l’enfer,
d’être savant. J’ai donc refermé tous les livres. Il en est
un seul ouvert à tous les yeux, c’est celui de la nature. C’est
dans ce grand et sublime livre que j’apprends à servir et adorer
son divin auteur. Nul n’est excusable de n’y pas lire, parce qu’il parle
à tous les hommes une langue intelligible à tous les esprits.
Quand je serais né dans une île déserte, quand je n’aurais
point vu d’autre homme que moi, quand je n’aurais jamais appris ce qui
s’est fait anciennement dans un coin du monde; si j’exerce ma raison, si
je
la cultive, si j’use bien des facultés immédiates que Dieu
me donne, j’apprendrai de moi-même àle connaître, à
l’aimer, à aimer ses oeuvres, à vouloir le bien qu’il veut,
et à remplir pour lui plaire tous mes devoirs sur la terre. Qu’est-ce
que tout le savoir des hommes m’apprendra de plus?
[1088:] A l’égard de la révélation, si j’étais
meilleur raisonneur ou mieux instruit, peut-être sentirais-je sa
vérité, son utilité pour ceux qui ont le bonheur de
la reconnaître; mais si je vois en sa faveur des preuves que je ne
puis combattre, je vois aussi contre elle des objections que je ne puis
résoudre. Il y a tant de raisons solides pour et contre, que, ne
sachant à quoi me déterminer, je ne l’admets ni ne la rejette;
je rejette seulement l’obligation de la reconnaître, parce que cette
obligation prétendue est incompatible avec la justice de Dieu, et
que, loin de lever par là les obstacles au salut, il les eût
multipliés, il les eût rendus insurmontables pour la grande
partie du genre humain. A cela près, je reste sur ce point dans
un doute respectueux. Je n’ai pas la présomption de me croire infaillible:
d’autres hommes ont pu décider ce qui me semble indécis;
je raisonne pour moi et non pas pour eux; je ne les blâme ni ne les
imite: leur jugement peut être meilleur que le mien; mais il n’y
a pas de ma faute si ce n’est pas le mien.
[1089:] Je vous avoue aussi que la majesté des Ecritures m etonne,
que la sainteté de l’Evangile parle à mon coeur. Voyez les
livres des philosophes avec toute leur pompe: qu’ils sont petits près
de celui-là! Se peut-il qu’un livre à la fois si sublime
et si simple soit l’ouvrage des hommes? Se peut-il que celui dont il fait
l’histoire ne soit qu’un homme lui-même? Est-ce là le ton
d’un enthousiaste ou d’un ambitieux sectaire? Quelle douceur, quelle pureté
dans ses moeurs! quelle grâce touchante dans ses instructions! quelle
élévation dans ses maximes! quelle profonde sagesse dans
ses discours! quelle présence d’esprit, quelle finesse et quelle
justesse dans ses réponses! quel empire sur ses passions! Où
est l’homme, où est le sage qui sait agir, souffrir et mourir sans
faiblesse et sans ostentation? Quand Platon peint son juste imaginaire
couvert de tout l’opprobre du crime, et digne de tous les prix de la vertu,
il peint trait pour trait Jésus-Christ: la ressemblance est si frappante,
que tous les Pères l’ont sentie, et qu’il n’est pas possible de
s’y tromper. Quels préjugés, quel aveuglement ne faut-il
point avoir pour oser comparer le fils de Sophronisque au fils de Marie?
Quelle distance de l’un à l’autre! Socrate, mourant sans douleur,
sans ignominie, soutint aisément jusqu’au bout son personnage; et
si cette facile mort n’eût honoré sa vie, on douterait si
Socrate, avec tout son esprit, fut autre chose qu’un sophiste. Il inventa,
dit-on, la morale; d’autres avant lui l’avaient mise en pratique; il ne
fit que dire ce qu’ils avaient fait, il ne fit que mettre en leçons
leurs exemples. Aristide avait été juste avant que Socrate
eût dit ce que c’était que justice; Léonidas était
mort pour son pays avant que Socrate eût fait un devoir d’aimer la
patrie; Sparte était sobre avant que Socrate eût loué
la sobriété; avant qu’il eût défini la vertu,
la Grèce abondait en hommes vertueux. Mais où Jésus
avait-il pris chez les siens cette morale élevée et pure
dont lui seul a donné les leçons et l’exemple? Du sein du
plus furieux fanatisme la plus haute sagesse se fit entendre; et la simplicité
des plus héroîques vertus honora le plus vil de tous les peuples.
La mort de Socrate, philosophant tranquillement avec ses amis, est la plus
douce qu’on puisse désirer; celle de Jésus expirant dans
les tourments, injurié, raillé, maudit de tout un peuple,
est la plus horrible qu’on puisse craindre. Socrate prenant la coupe empoisonnée
bénit celui qui la lui présente et qui pleure; Jésus,
au milieu d’un supplice affreux, prie pour ses bourreaux acharnés.
Oui, si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort
de Jésus sont d’un Dieu. Dirons-nous que l’histoire de l’Evangile
est inventée à plaisir? Mon ami, ce n’est pas ainsi qu’on
invente; et les faits de Socrate, dont personne ne doute, sont moins attestés
que ceux de Jésus-Christ. Au fond c’est reculer la difficulté
sans la détruire; il serait plus inconcevable que plusieurs hommes
d’accord eussent fabriqué ce livre, qu’il ne l’est qu’un seul en
ait fourni le sujet. Jamais les auteurs juifs n’eussent trouvé ni
ce ton ni cette morale; et l’Evangile a des caractères de vérité
si grands, si frappants, si parfaitement inimitables, que l’inventeur en
serait plus étonnant que le héros. Avec tout cela, ce même
Evangile est plein de choses incroyables, de choses qui répugnent
à la raison, et qu’il est impossible à tout homme sensé
de concevoir ni d’admettre. Que faire au milieu de toutes ces contradictions?
Etre toujours modeste et circonspect, mon enfant; respecter en silence
ce qu’on ne saurait ni rejeter, ni comprendre, et s’humilier devant le
grand Etre qui seul sait la vérité.
[1090:] Voilà le scepticisme involontaire où je suis resté;
mais ce scepticisme ne m’est nullement pénible, parce qu’il ne s’étend
pas aux points essentiels à la pratique, et que je suis bien décidé
sur les principes de tous mes devoirs. Je sers Dieu dans la simplicité
de mon coeur. Je ne cherche à savoir que ce qui importe à
ma conduite. Quant aux dogmes qui n’influent ni sur les actions ni sur
la morale, et dont tant de gens se tourmentent, je ne m’en mets nullement
en peine. Je regarde toutes les religions particulières comme autant
d’institutions salutaires qui prescrivent dans chaque pays une manière
uniforme d’honorer Dieu par un culte public, et qui peuvent toutes avoir
leurs raisons dans le climat, dans le gouvernement, dans le génie
du peuple, ou dans quelque autre cause locale qui rend l’une préférable
à l’autre, selon les temps et les lieux. Je les crois toutes bonnes
quand on y sert Dieu convenablement. Le culte essentiel est celui du coeur.
Dieu n’en rejette point l’hommage, quand il est sincère, sous quelque
forme qu’il lui soit offert. Appelé dans celle que je professe au
service de l’Eglise, j’y remplis avec toute l’exactitude possible les soins
qui me sont prescrits, et ma conscience me reprocherait d’y manquer volontairement
en quelque point. Après un long interdit vous savez que j’obtins,
par le crédit de M. de Mellarède, la permission de reprendre
mes fonctions pour m’aider à vivre. Autrefois je disais la messe
avec la légèreté qu’on met à la longue aux
choses les plus graves quand on les fait trop souvent; depuis mes nouveaux
principes, je la célèbre avec plus de vénération:
je me pénètre de la majesté de l’Etre suprême,
de sa présence, de l’insuffisance de l’esprit humain, qui conçoit
si peu ce qui se rapporte à son auteur. En songeant que je lui porte
les voeux du peuple sous une forme prescrite, je suis avec soin tous les
rites; je récite attentivement, je m’applique à n’omettre
jamais ni le moindre mot ni la moindre cérémonie: quand j’approche
du moment de la consécration, je me recueille pour la faire avec
toutes les dispositions qu’exige l’Eglise et la grandeur du sacrement;
je tâche d’anéantir ma raison devant la suprême intelligence;
je me dis: Qui es-tu pour mesurer la puissance infinie? Je prononce avec
respect les mots sacramentaux, et je donne à leur effet toute la
foi qui dépend de moi. Quoi qu’il en soit de ce mystère inconcevable,
je ne crains pas qu’au jour du jugement je sois puni pour l’avoir jamais
profané dans mon coeur.
[1091:] Honoré du ministère sacré, quoique dans
le dernier rang, je ne ferai jamais rien qui me rende indigne d’en remplir
les sublimes devoirs. Je prêcherai toujours la vertu aux hommes,
je les exhorterai toujours à bien faire; et, tant que je pourrai,
je leur en donnerai l’exemple. Il ne tiendra pas à moi de leur rendre
la religion aimable; il ne tiendra pas à moi d’affermir leur foi
dans les dogmes vraiment utiles et que tout homme est obligé de
croire: mais à Dieu ne plaise que jamais je leur prêche le
dogme cruel de l’intolérance; que jamais je les porte à détester
leur prochain, à dire à d’autres hommes: Vous serez damnés.
Si j’étais dans un rang plus remarquable, cette réserve pourrait
m’attirer des affaires; mais je suis trop petit pour avoir beaucoup à
craindre, et je ne puis guère tomber plus bas que je ne suis. Quoi
qu’il arrive, je ne blasphémerai point contre la justice divine,
et ne mentirai point contre le Saint-Esprit.
[1092:] J’ai longtemps ambitionné l’honneur d’être curé;
je l’ambitionne encore, mais je ne l’espère plus. Mon bon ami, je
ne trouve rien de si beau que d’être curé. Un bon curé
est un ministre de bonté, comme un bon magistrat est un ministre
de justice. Un curé n’a jamais de mal àfaire; s’il ne peut
pas toujours faire le bien par lui-même, il est toujours à
sa place quand il le sollicite, et souvent il l’obtient quand il sait se
faire respecter. O si jamais dans nos montagnes j’avais quelque cure de
bonnes gens à desservir! je serais heureux, car il me semble que
je ferais le bonheur de mes paroissiens. Je ne les rendrais pas riches,
mais je partagerais leur pauvreté; j’en ôterais la flétrissure
et le mépris, plus insupportable que l’indigence. Je leur ferais
aimer la concorde et l’égalité, qui chassent souvent la misère,
et la font toujours supporter. Quand ils verraient que je ne serais en
rien mieux qu’eux, et que pourtant je vivrais content, ils apprendraient
à se consoler de leur sort et à vivre contents comme moi.
Dans mes instructions je m’attacherais moins à l’esprit de l’Eglise
qu’à l’esprit de l’Evangile, où le dogme est simple et la
morale sublime, où l’on voit peu de pratiques religieuses et beaucoup
d’oeuvres de charité. Avant de leur enseigner ce qu’il faut faire,
je m’efforcerais toujours de le pratiquer afin qu’ils vissent bien que
tout ce que je leur dis, je le pense. Si j’avais des protestants dans mon
voisinage ou dans ma paroisse, je ne les distinguerais point de mes vrais
paroissiens en tout ce qui tient à la charité chrétienne;
je les porterais tous également às’entr’aimer, à se
regarder comme frères, à respecter toutes les religions,
et à vivre en paix chacun dans la sienne. Je pense que solliciter
quelqu’un de quitter celle où il est né, c’est le solliciter
de mal faire, et par conséquent faire mal soi-même. En attendant
de plus grandes lumières, gardons l’ordre public; dans tout pays
respectons les lois, ne troublons point le culte qu’elles prescrivent;
ne portons point les citoyens à la désobéissance;
car nous ne savons point certainement si c’est un bien pour eux de quitter
leurs opinions pour d’autres, et nous savons très certainement que
c’est un mar de désobéir aux lois.
[1093:] Je viens, mon jeune ami, de vous réciter de bouche ma
profession de foi telle que Dieu la lit dans mon coeur: vous êtes
le premier à qui je l’aie faite; vous êtes le seul peut-être
à qui je la ferai jamais. Tant qu’il reste quelque bonne croyance
parmi les hommes, il ne faut point troubler les âmes paisibles, ni
alarmer la foi des simples par des difficultés qu’ils ne peuvent
résoudre et qui les inquiètent sans les éclairer.
Mais quand une fois tout est ébranlé, on doit conserver le
tronc aux dépens des branches. Les consciences agitées, incertaines,
presque éteintes, et dans l’état où j’ai vu la vôtre,
ont besoin d’être affermies et réveillées; et, pour
les rétablir sur la base des vérités éternelles,
il faut achever d’arracher les piliers flottants auxquels elles pensent
tenir encore.
[1094:] Vous êtes dans l’âge critique où l’esprit
s’ouvre à la certitude, où le coeur reçoit sa forme
et son caractère, et où l’on se détermine pour toute
la vie, soit en bien, soit en mal. Plus tard, la substance est durcie,
et les nouvelles empreintes ne marquent plus. Jeune homme, recevez dans
votre âme, encore flexible, le cachet de la vérité.
Si j’étais plus sûr de moi-même, j’aurais pris avec
vous un ton dogmatique et décisif: mais je suis homme, ignorant,
sujet à l’erreur; que pouvais-je faire? Je vous ai ouvert mon coeur
sans réserve; ce que je tiens pour sûr, je vous l’ai donné
pour tel; je vous ai donné mes doutes pour des doutes, mes opinions
pour des opinions; je vous ai dit mes raisons de douter et de croire. Maintenant,
c’est àvous de juger: vous avez pris du temps; cette précaution
est sage et me fait bien penser de vous. Commencez par mettre votre conscience
en état de vouloir être éclairée. Soyez sincère
avec vous-même. Appropriez-vous de mes sentiments ce qui vous aura
persuadé, rejetez le reste. Vous n’êtes pas encore assez dépravé
par le vice pour risquer de mal choisir. Je vous proposerais d’en conférer
entre nous; mais sitôt qu’on dispute on s’échauffe; la vanité,
l’obstination s’en mêlent, la bonne foi n’y est plus. Mon ami, ne
disputez jamais, car on n’éclaire par la dispute ni soi ni les autres.
Pour moi, ce n’est qu’après bien des années de méditation
que j’ai pris mon parti: je m’y tiens; ma conscience est tranquille, mon
coeur est content. Si je voulais recommencer un nouvel examen de mes sentiments,
je n’y porterais pas un plus pur amour de la vérité; et mon
esprit, déjà moins actif, serait moins en état de
la connaître. Je resterai comme je suis, de peur qu’insensiblement
le goût de la contemplation, devenant une passion oiseuse, ne m’attiédît
sur l’exercice de mes devoirs, et de peur de retomber dans mon premier
pyrrhonisme, sans retrouver la force d’en sortir. Plus de la moitié
de ma vie est écoulée; je n’ai plus que le temps qu’il me
faut pour en mettre à profit le reste, et pour effacer mes erreurs
par mes vertus. Si je me trompe, c’est maîgre moi. Celui qui lit
au fond de mon coeur sait bien que je n ‘aime pas mon aveuglement. Dans
l’impuissance de m’en tirer par mes propres lumières, le seul moyen
qui me reste pour en sortir est une bonne vie; et si des pierres mêmes
Dieu peut susciter des enfants à Abraham, tout homme a droit d’espérer
d’être éclairé lorsqu’il s’en rend digne.
[1095:] Si mes réflexions vous amènent à penser
comme je pense, que mes sentiments soient les vôtres, et que nous
ayons la même profession de foi, voici le conseil que je vous donne:
N’exposez plus votre vie aux tentations de la misère et du désespoir;
ne la traînez plus avec ignominie à la merci des étrangers,
et cessez de manger le vil pain de l’aumône. Retournez dans votre
patrie, reprenez la religion de vos pères, suivez-la dans la sincérité
de votre coeur, et ne la quittez plus: elle est très simple et très
sainte; je la crois de toutes les religions qui sont sur la terre celle
dont la morale est la plus pure et dont la raison se contente le mieux.
Quant aux frais du voyage, n’en soyez point en peine, on y pourvoira. Ne
craignez pas non plus la mauvaise honte d’un retour humiliant; il faut
rougir de faire une faute, et non de la réparer. Vous êtes
encore dans l’âge où tout se pardonne, mais où l’on
ne pèche plus impunément. Quand vous voudrez écouter
votre conscience, mille vains obstacles disparaîtront à sa
voix. Vous sentirez que, dans l’incertitude où nous sommes, c’est
une inexcusable présomption de professer une autre religion que
celle où l’on est né, et une fausseté de ne pas pratiquer
sincèrement celle qu’on professe. Si l’on s’égare, on s’ôte
une grande excuse au tribunal du souverain juge. Ne pardonnera-t-il pas
plutôt l’erreur ou l’on fut nourri, que celle qu’on osa choisir soi-même?
[1096:] Mon fils, tenez votre âme en état de désirer
toujours qu’il y ait un Dieu, et vous n’en douterez jamais. Au surplus,
quelque parti que vous puissiez prendre, songez que les vrais devoirs de
la religion sont indépendants des institutions des hommes; qu’un
coeur juste est le vrai temple de la Divinité; qu’en tout pays et
dans toute secte, aimer Dieu par-dessus tout et son prochain comme soi-même,
est le sommaire de la loi; qu’il n’y a point de religion qui dispense des
devoirs de la morale; qu’il n’y a de vraiment essentiels que ceux-là;
que le culte intérieur est le premier de ces devoirs, et que sans
la foi nulle véritable vertu n’existe.
[1097:] Fuyez ceux qui, sous prétexte d’expliquer la nature,
sèment dans les coeurs des hommes de désolantes doctrines,
et dont le scepticisme apparent est cent fois plus affirmatif et plus dogmatique
que le ton décidé de leurs adversaires. Sous le hautain prétexte
qu’eux seuls sont éclairés, vrais, de bonne foi, ils nous
soumettent impérieusement à leurs décisions tranchantes,
et prétendent nous donner pour les vrais principes des choses les
inintelligibles systèmes qu’ils ont bâtis dans leur imagination.
Du reste, renversant, détruisant, foulant aux pieds tout ce que
les hommes respectent, ils ôtent aux affligés la dernière
consolation de leur misère, aux puissants et aux riches le seul
frein de leurs passions; ils arrachent du fond des coeurs le remords du
crime, l’espoir de la vertu, et se vantent encore d’être les bienfaiteurs
du genre humain. Jamais, disent-ils, la vérité n’est nuisible
aux hommes. Je le crois comme eux, et c’est, à mon avis, une grande
preuve que ce qu’ils enseignent n’est pas la vérîte.
[1098:] Bon jeune homme, soyez sincère et vrai sans orgueil;
sachez être ignorant: vous ne tromperez ni vous ni les autres. Si
jamais vos talents cultivés vous mettent en état de parler
aux hommes, ne leur parlez jamais que selon votre conscience, sans vous
embarrasser s’ils vous applaudiront. L’abus du savoir produit l’incrédulité.
Tout savant dédaigne le sentiment vulgaire; chacun en veut avoir
un à soi. L’orgueilleuse philosophie mène au fanatisme. Evitez
ces extrémités; restez toujours ferme dans la voie de la
vérité, ou de ce qui vous paraîtra l’être dans
la simplicité de votre coeur, sans jamais vous en détourner
par vanité ni par faiblesse. Osez confesser Dieu chez les philosophes;
osez prêcher l’humanité aux intolérants. Vous serez
seul de votre parti peut-être; mais vous porterez en vous-même
un témoignage qui vous dispensera de ceux des hommes. Qu’ils vous
aiment ou vous haîssent, qu’ils lisent ou méprisent vos écrits,
il n’importe. Dites ce qui est vrai, faites ce qui est bien; ce qui importe
est de remplir ses devoirs sur la terre; et c’est en s’oubliant qu’on travaille
pour soi. Mon enfant, l’intérêt particulier nous trompe; il
n’y a que l’espoir du juste qui ne trompe point.
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Rousseau - Profession de Foi du Vicaire Savoyard
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I B L I O T H E Q
U E ~ V I R T U E L L
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PROFESSION DE FOI
DU VICAIRE SAVOYARD
J.J Rousseau
In l’Emile, ou de l’éducation,
§943-1098 (GF : pages 345 à 409)
[943:] Mon enfant, n’attendez de moi ni des discours savants ni de profonds
raisonnements, Je ne suis pas un grand philosophe, et je me soucie peu
de l’être. Mais j’ai quelquefois du bon sens, et j’aime toujours
la vérité. Je ne veux pas argumenter avec vous, ni même
tenter de vous convaincre; il me suffit de vous exposer ce que je pense
dans la simplicité de mon coeur. Consultez le vôtre durant
mon discours; c’est tout ce que je vous demande. Si je me trompe, c’est
de bonne foi; cela suffit pour que mon erreur ne me soit point imputée
à crime: quand vous vous tromperiez de même, il y aurait peu
de mal à cela. Si je pense bien, la raison nous est commune, et
nous avons le même intérêt à l’écouter;
pourquoi ne penseriez-vous pas comme moi?
[944:] Je suis né pauvre et paysan, destiné par mon état
àcultiver la terre; mais on crut plus beau que j’apprisse àgagner
mon pain dans le métier de prêtre, et l’on trouva le moyen
de me faire étudier. Assurément ni mes parents ni moi ne
songions guère à chercher en cela ce qui était bon,
véritable, utile, mais ce qu’il fallait savoir pour être ordonné.
J’appris ce qu’on voulait que j’apprisse, je dis ce qu’on voulait que je
disse, je m’engageai comme on voulut, et je fus fait prêtre. Mais
je ne tardai pas à sentir qu’en m’obligeant de n’être pas
homme j’avais promis plus que je ne pouvais tenir.
[945:] On nous dit que la conscience est l’ouvrage des préjugés;
cependant, je sais par mon expérience qu’elle s’obstine à
suivre l’ordre de la nature contre toutes les lois des hommes. On a beau
nous défendre ceci ou cela, le remords nous reproche toujours faiblement
ce que nous permet la nature bien ordonnée, à plus forte
raison ce qu’elle nous prescrit. O bon jeune homme, elle n’a rien dit encore
à vos sens: vivez longtemps dans l’état heureux où
sa voix est celle de l’innocence. Souvenez-vous qu’on l’offense encore
plus quand on la prévient que quand on la combat; il faut commencer
par apprendre à résister pour savoir quand on peut céder
sans crime.
[946:] Dès ma jeunesse j’ai respecté le mariage comme
la première et la plus sainte institution de la nature. M’étant
ôté le droit de m’y soumettre, je résolus de ne le
point profaner; car, malgré mes classes et mes études, ayant
toujours mené une vie uniforme et simple, j’avais conservé
dans mon esprit toute la clarté des lumières primitives:
les maximes du monde ne les avaient point obscurcies, et ma pauvreté
m’éloignait des tentations qui dictent les sophismes du vice.
[947:] Cette résolution fut précisément ce qui
me perdit; mon respect pour le lit d’autrui laissa mes fautes à
découvert. Il fallut expier le scandale: arrêté, interdit,
chassé, je fus bien plus la victime de mes scrupules que de mon
incontinence; et j’eus lieu de comprendre, aux reproches dont ma disgrâce
fut accompagnée, qu’il ne faut souvent qu’aggraver la faute pour
échapper au châtiment.
[948:] Peu d’expériences pareilles mènent loin un esprit
qui réfléchit. Voyant par de tristes observations renverser
les idées que j’avais du juste, de l’honnête, et de tous les
devoirs de l’homme, je perdais chaque jour quelqu’une des opinions que
j’avais reçues; celles qui me restaient ne suffisant plus pour faire
ensemble un corps qui pût se soutenir par lui-même, je sentis
peu à peu s’obscurcir dans mon esprit l’évidence des principes,
et, réduit enfin à ne savoir plus que penser, je parvins
au même point où vous êtes; avec cette différence,
que mon incrédulité, fruit tardif d’un âge plus mûr,
s’était formée avec plus de peine, et devait être plus
difficile à détruire.
[949:] J’étais dans ces dispositions d’incertitude et de doute
que Descartes exige pour la recherche de la vérité. Cet état
est peu fait pour durer, il est inquiétant et pénible; il
n’y a que l’intérêt du vice ou la paresse de l’âme qui
nous y laisse. Je n’avais point le coeur assez corrompu pour m’y plaire;
et rien ne conserve mieux l’habitude de réfléchir que d’être
plus content de soi que de sa fortune.
[950:] Je méditais donc sur le triste sort des mortels flottant
sur cette mer des opinions humaines, sans gouvernail, sans boussole, et
livrés à leurs passions orageuses, sans autre guide qu’un
pilote inexpérimenté qui méconnaît sa route,
et qui ne sait ni d’où il vient ni où il va. Je me disais:
J’aime la vérité, je la cherche, et ne puis la reconnaître;
qu’on me la montre et j’y demeure attaché: pourquoi faut-il qu’elle
se dérobe à l’empressement d’un coeur fait pour l’adorer?
[951:] Quoique j’aie souvent éprouvé de plus grands maux,
je n’ai jamais mené une vie aussi constamment désagréable
que dans ces temps de trouble et d’anxiété, où, sans
cesse errant de doute en doute, je ne rapportais de mes longues méditations
qu’incertitude, obscurité, contradictions sur la cause de mon être
et sur la règle de mes devoirs.
[952:] Comment peut-on être sceptique par système et de
bonne foi? je ne saurais le comprendre. Ces philosophes, ou n’existent
pas, ou sont les plus malheureux des hommes. Le doute sur les choses qu’il
nous importe de connaître est un état trop violent pour l’esprit
humain: il n’y résiste pas longtemps; il se décide malgré
lui de manière ou d’autre, et il aime mieux se tromper que ne rien
croire.
[953:] Ce qui redoublait mon embarras, était qu’étant
né dans une Eglise qui décide tout, qui ne permet aucun doute,
un seul point rejeté me faisait rejeter tout le reste, et que l’impossibilité
d’admettre tant de décisions absurdes me détachait aussi
de celles qui ne l’étaient pas. En me disant: Croyez tout, on m’empêchait
de rien croire, et je ne savais plus où m’arrêter.
[954:] Je consultai les philosophes, je feuilletai leurs livres, j’examinai
leurs diverses opinions; je les trouvai tous fiers, affirmatifs, dogmatiques,
même dans leur scepticisme prétendu, n’ignorant rien, ne prouvant
rien, se moquant les uns des autres; et ce point commun à tous me
parut le seul sur lequel ils ont tous raison. Triomphants quand ils attaquent,
ils sont sans vigueur en se défendant. Si vous pesez les raisons,
ils n’en ont que pour détruire; si vous comptez les voies, chacun
est réduit à la sienne; ils ne s’accordent que pour disputer;
les écouter n’était pas le moyen de sortir de mon incertitude.
[955:] Je conçus que l’insuffisance de l’esprit humain est la
première cause de cette prodigieuse diversité de sentiments,
et que l’orgueil est la seconde. Nous n’avons point la mesure de cette
machine immense, nous n’en pouvons calculer les rapports; nous n’en connaissons
ni les premières lois ni la cause finale; nous nous ignorons nous-mêmes;
nous ne connaissons ni notre nature ni notre principe actif; à peine
savons-nous si l’homme est un être simple ou composé: des
mystères impénétrables nous environnent de toutes
parts; ils sont au-dessus de la région sensible; pour les percer
nous croyons avoir de l’intelligence, et nous n’avons que de l’imagination.
Chacun se fraye, à travers ce monde imaginaire, une route qu’il
croît la bonne; nul ne peut savoir si la sienne mène au but.
Cependant nous voulons tout pénétrer, tout connaître.
La seule chose que nous ne savons point, est d’ignorer ce que nous ne pouvons
savoir. Nous aimons mieux nous déterminer au hasard, et croire ce
qui n’est pas, que d’avouer qu’aucun de nous ne peut voir ce qui est. Petite
partie d’un grand tout dont les bornes nous échappent, et que son
auteur livre à nos folles disputes, nous sommes assez vains pour
vouloir décider ce qu’est ce tout en lui-même, et ce que nous
sommes par rapport à lui.
[956:] Quand les philosophes seraient en état de découvrir
la venté, qui d’entre eux prendrait intérêt à
elle? Chacun sait bien que son système n’est pas mieux fondé
que les autres; mais il le soutient parce qu’il est à lui. Il n’y
en a pas un seul qui, venant à connaître le vrai et le faux,
ne préférât le mensonge qu’il a trouvé à
la vérité découverte par un autre. Où est le
philosophe qui, pour sa gloire, ne tromperait pas volontiers le genre humain?
Où est celui qui, dans le secret de son coeur, se propose un autre
objet que de se distinguer? Pourvu qu’il s’élève au-dessus
du vulgaire, pourvu qu’il efface l’éclat de ses concurrents, que
demande-t-il de plus? L’essentiel est de penser autrement que les autres.
Chez les croyants il est athée, chez les athées il serait
croyant.
[957:] Le premier fruit que je tirai de ces réflexions fut d’apprendre
à borner mes recherches à ce qui m’intéressait immédiatement,
à me reposer dans une profonde ignorance sur tout le reste, et à
ne m’inquiéter, jusqu’au doute, que des choses qu’il m’importait
de savoir.
[958:] Je compris encore que, loin de me délivrer de mes doutes
inutiles, les philosophes ne feraient que multiplier ceux qui me tourmentaient
et n’en résoudraient aucun. Je pris donc un autre guide et je me
dis: Consultons la lumière intérieure, elle m’égarera
moins qu’ils ne m’égarent, ou, du moins, mon erreur sera la mienne,
et je me dépraverai moins en suivant mes propres illusions qu’en
me livrant à leurs mensonges.
[959:] Alors, repassant dans mon esprit les diverses opinions qui m’avaient
tour à tour entraîné depuis ma naissance, je vis que,
bien qu’aucune d’elles ne fût assez évidente pour produire
immédiatement la conviction, elles avaient divers degrés
de vraisemblance, et que l’assentiment intérieur s’y prêtait
ou s’y refusait à différentes mesures. Sur cette première
observation, comparant entre elles toutes ces différentes idées
dans le silence des préjugés, je trouvai que la première
et la plus commune était aussi la plus simple et la plus raisonnable,
et qu’il ne lui manquait, pour réunir tous les suffrages, que d’avoir
été proposée la dernière. Imaginez tous vos
philosophes anciens et modernes ayant d’abord épuisé leurs
bizarres systèmes de force, de chances, de fatalité, de nécessité,
d’atomes, de monde animé, de matière vivante, de matérialisme
de toute espèce, et après eux tous, l’illustre Clarke éclairant
le monde, annonçant enfin l’Etre des êtres et le dispensateur
des choses: avec quelle universelle admiration, avec quel applaudissement
unanime n’eût point été reçu ce nouveau système,
si grand, si consolant, si sublime, si propre à élever l’âme,
à donner une base à la vertu, et en même temps si frappant,
si lumineux, si simple, et, ce me semble, offran moins de choses incompréhensibles
à l’esprit humain qu’il n’en trouve d’absurdes en tout autre système!
Je me disais: Les objections insolubles sont communes à tous, parce
que l’esprit de l’homme est trop borné pour les résoudre;
elles ne prouvent donc contre aucun par préférence: mais
quelle différence entre les preuves directes! celui-là seul
qui explique tout ne doit-il pas être préféré
quand il n’a pas plus de difficulté que les autres?
[960:] Portant donc en moi l’amour de la vérité pour toute
philosophie, et pour toute méthode une règle facile et simple
qui me dispense de la vaine subtilité des arguments, je reprends
sur cette règle l’examen des connaissances qui m’intéressent,
résolu d’admettre pour évidentes toutes celles auxquelles,
dans la sincérité de mon coeur, je ne pourrai refuser mon
consentement, pour vraies toutes celles qui me paraîtront avoir une
liaison nécessaire avec ces premières, et de laisser toutes
les autres dans l’incertitude, sans les rejeter ni les admettre, et sans
me tourmenter à les éclaircir quand elles ne mènent
à rien d’utile pour la pratique.
[961:] Mais qui suis-je? quel droit ai-je de juger les choses? et qu’est-ce
qui détermine mes jugements? S’ils sont entraînés,
forcés par les impressions que je reçois, je me fatigue en
vain à ces recherches, elles ne se feront point, ou se feront d’elles-mêmes
sans que je me mêle de les diriger. Il faut donc tourner d’abord
mes regards sur moi pour connaître l’instrument dont je veux me servir,
et jusqu’à quel point je puis me fier à son usage.
[962:] J’existe, et j’ai des sens par lesquels je suis affecté.
Voilà la première vérité qui me frappe et à
laquelle je suis forcé d’acquiescer. Ai-je un sentiment propre de
mon existence, ou ne la sens-je que par mes sensations? Voilà mon
premier doute, qu’il m’est, quant à présent, impossible de
résoudre. Car, étant continuellement affecté de sensations,
ou immédiatement, ou par la mémoire, comment puis-je savoir
si le sentiment du moi est quelque chose hors de ces mêmes sensations,
et s’il peut être indépendant d’elles?
[963:] Mes sensations se passent en moi, puisqu’elles me font sentir
mon existence; mais leur cause m’est étrangère, puisqu’elles
m’affectent malgré que j’en aie, et qu’il ne dépend de moi
ni de les produire ni de les anéantir. Je conçois donc clairement
que ma sensation qui est en moi, et sa cause ou son objet qui est hors
de moi, ne sont pas la même chose.
[964:] Ainsi, non seulement j’existe, mais il existe d’autres êtres,
savoir, les objets de mes sensations; et quand ces objets ne seraient que
des idées, toujours est-il vrai que ces idées ne sont pas
moi.
[965:] Or, tout ce que je sens hors de moi et qui agit sur mes sens,
je l’appelle matière; et toutes les portions de matière que
je conçois réunies en êtres individuels, je les appelle
des corps. Ainsi toutes les disputes des idéalistes et des matérialistes
ne signifient rien pour moi: leurs distinctions sur l’apparence et la réalité
des corps sont des chimères.
[966:] Me voici déjà tout aussi sûr de l’existence
de l’univers que de la mienne. Ensuite je réfléchis sur les
objets de mes sensations; et, trouvant en moi la faculté de les
comparer, je me sens doué d’une force active que je ne savais pas
avoir auparavant.
[967:] Apercevoir, c’est sentir; comparer, c’est juger; juger et sentir
ne sont pas la même chose. Par la sensation, les objets s’offrent
à moi séparés, isolés, tels qu’ils sont dans
la nature; par la comparaison, je les remue, je les transporte pour ainsi
dire, je les pose l’un sur l’autre pour prononcer sur leur différence
ou sur leur similitude, et généralement sur tous leurs rapports.
Selon moi la faculté distinctive de l’être actif ou intelligent
est de pouvoir donner un sens à ce mot est. Je cherche en vain dans
l’être purement sensitif cette force intelligente qui superpose et
puis qui prononce; je ne la saurais voir dans sa nature. Cet être
passif sentira chaque objet séparément, ou même il
sentira l’objet total formé des deux; mais, n’ayant aucune force
pour les replier l’un sur l’autre, il ne les comparera jamais, il ne les
jugera point.
[968:] Voir deux objets à la fois, ce n’est pas voir leurs rapports
ni juger de leurs différences; apercevoir plusieurs objets les uns
hors des autres n’est pas les nombrer. Je puis avoir au même instant
l’idée d’un grand bâton et d’un petit bâton sans les
comparer, sans juger que l’un est plus petit que l’autre, comme je puis
voir à la fois ma main entière, sans faire le compte de mes
doigts. Ces idées comparatives, plus grand, plus petit, de même
que les idées numériques d’un, de deux, etc., ne sont certainement
pas des sensations, quoique mon esprit ne les produise qu’à l’occasion
de mes sensations.
[969:] On nous dit que l’être sensitif distingue les sensations
les unes des autres par les différences qu’ont entre elles ces mêmes
sensations: ceci demande explication. Quand les sensations sont différentes,
l’être sensitif les distingue par leurs différences: quand
elles sont semblables, il les distingue parce qu’il sent les unes hors
des autres. Autrement, comment dans une sensation simultanée distinguerait-il
deux objets égaux? il faudrait nécessairement qu’il confondît
ces deux objets et les prît pour le même, surtout dans un système
où l’on prétend que les sensations représentatives
de l’étendue ne sont point étendues.
[970:] Quand les deux sensations à comparer sont aperçues,
leur impression est faite, chaque objet est senti, les deux sont sentis,
mais leur rapport n’est pas senti pour cela. Si le jugement de ce rapport
n’était qu’une sensation, et me venait uniquement de l’objet, mes
jugements ne me tromperaient jamais, puisqu’il n’est jamais faux que je
sente ce que je sens.
[971:] Pourquoi donc est-ce que je me trompe sur le rapport de ces deux
bâtons, surtout s’ils ne sont pas parallèles? Pourquoi dis-je,
par exemple, que le petit bâton est le tiers du grand, tandis qu’il
n’en est que le quart? Pourquoi l’image, qui est la sensation, n’est-elle
pas conforme à son modèle, qui est l’objet? C’est que je
suis actif quand je juge, que l’opération qui compare est fautive,
et que mon entendement, qui juge les rapports, mêle ses erreurs à
la vérité des sensations, qui ne montrent que les objets.
[972:] Ajoutez à cela une réflexion qui vous frappera,
je m’assure, quand vous y aurez pensé; c’est que, si nous étions
purement passifs dans l’usage de nos sens, il n’y aurait entre eux aucune
communication; il nous serait impossible de connaître que le corps
que nous touchons et l’objet que nous voyons sont le même. Ou nous
ne sentirions jamais rien hors de nous, ou il y aurait pour nous cinq substances
sensibles, dont nous n’aurions nul moyen d’apercevoir l’identité.
[973:] Qu’on donne tel ou tel nom à cette force de mon esprit
qui rapproche et compare mes sensations; qu’on l’appelle attention, méditation,
réflexion, ou comme on voudra; toujours est-il vrai qu’elle est
en moi et non dans les choses, que c’est moi seul qui la produis, quoique
je ne la produise qu’à l’occasion de l’impression que font sur moi
les objets. Sans être maître de sentir ou de ne pas sentir,
je le suis d’examiner plus ou moins ce que je sens.
[974:] Je ne suis donc pas simplement un être sensitif et passif,
mais un être actif et intelligent, et, quoi qu’en dise la philosophie,
j’oserai prétendre à l’honneur de penser. Je sais seulement
que la vérité est dans les choses et non pas dans mon esprit
qui les juge, et que moins je mets du mien dans les jugements que j’en
porte, plus je suis sûr d’approcher de la vérité: ainsi
ma règle de me livrer au sentiment plus qu’à la raison est
confirmée par la raison même.
[975:] M’étant, pour ainsi dire, assuré de moi-même,
je commence à regarder hors de moi, et je me considère avec
une sorte de frémissement, jeté, perdu dans ce vaste univers,
et comme noyé dans l’immensité des êtres, sans rien
savoir de ce qu’ils sont, ni entre eux, ni par rapport à moi. Je
les étudie, je les observe; et le premier objet qui se présente
à moi pour les comparer, c’est moi-même.
[976:] Tout ce que j’aperçois par les sens est matière,
et je déduis toutes les propriétés essentielles de
la matière des qualités sensibles qui me la font apercevoir,
et qui en sont inséparables. Je la vois tantôt en mouvement
et tantôt en repos, d’où j’infère que ni le repos ni
le mouvement ne lui sont essentiels; mais le mouvement, étant une
action, est l’effet d’une cause dont le repos n’est que l’absence. Quand
donc rien n’agit sur la matière, elle ne se meut point, et, par
cela même qu’elle est indifférente au repos et au mouvement,
son état naturel est d’être en repos.
[977:] J’aperçois dans les corps deux sortes de mouvements, savoir,
mouvement communiqué, et mouvement spontané ou volontaire.
Dans le premier, la cause motrice est étrangère au corps
mû, et dans le second elle est en lui-même. Je ne conclurai
pas de là que le mouvement d’une montre, par exemple, est spontané;
car si rien d’étranger au ressort n’agissait sur lui, il ne tendrait
point à se redresser, et ne tirerait pas la chaîne. Par la
même raison, je n’accorderai point non plus la spontanéité
aux fluides, ni au feu même qui fait leur fluidité.
[978:] Vous me demanderez si les mouvements des animaux sont spontanés;
je vous dirai que je n’en sais rien, mais que l’analogie est pour l’affirmative.
Vous me demanderez encore comment je sais donc qu’il y a des mouvements
spontanés; je vous dirai que je le sais parce que je le sens. Je
veux mouvoir mon bras et je le meus, sans que ce mouvement ait d’autre
cause immédiate que ma volonté. C’est en vain qu’on voudrait
raisonner pour détruire en moi ce sentiment, il est plus fort que
toute évidence; autant vaudrait me prouver que je n’existe pas.
[979:] S’il n’y avait aucune spontanéité dans les actions
des hommes, ni dans rien de ce qui se fait sur la terre, on n’en serait
que plus embarrassé à imaginer la première cause de
tout mouvement. Pour moi, je me sens tellement persuadé que l’état
naturel de la matière est d’être en repos, et qu’elle n’a
par elle-même aucune force pour agir, qu’en voyant un corps en mouvement
je juge aussitôt, ou que c’est un corps animé, ou que ce mouvement
lui a éte communiqué. Mon esprit refuse tout acquiescement
à l’idée de la matière non organisée se mouvant
d’elle-même, ou produisant quelque action.
[980:] Cependant cet univers visible est matière, matière
éparse et morte, qui n’a rien dans son tout de l’union, de l’organisation,
du sentiment commun des parties d’un corps animé, puisqu’il est
certain que nous qui sommes parties ne nous sentons nullement dans le tout.
Ce même univers est en mouvement, et dans ses mouvements réglés,
uniformes, assujettis à des lois constantes, il n’a rien de cette
liberté qui paraît dans les mouvements spontanés de
l’homme et des animaux. Le monde n’est donc pas un grand animal qui se
meuve de lui-même; il y a donc de ses mouvements quelque cause étrangère
àlui, laquelle je n’aperçois pas; mais la persuation intérieure
me rend cette cause tellement sensible, que je ne puis voir rouler le soleil
sans imaginer une force qui le pousse, ou que, si la terre tourne, je crois
sentir une main qui la fait tourner.
[981:] S’il faut admettre des lois générales dont je n’aperçois
point les rapports essentiels avec la matière, de quoi serai-je
avancé? Ces lois, n’étant point des êtres réels,
des substances, ont donc quelque autre fondement qui m’est inconnu. L’expérience
et l’observation nous ont fait connaître les lois du mouvement; ces
lois déterminent les effets sans montrer les causes; elles ne suffisent
point pour expliquer le système du monde et la marche de l’univers.
Descartes avec des dés fermait le ciel et la terre; mais il ne put
donner le premier branle à ces dés, ni mettre en jeu sa force
centrifuge qu’à l’aide d’un mouvement de rotation. Newton a trouvé
la loi de l’attraction; mais l’attraction seule réduirait bientôt
l’univers en une masse immobile: à cette loi il a fallu joindre
une force projectile pour faire décrire des courbes aux corps célestes.
Que Des-cartes nous dise quelle loi physique a fait tourner ses tourbillons;
que Newton nous montre la main qui lança les planètes sur
la tangente de leurs orbites.
[982:] Les premières causes du mouvement ne sont point dans la
matière; elle reçoit le mouvement et le communique, mais
elle ne le produit pas. Plus j’observe l’action et réaction des
forces de la nature agissant les unes sur les autres, plus je trouve que,
d’effets en effets, il faut toujours remonter à quelque volonté
pour première cause; car supposer un progrès de causes à
l’infini, c’est n’en point supposer du tout. En un mot, tout mouvement
qui n’est pas produit par un autre ne peut venir que d’un acte spontané,
volontaire; les corps inanimés n’agissent que par le mouvement,
et il n’y a point de véritable action sans volonté. Voilà
mon premier principe. Je crois donc qu’une volonté meut l’univers
et anime la nature. Voilà mon premier dogme, ou mon premier article
de foi.
[983:] Comment une volonté produit-elle une action physique et
corporelle? je n’en sais rien, mais j’éprouve en moi qu’elle la
produit. Je veux agir, et j’agis; je veux mouvoir mon corps, et mon corps
se meut; mais qu’un corps inanimé et en repos vienne à se
mouvoir de lui-même ou produise le mouvement, cela est incompréhensible
et sans exemple. La volonté m’est connue par ses actes, non par
sa nature. Je connais cette volonté comme cause motrice; mais concevoir
la matière productrice du mouvement, c’est clairement concevoir
un effet sans cause, c’est ne concevoir absolument rien.
[984:] Il ne m’est pas plus possible de concevoir comment ma volonté
meut mon corps, que comment mes sensations affectent mon âme. Je
ne sais pas même pourquoi l’un de ces mystères a paru plus
explicable que l’autre. Quant à moi, soit quand je suis passif,
soit quand je suis actif le moyen d’union des deux substances me paraît
absolument incompréhensible. Il est bien étrange qu’on parte
de cette incompréhensibilité même pour confondre les
deux substances, comme si des opérations de natures si différentes
s’expliquaient mieux dans un seul sujet que dans deux.
[985:] Le dogme que je viens d’établir est obscur, il est vrai;
mais enfin il offre un sens, et il n’a rien qui répugne à
la raison ni à l’observation: en peut-on dire autant du matérialisme?
N’est-il pas clair que si le mouvement était essentiel à
la matière, il en serait inséparable, il y serait toujours
en même degré, toujours le même dans chaque portion
de matière, il serait incommunicable, il ne pourrait ni augmenter
ni diminuer, et l’on ne pourrait pas même concevoir la matière
en repos? Quand on me dit que le mouvement ne lui est pas essentiel, mais
nécessaire, on veut me donner le change par des mots qui seraient
plus aisés à réfuter s’ils avaient un peu plus de
sens. Car, ou le mouvement de la matière lui vient d’elle-même,
et alors il lui est essentiel, ou, s’il lui vient d’une cause étrangère,
il n’est nécessaire à la matière qu’autant que la
cause motrice agit sur elle: nous rentrons dans la première difficulté.
[986:] Les idées générales et abstraites sont la
source des plus grandes erreurs des hommes; jamais le jargon de la métaphysique
n’a fait découvrir une seule vérité, et il a rempli
la philosophie d’absurdités dont on a honte, sitôt qu’on les
dépouille de leurs grands mots. Dites-moi, mon ami, si, quand on
vous parle d’une force aveugle répandue dans toute la nature, on
porte quelque véritable idée à votre esprit. On croit
dire quelque chose par ces mots vagues de force universelle, de mouvement
nécessaire, et l’on ne dit rien du tout. L’idée du mouvement
n’est autre chose que l’idée du transport d’un lieu à un
autre: il n’y a point de mouvement sans quelque direction; car un être
individuel ne saurait se mouvoir à la fois dans tous les sens. Dans
quel sens donc la matière se meut-elle nécessairement? Toute
la matière en corps a-t-elle un mouvement uniforme, ou chaque atome
a-t-il son mouvement propre? Selon la première idée, l’univers
entier doit former une masse solide et indivisible; selon la seconde, il
ne doit former qu’un fluide épars et incohérent, sans qu’il
soit jamais possible que deux atomes se réunissent. Sur quelle direction
se fera ce mouvement commun de toute la matière? Sera-ce en droite
ligne, en haut, en bas, à droite ou à gauche? Si chaque molécule
de matière a sa direction particulière, quelles seront les
causes de toutes ces directions et de toutes ces différences? Si
chaque atome ou molécule de matière ne faisait que tourner
sur son propre centre, jamais rien ne sortirait de sa place, et il n’y
aurait point de mouvement communiqué; encore même faudrait-il
que ce mouvement circulaire fût déterminé dans quelque
sens. Donner à la matière le mouvement par abstraction, c’est
dire des mots qui ne signifient rien; et lui donner un mouvement déterminé,
c’est supposer une cause qui le détermine. Plus je multiplie les
forces particulières, plus j’ai de nouvelles causes à expliquer,
sans jamais trouver aucun agent commun qui les dirige. Loin de pouvoir
imaginer aucun ordre dans le concours fortuit des éléments,
je n’en puis pas même imaginer le combat, et le chaos de l’univers
m’est plus inconcevable que son harmonie. Je comprends que le mécanisme
du monde peut n’être pas intelligible àl’esprit humain; mais
sitôt qu’un homme se mêle de l’expliquer, il doit dire des
choses que les hommes entendent.
[987:] Si la matière mue me montre une volonté, la matière
mue selon de certaines lois me montre une intelligence: c’est mon second
article de foi. Agir, comparer, choisir, sont les opérations d’un
être actif et pensant: donc cet être existe. Où le voyez-vous
exister? m’allez-vous dire. Non seulement dans les cieux qui roulent, dans
l’astre qui nous éclaire; non seulement dans moi-même, mais
dans la brebis qui paît, dans l’oiseau qui vole, dans la pierre qui
tombe, dans la feuille qu’emporte le vent.
[988:] Je juge de l’ordre du monde quoique j’en ignore la fln, parce
que pour juger de cet ordre il me suffit de comparer les parties entre
elles, d’étudier leur concours, leurs rapports, d’en remarquer le
concert. J’ignore pourquoi l’univers existe; mais je ne laisse pas de voir
comment il est modifié: je ne laisse pas d’apercevoir l’intime correspondance
par laquelle les êtres qui le composent se prêtent un secours
mutuel. Je suis comme un homme qui verrait pour la première fois
une montre ouverte, et qui ne laisserait pas d’en admirer l’ouvrage, quoiqu’il
ne connût pas l’usage de la machine et qu’il n’eût point vu
le cadran. Je ne sais, dirait-il, à quoi le tout est bon; mais je
vois que chaque pièce est faite pour les autres; j’admire l’ouvrier
dans le détail de son ouvrage, et je suis bien sûr que tous
ces rouages ne marchent ainsi de concert que pour une fin commune qu’il
m’est impossible d’apercevoir.
[989:] Comparons les fins particulières, les moyens, les rapports
ordonnés de toute espèce, puis écoutons le sentiment
intérieur; quel esprit sain peut se refuser à son témoignage?
A quels yeux non prévenus l’ordre sensible de l’univers n’annonce-t-il
pas une suprême intelligence? Et que de sophismes ne faut-il point
entasser pour méconnaître l’harmonie des êtres et l’admirable
concours de chaque pièce pour la conservation des autres? Qu’on
me parle tant qu’on voudra de combinaisons et de chances; que vous sert
de me réduire au silence, si vous ne pouvez m’amener à la
persuasion? Et comment m’ôterez-vous le sentiment involontaire qui
vous dément toujours malgré moi? Si les corps organisés
se sont combinés fortuitement de mille manières avant de
prendre des formes constantes, s’il s’est formé d’abord des estomacs
sans bouches, des pieds sans têtes, des mains sans bras, des organes
imparfaits de toute espèce qui sont péris faute de pouvoir
se conserver, pourquoi nul de ces informes essais ne frappe-t-il plus nos
regards? Pourquoi la nature s’est-elle enfin prescrit des lois auxquelles
elle n’était pas d’abord assujettie? Je ne dois point être
surpris qu’une chose arrive lorsqu’elle est possible, et que la difficulté
de l’événement est compensée par la quantité
des jets; j’en conviens. Cependant, si l’on venait me dire que des caractères
d’imprimerie projetés au hasard ont donné l’Enéide
tout arrangée, je ne daignerais pas faire un pas pour aller vérifier
le mensonge. Vous oubliez, me dira-t-on, la quantité des jets. Mais
de ces jets-là combien faut-il que j’en suppose pour rendre la combinaison
vraisemblable? Pour moi, qui n’en vois qu’un seul, j’ai l’infini à
parier contre un que son produit n’est point l’effet du hasard. Ajoutez
que des combinaisons et des chances ne donneront jamais que des produits
de même nature que les éléments combinés, que
l’organisation et la vie ne résulteront point d’un jet d’atomes,
et qu’un chimiste combinant des mixtes ne les fera point sentir et penser
dans son creuset.
[990:] J’ai lu Nieuwentit avec surprise, et presque avec scandale. Comment
cet homme a-t-il pu vouloir faire un livre des merveilles de la nature,
qui montrent la sagesse de son auteur? Son livre serait aussi gros que
le monde, qu’il n’aurait pas épuisé son sujet; et sitôt
qu’on veut entrer dans les détails, la plus grande merveille échappe,
qui est l’harmonie et l’accord du tout. La seule génération
des corps vivants et organisés est l’abîme de l’esprit humain;
la barrière insurmontable que la nature a mise entre les diverses
espèces, afin qu’elles ne se confondissent pas, montre ses intentions
avec la dernière évidence. Elle ne s’est pas contentée
d’établir l’ordre, elle a pris des mesures certaines pour que rien
ne pût le troubler.
[991:] Il n’y a pas un être dans l’univers qu’on ne puisse, àquelque
égard, regarder comme le centre commun de tous les autres, autour
duquel ils sont tous ordonnés, en sorte qu’ils sont tous réciproquement
fins et moyens les uns relativement aux autres. L’esprit se confond et
se perd dans cette infinité de rapports, dont pas un n’est confondu
ni perdu dans la foule. Que d’absurdes suppositions pour déduire
toute cette harmonie de l’aveugle mécanisme de la matière
mue fortuitement! Ceux qui nient l’unité d’intention qui se manifeste
dans les rapports de toutes les parties de ce grand tout, ont beau couvrir
leur galimatias d’abstractions, de coordinations, de principes généraux,
de termes emblématiques; quoi qu’ils fassent, il m’est impossible
de concevoir un système d’êtres si constamment ordonnés,
que je ne conçoive une intelligence qui l’ordonne. Il ne dépend
pas de moi de croire que la matière passive et morte a pu produire
des êtres vivants et sentants, qu’une fatalité aveugle a pu
produire des êtres intelligents, que ce qui ne pense point a pu produire
des êtres qui pensent.
[992:] Je crois donc que le monde est gouverné par une volonté
puissante et sage; je le vois, ou plutôt je le sens, et cela m’importe
à savoir. Mais ce même monde est-il éternel ou créé?
Y a-t-il un principe unique des choses? Y en a-t-il deux ou plusieurs?
Et quelle est leur nature? Je n’en sais rien, et que m’importe. A mesure
que ces connaissances me deviendront intéressantes, je m’efforcerai
de les acquérir; jusque-là je renonce à des questions
oiseuses qui peuvent inquiéter mon amour-propre, mais qui sont inutiles
à ma conduite et supérieures à ma raison.
[993:] Souvenez-vous toujours que je n’enseigne point mon sentiment,
je l’expose. Que la matière soit éternelle ou créée,
qu’il y ait un principe passif ou qu’il n’y en ait point; toujours est-il
certain que le tout est un, et annonce une intelligence unique; car je
ne vois rien qui ne soit ordonné dans le même système,
et qui ne concoure à la même fln, savoir la conservation du
tout dans l’ordre établi. Cet être qui veut et qui peut, cet
être actif par lui-même, cet être enfin, quel qu’il soit,
qui meut l’univers et ordonne toutes choses, je l’appelle Dieu. Je joins
à ce nom les idées d’intelligence, de puissance, de volonté,
que j’ai rassemblées, et celle de bonté qui en est une suite
nécessaire; mais je n’en connais pas mieux l’être auquel je
l’ai donné; il se dérobe également à mes sens
et à mon entendement; plus j’y pense, plus je me confonds; je sais
très certainement qu’il existe, et qu’il existe par lui-même:
je sais que mon existence est subordonnée à la sienne, et
que toutes les choses qui me sont connues sont absolument dans le même
cas. J’aperçois Dieu partout dans ses oeuvres; je le sens en moi,
je le vois tout autour de moi; mais sitôt que je veux le contempler
en lui-même, sitôt que je veux chercher où il est, ce
qu’il est, quelle est sa substance, il m’échappe et mon esprit troublé
n’aperçoit plus rien.
[994:] Pénétré de mon insuffisance, je ne raisonnerai
jamais sur la nature de Dieu, que je n’y sois forcé par le sentiment
de ses rapports avec moi. Ces raisonnements sont toujours téméraires,
un homme sage ne doit s’y livrer qu’en tremblant, et sûr qu’il n’est
pas fait pour les approfondir: car ce qu’il y a de plus injurieux à
la Divinité n’est pas de n’y point penser, mais d’en mal penser.
[995:] Après avoir découvert ceux de ses attributs par
lesquels je conçois mon existence, je reviens à moi, et je
cherche quel rang j’occupe dans l’ordre des choses qu’elle gouverne, et
que je puis examiner. Je me trouve incontestablement au premier par mon
espèce; car, par ma volonté et par les instruments qui sont
en mon pouvoir pour l’exécuter, j’ai plus de force pour agir sur
tous les corps qui m’environnent, ou pour me prêter ou me dérober
comme il me plaît à leur action, qu’aucun d’eux n’en a pour
agir sur moi malgré moi par la seule impulsion physique; et, par
mon intelligence, je suis le seul qui ait inspection sur le tout. Quel
être ici-bas, hors l’homme, sait observer tous les autres, mesurer,
calculer, prévoir leurs mouvements, leurs effets, et joindre, pour
ainsi dire, le sentiment de l’existence commune à celui de son existence
individuelle? Qu’y a-t-il de si ridicule à penser que tout est fait
pour moi, si je suis le seul qui sache tout rapporter à lui?
[996:] Il est donc vrai que l’homme est le roi de la terre qu’il habite;
car non seulement il dompte tous les animaux, non seulement il dispose
des éléments par son industrie, mais lui seul sur la terre
en sait disposer, et il s’approprie encore, par la contemplation, les astres
mêmes dont il ne peut approcher. Qu’on me montre un autre animal
sur la terre qui sache faire usage du feu, et qui sache admirer le soleil.
Quoi! je puis observer, connaître les êtres et leurs rapports?
je puis sentir ce que c’est qu’ordre, beauté, vertu; je puis contempler
l’univers, m’élever à la main qui le gouverne; je puis aimer
le bien, le faire; et je me comparerais aux bêtes! Ame abjecte, c’est
ta triste philosophie qui te rend semblable à elles: ou plutôt
tu veux en vain t’avilir, ton génie dépose contre tes principes,
ton coeur bienfaisant dément ta doctrine, et l’abus même de
tes facultés prouve leur excellence en dépit de toi.
[997:] Pour moi qui n’ai point de système à soutenir,
moi, homme simple et vrai, que la fureur d’aucun parti n’entraîne
et qui n’aspire point à l’honneur d’être chef de secte, content
de la place où Dieu m’a mis, je ne vois rien, après lui,
de meilleur que mon espèce; et si j’ avais à choisir ma place
dans l’ordre des êtres, que pourrais-je choisir de plus que d’être
homme?
[998:] Cette réflexion m’enorgueillit moins qu’elle ne me touche;
car cet état n’est point de mon choix, et il n ‘était pas
dû au mérite d’un être qui n existait pas encore. Puis-je
me voir ainsi distingué sans me féliciter de remplir ce poste
honorable, et sans bénir la main qui m’y a placé? De mon
premier retour sur moi naît dans mon coeur un sentiment de reconnaissance
et de bénédiction pour l’auteur de mon espèce, et
de ce sentiment mon premier hommage à la Divinité bienfaisante.
J’adore la puissance suprême et je m’attendris sur ses bienfaits.
Je n’ai pas besoin qu’on m’enseigne ce culte, il m’est dicté par
la nature elle-même. N’est-ce pas une conséquence naturelle
de l’amour de soi, d’honorer ce qui nous protège, et d’aimer ce
qui nous veut du bien?
[999:] Mais quand, pour connaître ensuite ma place individuelle
dans mon espèce, j’en considère les divers rangs et les hommes
qui les remplissent, que deviens-je? Quel spectacle! Où est l’ordre
que j’avais observé? Le tableau de la nature ne m’offrait qu’harmonie
et proportions, celui du genre humain ne m’offre que confusion, désordre!
Le concert règne entre les éléments, et les hommes
sont dans le chaos! Les animaux sont heureux, leur roi seul est misérable!
O sagesse, où sont tes lois? O Providence, est-ce ainsi que tu régis
le monde? Etre bienfaisant, qu’est devenu ton pouvoir? Je vois le mal sur
la terre.
[1000:] Croiriez-vous, mon bon ami, que de ces tristes réflexions
et de ces contradictions apparentes se formèrent dans mon esprit
les sublimes idées de l’âme, qui n’avaient point jusque-là
résulté de mes recherches? En méditant sur la nature
de l’homme, j’y crus découvrir deux principes distincts, dont l’un
l’élevait à l’étude des vérités éternelles,
à l’amour de la justice et du beau moral, aux régions du
monde intellectuel dont la contemplation fait les délices du sage,
et dont l’autre le ramenait bassement en lui-même, l’asservissait
à l’empire des sens, aux passions qui sont leurs ministres, et contrariait
par elles tout ce que lui inspirait le sentiment du premier. En me sentant
entraîné, combattu par ces deux mouvements contraires, je
me disais: Non, l’homme n’est point un: je veux et je ne veux pas, je me
sens à la fois esclave et libre; je vois le bien, je l’aime, et
je fais le mal; je suis actif quand j’écoute la raison, passif quand
mes passions m’entraînent; et mon pire tourment quand je succombe
est de sentir que j’ai pu résister.
[1001:] Jeune homme, écoutez avec confiance, je serai toujours
de bonne foi. Si la conscience est l’ouvrage des préjugés,
j’ai tort, sans doute, et il n’y a point de morale démontrée;
mais si se préférer à tout est un penchant naturel
à l’homme, et si pourtant le premier sentiment de la justice est
inné dans le coeur humain, que celui qui fait de l’homme un être
simple lève ces contradictions, et je ne reconnais plus qu’une substance.
[1002:] Vous remarquerez que, par ce mot de substance, j’entends en
général l’être doué de quelque qualité
primitive, et abstraction faite de toutes modifications particulières
ou secondaires. Si donc toutes les qualités primitives qui nous
sont connues peuvent se réunir dans un même être, on
ne doit admettre qu’une substance; mais s’il y en a qui s’excluent mutuellement,
il y a autant de diverses substances qu’on peut faire de pareilles exclusions.
Vous réfléchirez sur cela; pour moi, je n’ai besoin, quoi
qu’en dise Locke, de connaître la matière que comme étendue
et divisible, pour être assuré qu’elle ne peut penser; et
quand un philosophe viendra me dire que les arbres sentent et que les roches
pensent, il aura beau m’embarrasser dans ses arguments subtils, je ne puis
voir en lui qu’un sophiste de mauvaise foi, qui aime mieux donner le sentiment
aux pierres que d’accorder une âme àl’homme.
[1003:] Supposons un sourd qui nie l’existence des sons, parce qu’ils
n’ont jamais frappé son oreille. Je mets sous ses yeux un instrument
à corde, dont je fais sonner l’unisson par un autre instrument caché:
le sourd voit frémir la corde; je lui dis: C’est le son qui fait
cela. Point du tout, répond-il; la cause du frémissement
de la corde est en elle-même; c’est une qualité commune à
tous les corps de frémir ainsi. Montrez-moi donc, reprends-je, ce
frémissement dans les autres corps, ou du moins sa cause dans cette
corde. Je ne puis, réplique le sourd; mais, parce que je ne conçois
pas comment frémit cette corde, pourquoi faut-il que j’aille expliquer
cela par vos sons, dont je n’ai pas la moindre idée? C’est expliquer
un fait obscur par une cause encore plus obscure. Ou rendez-moi vos sons
sensibles, ou je dis qu’ils n’existent pas.
[1004:] Plus je réfléchis sur la pensée et sur
la nature de l’esprit humain, plus je trouve que le raisonnement des matérialistes
ressemble à celui de ce sourd. Ils sont sourds, en effet, à
la voix intérieure qui leur crie d’un ton difficile àméconnaître:
Une machine ne pense point, il n’y a ni mouvement ni figure qui produise
la réflexion: quelque chose en toi cherche à briser les liens
qui le compriment; l’espace n’est pas ta mesure, l’univers entier n’est
pas assez grand pour toi: tes sentiments, tes désirs, ton inquiétude,
ton orgueil même, ont un autre principe que ce corps étroit
dans lequel tu te sens enchaîné.
[1005:] Nul être matériel n’est actif par lui-même,
et moi je le suis. On a beau me disputer cela, je le sens, et ce sentiment
qui me parle est plus fort que la raison qui le combat. J’ai un corps sur
lequel les autres agissent et qui agit sur eux; cette action réciproque
n’est pas douteuse; mais ma volonté est indépendante de mes
sens; je consens ou je résiste, je succombe ou je suis vainqueur,
et je sens parfaitement en moi-même quand je fais ce que j’ai voulu
faire, ou quand je ne fais que céder à mes passions. J’ai
toujours la puissance de vouloir, non la force d’exécuter. Quand
je me livre aux tentations, j’agis selon l’impulsion des objets externes.
Quand je me reproche cette faiblesse, je n’écoute que mn volonté;
je suis esclave par mes vices, et libre par mes remords; le sentiment de
ma liberté ne s’efface en moi que quand je me déprave, et
que j’empêche enfin la voix de l’âme de s’élever contre
la loi du corps.
[1006:] Je ne connais la volonté que par le sentiment de la mienne,
et l’entendement ne m’est pas mieux connu. Quand on me demande quelle est
la cause qui détermine ma volonté, je demande à mon
tour quelle est la cause qui détermine mon jugement: car il est
clair que ces deux causes n’en font qu’une; et si l’on comprend bien que
l’homme est actif dans ses jugements, que son entendement n’est que le
pouvoir de comparer et de juger, on verra que sa fierté n’est qu’un
pouvoir semblable, ou dérivé de celui-là; il choisit
le bon comme il a jugé le vrai; s’il juge faux, il choisit mal.
Quelle est donc la cause qui détermine sa volonté? C’est
son jugement. Et quelle est la cause qui détermine son jugement?
C’est sa faculté intelligente, c’est sa puissance de juger; la cause
déterminante est en lui-même. Passé cela, je n’entends
plus rien.
[1007:] Sans doute je ne suis pas libre de ne pas vouloir mon propre
bien, je ne suis pas libre de vouloir mon mal; mais ma liberté consiste
en cela même que je ne puis vouloir que ce qui m’est convenable,
ou que j’estime tel, sans que rien d’étranger à moi me détermine.
S’ensuit-il que je ne sois pas mon maître, parce que je ne suis pas
le maître d’être un autre que moi?
[1008:] Le principe de toute action est dans la volonté d’un
être libre; on ne saurait remonter au delà. Ce n’est pas le
mot de liberté qui ne signifie rien, c’est celui de nécessité.
Supposer quelque acte, quelque effet qui ne dérive pas d’un principe
actif, c’est vraiment supposer des effets sans cause, c’est tomber dans
le cercle vicieux. Ou il n’y a point de première impulsion, ou toute
première impulsion n’a nulle cause antérieure, et il n’y
a point de véritable volonté sans liberté. L’homme
est donc libre dans ses actions, et, comme tel, animé d’un substance
immatérielle, c’est mon troisième article de foi. De ces
trois premiers vous déduirez aisément tous les autres, sans
que je continue à les compter.
[1009:] Si l’homme est actif et libre, il agit de lui-même; tout
ce qu’il fait librement n’entre point dans le système ordonné
de la Providence, et ne peut lui être imputé. Elle ne veut
point le mal que fait l’homme, en abusant de la liberté qu’elle
lui donne; mais elle ne l’empêche pas de le faire, soit que de la
part d’un être si faible ce mal soit nul à ses yeux, soit
qu’elle ne pût l’empêcher sans gêner sa liberté
et faire un mal plus grand en dégradant sa nature. Elle l’a fait
libre afin qu’il fît non le mal, mais le bien par choix. Elle l’a
mis en état de faire ce choix en usant bien des facultés
dont elle l’a doué; mais elle a tellement borné ses forces,
que l’abus de la liberté qu’elle lui laisse ne peut troubler l’ordre
général. Le mal que l’homme fait retombe sur lui sans rien
changer au système du monde, sans empêcher que l’espèce
humaine elle-même ne se conserve malgré qu’elle en ait. Murmurer
de ce que Dieu ne l’empêche pas de faire le mal, c’est murmurer de
ce qu’il la fit d’une nature excellente, de ce qu’il mit à ses actions
la moralité qui les ennoblit, de ce qu’il lui donna droit à
la vertu. La suprême jouissance est dans le contentement de soi-même;
c’est pour mériter ce contentement que nous sommes placés
sur la terre et doués de la liberté, que nous sommes tentés
par les passions et retenus par la conscience. Que pouvait de plus en notre
faveur la puissance divine elle-même? Pouvait-elle meure de la contradiction
dans notre nature et donner le prix d’avoir bien fait à qui n’eut
pas le pouvoir de mal faire? Quoi! pour empêcher l’homme d’être
méchant, fallait-il le borner à l’instinct et le faire bête?
Non, Dieu de mon âme, je ne te reprocherai jamais de l’avoir faite
à ton image, afin que je pusse être libre, bon et heureux
comme toi.
[1010:] C’est l’abus de nos facultés qui nous rend malheureux
et méchants. Nos chagrins, nos soucis, nos peines, nous viennent
de nous. Le mal moral est incontestablement notre ouvrage, et le mal physique
ne serait rien sans nos vices, qui nous l’ont rendu sensible. N’est-ce
pas pour nous conserver que la nature nous fait sentir nos besoins? La
douleur du corps n’est-elle pas un signe que la machine se dérange,
et un avertissement d’y pourvoir? La mort... Les méchants n’empoisonnent-ils
pas leur vie et la nôtre? Qui est-ce qui voudrait toujours vivre?
La mort est le remède aux maux que vous vous faites; la nature a
voulu que vous ne souffrissiez pas toujours. Combien l’homme vivant dans
la simplicité primitive est sujet à peu de maux! Il vit presque
sans maladies ainsi que sans passions, et ne prévoit ni ne sent
la mort; quand il la sent, ses misères la lui rendent désirable:
dès lors elle n’est plus un mal pour lui. Si nous nous contentions
d’être ce que nous sommes, nous n’aurions point à déplorer
notre sort; mais pour chercher un bien-être imaginaire, nous nous
donnons mille maux réels. Qui ne sait pas supporter un peu de souffrance
doit s’attendre à beaucoup souffrir. Quand on a gâté
sa constitution par une vie déréglée, on la veut rétablir
par des remèdes; au mal qu’on sent on ajoute celui qu’on craint;
la prévoyance de la mort la rend horrible et l’accélère;
plus on la veut fuir, plus on la sent; et l’on meurt de frayeur durant
toute sa vie, en murmurant contre la nature des maux qu’on s’est faits
en l’offensant.
[1011:] Homme, ne cherche plus l’auteur du mal; cet auteur, c’est toi-même.
Il n’existe point d’autre mal que celui que tu fais ou que tu souffres,
et l’un et l’autre te vient de toi. Le mal général ne peut
être que dans le désordre, et je vois dans le système
du monde un ordre qui ne se dément point. Le mal particulier n’est
que dans le sentiment de l’être qui souffre; et ce sentiment, l’homme
ne l’a pas reçu de la nature, il se l’est donné. La douleur
a peu de prise sur quiconque, ayant peu réfléchi, n’a ni
souvenir ni prévoyance. Otez nos funestes progrès, ôtez
nos erreurs et nos vices, ôtez l’ouvrage de l’homme, et tout est
bien.
[1012:] Où tout est bien, rien n’est injuste. La justice est
inséparable de la bonté; or la bonté est l’effet nécessaire
d’une puissance sans borne et de l’amour de soi, essentiel à tout
être qui se sent. Celui qui peut tout étend, pour ainsi dire,
son existence avec celle des êtres. Produire et conserver sont l’acte
perpétuel de la puissance; elle n’agit point sur ce qui n’est pas;
Dieu n’est pas le Dieu des morts, il ne pourrait être destructeur
et méchant sans se nuire. Celui qui peut tout ne peut vouloir que
ce qui est bien. Donc l’Etre souverainement bon parce qu’il est souverainement
puissant, doit être aussi souverainement juste, autrement il se contredirait
lui-même; car l’amour de l’ordre qui le produit s’appelle bonté,
et l’amour de l’ordre qui le conserve s’appelle justice.
[1013:] Dieu, dit-on, ne doit rien à ses créatures. Je
crois qu’il leur doit tout ce qu’il leur promit en leur donnant l’être.
Or c’est leur promettre un bien que de leur en donner l’idée et
de leur en faire sentir le besoin. Plus je rentre en moi, plus je me consulte,
et plus je lis ces mots écrits dans mon âme: Sois juste, et
tu seras heureux. Il n’en est rien pourtant, à considérer
l’état présent des choses; le méchant prospère,
et le juste reste opprimé. Voyez aussi quelle indignation s’allume
en nous quand cette attente est frustrée! La conscience s’élève
et murmure contre son auteur; elle lui crie en gémissant: Tu m’as
trompé!
[1014:] Je t’ai trompé, téméraire! et qui te l’a
dit? Ton âme est-elle anéantie? As-tu cessé d’exister?
O Brutus, ô mon fils! ne souille point ta noble vie en la finissant;
ne laisse point ton espoir et ta gloire avec ton corps aux champs de Philippes.
Pourquoi dis-tu: La vertu n’est rien, quand tu vas jouir du prix de la
tienne? Tu vas mourir, penses-tu: non, tu vas vivre, et c’est alors que
je tiendrai tout ce que je t’ai promis.
[1015:] On dirait, aux murmures des impatients mortels, que Dieu leur
doit la récompense avant le mérite, et qu’il est obligé
de payer leur vertu d’avance. Oh! soyons bons premièrement, et puis
nous serons heureux. N’exigeons pas le prix avant la victoire, ni le salaire
avant le travail. Ce n’est point dans la lice, disait Plutarque, que les
vainqueurs de nos jeux sacrés sont couronnés, c’est après
qu’ils l’ont parcourue.
[1016:] Si l’âme est immatérielle, elle peut survivre au
corps; et si elle lui survit, la Providence est justifiée. Quand
je n’aurais d’autre preuve de l’immatérialité de l’âme
que le triomphe du méchant et l’oppression du juste en ce monde,
cela seul m’empêcherait d’en douter. Une si choquante dissonance
dans l’harmonie universelle me ferait chercher à la résoudre.
Je me dirais: Tout ne finit pas pour nous avec la vie, tout rentre dans
l’ordre à la mort. J’aurais, à la vérité, l’embarras
de me demander où est l’homme, quand tout ce qu’il avait de sensible
est détruit. Cette question n’est plus une difficulté pour
moi, sitôt que j’ai reconnu deux substances. Il est très simple
que, durant ma vie corporelle, n’apercevant rien que par mes sens, ce qui
ne leur est point soumis m’échappe. Quand l’union du corps et de
l’âme est rompue, je conçois que l’un peut se dissoudre, et
l’autre se conserver. Pourquoi la destruction de l’un entraînerait-elle
la destruction de l’autre? Au contraire, étant de natures si différentes,
ils étaient, par leur union, dans un état violent; et quand
cette union cesse, ils rentrent tous deux dans leur état naturel:
la substance active et vivante regagne toute la force qu’elle employait
à mouvoir la substance passive et morte. Hélas! je le sens
trop par mes vices, l’homme ne vit qu’à moitié durant sa
vie, et la vie de l’âme ne commence qu’à la mort du corps.
[1017:] Mais quelle est cette vie? et l’âme est-elle immortelle
par sa nature? Mon entendement borné ne conçoit rien sans
bornes: tout ce qu’on appelle infini m’échappe. Que puis-je nier,
affirmer? quels raisonnements puis-je faire sur ce que je ne puis concevoir?
Je crois que l’âme survit au corps assez pour le maintien de l’ordre:
qui sait si c’est assez pour durer toujours? Toutefois je conçois
comment le corps s’use et se détruit par la division des parties:
mais je ne puis concevoir une destruction pareille de l’être pensant;
et n’imaginant point comment il peut mourir, je présume qu’il ne
meurt pas. Puisque cette présomption me console et n’a rien de déraisonnable,
pourquoi craindrais-je de m’y livrer?
[1018:] Je sens mon âme, je la connais par le sentiment et par
la pensée, je sais qu’elle est, sans savoir quelle est son essence;
je ne puis raisonner sur des idées que je n’ai pas. Ce que je sais
bien, c’est que l’identité du moi ne se prolonge que par la mémoire,
et que, pour être le même en effet, il faut que je me souvienne
d’avoir été. Or je ne saurais me rappeler, après ma
mort, ce que j’ai été durant ma vie, que je ne me rappelle
aussi ce que j’ai senti, par conséquent ce que j’ai fait; et je
ne doute point que ce souvenir ne fasse un jour la félicité
des bons et le tourment des méchants. Ici-bas, mille passions ardentes
absorbent le sentiment interne, et donnent le change aux remords. Les humiliations,
les disgrâces qu’attire l’exercice des vertus, empêchent d’en
sentir tous les charmes. Mais quand, délivrés des illusions
que nous font le corps et les sens, nous jouirons de la contemplation de
l’Etre suprême et des vérités éternelles dont
il est la source, quand la beauté de l’ordre frappera toutes les
puissances de notre âme, et que nous serons uniquement occupés
àcomparer ce que nous avons fait avec ce que nous avons dû
faire, c’est alors que la voix de la conscience reprendra sa force et son
empire, c’est alors que la volupté pure qui naît du contentement
de soi-même, et le regret amer de s‘être avili, distingueront
par des sentiments inépuisables le sort que chacun se sera préparé.
Ne me demandez point, ô mon bon ami, s’il y aura d’autres sources
de bonheur et de peines; je l’ignore; et c’est assez de celles que j’imagine
pour me consoler de cette vie, et m’en faire espérer une autre.
Je ne dis point que les bons seront récompensés; car quel
autre bien peut attendre un être excellent que d’exister selon sa
nature? Mais je dis qu’ils seront heureux, parce que leur auteur, l’auteur
de toute justice, les ayant faits sensibles, ne les a pas faits pour souffrir;
et que, n’ayant point abusé de leur liberté sur la terre,
ils n’ont pas trompé leur destination par leur faute: ils ont souffert
pourtant dans cette vie, ils seront donc dédommagés dans
une autre. Ce sentiment est moins fondé sur le mérite de
l’homme que sur la notion de bonté qui me semble inséparable
de l’essence divine. Je ne fais que supposer les lois de l’ordre observées,
et Dieu constant à lui-même.
[1019:] Ne me demandez pas non plus si les tourments des méchants
seront éternels; je l’ignore encore, et n’ai point la vaine curiosité
d’éclaircir des questions inutiles. Que m’importe ce que deviendront
les méchants? Jeprends peu d’intérêt à leur
sort. Toutefois j’ai peine à croire qu’ils soient condamnés
à des tourments sans fin. Si la suprême justice se venge,
elle se venge dès cette vie. Vous et vos erreurs, ô nations!
êtes ses ministres. Elle emploie les maux que vous vous faites à
punir les crimes qui les ont attirés. C’est dans vos coeurs insatiables,
rongés d’envie, d’avarice et d’ambition, qu’au sein de vos fausses
prospérités les passions vengeresses punissent vos forfaits.
Qu’est-il besoin d’aller chercher l’enfer dans l’autre vie? il est dès
celle-ci dans le coeur des méchants.
[1020:] Où finissent nos besoins périssables, où
cessent nos désirs insensés doivent cesser aussi nos passions
et nos crimes. De quelle perversité de purs esprits seraient-ils
susceptibles? N’ayant besoin de rien, pourquoi seraient-ils méchants?
Si, destitués de nos sens grossiers, tout leur bonheur est dans
la contemplation des êtres, ils ne sauraient vouloir que le bien;
et quiconque cesse d’être méchant peut-il être à
jamais misérable? Voilà ce que j’ai du penchant à
croire, sans prendre peine à me décider là-dessus.
O Etre clément et bon! quels que soient tes décrets, je les
adore; si tu punis les méchants, j’anéantis ma faible raison
devant ta justice. Mais si les remords de ces infortunés doivent
s’éteindre avec le temps, si leurs maux doivent finir, et si la
même paix nous attend tous également un jour, je t’en loue.
Le méchant n’est-il pas mon frère? Combien de fois j’ai été
tenté de lui ressembler! Que, délivré de sa misère,
il perde aussi la malignité qui l’accompagne; qu’il soit heureux
ainsi que moi: loin d’exciter ma jalousie, son bonheur ne fera qu’ajouter
au mien.
[1021:] C’est ainsi que, contemplant Dieu dans ses oeuvres, et l’étudiant
par ceux de ses attributs qu’il m’importait de connaître, je suis
parvenu à étendre et augmenter par degrés l’idée,
d’abord imparfaite et bornée, que je me faisais de cet être
immense. Mais si cette idée est devenue plus noble et plus grande,
elle est aussi moins proportionnée à la raison humaine. A
mesure que j’approche en esprit de l’éternelle lumière, son
éclat m’éblouit, me trouble, et je suis forcé d’abandonner
toutes les notions terrestres qui m’aidaient à l’imaginer. Dieu
n’est plus corporel et sensible; la suprême Intelligence qui régit
le monde n’est plus le monde même: j’élève et fatigue
en vain mon esprit à concevoir son essence. Quand je pense que c’est
elle qui donne la vie et l’activité à la substance vivante
et active qui régit les corps animés; quand j’entends dire
que mon âme est spirituelle et que Dieu est un esprit, je m’indigne
contre cet avilissement de l’essence divine; comme si Dieu et mon âme
étaient de même nature; comme si Dieu n’était pas le
seul être absolu, le seul vraiment actif, sentant, pensant, voulant
par lui-même, et duquel nous tenons la pensée, le sentiment,
l’activité, la volonté, la liberté, l’être!
Nous ne sommes libres que parce qu’il veut que nous le soyons, et sa substance
inexplicable est à nos âmes ce que nos âmes sont à
nos corps. S’il a créé la matière, les corps, les
esprits, le monde, je n’en sais rien. L’idée de création
me confond et passe ma portée: je la crois autant que je la puis
concevoir; mais je sais qu’il a formé l’univers et tout ce qui existe,
qu’il a tout fait, tout ordonné. Dieu est éternel, sans doute;
mais mon esprit peut-il embrasser l’idée de l’éternité?
Pourquoi me payer de mots sans idée? Ce que je conçois, c’est
qu’il est avant les choses, qu’il sera tant qu’elles subsisteront, et qu’il
serait même au-delà, si tout devait finir un jour. Qu’un être
que je ne conçois pas donne l’existence à d’autres êtres,
cela n’est qu’obscur et incompréhensible; mais que l’être
et le néant se convertissent d’eux-mêmes l’un dans l’autre,
c’est une contradiction palpable, c’est une claire absurdité.
[1022:] Dieu est intelligent; mais comment l’est-il? l’homme est intelligent
quand il raisonne, et la suprême Intelligence n’a pas besoin de raisonner;
il n’y a pour elle ni prémisses ni conséquences, il n’y a
pas même de proposition: elle est purement intuitive, elle voit également
tout ce qui est et tout ce qui peut être; toutes les vérités
ne sont pour elle qu’une seule idée, comme tous les lieux un seul
point, et tous les temps un seul moment. La puissance humaine agit par
des moyens, la puissance divine agit par elle-même. Dieu peut parce
qu’il veut; sa volonté fait son pouvoir. Dieu est bon, rien n’est
plus manifeste: mais la bonté dans l’homme est l’amour de ses semblables,
et la bonté de Dieu est l’amour de l’ordre; car c’est par l’ordre
qu’il maintient ce qui existe, et lie chaque partie avec le tout. Dieu
est juste; j’en suis convaincu, c’est une suite de sa bonté; l’injustice
des hommes est leur oeuvre et non pas la sienne; le désordre moral,
qui dépose contre la Providence aux yeux des philosophes, ne fait
que la démontrer aux miens. Mais la justice de l’homme est de rendre
à chacun ce qui lui appartient, et la justice de Dieu, de demander
compte àchacun de ce qu’il lui a donné.
[1023:] Que si je viens à découvrir successivement ces
attributs dont je n’ai nulle idée absolue, c’est par des conséquences
forcées, c’est par le bon usage de ma raison; mais je les affirme
sans les comprendre, et, dans le fond, c’est n’affirmer rien. J’ai beau
me dire: Dieu est ansi, je le sens, je me le prouve; je n’en conçois
pas mieux comment Dieu peut être ainsi.
[1024:] Enfin, plus je m’efforce de contempler son essence infinie,
moins je la conçois; mais elle est, cela me suffit; moins je la
conçois, plus je l’adore. Je m’humilie, et lui dis: litre des êtres,
je suis parce que tu es; c’est m’élever à ma source que de
te méditer sans cesse. Le plus digne usage de ma raison est de s’anéantir
devant toi: c’est mon ravissement d’esprit, c’est le charme de ma faiblesse,
de me sentir accablé de ta grandeur.
[1025:] Après avoir ainsi, de l’impression des objets sensibles
et du sentiment intérieur qui me porte à juger des causes
selon mes lumières naturelles, déduit les principales vérités
qu’il m’importait de connaître, il me reste à chercher quelles
maximes j’en dois tirer pour ma conduite, et quelles règles je dois
me prescrire pour remplir ma destination sur la terre, selon l’intention
de celui qui m’y a placé. En suivant toujours ma méthode,
je ne tire point ces règles des principes d’une haute philosophie,
mais je les trouve au fond de mon coeur écrites par la nature en
caractères ineffaçables. Je n’ai qu’à me consulter
sur ce que je veux faire: tout ce que je sens être bien est bien,
tout ce que je sens être mal est mal: le meilleur de tous les casuistes
est la conscience; et ce n’est que quand on marchande avec elle qu’on a
recours aux subtilités du raisonnement. Le premier de tous les soins
est celui de soi-même: cependant combien de fois la voix intérieure
nous dit qu’en faisant notre bien aux dépens d’autrui nous faisons
mal! Nous croyons suivre l’impulsion de la nature, et nous lui résistons;
en écoutant ce qu’elle dit à nos sens, nous méprisons
ce qu’elle dit à nos coeurs; l’être actif obéit, l’être
passif commande. La conscience est la voix de l’âme, les passions
sont la voix du corps. Est-il étonnant que souvent ces deux langages
se contredisent? et alors lequel faut-il écouter? Trop souvent la
raison nous trompe, nous n’avons que trop acquis le droit de la récuser;
mais la conscience ne trompe jamais; elle est le vrai guide de l’homme:
elle est à l’âme ce que l’instinct est au corps; qui la suit
obéit à la nature, et ne craint point de s’égarer.
Ce point est important, poursuivit mon bienfaiteur, voyant que j’allais
l’interrompre: souffrez que je m’arrête un peu plus àl’éclaircir.
[1026:] Toute la moralité de nos actions est dans le jugement
que nous en portons nous-mêmes. S’il est vrai que le bien soit bien,
il doit être au fond de nos coeurs comme dans nos oeuvres, et le
premier prix de la justice est de sentir qu’on la pratique. Si la bonté
morale est conforme ànotre nature, l’homme ne saurait être
sain d’esprit ni bien constitué qu’autant qu’il est bon. Si elle
ne l’est pas, et que l’homme soit méchant naturellement, il ne peut
cesser de l’être sans se corrompre, et la bonté n’est en lui
qu’un vice contre nature. Fait pour nuire à ses semblables comme
le loup pour égorger sa proie, un homme humain serait un animal
aussi dépravé qu’un loup pitoyable; et la vertu seule nous
laisserait des remords.
[1027:] Rentrons en nous-mêmes, ô mon jeune ami! examinons,
tout intérêt personnel à part, à quoi nos penchants
nous portent. Quel spectacle nous flatte le plus, celui des tourments ou
du bonheur d’autrui? Qu’est-ce qui nous est le plus doux à faire,
et nous laisse une impression plus agréable après l’avoir
fait, d’un acte de bienfaisance ou d’un acte de méchanceté?
Pour qui vous intéressez-vous sur vos théâtres? Est-ce
aux forfaits que vous prenez plaisir? est-ce à leurs auteurs punis
que vous donnez des larmes? Tout nous est indifférent, disent-ils,
hors notre intérêt: et, tout au contraire, les douceurs de
l’amitié, de l’humanité, nous consolent dans nos peines;
et, même dans nos plaisirs, nous serions trop seuls, trop misérables,
si nous n’avions avec qui les partager. S’il n’y a rien de moral dans le
coeur de l’homme, d’où lui viennent donc ces transports d’admiration
pour les actions héroïques, ces ravissements d’amour pour les
grandes âmes? Cet enthousiasme de la vertu, quel rapport a-t-il avec
notre intérêt privé? Pourquoi voudrais-je être
Caton qui déchire ses entrailles, plutôt que César
triomphant? Otez de nos coeurs cet amour du beau, vous ôtez tout
le charme de la vie. Celui dont les viles passions ont étouffé
dans son âme étroite ces sentiments délicieux; celui
qui, àforce de se concentrer au dedans de lui, vient à bout
de n’aimer que lui-même, n’a plus de transports, son coeur glacé
ne palpite plus de joie; un doux attendrissement n’humecte jamais ses yeux;
il ne jouit plus de rien; le malheureux ne sent plus, ne vit plus; il est
déjà mort.
[1028:] Mais, quel que soit le nombre des méchants sur la terre,
il est peu de ces âmes cadavéreuses devenues insensibles,
hors leur intérêt, à tout ce qui est juste et bon.
L’iniquité ne plaît qu’autant qu’on en profite; dans tout
le reste on veut que l’innocent soit protégé. Voit-on dans
une rue ou sur un chemin quelque acte de violence et d’injustice; à
l’instant un mouvement de colère et d’indignation s’élève
au fond du coeur, et nous porte à prendre la défense de l’opprimé:
mais un devoir plus puissant nous retient, et les lois nous ôtent
le droit de protéger l’innocence. Au contraire, si quelque acte
de clémence ou de générosité frappe nos yeux,
quelle admiration, quel amour il nous inspire! Qui est-ce qui ne se dit
pas: J’en voudrais avoir fait autant? Il nous importe sûrement fort
peu qu’un homme ait été méchant ou juste il y a deux
mille ans; et cependant le même intérêt nous affecte
dans l’histoire ancienne, que si tout cela s’était passé
de nos jours. Que me font à moi les crimes de Catilina? ai-je peur
d’être sa victime? Pourquoi donc ai-je de lui la même horreur
que s’il était mon contemporain? Nous ne haïssons pas seulement
les méchants parce qu’ils nous nuisent, mais parce qu’ils sont méchants.
Non seulement nous voulons être heureux, nous voulons aussi le bonheur
d’autrui, et quand ce bonheur ne coûte rien au nôtre, il l’augmente.
Enfin l’on a, malgré soi, pitié des infortunés ;quand
on est témoin de leur mal, on en souffre. Les plus pervers ne sauraient
perdre tout à fait ce penchant; souvent il les met en contradiction
avec eux-mêmes. Le voleur qui dépouille les passants couvre
encore la nudité du pauvre; et le plus féroce assassin soutient
un homme tombant en défaillance.
[1029:] On parle du cri des remords, qui punit en secret les crimes
cachés et les met si souvent en évidence. Hélas! qui
de nous n’entendit jamais cette importune voix? On parle par expérience;
et l’on voudrait étouffer ce sentiment tyrannique qui nous donne
tant de tourment. Obéissons à la nature, nous connaîtrons
avec quelle douceur elle règne, et quel charme on trouve, après
l’avoir écoutée, à se rendre un bon témoignage
de soi. Le méchant se craint et se fuit; il s’égaye en se
jetant hors de lui-même; il tourne autour de lui des yeux inquiets,
et cherche un objet qui l’amuse; sans la satire amère, sans la raillerie
insultante, il serait toujours triste; le ris moqueur est son seul plaisir.
Au contraire, la sérénité du juste est intérieure;
son ris n’est point de malignité, mais de joie; il en porte la source
en lui-même; il est aussi gai seul qu’au milieu d’un cercle; il ne
tire pas son contentement de ceux qui l’approchent, il le leur communique.
[1030:] Jetez les yeux sur toutes les nations du monde, parcourez toutes
les histoires. Parmi tant de cultes inhumains et bizarres, parmi cette
prodigieuse diversité de moeurs et de caractères, vous trouverez
partout les mêmes idées de justice et d’honnêteté,
partout les mêmes notions de bien et de mal. L’ancien paganisme enfanta
des dieux abominables, qu’on eût punis ici-bas comme des scélérats,
et qui n’offraient pour tableau du bonheur suprême que des forfaits
à commettre et des passions àcontenter. Mais le vice, armé
d’une autorité sacrée, descendait en vain du séjour
éternel, l’instinct moral le repoussait du coeur des humains. En
célébrant les débauches de Jupiter, on admirait la
continence de Xénocrate; la chaste Lucrèce adorait l’impudique
Vénus; l’intrépide Romain sacrifiait à la Peur; il
invoquait le dieu qui mutila son père et mourait sans murmure de
la main du sien. Les plus méprisables divinités furent servies
par les plus grands hommes. La sainte voix de la nature, plus forte que
celle des dieux, se faisait respecter sur la terre, et semblait reléguer
dans le ciel le crime avec les coupables.
[1031:] Il est donc au fond des âmes un principe inné de
justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous
jugeons nos actions et celles d’autrui comme bonnes ou mauvaises, et c’est
à ce principe que je donne le nom de conscîence.
[1032:] Mais à ce mot j’entends s’élever de toutes parts
la clameur des prétendus sages: Erreurs de l’enfance, préjugés
de l’éducation! s’écrient-ils tous de concert. Il n’y a rien
dans l’esprit humain que ce qui s’y introduit par l’expérience,
et nous ne jugeons d’aucune chose que sur des idées acquises. Ils
font plus: cet accord évident et umversel de toutes les nations,
ils l’osent rejeter; et, contre l’éclatante uniformité du
jugement des hommes, ils vont chercher dans les ténèbres
quelque exemple obscur et connu d’eux seuls; comme si tous les penchants
de la nature étaient anéantis par la dépravation d’un
peuple, et que, sitôt qu’il est des monstres, l’espèce ne
fût plus rien. Mais que servent au sceptique Montaigne les tourments
qu’il se donne pour déterrer en un coin du monde une coutume opposée
aux notions de la justice? Que lui sert de donner aux plus suspects voyageurs
l’autorité qu’il refuse aux écrivains les plus célèbres?
Quelques usages incertains et bizarres fondés sur des causes locales
qui nous sont inconnues, détruiront-ils l’induction générale
tirée du concours de tous les peuples, opposés en tout le
reste, et d’accord sur ce seul point? O Montaigne! toi qui te piques de
franchise et de vérité, sois sincère et vrai, si un
philosophe peut l’être, et dis-moi s’il est quelque pays sur la terre
où ce soit un crime de garder sa foi, d’être clément,
bienfaisant, généreux; où l’homme de bien soit méprisable,
et le perfide honoré.
[1033:] Chacun, dit-on, concourt au bien public pour son intérêt.
Mais d’où vient donc que le juste y concourt à son préjudice?
Qu’est-ce qu’aller à la mort pour son intérêt? Sans
doute nul n’agit que pour son bien; mais s’il est un bien moral dont il
faut tenir compte, on n’expliquera jamais par l’intérêt propre
que les actions des méchants. Il est même à croire
qu’on ne tentera point d’aller plus loin. Ce serait une trop abominable
philosophie que celle où l’on serait embarrassé des actions
vertueuses; où l’on ne pourrait se tirer d’affaire qu’en leur controuvant
des intentions basses et des motifs sans vertu; où l’on serait forcé
d’avilir Socrate et de calomnier Régulus. Si jamais de pareilles
doctrines pouvaient germer parmi nous, la voix de la nature, ainsi que
celle de la raison, s’élèveraient incessamment contre elles,
et ne laisseraient jamais à un seul de leurs partisans l’excuse
de l’être de bonne foi.
[1034:] Mon dessein n’est pas d’entrer ici dans des discussions métaphysiques
qui passent ma portée et la vôtre, et qui, dans le fond, ne
mènent à rien. Je vous ai déjà dit que je ne
voulais pas philosopher avec vous, mais vous aider àconsulter votre
coeur. Quand tous les philosophes prouveraient que j’ai tort, si vous sentez
que j’ai raison, je n’en veux pas davantage.
[1035:] Il ne faut pour cela que vous faire distinguer nos idées
acquises de nos sentiments naturels; car nous sentons avant de connaître;
et comme nous n’apprenons point à vouloir notre bien et à
fuir notre mal, mais que nous tenons cette volonté de la nature,
de même l’amour du bon et la haine du mauvais nous sont aussi naturels
que l’amour de nous-mêmes. Les actes de la conscience ne sont pas
des jugements, mais des sentiments. Quoique toutes nos idées nous
viennent du dehors, les sentiments qui les apprécient sont au dedans
de nous, et c’est par eux seuls que nous connaissons la convenance ou disconvenance
qui existe entre nous et les choses que nous devons respecter ou fuir.
[1036:] Exister pour nous, c’est sentir; notre sensibilité est
incontestablement antérieure à notre intelligence, et nous
avons eu des sentiments avant des idées. Quelle que soit la cause
de notre être, elle a pourvu à notre conservation en nous
donnant des sentiments convenables à notre nature; et l’on ne saurait
nier qu’au moins ceux-là ne soient innés. Ces sentiments,
quant à l’individu, sont l’amour de soi, la crainte de la douleur,
l’horreur de la mort, le désir du bien-être. Mais si, comme
on n’en peut douter, l’homme est sociable par sa nature, ou du moins fait
pour le devenir, il ne peut l’être que par d’autres sentiments innés,
relatifs à son espèce; car, à ne considérer
que le besoin physique, il doit certainement disperser les hommes au lieu
de les rapprocher. Or c’est du système moral formé par ce
double rapport à soi-même et à ses semblables que naît
l’impulsion de la conscience. Connaître le bien, ce n’est pas l’aimer:
l’homme n’en a pas la connaissance innée, mais sitôt que sa
raison le lui fait connaître, sa conscience le porte à l’aimer:
c’est ce sentiment qui est inné.
[1037:] Je ne crois donc pas, mon ami, qu’il soit impossible d’expliquer
par des conséquences de notre nature le principe immédiat
de la conscience, indépendant de la raison même. Et quand
cela serait impossible, encore ne serait-il pas nécessaire: car,
puisque ceux qui nient ce principe admis et reconnu par tout le genre humain
ne prouvent point qu’il n’existe pas, mais se contentent de l’affirmer;
quand nous affirmons qu’il existe, nous sommes tout aussi bien fondés
qu’eux, et nous avons de plus le témoignage intérieur, et
la voix de la conscience qui dépose pour elle-même. Si les
premières lueurs du jugement nous éblouissent et confondent
d’abord les objets à nos regards, attendons que nos faibles yeux
se rouvrent, se raffermissent; et bientôt nous reverrons ces mêmes
objets aux lumières de la raison, tels que nous les montrait d’abord
la nature: ou plutôt soyons plus simples et moins vains; bornons-nous
aux premiers sentiments que nous trouvons en nous-mêmes, puisque
c’est toujours à eux que l’étude nous ramène quand
elle ne nous a point égarés.
[1038:] Conscience! conscience! instinct divin, immortelle et céleste
voix; guide assuré d’un être ignorant et borné, mais
intelligent et libre; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l’homme
semblable à Dieu, c’est toi qui fais l’excellence de sa nature et
la moralité de ses actions; sans toi je ne sens rien en moi qui
m’élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège
de m’égarer d’erreurs en erreurs à l’aide d’un entendement
sans règle et d’une raison sans principe.
[1039:] Grâce au ciel, nous voilà délivrés
de tout cet effrayant appareil de philosophie: nous pouvons être
hommes sans être savants; dispensés de consumer notre vie
à l’étude de la morale, nous avons à moindres frais
un guide plus assuré dans ce dédale immense des opinions
humaines. Mais ce n’est pas assez que ce guide existe, il faut savoir le
reconnaître et le suivre. S’il parle à tous les coeurs, pourquoi
donc y en a-t-il si peu qui l’entendent? Eh! c’est qu’il nous parle la
langue de la nature, que tout nous a fait oublier. La conscience est timide,
elle aime la retraite et la paix; le monde et le bruit l’épouvantent:
les préjugés dont on la fait naître sont ses plus cruels
ennemis; elle fuit ou se tait devant eux: leur voix bruyante étouffe
la sienne et l’empêche de se faire entendre; le fanatisme ose la
contrefaire, et dicter le crime en son nom. Elle se rebute enfin à
force d’être éconduite; elle ne nous parle plus, elle ne nous
répond plus, et, après de si longs mépris pour elle,
il en coûte autant de la rappeler qu’il en coûta de la bannir.
[1040:] Combien de fois je me suis lassé dans mes recherches
de la froideur que je sentais en moi! Combien de fois la tristesse et l’ennui,
versant leur poison sur mes premières méditations, me les
rendirent insupportables? Mon coeur aride ne donnait qu’un zèle
languissant et tiède à l’amour de la vérité.
Je me disais: Pourquoi me tourmenter àchercher ce qui n’est pas?
Le bien moral n’est qu’une chimère; il n’y a rien de bon que les
plaisirs des sens. O quand on a une fois perdu le goût des plaisirs
de l’âme, qu’il est difficile de le reprendre! Qu’il est plus difficile
encore de le prendre quand on ne l’a jamais eu! S’il existait un homme
assez misérable pour n’avoir rien fait en toute sa vie dont le souvenir
le rendit content de lui-même et bien aise d’avoir vécu, cet
homme serait incapable de jamais se connaître; et, faute de sentir
quelle bonté convient à sa nature, il resterait méchant
par force et serait éternellement malheureux. Mais croyez-vous qu’il
y ait sur la terre entière un seul homme assez dépravé
pour n’avoir jamais livré son coeur à la tentation de bien
faire? Cette tentation est si naturelle et si douce, qu’il est impossible
de lui résister toujours; et le souvenir du plaisir qu’elle a produit
une fois suffit pour la rappeler sans cesse. Malheureusement elle est d’abord
pénible à satîsfaire; on a mille raisons pour se refuser
au penchant de son coeur; la fausse prudence le resserre dans les bornes
du moi humain; il faut mille efforts de courage pour oser les franchir.
Se plaire à bien faire est le prix d’avoir bien fait, et ce prix
ne s’obticnt qu’après l’avoir mérité. Rien n’est plus
aimable que la vertu; mais il en faut jouir pour la trouver telle. Quand
on la veut embrasser semblable au Protée de la fable, elle prend
d’abord mille formes effrayantes, et ne se montre enfin sous la sienne
qu’à ceux qui n’ont point lâché prise.
[1041:] Combattu sans cesse par mes sentiments naturels qui parlaient
pour l’intérêt commun, et par ma raison qui rapportait tout
à moi, j’aurais flotté toute ma vie dans cette continuelle
alternative, faisant le mal, aîmant le bien, et toujours contraire
à moi-même, si de nouvelles lumières n’eussent éclairé
mon coeur, si la vérité, qui fixa mes opinions, n’eût
encore assuré ma conduite et ne m’eût mis d’accord avec moi.
On a beau vouloir établir la vertu par la raison seule, quelle solide
base peut-on lui donner? La vertu, disent-ils, est l’amour de l’ordre.
Mais cet amour peut-il donc et doit-il l’emporter en moi sur celui de mon
bien-être? Qu’ils me donnent une rat-son claire et suffisante pour
le préférer. Dans le fond leur prétendu principe est
un pur jeu de mots; car je dis aussi, moi, que le vice est l’amour de l’ordre,
pris dans un sens différent. Il y a quelque ordre moral partout
où il y a sentiment et intelligence. La différence est que
le bon s’ordonne par rapport au tout, et que le méchant ordonne
le tout par rapport à lui. Celui-ci se fait le centre de toutes
choses; l’autre mesure son rayon et se tient à la circonférence.
Alors il est ordonné par rapport au centre commun, qui est Dieu,
et par rapport à tous les cercles concentriques, qui sont les créatures.
Si la Divinité n’est pas, il n’y a que le méchant qui raisonne,
le bon n’est qu’un insense.
[1042:] O mon enfant, puissiez-vous sentir un jour de quel poids on
est soulagé, quand, après avoir épuisé la vanité
des opinions humaines et goûté l’amertume des passions, on
trouve enfin si près de soi la route de la sagesse, le prix des
travaux de cette vie, et la source du bonheur dont on a désespéré!
Tous les devoirs de la loi naturelle, presque effacés de mon coeur
par l’injustice des hommes, s’y retracent au nom de l’éternelle
justice qui me les impose et qui me les voit remplir. Je ne sens plus en
moi que l’ouvrage et l’instrument du grand Etre qui veut le bien, qui le
fait, qui fera le mien par le concours de mes volontés aux siennes
et par le bon usage de ma liberté: j’acquiesce à l’ordre
qu’il établit, sûr de jouir moi-même un jour de cet
ordre et d’y trouver ma félicité; car quelle félicité
plus douce que de se sentir ordonné dans un système où
tout est bien? En proie à la douleur, je la supporte avec patience,
en songeant qu’elle est passagère et qu’elle vient d’un corps qui
n’est point à moi. Si je fais une bonne action sans témoin,
je sais qu’elle est vue, et je prends acte pour l’autre vie de ma conduite
en celle-ci. En souffrant une injustice, je me dis: l’Etre juste qui régit
tout saura bien m’en dédommager, les besoins de mon corps, les misères
de ma vie me rendent l’idée de la mort plus supportable. Ce seront
autant de liens de moins à rompre quand il faudra tout quitter.
[1043:] Pourquoi mon âme est-elle soumise à mes sens et
enchaînée à ce corps qui l’asservit et la gêne?
Je n’en sais rien: suis-je entré dans les décrets de Dieu?
Mais je puis, sans témérité, former de modestes conjectures.
Je me dis: Si l’esprit de l’homme fût resté libre et pur,
quel mérite aurait-il d’aimer et suivre l’ordre qu’il verrait établi
et qu’il n’aurait nul intérêt à troubler? Il serait
heureux, il est vrai; mais il manquerait à son bonheur le degré
le plus sublime, la gloire de la vertu et le bon témoignage de soi;
il ne serait que comme les anges; et sans doute l’homme vertueux sera plus
qu’eux. Unie à un corps mortel par des liens non moins puissants
qu’incompréhensibles, le soin de la conservation de ce corps excite
l’âme à rapporter tout à lui, et lui donne un intérêt
contraire à l’ordre général, qu’elle est pourtant
capable de voir et d’aimer; c’est alors que le bon usage de sa liberté
devient à la fois le mérite et la récompense, et qu’elle
se prépare un bonheur inaltérable en combattant ses passions
terrestres et se maintenant dans sa première volonté.
[1044:] Que si, même dans l’état d’abaissement où
nous sommes durant cette vie, tous nos premiers penchants sont légitimes;
si tous nos vices nous viennent de nous, pourquoi nous plaignons-nous d’être
subjugués par eux? pourquoi reprochons-nous à l’auteur des
choses les maux que nous nous faisons et les ennemis que nous armons contre
nous-mêmes? Ah! ne gâtons point l’homme; il sera toujours bon
sans peine, et toujours heureux sans remords. Les coupables qui se disent
forcés au crime sont aussi menteurs que méchants: comment
ne voient-ils point que la faiblesse dont ils se plaignent est leur propre
ouvrage; que leur première dépravation vient de leur volonté;
qu’à force de vouloir céder à leurs tentations, ils
leur cèdent enfin malgré eux et les rendent irrésistibles?
Sans doute il ne dépend plus d’eux de n’être pas méchants
et faibles, mais il dépendit d’eux de ne le pas devenir. O que nous
resterions aisément maîtres de nous et de nos passions, même
durant cette vie, si, lorsque nos habitudes ne sont point encore acquises,
lorsque notre esprit commence à s’ouvrir, nous savions l’occuper
des objets qu’il doit connaître pour apprécier ceux qu’il
ne connaît pas; si nous voulions sincèrement nous éclairer,
non pour briller aux yeux des autres, mais pour être bons et sages
selon notre nature, pour nous rendre heureux en pratiquant nos devoirs!
Cette étude nous paraît ennuyeuse et pénible, parce
que nous n’y songeons que déjà corrompus par le vice, déjà
livrés à nos passions. Nous fixons nos jugements et notre
estime avant de connaître le bien et le mal; et puis, rapportant
tout à cette fausse mesure, nous ne donnons à rien sa juste
valeur.
[1045:] Il est un âge où le coeur, libre encore, mais ardent,
inquiet, avide du bonheur qu’il ne connaît pas, le cherche avec une
curieuse incertitude, et, trompé par les sens, se fixe enfin sur
sa vaine image, et croit le trouver où il n’est point. Ces illusions
ont duré trop longtemps pour moi. Hélas! je les ai trop tard
connues, et n’ai pu tout à fait les détruire: elles dureront
autant que ce corps mortel qui les cause. Au moins elles ont beau me séduire,
elles ne m’abusent pas; je les connais pour ce qu’elles sont; en les suivant
je les méprise; loin d’y voir l’objet de mon bonheur, j’y vois son
obstacle. J’aspire au moment où, délivré des entraves
du corps, je serai moi sans contradiction, sans partage, et n’aurai besoin
que de moi pour être heureux; en attendant, je le suis dès
cette vie, parce que j’en compte pour peu tous les maux, que je la regarde
comme presque étrangère à mon être, et que tout
le vrai bien que j’en peux retirer dépend de mol.
[1046:] Pour m’élever d’avance autant qu’il se peut à
cet état de bonheur, de force et de liberté, je m’exerce
aux sublimes contemplations. Je médite sur l’ordre de l’univers,
non pour l’expliquer par de vains systèmes, mais pour l’admirer
sans cesse, pour adorer le sage auteur qui s’y fait sentir. Je converse
avec lui, je pénètre toutes mes facultés de sa divine
essence; je m’attendris à ses bienfaits, je le bénis de ses
dons; mais je ne le prie pas. Que lui demanderais-je? qu’il changeât
pour moi le cours des choses, qu’il fît des miracles en ma faveur?
Moi qui dois aimer par-dessus tout l’ordre établi par sa sagesse
et maintenu par sa providence, voudrais-je que cet ordre fût troublé
pour moi? Non, ce voeu téméraire mériterait d’être
plutôt puni qu’exaucé. Je ne lui demande pas non plus le pouvoir
de bien faire: pourquoi lui demandcr ce qu’il m’a donné? Ne m’a-t-il
pas donné la conscience pour aimer le bien, la raison pour le connaître,
la liberté pour le choisir? Si je fais le mal, je n’ai point d’excuse;
je le fais parce que je le veux: lui demander de changer nia volonté,
c’est lui demander ce qu’il me demande; c’est vouloir qu’il fasse mon oeuvre
et que j’en recueille le salaire; n’être pas content de mon état,
c’est ne vouloir plus être homme, c’est vouloir autre chose que ce
qui est, c’est vouloir le désordre et le mal. Source de justice
et de vérité, Dieu clément et bon! dans nia confiance
en toi, le suprême voeu de mon coeur est que ta volonté soit
faite. En y joignant la mienne, je fats ce que ru fais, j’acquiesce à
ton bonté; je crois partager d’avance la suprême félicité
qui en est le prix.
[1047:] Dans la juste défiance de moi-même, la seule chose
que je lui demande, ou plutôt que j’attends de sa justice, est de
redresser mon erreur si je m’égare et si cette erreur m’est dangereuse.
Pour être de bonne foi je ne me crois pas infaillible: mes opinions
qui me semblent les plus vrates sont peut-être autant de mensonges;
car quel homme ne tient pas aux siennes? et combien d’hommes sont d’accord
en tout? L’illusion qui m’abuse a beau me venir de moi, c’est lui seul
qui m’en peut guérir. J’ai fait ce que j’ai pu pour atteindre à
la vérité; mais sa source est trop élevée:
quand les forces me manquent pour aller plus loin, de quoi puis-je être
coupable? c’est à elle às’approcher.
[1048:] Le BON PRÊTRE avait parlé avec véhémence;
il était ému, je l’étais aussi. Je croyais entendre
le divin Orphée chanter les premiers hymnes, et apprendre aux hommes
le culte des dieux. Cependant je voyais des foules d’objections à
lui faire: je n’en fis pas une, parce qu’eiles étaient moins solides
qu’embarrassantes, et que la persuasion était pour lui. A mesure
qu’il me parlait selon sa conscience, la mienne semblait me confirmer ce
qu’il m’avait dit.
[1049:] Les sentiments que vous venez de m’exposer, lui dis-je, me paraissent
plus nouveaux par ce que vous avouez ignorer que par ce que vous dites
croire. J’y vois, à peu de chose près, le théisme
ou la religion naturelle, que les chrétiens affectent de confondre
avec l’athéisme ou l’irréligion, qui est la doctrine directement
opposée. Mais, dans l’état actuel de ma foi, j’ai plus à
remonter qu’à descendre pour adopter vos opinions, et je trouve
difficile de rester précisément au point où vous êtes,
àmoins d’être aussi sage que vous. Pour être au moins
aussi sincère, je veux consulter avec moi. C’est le sentiment intérieur
qui doit me conduire à votre exemple; et vous m’avez appris vous-même
qu’après lui avoir longtemps imposé silence, le rappeler
n’est pas l’affaire d’un moment. J’emporte vos discours dans mon coeur,
il faut que je les médite. Si, après m’être bien consulté,
j’en demeure aussi convaincu que vous, vous serez mon dernier apôtre,
et je serai votre prosélyte jusqu’à la mort. Continuez cependant
à m’instruire, vous ne m’avez dit que la moitié de ce que
je dois savoir. Parlez-moi de la révélation, des écritures,
de ces dogmes obscurs sur lesquels je vais errant dès mon enfance,
sans pouvoir les concevoir ni les croire, et sans savoir ni les admettre
ni les rejeter.
[1050:] Oui, mon enfant, dît-il en m’embrassant, j’achèverai
de vous dire ce que je pense; je ne veux point vous ouvrir mon coeur à
demi: mais le désir que vous me témoignez était nécessaire
pour m’autoriser à n’avoir aucune réserve avec vous. Je ne
vous ai rien dit jusqu’ici que je ne crusse pouvoir vous être utile
et dont je ne fusse intimement persuadé. L’examen qui me reste à
faire est bien différent; je n’y vois qu’embarras, mystère,
obscurité; je n’y porte qu’incertitude et défiance. Je ne
me détermine qu’en tremblant et je vous dis plutôt mes doutes
que mon avis. Si vos sentiments étaient plus stables, j’hésiterais
de vous exposer les miens; mais, dans l’état où vous êtes,
vous gagnerez à penser comme moi. Au reste, ne donnez àmes
discours que l’autorité de la raison; j’ignore si je suis dans l’erreur.
Il est difficile, quand on discute, de ne pas prendre quelquefois le ton
affirmatif; mais souvenez-vous qu’ici toutes mes affirmations ne sont que
des raisons de douter. Cherchez la vérité vous-même:
pour moi, je ne vous promets que de la bonne foi.
[1051:] Vous ne voyez dans mon exposé que la religion naturelie:
il est bien étrange qu’il en faille une autre. Par où connaîtrai-je
cette nécessité? De quoi puis-je être coupable en servant
Dieu selon les lumières qu’il donne àmon esprit et selon
les sentiments qu’il inspire à mon coeur? Quelle pureté de
morale, quel dogme utile àl’homme et honorable à son auteur
puis-je tirer d’une doctrine positive, que je ne puisse tirer sans elle
du bon usage de mes facultés? Montrez-moi ce qu’on peut ajouter,
pour la gloire de Dieu, pour le bien de la société, et pour
mon propre avantage, aux devoirs de la loi naturelle, et quelle vertu vous
ferez naître d’un nouveau culte, qui ne soit pas une conséquence
du mien. Les plus grandes idées de la Divinité nous viennent
par la raison seule. Voyez le spectacle de la nature, écoutez la
voix intérieure. Dieu n’a-t-il pas tout dit à nos yeux, ànotre
conscience, à notre jugement? Qu’est-ce que les hommes nous diront
de plus? Leurs révélations ne font que dégrader Dieu,
en lui donnant les passions humaines. Loin d’éclaircir les notions
du grand Etre, je vois que les dogmes particuliers les embrouillent; que
loin de les ennoblir, ils les avilissent; qu’aux mystères inconcevables
qui l’environnent ils ajoutent des contradictions absurdes; qu’ils rendent
l’homme orgueilleux, intolérant, cruel; qu’au lieu d’établir
la paix sur la terre, ils y portent le fer et le feu. Je me demande à
quoi bon tout cela sans savoir me répondre. Je n’y vois que les
crimes des hommes et les misères du genre humain.
[1052:] On me dit qu’il fallait une révélation pour apprendre
aux hommes la manière dont Dieu voulait être servi; on assigne
en preuve la diversité des cultes bizarres qu’ils ont institués,
et l’on ne voit pas que cette diversité même vient de la fantaisie
des révélations. Dès que les peuples se sont avisés
de faire parler Dieu, chacun l’a fait parler à sa mode et lui a
fait dire ce qu’il a voulu. Si l’on n’eût écouté que
ce que Dieu dit au coeur de l’homme, il n’y aurait jamais eu qu’une religion
sur la terre.
[1053:] Il fallait un culte uniforme; je le veux bien: mais ce point
était-il donc si important qu’il fallût tout l’appareil de
la puissance divine pour l’établir? Ne confondons point le cérémonial
de la religion avec la religion. Le culte que Dieu demande est celui du
coeur; et celui-là, quand il est sincère, est toujours uniforme.
C’est avoir une vanité bien folle de s’imaginer que Dieu prenne
un si grand intérêt à la forme de l’habit du prêtre,
à l’ordre des mots qu’il prononce, aux gestes qu’il fait à
l’autel, et à toutes ses génuflexions. Eh! mon ami, reste
de toute ta hauteur, tu seras toujours assez près de terre. Dieu
veut être adoré en esprit et en vérité: ce devoir
est de toutes les religions, de tous les pays, de tous les hommes. Quant
au culte extérieur, s’il doit être uniforme pour le bon ordre,
c’est purement une affaire de police; il ne faut point de révélation
pour cela.
[1054:] Je ne commençai pas par toutes ces réflexions.
Entraîné par les préjugés de l’éducation
et par ce dangereux amour-propre qui veut toujours porter l’homme au-dessus
de sa sphère, ne pouvant élever mes faibles conceptions jusqu’au
grand Etre, je m’efforçais de le rabaisser jusqu’à moi. Je
rapprochais les rapports infiniment éloignés qu’il a mis
entre sa nature et la mienne. Je voulais des communications plus immédiates,
des instructions plus particulières; et non content de faire Dieu
semblable àl’homme, pour être privilégié moi-même
parmi mes semblables, je voulais des lumières surnaturelles; je
voulais un culte exclusif; je voulais que Dieu m’eût dit ce qu’il
n’avait pas dit à d’autres, ou ce que d’autres n’auraient pas entendu
comme moi.
[1055:] Regardant le point où j’étais parvenu comme le
point commun d’où partaient tous les croyants pour arriver àun
culte plus éclairé, je ne trouvais dans les dogmes de la
religion naturelle que les éléments de toute religion. Je
considérais cette diversité de sectes qui règnent
sur la terre et qui s’accusent mutuellement de mensonge et d’erreur; je
demandais: Quelle est la bonne? Chacun me répondait: C’est la mienne;
chacun disait: Moi seul et mes partisans pensons juste; tous les autres
sont dans l’erreur. Et comment savez-vous que votre secte est la bonne?
Parce que Dieu l’a dît. Et qui vous dit que Dieu l’a dit? Mon pasteur,
qui le sait bien. Mon pasteur me dit d’ainsi croire, et ainsi je crois:
il m’assure que tous ceux qui disent autrement que lui mentent, et je ne
les écoute pas.
[1056:] Quoi! pensais-je, la vérité n’est-elle pas une?
et ce qui est vrai chez moi peut-il être faux chez vous? Si la méthode
de celui qui suit la bonne route et celle de celui qui s’égare est
la même, quel mérite ou quel tort a l’un de plus que l’autre?
Leur choix est l’effet du hasard; le leur imputer est iniquité,
c’est récompenser ou punir pour être né dans tel ou
tel pays. Oser dire que Dieu nous juge ainsi, c’est outrager sa justice.
[1057:] Ou toutes les religions sont bonnes et agréables à
Dieu, ou, s’il en est une qu’il prescrive aux hommes, et qu’il les punisse
de méconnaître, il lui a donné des signes certains
et manifestes pour être distinguée et connue pour la seule
véritable. Ces signes sont de tous les temps et de tous les lieux,
également sensibles à tous les hommes, grands et petits,
savants et ignorants, Européens, Indiens, Africains, Sauvages. S’il
était une religion sur la terre hors de laquelle il n’y eût
que peine éternelle, et qu’en quelque lieu du monde un seul mortel
de bonne foi n’eût pas été frappé de son évidence,
le Dieu de cette religion serait le plus inique et le plus cruel des tyrans.
[1058:] Cherchons-nous donc sincèrement la vérité?
Ne donnons rien au droit de la naissance et à l’autorité
des pères et des pasteurs, mais rappelons à l’examen de la
conscience et de la raison tout ce qu’ils nous ont appris dès notre
enfance. Ils ont beau me crier: Soumets ta raison; autant m’en peut dire
celui qui me trompe: il me faut des raisons pour soumettre ma raison.
[1059:] Toute la théologie que je puis acquérir de moi-même
par l’inspection de l’univers, et par le bon usage de mes facultés,
se borne à ce que je vous ai ci-devant expliqué. Pour en
savoir davantage, il faut recourir à des moyens extraordinaires.
Ces moyens ne sauraient être l’autorité des hommes; car, nul
homme n’étant d’une autre espèce que moi, tout ce qu’un homme
connaît naturellement, je puis aussi le connaître, et un autre
homme peut se tromper aussi bien que moi: quand je crois ce qu’il dit,
ce n’est pas parce qu’il le dit, mais parce qu’il le prouve. Le témoignage
des hommes n’est donc au fond que celui de ma raison même, et n’ajoute
rien aux moyens naturels que Dieu m’a donnés de connaître
la vérité.
[1060:] Apôtre de la vérité, qu’avez-vous donc à
me dire dont je ne reste pas le juge? Dieu lui-même a parlé:
écoutez sa révélation. C’est autre chose. Dieu a parlé!
voilà certes un grand mot. Et à qui a-t-il parlé?
Il a parlé aux hommes. Pourquoi donc n’en ai-je rien entendu? Il
a chargé d’autres hommes de vous rendre sa parole. J’entends! ce
sont des hommes qui vont me dire ce que Dieu a dit. J’aimerais mieux avoir
entendu Dieu lui-même; il ne lui en aurait pas coûté
davantage, et j’aurais été à l’abri de la séduction.
Il vous en garantit en manifestant la mission de ses envoyés. Comment
cela? Par des prodiges. Et où sont ces prodiges? Dans les livres.
Et qui a fait ces livres? Des hommes. Et qui a vu ces prodiges? Des hommes
qui les attestent. Quoi! toujours des témoignages humains! toujours
des hommes qui me rapportent ce que d’autres hommes ont rapporté!
que d’hommes entre Dieu et moi! Voyons toutefois, examinons, comparons,
vérifions. O si Dieu eût daigné me dispenser de tout
ce travail, l’en aurais-je servi de moins bon coeur?
[1061:] Considérez, mon ami, dans quelle horrible discussion
me voilà engagé; de quelle immense érudition j’ai
besoin pour remonter dans les plus hautes antiquités, pour examiner,
peser, confronter les prophéties, les révélations,
les faits, tous les monuments de foi proposés dans tous les pays
du monde, pour en assigner les temps, les lieux, les auteurs, les occasions!
Quelle justesse de critique m’est nécessaire pour distinguer les
pièces authentiques des pièces supposées; pour comparer
les objections aux réponses, les traductions aux originaux; pour
juger de l’impartialité des témoins, de leur bon sens, de
leurs lumières; pour savoir si l’on n’a rien supprimé, rien
ajouté, rien transposé, changé, falsifié; pour
lever les contradictions qui restent, pour juger quel poids doit avoir
le silence des adversaires dans les faits allégués contre
eux; si ces allégations leur ont été connues; s’ils
en ont fait assez de cas pour daigner y répondre; si les livres
étaient assez communs pour que les nôtres leur parvinssent;
sî nous avons été d’assez bonne foi pour donner cours
aux leurs parmi nous, et pour y laisser leurs plus fortes objections telles
qu’ils les avaient faites.
[1062:] Tous ces monuments reconnus pour incontestables, il faut passer
ensuite aux preuves de la mission de leurs auteurs; il faut bien savoir
les lois des sorts, les probabilités éventives, pour juger
quelle prédiction ne peut s’accomplir sans miracle; le génie
des langues originales pour distinguer ce qui est prédiction dans
ces langues, et ce qui n’est que figure oratoire; quels faits sont dans
l’ordre de la nature, et quels autres faits n’y sont pas; pour dire jusqu’à
quel point un homme adroit peut fasciner les yeux des simples, peut étonner
même les gens éclairés; chercher de quelle espèce
doit être un prodige, et quelle authenticité il doit avoir,
non seulement pour être cru, mais pour qu’on soit punissable d’en
douter; comparer les preuves des vrais et des faux prodiges, et trouver
les règles sûres pour les discerner; dire enfin pourquoi Dieu
choisit, pour attester sa parole, des moyens qui ont eux-mêmes si
grand besoin d’attestation, comme s’il se jouait de la crédulité
des hommes, et qu’il évitât à dessein les vrais moyens
de les persuader.
[1063:] Supposons que la majesté divine daigne s’abaisser assez
pour rendre un homme l’organe de ses volontés sacrées; est-il
raisonnable, est-il juste d’exiger que tout le genre humain obéisse
à la voix de ce ministre sans le lui faire connaître pour
tel? Y a-t-il de l’équité à ne lui donner, pour toutes
lettres de créance, que quelques signes particuliers faits devant
peu de gens obscurs, et dont tout le reste des hommes ne saura jamais rien
que par oui-dire? Par tous les pays du monde, si l’on tenait pour vrais
tous les prodiges que le peuple et les simples disent avoir vus, chaque
secte serait la bonne; il y aurait plus de prodiges que d’événements
naturels; et le plus grand de tous les miracles serait que là où
il y a des fanatiques persécutés, il n’y eût point
de miracles. C’est l’ordre inaltérable de la nature qui montre le
mieux la sage main qui la régit; s’il arrivait beaucoup d’exceptions,
je ne saurais plus qu’en penser; et pour moi, je crois trop en Dieu pour
croire à tant de miracles si peu dignes de lui.
[1064:] Qu’un homme vienne nous tenir ce langage: Mortels, je vous annonce
la volonté du Très-Haut; reconnaissez à ma voix celui
qui m’envoie; j’ordonne au soleil de changer sa course, aux étoiles
de former un autre arrangement, aux montagnes de s’aplanir, aux flots de
s’élever, à la terre de prendre un autre aspect. A ces merveilles,
qui ne reconnaîtra pas à l’instant le maitre de la nature!
Elle n’obéit point aux imposteurs; leurs miracles se font dans des
carrefours, dans des déserts, dans des chambres; et c’est là
qu’ils ont bon marché d’un petit nombre de spectateurs déjà
disposés à tout croire. Qui est-ce qui m’osera dire combien
il faut de témoins oculaires pour rendre un prodige digne de foi?
Si vos miracles, faits pour prouver votre doctrine, ont eux-mêmes
besoin d’être prouvés, de quoi servent-ils? autant valait
n’en point faire.
[1065:] Reste enfin l’examen le plus important dans la doctrine annoncée;
car, puisque ceux qui disent que Dieu fait ici-bas des miracles prétendent
que le diable les imite quelquefois, avec les prodiges les mieux attestés,
nous ne sommes pas plus avancés qu’auparavant; et puisque les magiciens
de Pharaon osaient, en présence même de Moîse, faire
les mêmes signes qu’il faisait par l’ordre exprès de Dieu,
pourquoi, dans son absence, n’eussent-ils pas, aux mêmes titres,
prétendu la même autorité? Ainsi donc, après
avoir prouvé la doctrine par le miracle, il faut prouver le miracle
par la doctrine, de peur de prendre l’oeuvre du démon pour l’oeuvre
de Dieu. Que pensez-vous de ce diallèle?
[1066:] Cette doctrine, venant de Dieu, doit porter le sacré
caractère de la Divinité; non seulement elle doit nous éclaircir
les idées confuses que le raisonnement en trace dans notre esprit,
mais elle doit aussi nous proposer un culte, une morale et des maximes
convenables aux attributs par lesquels seuls nous concevons son essence.
Si donc elle ne nous apprenait que des choses absurdes et sans raison,
si elle ne nous inspirait que des sentiments d’aversion pour nos semblables
et de frayeur pour nousmêmes, si elle ne nous peignait qu’un Dieu
colère, jaloux, vengeur, partial, haïssant les hommes, un Dieu
de la guerre et des combats, toujours prêt à détruire
et foudroyer, toujours parlant de tourments, de peines, et se vantant de
punir même les innocents, mon coeur ne serait point attiré
vers ce Dieu terrible, et je me garderais de quitter la religion naturelle
pour embrasser celle-là; car vous voyez bien qu’il faudrait nécessairement
opter. Votre Dieu n’est pas le nôtre, dirais-je à ses sectateurs.
Celui qui commence par se choisir un seul peuple et proscrire le reste
du genre humain, n’est pas le père commun des hommes; celui qui
destine au supplice éternel le plus grand nombre de ses créatures
n’est pas le Dieu clément et bon que ma raison m’ a montré.
[1067:] A l’égard des dogmes, elle me dit qu’ils doivent être
clairs, lumineux, frappants par leur évidence. Si la relig ion naturelle
est insuffisante, c’est par l’obscurité qu’elle laisse dans les
grandes vérités qu’elle nous enseigne: c’est à la
révélation de nous enseigner ces vérités d’une
manière sensible à l’esprit de l’homme, de les mettre à
sa portée, de les lui faire concevoir, afin qu’il les croie. La
foi s’assure et s’affermit par l’entendement; la meilleure de toutes les
religions est infailliblement la plus claire: celui qui charge de mystères,
de contradictions le culte qu’il me prêche, m’apprend par cela même
à m’en défier. Le Dieu que j’adore n’est point un Dieu de
ténèbres, il ne m’a point doué d’un entendement pour
m’en interdire l’usage: me dire de soumettre ma raison, c’est outrager
son auteur. Le ministre de la vérité ne tyrannise point ma
raison, il l’éclaire.
[1068:] Nous avons mis à part toute autorité humaine;
et, sans elle, je ne saurais voir comment un homme en peut convaincre un
autre en lui prêchant une doctrine déraisonnable. Mettons
un moment ces deux hommes aux prises, et cherchons ce qu’ils pourront se
dire dans cette âpreté de langage ordinaire aux deux partis.
[1069:] L’INSPIRÉ:
La raison vous apprend que le tout est plus grand que sa partie; mais
moi je vous apprends, de la part de Dieu, que c’est la partie qui est plus
grande que le tout.
LE RAISONNEUR:
Et qui êtes-vous pour m’oser dire que Dieu se contredit? et à
qui croirai-je par préférence, de lui qui m’apprend par la
raison les vérités éternelles, ou de vous qui m’annoncez
de sa part une absurdité?
L’INSPIRÉ:
A moi, car mon instruction est plus positive; et je vais vous prouver
invinciblement que c’est lui qui m’envoie.
LE RAISONNEUR:
Comment? vous meprouverezquec’est Dieu qui vous envoie déposer
contre lui? Et de quel genre seront vos preuves pour me convaincre qu’il
est plus cerain que Dieu me parle par votre bouche que par l’entendement
qu’il m’a donné?
L’INSPIRÉ:
L’entendement qu’il vous a donné! Homme petit et vain! comme
si vous étiez le premier impie qui s’égare dans sa raison
corrompue par le péché!
LE RAISONNEUR:
Homme de Dieu, vous ne seriez pas non plus le premier fourbe qui donne
son arrogance pour preuve de sa mission.
L’INSPIRÉ:
Quoi! les philosophes disent aussi des injures!
LE RAISONNEUR:
Quelquefois, quand les saints leur en donnent l’exemple.
L’INSPIRÉ:
Oh! moi, j’ai le droit d’en dire, je parle de la part de Dieu.
LE RAISONNEUR:
Il serait bon de montrer vos titres avant d’user de vos privilèges.
L’INSPIRÉ:
Mes titres sont authentiques, la terre et les cieux déposeront
pour moi. Suivez bien mes raisonnements, je vous prie.
LE RAISONNEUR:
Vos raisonnements! vous n’y pensez pas. M’apprendre que ma raison me
trompe, n’est-ce pas réfuter ce qu’elle m’aura dit pour vous? Quiconque
peut récuser la raison doit convaincre sans se servir d’elle. Car,
supposons qu’en raisonnant vous m’ayez convaincu; comment saurai-je si
ce n’est point ma raison corrompue par le péché qui me fait
acquiescer à ce que vous me dites? D’ailleurs, quelle preuve, quelle
démonstration pourrez-vous jamais employer plus évidente
que l’axiome qu’elle doit détruire? Il est tout aussi croyable qu’un
bon syllogisme est un mensonge, qu’il l’est que la partie est plus grande
que le tout.
L’INSPIRÉ:
Quelle différence! Mes preuves sont sans réplique; elles
sont d’un ordre surnaturel.
LE RAISONNEUR:
Surnaturel! Que signifie ce mot? Je ne l’entends pas.
L’INSPIRÉ:
Des changements dans l’ordre de la nature, des prophéties, des
miracles, des prodiges de toute espèce.
LE RAISONNEUR:
Des prodiges! des miracles! Je n’ai jamais rien vu de tout cela.
L’INSPIRÉ:
D’autres l’ont vu pour vous. Des nuées de témoins... le
témoignage des peuples...
LE RAISONNEUR:
Le témoignage des peuples est-il d’un ordre surnaturel ?
L’INSPIRÉ:
Non; mais quand il est unanime, il est incontestable.
LE RAISONNEUR:
Il n’y a rien de plus incontestable que les principes de la raison,
et l’on ne peut autoriser une absurdité sur le témoignage
des hommes. Encore une fois, voyons des preuves surnaturelles, car l’attestation
du genre humain n’en est pas une.
L’INSPIRÉ:
O coeur endurci! la grâce ne vous parle point.
LE RAISONNEUR:
Ce n’est pas ma faute; car, selon vous, il faut avoir déjà
reçu la grâce pour savoir la demander. Commencez donc à
me parler au lieu d’elle.
L’INSPIRÉ:
Ah! c’est ce que je fais, et vous ne m’écoutez pas. Mais que
dites-vous des prophéties?
LE RAISONNEUR:
Je dis premièrement que je n’ai pas plus entendu de prophéties
que je n’ai vu de miracles. Je dis de plus qu’aucune prophétie ne
saurait faire autorité pour moi.
L’INSPIRÉ:
Satellite du démon! et pourquoi les prophéties ne font-elle
pas autorité pour vous
LE RAISONNEUR:
Parce que, pour qu’elles la fissent, il faudrait trois choses dont le
concours est impossible; savoir que j’eusse été témoin
de la prophétie, que je fusse témoin de l’événement,
et qu’il me fût démontré que cet événement
n’a pu cadrer fortuitement avec la prophétie; car, fût-elle
plus précise, plus claire, plus lumineuse qu’un axiome de géométrie,
puisque la clarté d’une prédiction faite au hasard n’en rend
pas l’accomplissement impossible, cet accomplissement, quand il a lieu,
ne prouve rien à la rigueur pour celui qui l’a prédit.
[1070:] Voyez donc à quoi se réduisent vos prétendues
preuves surnaturelles, vos miracles, vos prophéties. A croire tout
cela sur la foi d’autrui, et à soumettre à l’autorité
des hommes l’autorité de Dieu parlant à ma raison. Si les
vérités éternelles que mon esprit conçoit pouvaient
souffrir quelque atteinte, il n’y aurait plus pour moi nulle espèce
de certitude; et, loin d’être sûr que vous me parlez de la
part de Dieu, je ne serais pas même assuré qu’il existe.
[1071:] Voilà bien des difficultés, mon enfant, et ce
n’est pas tout. Parmi tant de religions diverses qui se proscrivent et
s’excluent mutuellement, une seule est la bonne, si tant est qu’une le
soit. Pour la reconnaître il ne suffit pas d’en examiner une, il
faut les examiner toutes; et, dans quelque matière que ce soit,
on ne doit pas condamner sans entendre; il faut comparer les objections
aux preuves; il faut savoir ce que chacun oppose aux autres, et ce qu’il
leur répond. Plus un sentiment nous paraît démontré,
plus nous devons chercher sur quoi tant d’hommes se fondent pour ne pas
le trouver tel. Il faudrait être bien simple pour croire qu’il suffit
d’entendre les docteurs de son parti pour s’instruire des raisons du parti
contraire. Où sont les théologiens qui se piquent de bonne
foi? Où sont ceux qui, pour réfuter les raisons de leurs
adversaires, ne commencent pas par les affaiblir? Chacun brille dans son
parti: mais tel au milieu des siens est tout fier de ses preuves qui ferait
un fort sot personnage avec ces mêmes preuves parmi des gens d’un
autre parti. Voulez-vous instruire dans les livres; quelle érudition
il faut acquérir! que de langues il faut apprendre! que de bibliothèques
il faut feuilleter! quelle immense lecture il faut faire! Qui me guidera
dans le choix? Difficilement trouvera-t-on dans un pays les meilleurs livres
du parti contraire, à plus forte raison ceux de tous les partis:
quand on les trouverait, ils seraient bientôt réfutés.
L’absent a toujours tort et de mauvaises raisons dites avec assurance effacent
aisément les bonnes exposées avec mépris. D’ailleurs
souvent rien n’est plus trompeur que les livres et ne rend moins fidèlement
les sentiments de ceux qui les ont écrits. Quand vous avez voulu
juger de la foi catholique sur le livre de Bossuet, vous vous êtes
trouvé loin de compte après avoir vécu parmi nous.
Vous avez vu que la doctrine avec laquelle on répond aux protestants
n ‘ est point celle qu’on enseigne au peuple, et que le livre de Bossuet
ne ressemble guère aux instructions du prône. Pour bien juger
d’une religion, il ne faut pas l’étudier dans les livres de ses
sectateurs, il faut aller l’apprendre chez eux; cela est fort différent.
Chacun a ses traditions, son sens, ses coutumes, ses préjugés,
qui font l’esprit de sa croyance, et qu’il y faut joindre pour en juger.
[1072:] Combien de grands peuples n’impriment point de livres et ne
lisent pas les nôtres! Comment jugeront-ils de nos opinions? comment
jugerons-nous des leurs? Nous les raillons, ils nous méprisent,
et, si nos voyageurs les tournent en ridicule, il ne leur manque, pour
nous le rendre, que de voyager parmi nous. Dans quel pays n’y a-t-il pas
des gens sensés, des gens de bonne foi, d’honnêtes gens amis
de la vérité, qui, pour la professer, ne cherchent qu’à
la connaître? Cependant chacun la voit dans son culte, et trouve
absurdes les cultes des autres nations: donc ces cultes étrangers
ne sont pas si extravagants qu’ils nous semblent, ou la raison que nous
trouvons dans les nôtres ne prouve rien.
[1073:] Nous avons trois principales religions en Europe. L’une admet
une seule révélation, l’autre en admet deux, l’autre en admet
trois. Chacune déteste, maudit les autres, les accuse d’aveuglement,
d’endurcissement, d’opiniâtreté, de mensonge. Quel homme impartial
osera juger entre elles, s’il n’a premièrement bien pesé
leurs preuves, bien écouté leurs raisons? Celle qui n’admet
qu’une révélation est la plus ancienne, et paraît la
plus sûre; celle qui en admet trois est la plus moderne, et paraît
la plus conséquente; celle qui en admet deux, et rejette la troisième,
peut bien être la meilleure, mais elle a certainement tous les préjugés
contre elle, l’inconséquence saute aux yeux.
[1074:] Dans les trois révélations, les livres sacrés
sont écrits en des langues inconnues aux peuples qui les suivent.
Les Juifs n’entendent plus l’hébreu, les Chrétiens n’entendent
ni l’hébreu ni le grec; les Turcs ni les Persans n’entendent point
l’arabe; et les Arabes modernes eux-mêmes ne parlent plus la langue
de Mahomet. Ne voilàt-il pas une manière bien simple d’instruire
les hommes, de leur parler toujours une langue qu’ils n’entendent point?
On traduit ces livres, dira-t-on. Belle réponse! Qui m’assurera
que ces livres sont fidèlement traduits, qu’il est même possible
qu’ils le soient? Et quand Dieu fait tant que de parler aux hommes, pourquoi
faut-il qu’il ait besoin d’interprète?
[1075:] Je ne concevrai jamais que ce que tout homme est obligé
de savoir soit enfermé dans des livres, et que celui qui n’est à
portée ni de ces livres, ni des gens qui les entendent soit puni
d’une ignorance involontaire. Toujours des livres! quelle manie! Parce
que l’Europe est pleine de livres, les Européens les regardent comme
indispensables, sans songer que, sur les trois quarts de la terre, on n’en
a jamais vu. Tous les livres n’ont-ils pas été écrits
par des hommes? Comment donc l’homme en aurait-il besoin pour connaître
ses devoirs? Et quels moyens avait-il de les connaître avant que
ces livres fussent faits? Ou il apprendra ses devoirs de lui-même,
ou il est dispensé de les savoir.
[1076:] Nos catholiques font grand bruit de l’autorité de l’Eglise;
mais que gagnent-ils à cela, s’il leur faut un aussi grand appareil
de preuves pour établir cette autorité, qu’aux autres sectes
pour établir directement leur doctrine? L’Eglise décide que
l’Eglise a droit de décider. Ne voilà-t-il pas une autorité
bien prouvée? Sortez de là, vous rentrez dans toutes nos
discussions.
[1077:] Connaissez-vous beaucoup de chrétiens qui aient pris
la peine d’examiner avec soin ce que le judaîsme allègue contre
eux? Si quelques-uns en ont vu quelque chose, c’est dans les livres des
chrétiens. Bonne manière de s’instruire des raisons de leurs
adversaires! Mais comment faire? Si quelqu’un osait publier parmi nous
des livres où l’on favoriserait ouvertement le judaîsme, nous
punirions l’auteur, l’éditeur, le libraire. Cette police est commode
et sûre, pour avoir toujours raison. Il y a plaisir à réfuter
des gens qui n’osent parler.
[1078:] Ceux d’entre nous qui sont à portée de converser
avec des Juifs ne sont guère plus avancés. Les malheureux
se sentent à notre discrétion; la tyrannie qu’on exerce envers
eux les rend craintifs; ils savent combien peu l’injustice et la cruauté
coûtent à la charité chrétienne: qu’oseront-ils
dire sans s’exposer à nous faire crier au blasphème? L’avidité
nous donne du zèle, et ils sont trop riches pour n’avoir pas tort.
Les plus savants, les plus éclairés sont toujours les plus
circonspects. Vous convertirez quelque misérable, payé pour
calomnier sa secte; vous ferez parler quelques vils fripiers, qui céderont
pour vous flatter; vous triompherez de leur ignorance ou de leur lâcheté,
tandis que leurs docteurs souriront en silence de votre ineptie. Mais croyez-vous
que dans des lieux où ils se sentiraient en sûreté
l’on eût aussi bon marché d’eux? En Sorbonne, il est clair
comme le jour que les prédictions du Messie se rapportent à
Jésus-Christ. Chez les rabbins d’Amsterdam, il est tout aussi clair
qu’elles n’y ont pas le moindre rapport. Je ne croirai jamais avoir bien
entendu les raisons des Juifs, qu’ils n’aient un Etat libre, des écoles,
des universités, où ils puissent parler et disputer sans
risque. Alors seulement nous pourrons savoir ce qu’ils ont à dire.
[1079:] A Constantinople les Turcs disent leurs raisons, mais nous n’osons
dire les nôtres; là c’est notre tour de ramper. Si les Turcs
exigent de nous pour Mahomet, auquel nous ne croyons point, le même
respect que nous exigeons pour Jésus-Christ des Juifs qui n’y croient
pas davantage, les Turcs ont-ils tort? avons-nous raison? sur quel principe
équitable résoudrons-nous cette question?
[1080:] Les deux tiers du genre humain ne sont ni Juifs, ni Mahométans,
ni Chrétiens; et combien de millions d’hommes n’ont jamais ouï
parler de Moîse, de Jésus-Christ, ni de Mahomet! On le nie;
on soutient que nos missionnaires vont partout. Cela est bientôt
dit. Mais vont-ils dans le coeur de l’Afrique encore inconnue, et où
jamais Européen n’a pénétré jusqu’à
présent? Vont-ils dans la Tartarie méditerranée suivre
à cheval les hordes ambulantes, dont jamais étranger n’approche,
et qui, loin d’avoir ouï parler du pape, connaissent à peine
le grand lama? Vont-ils dans les continents immenses de l’Amérique,
où des nations entières ne savent pas encore que les peuples
d’un autre monde ont mis les pieds dans le leur? Vont-ils au Japon, dont
leurs manoeuvres les ont fait chasser pour jamais, et où leurs prédécesseurs
ne sont connus des générations qui naissent que comme des
intrigants rusés, venus avec un zèle hypocrite pour s’emparer
doucement de l’empire? Vont-ils dans les harems des princes de l’Asie annoncer
l’Evangile à des milliers de pauvres esclaves? Qu’ont fait les femmes
de cette partie du monde pour qu’aucun missionnaire ne puisse leur prêcher
la foi? Iront-elles toutes en enfer pour avoir été recluses?
[1081:] Quand il serait vrai que I’Evangile est annoncé par toute
la terre, qu’y gagnerait-on? la veille du jour que le premier missionnaire
est arrivé dans un pays, il y est sûrement mort quelqu’un
qui n’a pu l’entendre. Or, dites-moi ce que nous ferons de ce quelqu’un-là.
N’y eût-il dans tout l’univers qu’un seul homme à qui l’on
n’aurait jamais prêché Jésus-Christ, l’objection serait
aussi forte pour ce seul homme que pour le quart du genre humain.
[1082:] Quand les ministres de l’Evangile se sont fait entendre aux
peuples éloignés, que leur ont-ils dit qu’on pût raisonnablement
admettre sur leur parole, et qui ne demandât pas la plus exacte vérification?
Vous m’annoncez un Dieu né et mort il y a deux mille ans, à
l’autre extrémité du monde, dans je ne sais quelle petite
ville, et vous me dites que tous ceux qui n’auront p oint cru à
ce mystère seront damnés. Voilà des choses bien étranges
pour les croire si vite sur la seule autorité d’un homme que je
ne connais point! Pourquoi votre Dieu a-t-il fait arriver si loin de moi
les événements dont il voulait m’obliger d’être instruit?
Est-ce un crime d’ignorer ce qui se passe aux antipodes? Puis-je deviner
qu’il y a eu dans un autre hémisphère un peuple hébreu
et une ville de Jérusalem? Autant voudrait m’obliger de savoir ce
qui se fait dans la lune. Vous venez, dites-vous, me l’apprendre; mais
pourquoi n ‘êtes-vous pas venu l’apprendre à mon père?
ou pourquoi damnez-vous ce bon vieillard pour n’en avoir jamais rien su?
Doit-il être éternellement puni de votre paresse, lui qui
était si bon, si bienfaisant, et qui ne cherchait que la vérité?
Soyez de bonne foi, puis mettez-vous à usa place: voyez si je dois,
sur votre seul témoignage, croire toutes les choses incroyables
que vous me dites, et concilier tant d’injustices avec le Dieu juste que
vous m’annoncez. Laissez-moi, de grâce, aller voir ce pays lointain
où s’opérèrent tant de merveilles inouïes dans
celui-ci, que j’aille savoir pourquoi les habitants de cette Jérusalem
ont traité Dieu comme un brigand. Ils ne l’ont pas, dites-vous,
reconnu pour Dieu. Que ferai-je donc, moi qui n’en ai jamais entendu parler
que par vous? Vous ajoutez qu’ils ont été punis, dispersés,
o p primés, asservis, qu’aucun d’eux n’approche plus de la même
ville. Assurément ils ont bien mérité tout cela; mais
les habitants d’aujourd’hui, que disent-ils du déicide de leurs
prédécesseurs? Ils le nient, ils ne reconnaissent pas non
plus Dieu pour Dieu. Autant valait donc laisser les enfants des autres.
[1083:] Quoi! dans cette même ville où Dieu est mort, les
anciens ni les nouveaux habitants ne l’ont point reconnu, et vous voulez
que je le reconnaisse, moi qui suis né deux mille ans après
à deux mille lieues de là! Ne voyezvous pas qu’avant que
j’ajoute foi à ce livre que vous appelez sacré, et auquel
je ne comprends rien, je dois savoir par d’autres que vous quand et par
qui il a été fait, comment il s’est conservé, comment
il vous est parvenu, ce que disent dans le pays, pour leurs raisons, ceux
qui le rejettent, quoiqu’ils sachent aussi bien que vous tout ce que vous
m’apprenez? Vous sentez bien qu’il faut nécessairement que j’aille
en Europe, en Asie, en Palestine, examiner tout par moi-même: il
faudrait que je fusse fou pour vous écouter avant ce temps-là.
[1084:] Non seulement ce discours me paraît raisonnable, mais
je soutiens que tout homme sensé doit, en pareil cas, parler ainsi
et renvoyer bien loin le missionnaire qui, avant la vérification
des preuves, veut se dépêcher de l’instruire et de le baptiser.
Or, je soutiens qu’il n’y a pas de révélation contre laquelle
les mêmes objections n’aient autant et plus de force que contre le
christianisme. D’où il suit que s’il n’y a qu’une religion véritable,
et que tout homme soit obligé de la suivre sous peine de damnation,
il faut passer sa vie à les étudier toutes, à les
approfondir, à les comparer, à parcourir les pays où
elles sont établies. Nul n’est exempt du premier devoir de l’homme,
nul n’a droit de se fier au jugement d’autrui. L’artisan qui ne vit que
de son travail, le laboureur qui ne sait pas lire, la jeune fille délicate
et timide, l’infirme qui peut à peine sortir de son lit, tous, sans
exception, doivent étudier, méditer, disputer, voyager, parcourir
le monde: il n’y aura plus de peuple fixe et stable; la terre entière
ne sera couverte que de pèlerins allant à grands frais, et
avec de longues fatigues, vérifier, comparer, examiner par eux-mêmes
les cultes divers qu’on y suit. Alors, adieu les métiers, les arts,
les sciences humaines, et toutes les occupations civiles: il ne peut plus
y avoir d’autre étude que celle de la religion: à grand-peine
celui qui aura joui de la santé la plus robuste, le mieux employé
son temps, le mieux usé de sa raison, vécu le plus d’années,
saura-t-il dans sa vieillesse à quoi s’en tenir; et ce sera beaucoup
s’il apprend avant sa mort dans quel culte il aurait dû vivre.
[1085:] Voulez-vous mitiger cette méthode, et donner la moindre
prise à l’autorité des hommes? A l’instant vous lui rendez
tout; et si le fils d’un Chrétien fait bien de suivre, sans un examen
profond et impartial, la religion de son père, pourquoi le fils
d’un Turc ferait-il mal de suivre de même la religion du sien? Je
défie tous les intolérants de répondre à cela
rien qui contente un homme sense.
[1086:] Pressés par ces raisons, les uns aiment mieux faire Dieu
injuste, et punir les innocents du péché de leur père,
que de renoncer à leur barbare dogme. Les autres se tirent d’affaire
en envoyant obligeamment un ange instruire quiconque, dans une ignorance
invincible, aurait vécu moralement bien. La belle invention que
cet ange! Non contents de nous asservir à leurs machines, ils mettent
Dieu lui-même dans la nécessité d’en employer.
[1087:] Voyez, mon fils, à quelle absurdité mènent
l’orgueil et l’intolérance, quand chacun veut abonder dans son sens,
et croire avoir raison exclusivement au reste du genre humain. Je prends
à témoin ce Dieu de paix que j’adore et que je vous annonce,
que toutes mes recherches ont été sincères; mais voyant
qu’elles étaient, qu’elles seraient toujours sans succès,
et que je m’abîmais dans un océan sans rives, je suis revenu
sur mes pas, et j’ai resserré ma foi dans mes notions primitives.
Je n’ai jamais pu croire que Dieu m’ordonnât, sous peine de l’enfer,
d’être savant. J’ai donc refermé tous les livres. Il en est
un seul ouvert à tous les yeux, c’est celui de la nature. C’est
dans ce grand et sublime livre que j’apprends à servir et adorer
son divin auteur. Nul n’est excusable de n’y pas lire, parce qu’il parle
à tous les hommes une langue intelligible à tous les esprits.
Quand je serais né dans une île déserte, quand je n’aurais
point vu d’autre homme que moi, quand je n’aurais jamais appris ce qui
s’est fait anciennement dans un coin du monde; si j’exerce ma raison, si
je
la cultive, si j’use bien des facultés immédiates que Dieu
me donne, j’apprendrai de moi-même àle connaître, à
l’aimer, à aimer ses oeuvres, à vouloir le bien qu’il veut,
et à remplir pour lui plaire tous mes devoirs sur la terre. Qu’est-ce
que tout le savoir des hommes m’apprendra de plus?
[1088:] A l’égard de la révélation, si j’étais
meilleur raisonneur ou mieux instruit, peut-être sentirais-je sa
vérité, son utilité pour ceux qui ont le bonheur de
la reconnaître; mais si je vois en sa faveur des preuves que je ne
puis combattre, je vois aussi contre elle des objections que je ne puis
résoudre. Il y a tant de raisons solides pour et contre, que, ne
sachant à quoi me déterminer, je ne l’admets ni ne la rejette;
je rejette seulement l’obligation de la reconnaître, parce que cette
obligation prétendue est incompatible avec la justice de Dieu, et
que, loin de lever par là les obstacles au salut, il les eût
multipliés, il les eût rendus insurmontables pour la grande
partie du genre humain. A cela près, je reste sur ce point dans
un doute respectueux. Je n’ai pas la présomption de me croire infaillible:
d’autres hommes ont pu décider ce qui me semble indécis;
je raisonne pour moi et non pas pour eux; je ne les blâme ni ne les
imite: leur jugement peut être meilleur que le mien; mais il n’y
a pas de ma faute si ce n’est pas le mien.
[1089:] Je vous avoue aussi que la majesté des Ecritures m etonne,
que la sainteté de l’Evangile parle à mon coeur. Voyez les
livres des philosophes avec toute leur pompe: qu’ils sont petits près
de celui-là! Se peut-il qu’un livre à la fois si sublime
et si simple soit l’ouvrage des hommes? Se peut-il que celui dont il fait
l’histoire ne soit qu’un homme lui-même? Est-ce là le ton
d’un enthousiaste ou d’un ambitieux sectaire? Quelle douceur, quelle pureté
dans ses moeurs! quelle grâce touchante dans ses instructions! quelle
élévation dans ses maximes! quelle profonde sagesse dans
ses discours! quelle présence d’esprit, quelle finesse et quelle
justesse dans ses réponses! quel empire sur ses passions! Où
est l’homme, où est le sage qui sait agir, souffrir et mourir sans
faiblesse et sans ostentation? Quand Platon peint son juste imaginaire
couvert de tout l’opprobre du crime, et digne de tous les prix de la vertu,
il peint trait pour trait Jésus-Christ: la ressemblance est si frappante,
que tous les Pères l’ont sentie, et qu’il n’est pas possible de
s’y tromper. Quels préjugés, quel aveuglement ne faut-il
point avoir pour oser comparer le fils de Sophronisque au fils de Marie?
Quelle distance de l’un à l’autre! Socrate, mourant sans douleur,
sans ignominie, soutint aisément jusqu’au bout son personnage; et
si cette facile mort n’eût honoré sa vie, on douterait si
Socrate, avec tout son esprit, fut autre chose qu’un sophiste. Il inventa,
dit-on, la morale; d’autres avant lui l’avaient mise en pratique; il ne
fit que dire ce qu’ils avaient fait, il ne fit que mettre en leçons
leurs exemples. Aristide avait été juste avant que Socrate
eût dit ce que c’était que justice; Léonidas était
mort pour son pays avant que Socrate eût fait un devoir d’aimer la
patrie; Sparte était sobre avant que Socrate eût loué
la sobriété; avant qu’il eût défini la vertu,
la Grèce abondait en hommes vertueux. Mais où Jésus
avait-il pris chez les siens cette morale élevée et pure
dont lui seul a donné les leçons et l’exemple? Du sein du
plus furieux fanatisme la plus haute sagesse se fit entendre; et la simplicité
des plus héroîques vertus honora le plus vil de tous les peuples.
La mort de Socrate, philosophant tranquillement avec ses amis, est la plus
douce qu’on puisse désirer; celle de Jésus expirant dans
les tourments, injurié, raillé, maudit de tout un peuple,
est la plus horrible qu’on puisse craindre. Socrate prenant la coupe empoisonnée
bénit celui qui la lui présente et qui pleure; Jésus,
au milieu d’un supplice affreux, prie pour ses bourreaux acharnés.
Oui, si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort
de Jésus sont d’un Dieu. Dirons-nous que l’histoire de l’Evangile
est inventée à plaisir? Mon ami, ce n’est pas ainsi qu’on
invente; et les faits de Socrate, dont personne ne doute, sont moins attestés
que ceux de Jésus-Christ. Au fond c’est reculer la difficulté
sans la détruire; il serait plus inconcevable que plusieurs hommes
d’accord eussent fabriqué ce livre, qu’il ne l’est qu’un seul en
ait fourni le sujet. Jamais les auteurs juifs n’eussent trouvé ni
ce ton ni cette morale; et l’Evangile a des caractères de vérité
si grands, si frappants, si parfaitement inimitables, que l’inventeur en
serait plus étonnant que le héros. Avec tout cela, ce même
Evangile est plein de choses incroyables, de choses qui répugnent
à la raison, et qu’il est impossible à tout homme sensé
de concevoir ni d’admettre. Que faire au milieu de toutes ces contradictions?
Etre toujours modeste et circonspect, mon enfant; respecter en silence
ce qu’on ne saurait ni rejeter, ni comprendre, et s’humilier devant le
grand Etre qui seul sait la vérité.
[1090:] Voilà le scepticisme involontaire où je suis resté;
mais ce scepticisme ne m’est nullement pénible, parce qu’il ne s’étend
pas aux points essentiels à la pratique, et que je suis bien décidé
sur les principes de tous mes devoirs. Je sers Dieu dans la simplicité
de mon coeur. Je ne cherche à savoir que ce qui importe à
ma conduite. Quant aux dogmes qui n’influent ni sur les actions ni sur
la morale, et dont tant de gens se tourmentent, je ne m’en mets nullement
en peine. Je regarde toutes les religions particulières comme autant
d’institutions salutaires qui prescrivent dans chaque pays une manière
uniforme d’honorer Dieu par un culte public, et qui peuvent toutes avoir
leurs raisons dans le climat, dans le gouvernement, dans le génie
du peuple, ou dans quelque autre cause locale qui rend l’une préférable
à l’autre, selon les temps et les lieux. Je les crois toutes bonnes
quand on y sert Dieu convenablement. Le culte essentiel est celui du coeur.
Dieu n’en rejette point l’hommage, quand il est sincère, sous quelque
forme qu’il lui soit offert. Appelé dans celle que je professe au
service de l’Eglise, j’y remplis avec toute l’exactitude possible les soins
qui me sont prescrits, et ma conscience me reprocherait d’y manquer volontairement
en quelque point. Après un long interdit vous savez que j’obtins,
par le crédit de M. de Mellarède, la permission de reprendre
mes fonctions pour m’aider à vivre. Autrefois je disais la messe
avec la légèreté qu’on met à la longue aux
choses les plus graves quand on les fait trop souvent; depuis mes nouveaux
principes, je la célèbre avec plus de vénération:
je me pénètre de la majesté de l’Etre suprême,
de sa présence, de l’insuffisance de l’esprit humain, qui conçoit
si peu ce qui se rapporte à son auteur. En songeant que je lui porte
les voeux du peuple sous une forme prescrite, je suis avec soin tous les
rites; je récite attentivement, je m’applique à n’omettre
jamais ni le moindre mot ni la moindre cérémonie: quand j’approche
du moment de la consécration, je me recueille pour la faire avec
toutes les dispositions qu’exige l’Eglise et la grandeur du sacrement;
je tâche d’anéantir ma raison devant la suprême intelligence;
je me dis: Qui es-tu pour mesurer la puissance infinie? Je prononce avec
respect les mots sacramentaux, et je donne à leur effet toute la
foi qui dépend de moi. Quoi qu’il en soit de ce mystère inconcevable,
je ne crains pas qu’au jour du jugement je sois puni pour l’avoir jamais
profané dans mon coeur.
[1091:] Honoré du ministère sacré, quoique dans
le dernier rang, je ne ferai jamais rien qui me rende indigne d’en remplir
les sublimes devoirs. Je prêcherai toujours la vertu aux hommes,
je les exhorterai toujours à bien faire; et, tant que je pourrai,
je leur en donnerai l’exemple. Il ne tiendra pas à moi de leur rendre
la religion aimable; il ne tiendra pas à moi d’affermir leur foi
dans les dogmes vraiment utiles et que tout homme est obligé de
croire: mais à Dieu ne plaise que jamais je leur prêche le
dogme cruel de l’intolérance; que jamais je les porte à détester
leur prochain, à dire à d’autres hommes: Vous serez damnés.
Si j’étais dans un rang plus remarquable, cette réserve pourrait
m’attirer des affaires; mais je suis trop petit pour avoir beaucoup à
craindre, et je ne puis guère tomber plus bas que je ne suis. Quoi
qu’il arrive, je ne blasphémerai point contre la justice divine,
et ne mentirai point contre le Saint-Esprit.
[1092:] J’ai longtemps ambitionné l’honneur d’être curé;
je l’ambitionne encore, mais je ne l’espère plus. Mon bon ami, je
ne trouve rien de si beau que d’être curé. Un bon curé
est un ministre de bonté, comme un bon magistrat est un ministre
de justice. Un curé n’a jamais de mal àfaire; s’il ne peut
pas toujours faire le bien par lui-même, il est toujours à
sa place quand il le sollicite, et souvent il l’obtient quand il sait se
faire respecter. O si jamais dans nos montagnes j’avais quelque cure de
bonnes gens à desservir! je serais heureux, car il me semble que
je ferais le bonheur de mes paroissiens. Je ne les rendrais pas riches,
mais je partagerais leur pauvreté; j’en ôterais la flétrissure
et le mépris, plus insupportable que l’indigence. Je leur ferais
aimer la concorde et l’égalité, qui chassent souvent la misère,
et la font toujours supporter. Quand ils verraient que je ne serais en
rien mieux qu’eux, et que pourtant je vivrais content, ils apprendraient
à se consoler de leur sort et à vivre contents comme moi.
Dans mes instructions je m’attacherais moins à l’esprit de l’Eglise
qu’à l’esprit de l’Evangile, où le dogme est simple et la
morale sublime, où l’on voit peu de pratiques religieuses et beaucoup
d’oeuvres de charité. Avant de leur enseigner ce qu’il faut faire,
je m’efforcerais toujours de le pratiquer afin qu’ils vissent bien que
tout ce que je leur dis, je le pense. Si j’avais des protestants dans mon
voisinage ou dans ma paroisse, je ne les distinguerais point de mes vrais
paroissiens en tout ce qui tient à la charité chrétienne;
je les porterais tous également às’entr’aimer, à se
regarder comme frères, à respecter toutes les religions,
et à vivre en paix chacun dans la sienne. Je pense que solliciter
quelqu’un de quitter celle où il est né, c’est le solliciter
de mal faire, et par conséquent faire mal soi-même. En attendant
de plus grandes lumières, gardons l’ordre public; dans tout pays
respectons les lois, ne troublons point le culte qu’elles prescrivent;
ne portons point les citoyens à la désobéissance;
car nous ne savons point certainement si c’est un bien pour eux de quitter
leurs opinions pour d’autres, et nous savons très certainement que
c’est un mar de désobéir aux lois.
[1093:] Je viens, mon jeune ami, de vous réciter de bouche ma
profession de foi telle que Dieu la lit dans mon coeur: vous êtes
le premier à qui je l’aie faite; vous êtes le seul peut-être
à qui je la ferai jamais. Tant qu’il reste quelque bonne croyance
parmi les hommes, il ne faut point troubler les âmes paisibles, ni
alarmer la foi des simples par des difficultés qu’ils ne peuvent
résoudre et qui les inquiètent sans les éclairer.
Mais quand une fois tout est ébranlé, on doit conserver le
tronc aux dépens des branches. Les consciences agitées, incertaines,
presque éteintes, et dans l’état où j’ai vu la vôtre,
ont besoin d’être affermies et réveillées; et, pour
les rétablir sur la base des vérités éternelles,
il faut achever d’arracher les piliers flottants auxquels elles pensent
tenir encore.
[1094:] Vous êtes dans l’âge critique où l’esprit
s’ouvre à la certitude, où le coeur reçoit sa forme
et son caractère, et où l’on se détermine pour toute
la vie, soit en bien, soit en mal. Plus tard, la substance est durcie,
et les nouvelles empreintes ne marquent plus. Jeune homme, recevez dans
votre âme, encore flexible, le cachet de la vérité.
Si j’étais plus sûr de moi-même, j’aurais pris avec
vous un ton dogmatique et décisif: mais je suis homme, ignorant,
sujet à l’erreur; que pouvais-je faire? Je vous ai ouvert mon coeur
sans réserve; ce que je tiens pour sûr, je vous l’ai donné
pour tel; je vous ai donné mes doutes pour des doutes, mes opinions
pour des opinions; je vous ai dit mes raisons de douter et de croire. Maintenant,
c’est àvous de juger: vous avez pris du temps; cette précaution
est sage et me fait bien penser de vous. Commencez par mettre votre conscience
en état de vouloir être éclairée. Soyez sincère
avec vous-même. Appropriez-vous de mes sentiments ce qui vous aura
persuadé, rejetez le reste. Vous n’êtes pas encore assez dépravé
par le vice pour risquer de mal choisir. Je vous proposerais d’en conférer
entre nous; mais sitôt qu’on dispute on s’échauffe; la vanité,
l’obstination s’en mêlent, la bonne foi n’y est plus. Mon ami, ne
disputez jamais, car on n’éclaire par la dispute ni soi ni les autres.
Pour moi, ce n’est qu’après bien des années de méditation
que j’ai pris mon parti: je m’y tiens; ma conscience est tranquille, mon
coeur est content. Si je voulais recommencer un nouvel examen de mes sentiments,
je n’y porterais pas un plus pur amour de la vérité; et mon
esprit, déjà moins actif, serait moins en état de
la connaître. Je resterai comme je suis, de peur qu’insensiblement
le goût de la contemplation, devenant une passion oiseuse, ne m’attiédît
sur l’exercice de mes devoirs, et de peur de retomber dans mon premier
pyrrhonisme, sans retrouver la force d’en sortir. Plus de la moitié
de ma vie est écoulée; je n’ai plus que le temps qu’il me
faut pour en mettre à profit le reste, et pour effacer mes erreurs
par mes vertus. Si je me trompe, c’est maîgre moi. Celui qui lit
au fond de mon coeur sait bien que je n ‘aime pas mon aveuglement. Dans
l’impuissance de m’en tirer par mes propres lumières, le seul moyen
qui me reste pour en sortir est une bonne vie; et si des pierres mêmes
Dieu peut susciter des enfants à Abraham, tout homme a droit d’espérer
d’être éclairé lorsqu’il s’en rend digne.
[1095:] Si mes réflexions vous amènent à penser
comme je pense, que mes sentiments soient les vôtres, et que nous
ayons la même profession de foi, voici le conseil que je vous donne:
N’exposez plus votre vie aux tentations de la misère et du désespoir;
ne la traînez plus avec ignominie à la merci des étrangers,
et cessez de manger le vil pain de l’aumône. Retournez dans votre
patrie, reprenez la religion de vos pères, suivez-la dans la sincérité
de votre coeur, et ne la quittez plus: elle est très simple et très
sainte; je la crois de toutes les religions qui sont sur la terre celle
dont la morale est la plus pure et dont la raison se contente le mieux.
Quant aux frais du voyage, n’en soyez point en peine, on y pourvoira. Ne
craignez pas non plus la mauvaise honte d’un retour humiliant; il faut
rougir de faire une faute, et non de la réparer. Vous êtes
encore dans l’âge où tout se pardonne, mais où l’on
ne pèche plus impunément. Quand vous voudrez écouter
votre conscience, mille vains obstacles disparaîtront à sa
voix. Vous sentirez que, dans l’incertitude où nous sommes, c’est
une inexcusable présomption de professer une autre religion que
celle où l’on est né, et une fausseté de ne pas pratiquer
sincèrement celle qu’on professe. Si l’on s’égare, on s’ôte
une grande excuse au tribunal du souverain juge. Ne pardonnera-t-il pas
plutôt l’erreur ou l’on fut nourri, que celle qu’on osa choisir soi-même?
[1096:] Mon fils, tenez votre âme en état de désirer
toujours qu’il y ait un Dieu, et vous n’en douterez jamais. Au surplus,
quelque parti que vous puissiez prendre, songez que les vrais devoirs de
la religion sont indépendants des institutions des hommes; qu’un
coeur juste est le vrai temple de la Divinité; qu’en tout pays et
dans toute secte, aimer Dieu par-dessus tout et son prochain comme soi-même,
est le sommaire de la loi; qu’il n’y a point de religion qui dispense des
devoirs de la morale; qu’il n’y a de vraiment essentiels que ceux-là;
que le culte intérieur est le premier de ces devoirs, et que sans
la foi nulle véritable vertu n’existe.
[1097:] Fuyez ceux qui, sous prétexte d’expliquer la nature,
sèment dans les coeurs des hommes de désolantes doctrines,
et dont le scepticisme apparent est cent fois plus affirmatif et plus dogmatique
que le ton décidé de leurs adversaires. Sous le hautain prétexte
qu’eux seuls sont éclairés, vrais, de bonne foi, ils nous
soumettent impérieusement à leurs décisions tranchantes,
et prétendent nous donner pour les vrais principes des choses les
inintelligibles systèmes qu’ils ont bâtis dans leur imagination.
Du reste, renversant, détruisant, foulant aux pieds tout ce que
les hommes respectent, ils ôtent aux affligés la dernière
consolation de leur misère, aux puissants et aux riches le seul
frein de leurs passions; ils arrachent du fond des coeurs le remords du
crime, l’espoir de la vertu, et se vantent encore d’être les bienfaiteurs
du genre humain. Jamais, disent-ils, la vérité n’est nuisible
aux hommes. Je le crois comme eux, et c’est, à mon avis, une grande
preuve que ce qu’ils enseignent n’est pas la vérîte.
[1098:] Bon jeune homme, soyez sincère et vrai sans orgueil;
sachez être ignorant: vous ne tromperez ni vous ni les autres. Si
jamais vos talents cultivés vous mettent en état de parler
aux hommes, ne leur parlez jamais que selon votre conscience, sans vous
embarrasser s’ils vous applaudiront. L’abus du savoir produit l’incrédulité.
Tout savant dédaigne le sentiment vulgaire; chacun en veut avoir
un à soi. L’orgueilleuse philosophie mène au fanatisme. Evitez
ces extrémités; restez toujours ferme dans la voie de la
vérité, ou de ce qui vous paraîtra l’être dans
la simplicité de votre coeur, sans jamais vous en détourner
par vanité ni par faiblesse. Osez confesser Dieu chez les philosophes;
osez prêcher l’humanité aux intolérants. Vous serez
seul de votre parti peut-être; mais vous porterez en vous-même
un témoignage qui vous dispensera de ceux des hommes. Qu’ils vous
aiment ou vous haîssent, qu’ils lisent ou méprisent vos écrits,
il n’importe. Dites ce qui est vrai, faites ce qui est bien; ce qui importe
est de remplir ses devoirs sur la terre; et c’est en s’oubliant qu’on travaille
pour soi. Mon enfant, l’intérêt particulier nous trompe; il
n’y a que l’espoir du juste qui ne trompe point.
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