"Crime Et Châtiment" - читать интересную книгу автора (Dostoïevski Fedor Mikhaïlovitch)

V .

C’était un monsieur d’un certain âge, au maintien compassé, à la physionomie réservée et sévère. Il s’arrêta tout d’abord sur le seuil, en promenant ses yeux autour de lui avec une surprise qu’il ne cherchait pas à dissimuler et qui n’en était que plus désobligeante. «Où me suis-je fourvoyé?» avait-il l’air de se demander. Il contemplait la pièce étroite et basse, une vraie cabine de bateau, avec défiance et une sorte de frayeur affectée.


Son regard conserva la même expression d’étonnement, en se portant ensuite sur Raskolnikov qui était couché sur son misérable divan, dans une tenue fort négligée et qui, lui aussi, le regardait. Puis, le visiteur considéra avec la même attention la barbe inculte, les cheveux ébouriffés et toute la personne débraillée de Razoumikhine qui, à son tour, le dévisageait avec une curiosité impertinente, sans bouger de sa place. Un silence pénible régna pendant une minute au moins et, enfin la scène changea comme il fallait d’ailleurs s’y attendre.


Comprenant, sans doute, à des signes fort explicites que ses grands airs n’en imposaient à personne dans cette espèce de «cabine de paquebot», le monsieur daigna s’humaniser un peu et s’adressa poliment, quoique avec une certaine raideur, à Zossimov:


– Rodion Romanovitch Raskolnikov, étudiant ou ancien étudiant? fit-il en articulant nettement chaque mot.


Zossimov eut un geste lent, et s’apprêtait peut-être à répondre quand Razoumikhine, auquel la question ne s’adressait nullement, s’empressa:


– Le voilà, sur le divan; et vous, que voulez-vous? Cette question familière sembla abattre le monsieur important. Il ébaucha même un mouvement du côté de Razoumikhine, mais se retint à temps et se tourna vivement vers Zossimov:


– Voici Raskolnikov, marmotta le docteur, en montrant le malade d’un signe de tête, puis il bâilla à se décrocher la mâchoire; ensuite il tira lentement de son gousset une énorme montre bombée en or, la regarda et la remit dans sa poche avec la même lenteur.


Quant à Raskolnikov, toujours couché sur le dos, il ne quittait pas le nouveau venu des yeux, et ne disait mot. Son visage, maintenant qu’il s’était arraché à la contemplation de la petite fleur si curieuse de la tapisserie, apparaissait pâle et exprimait une souffrance extraordinaire, comme s’il venait de subir une opération ou de se voir infliger de terribles tortures… Le visiteur inconnu semblait cependant lui inspirer un intérêt croissant: ce fut d’abord une certaine surprise, bientôt de la méfiance, et finalement une sorte de crainte.


Quand Zossimov dit, en le désignant: «Voici Raskolnikov», il se souleva si brusquement qu’on eût dit qu’il bondissait sur son lit, et prononça d’une voix faible et entrecoupée, mais presque agressive:


– Oui, je suis Raskolnikov. Que désirez-vous?


Le visiteur l’examina attentivement et répondit d’un ton plein de dignité.


– Piotr Petrovitch Loujine. J’ai lieu d’espérer que mon nom ne vous est plus entièrement inconnu.


Mais Raskolnikov, qui s’attendait à tout autre chose, se contenta de regarder son interlocuteur d’un air pensif et presque hébété, sans lui répondre, comme s’il eût entendu ce nom pour la première fois de sa vie.


– Comment se peut-il que vous n’ayez pas encore entendu parler de moi? demanda Piotr Petrovitch, un peu déconcerté.


Pour toute réponse, Raskolnikov se laissa lentement retomber sur son oreiller; il mit ses mains derrière sa tête et fixa les yeux au plafond. Loujine parut inquiet. Zossimov et Razoumikhine l’observaient avec une curiosité de plus en plus grande qui acheva de le décontenancer.


– Je présumais… je comptais, balbutia-t-il, qu’une lettre… mise à la poste il y a dix… ou même quinze jours…


– Écoutez, pourquoi restez-vous ainsi à la porte? interrompit Razoumikhine; si vous avez quelque chose à dire, en bien, asseyez-vous, mais Nastassia et vous, vous ne pouvez pas tenir tous les deux sur le seuil. Nastassiouchka, range-toi, laisse passer monsieur. Entrez, voici une chaise, faufilez-vous par ici.


Il écarta les chaises de la table, laissa un petit espace libre entre celle-ci et ses genoux et attendit dans cette position assez incommode, que le visiteur se glissât dans le passage. Il n’y avait pas moyen de refuser. Loujine parvint donc non sans peine jusqu’au siège qu’on lui offrait et, quand il fut assis, fixa sur Razoumikhine un regard inquiet.


– D’ailleurs, ne vous gênez pas, lança l’autre d’une voix forte. Voilà le cinquième jour que Rodia est malade; il a même eu le délire pendant trois jours. Maintenant, il a repris connaissance et il mange avec appétit. Voilà son médecin qui vient de l’examiner; moi, je suis son camarade, un ancien étudiant comme lui et en ce moment je lui sers de garde-malade. Ainsi, ne faites pas attention à nous et continuez votre entretien comme si nous n’étions pas là!


– Je vous remercie, mais ma présence et ma conversation ne risqueront-elles pas de fatiguer le malade? demanda Piotr Petrovitch, en s’adressant à Zossimov.


– N… non, marmotta Zossimov, au contraire, ce sera une distraction pour lui. Il se remit à bâiller.


– Oh! il y a longtemps qu’il est revenu à lui; depuis ce matin, fit Razoumikhine, dont la familiarité respirait une bonhomie si franche que Piotr Petrovitch commença à se sentir plus à l’aise. N’oublions pas que cet homme impertinent et vêtu presque de haillons s’était présenté comme un étudiant.


– Votre maman… commença Loujine.


– Hum! fit bruyamment Razoumikhine; Loujine le regarda d’un air interrogateur.


– Non, ce n’est rien; continuez…


Loujine haussa les épaules.


– Votre maman avait commencé une lettre pour vous avant mon départ. Arrivé ici, j’ai différé exprès ma visite de quelques jours, pour être bien sûr que vous seriez au courant de tout, mais maintenant je vois avec surprise que…


– Je sais, je sais, répliqua tout à coup Raskolnikov, dont le visage exprima la plus violente irritation. C’est vous le fiancé? eh bien, je le sais… en voilà assez.


Ce langage toucha Piotr Petrovitch au vif, mais il n’en laissa rien voir. Il se demandait ce que tout cela voulait dire. Pendant une minute au moins, le silence régna. Cependant, Raskolnikov, qui pour lui répondre s’était légèrement tourné de son côté, se remit soudain à l’examiner fixement avec une sorte de curiosité, comme s’il n’avait pas eu le temps de bien le voir tout à l’heure ou qu’il eût soudain découvert sur sa personne quelque détail qui le frappait. Il se souleva même sur son divan pour le considérer plus à l’aise.


Le fait est que l’aspect de Piotr Petrovitch présentait quelque chose de particulier qui semblait justifier l’appellation de «fiancé» qui venait de lui être si cavalièrement appliquée. Tout d’abord, on voyait bien, et même un peu trop, que Piotr Petrovitch s’était empressé de mettre à profit ces quelques journées de séjour dans la capitale pour se faire beau en prévision de l’arrivée de sa fiancée, ce qui était fort innocent et bien permis. La satisfaction, peut-être un peu excessive, qu’il éprouvait de son heureuse transformation pouvait, à la rigueur, lui être pardonnée en raison de cette circonstance. Le costume de M. Loujine venait à peine de sortir de chez le tailleur; il était parfaitement élégant et ne donnait prise à la critique que sur un point: il était trop neuf! Tout, dans sa tenue, dénonçait le plan arrêté, depuis l’élégant chapeau tout flambant neuf, qu’il entourait d’égards et tenait avec mille précautions dans ses mains, jusqu’aux merveilleux gants Jouvin de couleur lilas, qu’il n’avait pas enfilés, se contentant de les tenir à la main. Dans son costume dominaient les tons tendres et clairs. Il portait un léger et coquet veston havane et un pantalon clair avec un gilet assorti, du linge fin qu’il venait d’acheter et la plus charmante des petites cravates de batiste à raies roses. La chose la plus étonnante était que cette élégance lui seyait fort bien. Son visage, très frais et même assez beau, ne portait pas ses quarante-cinq ans; des favoris bruns en côtelette l’encadraient agréablement et s’épaississaient fort élégamment des deux côtés du menton soigneusement rasé et d’une blancheur éclatante. Ses cheveux grisonnaient à peine et son coiffeur avait réussi à le friser sans lui faire, comme il arrive presque toujours en pareil cas, la tête ridicule d’un marié allemand. Ce que cette physionomie sérieuse et assez belle pouvait présenter de vraiment déplaisant et d’antipathique tenait à d’autres raisons.


Après avoir ainsi dévisagé Loujine avec impertinence, Raskolnikov eut un sourire fielleux, se laissa retomber sur son oreiller et se remit à contempler le plafond.


Mais M. Loujine semblait résolu à prendre patience et ne paraissait remarquer momentanément aucune de ces bizarreries.


– Je regrette infiniment de vous trouver en cet état, fit-il pour renouer la conversation. Si je vous avais su souffrant, je serais venu vous voir plus tôt. Mais vous savez les mille tracas qu’on a! J’ai, de plus, un procès très important à suivre au Sénat, sans parler des soucis que vous pouvez deviner. J’attends votre famille, c’est-à-dire votre mère et votre sœur, d’un moment à l’autre…


Raskolnikov fit un mouvement et parut vouloir dire quelque chose. Son visage exprima une certaine agitation. Piotr Petrovitch s’arrêta, attendit un moment puis, voyant que le jeune homme restait silencieux, il continua:


– D’un moment à l’autre, oui… je leur ai trouvé un logement provisoire.


– Où cela? fit Raskolnikov, d’une voix faible.


– Tout près d’ici, dans la maison Bakaleev.


– Sur le boulevard Voznessenski, interrompit Razoumikhine. Le marchand Iouchine y loue deux étages en garni… j’y suis allé…


– Oui, ce sont des logements meublés…


– C’est un taudis épouvantable, sale, puant, et, par-dessus le marché, un endroit louche; il s y est passé de vilaines histoires. Le diable sait quels gens y vivent… Moi-même j’y suis allé, amené par un scandale. Du reste, les logements y sont bon marché.


– Je ne pouvais naturellement pas me procurer tous ces renseignements, vu que j’arrive de province, fit Piotr Petrovitch d’un air piqué, mais, quoi qu’il en soit, les deux pièces que j’ai retenues sont très, très propres, et comme tout cela est provisoire… J’ai déjà arrêté notre véritable, c’est-à-dire notre futur logement, fit-il en se tournant vers Raskolnikov; on est en train de le mettre en état. Moi-même, je loge en garni et bien à l’étroit; c’est à deux pas d’ici, chez Mme Lippevechsel. J’habite avec un jeune ami à moi, Andreï Semionovitch Lebeziatnikov: c’est lui précisément qui m’a indiqué la maison Bakaleev.


– Lebeziatnikov? fit Raskolnikov, d’un air songeur, comme si ce nom lui eût rappelé quelque chose.


– Oui, Andreï Semionovitch Lebeziatnikov, employé dans un ministère. Vous le connaissez?


– Mais… non! répondit Raskolnikov.


– Excusez-moi; votre question m’a fait supposer qu’il ne vous était pas inconnu. J’ai été autrefois son tuteur… c’est un charmant jeune homme… et au courant de toutes les idées… Quant à moi, je suis heureux de fréquenter les jeunes gens; on apprend par eux ce que le monde offre de nouveau.


En achevant ces paroles, Piotr Petrovitch regarda ses auditeurs avec l’espoir de saisir sur leurs visages une marque d’approbation.


– À quel point de vue? demanda Razoumikhine.


– Au point de vue le plus sérieux, je veux dire essentiel, fit Piotr Petrovitch, qui semblait enchanté de cette question. Moi, voyez-vous, il y a dix ans que je ne suis pas venu à Pétersbourg. Toutes ces réformes, ces idées nouvelles, ont bien pénétré chez nous en province, mais, pour bien se rendre compte des choses, pour tout voir, il faut se trouver à Pétersbourg. Et voilà, selon moi, c’est en observant nos jeunes générations qu’on se renseigne le mieux, et, je vous avouerai, j’ai été charmé…


– Pourquoi?


– C’est une question bien complexe. Je puis me tromper, mais je crois avoir remarqué des vues plus nettes, un esprit pour ainsi dire plus critique, une activité plus raisonnée.


– C’est vrai, fit Zossimov entre ses dents.


– Tu dis des sottises; il n’y a aucune activité raisonnée, interrompit Razoumikhine. Le sens des affaires s’acquiert difficilement et ne vous tombe pas du ciel. Et nous, voici deux cents ans que nous sommes déshabitués de toute activité… Pour les idées, on peut dire qu’elles flottent par-ci par-là, fit-il, en s’adressant à Piotr Petrovitch. Nous avons aussi un certain amour du bien, quoique assez enfantin, il faut le dire; on trouverait également de l’honnêteté, bien que nous soyons encombrés, depuis quelque temps, de bandits; mais d’activité, point!


– Je ne suis pas d’accord avec vous, fit Loujine, visiblement enchanté; certes on s’emballe, on commet des erreurs, mais il faut se montrer indulgent. Les entraînements, les fautes, sont la preuve de l’ardeur avec laquelle on se met à la besogne et encore des conditions défavorables mais purement matérielles où l’on se trouve. Si les résultats sont modestes, n’oublions pas que les efforts tentés sont tout récents. Je ne parle pas des moyens dont on a pu disposer. D’après moi, cependant, un résultat a déjà été acquis; on a répandu des idées nouvelles et excellentes, des œuvres inconnues et fort utiles remplacent les anciennes productions romanesques et sentimentales. La littérature prend un caractère de maturité; des préjugés fort nuisibles ont été tournés en ridicule, tués… En un mot, nous nous sommes définitivement séparés du passé et je trouve que c’est déjà un succès…


– Bon, il a mis la machine en marche; tout ça pour se faire valoir, grogna tout à coup Raskolnikov.


– Quoi? fit Loujine, qui n’avait pas entendu. Mais l’autre ne lui répondit rien.


– Tout cela est très juste, se hâta d’intervenir Zossimov.


– Oui, n’est-ce pas? continua Piotr Petrovitch, en lançant au docteur un regard aimable. Vous conviendrez, fit-il en s’adressant à Razoumikhine, mais avec un air de triomphe et de supériorité (il faillit même l’appeler jeune homme), qu’il y a perfectionnement, ou, si vous préférez, progrès, au moins dans le domaine scientifique ou économique…


– C’est un lieu commun!


– Non, ce n’est pas un lieu commun. Par exemple, on nous a enseigné jusqu’ici: «aime ton prochain»; si je mets ce précepte en pratique, qu’en résulte-t-il? continua Piotr Petrovitch avec une précipitation peut-être un peu trop visible. Il en résulte que je coupe mon manteau en deux, que j’en donne la moitié à mon prochain et que nous sommes tous les deux à moitié nus. Selon le proverbe russe, «à courir plusieurs lièvres à la fois, on n’en attrape aucun». Or, la science m’ordonne d’aimer ma propre personne par-dessus tout, car tout repose ici-bas sur l’intérêt personnel [47]. Si tu t’aimes toi-même, tu feras tes affaires convenablement et tu garderas ton manteau entier. L’économie politique ajoute que, plus il s’élève de fortunes privées dans une société ou, en d’autres termes, plus il se fabrique de manteaux «entiers», plus elle est solidement assise sur ses bases et heureusement organisée. Donc, en ne travaillant que pour moi seul, je travaille, par le fait, pour tout le monde et je contribue à ce que mon prochain reçoive un peu plus de la moitié du manteau troué et cela non pas grâce à des libéralités privées et individuelles, mais par suite du progrès général. L’idée est simple; elle a malheureusement mis du temps à faire son chemin et elle a été longtemps étouffée par l’esprit chimérique et rêveur. Cependant, il semble qu’il ne faut pas beaucoup, beaucoup d’intelligence pour se rendre compte…


– Pardon, j’appartiens moi aussi à la catégorie des imbéciles, interrompit Razoumikhine; laissons là ce sujet. J’avais une intention en vous adressant la parole. Quant à ce bavardage, à toutes ces banalités, ces lieux communs, j’en ai les oreilles tellement rebattues depuis trois ans que je rougis, non seulement d’en parler, mais d’en entendre parler devant moi. Vous vous êtes naturellement empressé de faire parade devant nous de vos théories et je ne veux pas vous en blâmer; moi je ne désirerais que savoir qui vous êtes, car, ces derniers temps, tant de faiseurs louches se sont accrochés aux affaires publiques et ils ont si bien sali tout ce à quoi ils ont touché qu’il en est résulté un véritable gâchis. Et puis en voilà assez!


– Monsieur, reprit Loujine piqué au vif et sur un ton fort digne, est-ce une façon de me dire que moi aussi…


– Oh! mais jamais de la vie, comment aurais-je pu? En voilà assez tout simplement, trancha Razoumikhine, et il renoua brusquement avec Zossimov l’entretien qu’avait interrompu l’entrée de Piotr Petrovitch.


Celui-ci eut le bon esprit d’accepter l’explication de l’étudiant, avec l’intention bien arrêtée de s’en aller au bout de deux minutes.


– J’espère que maintenant que nous avons fait connaissance, dit-il à Raskolnikov, nos relations deviendront, après votre guérison, plus intimes, grâce aux circonstances que vous connaissez… Je vous souhaite un prompt rétablissement…


Raskolnikov n’eut même pas l’air d’avoir entendu et Piotr Petrovitch se leva.


– C’est assurément un de ses débiteurs qui l’a tuée, affirma Zossimov.


– Assurément, répéta Razoumikhine… Porphyre ne dit pas ce qu’il pense, mais il n’en interroge pas moins ceux qui avaient déposé des objets en gage chez la vieille…


– Il les interroge? demanda Raskolnikov d’une voix forte.


– Oui, pourquoi?


– Rien.


– Comment arrive-t-il à les connaître? demande Zossimov.


– Koch en a désigné quelques-uns; les noms des autres étaient inscrits sur les papiers qui enveloppaient les objets, d’autres sont venus tout seuls dès qu’ils ont appris…


– Ah! ce doit être un gaillard adroit et expérimenté. Quelle décision! Quelle audace!


– Eh bien, c’est justement ce qui te trompe, interrompit Razoumikhine et ce qui induit tout le monde en erreur. Moi, je soutiens qu’il est maladroit, que c’est un novice dont ce crime était le début. Imagine un plan bien établi et un scélérat expérimenté: rien ne s’explique. Suppose-le novice et admets que le hasard seul lui a permis de s’échapper. Que ne fait le hasard! Car enfin, il n’a peut-être prévu aucun obstacle! Et comment mène-t-il son affaire? Il prend des objets qui ne valent pas plus de vingt à trente roubles, en bourre ses poches et fouille dans le coffre où la femme mettait ses chiffons. Dans le tiroir supérieur de la commode, on a trouvé, dans une cassette, plus de quinze cents roubles en espèces, sans parler des billets. Il n’a même pas su voler; il n’a pu que tuer. Un début, te dis-je, un début! Il a perdu la tête et s’il n’a pas été pris, il ne le doit qu’au hasard et non à son adresse.


– Il s’agit de l’assassinat commis sur la personne de cette vieille? intervint Loujine, en s’adressant à Zossimov. Son chapeau à la main, il s’apprêtait à prendre congé, mais il voulait prononcer encore quelques paroles profondes. Il tenait à laisser une impression flatteuse; sa vanité l’emportait sur la raison.


– Oui, vous en avez entendu parler?


– Comment donc! Cela s’est passé dans le voisinage…


– Vous connaissez les détails?


– Pas précisément, mais cette affaire m’intéresse, surtout par la question générale qu’elle soulève. Je ne parle même plus de l’augmentation croissante des crimes dans les basses classes durant ces cinq dernières années, ni de la succession ininterrompue de pillages et d’incendies. Ce qui m’étonne, c’est que la criminalité croît de façon parallèle pour ainsi dire dans les classes supérieures. Ici, on apprend qu’un ancien étudiant a volé la poste sur la grand’route. Là, que des hommes que leur situation place au premier plan, fabriquent de la fausse monnaie. À Moscou encore, on découvre une compagnie de faussaires qui contrefaisaient des billets de loterie et dont un des chefs était un professeur d’histoire universelle. Ailleurs on tue un secrétaire d’ambassade pour une mystérieuse raison d’argent… Et si cette usurière a été assassinée par un homme de la classe moyenne, car les gens du peuple n’ont pas l’habitude d’engager des bijoux, comment expliquerons-nous ce relâchement des mœurs dans la partie la plus civilisée de notre société?


– Transformations dans les phénomènes économiques…, commença Zossimov.


– Comment l’expliquer? intervint Razoumikhine. Eh bien, justement par ce manque d’activité raisonnée…


– Que voulez-vous dire?


– Et qu’a répondu votre professeur faussaire quand on l’interrogeait?


– «Tout le monde s’enrichit de différentes manières; eh bien, j’ai voulu, moi aussi, m’enrichir au plus vite.» Je ne me souviens plus de l’expression qu’il a employée, mais il voulait dire: gagner au plus vite, sans effort… On s’habitue à ne pas se donner de peine, à marcher en lisières et à n’avaler que de la nourriture toute mâchée. L’heure a sonné où chacun se montre tel qu’il est…


– Mais, cependant, la morale? Et les lois pour ainsi dire…


– Mais de quoi vous inquiétez-vous donc? fit tout à coup Raskolnikov; tout cela est l’application de votre propre théorie!


– Comment de ma propre théorie?


– Oui; la conclusion logique du principe que vous posiez tout à l’heure, c’est qu’on peut assassiner…


– Permettez,… s’écria Loujine.


– Non, c’est faux, fit Zossimov.


Raskolnikov était pâle et respirait avec peine; sa lèvre supérieure tremblait convulsivement.


– Il y a une mesure à tout, poursuivit Loujine d’un air hautain, une idée économique n’est pas encore, que je sache, une provocation à l’assassinat, et si l’on suppose…


– Et est-il vrai, l’interrompit Raskolnikov d’une voix tremblante de colère, mais pleine d’une joie hostile en même temps, est-il vrai que vous avez dit à votre fiancée… à l’heure où elle venait d’agréer votre demande, que ce qui vous rendait le plus heureux… c’était qu’elle était pauvre, car il vaut mieux épouser une femme pauvre pour pouvoir la dominer ensuite et lui reprocher les bienfaits dont on l’a comblée?…


– Monsieur, s’écria furieusement Loujine, éperdu de colère, Monsieur, dénaturer ainsi ma pensée! Excusez-moi, mais je dois vous déclarer que les bruits parvenus jusqu’à vous ou plutôt portés à votre connaissance ne présentent pas une ombre de fondement et je… soupçonne d’où… cette flèche… En un mot, votre maman… elle m’a d’ailleurs semblé, malgré toutes ses excellentes qualités, avoir l’esprit un peu… un peu exalté et romanesque, mais j’étais cependant à mille lieues de supposer qu’elle pût se méprendre à ce point sur le sens de mes paroles et les citer en les altérant ainsi… et enfin… enfin…


– Savez-vous une chose? vociféra le jeune homme, en se soulevant sur son oreiller et en le fixant d’un regard enflammé, savez-vous une chose?


– Laquelle?


Sur ce mot, Loujine s’arrêta et attendit d’un air de défi. Le silence dura quelques secondes.


– Eh bien! si vous vous permettez encore une fois… de dire un seul mot au sujet de ma mère… je vous jette en bas de l’escalier.


– Mais que te prend-il? cria Razoumikhine.


– Ah! c’est comme cela? bien. Loujine avait pâli et se mordait la lèvre.


– Écoutez-moi donc, Monsieur, commença-t-il lentement et tendant tous ses nerfs pour se dominer. L’accueil que vous m’avez fait ne m’a guère laissé de doutes sur votre inimitié et je n’ai prolongé ma visite que pour être mieux édifié là-dessus. J’aurais pardonné bien des choses à un malade, à un parent, mais maintenant, jamais… voyez-vous.


– Je ne suis pas malade, cria Raskolnikov.


– D’autant plus…


– Allez-vous-en au diable!


Mais Loujine n’avait pas attendu cette invitation; il se faufilait entre la chaise et la table. Razoumikhine cette fois se leva pour le laisser passer. Loujine ne le regarda pas et sortit sans même saluer Zossimov qui, depuis un moment, lui faisait signe de laisser le malade tranquille. À le voir s’en aller, le dos voûté, on devinait qu’il n’oublierait pas l’offense terrible qu’il avait reçue.


– Peut-on se conduire ainsi, non, mais peut-on se conduire ainsi? faisait Razoumikhine en hochant la tête d’un air préoccupé.


– Laissez-moi, laissez-moi tous! vociféra Raskolnikov dans un transport de fureur. Mais allez-vous me laisser, bourreaux que vous êtes! Je ne vous crains pas. À présent, je ne crains plus personne, personne. Allez-vous-en; je veux être seul, seul, seul!


– Partons, fit Zossimov, en faisant un signe à Razoumikhine.


– Mais, voyons, peut-on le laisser ainsi?


– Partons, insista le docteur.


Razoumikhine parut réfléchir, puis s’en alla le rejoindre.


– Cela aurait pu tourner plus mal si nous avions refusé de lui obéir, fit Zossimov dans l’escalier. Il ne faut pas l’irriter.


– Qu’a-t-il?


– Une secousse qui l’arracherait à ses préoccupations lui ferait le plus grand bien. Tout à l’heure, il était capable… Tu sais, il a quelque préoccupation, un souci qui le ronge, le tracasse…


– C’est ce qui m’inquiète beaucoup!


– Ce monsieur Piotr Petrovitch y est peut-être pour quelque chose. D’après leur conversation, il apparaît que l’autre épouse sa sœur et que Rodia en a reçu la nouvelle peu de temps avant sa maladie…


– Oui, c’est vraiment le diable qui l’a amené ici, car sa visite a peut-être gâté toute l’affaire? Et as-tu remarqué qu’il semble indifférent à tout, qu’un sujet seul est capable de le faire sortir de son mutisme: ce meurtre?


«Aussitôt qu’on en parle, le voilà hors de lui…


– Oui, oui, approuva Razoumikhine; je l’ai parfaitement remarqué. Il devient attentif alors et paraît inquiet. C’est le jour où il est tombé malade qu’ils lui ont fait peur avec cette histoire à la police; il s’est même évanoui.


– Tu me raconteras l’histoire dans tous ses détails ce soir et moi, à mon tour, je te dirai quelque chose. Il m’intéresse infiniment. Je reviendrai le voir dans une demi-heure… La fièvre cérébrale n’est pas à redouter du reste…


– Je te remercie. Moi, je vais passer un moment chez Pachenka et je le ferai surveiller par Nastassia.


Raskolnikov, resté seul, eut un regard d’impatience angoissée vers Nastassia, mais elle ne mettait pas de hâte à s’en aller.


– Tu boiras peut-être ton thé, maintenant? demanda-t-elle.


– Plus tard; je veux dormir, laisse-moi…


Il se tourna d’un geste convulsif du côté du mur et Nastassia quitta la pièce.