"Au temps du fleuve Amour" - читать интересную книгу автора (Makine Andreï)12En sortant après la séance, nous entendîmes une voix dans la foule: – Samedi, ils le passent pour la dernière fois et c'est fini. On y va, samedi? Nous nous arrêtâmes tous les trois, abasourdis. Le bâtiment du cinéma, la neige piétinée, le ciel noir, tout nous parut soudain remanié. Sans mot dire, nous nous précipitâmes vers la grande affiche, un rectangle de toile de quatre mètres sur deux représentant le visage de notre héros, entouré de femmes, de palmiers et d'hélicoptères. Nos yeux se figèrent sur la date fatidique: JUSQU'AU 19 MARS Lorsque le grand-père d'Outkine vit notre mine, il haussa les sourcils et demanda: – Qu'est-ce qui vous arrive? On a fini par tuer votre Belmondo, c'est ça? Nous ne savions pas quoi répondre. Même dans cette grande isba hospitalière où un jour l'Occident était né, nous nous sentions abandonnés. Cependant, la vie est ainsi faite: ce que nous désirons ardemment arrive souvent sous les traits de ce que nous redoutons le plus. Le jour de notre ultime rendez-vous avec Belmondo, ce 19 mars qui devait marquer une vraie fin du monde, nous vîmes une nouvelle affiche! A la fois différente de la précédente, et semblable en même temps, car illuminée par l'éclat du sourire et les yeux pétillants que nous reconnûmes de loin. Le dessinateur lui aussi avait dû perfectionner son art – Belmondo paraissait plus vivant, plus décontracté. Et ce visage éclatant était entouré, cette fois, d'animaux: gorilles, éléphants, tigres… Ce fut d'abord l'explosion d'une joie sauvage: C'est Lui, IL revient! Puis, une anxiété inavouée qui commençait à nous gagner, un doute qui se mit à ronger nos cœurs fervents: restera-t-il fidèle à lui-même? Fidèle à nous? Oui, ce nouveau Belmondo nous fit d'abord penser à un audacieux imposteur, comme l'un de ces faux tsars qui ont émaillé l'histoire russe. Tel un faux Dimitri ou un faux Pierre III don’t nous parlait notre professeur d'histoire… Le malaise s'installa. La dix-septième séance fut celle de la grande angoisse. Tout au long du film, inconsciemment, nous attendions de lui un geste, un clin d'œil. Ou une réplique convenue qui nous aurait rassurés en attestant l'authenticité du film suivant. Nous le guettions surtout dans la dernière scène: voilà, il apparaît sur le balcon, il sourit, il jette les pages du manuscrit… C'est là que nous espérions une passerelle! Mais Belmondo, la main gauche sur la hanche de la voisine séduite, restait imperturbable. Il semblait jouir tranquillement du suspense qui était pour nous une vraie torture. À l'issue de la séance, nous réexaminâmes le panneau. Le visage de notre héros recréé avec de la peinture trop fraîche, trop éclatante, nous parut artificiel. Nous interrogeâmes longuement son regard dans la lumière blanchâtre d'un réverbère nocturne. Son mystère nous inquiétait… Le jour de la première, nous gardâmes le silence durant tout le voyage. Sans nous concer- ter, nous ne fîmes pas, cette fois, notre habituelle escale pour manger. Le cœur n'y était pas. D'ailleurs, le temps ne s'y prêtait pas non plus. Le brouillard glacé collait au visage, étouffait de rares paroles, effaçait les points de repère qui nous guidaient. Chacun de nous sentait l'autre tendu, nerveux. Dans un petit bosquet, à l'entrée de la ville, nous décrochâmes nos raquettes, en les laissant dans une cachette, comme d'habitude. Nous ne voulions pas avoir l'air de villageois. Surtout devant Belmondo. Il nous sembla avoir attendu une bonne heure avant que la lumière s'éteigne. Quant au journal, il dura cette fois une éternité. On voyait un cosmonaute qui, tel un fantôme phosphorescent, nageait autour de son vaisseau spatial avec une lenteur de mouvements somnambulique. On croyait entendre l'insondable silence de l'espace qui l'entourait. Et la voix – Aujourd'hui, alors que tout notre peuple et toute l'humanité progressiste de la planète se prépare à célébrer le cent troisième anniversaire du grand Lénine, nos cosmonautes, en faisant ce pas important dans l'exploration de l'espace, apportent une nouvelle preuve infaillible de la justesse universelle de la doctrine du marxisme-léninisme… La voix continuait à vibrer dans les profon-deurs infinies du cosmos, tandis que le fantôme scintillant attaché au vaisseau s'apprêtait à rega-gner la capsule. Il avançait vers la porte qui s'ouvrait avec la même lenteur désespérante, centimètre par centimètre, comme s'il s'enlisait dans la gelée visqueuse d'un cauchemar. C'est là que nous pûmes constater que nous n'étions pas les seuls à attendre fébrilement le nouveau Bel-mondo. Quand le cosmonaute somnambulique se mit à plonger la tête dans la porte du vaisseau et que la voix – Mais vas-y, nom de Dieu! Entre! Non, nous n'étions pas les seuls à redouter l'imposture d'un faux Belmondo. Toute la salle de Dès les premiers instants du film, personne ne se souvenait plus de ces doutes… Les muscles tendus à l'extrême, notre héros escaladait le mur d'un immeuble en feu. De longues flammes ris- quaient à tout moment d'embraser sa cape de soie noire. Et tout en haut, sur une étroite cor-1 niche, l'héroïne poussait des gémissements de détresse, levait les yeux au ciel, prête à s'évanouir… Le cent troisième anniversaire, la promenade du cosmonaute somnambulique, la justesse universelle de la doctrine, tout s'effaça d'un coup. La salle se figea: réussira-t-il à arracher la belle évanescente aux flammes? Belmondo était vrai! Quand la tension fut à son comble, quand tout La caméra décrivit un vertigineux zigzag et nous vîmes l'immeuble étalé à plat, sur le plancher d'un plateau de tournage. Et Belmondo qui se mettait debout en époussetant sa cape… Un metteur en scène l'apostrophait pour quelque négligence dans son jeu. Son escalade n'était qu'un truc! Il rampait à l'horizontale sur une maquette dont les fenêtres recrachaient des flammes bien surveillées. Tout était donc faux! Mais lui, il était plus vrai que jamais. Car il nous avait admis dans la sacro-sainte cuisine du cinéma, nous autorisant à jeter un coup d'œil sur l'envers de la magie. Sa confiance en nous était donc sans bornes! Cet immeuble étalé sur le sol représentait, en fait, la passerelle rêvée, un peu comme l'espion dans la boîte de conserve. Une passerelle vers un monde plus vrai que celui du cent troisième anniversaire et des doctrines universelles. Et, forts de notre expérience occidentale, nous suivîmes Belmondo dans sa nouvelle aventure. Il sortait du studio de tournage en enjambant les fenêtres et les murs de l'immeuble en feu… Nous redécouvrions l'Occident. Ce monde où l'on vivait sans se soucier de l'ombre lugubre des cimes ensoleillées. Le monde de l'exploit pour la beauté du geste. Le monde des corps fiers de la puissance des beaux mécanismes charnels. Le monde qu'on pouvait prendre au sérieux parce qu'il n'avait pas peur de se montrer comique, Mais surtout son langage! C'était un monde où tout pouvait être dit. Où la réalité la plus embrouillée, la plus ténébreuse trouvait son mot: amant, rival, maîtresse, désir, liaison… La réalité amorphe, innommable, qui nous entourait, se mettait à se structurer, à se classifier, à révéler sa logique. L'Occident se lisait! Et, amoureusement, nous épelions les vocables de cet univers fantastique… Belmondo était, cette fois, cascadeur. Encore à moitié analphabètes dans ce langage occidental, nous devinions tout de même une puissante figure de style dans ce rôle. Oui, une métaphore en chair et en os. Cascadeur! Héros dont le cou-rage serait toujours attribué à quelqu'un d'autre. Condamné à rester à longueur de temps dans l'ombre. A se retirer du jeu au moment même où l'héroïne devrait récompenser sa bravour. Hélas! ce baiser se posait sur les lèvres de son heureux sosie qui n'avait rien fait pour le mériter… À un moment, ce rôle ingrat fut particuliere-ment rude. Le cascadeur dut à plusieurs reprises culbuter du haut d'un escalier pour éviter les rafales d'une mitraillette. Le metteur en scène, qui avait toutes les habitudes sadiques de l'édi-teur du film précédent, l'obligeait sans pitié à renouveler l'exercice. Les remontées devenaint de plus en plus pénibles, la chute plus doulou-reuse. Et, à chaque reprise, une voix féminine explosait dans un désespoir tragi-comique: – Mon Dieu! Ils l'ont tué! Mais le héros se relevait après sa terrible chute pour annoncer: – Non, je n'ai pas encore fumé mon dernier cigare! Cette réplique, répétée quatre ou cinq fois, trouva un étonnant écho dans l'âme des spectateurs de L'expression fut trouvée. Et Dieu seul sait combien d'habitants de Ner-loug, dans les moments les plus noirs de la vie, ont formulé mentalement cette réplique en se jetant à eux-mêmes un clin d'œil d'encouragement. C'est après cette séance que, pour la première fois, nous passâmes la nuit, non pas chez le grand-père, mais dans un wagon… I Samouraï nous amena à la gare de Nerloug et là, enjambant les rails, il se dirigea vers les voies les plus éloignées, à moitié recouvertes de neige… Nous nous approchâmes du convoi garé du côté d'un terrain vague. Plusieurs trains dormaient sur des voies de garage. Samouraï semblait savoir ce qu'il cherchait. Marchant entre deux trains de marchandises, il plongea tout à coup sous un wagon en nous faisant signe de le suivre… Nous nous retrouvâmes devant un train de voyageurs aux fenêtres noires. La ville, les bruits et les lumières de la gare avaient disparu. Samouraï tira de sa poche une fine tige d'acier, la planta dans la serrure. On entendit un léger cliquetis, la porte s'ouvrit… Une heure après, nous étions confortablement installés dans un compartiment. Il n'y avait pas de lumière, mais l'éclat lointain d'un réverbère et le reflet de la neige nous suffisaient. Samouraï, qui avait allumé la chaudière installée au bout du couloir, nous prépara un vrai thé – le seul vrai thé qui puisse exister, celui qu'on sert dans les trains, les soirs d'hiver. Nous étalâmes sur la table les provisions que nous n'avions pas mangées à midi. L'odeur du feu et du thé fort planait dans notre compartiment. L'odeur des longs voyages à travers l'Empire… Plus tard, étendus sur nos couchettes, nous parlâmes longuement de Belmondo. Cette fois, sans cris, ni grands gestes. Il était trop près de nous, ce, soir, pour qu'on eùt besoin de l'imiter… La nuit, je rêvais de la nouvelle compagne de notre héros. De cette ravissante cascadeuse. Mon sommeil était transparent comme la neige qui s'était mise à tomber derrière la fenêtre noire. Je me réveillais souvent pour me rendormir quelques instants après. Elle ne m'abandonnait pas, mais s'installait pour ces quelques secondes dans le compartiment voisin. Les yeux emplis d'obscurité, je ressentais sa présence silencieuse derrière la mince paroi qui nous séparait. Je savais qu'il fallait se lever, sortir dans le couloir et l'attendre là-bas. J'étais sûr de la rencontrer, elle, la mystérieuse passagère du Transsibérien. Mais chaque fois que ce rêve était prêt à prendre forme, j'entendais le bruit d'un train qui passait sur une voie parallèle à la nôtre. J'avais l'illusion que c'était nous qui volions à travers la nuit. Je m'endormais. Et elle revenait, elle était de nouveau là. Notre wagon s'élançait vers l'ouest. En bravant le froid et la neige. Vers l'Occident. Ainsi la fin du monde n'eut pas lieu. Et Ner-loug vit encore deux ou trois films de Belmondo. Comme si, à la suite d'un gigantesque décalage de temps, ces comédies s'étaient égarées, avaient été rejetées par le courant des jours sur quelque rive déserte, attendant de longues années pour déferler enfin, l'une après l'autre. Belmondo vieillissait légèrement, puis rajeunissait de nouveau, changeait de compagne, de pays, de continent, de revolver, de coiffure, de tonalité de bronzage… Mais cela nous paraissait très naturel. Nous lui attribuions une immortalité bien particulière, la plus exaltante, celle qui permet de voyager à travers les âges, de revenir en arrière, ou de friser le déclin juste pour mieux ressentir le goût de la jeunesse. Rien d'étonnant que ce voyage à travers le temps brassât tant de superbes corps féminins, tant de nuits torrides, tant de soleil et de vent. Belmondo s'installa, prit ses quartiers dans Il occupa le grand panneau et, désormais, les gens qui marchaient dans l'avenue Lénine remarquaient non pas les uniformes gris des miliciens, ni les énormes écheveaux de barbelés emportés par les camions, mais son sourire. Sans se l'avouer, les habitants étaient persua-dés que les autorités avaient commis une énorme gaffe en laissant cet homme, avec un tel sourire, s'installer sur l'avenue. Sans pouvoir expliquer leur intuition, ils sentaient que ce sourire allait jouer un sacré tour aux dirigeants de la ville. Un jour… Car déjà les spectateurs se surprenaient à ne plus ressentir aucun frisson à la vue des uniformes gris, ni aucun malaise devant les horribles hérissons d'acier sur les camions. Ils voyaient le sourire au bout de l'avenue Lénine, près du cinéma, et eux-mêmes souriaient en éprouvant une bouffée de confiance au milieu du brouillard glacé. Et, sur le perron du magasin d'alcools, pour 1a première fois de notre vie, nous fûmes témoins, non d'une bagarre, mais d'un accès de rire… Oui, ils riaient à gorge déployée, tous ces hommes rudes aux visages rubiconds; ils se pliaient en deux, non pas sous l'effet d'un coup bien porté dans le plexus solaire, mais à cause du rire! Ils se tapaient les cuisses avec leurs poings de fer, ils essuyaient leurs larmes, ils juraient, ils riaient! Et dans leurs gestes, dans leurs cris, nous reconnaissions le dernier Belmondo. Il était là, parmi ces Sibériens, ces chercheurs d'or, ces chasseurs de zibelines, ces bûcherons… De nouveau, les habitants qui passaient à côté du magasin se disaient avec une joie secrète: «Mais ils ont fait quand même une énorme connerie, ces apparatchiks, en l'installant là, sur l'avenue!» Imperturbable, Belmondo nous souriait de loin. Dans notre éblouissement amoureux, nous expliquions tous les changements par sa présence. Tout était, de près ou de loin, lié à lui. Comme ce tonnerre, ces éclairs au début d'avril, dans le ciel encore hivernal, au-dessus de la ville couverte de neige. Nous entendîmes cet orage intempestif la nuit, après la séance, étendus sur les couchettes de notre compartiment. Un éclair immobilisa nos visages étonnés. Le tonnerre grommela. Nous l'écoutions à travers notre sommeil regorgeant de rêves. Ce train immobile semblait s'élancer dans un voyage où régnait un merveilleux désordre de saisons, de climats, de temps. Un orage tropical au-dessus du royaume des neiges. Nous avions hâte de nous rendormir en espérant des songes particulièrement fastueux. Mais ce que je vis dans ce voyage se révéla d'une simplicité inattendue… C'était une petite gare, bien plus modeste que celle de Nerloug, une maison perdue au milieu des sapins silencieux. Un hall d'attente faiblement éclairé par une lampe invisible. Le bruit étouffé de quelques rares personnes, invisibles elles aussi, les bâillements réprimés d'un employé. L'odeur d'un poêle où brûlaient des bûches de bouleau. Et, au centre de la salle, devant un tableau d'horaires qui ne comportait que quelques lignes, une femme. Elle examinait attentivement les heures d'arrivée, en regardant de temps en temps la grande horloge sur le mur. Dans mon sommeil, je sentais que, cette fois, son attente n'était pas vaine, que quelqu'un devait absolument venir d'un instant à l'autre. Venir avec un train étrange dont aucun tableau n'an-nonçait l'arrivée… L'air nocturne, plein de l'odeur piquante de l'orage, pénétrait dans notre wagon endormi. C'était la fraîcheur de la première bouffée qu'as-pire le voyageur en descendant du train, la nuit, dans une gare inconnue, où une femme l'attend… |
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