"Le Prisonnier De Zenda" - читать интересную книгу автора (Hope Anthony)

IV Le roi est fidèle au rendez-vous

Avais-je dormi une heure ou une année? Je n’aurais su le dire. En tout cas, je me réveillai en sursaut et transi; mes cheveux, ma figure, mes habits ruisselaient. J’aperçus devant moi le vieux Sapt: un sourire ironique retroussait sa vieille moustache grise; il tenait un baquet vide à la main. Assis sur la table, Fritz von Tarlenheim était aussi pâle qu’un spectre et ses yeux étaient entourés d’un cercle noir comme l’aile d’un corbeau.


Je me dressai sur mes jambes, furieux.


«La plaisanterie passe les bornes, Monsieur, criai-je.


– Le moment est mal choisi pour se quereller, je vous assure. Que voulez-vous? rien ne pouvait vous réveiller… Il est cinq heures.


– C’est possible, mais je vous prierai, colonel…, continuai-je, fort irrité.


– Rassendyll, interrompit Tarlenheim, se mettant sur ses pieds et me prenant par le bras, regardez.»


Je regardai, et je vis le roi étendu tout de son long, par terre, le visage convulsé, rouge, presque aussi rouge que ses cheveux, la respiration haletante. Sapt, sans le moindre respect, lui donna un coup de pied. Il ne fit pas un mouvement. Son visage, ses cheveux étaient trempés comme les miens.


«Voilà une demi-heure que nous faisons tout au monde pour le réveiller, dit Fritz.


– C’est qu’il a bu trois fois plus qu’aucun de nous», grogna Sapt. Je m’agenouillai et tâtai le pouls du roi: il battait très faiblement. Je me retournai vers les deux autres d’un air inquiet.


«Cette dernière bouteille contenait peut-être un narcotique? fis-je à voix basse.


– Qu’en savons-nous? dit Sapt.


– Il faut aller chercher un médecin immédiatement.


– Le plus proche est encore à dix milles d’ici; et d’ailleurs toute l’Académie de médecine ne le ferait pas aller à Strelsau aujourd’hui. Je sais ce que c’est. Il ne s’éveillera pas avant six ou sept heures d’ici.


– Et le couronnement?» m’écriai-je avec épouvante.


Fritz leva les épaules, un petit tic que j’eus par la suite plus d’une fois l’occasion de constater. «Il faut faire dire que le roi est malade.


– Je ne vois pas autre chose à faire.»


Le vieux Sapt, qui était aussi frais qu’une rose de mai, fumait sa pipe sans mot dire.


«Si le roi n’est pas couronné aujourd’hui, je parie tout ce qu’on voudra qu’il ne le sera jamais.


– Pourquoi cela, au nom du ciel?


– Songez que toute la nation est réunie à Strelsau pour voir son nouveau roi, que l’armée est sur pied avec le duc Noir à sa tête. Comment envoyer dire que le roi est ivre?


– Malade! fis-je, le reprenant.


– Malade? répéta Sapt en poussant un éclat de rire sardonique. On connaît trop bien son genre de maladie. Ce n’est pas la première fois qu’il est malade!


– Eh bien! qu’on pense ce que l’on veut, dit Fritz avec désespoir; je pars porter la nouvelle et je me débrouillerai de mon mieux.»


Sapt fit un geste de la main.


«Croyez-vous vraiment, reprit-il, que le roi ait bu un narcotique?


– Ce damné chien de duc Noir, pardieu! murmura Fritz entre ses dents.


– De façon, continua Sapt, qu’il ne puisse venir se faire couronner. Rassendyll ne connaît pas notre cher Michel. Qu’en pensez-vous, Fritz? Ne croyez-vous pas que Michel a un autre roi tout prêt, et que la moitié de Strelsau n’a pas un autre candidat? Aussi vrai que je crois en Dieu, le roi est perdu s’il ne paraît pas aujourd’hui à Strelsau. Je sais ce que vaut le duc Noir.


– Nous pourrions l’y porter, fis-je.


– Il ferait bonne figure!» grimaça Sapt.


Fritz von Tarlenheim cacha sa tête dans ses mains. Le roi respirait toujours péniblement et bruyamment. Sapt le remua du bout du pied.


«Ivrogne de malheur! dit-il; mais ce n’en est pas moins un Elphberg et le fils de son père, et puis j’aimerais mieux rôtir en enfer que de voir le duc Noir à sa place.»


Nous restâmes silencieux quelques instants; après quoi, Sapt, fronçant ses sourcils en broussaille et retirant de sa bouche sa longue pipe, me dit:


«Quand on devient vieux, on apprend à croire à la Providence. C’est la Providence qui vous a amené ici, jeune homme; c’est elle qui vous envoie aujourd’hui à Strelsau.»


Je me rejetai en arrière.


«Grand Dieu!» murmurai-je.


Fritz releva la tête. Ses yeux brillaient; ils oscillaient entre la surprise et la joie.


«Impossible, repris-je: on me reconnaîtrait.


– C’est une chance à courir. De l’autre côté, c’est la certitude, reprit Sapt. Je gage qu’une fois rasé, personne ne vous reconnaîtra. Auriez-vous peur?


– Monsieur!


– Allons, mon ami, voyons! Mais sachez bien que c’est votre vie que vous risquez, jeune homme, votre vie, la mienne et celle de Fritz. D’autre part, si vous refusez, le duc Noir sera ce soir sur le trône, et le roi au fond d’un cachot… ou d’un tombeau.


– Le roi ne me pardonnera jamais!…


– Sommes-nous des femmes?… Que nous importe son pardon?»


Le balancier de la pendule oscilla à droite, puis à gauche, cinquante, soixante, soixante-dix fois pendant que je délibérais en moi-même. Sans doute, alors, quelque expression de mon visage trahit ma pensée intime, car Sapt me saisit la main, en criant:


«Vous irez!


– Oui, j’irai, fis-je, en jetant un regard sur le roi, toujours étendu à terre.


– Cette nuit, reprit Sapt à voix basse, après le couronnement, le roi doit coucher au palais. Des que nous serons seuls, nous monterons à cheval, vous et moi; Fritz restera au palais pour garder la chambre du roi. Nous reviendrons ici au galop. Le roi sera prêt, Joseph l’aura averti, et, pendant qu’il rentrera à Strelsau avec moi, vous gagnerez la frontière comme si vous aviez le diable à vos trousses.»


La combinaison était simple; je la saisis à l’instant même et fis de la tête un signe d’assentiment.


«Risquez la partie, dit Fritz, dont le visage reflétait le désespoir.


– Si je ne suis pas démasqué! fis-je.


– Si nous sommes démasqués, s’exclama Sapt, que le ciel m’aide! j’expédierai le duc Noir sous terre avant que d’y aller moi-même!… Asseyez-vous là, mon garçon!»


Il s’élança hors de la chambre en appelant: «Joseph! Joseph!» Trois minutes plus tard, il était de retour avec Joseph. Ce dernier portait un pot d’eau chaude, du savon et des rasoirs. Il tremblait de tous ses membres pendant que Sapt le mettait au courant de la situation et lui ordonnait de me raser.


Tout à coup, Fritz s’écria en se frappant sur la cuisse:


«Et la garde qui va venir!


– Nous ne l’attendrons pas. Rien de plus facile que d’aller à cheval jusqu’à Hafbau et de prendre le train. Quand la garde arrivera, on trouvera l’oiseau envolé.


– Et le roi?


– Le roi, nous l’enfermerons dans la cave au vin. Je vais l’y porter sur l’heure.


– Et si on le découvre?


– On ne le découvrira pas. Comment voudriez-vous qu’on le trouvât? Joseph les éconduira.


– Mais…» Sapt frappa du pied.


«En voilà assez! hurla-t-il. Vive Dieu! je sais mieux que personne le risque que nous courons. Et, après tout, si on le trouve, que diable! ce ne sera pas pis pour lui que de ne pas être couronné aujourd’hui à Strelsau!»


Ce disant, il ouvrit la porte toute grande, et, se baissant avec une vigueur dont je ne l’aurais jamais cru capable, il prit le roi dans ses bras.


À ce moment, la vieille femme, la mère du garde Jean, se tenait sur la porte. Pendant un moment elle ne bougea point, mais elle se retourna, sans un signe de surprise, puis disparut.


«Est-ce qu’elle a entendu? demanda Fritz.


– Je lui fermerai bien la bouche!» gronda Sapt. Et il emporta le roi.


Quant à moi, assis dans un fauteuil, je m’abandonnai à ma destinée et aux mains de Joseph, qui frotta, gratta jusqu’à ce que toute trace de mes moustaches et de ma barbe eût disparu et que je fusse rasé d’aussi près que le roi. Lorsque Fritz me vit, il poussa un grand soupir de soulagement.


«Par Dieu! s’écria-t-il, je commence à croire que nous réussirons.»


Il était six heures sonnées, nous n’avions pas de temps à perdre. Sapt me poussa dans la chambre du roi, où je revêtis un uniforme de colonel de la garde. Tandis que je passai les bottes du roi, je trouvai le temps de demander à Sapt ce qu’il avait fait de la vieille femme.


«Elle a juré qu’elle n’avait rien entendu, dit-il, mais, par mesure de précaution, je lui ai ligoté les bras et les jambes et noué un mouchoir sur sa bouche, puis je l’ai enfermée dans sa cave, dans le cellier à côté de celui où est le roi. Joseph s’occupera de tous les deux.»


À ces mots, je ne pus m’empêcher de rire et le vieux Sapt lui-même sourit en grimaçant.


«J’imagine, dis-je, que lorsque Joseph leur dira que le roi est parti, ils penseront que nous avons flairé le piège. Le duc Noir, croyez-le bien, s’attend à ne pas voir le roi aujourd’hui à Strelsau.»


Je mis le casque du roi sur ma tête, et le vieux Sapt me tendit le sabre royal tout en me regardant longuement et attentivement.


«C’est une bénédiction du ciel que le roi ait eu l’idée de se raser.


– Comment cette idée lui est-elle venue?


– On dit que la princesse Flavie se plaignait de ce que ses baisers fussent un peu rudes.


– Des baisers de cousin! Mais venez, nous devrions déjà être à cheval.


– Tout est comme il doit être ici?


– Eh non! rien n’est comme il faudrait, rien n’est sûr; mais que voulez-vous que nous y fassions?»


Fritz nous attendait. Il avait revêtu un uniforme de capitaine de la garde dont moi j’étais colonel. En moins de quatre minutes, Sapt fut habillé. Les chevaux étant tout prêts, nous partîmes à une bonne allure. Le sort en était jeté, la partie commencée. Quelle en serait l’issue?


L’air frais du matin dissipait les derniers troubles de mon esprit, éclaircissait mes idées, si bien que je pus retenir tous les renseignements que me donnait Sapt, qui n’oubliait rien. Fritz n’ouvrait pas la bouche: il dormait sur son cheval, tandis que Sapt, sans plus se préoccuper du roi, me mettait minutieusement au courant de ma vie passée, de ma famille, de mes goûts, ambitions, faiblesses, amis, compagnons, serviteurs. Il m’expliqua l’étiquette de la cour, promettant d’être constamment à mes côtés afin de m’indiquer les gens que j’étais censé connaître, leur degré d’intimité et la faveur que je devais leur témoigner.


Nous arrivions à la gare, où Fritz recouvra assez de sang-froid pour expliquer au chef de gare ahuri et étonné que le roi avait changé ses plans.


Le train arriva. Nous montâmes dans un compartiment de première classe, où Sapt continua à me donner ses instructions.


Je regardai à ma montre – la montre du roi, bien entendu -: il était alors huit heures.


«Croyez-vous qu’ils soient venus nous chercher? fis-je.


– Dieu veuille qu’ils ne trouvent pas le roi!» dit Fritz avec inquiétude.


Cette fois, ce fut au tour de Sapt de lever les épaules. Le train était un train rapide. À neuf heures et demie, regardant par la portière, j’aperçus les tours et les clochers d’une grande ville.


«Votre capitale, Sire», ricana le vieux Sapt en faisant un geste de la main; puis, se penchant vers moi, il posa son doigt sur mon pouls.


«Un peu vif! fit-il, de son ton grondeur.


– Eh! je ne suis pas en pierre! m’exclamai-je.


– Vous le deviendrez, ajouta-t-il avec un signe de tête. Pour Fritz, nous dirons qu’il a un accès de lièvre. Eh! Fritz, mon garçon, buvez donc un coup à votre gourde, au nom du ciel!»


Fritz fit comme on le lui disait.


«Nous sommes en avance d’une heure, reprit Sapt; nous allons envoyer prévenir de l’arrivée de Votre Majesté; car il n’y aura encore personne à la gare. Pendant ce temps-là…


– … Pendant ce temps-là, le roi veut être pendu s’il ne trouve pas moyen de déjeuner.»


Le vieux Sapt étouffa un rire et tendit sa main.


«Il n’y a pas un pouce de vous qui ne soit Elphberg», dit-il. Alors il s’arrêta et, nous dévisageant, il ajouta tranquillement: «Dieu fasse que nous soyons encore en vie ce soir!


– Amen!» répondit Tarlenheim.


Le train s’arrêta; Fritz et Sapt s’élancèrent et, chapeau bas, se tinrent de chaque côté de la portière, pendant que je descendais.


J’avais la gorge serrée; j’eusse été incapable de prononcer une seule parole. Toutefois, j’affermis mon casque sur ma tête, et, – je n’ai aucune honte à l’avouer – après avoir adressé au ciel une courte prière, je m’élançai sur le quai de la gare de Strelsau.


Une minute plus tard, tout était sens dessus dessous. Ceux-ci se précipitaient tête nue, ceux-là disparaissaient après m’avoir salué. L’agitation régnait partout: dans les casernes, à la cathédrale, chez le duc Michel. Comme j’avalais, au buffet, les dernières gouttes de mon café, les cloches de la ville se mirent à sonner, et la fanfare d’une musique militaire, les cris et les vivats de la foule arrivèrent jusqu’à moi.


Le roi Rodolphe était dans sa bonne ville de Strelsau! On entendait les cris de: «Vive le roi!»


La vieille moustache grise de Sapt se tordit: il souriait. «Que Dieu les protège l’un et l’autre! me souffla-t-il à l’oreille. Courage, mon enfant!»


Et je sentis sa main qui pressait mon genou.