"Jeanne d’Arc fait tic-tac" - читать интересную книгу автора (Gran Iegor)

Hemingway

La première phase de mon plan consistait à faire venir oncle Abe chez nous. Ce fut facile à réaliser pour quiconque se souvenait de la rallonge.

«Quelle rallonge? fit oncle Abe d'une voix fatiguée.

– La tondeuse, expliquai-je. Tu as rendu la tondeuse sans la rallonge, oh je suis sûr que tu ne l'as pas fait exprès, ce n'est pas que c'est particulièrement rare, une rallonge, mais bon, ça fait désordre, une tondeuse sans rallonge.

– Ah oui, la rallonge.»

Sa voix montrait une lassitude de condamné. «Je passerai la rapporter dans l'après-midi.

– Nickel chrome, dis-je. Surtout ne sois pas en retard.»

Car j'avais toute une mise en scène à organiser après son départ.

Il vint à l'heure convenue, me tendit la rallonge comme si c'était une corde à laquelle j'allais le pendre – ce qui était le cas, mais il n'avait aucun moyen de le savoir – et s'en alla sans périphrases.

«Je pars dans une semaine», daigna-t-il meubler notre silence.

«On ne te regrettera pas», pensai-je dans son dos.

Je laissai la rallonge à la cuisine, bien en évidence, à un endroit où aucun familier ne laisserait de rallonge, faisant croire que l'oncle Abe s'était baladé de son propre chef dans la maison. Puis j'allai dans la buanderie, j'organisai un désordre calculé parmi les paniers, en faisant attention à déplacer le lave-linge de quinze bons centimètres. Pour parfaire le travail, je sortis le sac Huit-à-huit désormais vide et j'y laissai tomber le téléphone portable. Sherlock Holmes lui-même en aurait enchaîné sur de fort mauvaises déductions.

À aucun moment le remords ne vint m'ennuyer. J'avais certes conscience de faire un sale coup dans l'absolu, mais je ne voyais de vilaines conséquences pour personne. Pour moi, ce n'était que du positif, puisque je dirigeais les foudres de mon père sur un paratonnerre éloigné de ma tête. Mon père aussi ne s'en porterait que mieux: il aurait une explication quant à la disparition soudaine de ses économies, tout en ayant la satisfaction de savoir son fils hors du coup, ce qui était primordial pour un chef de clan comme lui. Oncle Abe, bah, que vouliez-vous qu'il lui arrivât? Il partirait de toute façon avant une semaine, à des milliers de kilomètres, pour un pays d'où les expatriés ne revenaient pour ainsi dire jamais. Il n'y aurait pas de séquelles.

En cogitant de la sorte, j'arrivai en retard au bistrot. Wolf me fit une petite place que je dédaignai pour me faufiler à la droite de mon père. Il ne m'adressa même pas un regard: ses oreilles étaient déjà prises.

«… à l'époque, ouh là, ça nous rajeunit pas, racontait oncle Guillaume, le col de la Vachette n'avait même pas encore été sérieusement asphalté, il y avait de ces crevasses, larges comme ma main, un vrai piège pour les gars qui n'étaient pas du pays. En ce temps-là, donc, Roger a déniché une photo de Hemingway qu'il a posée sur sa table de travail. Il me donnera de l'inspiration, qu'il a pensé. À l'époque, Roger était jeune, il ne doutait de rien, il en était à son deuxième roman. Le monde lui semblait plat et accessible, même aux handicapés. Il avait tellement aimé Le Vieil Homme et la mer. Tu l'as lu, Jean-Ramsès?»

Je sursautai. Si je m'attendais à ce qu'il m'interpellât, moi, l'adolescent insignifiant! Je louai le ciel de m'être dépêché. Cette pensée fit place aussitôt à une désagréable impression de vide, car je n'avais pas grand-chose à dire sur Hemingway.

«Oui, répondis-je. En classe.»

L'instituteur me caressa d'un œil satisfait:

«Bravo, mon garçon. C'est ce que je dis toujours: nous ne sommes pas des ongulés, nous, on étudie aussi bien des auteurs de là-bas que les nôtres, ouverture d'esprit oblige. C'est ce qui caractérise l'enseignement français, alors qu'eux! Ces incultes ne savent même pas où se trouve notre île, qu'ils confondent avec les Açores ou les îles anglo-normandes, quand ce n'est pas Zanzibar.»

Des petits rires entendus se consumèrent un peu partout. Oncle Guillaume attendit patiemment que le calme revînt.

«Alors Jean-Ramsès, peux-tu nous dire de quoi parle ce livre?»

– De la mer», répondis-je sans chercher midi à quatorze heures. Puis, sentant que ma réponse n'était pas suffisante, j'ajoutai:

«Et de la vieillesse, bien entendu.»

Quelque silence plus loin, je développai ma pensée:

«Plus précisément, du rapport de la vieillesse et de la mer.»

Puis, me vint:

«De la destinée humaine vue par le prisme de la mer.»

Enfin je m'entendis murmurer:

«De la confrontation de l'homme – le vieil homme – à la nature – la mer.»

Mon père semblait très fier de moi et l'instituteur m'adressa quelques regards protecteurs. Mais oncle Guillaume dit sévèrement:

«Ah les enfants, les enfants! Vous ne voyez pas au-delà du titre. Pas étonnant que les esprits malins vous bernent comme des petits doigts! Apprenez à disséquer les apparences! Pendant que vous survolez la lecture, le poisson entraîne la barque de Santiago à des endroits où il n'aurait jamais mis les pieds. Vous vous extasiez sur les paysages marins, le poisson ferré, lui, dirige l'homme en sous-mer, et même quand il n'a plus de forces, ce sont d'autres poissons – des requins – qui viennent contrarier la course de l'homme. D'un autre côté, que serait devenue la vie du pêcheur, visiblement défavorisé socialement et culturellement, s'il n'y avait eu ce poisson providentiel? Songez-y. Qui dirige l'autre? Pour aller où? – le livre pose des questions qui sont comme un jeu de miroir avec la vie réelle. Dites-le à vos profs de français.

– Oui», fis-je humblement.

La moustache grise se calma. Le patron apporta ma grenadine. Oncle Guillaume pataugea dans une mousse de bière, tandis que le sens de ses paroles, accompagné de liquide tiède et sucré, descendait jusqu'à ma conscience. La mer était ce bistrot où nous venions chaque jour telle une barque vide de pêcheur, et que nous quittions le soir, la tête remplie d'histoires magnifiques. Santiago, c'était l'oncle Guillaume, évidemment, et pas uniquement à cause de ses cheveux blancs. Je songeai à leurs disputes avec l'oncle Abe, clairement le poisson dans cette histoire, un poisson fort, rusé, à l'aise dans sa peau de poisson, mais un poisson condamné, à plus ou moins long terme, car tel était le sens du récit.

«Reprenons, si vous le voulez bien, dit notre vieil homme. Roger a fait encadrer la photo de Hemingway et l'a exposée sur sa table de travail comme on pose dans les bureaux les portraits bucoliques des enfants. Le soir, on voyait Roger penché sur son manuscrit, écrivant dur, raturant, recommençant, ses feuillets éparpillés comme des cheveux en pétard. Sur la photo, Hemingway écrivait lui aussi, penché sur une table de campagne, barbe et lunettes en vrille, sans un regard pour Roger, quelque part au Kenya. Ainsi avançait la littérature, sous le patronage d'un des plus célèbres auteurs de l'humanité.

Cependant mon jeune écrivain ne manquait pas de lire les critiques qui se publiaient à droite et à gauche, satisfaisant sa curiosité naturelle, et guettant les réactions à son premier roman, publié peu de temps auparavant. Dans cette masse d'articles, une caractéristique l'a frappé d'emblée: la place tout à fait excessive réservée aux romans venus de là-bas. Que ce soit dans Elle ou dans L'Express, on aurait dit que le fait même d'être né à six mille kilomètres donnait le droit à des égards particuliers.

"Ce que j'écris est au moins aussi bien, se disait Roger, mais il y a là un effet de mode manifeste. J'ai un article quand les autres en ont dix. Il n'y a pas de prophète en son pays.

– Si tu publiais plus souvent, tu aurais plus d'articles", lui a répondu sa femme, avec ce sens pratique qui la caractérisait.

"Regarde Hemingway, ajoutait-elle. Prends exemple."

Roger n'était pas un tire-au-flanc. Il a accéléré les cadences. Beaucoup, beaucoup d'heures de loisirs ont été sacrifiés sur l'autel de la littérature.

Plusieurs années passent. L'écrivain n'est plus aussi jeune et fringant. Des crèmes amincissantes traînent leurs tubes dans la salle de bains. La photo de Hemingway a jauni. Maintenant Roger a trouvé son rythme de croisière. Il publie un livre tous les deux ou trois ans. Des centaines de coupures de presse s'entassent dans des boîtes en plastique et encombrent le garage. Dans ces boîtes, il faut se rendre à l'évidence, il n'y a que très peu d'articles sur lui. En revanche, les écrivains de là-bas ont gagné en puissance. Plus Roger sortait de livres, plus ces chacals avaient de retombées, on pourrait presque faire une relation de causalité, ce que ne manque pas de remarquer Jean-Marcel, un ami de faculté.

"On peut construire un calcul, propose-t-il pendant qu'ils prennent l'apéro. Comme tu as conservé tous les articles pendant plusieurs années d'affilée, nous avons une base d'analyse fiable. On fera un classement en articles favorables, défavorables et neutres."

Roger est moyennement chaud, pressentant sans doute qu'il n'en tirerait rien de bon pour son amour-propre, mais Jean-Marcel insiste, ça l'amuse de trier des centaines d'articles, bref, après un mois de travail, ils ont la confirmation mathématique du désastre, énoncé de la manière suivante: plus Roger écrivait rapidement, donc plus il fournissait d'effort créatif, meilleures étaient les critiques pour les écrivains de là-bas. Tout se passait comme si une pompe invisible siphonnait les éloges que méritait Roger pour les déverser sur les parasites.

"Et ce n'est pas tout, déclare triomphalement Jean-Marcel. Si l'on se fie aux résumés des livres, on constate qu'ils copient massivement sur toi en choisissant les mêmes thèmes."

D'abord Roger croit à une coïncidence. Mais Jean-Marcel, armé de sa science, lui démontre qu'elle a bon dos, la coïncidence! Dès son deuxième roman, où Roger nouait un dialogue avec son père disparu, on a observé dans la production littéraire de là-bas un pic de livres dédiés à la paternité.

Ensuite, au fil des romans, les similitudes n'ont fait que crier davantage. Que Roger planche sur un peuple opprimé – thème de ses troisième et cinquième romans – et voici que les autres écrivent au même moment sur les mêmes peuples opprimés. Roger fait de l'autofiction? Bang! les autres font pareil. Veut-il tenter un roman historique? Il est aussitôt imité par les tâcherons qui en sortent vingt au même moment. C'est une malédiction.

"Non, dit doctement Jean-Marcel. C'est une résonance probabiliste.

– Tu es dans l'air du temps, mon chéri, dit sa femme avec son bon sens habituel. Tu vibres aux mêmes accords que la planète."

C'est joliment formulé mais très insatisfaisant pour Roger qui a toujours placé l'originalité, ou du moins une certaine forme d'originalité, en tête de ses préoccupations esthétiques. Au fond de son honnêteté, il admet pourtant qu'il n'y aurait rien de grave à ne pas être original s'il avait lui aussi une part des louanges. Mais c'est loin d'être le cas, les rares articles qu'il se paye sont terriblement convenus. Les critiques gardent leurs superlatifs pour les chimères venues d'outre-Atlantique, sans même remarquer que tout a été inventé chez nous. À les lire, ce serait plutôt Roger qui passerait pour un suiveur. Un comble!

"Quelle toxine! s'écrie-t-il. Venir nous voler nos idées et nos droits d'auteur: comme c'est lâche, comme c'est indigne d'un grand pays!"

Cependant, il ne sombre ni dans l'aigreur ni dans le fatalisme.

Avant tout, démasquer le coupable. Car il y a forcément un espion dans son cercle restreint, un traître qui a infiltré son intimité depuis des années et qui télégraphie ses renseignements à l'ennemi.

Oncle Guillaume fit une pause pour commander une spéciale lardons, la femme du patron s'activa en cuisine et bientôt une bonne et dense odeur de lentilles triompha aux papilles.

J'en profitai pour glisser à mon père:

«Papa, oncle Abe est venu à la maison aujourd'hui.»

Il n'en revenait pas. J'expliquai:

«Il a appelé, insisté, genre il faut que je vienne, genre c'est indispensable, et plus je disais que tu n'étais pas là, plus il mettait le pied dans la porte. Il a parlé d'une rallonge.

– Quelle rallonge? s'étonna mon père.

– Une rallonge, quoi, celle de la tondeuse.

– Et tu l'as laissé entrer?

– Une rallonge est une rallonge», dis-je avec une conviction inébranlable.

Alors que bien des années ont passé, je m'étonne de cette facilité que j'avais de mentir aussi proprement, dans les yeux, sans jamais douter. Ah, si seulement j'avais cultivé ce don comme les petits virtuoses travaillent leur archet au lieu de me contenter de suivre la pente de mes talents naturels!

«Il a demandé d'aller à la buanderie, poursuivis-je. Pour un truc qu'il devait te laisser, à ce qu'il m'a dit. Ensuite je l'ai entendu qui faisait un boucan comme s'il déménageait, et je l'ai vu sortir par la porte dérobée., sans au revoir ni rien.» Mon père changeait de visage. «Oh le chié, le chié!» Il partit comme un jet.

Au passage, il heurta la table de l'oncle Guillaume et le plat de lentilles trembla sur ses bases. «Bah où il va comme ça? s'écria le facteur. – Ça ne l'intéresse pas beaucoup, mon histoire», soupira oncle Guillaume. Il se mit à bouder.

«Allons, onc' Guillaume, s'empressa-t-on, tu ne vas pas devenir grognon, dis? Tu sais bien que Pierre-Loup est un peu sur les nerfs en ce moment, tout ça.»

Pendant que les habitués sortaient la pommade, je me laissai couler sur ma chaise avec un certain sentiment de supériorité. Rien ne me résistait: je me voyais en train de tirer les fils du cosmos pendant que les petites gens couraient à leurs petites besognes. Un mensonge de mon orteil eût suffi pour que le monde se précipitât dans quelque gouffre de mon invention.

«Tu rêves, Jean-Ramsès? m'interrompit la voix de l'oncle Guillaume. Fais gaffe, gamin, il faut que tu sois deux fois plus attentif que d'habitude si tu veux raconter la suite à ton papa. Ressaisis-toi.»

Il avala les dernières lentilles et poursuivit.

«Je disais donc que Roger a des soupçons. Il se met à son énième livre. Il écrit, il a les sens en alerte et les mains qui tremblent.

Un soir qu'il est en train de boucler un chapitre difficile, il a enfin la preuve. Un truc de fou. Son copain de toujours, Hemingway, a bougé sur la photo, juste un frémissement, un froncement de sourcils à peine perceptible mais significatif. Roger écrit encore un peu, ou plutôt il fait mine d'écrire, et hop! il lève brusquement la tête: il surprend alors le regard avide du grand homme, qui se baisse aussitôt, tout confus, comme un cancre qui se fait prendre par le professeur.

Hemingway! Voilà le traître! La cinquième colonne s'était faufilée directement sur sa table de travail, depuis toutes ces années. Satané Hemingway, dont on ne sait plus trop quoi penser: d'un côté, c'est un des plus grands écrivains du monde, de l'autre il passe son temps à espionner Roger, par photo interposée. Il transmet les secrets de fabrication, les idées, peut-être des phrases toutes faites, aux écrivains de là-bas, par une sorte de réflexe de solidarité nationale.»

Il y eut un flottement.

«Mais, onc' Guillaume, ce n'est qu'une photo, protesta faiblement le facteur.

– Hemingway s'est suicidé il y a longtemps, ajouta l'instituteur, fier d'étaler sa culture. Tu crois que l'on peut, comme ça, d'outre-tombe…

– Peu importe, s'agaça oncle Guillaume. Le processus concret de pompage n'est pas ce qui préoccupe Roger. Il n'a pas l'esprit scientifique – n'est pas Jean-Marcel qui veut. Peut-être assiste-t-on à une forme de télépathie. Peut-être existe-t-il un lien invisible entre toutes les photos de Hemingway, un fil qui autorise ces transferts, un tunnel paratemporel ou Dieu sait quoi, un peu comme le réseau Échelon, toujours est-il que les photos de Hemingway, ce n'est pas ce qui manque, et je ne pense pas que ce soit dû au hasard. Réfléchissez-y, vous qui croyez tout savoir. Un jour on finira par percer ce mystère, comme on a percé de nombreuses lois de la physique qui semblaient délirantes. Regardez les ondes hertziennes, elles sont invisibles et pourtant on reçoit bien la radio et toutes sortes de bruits… suivez mon regard.»

Venant de nulle part, comme la voix du Seigneur, un téléphone de poche s'était mis à jouer la Valse brune. Oncle Guillaume eut un geste de triomphe: qu'est-ce que je vous disais? Chacun se précipita vers sa poche à téléphone croyant que c'était le sien. Enfin, le chauffeur de taxi sortit l'engin hurlant, il le tripota de longs instants avant de tomber sur l'interrupteur.

«Excusez-moi», dit-il platement. Comme on méditait sur les lois impalpables, le chef d'entreprise dit:

«J'avais un salarié qui recevait France Inter directement dans sa tête, tous les matins, entre sept et huit heures. Personne ne le croyait, évidemment! Il l'entendait en bruit de fond, mélangé à ses pensées. À la fin il s'y est habitué.»

Oncle Guillaume grommela quelque chose pour couper court au récit concurrent. Puis, voyant que l'agitation ne cessait pas, il fit semblant de mettre son imperméable, Le calme revint instantanément.

«À la bonne heure, dit-il. Parce que je n'ai pas que ça à faire. Si je reste parmi vous, c'est que je le veux bien, par gentillesse – je m'excuse d'avoir à le préciser – et par devoir. Pour que les jeunes oreilles ici présentes en prennent de la graine. Les enfants sont notre avenir, à nous, les vieilles peaux, et je parle sans coquetterie.

Bien. Je termine. Ebranlé et déçu par la trahison de Hemingway, Roger élabore un plan de combat pour les jours à venir. C'est une envie de revanche qui le pousse – et Dieu sait que ce sentiment est puissant. Pensez, il tient une occasion unique de rendre à la littérature de là-bas la monnaie de sa pièce. Il va utiliser Hemingway comme un agent double.

Il ouvre le dictionnaire au hasard et pioche quelques mots: ce sera Luxembourg, ostéoporose, tamtam. Il n'y a aucune logique, c'est même parfaitement dénué de sens, et c'est le but. Son prochain livre consistera à broder de vaseux festons autour de ces trois thèmes.

Il fait semblant de s'appliquer, parfois il pique de fausses crises d'écrivain en manque d'inspiration, il a l'air de souffrir comme un vrai créatif travaillé par la précarité de son œuvre, tout en étudiant en douce le comportement de Hemingway. C'est difficile et jouissif en même temps. Car l'autre, ne se doutant pas du piège, recopie studieusement les inepties de Roger.

Quand il termine, il tape le mot «fin», bien en évidence, seul au milieu d'une page, pour que le voleur en prenne note, puis il porte le manuscrit à son éditeur et part en vacances faire de la plongée dans le sud de l'île.

Vient septembre. Roger rentre chez lui, bronzé, reposé, l'œil espiègle. Son manuscrit l'attend dans la boîte aux lettres. Il a été renvoyé par l'éditeur. Un mot sec comme une fiche de paie lui enjoint de ne plus écrire, jamais, et de mettre le charabia à la poubelle.

"Salaud, pense Roger. Si mes romans précédents avaient eu un minimum de retombées presse, il m'aurait valsé un autre air."

Seule consolation, la littérature de là-bas a du souci à se faire. Minée, elle est, la littérature de là-bas, par le sous-marin qu'il lui a envoyé! On n'ira pas la plaindre, n'est-ce pas? Elle n'avait qu'à pas ferrer Roger – le poisson dans cette affaire – et le suivre aveuglement pendant toutes ces années.

Roger le joker rit du mauvais tour qu'il a joué, ha! ha! ha! il se précipite sur les journaux meurtriers, remplis d'articles assassins, il veut lire les lignes sournoises qui s'enfoncent sous les ongles. Ce n'est pas très élégant, mais que voulez-vous? Roger n'est pas un superhéros. Le malheur des uns atténue le malheur des autres, on peut même dire qu'un surplus de malheur n'est pas fondamentalement nuisible à la société, il est comme du cyanure à trop forte dose, il n'agit plus.

Roger ouvre le journal et que voit-il?… Que rien n'a changé! Toujours les mêmes articles exaltés, toujours le même festival de superlatifs, on encense, on se pâme. Et devant quoi? Devant des écrits de là-bas, leurs thèmes merveilleux, ses thèmes à lui! Il reconnaît le Luxembourg, l'ostéo-porose, le tamtam, sauf que les mots employés n'ont rien à voir avec ceux de son éditeur. Le Luxembourg? – comme c'est novateur! à contre-pied de la mode! incroyable! L'ostéoporose? – comme c'est osé! un thème rare, difficile, humain! Tamtam? – mais où vont-ils chercher tout ça, quelle prodigieuse absence de complexes!

Depuis, Roger n'écrit plus. La connivence des critiques a eu raison de l'artiste. Voilà comment la France perd ses écrivains. Une bien triste histoire en vérité.»

Oncle Guillaume prit son imperméable et se leva brusquement. On eut à peine le temps de réaliser qu'il faisait déjà sonner la clochette de la porte d'entrée et disparaissait dans le brouillard du soir. On resta épingles au bistrot comme des papillons sonnés.

Le facteur fut le premier à parler.

«Waouh, on l'a vexé ou quoi?

– Il est fantasque», soupira l'instituteur.

Le patron faisait de gros yeux à sa femme: «Partir comme ça! Michelle, ils datent de quand, tes lardons? T'aurais pas un peu forcé la date limite?»

Nous étions désemparés comme Cendrillon à l'heure du crime. Chacun se trouva des prétextes pour rentrer au plus vite. Sur le pas de la porte, l'instituteur déclara:

«Si ça dépendait de moi, je sucrerais Hemingway des programmes scolaires.»

Personne ne l'écouta vraiment.

Nous quittâmes le bistrot en dernier. Au moment de se dire au revoir, un bien morne salut pour des lendemains qui s'annonçaient menaçants, Wolf se pencha vers moi en pointant du doigt l'entrejambe: «Le feutre.

– Ben quoi, le feutre, demandai-je.

– Il est indélébile!»

Nous partîmes d'un fou rire qui roula plusieurs heures.