"Jeanne d’Arc fait tic-tac" - читать интересную книгу автора (Gran Iegor)La boîte à transfertLes journées se succédaient ainsi, d'un récit à l'autre, les saisons défilaient dans le désordre de mes souvenirs, les jupes s'allongeaient ou raccourcissaient suivant les modes et l'impertinence de mon regard, l'enfance déroulait pour nous son confortable tapis d'insouciance. Le bistrot ne désemplissait pas, au contraire. Le cercle des habitués s'élargissait: après le journaliste royaliste vinrent la femme de ménage aux origines étranges, le chauffeur de taxi volubile, le sportif sur le déclin, le petit escroc en machines à coudre. La renommée d'oncle Guillaume grandissait, passait le bouche à oreille du village voisin, grimpait plus haut, et l'on vit même des gens du Nord venir prendre le rhum avec nous. Le patron installa une grille en fer-blanc pour le rangement des vélos et embaucha une étudiante, payée au noir, qui eut tôt fait de déniaiser le docteur Soubise. Nous avions un vague espoir, Wolf et moi, d'être les prochains sur sa liste. Hélas, vu notre jeune âge et l'absence chronique d'argent, nous ne représentions qu'un très faible pouvoir d'attraction. Ainsi tournait notre île, poussée par les marées, et se vidait le lave-linge de mon père, inéluctablement, comme une cruche percée, nous permettant de faire fonctionner nos jeunes attributs chez madame Saint-Ange. Oncle Guillaume, lui, ne changeait pas. Il venait lentement à sa table, s'installait en passant et repassant le dos de la main sur sa moustache, jetait un rapide coup d'œil sur ses ouailles – en n'oubliant pas le coin sombre où se tenait oncle Abe, silencieux et hostile, de plus en plus serré à mesure que le bistrot se remplissait -, fronçait les yeux dont l'éclat ne s'altérait jamais. D'abord lointaine, sa voix rocailleuse montait en volume – ou était-ce nous qui nous taisions pour ne pas en perdre une miette? -, nous enveloppant dans une formidable étreinte. Un mardi après-midi vers quatre heures, alors que l'assistance était particulièrement nombreuse, il s'étonna: «Il n'y a donc personne qui travaille, dans ce pays?» Pas de réponse. Le docteur Soubise faisait semblant de chercher quelque papier important dans son sac. L'instituteur toussa abondamment pour signifier qu'il était gravement malade. Wolf et moi, qui avions honteusement séché le cours d'instruction civique pour nous retrouver au bistrot, regardions nos baskets comme si elles pouvaient nous téléporter loin d'ici. «Moi, je travaille, dit enfin le patron. – Tu dois bien être le seul», soupira oncle Guillaume, l'air sévère mais intérieurement ravi que des dizaines de types sacrifient leur devoir au plaisir d'écouter une histoire. «Il faut faire la part des choses, reprit-il. Celui qui oublie ses obligations quotidiennes peut faire le jeu des forces obscures, sans même s'en rendre compte. – Oncle Guillaume, dit le docteur Soubise, tu nous sers là un discours rétrograde. – Tous les progrès sociaux de nos pères et grands-pères ont visé à nous affranchir du travail, cet esclavage des temps modernes, récita le journaliste. – Le mot même "travail", vient du latin – Doucement, les enfants, fit l'oncle Guillaume en souriant devant leurs boucliers. D'un côté, vous avez raison. De l'autre, écoutez l'histoire qui est arrivée à un gars du pays, chauffeur de bus sur la liaison La Normande-Saint -Garou, un brave gars approchant de la cinquantaine, lassé par son boulot sans perspective de carrière, avec au-dessus de lui un chef d'équipe un peu rigide qui passe son temps à le contrarier pour les congés ou le repos compensatoire. Face à l'adversité du quotidien, Michel élabore un système. Les jours où il n'y a pas trop de passagers, en période de vacances scolaires ou les week-ends à pont ou tout simplement parce qu'il y a dans la semaine des jours creux qui ressemblent à des jours fériés, il fait semblant de sortir le bus pour la tournée de quatorze heures quinze, mais il prend par l'avenue de la République au lieu d'aller tout droit, puis il se gare dans un endroit discret près de la zone désaffectée, coupe le moteur et s'en va pour une après-midi buisson-nière. Ne croyez pas qu'il traîne au bistrot – comme certains -, ce n'est pas le genre. Il se rend à la bibliothèque municipale, oui monsieur, où il se documente sur divers sujets historiques qui l'intéressent. Parfois, il fait des recherches dans les archives de la préfecture pour construire son arbre généalogique. Il est ainsi remonté jusqu'à Hugues Capet. Pendant ce temps, les usagers – peu nombreux – attendent patiemment la tournée suivante ou prennent le taxi, pour ceux qui sont pressés. C'est tellement devenu une habitude que les gens ont fini par comprendre que le bus de quatorze heures quinze était sans doute une erreur, une faute de frappe dans les horaires et qu'il ne fallait pas compter sur ce bus-là. D'ailleurs personne ne se plaignait. Le chef d'équipe voyait en fin de journée son chauffeur rentrer en pleine forme et s'en réjouissait dans son fond humaniste. La municipalité faisait des économies d'essence qu'elle investissait dans les espaces verts, les fleurs du rond-point et les attractions pour enfants. Les usagers s'habituaient à marcher, ce qui est excellent pour la santé, mais pas seulement. En marchant, ils prenaient le temps d'admirer lesdits espaces verts, les nouvelles anémones du rond-point, le gazouillis des enfants, leurs poumons respiraient un air plus propre, et, les sens enivrés, ils oubliaient la légère déception de ne pas utiliser de bus – sans faire la relation de cause à effet, évidemment. C'est dans ce climat de paix intérieure qu'un type tout de propre vêtu monte dans le bus du matin, celui de huit heures dix, que Michel conduit également car il n'est pas question de sécher à cause de l'affluence. Le type est scintillant des pieds jusqu'à la tête, même ses chaussures sont blanches, c'est étrange et le chauffeur le prend dans son viseur du coin de l'œil. Il le remarque d'autant mieux que le type tient une boîte noire, de la taille d'une boîte à chaussures, qu'il essaie de caser sous un siège. "C'est peut-être un colis suspect", pense Michel. Et aussi: "On n'est pas payés pour se faire exploser la figure." Rien d'étonnant à ce qu'il soit nerveux tout le long du trajet, il surveille discrètement le type mais il ne se passe rien de particulier jusqu'au terminus. D'ailleurs il n'a pas une tête de terroriste: il est roux avec des lunettes. Au moment de descendre – sans la boîte noire, remarque Michel, une boîte noire qu'il aurait cachée quelque part (mais quel est l'intérêt de faire exploser un bus vide?) – le type s'approche: "Dites-moi, mon ami, il n'y avait pas de bus hier, à quatorze heures quinze?" Michel est tout gêné. Il se demande ce que veut le type. Il n'est pas de l'inspection des services, c'est sûr, car les gars de l'inspection préviennent toujours quand ils passent, ils ne s'habillent jamais aussi propre et ils ne parlent pas avec un accent aussi marqué, un accent du nord. "Un Russe, peut-être", pense Michel. – Mais non, s'écria l'instituteur, c'est un type de – Tu as cent fois raison, dit oncle Guillaume. Mais ce n'est pas tout. Comme Michel ne lui répond pas – car il en est encore à analyser la situation – l'usager tout propre prend un air satisfait. "Je savais bien! dit-il en se frottant les mains. La boîte à transfert ne se trompe jamais. Merci, merci beaucoup!" Mon conducteur se demande si c'est une blague. Jamais il n'a vu d'usager aussi serein malgré l'absence criante de bus à l'heure prévue. Il pense à une provocation. Mais dans quel but? Pour tout dire, la tranquillité suave de l'étranger ne présage rien de bon. Michel prend une voix agacée, un peu vengeresse: "Avant de descendre, assurez-vous de n'avoir rien oublié dans le véhicule. – Ah, vous m'avez donc vu! s'exclame l'étranger, visiblement déçu. Je n'ai d'autre choix maintenant que de déplacer la boîte à transfert. Comme c'est dommage." Il revient à la place où il était assis, fouille sous le siège et sort la boîte noire. "La boîte à transfert? fait Michel. Expliquez-moi." Et il a le bon réflexe de bloquer les portes. L'autre essaie de se faufiler, mais Michel tient la pression, il estime qu'il a droit à des éclaircissements. "Je peux rester ainsi une après-midi entière, ça ne me dérange pas", précise-t-il. Voyant qu'on ne lui donne pas le choix, l'étranger râle un peu, mais il n'est pas le maître ici – c'est encore heureux -, et il finit par céder. Il montre la boîte noire à Michel: l'extérieur est lisse, en métal sombre. Au centre il y a un cadran où se balade une aiguille, comme sur un voltmètre. "Elle comptabilise les heures avant de les envoyer vers le modem. – Les heures? s'interroge Michel. – Oui, fait l'étranger. Les heures que vous perdez. Celles où vous ne travaillez pas. Les pauses café, les faux congés maladie, les grèves abusives. Le mieux pour nous c'est quand vous êtes au bureau sans y être, quand vous traînez la patte, les types qui lisent en cachette, les déjeune-long, les se-la-coule-douce-le-bavardage, voyez?" Non, Michel ne voit pas – il est un peu de mauvaise foi. "Ces heures sont automatiquement converties en richesse, un peu comme l'énergie du soleil est convertie en électricité, puis transférées chez nous suivant une formule économique difficile à expliquer où jouent les taux d'intérêt, les taxes douanières, les flux de capitaux et autres notions macroéconomiques. C'est le principe des vases communicants: on récupère ce que vous perdez. Tout ça, grâce à cette petite boîte." Il tapote la boîte noire amoureusement. Mon conducteur a du mal à le croire. "J'en ai jamais vu, remarque-t-il avec bon sens. – Forcément, répond le type. Je viens d'être affecté à votre secteur. Il n'y a que très peu de boîtes par chez vous. Oh mais ça va changer, on a mis les bouchées doubles. C'est tellement rentable! Et si vous ne la voyez pas, tant mieux, le taux de rendement est meilleur, et de loin. C'est pour ça qu'on l'a faite la plus discrète possible. Je suis sûr que vous avez déjà croisé ces boîtes sans faire attention. Les gens la prennent pour un truc de contrôle de vitesse. Dans les bureaux, on la maquille en détecteur de fumée. Et maintenant, laissez-moi sortir, j'ai du travail, moi." Le type parti, mon conducteur reste tout perturbé. Alors, comme ça, sans le vouloir, il a peut-être fait le jeu des forces obscures qui ont récupéré ses heures de non-travail, péniblement accumulées depuis des lustres, pour les utiliser à leur profit! Un grand sentiment d'injustice l'envahit: c'est nous qui glandons et ce sont eux qui s'enrichissent, les fumiers! Comme s'ils avaient besoin de ces petits tours de passe-passe pour être encore plus florissants! Tout à ses pensées, il décide d'assurer la tournée de quatorze heures quinze, on ne sait jamais. Il roule avec son bus vide, il passe devant la mairie, la gare routière, le centre commercial, la tournée complète comme quand il était jeune. Les usagers le regardent comme s'ils voyaient Lazare. "Germaine, viens voir! crient-ils. C'est-y pas le bus de quatorze heures quinze, bonne mère?" Sa tournée terminée, il rentre au dépôt. Il est fatigué comme s'il avait porté des meubles toute la journée – c'est l'effet de la surcharge inhabituelle de travail. Au dépôt, il parle à ses camarades, il leur raconte l'étranger tout propre, mais personne ne veut le croire. Certains chauffeurs naïfs le moquent ouvertement. Ils insinuent qu'il serait resté trop longtemps au café. Michel se fâche et les envoie promener. Les jours suivants n'arrangent rien. Il est devenu méfiant, il scrute la foule pour y repérer l'homme, il fouille trois fois son bus après chaque tournée. Surtout, il ne peut se permettre de rater celle de quatorze heures quinze. Il y a comme un ressort interne qui s'est brisé. Il est assidu à son travail, et ponctuel à faire peur. "Vous n'aurez rien, fumiers! pense-t-il. Pas une minute, pas une seconde." Pire, quand la direction demande des conducteurs pour assurer le week-end de Pentecôte, il se porte volontaire. "T'es fou, lui disent ses camarades, tu nous fais honte." Il les regarde avec tristesse, peut-être même avec mépris, il a l'impression d'être le seul à se battre contre les boîtes noires, un combat perdu d'avance car comment voulez-vous qu'il compense à lui seul les heures perdues par ses camarades? "Vous feriez mieux d'aller bosser", leur dit-il, et l'on comprend que ce genre de remontrances ne fait pas plaisir autour de lui. "Tu déconnes ou quoi? disent ses camarades. Toi, Michel, tu t'es fait l'allié du grand patronat." Ils s'éloignent de lui. La direction, au contraire, apprécie. Le chef d'équipe l'invite même à jouer à la pétanque, pendant le temps de travail réglementaire, hélas, en programmant de faux stages de formation. Michel, dégoûté, ne peut que décliner l'invitation. De plus en plus de monde se presse sur le trajet du quatorze heures quinze. On dirait que les usagers ont une fascination pour ce bus longtemps considéré comme perdu. On pourrait croire qu'ils viennent exprès pour admirer l'ardeur au travail de Michel ou faire la conversation. Pourtant il ne leur parle pas, pas plus qu'il ne parle à la hiérarchie, coupable à ses yeux des mêmes dérives laxistes qu'il a connues. Même aux heures de pointe, la solitude le mine. Le regard absent, il fixe la route devant lui, il ouvre et ferme les portes avec une ponctualité diabolique, on dirait un robot. Un jour, au volant de son bus, il fait un drôle de rêve éveillé. Il s'imagine qu'on lui confie une autre ligne en plus de la sienne. Il ferait en somme le travail de deux conducteurs. En mordant un peu sur les jours récupérateurs, ce n'est pas un pari absurde. Il accepte. Avec ses nouvelles capacités, sentant planer sur lui l'ombre des boîtes noires qui ricanent sous cape à chaque fois qu'il lève le pied, Michel assure comme une bête. Mieux, il s'en sort tellement bien qu'on le prie de bien vouloir passer chef d'équipe. Il multiplie les tournées, ajoute des horaires de nuit, vérifie lui-même la propreté de ses bus. On le nomme adjoint aux transports à la mairie, puis directeur des transports pour l'ensemble de l'île. Il bosse comme vingt. On dirait qu'il est possédé. On le cite en exemple. On l'invite à s'exprimer. Il se voit à la tribune dans un stade: "Qu'est-ce donc que la démocratie, sinon du transport d'usagers d'un endroit à un autre?" Dans la foulée, il instaure le service minimum. Sa popularité sur l'île devient immense. Le cabinet du ministre le remarque… Son ascension aurait pu continuer ainsi jusqu'à la présidence de la République, quand un passager brise soudain l'enchantement en lui demandant pourquoi le bus ne s'est pas arrêté à la gare routière, comme prévu. À force de rêvasser, il a raté une station. Une dame avec une poussette l'insulte vertement. Michel bave un peu sur sa chemise, puis il lâche le volant et s'effondre dans d'atroces convulsions. Il fait une crise d'épilepsie. Heureusement le bus n'allait pas vite. On est parvenu à le stopper sans dommages. Michel a été conduit immédiatement aux urgences. Sa convalescence a été lente et pénible. Elle s'est doublée d'une grave dépression. Quand il a repris son travail, on a mis Michel à un poste de paperasserie, puis, très vite, comme il tenait des propos insensés, on l'a catapulté en préretraite. Il s'est pendu trois jours plus tard. À son enterrement, plusieurs témoins ont vu un type tout propre, avec une boîte noire sous le bras. Non, les enfants, il est malsain de jouer avec le travail. Ne sous-estimez pas les forces obscures et leur technologie. S'il existe un moyen de s'enrichir sur notre dos, ils le trouveront, soyez sûrs.» Un silence déprimé suivit la fin de l'histoire. Nous pensions tous aux heures perdues qui auraient pu filer à l'ennemi et à l'obligation morale que nous avions maintenant de travailler davantage. Cette perspective fit crisser bien des mâchoires. L'instituteur, excédé par les regards lourds qu'on lui lançait de partout, fut le premier à exploser. On entendit une chaise tomber et l'oncle Abe fit un pas vers nous. Sa frêle silhouette tremblait comme un vieillard dans un courant d'air. Il serrait des poings moites le long de son corps, tels deux piliers, sa froide détermination s'avançait vers nous. Nous, les enfants, nous le regardions avec l'espoir secret d'une bagarre. Mais il ne frappa personne. Ses poings vinrent se croiser sur sa poitrine dans un geste d'une grande théâtralité. Il nous attaqua de sa voix nasillarde, un peu hystérique. Pourquoi le laissa-t-on parler? Allez savoir, personne ne se doutait des propos immondes qu'il allait nous servir. «Votre arrogance est un monument, non, c'est un patrimoine», nous lança-t-il. «Votre chauvinisme indécrottable n'a d'égal que votre ignorance», et aussi: «Vous n'existez dans ce monde que comme des alter Et lui, il continuait à nous bombarder: «Je vous trouvais sympathiques, j'aimais votre génie franchouillard, votre humour me faisait rire, j'appréciais vos grivoiseries. Plus maintenant. Votre sympathie est du vent, de la gonflette, de la poudre aux yeux, vos insolences sont des pirouettes qui masquent une grossière absence de fond. Vous êtes dans le paraître, la dorure sur étron, la fioriture du vide, la rhétorique du creux. Pour vous, un diplôme aura toujours plus d'importance que les compétences, une explication compliquée sera toujours plus crédible qu'une explication simple, une biographie sera toujours plus intéressante qu'une œuvre.» Enfin, il dit: Il transpirait comme un collabo. Il nous tourna le dos et nous nous réveillâmes. Était-ce le sentiment de trahison qui nous chauffait ou simplement l'impétueuse nécessité de ne pas laisser le dernier mot à ce salopard? – Quelle bassesse, s'indigna la patronne. – Devant des enfants, gémit mon père. – C'est inconcevableS», bougonna oncle Guillaume, déçu de perdre ainsi son contradicteur attitré. Curieusement, personne ne se précipita pour lui casser la figure. Il faut dire qu'il était déjà en train de sortir, nous privant ainsi du plaisir de le mettre dehors. Alors, avec une force toute calculée, le patron saisit une carafe vide et l'envoya à sa poursuite. Elle frôla son oreille droite et s'écrasa sur le trottoir. Il accéléra le pas. Ce fut notre seule consolation. Quand il disparut au bout de l'avenue de la Résistance, le bistrot se mit à bouillir. Tous les mots durs de l'oncle Abe ressortirent sur le tapis, on aurait dit qu'ils s'étaient planqués exprès sous les tables pour venir nous tourmenter plus tard, en tête-à-tête. Le papier peint jaunâtre des murs les avait absorbés et nous les restituait maintenant, par petites doses, pour nous faire enrager encore plus. L'instituteur criait, la patronne beuglait, ça se chamaillait partout, et oncle Guillaume qui ne trouva rien de mieux que de s'endormir dans ce brouhaha, la tête gentiment posée au creux du coude, là où poussent les plaques d'allergie. Voyant l'ambiance délétère, nous préférâmes partir, Wolf et moi. On connaissait un coin tranquille sur une de nos plages, à l'ombre d'un ancien bunker abandonné, gros prodige immobile puant la pisse de chat et le vomi des hommes. On s'installa sous sa protection à regarder les étoiles. Je caressai le vieux béton qui en avait vu d'autres. Sa casemate principale pointait toujours vers l'ouest. «Tu sens comme elle puise? demandai-je à Wolf en y appuyant mon front. Je me demande ce qu'elle cherche à nous dire. – Arrête, Jean-Ramsès, tu me fous les glandes», répondit ce benêt. Sa myopie spirituelle créait entre nous un fossé infranchissable. |
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