"Jeanne d’Arc fait tic-tac" - читать интересную книгу автора (Gran Iegor)

Le piège de l'ordinateur

L'ambiance paraissait définitivement cassée avec le départ théâtral de l'oncle Abe. L'absence de contradiction entama la verve d'oncle Guillaume et tua le débat. On fut confronté à un grave passage à vide. Parfois il se taisait gauchement à mi-phrase et notre après-midi se transformait en une morne plaine de Poméranie. Il lui arrivait aussi de manquer d'originalité et de nous servir pour la dixième fois une histoire que l'on connaissait par cœur. On écoutait poliment, on posait des questions pour faire ceux qui s'intéressent, et l'on sortait du bistrot le ventre un peu lourd.

Comme toute nature artistique, il était conscient lui aussi du vertige.

«Je suis un peu fatigué, les enfant», admettait-il, le regard perdu dans les sables mouvants de son plat de lentilles.

Il mangeait lentement, le silence pesant roucoulait autour de nous et l'on se découvrait inquiets comme si on nous avait enlevé une carapace protectrice. Il fallait faire quelque chose.

Le déclic vint de mon père.

«À la prochaine histoire, on n'a qu'à faire semblant de ne pas le croire», suggéra-t-il.

L'idée semblait bonne, mais personne ne voulut jouer le rôle de l'oncle Abe.

«Je pense qu'il vaut mieux l'encourager plutôt que de le contredire, protesta le patron, fort de ses mauvaises expériences passées.

– Il faut tenter les deux, argumenta mon père.

– Moi, j'y vais pas, se bloqua le patron. J'ai une autre idée. Une surprise.»

Mais il ne voulut pas en dire davantage.

Alors mon père:

«Je propose que ce soient les enfants, Jean-Ramsès et Wolf. Oncle Guillaume ne pourra pas se fâcher sérieusement contre des enfants.»

Nous étions outrés, mais que pouvions-nous faire? Je maudis encore plus l'oncle Abe, ce brise-harmonie à qui l'on devait cette désagréable situation.

«Rappelez-vous, les enfants, n'en faites pas trop. De la délicatesse, du doigté», chuchotait mon père. Et moi je bouillais tout bas: «Ta délicatesse, tu peux éblouir où je pense, en l'occurrence sous le lave-linge, à la place du trésor des Templiers qui n'y sera plus.»

On tira à pile ou face avec Wolf pour le rôle du méchant. Je trichai habilement (un peu d'entraînement à la réception de la pièce suffit pour garantir l'immunité du sort), et mon camarade s'y colla.

Tout se passa comme prévu, oncle Guillaume trempa sa moustache et se lança sans grand entrain dans une histoire de sport (on fit la moue étudiée), des athlètes de là-bas qui gagnaient le quatre fois cent mètres systématiquement, à un point où l'on pouvait se demander s'ils n'étaient pas massivement dopés aux substances indétectables (on fit la moue étudiée).

«On la connaît, cette histoire, onc' Guillaume», fit soudain Wolf.

Question délicatesse, Wolf était le meilleur, et de loin! L'assistance se figea.

Oncle Guillaume pivota sa moustache aguerrie.

«Ah oui?» fit-il, et l'on vit la flamme de l'orgueil blessé briller entre les poils argentés. Il poursuivit en martelant les mots de façon désagréable:

«Tu connais tout, toi, Wolf le Connaisseur, alors que tu n'es pas plus gros qu'un crachat. Je suppose que tu connais aussi leur projet Alpha?… Mais si, voyons, le projet Alpha. Celui de robot sportif, une machine couverte de plastique pour tricher aux Jeux… Un humanoïde, hein, avec visage et tout… Wolf? Tu es là? Tu pourrais nous en dire davantage, non?… Pourquoi tu te tais? Un robot capable de descendre sous les 8" 30 au cent mètres. Indétectable au test d'urine car pissant une bouillie préparée à l'avance et contenue dans une poche intérieure. Son vocabulaire est limité à une centaine de mots, "droite", "gauche", "merci public", "au petit-déjeuner, je pars du bon pied avec Kellogg's Corn Flakes", on n'en demande pas plus à un athlète. Demandez à Wolf si j'invente.»

Thomas, l'ingénieur, regardait oncle Guillaume avec des yeux scintillants.

«Ce serait une réussite technologique extraordinaire, murmura-t-il.

– Bof, fit oncle Guillaume. Le cent mètres a l'avantage de se courir tout droit, avec des lignes blanches délimitant les couloirs et toutes sortes de repères visuels facilement détectables par une caméra placée dans la pseudo-rétine. Wolf le Connaisseur le sait bien, n'est-ce pas?… Il saura aussi nous expliquer pourquoi le plastique recouvrant le robot est sombre, imitant ainsi à merveille le noir des Africains.»

Wolf ressemblait à du hachis écrasé mais les habitués étaient ravis. On retrouvait notre conteur au meilleur de sa forme. Thomas, l'ingénieur, faisait des calculs sur un coin de table,

«Tu ne dis rien, Wolf? s'acharnait oncle Guillaume. T'as avalé ta langue? Eh bien je vais t'aider. Sa couleur est sombre, tirant vers le marron foncé, car… car…

– Car cette couverture est la plus adaptée pour capter le maximum d'énergie par rayonnement et alimenter les milliers de cellules photoélectriques cachées en dessous», bondit Thomas.

Oncle Guillaume lui adressa un hochement satisfait.

«Je comprends pourquoi il y a autant de Noirs dans leurs équipes, siffla le docteur Soubise.

– Attention, ce n'est qu'un projet, tempéra oncle Guillaume. Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit. Méfiez-vous des amalgames.»

Un tonnerre d'applaudissements salua autant son honnêteté que la verve retrouvée. Les gens se levaient, chacun voulait le toucher, lui dire un mot gentil. Alors le patron, voyant que l'on avait du mal à circuler à cause de l'enthousiasme, sentant aussi que le moment était venu de frapper un grand coup pour se débarrasser du spleen à jamais, se percha sur le zinc et déclara:

"S'il vous plaît, un peu de silence! J'ai une annonce à vous faire. C'est un peu une surprise. Notre bistrot-restaurant que vous aimez tous et dont j'ai la chance et l'honneur d'être le patron…

– Le maître d'oeuvre! cria l'instituteur.

– Le dictateur! pouffa la femme de ménage.

– Whao, whao, taisez-vous un peu, fit le patron. Je disais donc… nous allons changer de nom. Cette maison, qui n'est pas loin d'être trente-naire, s'appellera désormais… "Le coin de l'oncle Guillaume." J'ai fait faire à mes frais une enseigne lumineuse que voici,»

Il tira de sous le zinc une grande boîte en plastique. Les lettres se détachaient en bleu fluo sur un fond crémeux.

Notre aimable moustachu se dressa, ému jusqu'aux oreilles. Le patron fit clignoter le grand néon, et le visage rubicond de l'oncle Guillaume se couvrit d'une buée de plaisir.

«Merci, dit-il sobrement.

– C'est à nous de te remercier», s'empressa le patron, et il n'avait pas tort, surtout du point de vue de la caisse.

Tout naturellement, il offrit la tournée. Dans l'euphorie, personne ne pensait plus à l'oncle Abe, on aurait dit qu'il n'avait jamais existé. Disparus, évanouis, lui et ses mauvais fluides!

«On devrait faire venir le Libéré, suggéra l'instituteur. C'est un événement, tout de même, un nom de bistrot qui change,»

Le patron était plutôt d'accord, car toute publicité est bonne à prendre, mais l'oncle Guillaume fit son modeste. On pensa d'abord à une comédie de sa part, on tenta même de lui forcer la main, mais il resta inflexible comme le Pont-Neuf. «Non, finit-il par se fâcher. Non, imbéciles. Écoutez-moi. Les journalistes ont leurs problèmes, il ne faut pas les embêter avec moi, ils ont suffisamment d'ennuis avec les infiltrations.

– Comment? – Quelles infiltrations? – Explique-toi.» Oncle Guillaume s'assit avec des airs de grand conspirateur.

«Laissez-moi vous raconter une histoire. Un gars de mes amis a fait les frais d'une nouvelle forme de sabotage.

Jean travaillait dans un grand journal par chez nous, le Républicain, peut-être, ou le Courrier, je ne me rappelle plus. Vous savez que les papiers sont maintenant toujours tapés sur ordinateur, corrigés par ordinateur, mis en page sur ordinateur, transmis à l'imprimerie par ordinateur, tout passe par l'ordinateur. Bientôt ce sera l'ordinateur qui les écrira, tout seul, en écriture automatique, à partir d'un câble pour dépêches AFP et d'une dizaine de mots clés en fonction de la teinte qu'on veut donner à l'article. J'exagère à peine. Bref, sans ordinateur, la création journalistique – voire littéraire -s'arrêterait net.

Alors mon ami Jean reçoit une commande pour un sujet brûlant: la prise de contrôle des réseaux informatiques par des logiciels délateurs venus de là-bas. On en a beaucoup parlé ici, entre nous, mais ce n'est pas un thème qui apparaît dans la presse, et pour cause.

Jean fait son enquête sur le terrain. Il interroge des anonymes informés, il monte son réseau d'in-dics zélés, il déterre les affaires enterrées. C'est du jamais vu, le sommet de sa carrière d'investigateur pigiste. Entre autres révélations, il dresse la liste des logiciels infiltrés, ceux qui sont construits avec des failles soigneusement cachées, programmées pour se déclencher à la réception d'un signal secret, ceux qui envoient en douce les données confidentielles – les numéros de carte bleue, de sécurité sociale, d'allocataire familial – vers des serveurs de là-bas où ces informations seront exploitées pour nous piéger, ceux qui attaquent en sourdine nos sites français pour les bloquer et faire reculer notre langue, ceux enfin qui espionnent tout ce que l'on tape au clavier et transmettent nos lettres, nos mémos, nos dossiers secrets à vous-savez-qui. Jean donne les noms, désigne les complices. Son texte est une bombe.

Tout se passe bien tant qu'il reste sur son calepin, à la main et au stylo. Mais dès qu'il commence à mettre au propre sur ordinateur, Jean s'aperçoit qu'il est confronté à d'étranges phénomènes. À peine a-t-il le temps de taper son premier paragraphe, au ton particulièrement acide, que la bête se bloque – plantage système -, il perd son texte, il est obligé de redémarrer. Heureusement, il a bonne mémoire et toujours son fameux calepin, son compagnon, pour ainsi dire, de la libération. Re-plantage. Et re, et re. Six fois de suite. Pas moyen d'avancer au-delà de quelques phrases, À la septième tentative, l'ordinateur se bloque définitivement en affichant l'écran bleu de la mort.

Il tente de réinstaller le système – dans le temps, il a été abonné à des revues informatiques, il a une vague idée de la manip. Le processus est fastidieux, il passe du temps à chercher les manuels adéquats, or les fameux manuels sont stockés sur ordinateur, qui est en panne, n'est-ce pas, autant dire qu'ils sont au fond de la mer, il n'a plus qu'à chercher une autre machine.

Il emprunte l'ordinateur d'une collègue, et devinez quoi?… même schéma! La machine n'obéit plus dès que Jean se fait un peu virulent. Il comprend alors qu'on veut l'empêcher de travailler. Son texte est trop compromettant pour l'industrie des ordinateurs – contrôlée par les intérêts financiers que l'on sait. Le système d'exploitation s'est allié au traitement de texte pour le paralyser. Il y a un système de censure automatique caché au cœur de la machine. C'est effrayant. Pire, c'est sans issue. Comment voulez-vous qu'il continue: sans ordinateur, pas de texte, pas d'article, pas de journal. Jean se retrouve dans la situation peu confortable de l'innocent qui vient porter plainte au commissariat de police pour s'apercevoir qu'il est tombé dans les mains de ceux-là mêmes qui veulent sa perte.

Au lieu d'insister – Jean a peur de casser une deuxième machine et de bloquer définitivement la rédaction -, il décide de modifier un peu la tonalité de son texte. L'ordinateur veut jouer au plus malin? Ha! Il n'a pas les moyens intellectuels pour se mesurer à un Français! La ruse est le propre de l'homme.

Jean change quelques noms, adoucit les adjectifs, procède par allusions plutôt que par accusations directes, il remplace les remarques sarcastiques par des jeux de mots candides, et miracle, ça passe, l'ordinateur ne détecte rien de suspect. "Ah ah, mon salaud, pense Jean, rira bien qui rira le dernier." Car il n'est pas question de s'agenouiller devant la censure.

Il continue son écriture bémolée, tout en créant un fichier parallèle où il rassemble les remarques virulentes, les noms réels, les dates clés, toutes les compromettances. Une fois sorties de leur contexte, n'est-ce pas, ces phrases ressemblent à du gentil babil abstrait. Cependant, il suffit de lire les deux fichiers en même temps pour reconstituer l'article original, sans complaisances.

Avec cette astuce, le travail avance rapidement et sans incident, il y a même une sorte de fille animée qui surgit à l'écran, avenante, avec tout ce qu'il faut où il faut, une beauté platine qui lui demande s'il a besoin d'aide sur une fonction quelconque du logiciel. "Je suis votre compagnon de traitement de texte, lui dit-elle. Votre muse." Non, il n'a pas besoin d'aide, il clique sur le carré pour la faire disparaître. En vain, la fille ne veut pas décamper, elle tourne en tâche de fond, elle s'incruste dès qu'il a une hésitation, pire, elle lui suggère des phrases. "Pourquoi ne mettriez-vous pas davantage d'adjectifs positifs?" insiste-t-elle en se cambrant. Ou bien: "Votre expression logiciel piégé ou truqué est tendancieuse, dites plutôt logiciel averti ou intelligent, votre phrase sera plus équilibrée." Et voilà qu'elle remplace de son propre chef les mots par d'autres, sans demander l'avis de Jean, dans tout son texte, instantanément!

"Quelle saloperie", pense Jean. La machine a dû sentir qu'il y avait du poison dans le bonbec. Elle se doute bien que son article n'est pas si innocent qu'il en a l'air, alors elle essaie de le gêner. Il redouble de prudence. Mieux, il fait semblant d'accepter les changements, il maquille son texte tout en expatriant les clés de lecture vers un troisième fichier, déconnecté des deux autres. Jean passe à un niveau d'écriture plus subtil, il emploie l'euphémisme, il écrit entre les lignes avec des clins d'œil dans chaque phrase, ses révélations avancent masquées – tout en ne perdant rien de leur dangerosité. Et pour ne pas se faire distraire par la fille, il pense à des cadavres en putréfaction.

Tant bien que mal, l'article progresse – et quel article! un Austerlitz. Il s'étend sur trois ordinateurs, avec trois noms d'utilisateur différents. Seule la réunion des trois fichiers permet de lire le texte tel qu'il a été conçu au départ. Jean les envoie à la collaboratrice chargée de mettre en page, il y joint un mode d'emploi clair et précis. Puis il fait un bras d'honneur à la fille qui se déshabille sur l'écran. "Dans le cul, la sardine, pense-t-il en jubilant. Et profond." Il part en week-end le cœur léger.

Lundi cependant, une mauvaise, une très mauvaise surprise l'attend en ouvrant le journal. Seul le premier fichier a été publié. Sans remarques acides, sans clés de lecture, cela donne des phrases comme "les logiciels de là-bas sont les meilleurs du monde car ils permettent l'expression de la créativité de chacun", ce qui n'était absolument pas le propos, ou bien "le traitement de texte permet d'ordonner ses idées facilement, grâce à la technique révolutionnaire du couper-coller", phrase dont l'innocuité le révulse.

Il appelle la collaboratrice:

"Tu te fous de moi! C'est une catastrophe! Le propos est entièrement déformé!"

Et l'autre: "C'est ton texte, oui ou non?"

Alors Jean: "Oui mais il y avait deux autres fichiers."

Et l'autre: "Non, il y avait juste ton texte qui m'a semblé complet car il y avait une introduction, un développement et une conclusion, et deux fichiers vérolés. L'antivirus m'a conseillé de les détruire. Ce que j'ai fait."

L'antivirus!

La collaboratrice continue:

"Je ne vois pas pourquoi tu t'es compliqué la vie à partager en trois alors qu'un seul fichier aurait suffi. C'est stupide et contre-productif. Et ne me sors pas ta rengaine: la théorie du complot a bon dos. Cela dit, tu te fais du mauvais sang pour rien, on a tous aimé ton article."

Ainsi ils n'avaient rien compris. Non seulement la machine l'avait odieusement manipulé, mais l'esprit même de ceux à qui son article avait été adressé restait imperméable à la vérité, incroyable, vicieuse, sournoise vérité qu'il avait été le seul à décrypter, énorme évidence, trop monstrueuse toutefois pour pénétrer dans l'étroit conduit des neurones ordinaires.

Jean est cerné. Son article a beau susciter des éloges appuyés de sa direction, il sait bien, lui, que sa teneur devrait être diamétralement opposée, qu'il faut lire "noir" là où il y a écrit "blanc", qu'on a besoin d'un effort d'imagination pour vadrouiller entre les lignes et y déceler les messages secrets qu'il a planqués.

Le pire, c'est qu'il ne peut même pas dénoncer le scandale car le moindre de ses articles sera aussitôt corrigé par l'ordinateur, ses idées seront travesties, il sera récupéré par cette puissance occulte qu'il veut combattre. À moins de prêcher oralement, revenir à la langue parlée, négliger l'écrit pour mener la campagne avec des bouts de ficelle rustiques datant d'une autre époque.

A-t-il le choix? Courageusement, Jean quitte son métier de journaliste, change d'identité en prenant le nom de sa mère et devient enseignant intérimaire en informatique et gestion, filière STT. Il travaille au lycée Jacques-Prévert. Il se voit un peu comme un maquisard. Quand il en a l'occasion, il explique aux élèves les terribles chausse-trapes des logiciels, les pièges de l'Internet. Jamais il ne les interroge par écrit, sur traitement de texte. Il fait tout pour les inciter à se servir d'un papier et d'un crayon.

Alors vous voyez bien que les journalistes ont leurs chats à fouetter. Je préfère – et de loin – qu'ils passent plus de temps à naviguer entre les récifs des forces invisibles qui déforment leurs propos qu'à écrire un laudatif sur notre bon vieux bistrot.»

Oncle Guillaume se tut et l'on resta quelque temps silencieux à méditer l'aventure.

«Ah, ben je comprends mieux la tonalité de certains papiers, dit finalement l'instituteur.

– Comment qu'ils te manipulent l'information, se lamenta le facteur. Ils s'incrustent comme des tiques et tu ne les sens pas pendant qu'ils t'influencent.»

La conversation s'anima. Quelqu'un lança une comparaison avec la télévision, puis on dériva vers un classement des médias en «médias de la liberté» et «médias corrompus», cette seconde catégorie étant, de l'avis de tous, la plus largement représentée.

«On dit la télé, mais la télé est pourrie par des émissions venues clés en main de là-bas, gesticulait le docteur Soubise.

– La télé-poubelle a été inventée pour nous décerveler afin de mieux nous opprimer, confirma doctement l'instituteur.

– Ces émissions me dégoûtent, ouh là», disait la femme du patron avec une verve qu'on ne lui connaissait pas.

Avec Wolf, on ne voyait pas trop d'intérêt à cette discussion, alors on décida de se sauver en douce. On prétexta une urgence et dix minutes plus tard on se trouvait dehors.

«Combien de temps tu crois qu'on a?» demanda Wolf.

Je tendis l'oreille. À l'intérieur, la conversation prenait de l'ampleur, comme c'est toujours le cas quand on parle télévision, car c'est bien une chose que l'on a tous en commun, plus même que les gènes.

«Une heure, facile», dis-je.

On se regarda.

«On y va», commandai-je.

Dans ma poche – le reste du lave-linge, une somme rondelette pour mes moyens de l'époque, de quoi nous faire du bien à la Ve République, et pas question d'en choisir une bon marché, à vouloir toujours économiser on rate sa vie, j'avais déjà compris ce principe à treize ans. Non, ce que je voulais, c'était une de mon âge, de celles qui allaient en classe avec moi, comme la Stéphanie de Wolf, mais madame Saint-Ange n'en fournissait pas, ou alors si, mais sous le manteau, par le bouche à oreille, comme on vend des appartements haut de gamme.

Je me rabattis sur la trentaine faisant jeune. Dans un geste de solidarité sociale, je payai la part de Wolf – son milieu défavorisé lui interdisant des escapades de ce genre -, et nous montâmes au troisième, dans le boudoir galant, où nous attendait une bouteille de mousseux.

«Quel décor, disait Wolf à travers les bulles. Dommage que j'ai pas d'appareil photo.»

Comme il voulait immortaliser l'instant quand même, il prit un feutre qui traînait par là, baissa son froc, sortit l'érection et traça dessus, en lettres capitales: PLUG-IN.

«C'est une extension qui accroît le potentiel du système», expliqua-t-il en la secouant comme un encensoir.

Moi, je ne voyais que les quatre premières lettres, le «IN» étant escamoté par le chanfrein du gland.

«Très bien, Plug », dis-je.

On se sépara, chacun pour soi, dans deux cabines où nous attendaient nos promises.

Puis l'on se mit à étreindre l'éternité en poussant des petits cris indécents.

Comme on sortait par le couloir dérobé, fatigués et heureux, on vit un canapé rose où traînait un imperméable.

«Attends, attends, dit Wolf, ce serait-y pas l'imperméable d'oncle Guillaume?

– Impossible, dis-je, onc' Guillaume est au bistrot. Il n'a pas pu venir aussi vite, et franchement, je le vois mal chez madame Saint-Ange.»

Cependant j'avais comme une impression de déjà-vu.

On s'approcha plus près, Wolf caressa le tissu rugueux, la doublure à carreaux…

«T'es fou! chuchotai-je. Toucher les affaires des clients, on risque de nous mettre à la porte pour longtemps.

– Bah, de toute façon, il ne te reste plus rien comme argent», remarqua Wolf, philosophe, en glissant sa main dans la poche intérieure.

Il nous sortit un téléphone de poche en plastique rayé, imitation acier.

«Remets ça immédiatement, ordonnai-je.

– Trop beau», dit simplement Wolf.

Il fit jouer le couvercle, le petit écran s'alluma, et l'on vit apparaître une image de pin-up Tïtter.

«Oncle Abe, s'écria-t-on. Il est ici!»

Une rage fraternelle nous envahit. Le salopard! Au lieu de se lamenter dans un coin sur son échec dans notre société, il se payait du bon temps! Dégoûté, Wolf swingua le téléphone contre le tapis:

«Quand il s'agit de sauter nos femelles, il ne se prive pas, on dirait! Et il ose ouvrir sa grande petite gueule pour calomnier notre pays!»

Cette réflexion résumait parfaitement nos sentiments. Je dis:

«Il a dû laisser sa bagnole pas loin.

– Compris», fit Wolf.

Je cueillis le téléphone blessé, Wolf cracha dans l'imperméable et l'on se dépêcha de sortir.

En cherchant sur le parking, on trouva en effet la Mégane azur de l'oncle Abe, tranquillement garée, comme une verrue bleue.

«Passe-moi ton Laguiole, dit Wolf.

– T'es fou, un clou c'est largement suffisant», répondis-je en lui tendant un truc rouillé que je ramassai dans le caniveau.

Wolf fit tout un côté en appuyant comme un dingue, puis on décampa car la sirène se mit à hurler.

Le soir, je trouvai les restes du téléphone dans ma poche. J'hésitai à les jeter et je m'endormis en réfléchissant à ce plan qui m'était apparu, un moyen radical de résoudre tous mes problèmes, tandis que, dans la chambre à côté, papa et maman faisaient croasser le matelas.