"Au Piano" - читать интересную книгу автора (Echenoz Jean)6.Une semaine s'étant écoulée depuis le concert de la salle Pleyel, il restait donc à Max une quinzaine de jours à vivre et nous roulions à vive allure de bon matin dans le TGV qui le ramenait à Paris depuis Nantes où, la veille au soir, il s'était donné en spectacle à l'Opéra Graslin avec un programme Fauré. Comme d'habitude, la terreur de ce récital avait à peine eu le temps de s'éteindre dans le corps et l'esprit de Max que, devant la perspective de se produire encore ce soir à la salle Gaveau, une nouvelle épouvante l'étreignait déjà. Pour tenter de la diluer, pour s'occuper un peu, Max quitta sa place et se dirigea vers le bar, déséquilibré par les mouvements du train, s'accrochant aux montants des sièges. Il y avait très peu de chemin à faire pour accéder au bar, à cette heure-ci presque vide et d'où l'on pouvait regarder le paysage en paix bien que d'épaisses tiges horizontales au milieu des vitrages, incompréhensiblement disposées juste à hauteur des yeux, contraignent à vous pencher ou vous hausser sur la pointe des pieds pour contempler ce paysage, par ailleurs dépourvu d'intérêt. Une fois que Max eut commandé une bière, il retira de sa poche gauche un téléphone sur le clavier duquel il composa un numéro. Allô, décrocha prestement Parisy, j'écoute. Ah c'est vous, alors comment ça s'est passé à Nantes? Écoutez, pas trop mal, répondit Max, mais la chambre était un pur scandale. Ah oui, dit Parisy préoccupé, je crois que je vois. Mais qu'est-ce qui vous a pris, demanda Max, de me réserver une chambre pour handicapés? De fait, lit spécial et toilettes surélevées, barres disposées dans tous les coins pour se maintenir, banc à claire-voie sur la baignoire, fenêtre exposée au nord et commandant un secteur de parking dont les marques au sol désignaient qu'il était, lui aussi, réservé aux handicapés, cette chambre d'aspect clinique n'avait rien pour égayer l'humeur de l'homme seul, et spécialement de l'artiste seul, et particulièrement de l'artiste seul épouvanté. Je sais, reconnut Parisy, je sais, mais vraiment on n'a rien trouvé d'autre. Il devait y avoir ces temps-ci des congrès ou quelque chose à Nantes, tous les hôtels étaient complets. Je veux bien, dit Max, mais quand même. Vous savez, développa Parisy, ça n'a pas que des mauvais côtés, ce genre de chambres, elles sont beaucoup plus grandes que les autres, par exemple. Et, vous avez vu, les portes sont plus larges. Pourquoi plus larges? demanda Max. Parce qu'il faut qu'il y ait de la place, expliqua Parisy, pour deux fauteuils roulants. Pourquoi deux? s'étonna Max. Le handicapé a droit à l'amour, rappela Parisy. Je veux bien, répéta Max, mais enfin bon, il n'y avait même pas de minibar. Le handicapé est sobre, fit remarquer froidement Parisy. Ça va, dit Max, ça va. A tout à l'heure. Et puis, ayant vidé sa bière, il fit au bar l'acquisition de trois petites bouteilles d'alcool qu'il fourra dans sa poche droite avant de regagner sa place. En première classe, section fumeurs, Max disposait d'un fauteuil solitaire dans un arrangement de quatre sièges vides. Une des choses bien, à cette époque, dans le TGV, c'était qu'en voiture 13 la première classe fumeurs jouxtait le bar, ce qui pouvait simplifier les choses. Survenant de chez les non-fumeurs, un homme vint lui demander si l'un de ces fauteuils était libre, précisant qu'il ne resterait pas longtemps, le temps d'une ou deux cigarettes. Mais je vous en prie, dit Max avec un geste hospitalier comme s'il était chez lui. En le remerciant et produisant des cigarettes et un briquet, l'homme jeta un regard un peu trop appuyé sur Max, qui se demanda si l'autre ne l'aurait pas identifié. Après tout, comme on voyait parfois sa tête dans les journaux, dans les revues spécialisées, sur des affiches ou des pochettes de disques, il arrivait qu'on le reconnût et qu'on vînt lui parler – plus souvent, bizarrement, dans les transports en commun qu'ailleurs. Ce n'était jamais désagréable, bien sûr, même si c'était parfois embarrassant mais ce matin-là, dans ce train-là, Max qui trouvait le temps long n'aurait pas détesté un peu de conversation. Or non: sa Marlboro carbonisée, l'autre s'endormit soudain face à lui, bouche ouverte, Max distinguant nettement un plombage sombre en haut à droite de sa mâchoire. Eh bien ma foi tant pis, c'est toujours comme ça de toute façon. Quand on sait qu'on est un peu connu, c'est toujours un peu plus ou un peu moins connu qu'on ne croit, c'est selon. Qu'est-ce que je pourrais bien faire pour m'occuper? Haussant des épaules intérieures, ce fut la première des petites bouteilles d'alcool que Max alla chercher dans sa poche. À l'arrivée du train, bien avant qu'il se fût immobilisé, les passagers s'étaient levés de leurs sièges, emparés de leurs sacs et massés aux environs des portes. Sauf Max qui descendit très lentement de la voiture après tout le monde, et Bernie, qui l'attendait sur le quai 8 de la gare Montparnasse, vit tout de suite que ça n'allait pas bien. Il accourut, s'empara du bras de Max, tâchant de tenir le cap le plus droit vers la sortie de la gare tout en parlant sans cesse, informant le pianiste que la critique du dernier concert à Pleyel avait été unanimement louangeuse (enfin c'est ce qu'on m'a dit, je ne lis jamais le journal), qu'à n'en pas douter Gaveau serait comble ce soir, que les États-Unis avaient appelé en prévision d'une tournée d'un mois, que le cachet proposé par le festival de Fougères était selon Parisy scandaleusement inacceptable et que, l'intégrale Chausson étant très attendue, le Japon insistait pour les dates de réservation des studios Cerumen (ils n'ont vraiment rien trouvé de plus drôle, comme nom?) ainsi que pas mal d'autres choses encore. Tout cela, dans les escalators, ne provoquait chez Max que de petits ricanements entendus qui, conjugués à son haleine, ne manquèrent pas d'inquiéter supérieurement Bernie. Au fait, dit Max, comment ça s'est passé l'autre soir avec Parisy? Tu sais, ton augmentation. Eh bien pas mal, répondit Bernie, mais ça va dépendre un peu de vous. Ne t'inquiète pas, dit Max en trébuchant sur une marche, ça va aller. Si ça ne va pas, on se débarrassera de lui, de toute façon. Ça se change, un impresario. Nous formons, toi et moi, une excellente équipe et Parisy est un crétin. Quand même, objecta Bernie. Tais-toi, commanda Max, il n'entend rien à la musique, il a autant de sens artistique qu'un yaourt. De plus, insista-t-il en ratant une autre marche, il est complètement sourd. Quand même, répéta Bernie en saisissant plus fermement Max par le coude. Mais si, mais si, développa Max, il est si sourd que ses oreilles ne servent qu'à tenir les branches de ses lunettes. Et puis il ne comprend rien à mon projet. Mais de toute façon, généralisa-t-il, personne ne comprend rien à mon projet. Même pas moi. Comme il était maintenant midi et quelque, après avoir déposé Max chez lui en taxi, Bernie descendait à pied le boulevard Barbès à la recherche d'une quelconque brasserie. L'ayant trouvée, une fois le plat du jour commandé, il gagna le sous-sol de l'établissement où se morfondaient comme toujours le téléphone et les toilettes. Ayant usé de celles-ci, il décrocha celui-là et composa le numéro de Parisy. Alors, s'inquiétait celui-ci, il est comment? Ça ne va pas trop fort, dit Bernie, j'ai l'impression qu'il n'est pas bien. Quoi, s'exclama Parisy, il est encore bourré? Déjà, à cette heure-ci? Il est fatigué, reconnut Bernie, je le trouve bien fatigué. Écoutez, Bernard, dit sèchement Parisy, ça c'est votre affaire, hein, c'est votre responsabilité. Vous vous souvenez de notre arrangement de l'autre jour? Il va de soi que si le concert est compromis, ça ne tient plus. Faites votre travail, maintenant. Après que Max eut déjeuné chez lui à Château-Rouge, où Alice avait laissé du poulet froid dans la cuisine, il s'assoupit un moment sur le divan du studio, réveillé en sursaut par le retour de la peur qu'il essaya d'exorciser avec un verre, n'arrivant qu'à la potentialiser. Quand Bernie reparut chez lui en fin d'après-midi, pour l'escorter comme d'habitude avant le concert, Max avait l'air encore moins sûr de lui qu'à la gare et Bernie dut le guider vers sa douche avant de l'aider à s'habiller, puis, au coin de la rue Custine, il héla un taxi dans lequel on s'engouffra. Parc Monceau, annonça Bernie. Mais pourquoi le parc Monceau? protesta Max, pourquoi tu m'emmènes toujours là? C'est bien, le parc Monceau, répondit Bernie. C'est pratique, c'est joli, c'est pas mal desservi. C'est à côté de chez moi. Et puis c'est aussi que je n'ai pas beaucoup d'imagination. Le ciel était gris sombre sur les boulevards qui défilaient, l'air était lourd avec des coups de fraîcheur, de petites gifles intermittentes qui entraient par les vitres baissées du taxi, Max ne cessait d'ouvrir et de refermer son imperméable. Tiens, observa-t-il quand le taxi se fut garé devant les grilles dorées, voilà qu'il pleut. Attendez un instant avant de descendre, avait prévu Bernie, je vais vous abriter. Vous me faites une petite fiche, s'il vous plaît, dit-il au chauffeur avant de contourner la voiture au pas de course, faisant apparaître un parapluie télescopique qu'il déploya au-dessus de Max, celui-ci chancelant en sortant du taxi sous la pluie fine. Ils entrèrent à nouveau dans le parc. Bernie se contorsionnait un peu pour maintenir Max par un bras en continuant de brandir, au bout de son autre bras, le parapluie parfaitement centré sur le crâne de Max qui protesta: Mais protège-toi un peu, toi aussi. Tu vas être trempé. J'ai mon chapeau, rappela Bernie. Écoute, dit Max, si on passait plutôt prendre un verre chez toi, juste une petite bière, bien au chaud. Non, monsieur Max, dit Bernie d'une voix ferme. Écoute, insista Max, tu sais que la pluie ça n'est pas bon du tout pour mes mains. Ça me tue les doigts, je me gèle, je sens venir ma petite arthrose, je la sens qui vient. Je ne vais pas pouvoir jouer dans ces conditions. Monsieur Max, gémit Bernie désespérément. Sentant l'autre faiblir, Max plongea la main dans une poche de son imperméable, en retira une des petites bouteilles achetées dans le TGV, la brandit d'un air menaçant comme une grenade offensive. Regarde, dit-il, si c'est cela que tu crains, je l'ai sur moi de toute façon. Ça ne peut que me réchauffer. Alors voilà, c'est simple, ou bien une bière chez toi ou bien je bois ça ici même. Tu trouves que ce serait mieux? Ce n'est pas bien, capitula Bernie, ce n'est pas bien. Mais qu'est-ce qui n'est pas bien? s'étonna Max. Où est le mal? Et puis c'est où, déjà, chez toi, au juste? Rue Murillo, dit Bernie d'une voix morne, c'est par là. Je vois très bien, dit Max. Eh bien dis donc, ricana-t-il désagréablement, tu es dans les beaux quartiers, toi. C'est tout petit, protesta mollement Bernie, c'est au dernier étage, juste la place pour mon beau-fils et moi. Je tiens ça de ma famille. Allons-y, dit Max. Résigné, Bernie suivit Max plus qu'il ne le précéda vers le portail sud du parc, prenant quand même soin d'éviter, par principe, le monument dédié à Chopin – où l'on voit celui-ci, sculpté en pleine action à son piano, martelant on ne sait quelle mazurka pendant que l'inévitable jeune femme assise au-dessous de l'instrument, les cheveux recouverts d'un voile et curieusement dotée de très grands pieds, à l'évidence très concentrée, se couvre lés yeux d'une main sous l'emprise de l'extase – Putain mais c'est pas vrai comme c'est beau, cette musique – ou de l'exaspération – Putain mais c'est pas vrai comme j'en peux plus, de ce mec. Le 4 rue Murillo est en effet un assez bel immeuble mais le logement de Bernie y consistait en trois chambres de bonne, réunies et donnant sur la cour. Bernie fit entrer Max dans la pièce principale cumulant les fonctions de salon, de cuisine et de salle à manger, et qui contenait également son lit. Par une porte ouverte, Max aperçut du matériel informatique perfectionné dans la chambre du beau-fils très intelligent qui paraissait absent. Bernie, comme convenu, servit à Max une bière dans laquelle, à sa consternation, l'autre vida une bonne moitié de l'alcool exhibé au parc. Puis le petit homme tenta comme d'habitude de distraire le pianiste, de lui faire oublier l'échéance du concert, cherchant des arguments et des idées avec d'autant plus de peine que l'ébriété de Max s'aggravait au fil des minutes – bien que, seul fait positif, elle parût adoucir son trac. Et vers sept heures et demie, l'un soutenant l'autre tant bien que mal, ils descendaient doucement l'avenue de Messine en direction de la salle Gaveau. Et à huit heures pile, après bien des soucis pour faire tenir Max debout, Bernie le propulsa vers le piano selon sa technique habituelle. De manière imprévisible, l'autre marcha d'un pas ferme vers l'instrument bien que, dans sa vision troublée par l'imprégnation, le clavier ne fût plus comme d'habitude un simple maxillaire mais une authentique paire de mâchoires qui s'apprêtaient cette fois, le plus sérieusement du monde, à l'absorber pour le disloquer en le mastiquant. Or comme, à peine apparut-il sur scène, la salle entière se dressait pour l'acclamer, interminable Niagara d'applaudissements, plus vif encore que la semaine dernière, comme l'ovation plus enthousiaste que jamais se prolongeait sans faiblir, Max qui n'avait plus toute sa tête crut pouvoir en déduire que le concert était fini. Il salua donc profondément le public à plusieurs reprises avant de retourner d'un pas non moins ferme vers la coulisse sous le regard horrifié de Parisy – mais, ni une ni deux, Bernie reprit aussitôt Max par les épaules et le retourna sur lui-même et, d'une robuste poussée, le renvoya vigoureusement sur scène et allez: sonate. Bien joué, Bernard, dit Parisy, vous avez été bon. Vous avez été vraiment bon. Ce n'est pas tous les jours facile, vous savez, fit observer Bernie. C'est quand même un métier très physique. |
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