"Au Piano" - читать интересную книгу автора (Echenoz Jean)

7.

Deux heures plus tard, dégrisé par l'épreuve du concert, le cœur en paix mais l'esprit vide, Max Delmarc somnolait à l'arrière d'un taxi. Comme celui-ci finit par s'arrêter, Max ouvrant l'œil reconnut son immeuble avant d'apercevoir, devant le portail, un très gros chien immobile qui regardait fixement dans sa direction. Une fois le chauffeur payé, le chien continua d'observer Max en train de descendre du taxi: c'était une bête vraiment volumineuse, de format terre-neuve ou mastiff, d'apparence pacifique et bonasse et qui finit par s'en aller, tiré par une longue laisse dont le regard de Max suivit en travelling le fil tendu pour aboutir à une personne de sexe féminin, envisagée de dos. Or même de dos, même de loin, même sous un réverbère en panne sur deux, Max n'eut aucun mal à reconnaître la femme surnaturellement belle qu'il lui arrivait de croiser dans le quartier. Voici qu'elle s'éloignait à présent, suivie de son animal, vers le square de la Villette. A une heure pareille.

Max n'est vraiment pas du genre qui aborde les inconnues dans la rue, surtout à une heure pareille. C'est une question de principe, bien sûr, mais pas seulement: le voudrait-il qu'il en serait incapable. Pourtant, était-ce un effet retard de tout l'alcool de la journée, sans doute mais peut-être pas seulement, le voilà qui se mit à suivre cette femme dans la ferme intention de lui parler. Il ne savait nullement ce qu'il allait lui dire, ne s'en inquiétait pas, ne s'étonnait même pas de ne pas s'en inquiéter, il trouverait au dernier moment. Hélas en arrivant à sa hauteur, soudain surpris de l'entendre parler toute seule, il s'aperçut qu'elle s'entretenait avec un téléphone mobile. Pas question de l'aborder dans ces conditions, aussi la dépassa-t-il d'un pas vif comme si de rien n'était, sans se retourner ni bien savoir où il allait, bien obligé de faire semblant d'y aller, improvisant un objectif qui serait justement le square de la Villette, à trois angles plus loin. Peu de monde à cette heure-ci dans les petites rues du quartier: le bruit de ses pas sonnait trop fort, semblait se répercuter contre les façades sombres et, comme il rendait gauche sa démarche, Max mal à l'aise s'imagina vu de dos. Puis, arrivé au square, son plan très simple était fixé: il allait rebrousser chemin pour croiser cette personne et cette fois il lui parlerait, toujours aucune idée de ce qu'il pourrait lui dire mais ce point, curieusement, lui semblait négligeable.

Donc, arrivé au square, il revint sur ses pas, l'aperçut de loin qui venait vers lui, le chien marchant cette fois devant sa maîtresse indistincte à l'état de silhouette. Comme celle-ci se précisait vite, force étant de constater qu'elle discutait toujours dans son petit téléphone, Max ne put que s'abstenir à nouveau de l'aborder. Tête baissée, considérant le bout de ses chaussures, il la croisa le plus vite possible avant de filer se réfugier chez lui – elle a dû remarquer mon petit numéro, au pire j'ai l'air cinglé, au mieux j'ai l'air idiot, dans tous les cas c'est complètement foutu. Il poussa le portail de l'immeuble après avoir enregistré sans s'y arrêter qu'il y avait encore de la lumière dans la chambre d'Alice puis, arrivé chez lui, il jeta son imperméable en vrac sur le divan du studio, sans s'y attarder un peu comme d'habitude, passant directement dans sa chambre où il ôta ses vêtements avec rage pour aller se coucher avec rage. Mais, après un instant d'immobilité, voici qu'il les renfile à toute vitesse et peut-être à l'envers, retraverse le studio en sens inverse et ressort précipitamment. Elle a dû rentrer chez elle mais on ne sait jamais, toujours aucune idée de ce que je pourrais lui raconter mais au fond qu'est-ce que je risque. Et qu'est-ce que je vois: elle est là. Elle est là, le chien est là, ils sont là.

Max s'approcha, déterminé. Le chien se remit à le regarder sans agressivité, sans émettre aucun grondement ni montrer la moitié d'une dent, semblant aussi gentil qu'il était gros – je vous demande un peu à quoi ça sert, des chiens pareils. Elle aussi regardait Max venir, l'air à peine étonné, sans froncer l'ombre d'un sourcil ni brandir le moindre spray d'autodéfense à l'extrait de poivre naturel. Ne craignez rien, bafouilla Max trop vite, j'en ai pour une seconde, voilà. Je vous croise depuis longtemps dans la rue. C'est vrai, sourit-elle. C'est bon, se dit Max, elle m'a repéré, c'est déjà ça. Et je, dit Max, voilà, je voulais juste savoir qui vous êtes. Gonflé, le type.

Eh bien, sourit-elle, j'habite au 55 et vous voyez, je sors mon chien (je suis moi-même au 59, calcula Max). Généralement ce sont mes enfants (aïe, se dit Max) qui le sortent mais ce soir ils ne sont pas là. Silence et nouveau sourire. Il était largement temps de conclure sous peine de passer pour un. Max, qui ne veut surtout pas passer pour un, s'inclina légèrement, souriant à son tour du mieux qu'il pouvait. Eh bien, dit-il, je vous souhaite une excellente nuit.

Traversant à nouveau la cour, Max aperçut encore la lumière chez Alice mais il s'abstint d'aller lui dire bonsoir. Il venait souvent la voir, pourtant, après le concert, lui raconter comment les choses s’etalent passees, et toi, ta journee, tout ça, mais ce soir non, pas possible. Il n'aurait pas pu s'empêcher de raconter ce qui venait de se passer, s'était assez ridiculisé comme ça, puis il se sentait un peu trop énervé. Donc il tourna un moment dans le studio, se servit tout naturellement un dernier verre, souleva le cylindre du piano pour aussitôt le rabattre, feuilleta un journal sans le lire et finit par aller se coucher: longue pensée pour la femme au chien, à peine une toute petite pensée pour Rose, mon somnifère et puis bonsoir.