"Jeanne d’Arc fait tic-tac" - читать интересную книгу автора (Gran Iegor)

Les lunettes au césium

La paume coincée dans le menton, la moustache hirsute, oncle Guillaume nous attendait.

«Alors ce contrôle? Les doigts dans le nez?»

On était un peu confus.

«Eh, charriez pas, les enfants, c'est important les mathématiques. Tenez, à ce propos, j'ai une histoire à vous raconter, si vous avez le temps.»

Pour sûr, qu'on l'avait! Le patron, tout sourire, nous apporta des grenadines et l'on se serra sur la banquette.

«Connaissez-vous monsieur Jussac?… Je vois que non. Vous devriez, pourtant. Il est connu, enfin, dans son milieu. Il dirigeait une entreprise de plaques de béton. Il employait dix salariés, des Marocains pour la plupart, et une secrétaire qu'il payait le moins possible, mais c'était de bonne guerre, vous le verrez tout à l'heure. Le béton de Jussac SARL est reconnu comme un des meilleurs, et je ne crois pas me tromper en disant que chaque maison ou presque, surtout au centre de notre île, contient au moins une de ces fameuses plaques.

Un jour, monsieur Jussac doit prendre l'avion pour aller négocier un gros contrat, à Damas ou Khartoum, peu importe. Comme il attend son tour à l'enregistrement, il s'aperçoit que le passager précédent a oublié ses lunettes, de fines lunettes en métal bleuté, là, au guichet. Il n'en a jamais vu des comme ça, tout en reflets dorés, on dirait des étoiles filantes à la veille de Noël, et qui ont l'air de peser rien du tout, légères comme un pet.

"C'est à vous les lunettes? demande l'employée au sol.

– Euh", hésite Jussac.

Bref, quand il finit l'enregistrement, il repart du guichet en les emportant délicatement dans la paume. "À qui peuvent-elles appartenir? s'interroge-t-il. Et quel est cet étrange alliage?"

Ce qui l'intéresse, en tant qu'ingénieur, c'est la souplesse incroyable de l'armature et la pureté des verres, à peine visibles, encore faut-il les regarder de biais, sous un fort éclairage rasant, alors seulement on aperçoit une trace, infime, comme une larme tombée dans un ruisseau. Sur le côté gauche, il repère une inscription. Robert Smith, Tucson, AZ. Alors il comprend qu'elles viennent de là-bas. »

Nous retînmes notre souffle. Mon père s'arrêta de manger et fixa oncle Guillaume. On voyait des volutes de vapeur s'échapper de ses lentilles aux lardons.

«Crénom, elles sont bonnes, ces lentilles, poursuivit oncle Guillaume en plongeant sa fourchette dans un énorme plat spécialement servi pour lui. On voit que c'est plein de vitamines, de la bonne lentille bien de chez nous, mais il faut la prendre au marché de Bas-Gonesse, pas au Huït-à-huit, c'est ce que je dis toujours.»

Il se mit à mâcher lentement.

«Raconte la suite!» ne put se retenir mon père.

Oncle Guillaume parut préoccupé.

«Quelle suite?» fit-il, l'air innocent.

On était au comble de la mauvaise foi, mais c'était comme ça qu'on l'aimait, notre oncle Guillaume. Sa moustache souriait malicieusement et un monde merveilleux se déployait devant moi, m'enveloppait et me berçait. J'éprouvais un amour quasi filial pour ces poils drus, tendrement délavés par le temps, où disparaissaient comme par magie les fournées de lentilles.

Enfin rassasié de notre impatience, oncle Guillaume daigna poursuivre.

«Jussac a devant lui une heure d'attente car son vol est retardé. Il rôde dans l'aéroport, il tue le temps dans un Relais H en matant distraitement les filles en couverture des magazines féminins, quand lui vient l'idée d'essayer les lunettes. Il a l'impression qu'elles devraient lui aller.

"Je prends le Figaro, dit Jussac revêtu de ses nouvelles lunettes. Et… Avez-vous quelque chose sur le bâtiment? Le Moniteur, peut-être?"

Il lève les yeux.

"Le hors-série Béton français est épuisé", lui répond le jeune vendeur à 12 670 € net.

Au milieu du front, il y a un chiffre noir.

Jussac ne comprend pas. Il enlève ses lunettes, le chiffre disparaît. Il les remet, le chiffre revient, clair et précis, 12670 € net.

"Qu'est-ce qu'il y a, fait le vendeur. J'ai une tâche?"

Jussac est perplexe. Il se demande ce que cela veut dire. Dans la queue derrière lui, on s'impatiente. Un monsieur à 34765 € net, fort de son costume bleu ciel, bouscule Jussac et tend sa monnaie. Une jeune fille sportive à 15660 € net attend avec son Biba à la main. Un gamin à 240 € net tente maladroitement de voler un Geo.»

On échangea un regard consterné, Wolf et moi. Il nous arrivait de voler des journaux, mais c'était principalement des Playboy.

«Jussac sort du Relais H, en se demandant ce que cela veut dire. Tous ceux qu'il croise portent un chiffre en euros net gravé sur front. Parfois, surtout avec les enfants, mais aussi avec quelques femmes, c'est le zéro. "Et moi? se demande-t-il au bout d'un certain temps. Quel chiffre invisible à l'œil nu se cache sur mon front?"

Il va aux toilettes, et là, dans un miroir, il découvre une somme rondelette, 76999 € net, une somme qui lui rappelle vaguement quelque chose.

En sortant des toilettes, il voit passer une brigade de sapeurs-pompiers à 21675 € net, tous pareils, à l'euro près, sauf le sergent qui est à 24 765 € net.

– J'ai compris, fit mon père. Ces chiffres c'est le salaire annuel net de charges. Il est de zéro pour les enfants et les femmes au foyer.

– Bravo, mon garçon, dit l'oncle Guillaume. Tu as tapé juste.

– Mais c'est monstrueux! s'écria le patron. Des lunettes pareilles, ce devrait être interdit!»

On était tous à y aller d'un petit commentaire dans le même sens, quand soudain, une voix au-dessus des autres:

«Il n'y a pas à les interdire, puisqu'elles n'existent pas. Comme les lunettes aux rayons X, celles qui permettent de voir à travers les jupes.»

Oncle Abe, car c'était encore lui, nous apostrophait de l'autre côté du flipper. Accoudé à une bière brune, il nous regardait avec ses yeux d'hyène, mi-rieurs mi-fossoyeurs. Ah, il ne pouvait s'empêcher de mettre son grain de sel rabat-joie. Il fallait qu'il minât nos sympathiques discussions. Pourquoi était-il aussi mesquin? Certaines personnes ne vivent que pour l'embarras qu'elles procurent aux autres.

Oncle Guillaume se fâcha (il se fâchait toujours, parfois il me faisait penser à une machine à se fâcher). Il insulta copieusement oncle Abe avec des expressions qui nous ravirent, nous, les enfants qui n'avions même pas le droit d'y penser. L'oncle Abe resta de marbre, tout penaud avec des mots pâteux qui pleuvaient sur sa tête. Si je n'avais pas connu sa nature malfaisante, j'en aurais eu pitié. Quoique. Il laissa passer la bourrasque et… haussa les épaules. Pire, il répondit, l'effronté, posément comme un aristocrate, il répéta son incrédulité au visage d'oncle Guillaume et observa la réaction comme un savant fou observe la collision de deux liquides dangereux dont le mélange produit immanquablement une explosion. Son instinct de nuisance jubilait.

Pendant le chahut, Wolf me joua du coude et l'on s'éclipsa discrètement, comme on avait prévu la veille. Pour une fois, les élucubrations de l'oncle Abe nous arrangeaient. Personne ne fit attention à nous. Nous nous faufilâmes vers la porte de derrière et nous partîmes vers le salon de madame Saint-Ange.

Vous connaissez, je n'en doute pas, le salon de madame Saint-Ange, au moins de réputation. Qui d'entre nous n'a pas vu, au moins en rêve, ses boiseries chargées de putti, ses tapis épais comme le péché où l'on marchait pieds nus comme sur la meilleure des plages, ses plafonds rococo du plus mauvais goût. Les filles, toujours très habillées pour faire durer le plaisir et serviables par-dessus le marché, de la meilleure fille qui fût, étaient presque secondaires dans un tel décor.

«Il nous faut de l'argent», remarqua Wolf quand on s'approcha du palace. Il s'inquiétait pour rien. Trois jours avant l'escapade, j'avais glissé mon nez prévoyant dans les économies du ménage. Mon père les planquait sous le lave-linge, dans un sac plastique Huit-à-huit.

Seulement, par inexpérience, je n'en avais pas pris assez. La faute à mes treize ans. La somme convenait parfaitement pour une dizaine de sorties au cinéma, même en y ajoutant des glaces et le taxi, mais je compris rapidement que les services de madame Saint-Ange appartenaient à une catégorie supérieure. Le catalogue était nettement au-dessus de nos moyens. Des filles superbes passaient devant nous pour se rendre au bar, dame maquerelle nous indiquait le prix, et l'on faisait semblant de ne pas être intéressés. Elles finissaient par monter à l'étage doré au bras d'un costard-cravate qui nous jetait au passage un regard amusé. Il était palpable, ce fossé qui nous séparait de l'âge adulte.

Au bout de quelques filles que l'on avait ignorées, dame maquerelle ne prit plus la peine de nous parler, se contentant de hocher tristement sa tête pleine de chiffres. Ah, j'aurais aimé avoir les lunettes magiques de Jussac pour lire sur son front!

On devait avoir l'air désespérés car elle eut pitié.

«Vous avez combien à vous deux?»

Je lui montrai les billets de mon père.

«Mouais, fit-elle. On ne va pas faire fortune avec ça. M'enfin, comme vous êtes de la région et que c'est la première fois que je vous vois à la boutique, je veux bien faire un geste commercial de bienvenue. Josiane, viens voir un peu!»

Et Josiane vint. Elle aurait pu être notre grand-mère, Josiane, on s'en fichait, ses yeux pochés par la vie et ses pommettes vermeilles étaient un détail à côté de la démangeaison qui nous possédait. Le grand saut dans l'inconnu! Un chameau ne nous aurait pas dégoûtés, pourvu que cela se passât sur un lit à baldaquin de chez madame Saint-Ange.

«Occupe-toi des dents de lait», dit dame maquerelle en nous désignant du petit doigt.

Plus tard, on devint des clients fidèles. Les économies de mon père furent investies dans ma formation. Mais c'est une autre histoire.

La chose faite, on se dépêcha de rentrer. Oncle Guillaume avait repris son récit: une liqueur grelottait amoureusement au fond de sa paume. Le fard de ses joues ne s'était pas encore dissipé mais l'oncle Abe ne zonait plus dans les parages. La bonne humeur des convives indiquait qu'on l'avait proprement remis dans son pot de chambre. Nous tendîmes aussitôt nos oreilles: «… quand Jussac lui dit: "Toi, ma vieille, je ne veux pas t'augmenter." Alors l'autre, arrogante (vous savez comment sont parfois les femmes aux emplois subalternes): "Monsieur Jussac, vous m'aviez promis un coup de pouce l'année dernière." Jussac, imperturbable: "N'avez-vous pas eu votre coup, comme vous dites?" Et l'autre: "Comment, quoi, comment?", et Jussac: "Allons, ne vous fâchez pas, mégère, ne vous ai-je pas payé le restau pour solde de tous comptes, vous aviez même mangé des langoustines, si ma mémoire est bonne." Elle en reste comme deux ronds de flan. "Monsieur Jussac, vous êtes un monstre! Moi qui pensais que vous aviez des sentiments. " Et Jussac: "Au moins, je ne triche pas sur mes revenus, moi. Je sais très bien que vous avez un deuxième employeur, c'est inscrit sur votre front, à moins que vous ne revendiez mes fichiers clients à la concurrence ou un autre trafic du même genre."

C'est ainsi qu'il a démasqué la petite vermine, grâce à ses lunettes. L'histoire ne s'arrête pas là. Fort de ses nouveaux pouvoirs, Jussac passe les dix salariés au scanner. Ceux qui ne trichent pas et consacrent toute leur énergie à l'entreprise sont augmentés: on voit aussitôt les chiffres sur leur front croître pareillement. Les resquilleurs, en revanche, ceux qui se servent sur la bête en volant des stylos bille ou des blocs de post-it, tous ces menus larcins de bureau, considérés par les lunettes comme des avantages en nature, sont convoqués aussitôt pour faute grave. "Viré!" hurle Jussac. Le chiffre sur le front tombe alors au seuil incompressible du RMI, et Jussac ressent une grande satisfaction de Salomon.

En rentrant chez lui, sans penser à mal, il dit à sa femme: "Viens voir, chérie, j'ai de nouvelles lunettes extraordinaires." "Ah, je ne savais pas que ta vue avait baissé à ce point", lui répond-on de la cuisine. Puis, intriguée, elle pousse la porte du salon: "Bonjour spoutnik!… ", qu'elle fait devant la tête à lunettes de son mari. Silence effrayant de Jussac. Elle: "Ben quoi, qu'est-ce qu'il y a?"

Il y a que Jussac lit sur le front de sa femme un chiffre qui n'est pas le zéro et de loin. Sa femme a donc des revenus, elle aussi, et il n'en sait rien! Comment est-ce possible? Jussac donnerait sa conscience à couper qu'elle n'a aucune compétence particulière. Elle n'a jamais travaillé de sa vie. Ou est-ce cette après-midi qu'elle prend par semaine pour faire du shopping avec son amie Jacqueline et qu'elle passerait à tout autre chose?

Le soupçon se met à ronger l'os à moelle. Il envisage de nombreuses possibilités mais aucune ne correspond. Madame Saint-Ange, finit-il par penser, à tort ou à raison. "Voilà où elle travaille, la garce!" Jussac demande le divorce, et l'obtient facilement car il est devenu insupportable.

Ensuite tout s'accélère. Humainement, il dévale la pente. Le chiffre sur le front devient pour lui le seul critère qui compte. On dirait un type de là-bas. Il classe ses amis en fonction de leurs revenus et il finit par se fâcher avec tout le monde. Il ne fréquente que les parvenus, avec une préférence pour les jeunes as de la finance. D'aucuns prétendent qu'une odeur de décomposition l'accompagne partout où il va. Je mettrais un conditionnel, tout de même. Le problème, c'est qu'il est désormais difficile de trier les racontars pour faire la part de l'exagéré, car Jussac disparaît.

On est réduit aux hypothèses. On sait seulement que, pour se venger, la secrétaire a dénoncé au fisc quelques indélicatesses commises par la SARL Jussac. La comptabilité n'a jamais été son fort, à Jussac, si vous voyez ce que je veux dire. Un zéro par-ci, un zéro par-là – où est la différence? L'agent vérificateur se pointe. Jussac le fait entrer dans son bureau, où ils s'enferment pour l'après-midi. Parfois des bruits de voix inintelligibles parviennent à la secrétaire. "Mais que fabriquent-ils?"» se demande-t-elle. Dix-sept heures – ils ne sont toujours pas sortis. Dix-sept heures trente – toujours rien. "Ça doit barder pour le gros porc", pense-t-elle. Dix-huit heures – la secrétaire regarde sa montre et décide de rentrer à la maison. "Je ne suis pas payée pour faire des heures sup." Elle a raison, en un sens. L'ennui c'est que personne n'a revu Jussac vivant. Il s'est volatilisé comme s'il n'avait jamais existé.»

On resta pétrifiés quelques instants.

«Et les lunettes? demanda le patron.

– Personne ne les a jamais retrouvées. Ce qui est sûr, en revanche, c'est que les contrôles fiscaux ont méchamment augmenté, du côté de Lucques-lès-Chevreuse.»

Un verre à bière s'échappa des mains du patron et se suicida sur le carrelage.

«Oh la vacherie!» murmura-t-il.

Ses yeux s'affolèrent et ses jambes flageolèrent. Il s'assit comme fauché à côté de l'oncle Guillaume.

«Alors ce sont les fouines qui les ont, résuma mon père.

– Y a des chances», soupira oncle Guillaume.

Un malaise parcourut l'assistance. Le facteur se frotta nerveusement le front comme s'il pensait effacer les sinistres chiffres cafteurs. On se sentait chamboulés. Qui d'entre nous n'avait eu ses moments de faiblesse, désormais clairement visibles sur le front de chacun? On resta silencieux, chacun soupesant la gravité de ses péchés. Moi, je pensais à l'argent que j'avais pris chez mon père.

«Ces parasites sont pires que des étrangers, finit par lâcher le patron.

– Comme tu y vas, dit Jean-Marc, le pharmacien. Je préfère de loin un bon vieux contrôleur de chez nous. Hein, les gars? On peut toujours trouver un langage commun avec ces diables-là. Regarde l'histoire à Jussac. Il a trouvé un compromis. Le bon réflexe. Donnant, donnant. Moi, je parie qu'il est aux Bahamas, le Jussac, à toucher un pourcentage sur chaque redressement effectué grâce aux lunettes.

– On doit pouvoir plaider, cogitait l'avocat. Les phénomènes paranormaux n'ont pas leur place dans le Code civil. Je me demande si les lunettes constituent une preuve juridique suffisante.»

L'instituteur secoua la tête:

«Jean-Marc a raison. Soyons pragmatiques. Si je croise l'agent aux lunettes, je ne perdrai pas mon temps à nier (à quoi bon? puisqu'il a la preuve devant lui), je lui proposerai un échange de bons procédés, par exemple en négociant un léger coup de pouce pour ses gosses aux examens.»

Et tard dans la nuit, il y eut de la lumière au bistrot de l'île. Chacun cherchait à se rassurer auprès des autres. La discussion n'en finissait pas. Wolf et moi, fatigués par les événements remarquables de la journée, nos jeunes couilles vidées par Josiane, nous luttâmes en vain contre le sommeil. Je m'endormis sur une banquette, comme un bienheureux. Puis mon père me réveilla et l'on rentra à la maison.