"Le testament français" - читать интересную книгу автора (Makine Andreï)3Neuilly-sur-Seine était composée d'une douzaine de maisons en rondins. De vraies isbas avec des toits recouverts de minces lattes argentées par les intempéries d'hiver, avec des fenêtres dans des cadres en bois joliment ciselés, des haies sur lesquelles séchait le linge. Les jeunes femmes portaient sur une palanche des seaux pleins qui laissaient tomber quelques gouttes sur la poussière de la grand-rue. Les hommes chargeaient de lourds sacs de blé sur une télègue. Un troupeau, dans une lenteur paresseuse, coulait vers l'étable. Nous entendions le son sourd des clochettes, le chant enroué d'un coq. La senteur agréable d'un feu de bois – l'odeur du dîner tout proche – planait dans l'air. Car notre grand-mère nous avait bien dit, un jour, en parlant de sa ville natale: – Oh! Neuilly, à l'époque, était un simple village… Elle l'avait dit en français, mais nous, nous ne connaissions que les villages russes. Et le village en Russie est nécessairement un chapelet d'isbas – le mot même La réalité russe transparaissait souvent sous la fragile patine de nos vocables français. Le président de la République n'échappait pas à quelque chose de stalinien dans le portrait que brossait notre imagination. Neuilly se peuplait de kolkhoziens. Et Paris qui se libérait lentement des eaux portait en lui une émotion très russe – ce fugitif répit après un cataclysme historique de plus, cette joie d'avoir terminé une guerre, d'avoir survécu à des répressions meurtrières. Nous errâmes à travers ses rues encore humides, couvertes de sable et de vase. Les habitants entassaient devant leurs portes des meubles et des vêtements pour les faire sécher – comme le font les Russes après un hiver qu'ils commencent à croire éternel. Et puis, quand Paris resplendit de nouveau dans la fraîcheur de son air printanier dont nous devinions intuitivement le goût – un convoi féerique entraîné par une locomotive enguirlandée ralentit sa marche et s'arrêta aux portes de la ville, devant le pavillon de la gare du Ranelagh. Un homme jeune portant une simple tunique militaire descendit du wagon en marchant sur la pourpre étalée sous ses pieds. Il était accompagné d'une femme, très jeune aussi, en robe blanche, avec un boa de plumes. Un homme plus âgé, en grand habit, à la magnifique moustache et avec un beau ruban bleu sur la poitrine se détacha d'une impressionnante assemblée groupée sous le portique du pavillon et alla à la rencontre du couple. Le vent doux caressait les orchidées et les amarantes qui ornaient les colonnes, animait l'aigrette sur le chapeau de velours blanc de la jeune femme. Les deux hommes se serrèrent la main… Le maître de l'Atlantide émergée, le président Félix Faure, accueillait le Tsar de toutes les Russies Nicolas II et son épouse. C'est le couple impérial entouré de l'élite de la République qui nous guida à travers Paris… Plusieurs années plus tard, nous apprendrions la vraie chronologie de cette auguste visite: Nicolas et Alexandra étaient venus non pas au printemps de 1910, après le déluge, mais en octobre 1896, c'est-à-dire bien avant la renaissance de notre Atlantide française. Mais cette logique réelle nous importait peu. Seule la chronologie des longs récits de notre grand-mère comptait pour nous: un jour, dans leur temps légendaire, Paris surgissait des eaux, le soleil brillait et au même moment, nous entendions le cri encore lointain du train impérial. Cet ordre d'événements nous paraissait aussi légitime que l'apparition de Proust parmi les paysans de Neuilly. L'étroit balcon de Charlotte planait dans le souffle épicé de la plaine, à la frontière d'une ville endormie, coupée du monde par l'éternité silencieuse des steppes. Chaque soir ressemblait à un fabuleux matras d'alchimiste où s'opérait une étonnante transmutation du passé. Les éléments de cette magie étaient pour nous non moins mystérieux que les composantes de la pierre philoso-phale. Charlotte dépliait un vieux journal, l'approchait de sa lampe à l'abat-jour turquoise et nous annonçait le menu du banquet donné en l'honneur des souverains russes à leur arrivée à Cherbourg: Comment pouvions-nous déchiffrer ces formules cabalistiques? Comme lui, pénétrant dans le palais de l'Elysée, nous nous effarouchâmes devant le spectacle de tous ces habits noirs qui s'immobilisèrent à son approche – pensez donc, plus de deux cents sénateurs et trois cents députés! (Qui, selon notre chronologie, il y a quelques jours à peine, se rendaient tous à leur session dans une barque…) La voix de notre grand-mère, toujours calme et un peu rêveuse, se colora à ce moment d'une légère vibration dramatique: – Vous comprenez, deux mondes se sont retrouvés l'un face à l'autre. (Regardez cette photo. C'est dommage que le journal soit resté longtemps plié…) Oui, le Tsar, ce monarque absolu et les représentants du peuple français! Les représentants de la démocratie… Le sens profond de cette confrontation nous échappait. Mais nous distinguions maintenant parmi cinq cents regards fixés sur le Tsar ceux qui, sans être malveillants, refusaient l'enthousiasme général. Et qui surtout, à cause de cette mystérieuse «démocratie», pouvaient se le permettre! Ce laisser-aller nous consternait. Nous scrutions les rangs des habits noirs pour déceler de potentiels trouble-fête. Le Président aurait dû les identifier, les expulser en les poussant du perron de l'Elysée! Le soir suivant, la lampe de notre grand-mère s'alluma de nouveau sur le balcon. Nous vîmes dans ses mains quelques pages de journaux qu'elle venait de retirer de la valise sibérienne. Elle parla, le balcon se détacha lentement du mur et plana en s'enfonçant dans l'ombre odorante de la steppe. … Nicolas était assis à la table d'honneur que passementaient de magnifiques guirlandes de médiolla. Il entendait tantôt quelque gracieuse réplique de Mme Faure installée à sa droite, tantôt le baryton velouté du Président qui s'adressait à l'Impératrice. Les reflets du cristal et le miroitement de l'argent massif éblouissaient les convives… Au dessert, le Président se redressa, leva son verre et déclara: – La présence de Votre Majesté parmi nous a scellé, sous les acclamations de tout un peuple, les liens qui unissent les deux pays dans une harmonieuse activité et dans une mutuelle confiance en leurs destinées. L'union d'un puissant empire et d'une république laborieuse… Fortifiée par une fidélité éprouvée… Interprète de la nation tout entière, je renouvelle à Votre Majesté… Pour la grandeur de son règne… Pour le bonheur de Sa Majesté l'Impératrice… Je lève mon verre en l'honneur de Sa Majesté l'Empereur Nicolas et de Sa Majesté Alexandra Fedorovna. L'orchestre de la garde républicaine entonna l'hymne russe… Et le soir, le grand gala à l'Opéra fut une apothéose. Précédé de deux porteurs de flambeaux, le couple impérial monta l'escalier. Ils croyaient progresser à travers une cascade vivante: les courbes blanches des épaules féminines, les fleurs écloses sur les corsages, l'éclat parfumé des coiffures, le scintillement des bijoux sur les chairs nues, tout cela sur le fond des uniformes et des fracs. Le puissant appel «Vive l'Empereur!» soulevait par ses échos le majestueux plafond, le confondant avec le ciel… Lorsqu'à la fin du spectacle, l'orchestre attaquait Ma grand-mère éteignit la lampe et nous passâmes quelques minutes dans l'obscurité. Le temps de laisser s'envoler tous les moucherons qui cherchaient leur mort lumineuse sous l'abat-jour. Peu à peu, nos yeux recommençaient à voir. Les étoiles recomposèrent leurs constellations. La voie lactée s'imprégna de phosphore. Et dans un coin de notre balcon, entre les tiges emmêlées des pois de senteur, la bacchante déchue nous envoyait son sourire de pierre. Charlotte s'arrêta sur le pas de la porte et soupira doucement: – Vous savez, en fait, c'était une marche militaire, rien d'autre, cette Elle entra dans la pièce et c'est de là que nous entendîmes venir ces versets qu'elle récitait à mi-voix comme une étrange litanie du passé: – … Nous attendîmes que l'écho de ces paroles se fonde dans l'obscurité, puis d'un seul élan, nous nous exclamâmes: – Et Nicolas? et le Tsar? Il savait de quoi parlait la chanson? La France-Atlantide se révélait une gamme sonore, colorée, odorante. Suivant nos guides, nous découvrions les tons différents qui composaient cette mystérieuse essence française. L'Élysée apparaissait dans l'éclat des lustres et le miroitement des glaces. L'Opéra éblouissait de la nudité des épaules féminines, nous enivrait du parfum qu'exhalaient les splendides coiffures. Notre-Dame fut pour nous une sensation de pierre froide sous un ciel tumultueux. Oui, nous touchions presque ces murs rêches, poreux – un gigantesque rocher, modelé, nous semblait-il, par une ingénieuse érosion des siècles… Ces facettes sensibles traçaient les contours encore incertains de l'univers français. Ce continent émergé se remplissait des choses et des êtres. L'Impératrice s'agenouillait sur un énigmatique «prie-Dieu» qui n'évoquait pour nous aucune réalité connue. «C'est une espèce de chaise aux pieds coupés», expliquait Charlotte et l'image du meuble mutilé nous laissait interdits. Comme Nicolas, nous réprimâmes l'envie de toucher ce manteau de pourpre aux ors ternis qui avait servi à Napoléon le jour du sacre. Nous avions besoin de ce toucher sacrilège. L'univers en gestation manquait encore de matérialité. Dans la Sainte-Chapelle, c'est le grain rugueux d'un vieux parchemin qui éveilla ce désir – Charlotte nous apprenait que ces longues lettres manuscrites avaient été tracées, il y a un millénaire, par une reine de France – et une femme russe, Anna Iaroslavna, épouse d'Henri Ier. Mais le plus exaltant était que l'Atlantide s'édifiait sous nos yeux. Nicolas saisissait une truelle d'or et répandait le mortier sur un grand bloc de granit – la première pierre du pont Alexandre-III… Et il tendait la truelle à Félix Faure: «À vous, monsieur le Président!» Et le vent libre qui moutonnait les eaux de la Seine emportait les paroles que lançait avec force le ministre du Commerce en luttant contre les claquements des drapeaux: – Sire! La France a voulu dédier à la mémoire de Votre Auguste Père l'un des grands monuments de sa capitale. Au nom du gouvernement de la République, je prie Votre Majesté Impériale de vouloir bien consacrer cet hommage en scellant, avec le président de la République, la première pierre du pont Alexandre-III qui reliera Paris à l'exposition de 1900, et d'accorder ainsi à la grande œuvre de civilisation et de paix que nous inaugurons la haute approbation de Votre Majesté et le gracieux patronage de l'Impératrice. Le Président eut à peine le temps de donner deux coups symboliques sur le bloc de granit qu'un incident incroyable se produisit. Un individu qui n'appartenait ni à la suite impériale ni au nombre des notables français se dressa devant le couple des souverains, tutoya le Tsar et, avec une adresse très mondaine, baisa la main de la tsarine! Médusés par tant de désinvolture, nous retînmes notre souffle… Peu à peu la scène se précisa. Les paroles de l'intrus, en surmontant l'éloignement du passé et les lacunes de notre français, retrouvèrent leur clarté. Fébrilement, nous captions leur écho: Nous poussâmes un «ouf» de soulagement. L'insolent olibrius n'était autre que le poète dont Charlotte nous apprenait le nom: José Maria de Heredia! La cadence des strophes nous grisa. La résonance des rimes célébrait à nos oreilles d'extraordinaires mariages de mots lointains: fleuve – neuve, or – encor… Nous sentions que seuls ces artifices verbaux pouvaient exprimer l'exotisme de notre Atlantide française: «L'honneur d'avoir conquis l'amour d'un peuple libre», cette réplique qui avait failli d'abord passer inaperçue dans la coulée mélodieuse des vers – nous frappa. Les Français, un peuple libre… Nous comprenions maintenant pourquoi le poète avait osé donner des conseils au maître de l'empire le plus puissant du monde. Et pourquoi être aimé de ces citoyens libres était un honneur. Cette liberté, ce soir-là, dans l'air surchauffé des steppes nocturnes, nous apparut comme une bouffée âpre et fraîche du vent qui agitait la Seine et qui gonfla nos poumons d'un souffle enivrant et un peu fou… Plus tard, nous saurions mesurer la pesanteur ampoulée de cette déclamation. Mais à l'époque son emphase de circonstance ne nous empêchait pas de découvrir dans ses strophes ce «je ne sais quoi de français» qui restait pour l'instant sans nom. L'esprit français? La politesse française? Nous ne savions pas encore le dire. En attendant, le poète se tourna vers la Seine et tendit la main en indiquant, sur la rive opposée, le dôme des Invalides. Son discours rimé parvenait à un point très douloureux du passé franco-russe: Napoléon, Moscou en flammes, Berezina… Anxieux, nous mordillant la lèvre, nous guettions sa voix à cet endroit de tous les risques. Le visage du Tsar se referma. Alexandra baissa les yeux. N'aurait-il pas mieux valu le passer sous silence, faire comme si de rien n'était et de Pierre le Grand aller directement vers l'entente cordiale? Mais Heredia semblait même hausser le ton: Ahuris, nous ne cessions pas de nous poser cette question: «Pourquoi détestons-nous à ce point les Allemands en nous souvenant autant de l'agression teutonne d'il y a sept siècles, sous Alexandre Nevski, que de la dernière guerre? Pourquoi ne pouvons-nous jamais oublier les exactions des envahisseurs polonais et suédois vieilles de trois siècles et demi? Sans parler des Tatars… Et pourquoi le souvenir de la terrible catastrophe de 1812 n'a-t-il pas entaché la réputation des Français dans les têtes russes? Peut-être justement à cause de l'élégance verbale de ce "tournoi sans haine"?» Mais surtout, ce «je ne sais quoi de français» se révéla comme la présence de la femme. Alexandra était là, concentrant sur sa personne une attention discrète, saluée dans chaque discours de façon bien moins grandiloquente que son époux, mais d'autant plus courtoise. Et même entre les murs de l'Académie française où l'odeur des vieux meubles et des gros volumes poussiéreux nous étouffa, ce «je ne sais quoi» lui permit de rester femme. Oui, elle l'était même au milieu de ces vieillards que nous devinions grincheux, pédants et un peu sourds à cause des poils dans leurs oreilles. L'un d'eux, le directeur, se leva et, avec une mine maussade, déclara la séance ouverte. Puis il se tut comme pour rassembler ses idées qui, nous en étions sûrs, feraient vite ressentir à tous les auditeurs la dureté de leurs sièges en bois. L'odeur de poussière s'épaississait. Soudain le vieux directeur redressa la tête – une étincelle de malice alluma son regard et il parla: – Sire, Madame! Il y a près de deux cents ans Pierre le Grand arriva, un jour, à l'improviste, au lieu où se réunissaient les membres de l'Académie et se mêla à leurs travaux… Votre Majesté fait plus encore aujourd'hui: elle ajoute un honneur à un honneur en ne venant pas seule (se tournant vers l'Impératrice): votre présence, Madame, va apporter à nos graves séances quelque chose de bien inaccoutumé… Le charme. Nicolas et Alexandra échangèrent un rapide coup d'œil. Et l'orateur, comme s'il avait senti qu'il était temps d'évoquer l'essentiel, amplifia les vibrations de sa voix en s'interrogeant d'une manière très rhétorique: – Me sera-t-il permis de le dire? Ce témoignage de sympathie s'adresse non seulement à l'Académie, mais à notre langue nationale même… qui n'est pas pour vous une langue étrangère, et l'on sent là je ne sais quel désir d'entrer en communication plus intime avec le goût et l'esprit français… «Notre langue»! Par-dessus les pages que lisait notre grand-mère, nous nous regardâmes, ma sœur et moi, frappés d'une même illumination: «… qui n'est pas pour vous une langue étrangère». C'était donc cela, la clef de notre Atlantide! La langue, cette mystérieuse matière, invisible et omniprésente, qui atteignait par son essence sonore chaque recoin de l'univers que nous étions en train d'explorer. Cette langue qui modelait les hommes, sculptait les objets, ruisselait en vers, rugissait dans les rues envahies par les foules, faisait sourire une jeune tsarine venue du bout du monde… Mais surtout, elle palpitait en nous, telle une greffe fabuleuse dans nos cœurs, couverte déjà de feuilles et de fleurs, portant en elle le fruit de toute une civilisation. Oui, cette greffe, le français. Et c'est grâce à cette branche éclose en nous que nous pénétrâmes, le soir, dans la loge préparée pour accueillir le couple impérial à la Comédie-Française. Nous dépliâmes le programme: Le rideau se leva. Toute la compagnie était sur la scène, en manteaux de cérémonie. Leur doyen s'avança, s'inclina et parla d'un pays que nous ne reconnûmes pas tout de suite: Pour la première fois de ma vie, je regardais mon pays de l'extérieur, de loin, comme si je ne lui appartenais plus. Transporté dans une grande capitale européenne, je me retournais pour contempler l'immensité des champs de blé et des plaines neigeuses sous la lune. Je voyais la Russie en français! J'étais ailleurs. En dehors de ma vie russe. Et ce déchirement était si aigu et en même temps si exaltant que je dus fermer les yeux. J'eus peur de ne plus pouvoir revenir à moi, de rester dans ce soir parisien. En plissant les paupières, j'aspirai profondément. Le vent chaud de la steppe nocturne se répandait de nouveau en moi. Ce jour-là, je décidai de lui voler sa magie. Je voulus devancer Charlotte, pénétrer dans la ville en fête avant elle, rejoindre la suite du Tsar sans attendre le halo hypnotique de l'abat-jour turquoise. La journée était muette, grise – une journée d'été, incolore et triste, l'une de celles qui, étonnamment, restent dans la mémoire. L'air sentant la terre mouillée gonflait le voilage blanc sur la fenêtre ouverte – le tissu s'animait, prenait du volume, puis retombait en laissant entrer dans la pièce quelqu'un d'invisible. Heureux de ma solitude, je mis mon plan à exécution. Je tirai la valise sibérienne sur le tapis près du lit. Les fermetures sonnèrent avec ce léger cliquetis que nous attendions chaque soir. Je rejetai le grand couvercle, je me penchai sur ces vieux papiers comme un corsaire – sur le trésor d'un coffre… À la surface, je reconnus certaines photos, je revis le Tsar et la Tsarine devant le Panthéon, puis au bord de la Seine. Non, ce que je cherchais se trouvait plus au fond, dans cette masse compacte noircie des caractères d'imprimerie. J'enlevais, en archéologue, une couche après l'autre. Nicolas et Alexandra apparurent dans des lieux qui m'étaient inconnus. Une nouvelle couche, et je les perdis de vue. J'aperçus alors de longs cuirassés sur une mer étale, des aéroplanes aux ailes courtes, ridicules, des soldats dans les tranchées. En essayant de retrouver les traces du couple impérial, je creusais maintenant en désordre, en mélangeant ces pages découpées. Le Tsar réapparut un instant, à cheval, une icône dans ses mains, devant un rang de fantassins agenouillés… Son visage me sembla vieilli, sombre. Moi, je le voulais de nouveau jeune, accompagné de la belle Alexandra, acclamé par les foules, glorifié par les strophes enthousiastes. C'est tout au fond de la valise qu'enfin je mettais la main sur ses traces. Le titre en gros caractères ne pouvait pas tromper: «Gloire à la Russie!» Je dépliai la page sur mes genoux, comme faisait Charlotte et, à mi-voix, je me mis à épeler les vers: C'est seulement en arrivant au refrain que je m'arrêtai, frappé par un doute: «Gloire à la Russie»? Mais où est-il donc ce pays blond du blond des épis, blanc du blanc des neiges? Ce pays à l'âme féconde? Et que vient faire ici cet esclave qui gémit de douleur? Et qui est ce tyran dont on célèbre la chute? Confus, je me mis à déclamer le refrain: Soudain, des gros titres qui surplombaient les vers me sautèrent aux yeux: ABDICATION DE NICOLAS II. LA RÉVOLUTION: LE 89 RUSSE. LA RUSSIE DÉCOUVRE LA LIBERTÉ. KERENSKI – LE DANTON RUSSE. LA PRISE DE LA PRISON PIERRE-ET -PAUL, CETTE BASTILLE RUSSE. LA FIN DU RÉGIME AUTOCRATIQUE… La plupart de ces mots ne me disaient rien. Mais je comprenais l'essentiel: Nicolas n'était plus tsar, et la nouvelle de sa chute provoquait une explosion de joie délirante chez ceux qui, hier soir seulement, l'acclamaient en lui souhaitant un règne long et prospère. En effet, je me rappelais très bien la voix d'Heredia dont l'écho résonnait encore sur notre balcon: Un tel retournement me paraissait inconcevable. Je ne pouvais croire à une trahison aussi basse. Surtout de la part d'un président de la République! La porte d'entrée claqua. Je ramassai à la hâte tous les papiers, je refermai la valise et la poussai sous le lit. Le soir, à cause de la pluie, Charlotte alluma sa lampe à l'intérieur. Nous nous installâmes à côté d'elle en imitant nos veillées sur le balcon. J'écoutais son récit: Nicolas et Alexandra, dans leur loge, applaudissaient «Où est la vérité?» me demandais-je en suivant distraitement l'histoire (les souverains se lèvent, le public se retourne pour les ovationner). «Ces spectateurs vont les maudire bientôt. Et il ne restera rien de ces quelques jours féeriques! Rien…» Cette fin que j'étais condamné à connaître d'avance me sembla tout à coup si absurde et si injuste, surtout en pleine fête, au milieu des feux de la Comédie-Française – que j'éclatai en sanglots et, en repoussant mon petit tabouret, je m'enfuis dans la cuisine. Jamais je n'avais pleuré aussi abondamment. Je rejetais rageusement les mains de ma sœur qui essayait de me consoler. (Je lui en voulais tellement, à elle qui ne savait encore rien!) À travers mes larmes percèrent quelques cris désespérés: – Tout est faux! Traîtres, traîtres! Ce menteur à moustaches… Un Président, tu parles! Mensonges… Je ne sais pas si Charlotte avait deviné la raison de ma détresse (elle avait sans doute remarqué le désordre provoqué par mes fouilles dans la valise sibérienne, peut-être avait-elle même retrouvé la page fatidique). Toujours est-il qu'émue par cette crise de larmes inattendue, elle vint s'asseoir sur mon lit, écouta un moment mes soupirs saccadés, puis, en trouvant dans l'obscurité ma paume, elle y glissa un petit caillou rêche. Je le serrai dans ma main. Sans ouvrir les yeux, au toucher, je reconnus le «Verdun». Désormais, il était à moi. |
||
|