"Jeanne d’Arc fait tic-tac" - читать интересную книгу автора (Gran Iegor)

Le moustique

Le soleil revint pourtant sur notre île. Un jour, l'anticyclone sortit de derrière les nuages, le vent rangea ses monologues et nous échangeâmes nos blousons doublés contre de légères chemises sans manches. Il faisait chaud. Le climat de l'île voulait que la température montât à 35 °C dès qu'il y avait un rayon de soleil.

À notre passage la boulangère baissa son grand store blanc. Plus loin dans l'avenue, des détenus hurlaient dans la prison centrale. Je m'épongeai le front en observant WoIf: il se portait à merveille, à croire que les climats tropicaux étaient faits pour lui.

«Ils ne t'ont pas raté, mon pote, dit-il soudain. Tu te grattes pas trop la p'tite vérole?»

Je le regardai avec un ressentiment que je dissimulai fort bien. Il n'avait rien, lui, pas une piqûre. Son bronzage régulier donnait l'impression d'un banc fraîchement repeint. Je songeai à la fille, Stéphanie, que nous démarchions à tour de rôle. Avec mes boutons de moustique, je pouvais passer mon tour.

«Ton sang est empoisonné, dis-je à Wolf, c'est pour ça qu'ils ne te piquent pas.

– Non, mec. J'ai un blindage naturel qui leur casse le bec.»

Il fit jouer ses beaux muscles devant moi. J'eus soif d'une bonne grenadine morte.

Le patron avait installé un gros ventilateur sur le comptoir: oncle Guillaume était déjà là, dans sa chemise à carreaux vichy, avec nombre d'habitués. Devant chacun se dressait un verre appétissant rempli de choses jaunes. Au fond de la salle, à sa place habituelle, oncle Abe nous observait avec intérêt. Je lui fis un coucou de faux cul que je jugeai particulièrement réussi.

On eût dit que notre univers avait tourné sur lui-même comme la toupie des saisons pour revenir quelques mois en arrière, à l'époque où l'entente régnait sans ombrage. Mon père avait parlé avec chacun séparément, et le patron, se sentant peut-être davantage fautif que les autres – intéressé qu'il était par la présence régulière de consommateurs -, se démena pour remettre en marche la mécanique grippée. Il mit un coup de peinture aux murs, restaura le coin vélo en y épinglant de nombreuses photos nouvelles, et surtout garda une table spéciale, la plus belle de toutes avec son bandeau PMU, pour notre oncle Guillaume. Une pancarte «Réservé» y trônait en permanence.

Moi, ma contribution modeste mais néanmoins essentielle tenait à la présence de l'oncle Abe. Mon père, qui avait senti comme nous la force de cohésion que représentait ce sombre personnage, nous a demandé d'aller récupérer la tondeuse, tout en nous exhortant (sans nous regarder dans les yeux):

«Soyez un peu sympas avec lui. Après tout, il ne sait pas ce qu'il raconte. Il faut pardonner aux idiots.»

Je n'étais pas spécialement convaincu par l'argument, la mauvaise foi de l'oncle Abe me paraissait évidente – et l'avenir me donnerait raison – mais je comprenais que si quelqu'un pouvait le faire revenir au bistrot, ce serait nous, les cœurs purs. Peu d'êtres humains sont capables de résister à un enfant.

Alors nous y allâmes, Wolf et moi, on sonna à la porte, oncle Abe nous ouvrit, surpris de nous voir.

«C'est pour la tondeuse, dis-je. Elle s'appelle reviens.

– Ah, je vois», fit-il en nous priant d'entrer.

Il habitait une petite maison très propre, avec un petit jardin très propre, taillé de frais par notre tondeuse, une maison où rien ne présageait ce réactionnaire qu'il était.

Wolf me poussa du coude:

«Vise-moi ça.»

Des chaussures étaient alignées dans le vestibule. Une paire de Nike se détachait du lot sur leurs semelles voyantes.

«Alors, les enfants, quoi de beau dans votre vie? » demanda la voix de l'oncle Abe pendant qu'il récupérait la tondeuse dans un cabanon.

On se regarda avec Wolf, on fit «toc-toc». Cependant je n'oubliai pas la mission qu'on m'avait assignée.

«C'est que, on voudrait te dire, oncle Abe, il faut pas que tu le prennes trop à cœur, tout ce que l'on dit au bistrot, tout ça.»

Il sortit sa tête du cabanon:

«Vous en faites pas pour moi, les enfants.»

Alors moi, de ma voix pleurnicharde:

«Ce serait chouette que tu reviennes, tu sais. Tu nous manques.»

Je ne mentais que par omission. Comme je l'avais prévu, il fondit aussitôt.

«Je vous aime bien, les enfants, soupira-t-il. Vous avez bon cœur. Je vais essayer de venir plus souvent.»

J'espérais davantage, alors je dis:

«Explique-nous, onc'Abe, on ne demande que ça.»

Ma soif de connaissances le surprit. Il réfléchit un instant et laissa tomber la tondeuse:

«Suivez-moi.»

Nous montâmes dans sa bibliothèque. C'était très coloré, avec des radios en bakélite des années trente, un poster de pin-up Titter, a fresh magazine, une sculpture de Tex Avery – très décalé, surtout par chez nous. Un rayonnage entier de 45 tours fleurait le marché aux puces.

«Je vais vous faire écouter quelque chose.»

C'était parti. On passa ainsi l'après-midi à écouter des morceaux choisis sur un tourne-disque Columbia très vieux et très laid.

«Ça, c'est Elvis, commentait notre hôte. Et ça, Jerry Lee Lewis. Et maintenant, Aretha Franklin. Vous connaissez le jazz? le blues? Moi, à votre âge j'adorais ça. Billie Holiday, ça vous dit?»

Et il déballait, déballait. Je faisais semblant de m'extasier – certains morceaux offraient une acoustique intéressante bien qu'un peu désuète. Wolf, lui, matait la pin-up. Mis en confiance, oncle Abe se dévoilait.

«Là-bas, ce n'est pas du tout ce que raconte oncle Guillaume, ou alors c'est très, très exagéré.»

Ensuite il nous dit:

«La civilisation de là-bas est une grande civilisation. Je l'aime profondément, et vous l'aimerez vous aussi, si vous apprenez à l'aimer.»

Enfin – ce devait être la musique lancinante de la boîte à rythme qui l'avait rendu si loquace – il se livra totalement:

«Je voudrais faire un voyage, les enfants, un grand voyage. Là-bas. Pour toujours. J'ai des idées de travail. Ça peut être jouable. Voyez-vous, c'est le climat de cette île qui me pèse. Et puis une certaine hostilité, oh, je ne parle pas pour vous. Les grandes personnes sont bien bornées.»

Il était temps de rentrer. On s'empara de la tondeuse.

«Promets-nous, onc' Abe, de venir souvent. Ne nous laisse pas tomber, onc' Abe. Si tu ne fais pas d'effort, tu nous laisseras sous influence complète de l'autre camp. Nous, on n'a pas tous les éléments comme toi pour faire la part des choses, alors ne nous abandonne pas.

– Puisque c'est vous qui le demandez, je vous le promets.»

Il était ferré.

Il nous prêta des disques pour qu'on les écoute chez nous, un livre d'histoire, un calendrier Marilyn… Quelques jours plus tard, le soleil revenu, il honorait de sa présence le coin sombre du bistrot, en nous lançant des œillades entendues. Nous, nous faisions semblant de lui répondre, sans que cela fût trop visible: il n'était pas question de risquer le moindre malentendu avec oncle Guillaume.

Assis à sa table, notre conteur se lissait la moustache et jonglait avec un cure-dents.

«Sacrés moustiques, hein? dit-il en me dévisageant. Ils sont petits et insolents. Pas aussi hargneux cependant que certaines créatures que je connais, et je ne pense pas à toi, Michelle.»

Tout le monde rigola, et Michelle, la femme du patron, fit mine de lui reprendre son anis. Oncle Guillaume lui donna une claque sur la main – mentalement nous lui fîmes bien autre chose -, le précieux liquide revint sous sa moustache.

«Oui, il y a dans ce monde des vermines mystérieuses, aux pouvoirs effrayants. Bruno peut en témoigner, Bruno, l'antiquaire. Ça vous intéresse?

– On-cle Guillaume! on-cle Guillaume! scanda-t-on de partout.

– Alors taisez-vous et écoutez. Bruno, celui qui avait l'habitude de venir ici il y a un an ou deux, Bruno, le type toujours mal habillé, des vêtements sales comme sortis de sous un évier, mais ce n'était pas par pauvreté, Bruno, le broc qui faisait crade exprès pour acheter moins cher et arnaquer les mamies, Bruno, quoi, eh bien il lui est arrivé une sale histoire, ouh là, une bien sale histoire qui a eu des répercussions sur sa santé.

Tout commence, comme souvent, par de la cupidité mal dosée. Un jour, comme les affaires ne marchent pas terrible – tourisme en baisse et crise économique -, Bruno accepte un paiement en liquide de la part d'un type venu de là-bas, un paiement en dollars. Pour une commode, je crois, ou un coffre, enfin ça fait une jolie somme. Il met le paquet dans la poche, il n'y pense pas plus que ça. L'après-midi, il passe à la banque. Je voudrais déposer des espèces, déclare-t-il. Très bien monsieur, on lui dit, remplissez le formulaire prévu à cet effet. Mais quand les types de la banque voient que ce sont des dollars, et une sacrée pile, ils sont comme sous le choc. La préposée au guichet appelle la chef de clientèle, qui appelle le directeur de l'agence: bientôt ils sont tous là. devant la pile de dollars à la regarder avec fascination et dégoût, comme s'ils avaient devant eux une opération à cœur ouvert.

"Ben quoi, dit Bruno, il y a un problème?

– No-non, monsieur, lui répond-on, seulement on va prendre des dispositions."

La préposée sort des gants en caoutchouc, du genre qu'on utilise dans les hôpitaux, saisit les dollars avec d'infinies précautions et les compte doucement, en tournant du nez.

"Vous comprenez, lui explique-t-on, les dollars circulent dans de lointains pays, on ne sait jamais quels microbes peuvent en profiter pour venir chez nous. Le souci de santé pour nos employés est inscrit dans la charte de l'entreprise. Principe de précaution oblige. »

Bon, après tout ce sont leurs oignons. Bruno s'en va, en se disant qu'ils sont un peu saintes nitouches pour une banque.

Un jour passe. Un autre. Le troisième jour, Bruno sent une démangeaison à la cuisse. Il enlève son pantalon et découvre un gros bouton, comme une énorme piqûre de moustique, dont la taille, je ne sais pas, fait cinq fois le plus gros à Jean-Ramsès.»

Tout le monde se tourna vers moi pour examiner mon visage avec sollicitude. Je ne savais plus où me mettre. Wolf, lui, pouffait des gencives.

«Te gratte pas, Jean-Ramsès, hein! poursuivit oncle Guillaume. Ça ne fera qu'empirer, et c'est pas génial pour les filles, mon bonhomme! Bruno ne se gratte pas, lui, il se retient de toutes ses forces, mais les jours passent et le bouton est toujours là, il ne pense pas à sécher comme les piqûres ordinaires, il ferait même un peu mal, comme si une dent de sagesse y poussait. Bruno met de la pommade – ça ne fait qu'aggraver. Surtout, il s'aperçoit qu'un peu de sang frais suinte du mamelon. Il comprend alors que la piqûre se renouvelle chaque jour comme si un moustique géant venait s'abreuver à sa cuisse, la nuit tombée, en plantant sa tige toujours au même endroit.

Bruno est fatigué, il a la tête qui tourne, son teint est pâle. Il dépérit. Plus aucune force dans les bras. Deux semaines que ça dure. Il irait bien consulter, mais qui va consulter pour une piqûre de moustique? Un matin, ça ne va pas du tout, il n'a pas la force d'aller à la boutique, il reste chez lui à faire du rangement, il entreprend même une lessive. Et voilà-t-y pas que dans la poche de son pantalon, précisément au-dessus de la plaie, il retrouve un billet d'un dollar qu'il avait laissé là par mégarde. "Tiens, se dit-il, qu'est-ce qu'il fiche là." Il tient le dollar, comme ça, entre deux doigts, quand soudain il réalise: le billet a une épaisseur. Il le tâte – pas de doute, il y a comme un liquide à l'intérieur. Non seulement ça, mais sa couleur n'est pas habituelle des dollars, il est globalement rose, virant carrément au rouge par endroits. Quel est ce mystère?

Quand il comprend, l'évidence manque de le renverser: le dollar est gorgé de sang. Oui, mesdames, de sang! C'est lui, le moustique tropical qui lui suçait la cuisse depuis deux semaines. D'ailleurs, quand Bruno l'examine attentivement, il remarque du rouge foncé autour de la bouche de George Washington, du sang séché, et un curieux mouvement des lèvres qu'il a d'abord pris pour une pliure de papier, probablement l'orifice où se tient le dard. En appuyant doucement sur le jabot de Washington, on voit ses yeux s'injecter et une perle de sang gonfler aux commissures. Telle était, mesdames et messieurs, l'horrible découverte de Bruno. »

Oncle Guillaume fit une pause dramatique. Nous étions pétrifiés. On n'entendait plus que les pales du grand ventilateur. Le soleil lui-même semblait figé sur l'après-midi tétanisée.

«Ha! ha! ha! entendit-on rire, un peu surjoué, en provenance du coin sombre. Ha! ha! ha! Vous êtes prêts à gober n'importe quelle ânerie!»

C'était oncle Abe qui se manifestait, comme au bon vieux temps.

Oncle Guillaume le regarda, presque avec gratitude, et ne se priva pas du plaisir de laisser éclater sa rage:

«Ah ben ça le fait rire! Ah ben il y en a qui se tordent les boyaux! Regardez cette face de roseau! La souffrance d'un homme n'a pas d'importance à ses yeux. Seule compte l'utopie qu'il a bâtie à grands coups de mauvaise foi!»

Les habitués firent aussitôt bloc derrière oncle Guillaume. On criait, on insultait oncle Abe dans un joyeux vacarme qui faisait valser les tables. Mais l'autre, galvanisé, ne se démonta pas:

«Je pense que Bruno aurait dû se laver plus souvent. Changer de pantalon plus d'une fois par mois n'aurait pas fait de mal. Sa fréquentation de certains salons, disons, euh, angéliques, que vous connaissez tous mais dont je ne dirai pas davantage à cause des enfants, n'a pas été sans conséquences non plus. Je pense à la chtouille, tout simplement.»

Ce fut l'explosion. On se leva, on se bouscula autour du coin sombre. Le patron saisit oncle Abe par sa chemise, laissant sur place quelques boutons de nacre. Le facteur lui criait des insultes sur sa mère, le docteur Soubise essayait de le pincer, tandis que la patronne flotta vers lui sur un nuage de volupté, saisit son bock de bière et le lui vida entre les jambes.

Il supporta l'attaque sans fléchir, cherchant dans notre regard par-dessus la foule des motifs d'espérance. On ne se priva pas d'en donner – de ces grands yeux pleins de douleur, comme en ont les faux aveugles mendiant dans le métro -, d'autant que personne ne nous voyait.

«Laissez-le, commanda soudain oncle Guillaume. Mettez-le à la porte, et laissez-le. Il m'importe de ne pas perdre le fil de cette histoire.»

Joyeusement on fit ce qui nous était demandé et l'on revint autour d'oncle Guillaume, plus soudés que jamais. Oncle Abe resta sur le trottoir, en plein soleil, le pantalon trempé comme s'il avait une fuite. Il n'intéressait plus personne.

«Bruno, donc, reprit oncle Guillaume. Bruno pose le dollar sous une grande cloche en verre, pour l'étudier plus soigneusement. "J'espère que la sale bête ne m'a pas refilé quelque maladie», pense-t-il. Il en parle à son médecin, sans entrer dans les détails de son aventure car il a peur qu'on le prenne pour un fou. Le médecin le regarde avec un air sévère et lui prescrit une cure d'antibiotiques à titre préventif. Le billet entre-temps maigrit quelque peu. "Au régime sec, et bien fait pour toi!" pense Bruno. Cependant, quand il passe à côté, il a l'impression que Georges Washington le regarde avec des yeux affamés.

La plaie va mieux. Elle est pour ainsi dire guérie. Bruno reprend ses activités habituelles. Il va à la banque.

"Je voudrais le solde, SVP, fait-il.

– Le compte titres aussi? demande la préposée.

– Quel compte titres?" Bruno tombe des nues.

"Ben oui, dit la préposée, votre portefeuille d'actions du Nasdaq."

Elle lui tend une feuille avec des graphiques bleus et rouges, l'électrocardiogramme de son argent.

Ainsi Bruno découvre qu'à son insu la banque avait investi en actions de Wall Street, comme si ces requins avaient besoin d'argent supplémentaire.

"C'est quoi ces conneries? dit Bruno. Où est mon plan d'épargne-logement? Je veux parler à la chargée de clientèle."

Ils accourent tous, la chargée de clientèle, le directeur de l'agence, ils se penchent sur son cas, ils font des ronds avec les bras, ils tapent sur une calculette, pour aboutir au résultat suivant: son compte a attrapé une mystérieuse maladie le jour où il a déposé les dollars. Le triste résultat en est que son argent n'obéit plus aux injonctions des banquiers, il a gagné une sorte d'autonomie et s'investit lui-même où bon lui semble, avec une préférence pour des valeurs libellées en dollars. "C'est insensé, dit Bruno.

– À qui le dites-vous, soupire le directeur. Nous devons procéder à une isolation informatique de votre compte pour qu'il ne contamine pas les fonds propres de la banque.

– Remarquez, votre placement dans Boeing a été plutôt judicieux", souligne la chargée de clientèle, mais Bruno lui décoche un regard de ninja.

Ainsi passent plusieurs semaines. Grâce à son ordinateur, Bruno suit à distance les circonvolutions de ses avoirs outre-Atlantique. L'argent se bloque tout seul dans des entreprises douteuses – armement, produits pétroliers, cholestérol – et ne compte pas du tout rentrer en France. À chaque achat, la banque prélève une commission pour "frais de gestion à risque", entendez les précautions qu'elle prend pour circonscrire la maladie, ce qui diminue d'autant les réserves de graisse. À ce rythme, après une dizaine d'allers et retours dans la nouvelle économie, les gains modestes réalisés avec le titre Boeing sont siphonnés par le néant. Le reste du portefeuille ne tarde pas à les suivre, inexorablement, comme la batterie d'une voiture dont on aurait oublié les phares.

«Saleté de dollar!» pense Bruno, mais que peut-il faire?

Il soulève la cloche de verre et prend le billet, tout plat désormais, et tout vert. Avec de grandes précautions – car au moindre faux pas George Washington essaierait de le mordre – il l'épingle à une plaque de liège. Il sort un couteau suisse, des aiguilles, une seringue. De longues heures il s'escrime sur le maudit rectangle. Il pique, il découpe, il tire. Quand vient l'aube, rien de ce qui est dans les tripes du dollar ne lui est inconnu. Il s'endort épuisé, terrassé par des découvertes prodigieuses qu'il a été le seul à voir.

Le lendemain, il est en cessation de paiement. Sa banque prend une voix toute triste et l'interdit de chéquier. Il est contraint de fermer boutique et s'en va errer sur le continent. Je crois qu'il est clochard, maintenant. Le destin de bon nombre de philosophes et de justes. Une forme de spiritualité par rapport à l'argent.»

Oncle Guillaume avait terminé. On resta assis dans le soleil couchant, oisifs parmi les longs éclats des cendriers, des carafes et des verres vides. Les bocks transparents, les flancs couverts de traînées de mousse, faisaient courir sur les tables des paramécies menaçantes. Puis, quand l'ombre du nez devint plus longue que la moustache, le soleil accéléra soudain, comme s'il avait mis sa roue sur une forte pente bien dégagée, les lumières tintèrent une dernière fois dans une débauche de contrastes et la pénombre dorée s'étendit langoureusement. Il est des silences qui sont des oasis de bonheur.

Quand on sortit du bistrot, sur le chemin de la maison, je montrai à mon père les disques et autres gadgets que nous avait prêtés oncle Abe.

«Ah, il fait du prosélytisme!» s'emporta mon papa.

Il me confisqua tout le sac et le jeta dans une benne de travaux publics.

Après dîner, prétextant une envie de prendre l'air, j'allai récupérer les disques en cachette. Ça pouvait avoir de la valeur. Je les conservai plusieurs jours sous mon matelas, puis je les revendis à un broc ambulant. Mon épargne fut la première étonnée de la somme que je parvins à en tirer.