"Le testament français" - читать интересную книгу автора (Makine Andreï)

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Encore enfant, je devinais que ce sourire très singulier représentait pour chaque femme une étrange petite victoire. Oui, une éphémère revanche sur les espoirs déçus, sur la grossièreté des hommes, sur la rareté des choses belles et vraies dans ce monde. Si j'avais su le dire, à l'époque, j'aurais appelé cette façon de sourire «féminité»… Mais ma langue était alors trop concrète. Je me contentais d'examiner, dans nos albums de photos, les visages féminins et de retrouver ce reflet de beauté sur certains d'entre eux.

Car ces femmes savaient que pour être belles, il fallait, quelques secondes avant que le flash ne les aveugle, prononcer ces mystérieuses syllabes françaises dont peu connaissaient le sens: «pe-tite-pomme…» Comme par enchantement, la bouche, au lieu de s'étirer dans une béatitude enjouée ou de se crisper dans un rictus anxieux, formait ce gracieux arrondi. Le visage tout entier en demeurait transfiguré. Les sourcils s'arquaient légèrement, l'ovale des joues s'allongeait. On disait «petite pomme», et l'ombre d'une douceur lointaine et rêveuse voilait le regard, affinait les traits, laissait planer sur le cliché la lumière tamisée des jours anciens.

Une telle magie photographique avait conquis la confiance des femmes les plus diverses. Cette parente moscovite, par exemple, sur l'unique cliché de couleur de nos albums. Mariée à un diplomate, elle parlait sans desserrer les dents et soupirait d'ennui avant même de vous avoir écouté. Mais sur la photo, je distinguais tout de suite l'effet de la «petite pomme».

Je remarquais son halo sur le visage de cette provinciale terne, quelque tante anonyme et dont on n'évoquait le nom que pour parler des femmes restées sans mari après l'hécatombe masculine de la dernière guerre. Même Glacha, la paysanne de la famille, arborait sur de rares photos qui nous restaient d'elle ce sourire miraculeux. Il y avait enfin tout un essaim de jeunes cousines qui gonflaient les lèvres en essayant de retenir pendant quelques interminables secondes de pose ce fuyant sortilège français. En murmurant leur «petite pomme», elles croyaient encore que la vie à venir serait tissée uniquement de ces instants de grâce…

Ce défilé de regards et de visages était traversé, de loin en loin, par celui d'une femme aux traits réguliers et fins, aux grands yeux gris. D'abord jeune, dans les albums les plus anciens, son sourire s'imprégnait du charme secret de la «petite pomme». Puis, avec l'âge, dans les albums de plus en plus neufs et proches de notre temps, cette expression s'estompait, se nuançant d'un voile de mélancolie et de simplicité.

C'était cette femme, cette Française égarée dans l'immensité neigeuse de la Russie qui avait appris aux autres le mot qui rendait belle. Ma grand-mère du côté maternel… Elle était née en France, au début du siècle, dans la famille de Norbert et d'Albertine Lemonnier. Le mystère de la «petite pomme» fut probablement la toute première légende qui enchanta notre enfance. Et aussi l'une des premières paroles de cette langue que ma mère appelait en plaisantant – «ta langue grand-maternelle».


Un jour, je tombai sur une photo que je n'aurais pas dû voir… Je passais mes vacances chez ma grand-mère, dans cette ville aux abords de la steppe russe où elle avait échoué après la guerre. C'était à l'approche d'un crépuscule d'été chaud et lent qui inondait les pièces d'une lumière mauve. Cet éclairage un peu irréel se posait sur les photos que j'examinais devant une fenêtre ouverte. Ces clichés étaient les plus anciens de nos albums. Leurs images franchissaient le cap immémorial de la révolution de 1917, ressuscitaient le temps des Tsars, et qui plus est, perçaient le rideau de fer très solide à cette époque, m'emportant tantôt sur le parvis d'une cathédrale gothique, tantôt dans les allées d'un jardin dont la végétation me laissait perplexe par sa géométrie infaillible. Je plongeais dans la préhistoire de notre famille…

Soudain, cette photo!

Je la vis quand, par pure curiosité, j'ouvris une grande enveloppe glissée entre la dernière page et la couverture. C'était cet inévitable lot des clichés qu'on ne croit pas dignes de figurer sur le carton rêche des feuilles, des paysages qu'on ne parvient plus à identifier, des visages sans relief d'affection ou de souvenirs. Un lot dont on se dit chaque fois qu'il faudrait, un jour, le trier pour décider du sort de toutes ces âmes en peine…

C'est au milieu de ces gens inconnus et de ces paysages tombés dans l'oubli que je la vis. Une jeune femme dont l'habit jurait étrangement avec l'élégance des personnages qui se profilaient sur d'autres photos. Elle portait une grosse veste ouatée d'un gris sale, une chapka d'homme aux oreillettes rabattues. Elle posait en serrant contre sa poitrine un bébé emmitouflé dans une couverture de laine.

«Comment a-t-elle pu se faufiler, me demandais-je avec stupeur, parmi ces hommes en frac et ces femmes en toilette du soir?» Et puis autour d'elle, sur d'autres clichés, ces avenues majestueuses, ces colonnades, ces vues méditerranéennes. Sa présence était anachronique, déplacée, inexplicable. Dans ce passé familial, elle avait l'air d'une intruse avec son accoutrement que seules affichaient de nos jours les femmes qui, en hiver, déblayaient les amas de neige sur les routes…

Je n'avais pas entendu ma grand-mère entrer. Elle posa sa main sur mon épaule. Je sursautai, puis en montrant la photo, je lui demandai:

– Qui c'est, cette femme?

Un bref éclair d'affolement passa dans les yeux immanquablement calmes de ma grand-mère. D'une voix presque nonchalante, elle répondit par une question:

– Quelle femme?

Nous nous tûmes tous les deux en tendant l'oreille. Un frôlement bizarre remplissait la pièce. Ma grand-mère se retourna et s'écria avec joie, me sembla-t-il:

– Une tête-de-mort! Regarde, une tête-de-mort!

Je vis un grand papillon brun, un sphinx crépusculaire qui vibrait, s'efforçant de pénétrer dans la profondeur trompeuse du miroir. Je me précipitai sur lui, la main tendue, en pressentant déjà sous la paume le chatouillement de ses ailes veloutées… C'est là que je me rendis compte de la taille inhabituelle de ce papillon. Je m'approchai et je ne pus retenir un cri:

– Mais ils sont deux! Ce sont des siamois!

En effet, les deux papillons semblaient attachés l'un à l'autre. Et leurs corps étaient animés de palpitations fébriles. À ma surprise, ce double sphinx ne me prêtait aucune attention et n'essayait pas de se sauver. Avant de l'attraper, j'eus le temps d'apercevoir les taches blanches sur son dos, la fameuse tête de mort.

Nous ne reparlâmes pas de la femme en veste ouatée… Je suivis du regard le vol du sphinx relâché – dans le ciel, il se divisa en deux papillons et je compris, comme peut le comprendre un enfant de dix ans, le pourquoi de cette union. Le désarroi de ma grand-mère me paraissait maintenant logique.

La capture des sphinx accouplés ramena à mon esprit deux souvenirs très anciens et les plus mystérieux de mon enfance. Le premier, remontant à mes huit ans, se résumait à quelques paroles d'une vieille chanson que ma grand-mère murmurait plutôt qu'elle ne la chantait, parfois, assise sur son balcon, la tête inclinée vers un vêtement dont elle reprisait le col ou consolidait les boutons. C'étaient les tout derniers vers de sa chanson qui me plongeaient dans le ravissement:


Et là nous dormirions jusqu'à la fin du monde.


Ce sommeil des deux amoureux qui durerait si longtemps dépassait ma compréhension enfantine. Je savais déjà que les gens qui mouraient (comme cette vieille voisine dont on m'avait si bien expliqué la disparition, en hiver) s'endormaient pour toujours. Comme les amants de la chanson? L'amour et la mort avaient alors formé un étrange alliage dans ma jeune tête. Et la beauté mélancolique de la mélodie ne faisait qu'augmenter ce trouble. L'amour, la mort, la beauté… Et ce ciel du soir, ce vent, cette odeur de la steppe que, grâce à la chanson, je percevais comme si ma vie venait de commencer à cet instant-là.

Le second souvenir ne pouvait pas être daté, tant il était lointain. Il n'y avait même pas de «moi» bien précis dans sa nébulosité. Juste la sensation intense de lumière, la senteur épicée des herbes et ces lignes argentées traversant la densité bleue de l'air – bien des années plus tard j'identifierais en elles les fils de la Vierge. Insaisissable et confus, ce reflet me serait pourtant cher, car je réussirais à me convaincre qu'il s'agissait là d'une réminiscence prénatale. Oui, d'un écho que mon ascendance française m'envoyait. C'est que dans un récit de ma grand-mère je retrouverais tous les éléments de ce souvenir: le soleil automnal de son voyage en Provence, l'odeur des champs de lavande et même ces fils de la Vierge ondoyant dans l'air parfumé. Je n'oserais jamais lui parler de ma prescience enfantine.


C'est dans le courant de l'été suivant que nous vîmes, un jour, ma sœur et moi, notre grand-mère pleurer… Pour la première fois de notre vie.

Elle était à nos yeux une sorte de divinité juste et bienveillante, toujours égale à elle-même et d'une sérénité parfaite. Son histoire personnelle, devenue depuis longtemps un mythe, la plaçait au-dessus des chagrins des simples mortels. Non, nous ne vîmes aucune larme. Juste une douloureuse crispation de ses lèvres, de menus tressaillements qui parcoururent ses joues, des battements rapides de ses cils…

Nous étions assis sur le tapis jonché de bouts de papier froissés et nous nous adonnions à un jeu passionnant: en retirant des petits cailloux enveloppés dans des «papillotes» blanches, nous les comparions – tantôt un éclat de quartz, tantôt un galet lisse et agréable au toucher. Sur le papier étaient marqués des noms que nous avions pris, dans notre ignorance, pour d'énigmatiques appellations minéralogiques: Fécamp, La Rochelle, Bayonne… Dans l'une des papillotes, nous découvrîmes même un fragment ferreux et rêche portant des traces de rouille. Nous crûmes lire le nom de cet étrange métal: «Verdun»… Plusieurs pièces de cette collection furent ainsi dépouillées. Quand notre grand-mère entra, le jeu avait pris depuis un moment un cours plus mouvementé. Nous nous disputions les pierres les plus belles, nous éprouvions leur dureté en les frappant les unes contre les autres, en les brisant parfois. Celles qui nous paraissaient laides – comme le «Verdun», par exemple – furent jetées par la fenêtre, dans un parterre de dahlias. Plusieurs papillotes s'étaient trouvées déchirées…

La grand-mère s'immobilisa au-dessus de ce champ de bataille parsemé de cloques blanches. Nous levâmes les yeux. C'est alors que son regard gris sembla s'imprégner de larmes – juste pour nous rendre son éclat insupportable.

Non, elle n'était pas une déesse impassible, notre grand-mère. Elle aussi pouvait donc être en proie à un malaise, à une détresse subite. Elle, que nous croyions avancer si posément dans la paisible enfilade des jours, glissait parfois, elle aussi, au bord des larmes!

C'est depuis cet été-là que la vie de ma grand-mère révéla pour moi des facettes neuves, inattendues. Et surtout beaucoup plus personnelles.

Avant, son passé se résumait à quelques talismans, à quelques reliques familiales, comme cet éventail de soie qui me rappelait une fine feuille d'érable, ou comme le fameux petit «sac du Pont-Neuf». Notre légende prétendait qu'il avait été trouvé sur ledit pont par Charlotte Lemonnier, âgée à l'époque de quatre ans. Courant devant sa mère, la fillette s'était arrêtée brusquement et s'était exclamée: «Un sac!» Et plus d'un demi-siècle après, sa voix sonore retentit, en écho affaibli, dans une ville perdue au milieu de l'infini russe, sous le soleil des steppes. C'est dans ce sac, en peau de porc et avec des plaquettes d'émail bleu sur la fermeture, que ma grand-mère conservait sa collection de pierres d'antan.

Cette vieille sacoche marquait l'un des premiers souvenirs de ma grand-mère, et pour nous, la genèse du monde fabuleux de sa mémoire: Paris, Pont-Neuf… Une étonnante galaxie en gestation qui esquissait ses contours encore flous devant notre regard fasciné.

Il y avait d'ailleurs parmi ces vestiges du passé (je me rappelle la volupté avec laquelle nous caressions les tranches dorées et lisses des volumes roses: Mémoires d'un caniche, la Sœur de Gribouille…) un témoignage encore plus ancien. Cette photo, prise déjà en Sibérie: Albertine, Norbert et, devant eux sur un support très artificiel comme l'est toujours le mobilier chez un photographe, sur une espèce de guéridon très haut – Charlotte, enfant de deux ans, portant un bonnet orné de dentelles et une robe de poupée. Ce cliché sur un carton épais, avec le nom du photographe et les effigies des médailles qu'il avait obtenues, nous intriguait beaucoup: «Qu'a-t-elle de commun, cette femme ravissante, au visage pur et fin entouré de boucles soyeuses, avec ce vieillard dont la barbe blanche est divisée en deux tresses rigides, semblables aux défenses d'un morse?»

Nous savions déjà que ce vieillard, notre arrière-grand-père, avait vingt-six ans de plus qu'Albertine. «C'est comme s'il se mariait avec sa propre fille!» me disait ma sœur, offusquée. Cette union nous paraissait ambiguë, malsaine. Tous nos livres de textes, à l'école, abondaient en histoires relatant des mariages entre une jeune fille sans dot et un vieillard riche, avare et friand de jeunesse. À tel point que toute autre alliance conjugale, dans la société bourgeoise, nous semblait impossible. Nous nous efforcions de déceler sous les traits de Norbert quelque malignité vicieuse, une grimace de satisfaction mal dissimulée. Mais son visage restait simple et franc comme celui des intrépides explorateurs sur les illustrations de nos livres de Jules Verne. Et puis ce vieillard à longue barbe blanche n'avait à l'époque que quarante-huit ans…

Quant à Albertine, victime prétendue des mœurs bourgeoises, elle se retrouverait bientôt sur le bord glissant d'une tombe ouverte où s'envoleraient déjà les premières pelletées de terre. Elle se débattrait avec une telle violence entre les mains qui la retiendraient, pousserait des cris si déchirants que même l'attroupement funèbre des Russes, dans ce cimetière d'une lointaine ville sibérienne, en serait abasourdi. Habitués à l'éclat tragique des funérailles dans leur patrie, aux larmes torrentueuses et aux lamentations pathétiques, ces gens resteraient médusés devant la beauté torturée de cette jeune Française. Elle s'agiterait au-dessus de la tombe en criant dans sa langue sonore: «Jetez-moi aussi! Jetez-moi!»

Cette terrible complainte résonna longtemps dans nos oreilles enfantines.

– C'est que peut-être elle… elle l'aimait…, me dit un jour ma sœur, plus âgée que moi. Et elle rougit.

Mais plus encore que l'insolite union entre Norbert et Albertine, c'est Charlotte, sur cette photo du début du siècle, qui éveillait ma curiosité. Surtout ses petits orteils nus. Par simple ironie du hasard ou par quelque coquetterie involontaire, elle les avait repliés fortement vers la plante du pied. Ce détail anodin conférait à la photo, somme toute très commune, une signification singulière. Ne sachant pas formuler ma pensée, je me contentais de répéter à part moi d'une voix rêveuse: «Cette petite fille qui se trouve, on ne sait pas pourquoi, sur ce drôle de guéridon, par cette journée d'été disparue à jamais, ce 22 juillet 1905, au fin fond de la Sibérie. Oui, cette minuscule Française qui fête ce jour-là ses deux ans, cette enfant qui regarde le photographe et par un caprice inconscient crispe ses orteils incroyablement petits et me permet ainsi de pénétrer dans cette journée, de goûter son climat, son temps, sa couleur…»

Je fermais les yeux tant le mystère de cette présence enfantine me paraissait vertigineux.

Cette enfant était… notre grand-mère. Oui, c'était elle, cette femme que nous vîmes ce soir s'accroupir et se mettre, en silence, à ramasser les fragments des pierres répandues sur le tapis. Ébahis et penauds, nous nous dressions, ma sœur et moi, le dos contre le mur, n'osant pas murmurer un mot d'excuse ou aider notre grand-mère à rassembler ces talismans éparpillés. Nous devinions que dans ses yeux baissés perlaient les larmes…

Face à nous, le soir de notre jeu sacrilège, nous voyions non plus une fée bienveillante d'autrefois, conteuse de quelque Barbe-bleue ou d'une Belle au bois dormant, mais une femme blessée et sensible malgré toute sa force d'âme. Ce fut, pour elle, ce moment d'angoisse où soudain l'adulte se trahit, laisse apparaître sa faiblesse, se sent un roi nu dans les yeux attentifs de l'enfant. Il fait alors penser à un funambule venant de faire un faux pas et qui, durant quelques secondes de déséquilibre, n'est retenu que par le regard du spectateur lui-même gêné par ce pouvoir inattendu…

Elle referma le «sac du Pont-Neuf», le porta dans sa chambre, puis nous appela à table. Après un silence, elle se mit à parler d'une voix égale et calme, en français, tout en nous versant du thé, d'un geste habituel:

– Parmi les pierres que vous avez jetées, il y en avait une que j'aimerais bien pouvoir retrouver…

Et toujours sur ce ton neutre, toujours en français, bien que, pendant les repas (à cause des amis ou des voisins qui venaient souvent à l'improviste), nous parlions la plupart du temps en russe, elle nous raconta le défilé de la Grande Armée et l'histoire du petit caillou brun nommé «Verdun». Nous saisissions à peine le sens de son récit – c'est le ton qui nous subjugua. Notre grand-mère nous parlait comme à des adultes! Nous voyions seulement un bel officier moustachu se détacher de la colonne du défilé victorieux, venir vers une jeune femme serrée au milieu d'une foule enthousiaste et lui offrir un petit fragment de métal brun…

Après le dîner, armé d'une torche électrique, j'eus beau passer au peigne fin le parterre de dahlias devant notre immeuble, le «Verdun» n'y était pas. Je le retrouverais le lendemain matin, sur le trottoir – un petit caillou ferreux entouré de quelques mégots, verres de bouteille, tramées de sable. Sous mon regard, il sembla s'arracher à ce voisinage banal, telle une météorite venant d'une galaxie inconnue et qui avait failli se confondre avec le gravier d'une allée…


Ainsi, nous devinâmes les larmes cachées de notre grand-mère et pressentîmes l'existence dans son cœur de ce lointain amoureux français qui avait précédé notre grand-père Fiodor. Oui, d'un officier fringant de la Grande Armée, de cet homme qui avait glissé dans la paume de Charlotte l'éclat rugueux du «Verdun». Cette découverte nous troublait. Nous nous sentîmes unis à notre grand-mère par un secret auquel personne d'autre dans la famille n'avait peut-être accès. Derrière les dates et les anecdotes de notre légende familiale, nous entendions sourdre, à présent, la vie dans toute sa douloureuse beauté.

Le soir, nous rejoignîmes notre grand-mère sur le petit balcon de son appartement. Couvert de fleurs, il semblait suspendu au-dessus de la brume chaude des steppes. Un soleil de cuivre brûlant frôla l'horizon, resta un moment indécis, puis plongea rapidement. Les premières étoiles frémirent dans le ciel. Des senteurs fortes, pénétrantes, montèrent jusqu'à nous avec la brise du soir.

Nous nous taisions. Notre grand-mère, tant qu'il faisait jour, reprisait un chemisier étalé sur ses genoux. Puis, quand l'air s'était imprégné de l'ombre ultramarine, elle releva la tête, abandonnant son ouvrage, le regard perdu dans le lointain brumeux de la plaine. N'osant pas rompre son silence, nous lui jetions de temps en temps des coups d'œil furtifs: allait-elle nous livrer une nouvelle confidence, encore plus secrète, ou bien, comme si de rien n'était, nous lire, en apportant sa lampe à l'abat-jour turquoise, quelques pages de Daudet ou de Jules Verne qui accompagnaient souvent nos longues soirées d'été? Sans nous l'avouer, nous guettions sa première parole, son intonation. Dans notre attente – attention du spectateur pour le funambule – se confondaient une curiosité assez cruelle et un vague malaise. Nous avions l'impression de piéger cette femme, seule face à nous.

Cependant, elle semblait ne pas même remarquer notre présence tendue. Ses mains restaient toujours immobiles sur ses genoux, son regard fondait dans la transparence du ciel. Un reflet de sourire éclairait ses lèvres…

Peu à peu nous nous abandonnâmes à ce silence. Penchés par-dessus la rampe, nous écarquillions les yeux en essayant de voir le plus de ciel possible. Le balcon tanguait légèrement, se dérobant sous nos pieds, se mettant à planer. L'horizon se rapprocha comme si nous nous élancions vers lui à travers le souffle de la nuit.

C'est au-dessus de sa ligne que nous discernâmes ce miroitement pâle – on eût dit des paillettes de petites vagues sur la surface d'une rivière. Incrédules, nous scrutâmes l'obscurité qui déferlait sur notre balcon volant. Oui, une étendue d'eau sombre scintillait au fond des steppes, montait, répandait la fraîcheur âpre des grandes pluies. Sa nappe semblait s'éclaircir progressivement – d'une lumière mate, hivernale.

Nous voyions maintenant sortir de cette marée fantastique les conglomérats noirs des immeubles, les flèches des cathédrales, les poteaux des réverbères – une ville! Géante, harmonieuse malgré les eaux qui inondaient ses avenues, une ville fantôme émergeait sous notre regard…

Soudain, nous nous rendîmes compte que quelqu'un nous parlait depuis déjà un moment. Notre grand-mère nous parlait!

– Je devais avoir à l'époque presque le même âge que vous. C'était en hiver 1910. La Seine s'était transformée en une vraie mer. Les Parisiens naviguaient en barque. Les rues ressemblaient à des rivières, les places – à de grands lacs. Et ce qui m'étonnait le plus, c'était le silence…

Sur notre balcon, nous entendions ce silence sommeillant de Paris inondé. Quelques clapotis de vagues au passage d'une barque, une voix assourdie au bout d'une avenue noyée.

La France de notre grand-mère, telle une Atlantide brumeuse, sortait des flots.