"Jeanne d’Arc fait tic-tac" - читать интересную книгу автора (Gran Iegor)

Un revenant

Les dimanches sur notre île étaient tristes comme des perroquets morts: pas un magasin d'ouvert, pas un bowling, un ennui généralisé qui pousserait au crime le plus sage des adolescents. On traînait misérablement notre existence, les heures stagnaient sur la pendule, on se serait cru à l'extérieur du système solaire, perdu quelque part à la périphérie de la vie, dans des ténèbres éternelles fouettées par la pluie. Nous étions trop jeunes encore pour comprendre que l'ennui est ce qui distingue l'homme des autres animaux de la création, qu'il faut cultiver son ennui comme on cultive la raison ou l'intelligence.

Ce dimanche-là surtout était pénible car notre absence flagrante d'argent anéantissait tous nos projets – le bon sens commandait de limiter pour le moment les prélèvements chez mon père. Les beautés entrevues chez madame Saint-Ange encombraient nos pensées tandis que notre envergure financière se limitait à une partie de flipper. Ce vertige créé par le désir des sens confronté à la réalité des moyens rendait fébriles nos visions du futur.

«Cool, c'est quoi pour toi le métier que tu veux faire? me demanda Wolf tandis que l'on faisait les cent pas devant le bistrot encore fermé. Moi, je me vois bien mercenaire ou pirate, un film avec de l'action, car je m'ennuie précaire, un rat ne s'ennuie pas autant.»

Je l'écoutai avec le sourire – il avait ce parler populo que je méprisais un peu – et je m'en sortis par une pirouette:

«Sélectionneur de filles chez madame Saint-Ange!»

On partit d'un fou rire qui raccourcit d'autant l'après-midi engourdie.

«Eh, attends, attends, le gant de boxe qui tartine la gueule, reprit Wolf. Ça c'est un beau métier.

– Le ticket de loterie qui gagne deux millions! enchéris-je.

– Le lance-flammes de Jack l'éventreur!

– Le cachet de la poste qui fait foi!» On se bidonna encore un peu.

Enfin, le patron leva son rideau et nous nous précipitâmes vers les places près du radiateur, les plus convoitées, en face de la table où aimait s'asseoir oncle Guillaume. Sa chaise vide, en bois laqué, toute simple, resplendissait comme un trône de souverain. On la regardait avec piété, on scrutait le vide laissé par oncle Guillaume en nous interrogeant sur son apparition prochaine et la teneur de ce qu'il nous raconterait ce jour-là. Autour de nous, les habitués s'entassaient.

On vit l'oncle Abe qui tournait autour de la chaise vide, peut-être songeait-il à s'y poser – c'était à peu près la seule chaise vide du bistrot -, mais nos regards remplis d'antipathie et de détermination eurent tôt fait de le dissuader. Il se rabattit sur un coin sombre où il consomma en silence.

L'oncle Guillaume arriva juste après. Quand il vit l'oncle Abe, son regard s'assombrit légèrement., mais on lui donna tellement d'émotions positives en l'encourageant, le tapant dans le dos, le cajolant de toutes les manières, qu'il finit par s'asseoir avec nous, et son sourire moustachu nous enveloppa avec bienveillance.

«Les dimanches comme le nôtre sont faits pour des histoires lugubres, commença-t-il. Une histoire de ce genre est arrivée à notre instituteur de l'école primaire des Blagis, monsieur Palissy. Une ; histoire de revenant. »

Il y eut un silence chargé. Oncle Guillaume se rafraîchit la gorge et poursuivit.

«Un jour, il y a déjà pas mal d'années, monsieur Palissy est au supermarché du coin, en train de se choisir du jambon sous cellophane, quand il voit un vieux type pas très bien habillé, dans les soixante-dix, soixante-quinze ans, difficile à dire, au rayon fromages, un type au visage assez carré, très laqué, comme enduit de bronze, plutôt bien bâti, avec une bedaine honnêtement gagnée et un costume de flanelle un peu vieux jeu. On a l'impression de le connaître, ce type, un vague sentiment de déjà vu, mais où? – impossible de se rappeler. Palissy est très intrigué, tellement intrigué qu'il s'arrange pour se trouver dans la queue derrière lui. Il prend note de son sourire machinal à la caissière: un sourire fabuleux, avec de nombreuses dents parfaitement bien rangées et blanches comme à la parade, un sourire étonnamment frais pour un homme de cet âge. Il l'entend murmurer "merci" avec un léger bafouillage qui ressemble à un accent étranger. Il le voit sortir du magasin sans regarder personne, comme un criminel qui se dérobe.

Palissy veut en avoir le cœur net. C'est un homme droit, consciencieux. Il paye son paquet de jambon et suit le type. Il se débrouille pour marcher tout à côté de lui et l'observer de très près. C'est en traversant le carrefour qui mène à la Chèvre bègue, qu'il comprend soudain, comme une illumination. Le type n'est autre que John Fitzgerald Kennedy, en personne trente-cinquième président de là-bas. Certes il a vieilli, les traits se sont empâtés, mais il a toujours ce maintien de premier de la classe pourri par le fric, cette dégaine de play-boy qui se croit invincible. Le maître du monde est déchu, il n'en perd pas son panache pour autant.

Pétrifié par son extraordinaire découverte, monsieur Palissy manque de se faire écraser pendant que des conjectures incroyables se bousculent dans sa tête.

Pendant ce temps, à mille lieues de se sentir repéré, Kennedy traîne ses cabas comme un vulgaire citoyen lambda vers la cité de la Prospérité qui jouxte la zone industrielle. C'est là qu'il habite, dans l'immeuble G, à droite après le parking. L'ayant suivi jusque-là, Palissy s'assied sur un plot en béton et tente de faire le point. D'un côté, il lui paraît fou que Kennedy vive ainsi incognito dans une zone à forte mixité sociale, en banlieue française, d'un autre il passe en mémoire les reportages sur son assassinat, les numéros spéciaux d'Historia, ie film d'Oliver Stone, tout ce qu'il a pu voir ou lire sur le sujet, et cette documentation est formelle: il s'est passé quelque chose de pas très orthodoxe en cette après-midi du 22 novembre 1963 à Dallas. Ce n'était pas un assassinat classique. Troisième balle ou pas, deuxième homme ou non, mafia, KGB ou Cubains, voire Johnson, peut-être même Jackie ou Zapruder, le moins que l'on puisse dire c'est qu'il y a des zones d'ombre. Connaissant la duplicité des serviteurs de Magog, leur manque de scrupules et la facilité qu'ils ont pour manipuler les informations, il n'est guère étonnant que des révélations incroyables surgissent à intervalles réguliers et pimentent cette ténébreuse affaire.

Afin d'y voir plus clair, monsieur Palissy revient plusieurs fois à la cité de la Prospérité, dans la mesure où lui permettent ses horaires d'instituteur du primaire. Il s'installe sur un plot de béton ou s'adosse au préau en faisant semblant de lire son journal. Il peut ainsi observer les allées et venues de Kennedy sans trop se faire remarquer (sauf par un groupe de jeunes qui se mettent à lui taxer des cigarettes).

Un jour, la chance est de son côté. Kennedy sort accompagné d'une dame et s'arrête juste à côté de lui, à un crachat. Ils se tiennent par la taille en se faisant des enfants dans le cou. Palissy a tout le loisir d'observer son client de face trois quarts. Quelle ressemblance! Il aurait certes besoin d'un petit brushing, peut-être même d'une séance ou deux à lipo-sucer, oh, trois fois rien, une intervention minime pour rehausser les bajoues et enlever les poches, mais c'est lui tout craché, le fringant JFK des rugissantes sixties, l'incorrigible tombeur du sexe faible.

Mais ce n'est pas tout. La dame! En l'observant attentivement, Palissy détecte des airs de déjà vu…»

Oncle Guillaume leva le menton pour se ravitailler en vol et marquer une pause dramatique.

«Marilyn! cria mon père, enthousiaste.

– Trop beau pour être vrai, sourit oncle Guillaume. Il y a pensé, Palissy, à Marilyn, mais la dame en question, bien que blonde, n'a pas plus de quarante ans: un peu jeune pour Marilyn, la Marilyn. Non, c'est tout simplement… madame Caumartin., la femme à feu M. le maire. Palissy l'avait vue plusieurs fois aux réunions de coordination enseignants-enseignes. Madame Caumartin!

Palissy poursuit son enquête sulfureuse. Il relève les noms des boîtes aux lettres. Par recoupements, il détermine le faux nom sous lequel se cache Kennedy – un certain J. Ben Saïd – J comme John, évidemment.

Un jour, n'y tenant plus, il accoste l'homme au détour d'un café.

"Excusez-moi, mister Ben Saïd, je sais qui vous êtes." Et il lui fait de l'œil, l'air de dire "on ne me la fait pas, j'en ai disséqué des plus durs".

L'autre, vous vous en doutez, reste muet comme une carpe sans avocat. Vous pensez bien qu'il ne s'est pas caché toutes ces années pour avouer bêtement à la première occasion. Alors Palissy, très sûr de lui:

"J'ai toujours été physionomiste – je connais les visages de tous mes élèves – alors ce n'est pas la peine de nier."

L'autre, toujours rien. Palissy:

"Je vais vous rafraîchir la mémoire. Les missiles à Cuba, ça vous dit quelque chose? C'est-y pas vous qui avez failli nous déclencher une petite guerre atomique? Allons, vous voyez bien, monsieur John Fitzgerald. Si vous voulez, ça restera entre nous."

Car Palissy a quand même la tête sur les épaules. Il se dit que c'est l'occasion d'écrire ce livre dont il a toujours rêvé, un livre qui le rendra riche et célèbre. Ce Ben Saïd alias Kennedy est une mine d'or à condition de garder le secret. (S'il n'avait pas joué perso, s'il en avait dit un mot ne serait-ce qu'au commissariat du coin, l'histoire aurait pu prendre une tournure toute différente. Mais je m'égare.)

L'autre conteste l'évidence, fait semblant de ne rien comprendre, s'énerve, sort de faux papiers, les agite sous le nez de Palissy.

"Bah, avec vos relations, ne me dites pas que c'était difficile de vous les procurer, mister president"

Et là, vous ne devinerez jamais, l'homme s'enfuit. Il plante Palissy dans la cour de l'immeuble et court se cacher dans son appartement de la porte G. Uh oh, se dit Palissy, mon bonhomme, tu as quelque chose sur la conscience.

Dès lors, il passe son temps à traquer le cachottier. Il l'accoste dès qu'il peut, il l'accompagne au café-PMU, il va dans les mêmes boulangeries, il le suit en voiture.

Un jour, il parvient à le surprendre avec madame Caumartin à la sortie d'un centre commercial Belle Épine. La blonde madame Caumartin rougit jusqu'aux extrêmes. Et là, surprise, eh se voyant repéré, avec sa dame toute confuse à ses côtés, c'est Kennedy qui vient trouver Palissy de son propre chef et lui fait signe de le suivre un peu à l'écart.

"Bon, lui dit-il, tu as gagné, pot de colle, je suis bien celui que tu sais, et maintenant tu me lâches la grappe ou je ne réponds plus de mes mains."

Palissy: "Tout l'honneur est pour moi, muter président, je suis confus de vous avoir importuné mais la vérité est un devoir, surtout pour le serviteur de la République que je suis. Votre secret restera entre nous mais je ne résiste pas à la curiosité de vous poser deux, trois questions. Si vous le voulez bien, mister president."

Il veut bien. Il enrage, il regarde sa douce et tendre en prenant des airs de martyr, mais il veut bien. Tout, pourvu que notre inquisiteur le laisse tranquille.

La première question que pose Palissy peut sembler déplacée pour quelqu'un qui se trouve face à la plus grande manipulation de l'Histoire, mais c'est celle qui lui vient en tête dans ce moment d'une rare intensité:

"Monsieur Kennedy, pour votre exil, pourquoi avez-vous choisi notre pays?"

Et l'autre, tranquillement:

"Parce que c'est le trou du cul le plus paumé et inculte sur Terre, où l'on a le moins de chances de me retrouver. Il offre néanmoins un minimum de civilisation et de protection sociale."

Oncle Guillaume se tut pour laisser la place à l'indignation générale.

«Ah le fumier!» criait mon père, «Faut lui apprendre la politesse!» hurlait un autre, «Dehors, le fils à papa!» entendait-on de partout: en un instant notre paisible bistrot du dimanche s'était transformé en une ruche de protestation. Rarement ai-je entendu pareille unanimité chez notre peuple plutôt enclin à se chamailler. Quels que fussent l'âge, le rang social ou le niveau d'éducation, la rage écumait le long des tables, l'insulte grondait dans les gorges.

Wolf et moi, nous savourions cette ambiance d'unité nationale digne d'un grand match de Coupe de monde. Ça faisait plaisir à voir: le patron du bistrot, plutôt de droite, voire plus, main dans la main avec le facteur, plutôt de gauche, voire plus, le tout saupoudré de rose, plus ou moins rose, et de bleu, allant du bleu horizon à l'outremer, tous ensemble, tous outrés. C'était plus beau qu'un conte de fées, et je me sentis transporté: peu de temps auparavant, j'avais lu un roman de science-fiction où la Terre était attaquée par des Martiens, ce qui provoquait la fin des guerres entre les nations terriennes et une grande unité contre le mal absolu, unité indispensable pour survivre. C'était beau comme une utopie en paillettes. Wolf, lui, semblait vibrer à la force animale qui se dégageait de ces dizaines de pieds qui tapaient le sol comme un troupeau en colère. Il mit ses doigts dans la bouche et siffla à perforer les murs.

Seul dans son coin, l'oncle Abe ne disait rien.

Après l'exaspération vint le temps de la réflexion, où chacun essaya de théoriser sur ce qu'il convenait ou pas d'entreprendre.

«Notre pays accorde le droit d'asile aux étrangers persécutésj disait Raphaël, l'employé de banque, il le refuse aux tyrans. Kennedy doit partir.

– Il a une attitude immature, s'indignait la femme du notaire. Il n'a pas hésité à briser le couple à feu M. le maire.

– Ce type profite de nos largesses sociales, remarquait l'étudiant. C'est un parasite.

– J'espère que Palissy l'a dénoncé à qui de droit», conclut mon père en regardant oncle Guillaume.

Oncle Guillaume toussa légèrement et le silence respectueux revint.

«Ben non, justement. Il a voulu se l'approprier. Genre, le Kennedy c'est moi qui l'ai trouvé, je le garde pour moi. C'est lamentable, tellement humain. Il pensait au livre qu'il voulait écrire, aux révélations exclusives qu'il y mettrait. Alors… Après avoir tourné autour du pot, Palissy se lance et pose enfin la question essentielle: "Monsieur Kennedy, à quoi rime la mise en scène de votre assassinat?"

Kennedy le regarde avec l'air de supériorité qu'on lui connaît:

"Vous allez me laisser tranquille après?

– C'est promis", répond Palissy bien qu'il n'ait aucune intention de tenir sa promesse car il n'est pas né le Yankee yuppie qui dictera quoi que ce soit à un Français.

Kennedy regarde madame Caumartin qui s'exaspère. Il lui fait un signe de la main qui veut dire "on n'a pas le choix, chérie, un peu de patience" et il livre à Palissy un des plus gros secrets de l'Histoire.

"Sachez que c'est Lee Oswald qui était la cible de notre opération, dit Kennedy. L'ensemble de la manœuvre visait à le faire passer pour l'assassin du président des États-Unis pour pouvoir l'enfermer, puis le faire exécuter – par Jack Ruby -, sans attirer les soupçons. Une fois la mission accomplie, je me suis exfiltré vers le Mexique, puis vers la France. J'ai toujours admiré Henry Miller.

– Mais l'autopsie? demande le brave Palissy, au bord de l'évanouissement.

– Du bidon, répond Kennedy. Photos maquillées, médecins achetés."

Palissy: "Mais Zapruder?

– Un agent fédéral, répond l'autre. Le film a été entièrement monté en studio. Vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi il était flou à ce point?"

Palissy s'acharne: "Le sénateur Connally?

– Lui, on l'a tiré pour de vrai, pour rendre l'affaire plus crédible et éliminer un témoin qui aurait pu parler. D'où le deuxième tireur, qui était en fait le seul, planqué dans les buissons le long de la route."

Et ainsi de suite. À chaque question désespérée de Palissy, le monstre a une explication qu'il assène avec un naturel désarmant. Le sang sur les sièges et le bout de cerveau? Une poche de sang percée au bon moment et un peu de cervelle d'agneau. Les traces de poudre sur les doigts d'Os-wald? Résultats truqués au laboratoire. Le cercueil couvert du drapeau officiel? On y a mis un cadavre de clochard trouvé à la morgue.

"Mais pourquoi? s'écrie Palissy. Pourquoi ce mensonge du siècle?" Et l'autre répond, imperturbable: "Lee Oswald était un dangereux communiste. J'ai servi ma patrie. Et, pour vous parler franchement, Jackie commençait à me courir. J'avais d'autres ambitions sentimentales que ce mariage arrangé."

Là-dessus, il prend congé. Palissy reste en plan, le ventre calé par les incroyables révélations, les pensées en tire-bouchon, ne sachant qu'entreprendre… Et… Et… Non, je refuse de continuer de la sorte! Ce sinistre individu me dérange!»

Oncle Guillaume désigna Abe du menton et s'enferma dans un air maussade.

«Voyons, onc' Guillaume, plaida le patron, il n'a rien dit, l'Abe, tu penses bien, je l'ai à l'oeil.

– Rien dit ou pas, c'est pas le propos, il n'en pense pas moins et ça se voit… Regardez-moi cette face de morue. Je connais sa nature perfide, faut pas me raconter des salades,»

Oncle Abe se taisait, confus.

«Vous voyez, il ne dit rien! explosa oncle Guillaume. C'est un comble alors! Je refuse!

– M'enfin, onc' Guillaume, tenta le patron.

– Tu es de son côté, hein? Tu ne sens peut-être pas ses fluides négatifs, toi, mais moi ça nie dérange. Je vois d'ici qu'il ne croit pas un mot de ce que je raconte.»

Le patron se planta devant Abe.

«C'est-y vrai ce que dit onc Guillaume?»

Oncle Abe se leva en silence et se dirigea vers la porte. Au passage, Wolf et moi lui plantâmes mille poignards imaginaires dans le dos. «Regarde-moi cette 'tite bite», dit Wolf et l'on ricana en sourdine.

Quand la sérénité revint, aidée par le patron qui offrit une tournée à tout le monde, on voulut connaître la suite. Oncle Guillaume se renversa dans la chaise. Dans sa moustache argentée, on vit jouer des reflets de bonheur.

«Le soir même, Palissy se met à écrire frénétiquement. Il note les incroyables révélations que l'on avait voulu cacher au monde. Son stylo plume puise d'indignation. "Je le savais, répète-t-il pendant que la sournoise manipulation est couchée noir sur blanc. J'ai toujours dit qu'il y avait anguille sous roche dans cette histoire des Kennedy. Les forces du mal ont encore embobiné la planète."

Des jours passent. Palissy sent qu'il a un volcan entre les mains. Il lui reste quelques points à vérifier, des précisions sur tel ou tel aspect du récit. Il voudrait aussi pouvoir photographier Kennedy, voire négocier une exclusivité. On doit pouvoir le convaincre, s'imagine-t-il.

Quand il retourne à la cité de la Prospérité, il n'y a pas plus de Kennedy que de crédit fiscal. L'appartement vient d'être reloué. C'est maintenant un couple de Chinois à précarité modérée qui l'occupe. Ils montrent à Palissy un papier de la mairie où on leur octroie l'appartement dont le locataire précédent, Ben Saïd Jamel, a libéré les lieux. Un coup de madame Caumartin, sans doute. Mais pourquoi Jamel? - ça il reste pantois. C'est John qu'il s'appelait, John Fitzgerald. Les Chinetoques le regardent avec leurs yeux de porcelaine. «Où est-il allé?» demande-t-il. Les autres font meuh, meuh: ils ne comprennent rien. L'oiseau s'est envolé. Sur le continent, peut-être. Loin de notre île pour ne plus risquer de se faire repérer. Peut-être – ce n'est pas impossible – est-il retourné dans son pays d'origine. Bon débarras!

Palissy a bien essayé ensuite de vendre son manuscrit à un éditeur, mais personne ne le croyait. Et ceux qui le croyaient ne le publiaient pas quand même – une sorte d'omerta. Je suppose qu'ils ont reçu des consignes très strictes de la part de leurs actionnaires, ces fonds de pension qui contrôlent des pans entiers de notre économie. "C'est passionnant, lui disaient-ils, mais on ne peut rien pour vous. Revenez dans dix ans."

L'année suivante, feu M. le maire est décédé dans un accident automobile dans des circonstances qui n'ont pas encore été entièrement élucidées.»

La dernière phrase résonna à nos oreilles avec son cortège de spectres menaçants. Oncle Guillaume vida son verre. Son rot, habilement étouffé par la moustache, nous fit comprendre que l'histoire était terminée. Alors Wolf rota à son tour, par mimétisme d'adolescent, et l'on eût dit que l'âme maudite du trente-cinquième président s'était échappée de ses entrailles. Ensuite on resta silencieux à regarder nos verres vides.