"Jeanne d’Arc fait tic-tac" - читать интересную книгу автора (Gran Iegor)Interdit aux mineursCe fut par ces mots que l'oncle Abe – anormalement en avance – nous cueillit un jour que nous arrivions au bistrot, en avance nous aussi par manque d'activités parascolaires. «La canaille se lève tôt», me souffla Wolf. Nous devinâmes aisément qu'il nous avait guettés, nous et personne d'autre, pour nous parler entre six yeux avant l'arrivée des vétérans. Le patron somnolait derrière le comptoir, la patronne déchargeait le lave-vaisselle: il n'y avait pas de danger à s'afficher en compagnie d'oncle Abe. Alors je lui improvisai un truc sur les passerelles qui existent entre la haine et l'amour, car je me figurais qu'il avait été traumatisé par les attaques qui avaient repris de plus belle depuis son retour. Je lui dis qu'il ne fallait pas qu'il se formalisât pour tous les gros mots qu'on lui envoyait, qu'au fond on l'appréciait vachement – je soulignai ce mot, «Ah, mais je ne parlais pas de ça, Jean-Ramsès, m'arrêta-t-il, et je me sentis un peu couillon. L'opinion de la meute ne me dérange pas. Avez-vous écouté les disques?» J'avais complètement oublié ces gris-gris d'un autre âge. J'eus un geste vague. «On les a bazardés, dit soudain Wolf. Hop hop, à la poubelle à ordures. Disparus, tes fétiches! De l'air! Vis avec ton temps, mec.» Le coup me prit à froid dans le plexus. Je compris que Wolf se vengeait ainsi de la petite trahison que je lui avais servie l'autre jour face à l'oncle Guillaume, quand j'avais cafté. Ce geste pas joli me mit immédiatement dans l'embarras car il n'y a rien qui produise aussi mauvaise impression que de l'hypocrisie démasquée. « «Pourquoi donc les as-tu montrés? Tu es donc aussi lâche que les autres? Et vicieux en plus? Tu ne comprends donc rien?» Le voilà parti dans une tirade sur les mérites de son Eldorado, rapportés à la petitesse de notre pays et de ses habitants. «La petite royauté», qu'il nous appelait. «La petite royauté peuplée d'arrogants et de complexés.» Nous ne nous trouvions pas si petits que ça, Wolf et moi, au contraire on débordait d'énergie, l'avenir sur l'île nous paraissait moelleux dedans et doré sur le dessus, comme les fesses de madame Saint-Ange, on ne voyait pas où il voulait en venir avec ses propos catastrophistes. «Mais ouais, disait Wolf, c'est ça, t'es le meilleur. – Si danger il y a, il vient de D'autant que le bistrot commençait à se remplir. Nous dégageâmes vite fait à nos places. Oncle Abe s'enferma dans un mutisme noir qui suppurait. Il rejoignit son coin sombre et resta planté là comme la statue du commandeur. Oncle Guillaume arriva et j'eus ma deuxième mauvaise douche de la journée. «Bonjour les mômes, nous dit-il. Aujourd'hui l'histoire que je vais raconter n'est pas pour vos jeunes esprits. Désolé, mais vous dégagez. – On n'a rien fait de mal, onc' Guillaume, protestai-je au bord des larmes. – On ne discute pas.» Nous commençâmes à pleurnicher, et mon père, voyant à quel point nous étions déçus, tenta de négocier, en vain. «C'est la Saint-Valentin, expliqua oncle Guillaume. Les dames ont été nombreuses à demander une crêpe spéciale.» Mon père hocha la tête: on n'avait pas le choix. Le front bas, nous nous exécutâmes. Dans notre dos, on entendait les voix animées des habitués, les trémolos du patron et les rires étouffés des femmes. Rarement dans ma vie j'eus à maudire mon âge avec autant de force. Penser que l'on irait à la pêche serait mal nous connaître. On fit semblant d'aller vers la plage, puis on coupa par le sous-bois qui nous amena de l'autre côté du grand bâtiment mitoyen au bistrot, où l'on entra pour se faufiler au dernier étage. Un peu de voltige, et nous voilà sur le toit, au-dessus de la cuisine, émoustillés comme des pucerons. Wolf, plus doué que moi dans ce genre de manipulations, sortit un canif et l'on eut vite fait d'ouvrir le sas. «…d'aucuns ont des attirances sexuelles pour les demoiselles de À ce propos, je vais vous raconter l'histoire qui est arrivée à mon ami G, grand amateur de la chose, connaisseur s'il en est de tous ces tours de passe-passe que l'on nomme "positions", adepte de tourisme tagada dans les pays les plus sordides. À moins que vos oreilles ne soient pas faites pour ce genre de récit corsé.» On entendit de nombreuses protestations et un brouhaha joyeux envahit le bistrot. «Je vous préviens sérieusement, et ne venez pas vous plaindre après, insista oncle Guillaume. – Allez onc' Guillaume, on n'est pas des gamines, vas-y, déniaise-nous. – Bon, d'accord, capitula-t-il de bonne grâce. Mon ami G fréquente un port mal famé, sur le continent, pas très loin de chez nous, un port où se pratiquent toutes sortes de déviations avec des filles incroyables venues spécialement des coins paumés du monde, Hao Bin, Dniepropetrovsk, Samarkand, voyez, ce genre de destinations où même une lettre met trois semaines pour arriver. Il y a pris ses habitudes, noué des relations. Un jour il a vent d'un arrivage extraordinaire, une perle d'une grande beauté, une fille de – Comment ça, hi hi hi, au figuré? demanda une voix de femme. – Ben euh, en plus du prix, la belle demande des clients capables de s'investir dans la durée, des types consciencieux, quoi. – Ah, si l'on avait le choix, soupire la voix de femme. – C'est quoi ces chichis? s'insurgea le patron. Le client est roi! – Pas dans l'univers du grand luxe, dit sobrement oncle Guillaume. Il faut le mériter. À côté, madame Saint-Ange c'est le Franprix du pauvre, excusez-moi de la comparaison, je ne cherche à vexer personne. G n'est pas à ce niveau d'amateurisme. Il lui faut des sensations extrêmes. Il fournit les preuves nécessaires, il paie le prix demandé, et le voilà muni de son billet d'entrée, à dix-huit heures trente, quai de l'Embarquement, cabine n° 50, il erre dans le port en attendant sa séance. À vingt minutes du rendez-vous, alors qu'il en est à compter les pavés, avec son (pardonnez-moi) qui est tout dur au fond du pantalon, une vieille femme très laide s'approche de lui. Il essaye de la repousser mais elle s'accroche à lui en chamachant de sa bouche édentée: "Fais gaffe à toi, de sombres démons tournent autour de toi." Pour s'en défaire, il lui lance une pièce de monnaie. La vieille prend ça pour un geste du cœur et à son tour elle lui donne une petite croix en bois: "Elle te servira le moment venu." Vient l'heure fatidique. G entre dans la cabine n° 50. Il voit une belle créature blonde, avec de longs cheveux bouclés, un visage mignon assez standard, le corps entièrement couvert d'un épais peignoir. "Qui me dit qu'elle vient de Alors ils s'y mettent, sauf que la fille examine le corps de G, minutieusement, pour y chercher des coupures éventuelles, des traces de champignons – entre les orteils ou derrière les oreilles -, des boutons d'herpès, tous les défauts possibles qui indiqueraient un manque d'hygiène ou une maladie. Elle finit par la crasse sous les ongles qu'elle nettoie avec une petite brosse enduite de liquide antiseptique. "Tout cela est bien étrange", pense G, un peu dégoûté. Il enfile sa petite précaution, mais ce n'est pas suffisant. La fille sort deux sacs plastiques spéciaux à mettre sur les pieds et une sorte de cagoule. Un appareil spécial en forme d'hygiaphone est prévu pour la bouche et le nez. G comprend que c'est pour éviter les écoulements de salive, porteuse de germes et de mauvaises odeurs. Enfin ils s'y mettent pour de bon. Dans cet accoutrement ridicule, G a chaud comme un lapin, ses pieds glissent sur la moquette et son (pardonnez-moi) n'est plus tellement raide. La baudruche se dégonfle, si je peux me permettre, malgré les atouts indéniables de la fille. Quand on sait le prix qu'il a payé, les sacrifices en temps consentis pour cette tocade, le résultat est assez décevant. Une grande frustration flotte dans l'air. Voyant cela, en grande professionnelle, la fille ouvre son peignoir et applique la règle des trois profondeurs, d'abord la bouche, puis la… vous me comprenez, enfin le… Mme Bovary. – La totale, siffla une voix d'homme que nous attribuâmes au facteur. – Non, mais dis donc! répliqua sa femme. – Je suis désolé pour ces détails un peu techniques, poursuivit oncle Guillaume. Sans eux, mon histoire ne tient pas. Pas davantage que le (pardonnez-moi) de mon ami G. Car malgré la science de la dame, il reste flagada comme un masque à gaz, tout ce qu'il a vu jusqu'à présent ne le branche pas plus que ça. Il s'apprête à ranger son outillage quand la fille se soulève sur la couche et lui fait comprendre qu'il ne regretterait pas de jeter un coup d'œil plus poussé aux endroits délicats. Genre, t'as pas tout vu, mec. Regardes-y à deux fois avant de critiquer. Lis entre les lignes. Il obéit, plus par curiosité que par concupiscence, et miracle! il découvre effectivement en haut des fesses une petite merveille, une ouverture dont il n'avait pas soupçonné l'existence, et ce n'est pas le Mme Bovary, no-no-non, encore moins la… vous me comprenez, car c'est tout petit et circulaire, tout bordé de pétales rose sombre, donc je dirais que techniquement ça ressemble à un deuxième trou du cul, aussi incroyable que cela paraisse.» Il y eut un silence consterné. Wolf choisit ce moment pour éternuer mais personne ne fit attention. Je crois que l'on aurait pu danser la farandole des canards sur le toit du bistrot que personne n'aurait bougé. Oncle Guillaume demanda une petite gnôle. Après un tintement caractéristique, le récit reprit. «Je ne sais pas quelle aurait été la réaction d'un type normal, peu rodé aux parties de plaisir, peut-être se serait-il enfui, mais mon ami G ne s'est pas démonté. "Je vais lui montrer ce que valent les petits Français", se dit-il. Surtout son (pardonnez-moi) était tout nerveux comme un cheval avant l'ouverture des grilles, tout partant qu'il était, on aurait dit Christophe Colomb. Une deuxième jeunesse. Alors il y est allé, dans le Mme Bovary d'abord, pour avoir des éléments de comparaison, puis, une fois qu'il en a assimilé les pulsations, dans le… Salammbô, puisqu'il faut bien lui donner un nom. Salammbô lui paraît plus étroit, rugueux, intime. Il sort et revient dans Mme Bovary, très pastel, un brin vieux jeu, traditionnel, mais ça a aussi son charme. Par réaction il trouve Salammbô un peu jeune, mal abouti et risqué comme peut l'être un chemin au bord d'une falaise. Pour en avoir le cœur net il y retourne, c'est ferme là-dedans, élastique et profond. Ses certitudes s'effondrent. C'est maintenant Salammbô qu'il pare de toutes les vertus. Il passe son temps à hésiter ainsi entre les deux pour délivrer son cri final, quand la dame, le voyant indécis, guide sa main encore plus haut dans le dos, vers un bourrelet très intéressant qu'il a négligé jusqu'à présent. Il tâte la chose machinalement et son doigt tombe… sur une cavité. – Nom de Dieu! jura mon père. – Oui, soupira oncle Guillaume. Trois fois oui. Il a trouvé Bouvard et Pécuchet, aussi circulaire que les deux autres, aussi sympathique en apparence, mais comment faire abstraction du fait que c'est le troisième de la même race sur une seule femme? Déjà le deuxième c'était grave, et seule la lubricité sans bornes de mon ami G a pu le motiver à en affronter les mystères. Bouvard et Pécuchet est de trop. G perd soudain toute consistance. Il songe à ce qu'il a fallu subir à la fille pour en arriver là. D'habitude c'est seulement les seins que l'on refait, peut-être le nez ou les lèvres. Quand on sait – par ouï-dire – que chez madame Saint-Ange, le plus osé dans le genre est un piercing dans la… vous me comprenez, on se dit que la fille, ou plutôt son manager, a dépassé les bornes du bon goût. – Et du supportable, corrigea une voix outrée de femme. – C'est dégueulasse», enchérit le patron. Soudain: Le bistrot fut secoué par une quinte de toux étouffante, comme si une arête de poisson lui était restée coincée dans le gosier. Les murs tremblèrent un peu, les verres tintèrent – l'un d'eux se fracassa au sol -, et l'oncle Abe fut recraché dans la rue, un peu ahuri par la rapidité de son expulsion, la veste contusionnée, les cheveux en vrille. Il s'éloigna clopin-clopant en affectant un air de dignité qui ne trompait personne. Le brouhaha se consuma rapidement. On aurait dit que l'intervention de l'oncle Abe avait été prévue, sinon espérée, qu'elle n'était qu'un mauvais moment à passer dont on ne pouvait faire l'économie, ce qui la rapprochait du traditionnel discours de mariage, pénible pour tout le monde mais indispensable au sentiment d'unité. «La suite!» criait-on de partout, et l'on entendit le rire lourdaud de l'oncle Guillaume: «Ho! ho! ho! Dès que c'est un peu grivois, on en redemande, hein?… Toujours les mêmes, hein?» Nous imaginions son sourire espiègle, ses mains gentiment baladeuses, sa moustache en shako. «Ah, si vous étiez à la place de G, vous vous calmeriez d'eau froide, je vous garantis. Écouter les histoires est une chose, les vivre sur sa peau personnelle, ça, Dieu vous en préserve! Car G est confronté, lui, à cette monstruosité, pire il est encore un peu dedans avec son (pardonnez-moi), et il n'en mène pas large. La fille a beau se tortiller comme le serpent au paradis, il n'a qu'une seule idée en tête: déguerpir au plus vite. Seulement je voudrais vous y voir. C'est beaucoup plus facile à dire qu'à faire. Le (pardonnez-moi) a cette tendance à rester coincé quand l'afflux de sang est trop important. Le sentant défaillant, la fille a comprimé ses facultés. Salammbô se serre à la base comme un gros anneau élastique – ou un nœud coulant, si vous préférez -, les vaisseaux sanguins ne parviennent pas à se défaire du trop-plein, c'est fini, il est dans la souricière. Coincé dans une situation peu enviable, G passe de la gêne au dégoût, puis à l'écœurement. C'est alors qu'il sent distinctement au bout de son (pardonnez-moi) comme une sorte de mouvement circulaire qui ne trompe pas l'expert ès galipettes qu'il est. Il y a une C'en est trop. Au comble de la révulsion il devient brutal, tente de se dégager: rien à faire, la fille le tient, si l'on peut dire, à la racine. Heureusement il se souvient de la croix de bois que lui avait donnée la vieille femme laide. Il se traîne vers sa veste – avec la fille accrochée à lui comme une sœur siamoise -, glisse une main dans la poche… ouf, elle est là. Il la catapulte sur la poitrine de la créature en lui criant des mots insensés. De peur ou d'étonnement – à moins qu'il y ait une raison plus mystique -, elle relâche ses sphincters. G se sent libre, ébouillanté dans la marmite du diable mais libre. Il se précipite vers la porte sous un flot d'insultes carabinées. Il a eu juste le temps de la refermer avant qu'elle ne se jette sur lui. – Il a eu chaud, dit mon père. – Oui, on peut dire ça, fit tranquillement oncle Guillaume. Mais on peut dire aussi qu'il a été idiot d'aller avec une fille de – Je me demande ce qui peut naître d'un accouplement avec ce monstre, se demanda le facteur. – N'y pense même pas! cria sa femme, et l'on entendit une taloche. – J'imagine que ces unions sont stériles, déclara la docte voix de l'instituteur. Ou alors il leur naît un taré, genre oncle Abe.» Ils restèrent à méditer ces paroles et nous comprîmes qu'il était temps de filer. Wolf me suggéra de passer chez madame Saint-Ange car cette histoire nous avait donné des idées. Je refusai prudemment. Je n'avais pas assez d'argent pour me payer autre chose que Josiane. «T'as qu'à pas te gêner dans le lave-linge», suggéra Wolf avec ses gros sabots habituels. Je fis la moue. Bizarrement, je trouvais immoral de prendre beaucoup d'argent d'un coup, Il me semblait que les petits larcins avaient plus d'avenir. La stratégie des paliers menait cependant vers le même résultat peu glorieux: tôt ou tard mon père s'apercevrait du trou béant dans ses économies. Comment y remédier? Je n'avais pas de solution. – Ça sera toujours plus simple que de te faire une greffe du cerveau», répondis-je. On passa ainsi du temps en politesses, puis Wolf rentra chez lui pour écrire une carte de Saint-Valentin à Stéphanie. |
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