"Crime Et Châtiment" - читать интересную книгу автора (Dostoïevski Fedor Mikhaïlovitch)

VI .

À peine était-elle sortie qu’il se levait, mettait le crochet à la porte, dénouait le paquet de vêtements apportés tout à l’heure par Razoumikhine et se mettait à les revêtir. Fait bizarre, il semblait apaisé tout à coup. La frénésie qui s’était emparée de lui et la terreur panique de ces derniers jours l’avaient abandonné. C’était sa première minute de calme, d’un calme brusque, étrange. Ses gestes étaient sûrs et précis: ils exprimaient une forte volonté. «Aujourd’hui, aujourd’hui même», marmottait-il. Il se rendait compte cependant de son état de faiblesse, mais l’extrême tension morale à laquelle il devait son sang-froid lui donnait de l’assurance et semblait lui insuffler des forces. Du reste il espérait ne pas tomber dans la rue. Quand il fut vêtu de neuf de la tête aux pieds, il contempla un moment l’argent resté sur la table, parut réfléchir et le mit dans sa poche. La somme se montait à vingt-cinq roubles. Il prit aussi la menue monnaie rapportée par Razoumikhine sur les dix roubles destinés à l’achat des vêtements, puis retira doucement le crochet, sortit de la chambre, descendit l’escalier et jeta un coup d’œil dans la cuisine dont la porte était grande ouverte; Nastassia lui tournait le dos, tout occupée à souffler sur le samovar; elle n’entendit rien. D’ailleurs, qui aurait pu prévoir cette fugue?


Un instant plus tard, il se trouvait dans la rue. Il était environ huit heures et le soleil s’était couché. Quoique l’atmosphère fût toujours étouffante, il aspirait avidement l’air poussiéreux, empoisonné par les exhalaisons pestilentielles de la ville. Il éprouvait un léger vertige; ses yeux enflammés, son visage amaigri et livide exprimaient soudain une énergie sauvage. Il ne savait où aller et ne s’en occupait même pas. Il ne pensait qu’à une chose, c’est qu’il fallait mettre fin à tout cela, aujourd’hui, d’un coup, à l’instant même, que sinon il ne rentrerait point chez lui, car il ne voulait pas continuer à vivre ainsi. Mais comment allait-il faire? De quelle façon en finir», comme il disait, il n’en avait pas la moindre idée. Il s’efforçait de n’y point songer! Bien plus, cette pensée, il la repoussait, car elle le torturait. Il n’éprouvait qu’un sentiment, il ne pensait qu’à une chose, qu’il fallait que tout changeât d’une façon ou d’une autre, «coûte que coûte», répétait-il avec une assurance désespérée et une fermeté indomptable.


Poussé par une vieille habitude, il prit machinalement le chemin de ses promenades ordinaires et se dirigea vers les Halles. À mi-chemin, il rencontra, devant la porte d’une boutique, sur la chaussée, un jeune joueur d’orgue en train de moudre une mélodie sentimentale. Il accompagnait sur son instrument une jeune fille d’une quinzaine d’années, debout près de lui sur le trottoir, vêtue comme une demoiselle. Elle portait une crinoline, des gants, un chapeau de paille à plume d’un rouge feu et une mantille. Tout cela était vieux et fripé. Elle chantait sa romance d’une voix fêlée, mais assez forte et agréable, dans l’espoir de se voir jeter de la boutique une pièce de deux kopecks. Raskolnikov s’arrêta près de deux ou trois badauds, écouta un moment, puis il tira de sa poche une pièce de cinq kopecks et la fourra dans la main de la jeune fille. Celle-ci s’interrompit sur la note la plus haute et la plus pathétique comme si on lui avait brisé la voix.


– Assez, cria-t-elle brusquement à son compagnon, et tous deux s’acheminèrent vers la boutique suivante.


– Vous aimez les chansons des rues? demanda tout à coup Raskolnikov à un passant d’un certain âge qui avait écouté près de lui les musiciens ambulants et semblait être un flâneur.


L’autre le regarda avec étonnement.


– Moi, continua Raskolnikov, – mais on eût cru à l’entendre qu’il parlait de toute autre chose que de chansons, – j’aime entendre chanter au son de l’orgue, par une froide, sombre et humide soirée automnale, humide surtout, de ces soirées où tous les passants ont le visage verdâtre et défait, ou, mieux encore, quand il tombe une neige mouillée et toute droite que le vent ne chasse pas, vous savez? Les becs de gaz brillent au travers.


– Je ne sais pas, excusez-moi, balbutia le monsieur, effrayé à la fois par la question et l’air étrange de Raskolnikov. Il se hâta ensuite de changer de trottoir.


Le jeune homme continua son chemin et déboucha enfin sur la place des Halles, à l’endroit où, l’autre jour, le marchand et sa femme causaient avec Lizaveta, mais ils n’y étaient plus. Reconnaissant le lieu, il s’arrêta, jeta un coup d’œil autour de lui et se tourna vers un jeune gars en chemise rouge qui bâillait à l’entrée d’un magasin de farine.


– Il y a un marchand qui s’installe là dans ce coin, avec une paysanne, sa femme, hein?


– Il en vient de toutes sortes, des marchands, répondit le gars en toisant Raskolnikov avec dédain.


– Quel cet son nom?


– Celui qu’il a reçu à son baptême.


– N’es-tu pas de Zaraïsk, par hasard? De quelle province viens-tu?


Le gars jeta encore un coup d’œil sur Raskolnikov.


– Altesse, chez nous ce n’est pas une province, mais un district et, comme c’est mon frère qui a voyagé, et que moi je suis resté à la maison, je ne sais rien. Votre Altesse, daignez miséricordieusement me pardonner!


– C’est une gargote qu’il y a là-haut?


– Une taverne; il y a même un billard et l’on y trouve des princesses… C’est chic!


Raskolnikov traversa la place; une foule compacte de moujiks y stationnait dans un coin. Il se glissa au plus épais du rassemblement, examinant longuement chacun. Il avait envie d’adresser la parole à tout le monde. Mais les paysans ne faisaient aucune attention à lui. Ils étaient tous à crier, répartis en petits groupes.


Il resta là un moment à réfléchir, puis continua son chemin dans la direction du boulevard V… Bientôt, il quittait la place et s’engageait dans une ruelle. Cette ruelle, qui fait un coude et mène de la place à la Sadovaïa [48], il l’avait suivie bien des fois. Depuis quelque temps une force obscure le poussait à flâner dans ces parages, quand il se sentait pris par son humeur noire pour s’y abandonner encore davantage. À cet instant, il s’y engageait inconsciemment. Il s’y trouve une grande bâtisse occupée par des débits de boisson et des gargotes. Des femmes en cheveux et négligemment vêtues (comme quand on ne va pas loin de chez soi) en sortaient, à chaque instant. Elles formaient des groupes ça et là sur le trottoir, surtout au pied des escaliers qui menaient aux bouges mal famés du sous-sol.


Dans l’un de ceux-ci régnait justement un vacarme assourdissant. On pinçait de la guitare; on chantait et l’on semblait s’amuser beaucoup. Un groupe nombreux de femmes se pressait devant l’entrée. Les unes étaient assises sur les marches, d’autres sur le trottoir, les dernières enfin parlaient debout devant la porte. Un soldat ivre, la cigarette à la bouche, errait autour d’elles sur la chaussée et jurait. On eût dit qu’il ne se souvenait plus du but de sa course. Deux individus déguenillés échangeaient des injures; enfin, un ivrogne était là, étalé de tout son long en travers de la rue.


Raskolnikov s’arrêta près du principal groupe de femmes. En robes d’indienne, chaussures de chevreau, têtes nues, elles bavardaient d’une voix éraillée. Plusieurs avaient dépassé la quarantaine; d’autres paraissaient dix-sept ans à peine; presque toutes avaient les yeux pochés.


Le chant et tout ce bruit qui montait du sous-sol captivèrent Raskolnikov. Du milieu des éclats de rire et des clameurs joyeuses montait une mince voix de fausset qui chantait un air entraînant, tandis que quelqu’un dansait furieusement aux sons d’une guitare, en battant la mesure avec ses talons. Le jeune homme, penché vers l’entrée du bouge, écoutait sombre et rêveur.


Mon beau petit homme,

Ne me bats pas sans raison


chantait la voix aiguë. Il avait passionnément envie de saisir le moindre mot de cette chanson, comme si la chose eût été pour lui de la plus haute importance.


«Si j’entrais? pensa-t-il. Ils rient, c’est l’ivresse. Et si je m’enivrais, moi aussi!»


– Vous n’entrez pas, gentil monsieur? demanda une des femmes d’une voix assez claire et fraîche encore. Elle paraissait jeune et c’était la seule de tout le groupe qui ne fût pas repoussante.


– Oh! la jolie fille, fit-il en relevant la tête et la regardant. Elle sourit. Le compliment lui avait beaucoup plu.


– Vous aussi, vous êtes très joli garçon, dit-elle.


– Ce qu’il est maigre, remarqua une autre d’une voix caverneuse. Vous sortez de l’hôpital, pour sûr.


– Paraît que c’est des dames de la haute, mais ça ne les empêche pas d’avoir le nez camus, fit brusquement un homme en goguette qui passait, le sarrau déboutonné, la face élargie par un rire narquois.


– Voyez-vous cette gaîté? reprit-il.


– Entre, puisque tu es là!


– J’entre, ma beauté. Et il dégringola jusqu’en bas. Raskolnikov continua son chemin.


– Écoutez, Monsieur, cria la jeune fille comme il tournait les talons.


– Quoi?


Elle se troubla.


– Je serai, mon gentil monsieur, toujours heureuse de passer quelques heures avec vous. Mais, maintenant, je me sens gênée en votre présence. Donnez-moi six kopecks pour boire un verre, aimable cavalier.


Raskolnikov fouilla dans sa poche et en tira tout ce qu’il trouva: trois pièces de cinq kopecks.


– Ah! quel généreux prince!


– Comment t’appelles-tu?


– Vous demanderez Douklida.


– Eh bien, cela alors, ça dépasse les bornes, fit l’une des femmes du groupe, en hochant la tête d’un air désapprobateur. Je ne comprends pas qu’on puisse mendier ainsi; moi, je mourrais de honte à la seule pensée…


Raskolnikov regarda curieusement la femme qui parlait ainsi. C’était une fille grêlée, d’une trentaine d’années, toute couverte d’ecchymoses, à la lèvre supérieure un peu enflée. Elle avait formulé son blâme d’un air calme et sérieux.


«Où ai-je lu, pensa Raskolnikov en s’éloignant, qu’un condamné à mort disait, une heure avant son supplice, que s’il lui fallait vivre sur quelque cime, sur une roche escarpée, où il n’aurait qu’une étroite plate-forme, juste assez large pour y poser les pieds, une plate-forme entourée de précipices, perdue au milieu d’océans infinis dans les ténèbres éternelles, dans une perpétuelle solitude, exposé aux tempêtes incessantes, et s’il devait rester là, sur ce lambeau, sur ce mètre d’espace, y rester toute sa vie, mille ans, toute l’éternité, il préférerait encore cette vie à la mort? Vivre, vivre seulement, vivre n’importe comment, mais vivre… Que c’est donc vrai, Seigneur, que c’est donc vrai! L’homme est un lâche… et lâche est celui qui lui reproche cette lâcheté», ajouta-t-il au bout d’un moment.


Il déboucha dans une autre rue. «Tiens! le Palais de Cristal. Razoumikhine en a parlé tantôt, mais qu’est-ce donc que j’avais l’intention de faire? Ah oui! lire. Zossimov a dit qu’il avait lu dans les journaux…»


– Vous avez les journaux? demanda-t-il, en entrant dans un établissement spacieux et même assez proprement tenu, à peu près vide d’ailleurs.


Il n’y avait là que deux ou trois consommateurs en train de prendre du thé et, dans une pièce éloignée, un groupe de quatre personnes qui buvaient du champagne. Raskolnikov crut reconnaître Zamiotov parmi eux; il est vrai que la distance ne lui permettait pas de bien voir.


«Qu’importe», pensa-t-il.


– Voulez-vous de la vodka? demanda le garçon.


– Donne-moi du thé et apporte-moi les journaux, les anciens, ceux des cinq derniers jours; tu auras un pourboire.


– Bien, Monsieur. Voici ceux d’aujourd’hui. Vous voulez de la vodka aussi?


On lui apporta les journaux et le thé. Raskolnikov s’assit et se mit à chercher: «Izler, Izler… Les Aztèques, Izler, Bartola, Massimo… Les Aztèques… Izler. Merci. Ah! voilà les faits divers: tombée dans l’escalier – un marchand ivre brûlé vif – un incendie dans le quartier des Sables – un incendie dans le quartier neuf de Pétersbourg – encore un au même endroit – Izler – Izler – Izler… Massimo. Ah! voilà!» Il finit par découvrir ce qu’il cherchait et se mit à lire; les lignes dansaient devant ses yeux. Il lut cependant la colonne des faits divers jusqu’au bout et se mit à en chercher la suite dans les numéros suivants. Ses mains tremblaient d’impatience convulsive en tournant les pages. Tout à coup, quelqu’un s’assit à côté de lui à sa table. Il jeta un coup d’œil au nouveau venu. C’était Zamiotov, Zamiotov en personne, dans le même costume qu’au commissariat.


Il avait toujours ses bagues, ses chaînes, ses cheveux noirs frisés, pommadés, partagés par une belle raie, son gilet merveilleux, son veston quelque peu usé et son linge légèrement défraîchi. Il semblait d’excellente humeur, c’est-à-dire qu’il souriait avec gaîté et bonhomie. Le champagne avait rougi sa figure basanée.


– Comment? vous ici? commença-t-il d’un air étonné et du ton qu’il aurait pris pour aborder un vieux camarade; mais Razoumikhine me disait, pas plus tard qu’hier, que vous aviez toujours le délire! Voilà qui est étrange! Moi, je suis passé chez vous…


Raskolnikov avait pressenti que le secrétaire s’approcherait de lui. Il déposa ses journaux et se tourna vers Zamiotov. Il avait sur les lèvres un sourire ironique, qui laissait percer une irritation toute nouvelle.


– Je sais bien que vous êtes venu, répondit-il; on me l’a appris, oui… Vous avez cherché ma botte… Et, savez-vous, Razoumikhine est absolument fou de vous; il prétend que vous avez été avec lui chez Louisa Ivanovna, celle dont vous essayiez de prendre la défense l’autre jour; vous savez bien, vous faisiez des signes au lieutenant Poudre et il ne voyait rien; vous rappelez-vous? Pourtant, il ne fallait pas être très malin pour comprendre; la chose est claire… hein?


– Il est joliment tapageur!


– Poudre?


– Non, votre ami Razoumikhine.


– Et vous aussi, vous vous la coulez douce, Monsieur Zamiotov, vous avez vos entrées gratuites dans des lieux enchanteurs! Qui est-ce qui vous régalait de champagne tout à l’heure?


– Heu… nous avons bu… Pourquoi voulez-vous qu’on m’ait régalé?


– À titre d’honoraires! Vous tirez profit de tout! Raskolnikov se mit à rire. Ne vous fâchez pas, cher et excellent garçon. Ne vous fâchez pas, ajouta-t-il en lui donnant une tape sur l’épaule. Ce que je vous en dis, c’est sans méchanceté, mais amicalement, «histoire de rire», comme disait, à propos des coups de poing qu’il donnait à Mitka, l’ouvrier que vous avez arrêté dans l’histoire de la vieille.


– Et vous, comment le savez-vous?


– Mais… j’en sais peut-être plus que vous-même là-dessus.


– Que vous êtes étrange!… Vous êtes sans doute fort malade encore. Vous avez eu tort de sortir.


– Je vous parais étrange?


– Oui. Qu’est-ce que vous lisez là?


– Les journaux.


– Il est souvent question d’incendies…


– Non, je ne m’occupe pas des incendies, et il regarda Zamiotov d’un air singulier; le même sourire ironique tordit ses lèvres. Non, reprit-il, je ne parle pas des incendies, – il cligna des yeux. – Avouez, cher ami, que vous brûlez d’envie de savoir ce que je lisais?


– Pas du tout! Je vous demandais cela pour dire quelque chose. Comme si l’on ne pouvait pas demander… Mais qu’avez-vous tout le temps!…


– Écoutez! Vous êtes un homme instruit, vous comprenez la littérature, n’est-ce pas?


– J’ai fait six classes de lycée, répondit Zamiotov avec un certain orgueil.


– Six classes! Ah! le cher ami! Et il a une belle raie, des bagues, un homme riche, quoi! Seigneur, est-il assez mignon! Raskolnikov éclata de rire au nez de son interlocuteur. L’autre recula, pas précisément blessé, mais fort surpris.


– Que vous êtes étrange! répéta sérieusement Zamiotov; mon avis est que vous avez encore le délire.


– Le délire? Tu te trompes, mon petit. Ainsi, je vous parais bizarre? et je vous intrigue, hein, je vous intrigue?


– Oui.


– Alors, vous désirez savoir ce que je lisais, ce que je cherchais? Voyez combien de numéros je me suis fait apporter. Cela paraît suspect, hein?


– Allons, dites.


– Vous croyez avoir trouvé la pie au nid?


– Quelle pie?


– Je vous le dirai plus tard, et maintenant, mon très cher, je vous déclare, ou plutôt j’avoue… non ce n’est pas cela… je fais une déposition et vous la notez, voilà… Ainsi, je dépose que j’ai lu, cherché… recherché… (Raskolnikov cligna des yeux et fit une pause) que je suis venu chercher ici les détails relatifs au meurtre de la vieille usurière, acheva-t-il dans un murmure, en rapprochant son visage jusqu’à toucher celui de Zamiotov.


Ce dernier le fixait sans bouger et sans écarter la tête; ce qui, plus tard, parut le plus étrange au secrétaire fut de penser qu’ils s’étaient contemplés pendant une minute ainsi, sans échanger un mot.


– Que m’importe ce que vous avez lu? s’écria-t-il tout à coup, impatienté et désorienté par ces manières. Qu’est-ce que vous voulez que cela me fasse, et qu’y voyez-vous d’extraordinaire?


– Il s’agit de cette même vieille, continuait Raskolnikov, toujours à voix basse et sans prendre garde à l’exclamation de Zamiotov, cette vieille dont vous parliez au commissariat, vous vous en souvenez? quand je me suis évanoui… Eh bien, comprenez-vous maintenant?


– Mais quoi, enfin!… Qu’y a-t-il à… comprendre? fit Zamiotov presque épouvanté.


Le visage immobile et grave de Raskolnikov changea instantanément d’expression et il éclata de nouveau du même rire nerveux et irrésistible que tout à l’heure. Soudain, il lui sembla revivre avec une intensité singulière les sensations éprouvées le jour du meurtre: il se tenait derrière la porte, la hache à la main; le verrou tremblait; de l’autre côté, les hommes juraient et essayaient de forcer la porte et lui se sentait pris du désir de crier des injures, de leur tirer la langue, de les narguer et de rire, rire aux éclats, rire, rire sans fin.


– Vous êtes fou, ou bien… commença Zamiotov. Puis, il s’interrompit comme s’il était frappé d’une idée subite…


– Ou bien quoi? Allons, quoi… dites-le donc!


– Rien, répondit vivement Zamiotov, tout cela ce sont des absurdités.


Tous les deux se turent. Raskolnikov, après son brusque accès d’hilarité, était devenu triste et songeur. Il s’accouda à la table et se mit la tête dans les mains. Il semblait avoir oublié la présence de Zamiotov. Le silence dura un bon moment.


– Pourquoi ne buvez-vous pas votre thé? Il va refroidir, dit Zamiotov.


– Hein? quoi? mon thé?… Soit… – Raskolnikov but une gorgée, avala une bouchée de pain, jeta les yeux sur Zamiotov et parut secouer ses préoccupations. Son visage reprit l’expression moqueuse qu’il avait eue tout à l’heure, puis il continua à prendre son thé.


– Ces crimes se multiplient à présent, dit Zamiotov. J’ai lu dernièrement, dans les Nouvelles de Moscou qu’on a arrêté à Moscou toute une bande de faux monnayeurs. C’était une redoutable organisation. Ils fabriquaient des billets de banque.


– Oh! cela, c’est une vieille histoire. Il y a au moins un mois que j’ai lu cela, répondit tranquillement Raskolnikov. Alors, ce sont des bandits, d’après vous?


– Comment ne le seraient-ils pas?


– Eux? Ce sont des enfants, des blancs-becs, non des bandits; ils se mettent à cinquante pour une affaire… Est-ce possible? S’ils n’étaient que trois ce serait encore trop, et encore faudrait-il que chacun fût plus sûr de ses associés que de lui-même. Il suffirait que l’un d’eux eût la langue trop bien pendue dans un moment d’ivresse, pour que tout fût gâché. Des blancs-becs, vous dis-je! Ils chargent n’importe qui de changer leurs billets dans les banques. Confier une affaire de cette importance au premier venu! Et puis, mettons que la chose ait réussi aux blancs-becs et qu’ils s’en soient tirés avec un million chacun, bon! Ensuite, toute la vie durant, dépendre l’un de l’autre? Mieux vaut se pendre! Et eux, ils n’ont même pas su écouler les billets; l’un s’avise de changer l’argent à la banque; il touche cinq mille roubles et voilà que ses mains se mettent à trembler. Il compte quatre billets; quant au cinquième, il le prend sans le vérifier, au hasard, rien que pour le fourrer au plus vite dans sa poche tant il est pressé de s’enfuir. C’est ainsi qu’il a éveillé la méfiance. Toute l’affaire a été fichue par la faute d’un imbécile. Non, vraiment, peut-on concevoir une chose pareille?


– Quoi? que ses mains aient tremblé! reprit Zamiotov, eh bien, mais cela se comprend très bien; je trouve même la chose très naturelle; on n’est pas toujours maître de soi; c’est parfois au-dessus des forces humaines.


– Quoi, cette chose-là?


– Vous, vous vous croyez capable de la supporter? Eh bien, moi, je ne le serais pas. Pour cent roubles, en arriver là! Aller changer son billet faux, et où, s’il vous plaît? À une banque où l’on s’entend à dépister les moindres trucs! Non, moi j’aurais perdu la tête. Vous pas?


Raskolnikov eut encore envie de tirer la langue au secrétaire. Une sorte de frisson lui passait par moments entre les épaules.


– Moi, je n’aurais pas agi ainsi, fit-il. Voici comment je m’y serais pris pour changer l’argent: j’aurais compté les premiers mille roubles au moins quatre fois en examinant les billets de tous côtés, puis, la seconde liasse, j’en aurais compté la moitié. À ce moment-là, j’aurais tiré du tas un billet de cinquante roubles pour le mirer au jour puis, l’ayant retourné, je l’aurais encore étudié de près. Ne serait-il pas faux par hasard? Et je me serais mis à raconter une histoire: «J’ai peur, vous comprenez, une parente à moi a perdu comme cela dernièrement un billet de vingt-cinq roubles.» Une fois au troisième millier de roubles: «Non, permettez, dis-je, dans la seconde liasse il me semble avoir mal vérifié la septième centaine.» Je suis pris de doutes; là-dessus, le désir me prend de recompter la seconde liasse, puis la troisième et ainsi de suite jusqu’à la fin. À ce moment-là, j’aurais tiré de la seconde liasse de mille roubles, puis de la cinquième, par exemple, un billet, en demandant: «Échangez-le-moi, s’il vous plaît.» J’aurais littéralement affolé l’employé, si bien qu’il n’aurait plus pensé qu’à se débarrasser de moi. Enfin, l’affaire terminée, je me serais dirigé vers la sortie, puis, en ouvrant la porte: «Ah pardon, excusez-moi», je serais encore revenu sur mes pas pour demander un renseignement. Voilà comment j’aurais agi!


– Mais vous êtes terrible, fit Zamiotov en riant. Heureusement, ce ne sont que des mots; en réalité, vous auriez flanché! Je vais vous dire: non seulement vous ni moi, mais même un vieux routier, un hardi luron au courage à toute épreuve n’aurait pas pu répondre de lui en l’occurrence. Et pourquoi chercher si loin? Tenez, un exemple: la vieille qu’on a tuée dans notre quartier, l’assassin semble avoir été un coquin résolu, pour n’avoir pas hésité à commettre son crime en plein jour, et c’est miracle qu’il n’ait pas été pris. Eh bien! ses mains n’en ont pas moins tremblé. Il n’a pas pu la voler. Le sang-froid l’a abandonné, les faits le prouvent… Raskolnikov parut froissé.


– Ah! ils le prouvent, dites-vous? Eh bien, essayez de l’attraper, cria-t-il, en narguant méchamment Zamiotov.


– Soyez sans crainte; on le trouvera.


– Qui? vous? Vous, le découvrir? Allons donc! Vous pouvez courir. L’essentiel pour vous est de savoir si un homme se livre à des dépenses; un tel, par exemple, n’avait pas le sou, et voilà qu’il se met tout à coup à jeter l’argent par les fenêtres. Comment ne serait-il pas le coupable? En se réglant là-dessus, un enfant vous tromperait pour peu qu’il le voulût.


– Le fait est que c’est ce qu’ils font tous, répondit Zamiotov. Après avoir souvent fait preuve d’une grande adresse et de beaucoup de ruse dans l’assassinat, ils se font pincer au cabaret. Tous ne sont pas malins comme vous. Vous naturellement, vous n’iriez pas au cabaret.


Raskolnikov fronça les sourcils et regarda fixement son interlocuteur.


– Ah! ah! vous devenez bien gourmand, il me semble; vous voulez savoir maintenant comment j’aurais agi en pareil cas, fit-il d’un ton de mauvaise humeur.


– Oui, répondit l’autre d’un air ferme et grave. Toute son attitude était devenue depuis un moment trop sérieuse.


– Vous le désirez beaucoup?


– Beaucoup.


– Bon! Voici comment j’aurais agi, commença Raskolnikov en rapprochant de nouveau son visage de celui de Zamiotov, qu’il s’était remis à regarder si fixement que, cette fois, l’autre ne put s’empêcher de tressaillir. Voici comment j’aurais fait. J’aurais pris les objets et l’argent et, à peine sorti de la maison, je me serais rendu dans quelque endroit écarté, clos de murs et désert, un potager par exemple ou quelque chose d’approchant. J’aurais repéré d’avance une pierre d’une quarantaine de livres au moins, une de ces pierres qui restent après la construction d’une maison, peut-être dans un coin contre le mur. J’aurais soulevé la pierre; il y aurait un creux au-dessous et, dans ce creux, j’aurais déposé les objets, l’argent. Je les aurais déposés, j’aurais remis la pierre à sa place et tassé de la terre avec le pied tout autour, puis je m’en serais allé et, pendant un an, deux ans, trois ans, je n’y aurais pas touché. Cherchez alors le coupable!


– Vous êtes fou, répondit brusquement Zamiotov à voix basse lui aussi, et il s’écarta de Raskolnikov. Les yeux de celui-ci étincelèrent et il pâlit affreusement. Sa lèvre supérieure frémit convulsivement. Il se rapprocha le plus qu’il put de Zamiotov et se mit à remuer les lèvres sans parler. Trente secondes se passèrent ainsi; il se rendait parfaitement compte de ce qu’il faisait, mais il ne pouvait se dominer. L’épouvantable aveu tremblait sur ses lèvres, comme l’autre jour le verrou sur la porte, et il était prêt à lui échapper.


– Et si j’étais l’assassin de la vieille et de Lizaveta? dit-il. Tout à coup il revint à lui.


Zamiotov le regarda avec des yeux fous et devint blanc comme un linge. Il grimaça un sourire.


– Mais, est-ce possible? fit-il d’une voix à peine perceptible.


Raskolnikov lui jeta un regard venimeux.


– Avouez que vous l’avez cru? fit-il enfin d’un air froid et moqueur. Oui? n’est-ce pas, avouez-le!


– Pas du tout. Je ne le crois pas du tout, et maintenant moins que jamais, fit vivement Zamiotov.


– Vous vous êtes coupé; vous voilà pris, mon gaillard. C’est donc que vous l’avez cru, puisque vous le pensez maintenant «moins que jamais [49]».


– Mais pas le moins du monde! s’exclama Zamiotov, visiblement confus. C’est vous, n’est-ce pas, qui ne m’avez effrayé que pour m’amener à cette idée.


– Ainsi, vous ne le croyez pas? Et de quoi vous êtes-vous mis à parler l’autre jour, quand je suis sorti du bureau? Et pourquoi le lieutenant Poudre m’a-t-il interrogé après mon évanouissement? – Eh! dis donc, cria-t-il au garçon, en se levant et prenant sa casquette. Combien dois-je?


– Trente kopecks en tout, fit l’autre, en accourant rapidement.


– Tiens, et encore vingt kopecks de pourboire. Voyez un peu, que d’argent! poursuivit-il en tendant à Zamiotov sa main tremblante, pleine de billets. Des billets rouges, des billets bleus, des billets de vingt-cinq roubles: d’où viennent-ils? Et ces habits neufs, où les ai-je pris? Vous savez pourtant que je n’avais pas un sou, car je suis bien sûr que vous avez interrogé la logeuse, hein?… Mais, en voilà assez. Assez causé! Au revoir… Au plaisir!…


Il sortit, tout secoué par une sensation nerveuse et bizarre, mêlée d’une sorte de jouissance exaspérée. Il était sombre d’ailleurs et terriblement las. Son visage semblait convulsé par une crise récente. La fatigue l’accablait de plus en plus. À présent, il retrouvait rapidement ses forces sous le coup d’une excitation vive, mais les perdait aussitôt, ce stimulant factice évanoui.


Cependant Zamiotov resté seul demeura longtemps assis à la même place, à songer. Raskolnikov avait inopinément bouleversé toutes ses idées sur un certain point et fixé définitivement son opinion.


«Ilia Petrovitch est un imbécile», décida-t-il enfin.


À peine Raskolnikov avait-il ouvert la porte de la rue qu’il se heurtait nez à nez avec Razoumikhine qui entrait. Ils étaient à un pas de distance l’un de l’autre qu’ils ne s’étaient pas encore vus, si bien qu’ils faillirent se cogner. Ils se mesurèrent un instant du regard. Razoumikhine était stupéfait, mais tout à coup la fureur, une véritable fureur, étincela dans ses yeux.


– Ah! voilà où tu étais! cria-t-il d’une voix tonnante. Il s’est échappé de son lit, et moi qui l’ai cherché jusque sous le divan! On a même été au grenier! J’ai manqué battre Nastassia à cause de toi… Et lui, voilà où il était! Rodia! Qu’est-ce que cela veut dire? Dis la vérité. Avoue! tu m’entends?


– Cela veut dire que vous m’avez tous mortellement ennuyé et que je désire être seul, répondit tranquillement Raskolnikov.


– Seul, quand tu es encore incapable de marcher et que tu as la gueule blanche comme un linge, quand tu respires à peine… Idiot, que fais-tu au Palais de Cristal? Avoue immédiatement.


– Laisse-moi, fit Raskolnikov, et il voulut passer outre. Ce geste mit Razoumikhine hors de lui; il s’agrippa à l’épaule de son ami.


– Laisse-moi? tu oses dire «laisse» après ce que tu as fait? Mais sais-tu ce que je vais faire, moi? Je vais t’empoigner sous le bras et t’emporter comme un paquet pour t’enfermer.


– Écoute, Razoumikhine, commença Raskolnikov à voix basse et d’un air parfaitement tranquille. Comment ne vois-tu pas que tes bienfaits me pèsent? Et quel plaisir trouves-tu à faire la charité à ceux qui… s’en moquent, ceux qui en souffrent, enfin. Dis, pourquoi m’as-tu cherché au début de ma maladie? J’aurais peut-être été très heureux de mourir. Non, mais enfin, ne t’ai-je pas montré suffisamment que tu me tortures, que… j’en ai assez? Quel plaisir trouve-t-on à martyriser les gens? Je t’assure que tout cela nuit à ma guérison, car je suis continuellement irrité. Tantôt, Zossimov est bien parti pour éviter de me déranger. Laisse-moi donc, toi aussi, pour l’amour de Dieu. De quel droit prétends-tu me retenir de force? Ne vois-tu pas que j’ai retrouvé toute ma connaissance? Enfin, apprends-moi, apprends-moi en quels termes je dois te supplier de me laisser tranquille, de ne plus me faire la charité, pour arriver à me faire entendre! Traitez-moi d’ingrat, d’homme vil, mais laissez-moi tranquille, laissez-moi tranquille, pour l’amour de Dieu!


Il avait prononcé les premiers mots d’une voix calme, tout heureux à la pensée de tout le venin qu’il s’apprêtait à déverser sur son ami, mais il acheva dans une sorte de délire; il étouffait comme pendant la scène avec Loujine.


Razoumikhine resta un moment songeur, puis il lâcha le bras de son ami.


– Va-t’en au diable, fit-il d’un air pensif; sa colère tomba. Mais, au premier pas que fit Raskolnikov, il cria avec un emportement soudain:


– Arrête, écoute-moi. Je te déclare que vous êtes tous, du premier au dernier, des fanfarons! et des bavards. Quand il vous arrive un malheur, un chagrin, vous le couvez comme la poule ses œufs et même, dans ce cas-là, vous êtes incapables d’être vous-mêmes. On ne trouve pas un atome de vie, de vie personnelle, originale en vous. C’est du petit-lait et non du sang qui coule en vos veines… Aucun de vous ne m’inspire confiance. Votre premier souci, en toutes circonstances, c’est de ne ressembler à aucun autre être humain. A-rrê-te, hurla-t-il, avec une fureur décuplée en voyant Raskolnikov prêt à tourner les talons. Écoute jusqu’au bout. Tu sais que je pends la crémaillère aujourd’hui et mes invités sont peut-être déjà chez moi, mais j’y ai laissé mon oncle; il est venu exprès pour les recevoir. Eh bien, si tu n’es pas un imbécile, un triste imbécile, un phénoménal idiot, une simple copie d’étranger [50], – vois-tu, Rodia, je reconnais que tu es intelligent, mais idiot quand même, – eh bien, voilà, si tu n’étais pas idiot, tu viendrais passer la soirée chez moi, au lieu d’user stupidement tes bottes à déambuler dans les rues. Puisque tu es déjà sorti, tant pis, continue. Je te roulerai un bon fauteuil moelleux, ma logeuse en a… Un bon petit thé… la compagnie… Si tu préfères, je te ferai coucher sur le divan; tu n’en seras pas moins parmi nous. Zossimov y sera aussi; tu viendras?


– Non.


– Ce n’est pas vrai, cria Razoumikhine d’un air impatienté. Comment le sais-tu? Tu ne peux répondre de toi et tu n’y comprends rien d’ailleurs… Moi-même, j’ai mille fois craché ainsi sur la société et, ensuite, je n’avais rien de plus pressé que d’y revenir… Tu auras honte de ces sentiments et tu retourneras à tes semblables. Souviens-toi donc, la maison de Potchinkov, au troisième…


– Mais si vous continuez ainsi, vous vous laisserez battre un jour, Monsieur Razoumikhine, par pure charité!


– Qui donc? Moi? Mais je couperais les oreilles à celui qui en manifesterait seulement l’intention. Maison Potchinkov n° 47, logement du fonctionnaire Babouchkine…


– Je ne viendrai pas, Razoumikhine. Raskolnikov se détourna et s’en alla.


– Je suis prêt à parier que tu viendras, lui cria son ami, ou je ne te connais plus… Attends, dis-moi, Zamiotov est là?


– Oui.


– Et tu lui as parlé?


– Oui.


– De quoi? Allons, soit, va au diable, ne dis rien. Potchinkov, 47, Babouchkine, n’oublie pas.


Raskolnikov arriva dans la Sadovaïa; il tourna le coin de la rue et disparut. Razoumikhine l’avait suivi des yeux d’un air songeur. Enfin, il haussa les épaules, entra dans la maison et s’arrêta au milieu de l’escalier.


– Le diable l’emporte, continua-t-il presque à haute voix. Il parle comme un homme sain d’esprit, et cependant… Quel imbécile je fais! Les fous ne parlent-ils pas d’une façon raisonnable? C’est précisément ce que redoute Zossimov à ce qu’il me semble (et il se frappa le front du doigt). Et qu’arrivera-t-il si… comment le laisser seul? Il est capable d’aller se noyer… Eh! j’ai fait une sottise. Impossible de le laisser dans cet état-là! Il se mit à la poursuite de Raskolnikov. Mais l’autre semblait s’être évanoui sans laisser de traces. Force lui fut de revenir à grands pas au Palais de Cristal pour interroger au plus vite Zamiotov.


Raskolnikov était allé droit au pont… ski. Arrivé sur le milieu du pont il s’accouda au parapet et se mit à regarder au loin. Sa faiblesse était si grande qu’il avait eu peine à se traîner jusque-là. Il avait envie de s’asseoir ou de s’étendre en pleine rue. Penché sur l’eau, il fixait machinalement les reflets roses du couchant, les rangées de maisons obscurcies par les ombres crépusculaires et une lointaine lucarne de mansarde sur la rive gauche du fleuve, incendiée semblait-il par les feux d’un dernier rayon de soleil qui l’avait prise pour cible. Ensuite, il reportait ses regards sur l’eau noire du canal et demeurait fixé dans une contemplation attentive. Enfin des cercles rouges se mirent à danser devant ses yeux, les maisons, les passants, les quais commencèrent à tourner et à danser autour de lui. Soudain, il tressaillit. Une vision extravagante, affreuse, lui apparaissait et lui évita de s’évanouir. Il sentit que quelqu’un venait de s’arrêter tout près de lui, à sa droite. Il se tourna et vit une femme coiffée d’un fichu; elle avait le visage jaune, allongé, mais bouffi par l’ivresse. Ses yeux caves le regardaient fixement, mais semblaient ne pas le voir, non plus que ce qui l’entourait. Tout à coup, elle s’appuya au parapet de son bras droit, souleva la jambe droite, enjamba la grille et se jeta dans le canal. L’eau sale bouillonna et recouvrit un moment la noyée, mais bientôt elle surnagea et fut doucement emportée par le courant; sa tête et ses jambes étaient sous l’eau et, seul, son dos flottait avec sa jupe gonflée dessus comme un oreiller.


– Elle s’est noyée, noyée! criaient des dizaines de voix.


Les badauds se rassemblaient; les deux rives se garnissaient de spectateurs; la foule grandissait sur le pont autour de Raskolnikov et le pressait par-derrière.


– Seigneur, mais c’est Afrossiniouchka, fit tout à coup une voix plaintive. Seigneur! sauvez-la. Bonnes gens, frères, tirez-la de là.


– Une barque, une barque! criait-on dans la foule. Mais il n’en était plus besoin: un commissaire de police avait descendu en courant les marches qui menaient au canal, enlevé son uniforme, ses bottes, et il se jetait à l’eau. Sa tâche n’était pas difficile, car la noyée était emportée par le courant à deux pas du ponton. Il l’attrapa par ses habits de la main droite en s’agrippant, de la gauche, à un bâton que lui tendait un camarade. La victime fut aussitôt retirée de l’eau. On la déposa sur les marches de pierre. Elle revint rapidement à elle, se souleva et se mit à éternuer, en épongeant sa robe d’un air stupide, sans rien dire.


– Elle s’est mise à boire, petit père, à boire, larmoyait la même voix, tout près d’Afrossiniouchka cette fois. Dernièrement, elle voulait se pendre; on l’a décrochée. Aujourd’hui, je m’en vais faire mes courses en laissant ma fille pour la surveiller, et voilà comment le malheur s’est produit. C’est notre voisine, voyez-vous, notre voisine, elle habite la deuxième maison après le coin, ici, tenez…


La foule se dispersait peu à peu; les agents continuaient à s’occuper de la noyée; quelqu’un parla du commissariat… Raskolnikov contemplait la scène avec une étrange sensation d’indifférence et une sorte d’hébétement. Il se sentait dégoûté. «Non, marmottait-il, c’est répugnant; l’eau, pas la peine… Il ne se passera rien, ajouta-t-il; rien à attendre… quant au commissariat… Pourquoi Zamiotov n’est-il pas au commissariat? Il est ouvert jusqu’à dix heures.» Il se détourna, s’appuya au parapet, jeta un coup d’œil autour de lui.


«Allons, soit!» dit-il, et, quittant le pont, il se dirigea vers le commissariat. Son cœur lui semblait vide et il ne voulait pas réfléchir. Il n’éprouvait même plus d’angoisse; une apathie avait remplacé l’exaltation qui l’avait envahi quand il était sorti de la maison en se disant qu’il fallait en finir.


«Eh bien, quoi! c’est une solution, se disait-il, en suivant nonchalamment le quai. Je n’en finirai pas moins parce que je le veux. Mais est-ce vraiment une solution? Ah! n’importe, un mètre d’espace… Hé! mais quelle fin cependant! Se peut-il que ce soit la fin? Leur raconter ou non? Eh… diable! Que je suis fatigué tout de même. Si je pouvais m’asseoir ou m’étendre au plus vite… Ce qui me fait honte, c’est la stupidité de la chose. Ah! je m’en moque pas mal. Quelles sottises peuvent venir à l’esprit!…»


Pour se rendre au commissariat, il devait marcher droit devant lui, puis prendre la seconde rue à gauche; on trouvait aussitôt le commissariat; mais, arrivé au premier tournant, il s’arrêta, réfléchit un moment, puis s’engagea dans la ruelle; ensuite il erra dans deux autres rues, peut-être sans but précis, dans le désir inconscient de gagner une minute. Il allait, les yeux fixés à terre. Tout à coup, ce fut comme si quelqu’un lui eût chuchoté quelque chose à l’oreille. Il releva la tête et s’aperçut qu’il était devant la porte de la fameuse maison. Il n’y était pas venu depuis l’autre soir.


Un désir aussi mystérieux qu’irrésistible s’empara de lui. Il franchit la voûte, entra dans le premier corps de bâtiment à droite et se mit en devoir de monter au quatrième étage. L’escalier était étroit et raide; il y faisait très sombre. Il s’arrêtait à chaque palier et jetait des regards curieux autour de lui. Une vitre manquait à une fenêtre sur le carré du premier étage. «Voilà qui n’existait pas alors, pensa-t-il, et voici l’appartement du second où travaillaient Nikolachka et Mitka; il est fermé, la porte est repeinte; c’est donc qu’il est à louer»; puis le troisième… le quatrième… «Ici!» À ce moment-là, il éprouva une vive stupéfaction: la porte du logement était grande ouverte; des gens s’y trouvaient dont on entendait les voix; c’était bien la dernière chose à laquelle il pût s’attendre. Il hésita un moment, puis acheva de monter les dernières marches et pénétra dans l’appartement.


On était en train de le remettre à neuf, également; les ouvriers y travaillaient, ce qui parut surprendre Raskolnikov. Il s’imaginait, on ne saurait dire pourquoi, retrouver toutes choses dans l’état où il les avait laissées; peut-être même se figurait-il revoir les cadavres gisant sur le parquet. Au lieu qu’à présent il voyait des murs nus, des pièces vides, sans meubles, tout cela lui paraissait bizarre. Il traversa la pièce et s’assit sur l’appui de la fenêtre.


Il n’y avait que deux ouvriers en tout, deux jeunes gars dont l’un paraissait plus âgé que l’autre. Ils étaient en train de coller aux murs des papiers neufs, blancs à petites fleurettes mauves, pour remplacer la vieille tapisserie jaune toute souillée qui s’en allait en lambeaux. La chose déplut souverainement à Raskolnikov. Il regardait ces papiers neufs d’un air hostile, comme si tous ces changements l’eussent contrarié. Les ouvriers semblaient s’être attardés; aussi se hâtaient-ils d’empaqueter leurs restes de papier pour rentrer chez eux. Ils firent à peine attention à l’apparition de Raskolnikov et continuèrent à causer entre eux. Il croisa les bras et se mit à les écouter.


– Elle vient chez moi à l’aube, disait le plus âgé à l’autre, il faisait à peine jour, quoi! toute endimanchée. «Qu’as-tu, lui dis-je, à faire devant moi la douce et la sucrée? – Je veux, me dit-elle, Tite Vassilitch, être dès à présent soumise à votre volonté.» Voilà! Et ce qu’elle était bien attifée, une vraie gravure de journal de mode!


– Et qu’est-ce qu’un journal de mode, vieux? demanda le plus jeune. Il semblait s’instruire auprès de son «ancien».


– Un journal, c’est, mon petit, des images peintes. On les envoie, chaque semaine, de l’étranger à nos tailleurs; elles viennent par la poste et c’est pour apprendre comment il faut s’habiller aux personnes du sexe masculin, aussi bien que du sexe féminin. Enfin, ce sont des dessins, quoi!


– Seigneur! Quelles choses on peut voir dans ce Piter [51]! cria le plus jeune avec enthousiasme; excepté Dieu, on y trouve tout.


– Tout, excepté ça, mon vieux, trancha l’aîné d’un ton sentencieux.


Raskolnikov se leva et s’en alla dans la pièce voisine qui avait contenu le coffre, le lit et la commode. Elle lui parut terriblement petite sans meubles; la tapisserie n’avait pas été changée; on pouvait reconnaître dans un coin la place occupée auparavant par les images saintes. Il regarda un moment, puis retourna à la fenêtre. Le plus âgé des deux ouvriers l’observait en dessous.


– Que voulez-vous? demanda-t-il tout à coup.


Au lieu de répondre, Raskolnikov se leva, passa dans le vestibule et se mit à tirer le cordon. C’était toujours la même sonnette, le même son de fer-blanc. Il sonna une seconde, une troisième fois, prêtant l’oreille et rappelant ses souvenirs. L’atroce et effroyable impression ressentie l’autre jour lui revenait de plus en plus forte. Il tressaillait à chaque coup et y prenait un plaisir de plus en plus violent.


– Mais que veux-tu? Qui es-tu? cria l’ouvrier en se dirigeant vers lui. Raskolnikov rentra dans le logement.


– Je veux louer l’appartement et je le visite, fit-il.


– Ce n’est pas la nuit qu’on visite les appartements, et d’ailleurs vous auriez dû venir accompagné du concierge.


– On a lavé le parquet; va-t-on le peindre encore? continua Raskolnikov. Il ne reste pas de sang?


– Quel sang?


– Eh bien, la vieille qu’on a tuée avec sa sœur. Il y avait là toute une mare de sang.


– Mais, quel homme es-tu donc? cria l’ouvrier, pris d’inquiétude.


– Moi?


– Oui.


– Tu as envie de le savoir? Allons ensemble au bureau de police, là je le dirai.


Les ouvriers le regardèrent d’un air interloqué.


– Il est temps de nous en aller. Nous sommes en retard. Allons, Aliochka, il faut fermer, fit l’aîné des ouvriers.


– Allons, répondit Raskolnikov, d’un air indifférent, et il sortit le premier, puis se mit à descendre lentement l’escalier.


– Holà, concierge, cria-t-il en arrivant sous la voûte. Plusieurs personnes se tenaient devant la porte et regardaient les passants. Il y avait là les deux concierges, une bonne femme, un bourgeois en robe de chambre et quelques autres individus. Raskolnikov alla droit à eux.


– Que voulez-vous? demanda l’un des concierges.


– Tu as été au commissariat?


– J’en viens. Qu’est-ce que vous voulez?


– Ils sont encore là?


– Oui.


– Et l’adjoint du commissaire y est encore?


– Il y était tout à l’heure. Qu’est-ce qu’il vous faut?


Raskolnikov ne répondit pas; il restait là, pensif à leurs côtés.


– Il est venu visiter le logement, fit l’aîné des ouvriers en s’approchant.


– Quel logement?


– Celui où nous travaillons. «Pourquoi a-t-on lavé le sang? On a commis un meurtre ici, a-t-il fait, et je suis venu pour louer l’appartement.» Il a manqué casser le cordon de la sonnette à force de sonner. «Allons au commissariat, a-t-il fait, j’y raconterai tout.» Il s’est collé à nous.


Le concierge examinait Raskolnikov d’un air intrigué et soupçonneux.


– Mais enfin, qui êtes-vous? dit-il en élevant la voix d’un ton menaçant.


– Je suis Rodion Romanytch Raskolnikov, ancien étudiant, et j’habite dans la ruelle voisine, maison Schill, logement 14. Renseigne-toi chez le concierge, il me connaît.


Raskolnikov parlait d’un air nonchalant et pensif. Il fixait obstinément la rue obscurcie et ne se détourna pas une fois vers son interlocuteur.


– Mais qu’êtes-vous venu faire dans ce logement?


– Le visiter.


– Qu’y avait-il à visiter?


– Ne faudrait-il pas le prendre et l’emmener au commissariat? proposa soudain le bourgeois.


Raskolnikov lui jeta un regard oblique par-dessus l’épaule, le regarda attentivement et dit, d’un air toujours tranquille et nonchalant.


– Allons.


– Oui, il faut l’emmener, continua le bourgeois enhardi. Pourquoi est-il allé là-haut? Il faut qu’il ait quelque chose sur la conscience.


– Il est peut-être ivre, après tout, murmura l’ouvrier.


– Mais que voulez-vous? cria de nouveau le concierge, qui commençait à se fâcher sérieusement. Pourquoi viens-tu nous ennuyer?


– Tu as peur d’aller chez le commissaire? fit Raskolnikov d’un air moqueur.


– Pourquoi peur? Qu’est-ce que tu as à nous ennuyer?


– C’est un vagabond, cria la femme.


– Mais qu’avez-vous à discuter avec lui? fit l’autre concierge, un énorme bonhomme au sarrau déboutonné et qui portait un trousseau de clefs pendu à sa ceinture. Hors d’ici!… C’est un vagabond… Décampe, te dis-je!


Et saisissant Raskolnikov par l’épaule, il le jeta dehors. L’autre chancela, mais ne tomba pas. Quand il eut repris son équilibre, il regarda silencieusement tous les assistants et continua son chemin.


– Un drôle de type! fit l’ouvrier.


– Les gens sont devenus drôles à présent, dit la paysanne.


– Il aurait tout de même fallu le conduire au commissariat.


– Ce n’est pas la peine de s’en mêler, décida le grand concierge. Un vagabond pour sûr. Cela a l’air de vous pousser à la chose et puis, une fois qu’on s’est laissé entortiller par des types pareils, on ne s’en sort plus… Connu!


«Irai-je ou n’irai-je pas?» pensa Raskolnikov, en s’arrêtant au milieu de la chaussée, à un carrefour, et en jetant un coup d’œil autour de lui comme s’il attendait un conseil.


Rien ne vint troubler le silence profond: la ville semblait morte comme les pierres qu’il foulait, mais morte pour lui seul, lui seul… Soudain, il distingua au loin, à deux cents pas environ, au bout d’une rue, un rassemblement d’où partaient des cris; une voiture stationnait au milieu de la foule; une lumière brillait faiblement: «Qu’est-ce donc?» Il tourna à droite et se dirigea vers le rassemblement. Il semblait s’agripper au moindre incident et sourit froidement en s’en rendant compte, car son parti était bien pris: dans un instant, il en aurait fini avec tout cela.