"L’ultime secret" - читать интересную книгу автора (Werber Bernard)2.Il avance delicatement sa dame. L'homme a lunettes d'ecaille affronte l'ordinateur Deep Blue IV dans la vaste salle feutree du palais des Festivals de Cannes pour le titre de champion du monde d'echecs. Sa main tremble. Il fouille, febrile, sa poche. Il voulait s'arreter de fumer. La tension est trop forte. Tant pis. Une cigarette est portee a sa bouche. Une suave odeur de tabac caramelise envahit sa gorge, sort par ses narines et s'exhale, effleurant les velours des rideaux, des fauteuils rouges, se repandant en nuage mordore dans la salle, formant des volutes en anneaux qui se tordent doucement en dessinant des huit infinis. En face: l'ordinateur, imposant cube d'acier d'un metre de hauteur, est bouillant. Il s'en degage une odeur d'ozone et de cuivre chaud qui filtre a travers sa grille d'aeration. L'homme est pale et epuise. Sur plusieurs ecrans geants, des cameras de television retransmettent en direct son visage emacie au regard fievreux. Etrange spectacle que cette salle luxueuse ou se tiennent pres de mille deux cents personnes, bouche bee, observant un homme qui ne dit rien, qui n'accomplit aucun geste. Rien qu'un homme qui reflechit. Sur la scene, du cote gauche: un fauteuil carmin ou siege le joueur assis en tailleur. Au milieu: une table, un jeu d'echecs, une pendule de bakelite a deux cadrans. Du cote droit: un bras mecanique articule, relie par un cable a un gros cube argente marque de l'inscription en lettres gothiques DEEP BLUE IV. Une petite camera posee sur un trepied permet a l'ordinateur de voir l'echiquier. La pendule emet le seul bruit net. Tic. Tac. Tic. Tac. Cela fait une semaine que cette confrontation dure. Et ils jouent aujourd'hui depuis six heures. Nul ne sait plus si dehors il fait jour ou nuit. Soudain un bourdonnement incongru. Une mouche a penetre dans la salle. L'homme est a egalite avec la machine. Trois parties gagnees pour chacun. Celui qui remportera celle-ci remportera le match. Il essuie la sueur qui perle sur son front et ecrase son megot. En face, le bras articule se deploie. Le cavalier noir est deplace par la main mecanique. «Echec au roi» s'inscrit sur l'ecran de Deep Blue IV. Rumeur dans la salle. Le doigt d'acier appuie ensuite sur le bouton de la pendule. Elle egrene ses secondes, rappelant a l'homme aux lunettes d'ecaille qu'il lutte aussi contre le temps. Reflechissant plus vite, l'ordinateur a pris une bonne avance. La mouche tournoie. Elle profite de l'immense plafond de la salle pour faire des loopings vertigineux qui la rapprochent chaque fois un peu plus de l'echiquier. L'homme entend la mouche. La mouche revient. L'homme essaie de ne pas se laisser perturber. L'echiquier. L'?il de l'humain. Derriere: le nerf optique. L'aire visuelle du lobe occipital. Le cortex. Dans la matiere grise du joueur, c'est le branle-bas de combat. Des millions de neurones sont actives. Sur toute leur longueur, de minuscules decharges electriques fusent puis lachent leurs neuromediateurs aux extremites. Cela genere de la pensee rapide et intense. Des idees galopent telles des centaines de souris affolees dans l'immense grenier labyrinthique de son cerveau. Comparaison de la situation actuelle des pieces a celle de parties passees, victoires et defaites. Inventaire des coups futurs probables. L'influx repart en sens inverse. Le cortex. La moelle epiniere. Le nerf du muscle du doigt. L'echiquier de bois. L'homme degage son roi blanc. Ce dernier est temporairement sauve. Deep Blue IV resserre l'iris du diaphragme de sa camera video. «Fonction analyse. Demarrage. Calcul.» L'echiquier. L'objectif de la camera video de l'ordinateur. Derriere: le cable optique. La carte mere. La puce centrale. A l'interieur de la puce informatique: une ville tentaculaire remplie de microscopiques avenues de cuivre, d'or et d'argent au milieu de buildings en silicium. Les influx electriques circulent dans tous les sens comme des voitures pressees. La machine cherche a donner le plus vite possible le coup de grace. Comparaison de la situation actuelle a des millions de fins de parties enregistrees. Apres avoir teste et evalue tous les coups possibles, Deep Blue IV indique son choix. Son bras mecanique deplace la tour noire pour boucher la derniere case de fuite du roi. A l'humain de jouer. Tic. Tac. La pendule souleve davantage le drapeau du temps. La mouche se pose carrement sur le jeu. Tic. Tac. Tic. Tac, fait la pendule. «Bzzzz», profere insidieusement la mouche tout en se frottant les yeux avec ses pattes avant. Sans evaluer completement le coup, la main de chair avance vers son roi puis au dernier moment se ravise et joue autre chose. Le fou. D'un geste preste l'homme souleve la piece et ecrase la mouche posee sur une case blanche. Le doigt appuie ensuite sur la pendule pour relancer le temps dans le camp adverse. A quelques secondes pres, le drapeau allait choir. Le silence devient oppressant. Les deux ventricules du c?ur de l'homme battent de maniere saccadee. Comme au ralenti, ses poumons soufflent une sphere d'air dans les cordes vocales. Sa bouche s'ouvre. Le temps s'arrete. – Echec et mat, lache-t-il. Rumeur dans la salle. L'ordinateur verifie qu'il n'existe plus d'echappatoire puis, delicatement, le bras d'acier saisit son roi et le couche sur le cote en signe de resignation. Dans la salle du palais des Festivals de Cannes une immense ovation s'eleve, suivie d'applaudissements frenetiques. Samuel Fincher vient de vaincre l'ordinateur Deep Blue IV qui detenait jusque-la le titre de champion du monde d’'echecs! Ses paupieres s'abaissent pour le calmer. |
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