"La reprise" - читать интересную книгу автора (Robbe-Grillet Alain)

DEUXIÈME JOURNÉE

Tandis qu'il range en y mettant tout son soin habituelle contenu de la grosse sacoche, Boris Wallon, dit Wall pour la circonstance, se souvient tout à coup d'un rêve qu'il a fait cette nuit, au cours duquel il découvrait parmi ses affaires de voyage la minuscule poupée en porcelaine articulée dont il usait (et abusait) dans ses jeux d'enfant. L'origine de sa réapparition onirique inopinée lui paraît évidente: il s'agit de ce panonceau d'une boutique de Püppchen aperçu hier à l'entrée du pavillon cossu où habitait Dany von Brücke, où peut-être même il habiterait encore. Mais dans ce cas, après l'attentat auquel il viendrait d'échapper, s'il est en fait toujours vivant, l'homme évite sans aucun doute de revenir à ce domicile légal, connu de tout temps par ses assassins. La plus élémentaire prudence l'oblige désormais à disparaître.

Descendu à la salle commune, déserte, pour y prendre son petit déjeuner matinal, Wallon essaie de faire le point dans sa tête, et de mettre en ordre les éléments qu'il possède concernant cette aventure où rien ne se déroule comme prévu, afin si possible d'établir son propre plan d'investigations, voire de manœuvre. Il ne peut plus être question maintenant que d'un projet personnel, puisque sa mission a pris fin – au moins provisoirement – avec le laconique congé reçu de Pierre Garin. Maria, souriante et muette, après avoir en un temps record donné quelques adroits coups de fer à son costume défraîchi, s'active avec grâce à lui apporter les multiples constituants d'une solide collation germanique, qu'il absorbe d'ailleurs d'un fort bon appétit. Les frères Mahler n'apparaissent aujourd'hui ni l'un ni l'autre.

Dehors, il y a du soleil, un soleil hivernal et voilé qui ne parvient guère à réchauffer l'air vif, agité d'une brise légère, discontinue, capricieuse, très berlinoise. Wall se sent comme allégé, lui aussi, et plus qu'hier encore, lorsqu'il a enfin pu franchir le point de contrôle américain. Délesté à présent de son encombrant bagage, reposé par un long sommeil relativement calme, il se sent inutile et tout àfait dispos. Regardant les choses autour de soi avec le détachement qu'on accorde à un vieux film auquel manquent des bobines, il marche d'un pas allègre, sans prêter trop d'attention non plus à une sensation vague mais persistante de cerveau vidé, engourdi pour le moins, dont il vaut mieux renoncer à obtenir quoi que ce soit d'efficace… Quelle importance, dorénavant?

Sur l'autre rive du canal mort, un pêcheur à la ligne, tenant un simple fil invisible dans sa main droite à demi tendue pour mieux sentir les hypothétiques touches, est assis sur une chaise de cuisine en bois verni, sortie apparemment pour la circonstance d'une demeure toute proche et postée à l'extrême bord du quai, juste avant la première marche d'un escalier de pierre entaillant la chaussée, qui permet de descendre jusqu'à l'eau. La médiocre qualité de celle-ci, trouble et encombrée de menus détritus flottant en surface (bouchons, pelures d'orange, traces d'huile irisées) ou à une faible profondeur (feuilles de papier manuscrites, linge taché de rouge, etc.), laisse néanmoins douter que puisse y survivre quelque poisson que ce soit. L'homme est en bras de chemise, avec un pantalon retroussé sur les chevilles et les pieds dans des espadrilles, tenue estivale peu compatible avec la saison. On dirait un figurant mal conseillé par la costumière. Il porte une grosse moustache noire et semble surveiller les alentours, d'un regard sombre, à l'abri d'une casquette de forme allongée en tissu mou dont la visière s'incline sur les orbites, rappelant celles que l'on affectionne dans les classes laborieuses en Grèce et en Turquie.

Sans se gêner, le prétendu pêcheur tourne progressivement la tête pour suivre des yeux cet improbable bourgeois en pelisse qui longe les maisons d'un pas de promenade, sur la berge opposée, c'est à-dire du côté pair de leur numérotation, s'arrête à mi-chemin du pont à bascule dont le mécanisme rouillé ne permet plus l'ouverture, contemplant le sol avec une attention prolongée dans cette zone où un résidu de peinture au minium a laissé entre les pavés inégaux et disjoints des coulures sanguines, comme jaillies de profondeurs souterraines par un trou triangulaire à la jonction de trois arrondis bien lisses, pour se répandre ensuite dans des directions diverses en longs diverticules sinueux, marqués de brusques virages à angle droit, croisements, bifurcations et impasses, où un regard scrupuleux étudiant leur parcours incertain, discontinu, labyrinthique, identifie sans grand mal des bâtons rompus et des frettes, une grecque, un svastika, des escaliers d'usine, les créneaux d'une forteresse…, le voyageur à demi perdu se redressant enfin pour contempler cette haute structure métallique, noirâtre et compliquée, inutile à présent, qui servait autrefois à relever le tablier mobile et ouvrir aux péniches l'accès du Landwehrkanal, avec ses deux puissants arcs de cercle élancés vers le ciel jusqu'au toit des maisons et terminés chacun par un massif contrepoids en fonte, épais disque aux faces bombées semblable à celui, plus modeste, du pèse-lettres aux dorures éteintes hérité de grand-père Canu à la mort de maman, posé maintenant sur ma table de travail. Entre le pèse-lettres et moi sont éparpillées, dans un apparent désordre, les multiples pages couvertes d'une fine écriture raturée, presque illisible, constituant les brouillons successifs du présent rapport.

A gauche comme à droite de ce vaste bureau en acajou dont j'ai décrit ailleurs la pompeuse ornementation napoléonienne, de plus en plus envahi sur chaque côté par les piles sournoises des paperasses existentielles s'accumulant en strates, je laisse désormais clos toute la journée les volets des trois fenêtres qui donnent sur le parc, au sud, au nord et à l'ouest, pour ne plus apercevoir le désastre obscur où je vis depuis l'ouragan qui a ravagé la Normandie juste après Noël, marquant d'une manière certes inoubliable la fin du siècle et le mythique passage à l'an deux mille. La belle ordonnance des frondaisons, des bassins et des pelouses vient de laisser la place à un cauchemar dont on ne peut se réveiller, auprès duquel paraissent dérisoires les dégâts historiques – disait-on alors – de cette tornade de 87 auparavant relatée dans mon texte. Il va falloir des mois et des mois, cette fois-ci, sinon des années, pour seulement déblayer les centaines de troncs géants fracassés qui s'enchevêtrent en un inextricable gâchis (écrasant les jeunes arbres soignés avec tant d'amour) et les énormes souches arrachées du sol où elles laissent des trous béants, comme creusés par les bombes d'une guerre éclair incroyable qui aura duré à peine une demi-heure.

J'ai souvent parlé de la joyeuse énergie créatrice que l'homme doit sans cesse déployer pour reprendre le monde en ruine dans des constructions nouvelles. Et voilà que je me remets à ce manuscrit après une année entière de rédaction cinématographique entrecoupée de trop nombreux voyages, quelques jours à peine après la destruction d'une part notable de ma vie, me retrouvant donc à Berlin après un autre cataclysme, portant une fois de plus un autre nom, d'autres noms, faisant un métier d'emprunt muni de plusieurs faux passeports et d'une mission énigmatique toujours prête à se dissoudre, continuant néanmoins de me débattre avec obstination au milieu de dédoublements, d'apparitions insaisissables, d'images récurrentes dans des miroirs qui reviennent.

C'est, à ce moment, d'un pas plus vif que Wall lui-même reprend sa route vers la sortie de notre rue Feldmesseur à double quai, obliquant alors d'une façon évidente en direction du numéro 2 où se trouve l'hypothétique magasin de poupées pour enfants et adultes. Le portail en ferronnerie 1900 est entrebâillé. Mais le voyageur n'ose pas en pousser davantage le battant; il préfère annoncer sa présence en tirant sur une chaînette qui pend sur le côté gauche et devrait en principe actionner une petite cloche, bien que son utilisation vigoureuse et répétée ne déclenche dans les faits aucun tintement perceptible, ni manifestation humaine.

Wall lève alors les yeux vers la façade du coquet pavillon, dont la fenêtre centrale, au premier étage, est grande ouverte. Dans l'embrasure béante se tient un personnage féminin que le visiteur pense d'abord être un mannequin de vitrine, tant son immobilité vue d'un peu loin semble parfaite, l'hypothèse de son exposition en évidence face à la rue paraissant d'ailleurs tout à fait vraisemblable ici, étant donné la nature commerciale des lieux affichée sur le panonceau d'entrée. Mais, ayant soudain reçu un éclat vivant du regard qui le fixe, tandis qu'un impondérable sourire aurait légèrement disjoint les lèvres à l'ourlet boudeur, Wall doit reconnaître sa méprise: en dépit du froid qu'elle affronte dans une tenue outrageusement légère, il s'agit – Dieu me pardonne! – d'une adolescente de chair et de sang qui le dévisage avec un aplomb ostentatoire. La jeune fille aux boucles blondes en désordre, peut-être sortant à peine du lit, est, il faut le dire, très mignonne, autant du moins que cet adjectif aux connotations mièvres puisse convenir à son éclatante beauté du diable, à sa posture immodeste, à ses airs conquérants qui laissent au contraire prévoir un caractère fort affirmé, aguerri, voire aventureux, dépourvu en tout cas de la fragilité dont son âge tendre (quelque treize ou quatorze ans) devrait normalement être l'augure.

Comme elle n'a pas daigné répondre au vague salut de tête qu'il vient de lui destiner, Wall détourne ses regards de la troublante apparition, plutôt décontenancé par cet accueil inattendu. C'est donc avec une détermination d'autant plus appuyée qu'il pousse délibérément la grille, traverse en quelques enjambées l'étroit jardin et se dirige vers le perron dont il gravit les trois marches d'un pas décidé. A droite de la porte, contre la paroi en briques de l'embrasure, il y a une sonnette bronzée au galbe arrondi, avec son téton poli par les doigts des visiteurs, que surmonte la traditionnelle plaque gravée, portant le nom de «Joëlle Kast». Wall presse le bouton avec fermeté.

Après une longue et silencieuse minute d'attente, la lourde porte en bois sculpté s'ouvre, avec – semble-t-il – quelque réticence, et une vieille femme vêtue de noir apparaît dans l'entrebâillement. Avant que Boris Wallon ait eu le temps de se présenter ni de formuler le moindre mot d'excuse, la duègne lui annonce d'une voix basse, confidentielle, que le commerce des poupées ne commence que l'après-midi, mais se prolonge en revanche toute la soirée, ce qui, s'ajoutant au tableau précocement érotique offert à la fenêtre du premier étage, renforce chez notre agent spécial en rupture de ban les soupçons déjà évoqués plus haut. Il prononce alors la phrase qu'il vient de préparer, dans un allemand correct mais sans doute un peu laborieux, demandant si monsieur Dany von Brücke peut le recevoir, bien qu'il n'ait pas avec lui de rendez-vous fixé.

L'aïeule au visage sévère tire alors davantage le battant vers l'intérieur, afin de mieux voir ce commis voyageur sans mallette dont elle considère l'aspect général dans une sorte d'étonnement incrédule, qui se transforme peu à peu en nette expression d'effroi, comme si elle craignait d'avoir affaire à un fou. Et elle rabat brusquement la porte, dont l'épais vantail claque avec un bruit sourd. Juste au-dessus, hors champ, le rire clair de la fillette invisible dont l'image cependant persiste, prise d'une soudaine gaieté pour quelque raison qui m'échappe, se prolonge sans aucune retenue. La fraîche cascade ne s'interrompt que pour laisser la place à une jolie voix fruitée, lançant en français une exclamation moqueuse: «Pas de chance pour aujourd'hui!»

Le visiteur éconduit lève la tête à la renverse, buste courbé vers l'arrière. L'effrontée gamine se détache sur le ciel, penchée elle-même en avant par-dessus le garde-corps, avec sa chemisette transparente plus qu'à demi défaite, comme si, dormeuse tardive, elle avait entrepris à la hâte d'ôter ses lingeries de poupée nocturne pour passer une tenue plus décente. Elle crie: «Attendez! Je vais vous ouvrir!» Mais voilà que tout son corps de moins en moins vêtu (une épaule et le sein menu sont maintenant découverts) s'avance dans le vide d'une façon improbable, dangereuse, désespérée. Ses yeux s'élargissent encore sur des profondeurs d'eau glauque. Sa bouche trop rouge s'ouvre démesurément pour pousser un cri, qui ne peut sortir. Son torse gracieux, ses bras nus, sa tête aux boucles blondes se tendent et se tordent dans tous les sens, s'agitant, se démenant en mille gesticulations de plus en plus excessives. On dirait qu'elle appelle au secours, qu'un danger imminent la menace – flammes ardentes de l'incendie, dents acérées du vampire, couteau brandi d'un assassin – s'approchant d'elle à l'intérieur de la chambre d'une manière inexorable. Elle est prête à tout pour lui échapper, en fait déjà elle tombe, dans une interminable chute, et elle est déjà en train de s'écraser sur le gravillon du petit jardin… Quand tout à coup elle se retire, aspirée par la chambre elle-même, et elle disparaît aussitôt.

Wall retrouve sa position première, face à la porte. Celle-ci est de nouveau partiellement ouverte; mais, à la place de la duègne inhospitalière, une jeune femme (la trentaine environ) se tient immobile dans l'espace libre, regardant l'étranger qui marque sa surprise par un sourire gêné. Il bredouille en allemand des justifications incompréhensibles. Mais elle continue à le dévisager en silence d'un air sérieux, aimable sans doute, bien qu'empreint d'une douceur triste, lointaine, contrastant fort avec l'exubérance cavalière de l'adolescente. Et, si la figure de l'une et de l'autre paraissent avoir quelques traits communs, en particulier le dessin en amande des grands yeux verts, la bouche pulpeuse, avenante, un nez droit et fin du style appelé grec, plus marqué cependant chez l'adulte, la chevelure très brune de celle-ci, coiffée en doubles bandeaux sages à la mode des années 20, souligne une différence qui ne doit pas être seulement de génération. Ses prunelles bougent imperceptiblement, ainsi que ses lèvres à peine disjointes.

La séduisante dame aux moues charmeuses, teintées de mélancolie, parle enfin, d'une voix chaude et grave, venue des profondeurs de la poitrine où même du ventre, dans un français où l'on reconnaît les intonations de cerise mûre et d'abricot charnu – résonances sensuelles pourrait-on dire dans son cas – remarquées auparavant chez la fillette: «Ne prêtez pas trop d'attention à Gigi, ni à ce qu'elle dit, ni à ce qu'elle peut faire… La petite doit être un peu folle, c'est de son âge: elle a tout juste quatorze ans… et des fréquentations douteuses.» Puis, après une pause plus marquée, tandis que Wall hésite encore sur ce qu'il doit dire, elle ajoute avec la même lenteur un peu absente: «Le Docteur von Brücke n'habite plus ici depuis une dizaine d'années. Je regrette beaucoup… Mon nom personnel figure là. (D'un mouvement gracieux de son bras nu, elle désigne la plaque en cuivre au-dessus de la sonnette.) Mais on peut m'appeler Jo, plus simplement, que les Allemands prononcent Io, poursuivie jadis par un taon à travers la Grèce et l'Asie Mineure, après que Jupiter l'eut violée sous la forme d'un nuage aux reflets ardents.»

Le sourire fugitif de Joëlle Kast, à cette évocation mythologique incongrue, plonge le visiteur dans un dédale de suppositions rêveuses. Il s'aventure donc un peu au hasard: «Et qu'y aurait-il à regretter, si ce n'est pas une indiscrétion?

– Dans la rupture avec Daniel? (Un rire de gorge anime un instant la jeune femme, profond et comme roucoulant, qui paraît sourdre de tout son corps). Pour moi, rien! Pas de regret! Je parlais pour vous, à cause de votre enquête… Monsieur Wallon.

– Ah!… Ainsi vous savez qui je suis?

– Pierre Garin m'avait prévenue de votre visite… (Un silence.) Entrez donc! J'ai un peu froid.»

Wall profite du long couloir obscur par où elle le conduit jusqu'à une sorte de salon, assez sombre également, surchargé de meubles hétéroclites, de grandes poupées décoratives et d'objets divers plus ou moins inattendus (comme on en trouve chez les antiquaires-brocanteurs), pour essayer de réfléchir au tour que vient de prendre sa situation. Est-il de nouveau tombé dans un piège? Installé sur un fauteuil raide en velours rouge, aux bras d'acajou garnis de lourds bronzes ornementaux et protecteurs, il demande, ayant opté pour l'air mondain le plus naturel qu'il soit capable de produire: «Vous connaissez Pierre Garin?

– Evidemment! répond-elle avec un léger haussement d'épaule un peu las. Tout le monde ici connaît Pierre Garin. Quant à Daniel, il a été mon mari pendant cinq ans, juste avant la guerre… C'était le père de Gigi.

– Pourquoi dites-vous que c'était?» demande le voyageur après un temps de réflexion.

La dame le regarde d'abord sans répondre, comme si elle réfléchissait longuement à la question posée, à moins qu'elle n'ait soudain pensé au contraire à tout autre chose, finissant par annoncer d'une voix neutre, indifférente: «Gigi est orpheline. Le colonel von Brücke a été assassiné par des agents israéliens, il y a deux nuits, dans le secteur soviétique,… juste en face de l'appartement où nous avons habité, ma fille et moi, après ma répudiation au début de l'année 40.

– Qu'entendez-vous par «répudiation»?

– Daniel en avait le droit, ou même le devoir. Les nouvelles lois du Reich me faisaient juive, et il était officier supérieur. Pour cette même raison, il n'a jamais reconnu Gigi, née un peu avant notre manage.

– Vous parlez français sans le moindre accent germanique ou d'Europe centrale…

– J'ai été élevée en France et je suis française… Mais on parlait aussi, à la maison, une espèce de serbo-croate. Mes parents venaient de Klagenfurt… Kast est une abréviation déformée de Kostanjevica, une petite ville de Slovénie.

– Et vous êtes restée à Berlin pendant toute la guerre?

– Vous plaisantez! Mon statut devenait de plus en plus aléatoire, malcommode en outre pour notre simple vie de tous les jours. On osait à peine sortir… Daniel nous rendait visite une fois par semaine… Au début du printemps 41, il a pu organiser notre départ. J'avais toujours mon passeport français. Nous nous sommes installées à Nice, dans la zone d'occupation italienne. L'Oberführer von Brücke est parti pour l'Est avec son unité, dans les services de renseignement stratégique.

– Il était nazi?

– Probablement, comme tout le monde… Je crois qu'il ne se posait même pas la question. Officier allemand, il obéissait aux ordres de l'Etat allemand, et l'Allemagne était national-socialiste… Au fond, j'ignore ce qu'il a pu faire depuis notre dernière entrevue, en Provence, jusqu'à son retour à Berlin il y a quelques mois. Quand le front s'est disloqué dans le Mecklembourg après la capitulation de l'amiral Donitz, Daniel aurait par exemple rejoint sa famille à Stralsund, démobilisé par les Russes pour d'obscures raisons politiques. De mon côté, je suis revenue ici aussitôt que j'ai pu, avec les troupes d'occupation françaises. Je parle avec aisance l'anglais comme l'allemand et je me débrouille assez bien en russe, qui a de nombreux points communs avec le slovène. J'ai très vite fait venir Gigi, par l'intermédiaire de la Croix-Rouge, et nous nous sommes réintroduites sans problèmes dans notre ancienne maison sur le canal, miraculeusement épargnée par la guerre. J'avais conservé des papiers administratifs berlinois prouvant que je recouvrais là mon domicile et que Gigi elle-même y était née. Un gentil lieutenant américain a régularisé la situation: permis de séjour, cartes d'alimentation et le reste.»

L'ex-Madame Joëlle von Brücke, née Kastanjevica dite Kast (appelez-moi Jo, ça sera plus simple), présente toutes ces confidences avec un si évident souci de clarté, de cohérence et d'exactitude, précisant chaque fois les lieux comme les dates de ses pérégrinations sans oublier leurs motifs justifiés, que Boris Robin, qui ne lui en demandait pas tant, ne peut s'empêcher au contraire de trouver son histoire suspecte, sinon invraisemblable. On dirait qu'elle récite une leçon soigneusement apprise, en prenant garde de rien omettre. Et sans doute son ton posé, raisonnable, détaché, sans émotion comme sans rancune, compte pour beaucoup dans l'insidieuse sensation de faux qui s'en dégage. Pierre Garin en personne pourrait avoir forgé l'ensemble de cette édifiante odyssée. Pour en avoir le cœur net, il va falloir mettre à la question l'excentrique adolescente, sûrement moins bien conditionnée que sa mère. Mais pourquoi celle-ci, qui ne semble ni très expansive ni bavarde par nature, tient-elle ainsi à enraciner dans l'esprit d'un inconnu ces détails oiseux concernant sa geste familiale? Que cache donc son zèle intempestif, sa mémoire tatillonne, quoique cependant lacunaire malgré l'apparente exhaustivité du témoignage? Pourquoi éprouvait-elle une si grande hâte de retrouver cette ville incertaine, largement en ruines, difficile d'accès, peut-être encore dangereuse pour sa vie? Que sait-elle exactement sur la mort de von Brücke? Y a-t-elle joué un rôle essentiel? Ou seulement secondaire? De quelle énigme l'appartement J.K. est-il le centre? Comment peut-elle connaître avec une telle certitude l'emplacement rigoureux du crime? Et comment, d'autre part, Pierre Garin peut-il avoir deviné que le voyageur a choisi, au dernier moment, le passeport établi avec ce patronyme de Wallon pour passer dans l'enclave occidentale de la ville? Maria, l'accorte servante de l'hôtel des Alliés, l'en aurait-elle aussitôt averti? Et, enfin, de quels moyens d'existence réels la surnommée Jo dispose-t-elle désormais à Berlin, où elle fait accourir dare-dare sa fille mineure, qui aurait certes plus facilement continué ses études dans une école de Nice ou de Cannes? [8]

Tout en réfléchissant à ces mystères, Wall, dont les yeux se sont maintenant habitués à la trouble pénombre, qui obscurcit le vaste salon aux lourds rideaux rouges presque clos, inspecte avec plus d'attention son décor de foire aux puces onirique, de capharnaüm oppressant, magasin aux souvenirs enfouis où la présence parmi les jouets d'enfant, plus ou moins miniaturisés, de nombreuses poupées grandeur nature en accoutrements suggestifs, contrastant avec leurs minois juvéniles, évoquerait quelque lupanar 1900 beaucoup plus qu'une boutique pour petites filles. Et l'imagination du visiteur spécule à nouveau sur le genre de trafic pratiqué dans cette ancienne demeure bourgeoise d'un officier de la Wehrmacht.

Sortant enfin de sa rêverie (après quel espace de temps?), le voyageur ramène ses regards vers la dame… Il constate avec surprise que le fauteuil où se trouvait celle-ci, peu d'instants auparavant, est maintenant vide. Et, se tournant de droite et de gauche sur son siège, il ne la découvre pas non plus en quelque autre point de la grande pièce. L'hôtesse aurait ainsi quitté le salon aux poupées érotiques et abandonné son visiteur sans lui laisser percevoir le moindre bruit de pas, ni menu craquement du parquet, ni grincement de porte. Pourquoi est-elle sortie tout à coup en catimini? Aurait-elle couru annoncer à Pierre Garin que l'oiseau migrateùr se trouvait pris dans les mailles du filet? Des gens du SAD seraient-ils déjà présents dans la villa, où un inquiétant remue-ménage est en train de se produire, à l'étage supérieur? Mais voici qu'à ce moment l'insaisissable veuve aux yeux verts, adoucis de langueurs fallacieuses, opère sa discrète rentrée par quelque issue indiscernable du salon-magasin, située dans des profondeurs si sombres que la jeune femme a l'air de surgir du noir, portant avec précaution une soucoupe où repose une petite tasse trop pleine, dont elle veille à ne pas faire déborder le contenu. Tout en contrôlant du coin de l'œil le niveau liquide, elle s'approche d'un pas immatériel de danseuse, disant: «Je vous ai préparé un café, monsieur Wallon, bien fort, à l'italienne… Il est un peu amer, mais vous ne devez guère en avoir bu d'aussi acceptable dans le secteur communiste. Ici, grâce à l'intendance US, nous bénéficions de certains produits rares. (Elle lui dépose entre les mains son précieux présent.) C'est du robusta de Colombie…» Et, après un silence, tandis qu'il commence à boire par petites gorgées l'infusion noire et brûlante, elle ajoute d'un ton plus familier, maternel: «Votre fatigue est si grande, mon pauvre Boris, que vous vous étiez endormi pendant que je parlais!»

Le breuvage est en effet tellement robuste qu'il en devient écœurant. Ça n'est certes pas ce qu'on appelle un café américain… Ayant quand même réussi à l'avaler, le voyageur ne se sent guère mieux; ce serait plutôt le contraire. Pour réagir contre la nausée qui le gagne, il se lève de son fauteuil, sous prétexte d'aller se débarrasser de sa tasse vide sur le marbre d'une commode, pourtant déjà surchargée des menus objets: bourses en mailles métalliques, fleurs de perles, pique-épingles à chapeaux, boîtes nacrées, coquillages exotiques…, devant plusieurs photographies familiales de tailles diverses, présentées obliquement dans des cadres en laiton aux découpures ajourées. Vers le milieu, la plus grande d'entre elles représente un souvenir de vacances au bord de la mer, avec des rochers arrondis occupant le côté gauche au second plan, des vaguelettes brillantes tout au fond et, en premier plan, quatre personnes debout dans le sable, alignées face à l'objectif. Le cliché pourrait être pris, aussi bien, sur une petite grève bretonne en pays de Léon.

Les deux figures centrales de cette image sont de la même blondeur nordique, un homme grand et maigre au beau visage sévère âgé d'au moins cinquante ans, vêtu d'un impeccable pantalon blanc et d'une chemise blanche ajustée, étroitement boutonnée aux poignets c6mme au col, avec à sa droite une toute petite fille de peut-être vingt mois, trente au maximum, mignonne et rieuse, entièrement nue.

De part et d'autre, c'est-à-dire aux deux extrémités de la rangée, se tiennent au contraire des personnages remarquables par leur chevelure noire: une jeune femme fort jolie (d'une vingtaine d'années) qui retient l'enfant par la main et, du côté opposé, un homme de trente ou trente-cinq ans. Ils portent tous les deux des maillots de bain noirs (ou d'une teinte assez foncée pour paraître tels sur un tirage en noir et blanc), couvrant l'ensemble du tronc pour la première, mais seulement sa partie inférieure pour le second, l'un et l'autre encore mouillés dirait-on par une immersion récente. D'après leurs âges respectifs, ces deux adultes très bruns devraient être les parents de la fillette aux boucles de blé mûr, qui aurait donc reçu en héritage mendélien la pigmentation pâle de son grand-père.

Celui-ci, pour le moment, regarde en l'air, vers le bord du rectangle glacé, quelque vol d'oiseaux marins – mouettes criardes, sternes à tête noire, pétrels regagnant le large – ou bien des avions qui passent, hors champ. L'homme plus jeune observe la fillette, qui, de sa main libre, brandit vers le photographe un de ces petits crabes très communs sur les plages, appelés verts ou enragés, qu'elle tient entre deux doigts par une patte arrière, contemplant sa prise avec une mine émerveillée. Seule la jeune mère anadyomène regarde en direction de l'appareil, prenant la pose et faisant un gracieux sourire de circonstance. Mais, attirant davantage l'attention, bien visibles au centre de l'image, les deux pinces grandes ouvertes ainsi que les huit pattes grêles du modeste crustacé s'étalent en éventail, raidies, espacées de façon régulière et parfaitement symétriques.

Afin de mieux étudier les différents acteurs de cette scène complexe, Wall a saisi le cadre à deux mains pour l'approcher de ses yeux, comme s'il avait le désir d'y pénétrer. Il semble sur le point de faire le saut, quand la voix troublante de son hôtesse intervient pour le retenir au dernier moment, murmurant juste derrière son oreille: «C'est Gigi à deux ans, dans une crique sableuse sur la côte nord-ouest de Rügen, pendant l'été trente-sept, où il faisait une chaleur inaccoutumée.

– Et la jeune fille resplendissante qui lui donne la main, dont les épaules et les bras ruissellent encore des perles de l'océan?

– Ça n'est pas l'océan, mais seulement la Balti que. Et il s'agit de moi, évidemment! (Elle salue le compliment par un bref rire de gorge, qui s'éteint en déferlant avec douceur sur le sable humide.) Mais je suis déjà mariée depuis longtemps à cette époque-là.

– Avec l'homme qui vient aussi de se baigner?

– Non! Non! Avec Daniel, le monsieur chic et beaucoup plus âgé, qui pourrait largement, d'ailleurs, être mon père.

– Excusez-moi! (Le visiteur poli avait, bien entendu, reconnu sans malle vieux colonel statufié dans une allégorie antique, sur la place des Gens d'Armes.) Pourquoi surveille-t-il ainsi le ciel?

– On entendait le fracas infernal d'une patrouille de Stukas en vol d'entraînement.

– Ça le concernait de façon directe?

– Je ne sais pas. Mais la guerre approche.

– Il était très beau.

– N'est-ce pas? Un parfait spécimen de dolichocéphale blond pour jardin zoologique.

– Qui a pris la photographie?

– Je ne me souviens plus… Sans doute un professionnel, vu la qualité anormale du cliché dans ses moindres détails: on pourrait presque compter les grains de sable… Quant à l'homme aux cheveux noirs, à l'extrême droite, c'est le fils que Dan avait eu d'un premier mariage… pour s'en tenir à ce mot commode. Je pense qu'en définitive ils n'ont jamais été mariés…

– Un amour de jeunesse, si l'on en croit la maturité visible du fils?

– Dan avait à peine plus de vingt ans, et sa fiancée tout juste dix-huit, mon âge exactement quand je l'ai moi-même connu… Il a toujours eu beaucoup de succès auprès des demoiselles romantiques… C'est curieux, la façon dont l'histoire se reproduit: elle était française déjà et, d'après les portraits que j'ai pu voir, elle me ressemblait comme une sœur jumelle, à trente ans de distance… ou même un peu plus. On peut dire qu'il avait des goûts sexuels bien ancrés! Mais cette première liaison a duré encore moins longtemps que la nôtre. "Ça n'était qu'une répétition, m'assurait – il, avant la générale." J'ai ensuite compris peu à peu, au contraire, que je devais être seulement moi-même une doublure… ou, au mieux, la vedette de quelque reprise, éphémère, d'une pièce déjà ancienne… Mais que vous arrivet-il, mon cher monsieur? Vous avez l'air de plus en plus exténué. Vous tenez à peine sur vos jambes… asseyez-vous…»

Wallon, qui en effet se sentait cette fois vraiment mal, comme sous l'effet d'une drogue, dont le goût amer persiste dans sa bouche d'inquiétante façon, tandis que la maîtresse de maison met un terme brusque à l'entrain volubile, artificiel, de ses explications et commentaires, pour scruter à présent son visiteur captif sous le regard soudain acéré de ses yeux verts, s'est retourné en chancelant vers le salon à la recherche d'un siège de secours [9]… Tous les fauteuils étaient malheureusement occupés, non par des poupées grandeur nature comme il l'avait cru d'abord, mais par de réelles adolescentes en dessous frivoles qui lui adressaient force moues mutines et clins d'œil complices… Dans son trouble, il a laissé choir le cadre doré, dont le verre protecteur s'est brisé sur le sol avec un bruit disproportionné de cymbales… Wall, s'imaginant tout à coup en danger, a reculé d'un pas vers le marbre de la commode, où il a saisi au hasard, derrière son dos, un petit objet massif, arrondi et lisse tel un galet poli, qui lui semblait assez lourd pour servir éventuellement d'arme défensive… Devant lui, Gigi était là, bien entendu, assise au premier rang, qui lui souriait d'un air à la fois provocant et moqueur. Ses compagnes, de toute part, accentuaient aussi à l'intention du Français leurs postures lascives. Assises, debout, ou bien à demi étendues, plusieurs mimaient de toute évidence la reproduction vivante d' œuvres d'art plus ou moins célèbres: la Cruche cassée de Greuze (mais en plus déshabillé), l'Appât d'Edouard Manneret, la Captive enchaînée de Fernand Cormon, Alice Liddell en petite mendiante photographiée par le pasteur Dodgson avec sa chemisette aux lambeaux suggestifs, sainte Agathe exposée les seins nus, déjà parés d'une blessure très seyante sous la gracieuse couronne de martyre… Wall a ouvert la bouche pour dire quelque chose, il ne savait pas quoi, qui le sauverait du ridicule de sa situation, ou peut-être seulement pour pousser un cri comme on fait dans les cauchemars, mais aucun son ne franchissait sa gorge. Il s'est alors aperçu qu'il tenait dans la main droite un énorme œil en verre coloré, blanc, bleu et noir, qui devait provenir de quelque poupée géante, et il l'a porté vers son visage pour le considérer, avec horreur… Les filles ont éclaté de rire, toutes ensemble, selon des timbres et hauteurs variés, avec des crescendo, des notes suraiguës, des roulements plus graves, dans un concert effrayant [10]… La dernière sensation du voyageur a été qu'on le transportait, désarticulé, sans force, comme un pantin de chiffon, tandis que toute la maison s'emplissait du vacarme d'un déménagement désordonné, ou même d'un saccage, dans ce qui paraissait la clameur d'une émeute.

Tout se serait calmé soudain. Et c'est dans un silence total, trop parfait, un peu inquiétant, que Franck Matthieu (ou aussi bien Mathieu Frank, puisqu'il s'agit là en vérité de ses deux prénoms) se réveille, on ne saurait dire au bout de combien d'heures, dans une chambre familière, dont il lui semble du moins reconnaître les moindres détails, bien que ce décor soit pour le moment impossible à situer, dans l'espace comme dans le temps. Il fait nuit. Les épais doubles rideaux sont fermés. Suspendu au centre de la paroi face à la fenêtre invisible, il y a le tableau.

Les murs sont tapissés d'un papier peint d'autrefois, aux bandes verticales alternées: des raies bleuâtres assez sombres à liséré blanc, larges de cinq ou six centimètres, qui laissent entre elles des surfaces équivalentes mais nettement plus pâles où court de haut en bas une ligne de petits dessins, tous identiques, dont la couleur terne a dû sans doute être dorée, à l'origine. Sans avoir besoin de se mettre debout pour le voir de plus près, Mathieu F. peut décrire de mémoire ce signe à la signification incertaine: un fleuron, une espèce de clou de girofle, ou un minuscule flambeau, ou encore un poignard-baïonnette, mais aussi une petite poupée dont le corps et les deux jambes réunies remplaceraient la large lame du poignard ou le manche du flambeau, sa tête devenant au choix la flamme de celui-ci ou la poignée arrondie de celui-là, tandis que les bras tendus en avant (et donc un peu raccourcis) représentaient auparavant la garde de l'arme, ou la coupelle qui empêche les matières brûlantes de couler sur la main.

Contre la paroi de droite (pour l'observateur placé dos à la fenêtre) se dresse une grosse armoire à glace, assez profonde pour servir de penderie, dont l'épais miroir aux biseaux très marqués occupe en presque totalité la porte à un seul battant, où l'on aperçoit l'image du tableau, mais inversée, c'est-à-dire que la partie droite de la toile peinte se retrouve dans la moitié gauche de la surface réfléchissante, et réciproquement, l'exact milieu du châssis rectangulaire (matérialisé par la tête au port noble du vieillard) coïncidant de façon précise avec le point central de la glace pivotante, qui est close et donc perpendiculaire au tableau réel, ainsi d'ailleurs qu'à sa virtuelle duplication.

Sur cette même paroi, entre l'armoire placée presque dans l'angle et le mur extérieur où se situe la fenêtre, entièrement soustraite aux regards par les lourds rideaux fermés, s'adosse la tête des deux lits jumeaux, qui ne sont guère utilisables que pour de très jeunes enfants, tant leurs dimensions sont réduites: moins d'un mètre cinquante de longueur sur environ soixante-dix centimètres de large. Ils sont séparés l'un de l'autre par une table de nuit en bois peint, aux proportions assorties, qui supporte une petite lampe de chevet en forme de bougeoir, dont la faible ampoule électrique n'a pas été éteinte. La seconde table de nuit, absolument semblable à la première, de la même couleur bleu pâle et munie de la même lampe allumée, trouve juste l'espace qu'il lui faut entre le second lit et le mur extérieur, à proximité immédiate du bord gauche des amples plis que fait l'étoffe rouge sombre constituant les rideaux. Ceux-ci doivent ainsi outrepasser d'une manière notable l'embrasure non décelable de la fenêtre, qui aurait peu de raison d'être une baie en largeur comme on les construit à présent.

Désirant vérifier un détail auquel il n'a pas accès depuis la position couchée qu'il occupe, Mathieu se hausse sur un coude. Les deux oreillers portent chacun, comme il s'y attendait, l'initiale d'un prénom brodée à la main en grandes capitales gothiques à fort relief, où l'on reconnaît sans trop de mal, nonobstant la complication très ornementée des trois jambages parallèles que comporte chacune d'elles, assez peu différenciables l'une de l'autre à première vue, la lettre M et la lettre W. C'est à ce moment que le voyageur se rend compte de sa situation bizarre: il est allongé en pyjama, le crâne soutenu par une sorte de traversin en toile grossière accoté au mur sous la fenêtre, sur un matelas sans drap jeté à même le sol entre le pied des deux petits lits et la longue table de toilette, où reposent sur le marbre blanc deux cuvettes en porcelaine identiques, mais dont l'une comporte une bien visible fêlure noircie par le temps et réparée à l'aide d'agrafes métalliques maintenant rongées par la rouille. Dans la décoration aux volutes fleuries monochromes qui orne un pot à eau ventru, placé entre les deux cuvettes et fait de la même matière, figure un large écusson où se lisent difficilement les deux mêmes initiales gothiques trop semblables, et cette fois entrelacées, si bien que seul un œil averti peut permettre leur identification.

Le col du pot à eau se reflète dans l'un des deux miroirs jumeaux fixés sur le papier peint à rayures, dominant chaque cuvette à une hauteur convenable seulement pour de très jeunes garçonnets. Il en va de même quant au niveau du marbre blanc de la table. Dans l'autre miroir (celui de droite) apparaît à nouveau une image du tableau dont le dessin est inversé. Mais en observant le premier (celui de gauche) avec plus d'attention, on y découvre, nettement plus lointaine, une troisième reproduction du même tableau, avec ici son dessin à l'endroit, c'est-à-dire réfléchi (et inversé) deux fois: d'abord dans le miroir de toilette, puis dans la porte de l'armoire à glace.

Mathieu, péniblement, se met enfin debout, tout le corps fourbu il ne sait pourquoi, et va regarder son visage défraîchi, en se penchant vers le centre du petit miroir au-dessus de la cuvette raccommodée, celle dont le fond comporte dans son motif une grande lettre M barrée obliquement par l'ancienne cassure. Le tableau représente quelque épisode (peut-être fort célèbre, mais il s'est toujours demandé lequel) de l'histoire antique ou de la mythologie, dans un paysage de collines où l'on distingue au loin, sur la gauche, plusieurs édifices à colonnes de style corinthien formant le fond du décor. Venant de droite, en premier plan, un cavalier dressé sur son étalon noir brandit une épée belliqueuse vers le vieillard en toge qui lui fait face, debout à l'avant d'un char aux très hautes roues qu'il arrête dans sa course, en retenant par ses guides tendues les deux chevaux blancs, dont l'un, plus nerveux, se cabre en hennissant, blessé par le mors trop vivement raidi.

Derrière ce ferme conducteur à l'auguste stature, couronné d'un diadème royal, se tiennent deux archers en pagnes raides qui bandent leur arme, mais sans que les flèches paraissent pointées vers l'intempestif agresseur, qu'ils ne semblent même pas apercevoir. Ce dernier porte une cuirasse pectorale qui pourrait être romaine, et probablement d'une autre époque que la toge vaguement hellénique du vieux roi, dont une épaule laissée nue n'a rien en tout cas de guerrier, tandis que le court pagne ajusté des deux soldats ainsi que leur bonnet se prolongeant très bas sur la nuque et les oreilles auraient plutôt quelque chose d'égyptien. Mais un détail est encore plus troublant du point de vue historique: parmi les pierres du chemin gît une chaussure de femme abandonnée, un fin soulier de bal à talon haut dont l'empeigne triangulaire recouverte de paillettes bleues étincelle dans le soleil.

La scène immémoriale se déroule une fois de plus, dans son étrangeté familière. Mathieu verse un peu d'eau dans sa cuvette, dont la collure est certes beaucoup plus apparente qu'elle n'était jadis. Depuis combien de temps n'a-t-on pas renouvelé ce liquide jaunâtre? Retrouvant toutefois sans réfléchir ses gestes d'enfant, il y plonge le gant de toilette portant les lettres «M v B» inscrites au fil rouge sur l'étroite ganse, repliée en boucle, qui sert à le suspendre au bout crochu du porte-serviettes en laiton chromé. M se frotte délicatement la figure avec le tissu éponge dégoulinant. Cela ne suffit pas, malheureusement, à réduire la nausée qui l'a repris de plus belle. Sa tête lui tourne, ses jambes flageolent… Repoussé contre le mur, à la gauche du tableau, il y a toujours le mannequin… Il boit dans son verre à dents une gorgée d'eau tiède au goût de cendre et se laisse bientôt retomber sur le matelas.