"Au temps du fleuve Amour" - читать интересную книгу автора (Makine Andreï)

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Un soir, nous tombâmes sur un train tout neuf…

Oui, ses wagons n'avaient encore jamais accueilli de voyageurs. Leur peinture verte était lisse, luisante, et les plaques d'émail d'une blancheur éclatante de faïence. Les vitres, parfaitement transparentes, semblaient découvrir un intérieur plus profond, plus tentant. Et cet intérieur sentant la moleskine vierge des couchettes concentrait en lui la quintessence même des voyages. Leur esprit. Leur âme. Leur volupté.

Ce soir, Samouraï n'alluma pas la chaudière. Il tira de son sac à dos une étrange bouteille plate qu'il éclaira avec une torche électrique. Puis, posant sur la table une tasse en aluminium, il se versa quelques gouttes d'un liquide épais, brunâtre, et but lentement comme s'il voulait en apprécier toute la saveur.

– C'est quoi, ça? interrogeâmes-nous avec curiosité.

– C'est bien meilleur que le thé, croyez-moi, répondit-il en souriant d'un air mystérieux. Vous voulez goûter?

– Non, mais dis d'abord ce que c'est!

Samouraï se resservit du liquide brun, but en plissant les yeux, puis annonça:

– C'est la liqueur de la Kharg-racine. Vous vous souvenez? Celle qu'Outkine a déterrée, l'été dernier…

La boisson avait un goût que nous n'arrivions pas à identifier ni à rattacher à aucun plat déjà goûté. Une saveur alcoolisée qui semblait détacher votre bouche et votre tête du reste du corps. Ou plutôt remplir tout le reste d'une sorte d'apesanteur lumineuse.

– Olga m'a dit, expliqua Samouraï d'une voix qui planait déjà dans cette légèreté aérienne, que ce n'est pas un aphrodisiaque, mais tout simplement un euphorisant…

– Afro, quoi? demandai-je, ébahi par ces syllabes insolites.

– Eupho, comment? fit OutMne en écarquillant les yeux.

La sonorité de ces mots inconnus avait elle aussi quelque chose de volatil, de vaporeux…

Nous nous allongeâmes sur nos couchettes neuves avec, dans la tête, la scène du film qui avait frappé le plus notre imagination et qui glissa imperceptiblement dans notre sommeil rempli de rêves d'amour dignes de la Kharg-racine…

Dans cette scène, la ravissante compagne de Belmondo, vêtue d'une ombre de soutien-gorge et d'une trace de cache-sexe, arrachait la nappe en faisant tomber de la table un énorme vase avec un bouquet somptueux. Et, dans un élan sauvage, elle proposait à notre héros de célébrer leur messe charnelle sur cette table rase. Le héros esquivait cette offre extravagante. Et nous devinions que c'était notre pudeur qu'il voulait ménager. Déjà la vue de cette bacchante remplissait les murs de L'Octobre rouge d'une vibration toute particulière. Belmondo pressentait que s'il s'était laissé aller à son désir, la révolution à Nerloug aurait été imminente. Avec la prise du bâtiment trapu de la milice et la destruction de l'usine de barbelés La Communarde. Il déclinait donc la proposition, mais pour ne pas compromettre sa virilité aux yeux des spectateurs, il évoquait un tout autre champ de bataille amoureux:

– Sur la table? Et pourquoi pas debout dans un hamac? Ou sur des skis?

Et quel devait être notre amour et aussi notre confiance pour que cette hypothèse ait été prise tout à fait au sérieux! Oui, nous y avions cru dur comme fer à cette performance érotique purement occidentale. Deux corps bronzés debout (!) dans un hamac attaché aux troncs velus des palmiers. La fougue du désir était proportionnelle au déséquilibre bienheureux sous leurs pieds. La fureur des enlacements augmentait l'amplitude du tangage. La profondeur de fusion inversait le ciel et la terre. Les amants de la nuit tropicale se retrouvaient dans le creux du hamac, dans ce berceau d'amour dont le va-et-vient se calmait lentement…

Quant à l'amour sur des skis, nous étions bien placés pour imaginer la scène. Qui, mieux que nous, qui passions la moitié de notre vie sur nos raquettes, pouvait imaginer cette chaleur intense qui embrasait le corps après deux ou trois heures de course? Les amants rejetaient leurs bâtons, la piste se dédoublait et on n'entendait plus que la respiration haletante, le crissement cadencé de la neige sous les skis et le rire d'une pie indiscrète sur la branche d'un cèdre…

Cependant, nous préférions le hamac, comme plus exotique. Ce soir, planant dans les vapeurs de la racine d'amour, nous nous abandonnions à ses bercements. Dans notre sommeil, nous entendions le bruissement de longues feuilles de palmiers, nous aspirions le souffle nocturne de l'océan. De temps en temps, une noix de coco trop mûre tombait sur le sable, une vague langoureuse venait mourir près de nos sandales tressées. Et le ciel surchargé de constellations tropicales se balançait au rythme de notre désir…

Réveillés en pleine nuit, nous restâmes un long moment les yeux ouverts, sans bouger. Sans qu'aucun de nous n'ose confier sa surprenante intuition aux autres. C'était comme si le bercement du hamac se poursuivait toujours. Nous pensâmes d'abord à un train qui longeait notre voie et nous secouait légèrement… Enfin, Outkine, qui était installé sur la couchette du bas, colla son front contre la vitre noire, essayant de percer l'obscurité. Et nous entendîmes son excla-mation inquiète:

– Mais où nous allons comme ça?

Notre train roulait à vive allure à travers la taïga. Ce n'étaient pas de simples mouvements de manœuvres sur les voies de la gare, mais bel et bien une course rapide et régulière. On ne voyait plus la moindre lueur: rien que la muraille impénétrable de la taïga et une bande de neige le long de la voie.

Samouraï consulta sa montre: il était deux heures moins cinq.

– Et si on sautait? proposai-j'e, pris de panique, mais éprouvant déjà la naissance d'une ivresse exaltante.

Nous allâmes tous les trois vers la sortie. Samouraï ouvrit la portière. Nous eûmes l'impression qu'une branche de sapin glacée vint nous cingler le visage, nous coupant le souffle. C'était le dernier froid de l'hiver, son combat d'arrière-garde. Les aiguilles du vent, de la poussière neigeuse et l'ombre infinie de la taïga… Samouraï claqua la portière.

– Sauter ici, c'est se jeter directement dans la gueule du loup. Je parie qu'on roule déjà depuis au moins trois heures. Et puis, à cette vitesse… Je ne connais qu'un seul homme qui en serait capable, ajouta-t-il.

– Qui ça?

Samouraï sourit en lançant un clin d'œil:

– Belmondo!

Nous rîmes. La peur s'estompa. En revenant dans notre compartiment, nous décidâmes de descendre au premier arrêt, au premier endroit habité… Outkine sortit une boussole et, après des manipulations minutieuses, annonça:

– Nous allons vers l'est!

Nous aurions préféré la direction opposée. Mais avions-nous le choix?

Les bercements du wagon eurent vite raison de.notre résistance héroïque au sommeil. Nous nous endormîmes en imaginant tous les trois la même scène: Belmondo pousse la porte du wagon, scrute la nuit glacée qui défile à toute vitesse dans le tourbillon de la poudre neigeuse et, prenant appui sur le marchepied, il se jette dans l'ombre épaisse de la taïga…

C'est le silence et l'immobilité parfaite qui nous réveillèrent. Et aussi la fraîcheur lumineuse de la matinée. Nous attrapâmes nos chapkas, nos sacs et nous nous précipitâmes vers la sortie. Mais derrière la porte il n'y avait aucune trace d'habitation, ni de quelque activité humaine. Seul le flanc boisé d'une colline dont le sommet blanc s'imprégnait lentement de la limpidité du soleil levant…

Nous restions devant la portière ouverte, humant l'air. Il n'était pas glacé et sec comme à Svetlaïa. Il pénétrait dans nos poumons avec une douceur souple, caressante. On n'avait pas besoin de le réchauffer d'abord dans la bouche avant de l'aspirer, comme les âpres gorgées du vent de chez nous. Les neiges qui s'étendaient devant nos yeux nous firent penser à un étrange redoux éternel. Et la forêt qui grimpait sur le flanc de la colline, elle aussi était toute différente de notre taïga. Ses arbres avaient dans le tracé de leurs branches une délicatesse un peu sinueuse, un peu maniérée. Oui, on aurait dit qu'ils étaient dessinés à l'encre de Chine sur fond de neige amollie, dans l'éclairage tamisé du soleil levant. Et autour de leurs troncs s'enroulaient les longs serpents des lianes. C'était la jungle, la forêt tropicale, figée subitement dans la glace…

Soudain, entre les arbres, nous vîmes une orange… Oui, une tache colorée semblable à des fragments de son écorce éparpillés sur la neige entre les troncs et les branches noires. Ce fut Samouraï – il était presbyte – qui cria:

– Mais c'est un tigre!

Et dès que le mot fut prononcé, les fragments de l'écorce se rassemblèrent en un corps de puissant félin.

– Un tigre d'Oussouri, souffla Outkine avec admiration.

Le tigre était là, à deux cents mètres du train, et semblait nous dévisager calmement. Il traversait probablement la voie à cet endroit chaque matin, et il devait être très étonné de voir notre train flambant neuf qui bouleversait ses habitudes de maître de la taïga.

Le train s'ébranla et nous crûmes discerner la tension immédiate des muscles de ce corps royal prêt à faire un long saut pour éviter le danger…

Il n'y eut plus d'arrêt jusqu'au bout. Nous ces-sâmes de nous inquiéter en comprenant que d'une escapade anodine notre voyage s'était depuis un bon moment transformé en une véritable aventure. Il fallait la vivre comme telle. Peut-être ce train fou ne s'arrêterait-il jamais?

La boussole d'Outkine indiquait à présent le sud. Le ciel s'embrumait peu à peu, les contours des collines devenaient flous. Et le goût du vent qui s'engouffrait dans la fenêtre baissée échappait à toute définition: tiède? humide? libre? fou?

Son parfum singulier se renforçait, s'épaississait. Et, comme si la locomotive finissait par se lasser de lutter contre ce flux de plus en plus dense, comme si les wagons neufs s'enlisaient dans cette coulée odorante, le train ralentit, longea quelque banlieue insignifiante, puis un long quai, et enfin s'arrêta.


Nous descendîmes au milieu d'une ville inconnue. Avec notre flair sauvage nous suivions l'avenue remplie à ras bords par ce souffle puissant que nous avions déjà distingué dans le wagon. Nous voulions maintenant parvenir à sa source. Il y eut d'abord l'entassement de bâtisses laides et basses, d'entrepôts aux portes bâillantes, puis les flèches noires des grues…

Et soudain ce fut le bout du monde!

L'horizon disparut dans la brume radoucie. La terre se coupa à quelques pas devant nous. Le ciel commençait à nos pieds.

Nous nous arrêtâmes au bord du Pacifique. C'était son souffle profond qui avait immobilisé notre train…

Nous avions accompli le même parcours fabuleux que les cosaques d'antan. Et comme eux, nous restâmes silencieux un long moment en aspirant la senteur iodée des algues, en essayant de concevoir l'inconcevable.

Désormais, le sens de notre voyage nous apparaissait clairement. Ne pouvant pas atteindre l'Occident de nos rêves, nous avions rusé. Nous avions marché vers l'est, jusqu'à sa limite extrême. Oui, jusqu'à cet Extrême-Orient, où l'est et l'ouest se rencontrent dans l'abîme brumeux de l'océan. Inconsciemment, nous avions employé l'astuce asiatique des tigres d'Oussouri: pour confondre le chasseur qui suit leurs traces, ils font un grand cercle à travers la taïga et, à un moment, ils se retrouvent derrière leur poursui vant…

C'est ainsi que, feignant de fuir l'Occident inaccessible, nous nous retrouvâmes dans son dos.

Nous tendîmes la main vers la vague qui murmurait sous les galets. L'eau avait un goût âpre, salé. Nous riions en léchant nos doigts…

La ville, face à l'immensité de l'océan, paraissait presque petite. Elle ressemblait à toutes les villes moyennes de l'Empire, à Nerloug, par exemple: les mêmes rangées de maisons en préfabriqué, les mêmes noms de rues – avenue Lénine, place d'Octobre -, les mêmes slogans sur les bandes de calicot rouge. Mais il y avait le port et le quartier voisin…

C'est ici que la présence de l'Occident se devinait le mieux. D'abord, les navires. Ils surplombaient de leur énormité blanche l'agitation des quais, les amoncellements de caisses, les bâtisses des entrepôts. Nous renversions la tête pour lire leur nom, pour admirer le jeu des fanions multicolores.

La foule des rues portuaires n'avait rien à voir avec la triste galerie de visages qu'on rencontrait à Nerloug. Les manteaux clairs des femmes, souriantes, jeunes, les vestes noires des matelots dont les yeux vifs se rassasiaient du fourmillement des choses et des êtres après le désert brumeux de l'océan. De temps en temps, on entendait des bribes de répliques en langues étrangères. Nous nous retournions: c'était tantôt le visage aux yeux bridés d'un Japonais, tantôt la barbe blonde d'un Scandinave. Bien sûr, il n'était pas rare de voir un panneau appelant le peuple à augmenter la productivité du travail, ou à s'élancer vers la victoire finale du communisme. Mais ici, cela n'avait d'autre valeur que celle d'un éclat de couleur dans le tableau vivant du quartier…

Parmi ces femmes marchant la tête nue, ces marins avec leur veste courte et leur béret aux bandes noires battant au vent, parmi ces étrangers avec leurs vêtements élégants et légers, nous nous sentions de vrais extraterrestres. Nos touloupes de mouton, nos grosses chapkas de fourrure ébouriffées, nos épaisses bottes de feutre indiquaient que nous venions du fond de l'hiver sibérien. Mais, étrangement, nous n'éprouvions aucune gêne. Nous avions tout de suite deviné l'âme hospitalière de ces rues. Elles accueillaient les gens venus des coins les plus exotiques du globe, des gens que rien ne pouvait surprendre. Et nous marchions au milieu de la foule animée, nous aspirions le vent iodé du grand large… Nous n'étions plus nous-mêmes!

Nous étions nos doubles de rêve: Amant, Guerrier, Poète.

Mon regard, tel celui d'un épervier, interceptait au vol de rapides coups d'œil féminins jetés dans notre direction. Samouraï s'avançait fièrement, un fin sourire aux lèvres, un reflet de fatigue dans les yeux – un soldat après une éphémère victoire dans une guerre infinie. Quant à Outkine, il se rendait compte que, pour la première fois, personne ne remarquait sa façon de marcher. Car on ne pouvait avancer autrement dans ces rues – le vent ouvrait les pans des manteaux clairs des femmes, agitait les larges pantalons des marins, faisait tituber les étrangers. Outkine pointait son épaule vers le ciel et c'était très naturel, tous les passants avaient l'impression de s'envoler, emportés par le vent du Pacifique. En plus, il y avait tant de choses à voir qu'on s'arrêtait tout le temps. Outkine savait déjà apprécier ces haltes où sa démarche boiteuse disparaissait… Mais dans ces rues, il était inutile de la cacher – au contraire, son pied mutilé devenait le signe d'un passé personnel unique dans le bouillonnement théâtral de la foule…

– Ça serait bien d'acheter à bouffer, osa proposer enfin le Poète.

– Il me reste quatorze kopecks, dit l'Amant. Une miche de pain pour trois, ça suffira.

Le Guerrier se taisait. Puis, sans rien nous expliquer, il se dirigea vers l'un des tourbillons humains au milieu de la petite place. On voyait les gens échanger des paquets, examiner des vêtements, des chaussures. Un marché portuaire. Samouraï se perdit dans la foule pour quelques minutes, puis réapparut, souriant.

– On va déjeuner au restaurant, nous annonça-t-il.

Les questions étaient inutiles. Nous savions que Samouraï venait de vendre son «rhinocé ros», une pépite d'or dont une aspérité faisait penser à la corne de cet animal, une grande pépite, de la taille de l'ongle d'un pouce. Il nous avait toujours dit qu'il la gardait pour un cas exceptionnel…

Les serveurs nous regardèrent d'un air indécis, se demandant sans doute s'il fallait nous mettre à la porte ou nous tolérer. La mine résolue de Samouraï et son ton volontaire les subjuguèrent. On nous tendit la carte.

À table, nous parlions de Belmondo. Sans prononcer son nom, nous évoquions ses aventures comme si elles avaient été vécues par nos proches connaissances ou par nous-mêmes. La conversation, entre la causerie mondaine et un dialogue d'agents secrets, s'engagea.

– Il a eu tort de se laisser embarquer dans cette histoire avec le vol du tableau, avançait Samouraï d'une voix raisonneuse en découpant son entrecôte.

– Oui, surtout à Venise! renchérissait Outkine se prêtant avec plaisir au jeu.

– Ou alors, au moins, il aurait dû se débarrasser d'abord de sa maîtresse, ajoutais-je avec un emportement enjoué. Car, vous savez, avoir une fille pareille sur les bras, nue comme elle était, les fesses au vent et un mari furieux comme un chien enragé, ça, pour un espion, c'est suicidaire…

Les occupants des tables voisines s'étaient tus et tournaient la tête de notre côté. Visiblement, notre conversation les intriguait. Les trois serveurs gardaient leur mine renfrognée et méprisanté. Ils ne comprenaient pas si nous étions de jeunes kolkhoziens en plein délire ou trois mousses qui avaient véritablement fait le tour du monde.

Enfin, l'un d'eux, le plus allergique aux rêves, s'approcha et, avec un rictus désagréable, marmonna:

– Allez, jeunesse, payez vite et à l'école! Tout le monde en a assez de vos racontars…

On vit quelques sourires curieux s'étirer aux tables voisines. Notre trio était trop insolite même dans ce restaurant près du port.

Samouraï jeta au serveur un regard d'une indulgence narquoise et annonça en haussant légèrement le ton pour être entendu de tous:

– Un instant de patience, je n'ai pas encore fumé mon dernier cigare!

Et, sans hâte, il sortit un élégant étui en fin aluminium et en tira un vrai havane long d'au moins vingt centimètres. D'un geste précis il en coupa un petit bout et l'alluma.

En soufflant le premier nuage de fumée piquante, il dit au serveur médusé:

– Vous avez oublié de nous apporter un cendrier, jeune homme…

L'effet fut retentissant. Les tables voisines écrasèrent leurs pitoyables cigarettes; les serveurs, interdits, s'éclipsèrent dans la cuisine. Samouraï, se rejetant sur le dossier de sa chaise, se mit à savourer son cigare en plissant les paupières, le regard perdu dans le lointain d'un rêve. De là, Belmondo nous envoyait son sourire chaleureux…


Ainsi nous avons mangé le «rhinocéros» d'or de Samouraï. Il l'avait vendu vite, donc bon marché. Avec les roubles qui lui restaient, nous avons eu droit à trois places assises dans la troisième classe d'un train de nuit. Des places non numérotées dans un wagon bondé, encombré des bagages hétéroclites de voyageurs peu exigeants pour le confort, dont une lampe terne au plafond éclairait les visages banals et les vêtements épais. Et la radio incorporée dans le mur transmettait les informations du soir:

– … pour célébrer le soixante-dixième anniversaire… le collectif a décidé d'augmenter de onze pour cent…

La locomotive rugit et la tonalité de son cri d'adieu nous fit pour la dernière fois sentir la fraîcheur brumeuse de l'air du Pacifique…

Les passagers, eux, poussèrent un soupir de soulagement – enfin! – et se mirent à retirer de leurs sacs la nourriture enveloppée dans du papier maculé de taches d'huile. Le wagon se remplit de l'odeur de poulet rôti, de saucisson fumé, de fromage fondu. Ne pouvant supporter ces effluves alimentaires, nous grimpâmes tout en haut, sur les porte-bagages. La rumeur des conversations parvenait jusqu'à nous, affaiblie par le tambourinement des roues. C'était un flux ininterrompu où tout se mélangeait: les récits inquiétants sur les légendaires retards de ce train dus aux tempêtes de neige cosmiques, la peur que le poisson gelé commence à fondre et à s'égoutter sur les manteaux des voisins, les histoires de chasseurs, les philippiques contre les Japonais «qui pillent notre taïga», et, bien sûr, les inévitables souvenirs de guerre entrecoupés du refrain «sous Staline il y avait plus d'ordre». Dans cette cacophonie assourdie par le martèlement des rails perçait la voix égale d'un homme de petite taille et sans âge, une sorte de Chinois russifié au visage rond, aux étroites fissures noires et luisantes d'où jaillissait son regard. Il était assis dans son coin et, sans répit, racontait des histoires toutes liées à sa vie sur la rive du grand fleuve. Ses récits s'enchaînaient, formaient une saga épique qui s'adressait on ne savait à qui. En tout cas, c'est lui qui s'avéra le plus résistant à la fatigue de la nuit. Tous les autres passagers s'étaient tus depuis longtemps déjà, calés sur les banquettes dures, essayant de trouver la meilleure position entre les pieds et les coudes de leurs voisins. Mais le conte du vieux Chinois n'en finissait toujours pas. La voix monotone et comme enfantine de cet homme sans âge emplissait l'obscurité:

– … c'était déjà en juin, et tout à coup la neige s'est mise à tomber. J'avais les pommes de terre, ça a gelé, j'avais les carottes, ça a gelé, j'avais trois pommiers, ça a gelé, tout a gelé. Le fleuve a gonflé encore plus. Pas de poisson. Alors, Nikolaï me dit: dans la ville, à l'inspection de chasse, ils donnent cinquante roubles pour chaque loup tué. Et moi, je lui dis: mais il faut d'abord le tuer. Et il dit: nous, on va les planter, les loups. Et je dis: comment ça, planter? Mais comme des pommes de terre, qu'il me dit. Et voilà ce qu'il a fait. On est allés dans la taïga, on a trouvé leur terrier. La louve n'était pas là. Et dans le trou, six petits chiots. Mais pour les petits l'inspection ne donne rien. Et alors, Nikolaï leur a mis du fil de fer autour des pattes. Et on est partis. Il m'a dit: la louve ne va jamais abandonner ses enfants. Et les loups vont grandir. Mais ils ne pourront pas marcher… En automne, on est revenus. Et Nikolaï les a abattus tous, avec une massue, pour garder les cartouches. Je l'ai aidé à les porter jusqu'à la télègue et puis les amener à la ville. A l'inspection, ils lui ont donné trois cents roubles. Nikolaï a acheté huit bouteilles de vodka, pour fêter. Et il a trop bu, le médecin disait qu'il s'est brûlé l'estomac. Et puis, on l'a enterré et sa femme a commandé avec l'argent qui restait une bonne pierre en granit noir. Mais les ouvriers qui la transportaient ont bu, et…

Je ne pouvais plus entendre cette voix. Je me bouchai les oreilles. Mais le récit semblait s'instiller dans ma tête, sans paroles -je pouvais trop facilement en prévoir la suite, j'en avais entendu déjà tant: et ils ont bu et la pierre est tombée et s'est brisée…

N'y tenant plus, je dégringolai de ma planche, étroite et je me mis à courir le long du couloir encombré des bagages et des pieds des voyageurs assoupis. Je traversai deux wagons semblables au nôtre, remplis des mêmes odeurs de nourriture, de la même rumeur assourdie de gens entassés et ballottés comme le sont toujours les passagers des derniers wagons. Puis ce furent quelques wagons de deuxième classe dont les occupants dormaient sur les couchettes, obstruant le couloir étroit de leurs pieds nus ou en grosses chaussettes de laine. Il fallait les éviter avec agilité… Je parvins ensuite dans un couloir vide. Toutes les portes des compartiments étaient tirées. Les voyageurs de ce wagon dormaient déjà…

Je parcourus encore trois ou quatre couloirs remplis d'odeur de savon de toilette, propres et déserts. Je sentais que le but de ma course approchait… Ce mystérieux wagon-lit, wagon-rêve… Là où voyageaient quelques rares Occidentaux qui s'aventuraient dans les étendues sauvages de notre patrie.

Je poussai la porte, je humai l'air, et, à ce moment, je la vis!

Elle se tenait devant la fenêtre du wagon dans cet espace étroit entre le long couloir et le palier des portes de sortie. Elle était là, le regard perdu dans les ténèbres de la nuit sibérienne. Elle fumait. Une fine cigarette, très longue et de couleur brune, dans laquelle je reconnus tout de suite la réplique féminine du havane de Samou raï. Une pelisse de fourrure légère et luisante était jetée sur ses épaules. Son visage dans la lumière tamisée de ce wagon de luxe n'avait rien d'éclatant. Ses traits fins étaient teintés de la pâleur sereine des voyages de retour…

Je m'arrêtai à quelques mètres d'elle comme si je me heurtais contre l'invisible aura dont était nimbée toute sa personne. Je la dévorais des yeux. Cette main qui tenait la cigarette et écartait légèrement un pan de sa pelisse. Ce pied chaussé d'un court bottillon posé sur un petit rebord contre la paroi. Son genou sous la transparence sombre du bas me fascinait. Ce genou fragile laissait deviner une jambe qui n'avait rien de la rondeur bronzée des antilopes de nos films. Non, une cuisse élancée et nerveuse et la fine dorure de sa peau veloutée.

Tout jeune sauvage que j'étais, je perçais le mystère intime de ce visage, de ce corps. Je n'aurais pas pu le penser. Ni même dire qui j'avais rencontré. Mais la saveur de sa longue cigarette, le reflet de son genou suffisaient pour mon intuition. Je la regardais et je sentais que son nimbe protecteur se dissipait lentement. Et il me paraissait de moins en moins impossible de me jeter vers ce genou, de l'embrasser en le mordant, en déchirant le bas, en tendant mon visage aveugle toujours plus haut…

La voyageuse nocturne devait soupçonner mal torture. L'ombre d'un sourire effleura son profil. Elle savait son nimbe inviolable. Voir ce jeune barbare à deux pas d'elle, un sauvage vêtu d'une peau de mouton et d'une chapka sentant le feu de bois et la résine de cèdre, cela l'amusait. «Mais d'où vient-il, ce jeune ours? devait-elle se demander en souriant. On dirait qu'il veut me dévorer…»

Ma torture contemplative devenait insoutenable. Le sang battait à mes tempes et les paroles qui répondaient en écho ne voulaient rien dire, et pourtant disaient tout: «Occidentale! C'est une Occidentale… J'ai vu une Occidentale vivante!»

C'est alors que le train ralentit sa course et, s'engageant sur un interminable pont, avança pesamment sur des rails devenus plus sonores D'énormes croisillons d'acier se mirent à défiler derrière la fenêtre. Je me précipitai vers la porte de sortie, j'attrapai la poignée en la poussant avec force. La puissance du souffle et la profondeur de l'abîme noir sous mes pieds me repous sèrent en arrière.

Nous traversions le fleuve Amour.

La débâcle qui s'accomplissait dans son immensité noire était toute différente de cette marche des glaces symbolique qui accompagnait toujours dans les films de propagande «la prise de conscience révolutionnaire du peuple». Ces symboles-là nous dégoûtaient par leur stérilité clinquante: quelque intellectuel en dérive contemplait la Néva éventrée et décidait sur-le-champ de s'engager dans la révolution…

Non, l'Amour ne se souciait pas de la présence des contemplateurs. Il paraissait immobile, tant sa gestation nocturne était lente. On voyait une plaine de neige qui s'ouvrait comme de gigantesques paupières. La prunelle noire – l'eau – apparaissait, s'élargissait, devenant un autre ciel, un ciel renversé. C'était un dragon fabuleux qui s'éveillait, en se libérant lentement de son ancienne peau, de ses écailles de glace qu'il arrachait à son corps. Cette peau usée, poreuse, aux fissures verdâtres, formait des plis, se rompait, projetait ses fragments contre les piliers du pont. On entendait le bruit du choc puissant dont l'onde faisait vibrer les parois du wagon. Le dragon lâchait un long sifflement sourd, se frottant au granit des piliers, déchirait de ses griffes la neige lisse des rives. Et le vent apportait les brumes du Pacifique, vers lequel tendait la tête du dragon, et le souffle des steppes glacées où se perdait sa queue…

Revenant peu à peu à moi, je regardai l'Occidentale. Son profil me frappa par son calme parfait. Le spectacle, semblait-il, l'amusait. Pas davantage. Je l'observais et, presque physiquement, je sentais que son nimbe transparent était bien plus impénétrable que je ne l'avais cru. «C'est la débâcle sur le fleuve Amour», pouvait-on lire sur ses lèvres. Oui, cette nuit était nommée, comprise, prête à dire.

Et moi, je ne comprenais rien! Je ne comprenais pas où finissait le souffle titanesque du fleuve et où commençait ma respiration, ma vie. Je ne comprenais pas pourquoi ce reflet du genou d'une femme inconnue me torturait ainsi, et pourquoi pour ma bouche il avait le même goût que la brume gorgée d'odeurs marines. Je ne comprenais pas comment, ne sachant rien de cette femme, je pouvais ressentir si intensément la souplesse veloutée de ses cuisses, imaginer leur dorure douce sous mes doigts, sous ma joue, sous mes lèvres. Pourquoi il n'était pas tellement important de posséder ce corps, une fois le secret de sa chaleur dorée deviné. Et pourquoi répandre cette chaleur dans le souffle sauvage de la nuit m'apparaissait déjà comme une possession infiniment plus vivante…

Je ne comprenais rien. Mais, inconsciemment, je m'en réjouissais…

Les derniers piliers du pont défilèrent. L'Amour rejoignit la nuit. Le Transsibérien entrait dans le silence épais de la taïga.

Je vis la voyageuse nocturne écraser le reste de sa cigarette dans le cendrier fixé au mur… Sans. refermer la porte, je me mis à courir à travers les wagons.

Je savais que j'allais retrouver l'Orient, l'Asie et l'interminable conte du Chinois sans âge. Cette vie où tout était fortuit et fatal en même temps,; où la mort, la douleur étaient acceptées avec la résignation et l'indifférence de l'herbe des steppes. Où une louve apportait chaque nuit de la nourriture à ses six petits aux pattes embrouillées de fils de fer, et elle les regardait manger, et elle poussait parfois un long hurlement plaintif comme si elle devinait qu'on allait les abattre et que leur mort absurde précéderait de peu celle de leur assassin, cruelle et absurde, elle aussi. Et personne ne pourrait dire pourquoi ça se passait ainsi, et seule la saga monotone au fond d'un compartiment bondé pouvait rendre compte de cette absurdité…

Je traversai des couloirs vides et des couloirs où pendaient des pieds nus ou en chaussettes de laine, des wagons remplis de la respiration lourde et des gémissements des dormeurs, et des wagons bourdonnant d'interminables récits de guerre, de camps, de taïga – tous ces wagons qui nous séparaient de l'Occident.

En grimpant sur la planche étroite du porte-bagages, je me mis à chuchoter dans l'obscurité à l'intention de Samouraï étendu en face:

– L'Asie, Samouraï, l'Asie…

Un seul mot et tout est dit. Nous n'y pouvons rien. L'Asie nous tient par ses espaces infinis, par l'éternité de ses hivers et par cette saga interminable qu'un Chinois russifié et fou – ce qui revient au même – raconte toujours dans un coin obscur. Ce wagon bondé est l'Asie. Mais j'ai vu une femme… une femme! Samouraï… À l'autre bout du train. Au-delà des amas de sacs sales, de filets dégoulinants de poisson fondu, des centaines de corps ruminant leurs guerres et leurs camps. Cette femme, Samouraï, c'était l'Occident que Belmondo nous avait fait découvrir. Mais, tu sais, il a oublié de nous dire qu'il fallait choisir une fois pour toutes son wagon, qu'on ne pouvait pas être à la fois ici et là-bas. Le train est long, Samouraï. Et le wagon de l'Occidentale a déjà traversé l'Amour, quand nous nous enivrions encore de son souffle sauvage…

Oui, je lançais ces répliques désordonnées dans l'obscurité sans même savoir si Samouraï m'entendait. Je parlais de l'Occidentale, du reflet de son genou sous la patine transparente du bas que nous n'avions jamais vu sur des jambes de femme. Mais, plus je racontais, plus je sentais s'effacer la palpitante singularité de notre rencontre… Enfin, je me tus. Et ce n'est pas Samouraï, mais Outkine (nous étions étendus tête-bêche sur notre porte-bagages) qui demanda dans un chuchotement nerveux:

– Et nous, nous sommes où?

La voix de Samouraï lui répondit, comme sortant d'une longue réflexion nocturne:

– Nous, c'est le balancier. Entre les deux., La Russie est un balancier.

– C'est-à-dire n'importe quoi, bougonna Outkine. Ni l'un ni l'autre…

Samouraï soupira dans l'obscurité en se retournant sur le dos, puis murmura:

– Tu sais, Canardeau, être ni l'un ni l'autre, c'est déjà un destin…

Je me réveillai en sursaut. Outkine, dans son sommeil, m'avait poussé du pied. Samouraï dormait aussi, en laissant pendre son long bras dans le vide. «Asie… Occident»… tout cela était donc un rêve. Outkine et Samouraï ne savaient rien de ma rencontre. J'en ressentis un étrange soulagement: leur Occident restait intact. Et dans son coin, le Chinois marmonnait toujours:

– … Et ce voisin, en revenant de la guerre, en a épousé une autre, il a déjà trois grands enfants, et sa première femme, sa fiancée, il l'a oubliée depuis longtemps. Et elle, elle l'attend chaque soir sur la rive. Elle espère toujours qu'il va revenir… Depuis la guerre, elle l'attend… L'attend… L'attend…