"La sirène rouge" - читать интересную книгу автора (Dantec Maurice G.)CHAPITRE II.Le procureur Goortsen était un homme mince et sec, au visage étroit et sévère. Son costume noir et ses lunettes rondes accentuaient encore son apparence de pasteur luthérien. Il se tenait derrière un bureau majestueux, dans une pièce aux boiseries sombres qui témoignaient de siècles entiers passés à écouter les secrets et les crimes des humains. Les lambris et les meubles anciens luisaient sous la lumière blanche tombant du ciel gris acier, par de hautes fenêtres qui donnaient sur les jardins du palais. Alice était impressionnée par l'atmosphère solennelle et pesante qui se dégageait du lieu et de l'imperturbable personnage qui trônait, à contre-jour dans la lumière. La main de l'inspecteur se referma doucement sur son poignet et d'une petite pression la força à la suivre vers le magistrat. Alice prit place sur la haute chaise rococo, en essayant de ne pas se tortiller maladroitement, de rester calme. Et vigilante. Elle se cala contre le dossier et tout en se tenant très droite regarda la pointe de ses chaussures, en attendant que cela vienne. La voix du procureur était à son image. Froide et distante. – Bien. Voilà donc la petite Alice Kristensen. Vous savez que vous êtes déjà une sorte de célébrité, mademoiselle? Gênée, Alice ne sut quoi répondre. Elle continua d'observer ses pieds en cherchant une issue, puis jeta un regard implorant vers Anita, qui comprit aussitôt et prit la parole: – Monsieur le procureur, cette enfant a été très choquée par l'expérience qu'elle a vécue… J'attire votre attention sur l'extrême sensibilité de cette jeune fille. Ainsi que sur son intelligence hors du commun… Je vous ai amené une copie de ses dossiers scolaires… Vous allez être impressionné. Alice vit la jeune femme extirper une chemise de carton de sa sacoche et la poser délicatement sur le bureau. Le procureur regarda Anita puis Alice, avec la chaleur d'un oiseau de proie, et se saisit du dossier qu'il feuilleta en silence, émettant deux ou trois murmures d'étonnement authentique. Lorsqu'il reposa le dossier son regard avait imperceptiblement changé, un peu moins glacé, vaguement plus humain. Ses yeux se posèrent sur Alice qu'il détailla posément puis sur Van Dyke. – Bien, inspecteur Van Dyke, j'en conviens c'est spectaculaire. Voulez-vous par là me prouver que cette jeune fille dit assurément la vérité? Anita rassembla ses esprits et se lança: – Monsieur le procureur, pensez-vous réellement qu'une enfant sensée et brillante puisse inventer un tel jeu tordu? Accuser ses parènts, sa mère, d'être des criminels sans en être complètement certaine, intimement convaincue… – Écoutez-moi Van Dyke, vous savez aussi bien que moi que ce n'est pas le problème. La voix du procureur était forgée dans un métal dur et çoupant. – Le problème, reprit-il, ce n'est pas de savoir si elle en est intimement convaincue, mais de savoir si cela correspond à une quelconque réalité… L'homme jeta un coup d'œil rapide et gêné à Alice et reprit en feuilletant un épais dossier qu'il sortit d'un tiroir. – Le seul élément tangible est cette cassette que Mlle Kristensen dit avoir trouvée chez elle, dans une pièce remplie de cassettes du même genre… Or ses parents ne sont pas là, les voisins ont dit les avoir vus déménager dans l'après-midi et la soirée du 9. Et il n'y a pas de cassettes dans la prétendue pièce… Alice jeta un regard désespéré à Anita. Elle se jeta à l'eau dans un état second, son cœur battant comme une machine folle. – Madame Van Dyke, vous savez que je n'ai pas menti, il y avait plein de cassettes, je les ai vues et Mlle Chatarjampa a disparu depuis des mois. Alice fit face au sévère magistrat. Ses yeux brillent d'une intensité dont elle n'avait pas conscience lorsqu'elle martela: – Je la reconnais. C'est elle qu'ils… assassinent. Et ce sont mes parents, je le sais, vous comprenez ça, que je puisse reconnaître ma mère, même masquée? Le procureur croisa les mains sous son menton et regarda la petite flamme blonde et pâle qui semblait vouloir exploser sur sa chaise. Il se pencha sur son bureau: – Je me dois d'être clair mademoiselle, nous n'avons, pour le moment, rien, et je dis bien rien, qui puisse nous autoriser à poursuivre vos parents. La cassette est en ce moment étudiée et analysée sous toutes ses coutures pour savoir s'il s'agit d'un meurtre véritable ou de trucages cinématographiques… Alice s'était levée d'un bond hors de sa chaise. Anita ne put rien faire pour l'en empêcher. – Des trucages cinématographiques? Mon dieu, mais vous ne voyez pas ce qu'ils lui font, sur l'écran? Vous ne voyez pas qu'ils la… Elle s'effondra en sanglots. Une véritable crise de larmes, qu'elle couvrit de ses mains agencées en livre de lamentations. Le procureur, gêné, se tortilla sur son fauteuil et émit un vague murmure de réconfort. Anita se leva et prit la jeune fille sous son bras, dans une attitude protectrice instinctive qui la surprit elle-même. Elle regarda le procureur froidement et laissa tomber: – Vous ne voyez pas d'objections à ce qu'elle reste sous notre protection jusqu'à ce que les experts en aient terminé avec la cassette… Ou que ses parents appellent…? Le procureur ne releva pas la légère insolence de la dernière proposition et émit d'un geste de la main que cela ne le gênait pas. Mais lorsque Anita fut arrivée près de la porte, il l'apostropha, d'une voix glacée: – Inspecteur Van Dyke. Si les experts n'arrivent pas à déterminer qu'il s'agit formellement d'actes réels nous ne pourrons rien faire… Et dans le cas où ils y arriveraient, nous ne pourrons entamer de poursuites que pour recel de produit illégal, snuff movies ou quel que soit le nom qu'on leur donne. Mais ne vous attendez pas à un mandat d'arrêt continental, ou à Interpol… Le message était clair. Anita prit Alice par le bras et l'emmena déjeuner près du commissariat. Il fallait trouver une solution. Et il n'yen avait strictement aucune à l'horizon. Alice passa le reste de l'après-midi dans la petite maison de la banlieue sud d'Amsterdam, en compagnie de deux policiers antillais qui regardaient un match de foot à la télévision, dans le salon. Alice avait réussi à se procurer un peu de lecture, au retour, en passant dans une grande librairie du centre-ville. Dans la petite chambre de l'étage, elle dévora les trois revues scientifiques et commença Vers dix-neuf heures Anita revint avec des pizzas, des bières, du Coca et des plats indonésiens. Ils mangèrent tous les quatre sur la table du salon, sans un mot, sinon quelques considérations sur le match, à la fin du repas. Un des flics antillais prépara du café et l'autre s'absorba dans un quotidien qu'Anita avait ramené. Anita décida que le moment était venu. – Des voisins ont vu deux grands camions venir déménager ta maison dans la soirée du 9. À ce moment-là, tu traînais dans la ville… Peut-être se sont-ils rendu compte très vite qu'il manquait une cassette. En tout cas quelqu'un a téléphoné à ton école pour savoir si tu y étais et le directeur a dû avouer que personne ne t'y avait vue, de toute la journée. Alice digéra l'information en silence. Anita reprit, posément. – Bon. Deux grands camions. Des semi-remorques. Et six hommes bien équipés, des professionnels visiblement. Ils semblaient dirigés par cet homme dont tu parles, M. Koesler. Parmi eux un homme de type indonésien et un autre, chauve avec des moustaches et des lunettes noires. Celui-là semblait bien connaître Koesler… Tes parents étaient déjà partis, avec leur voiture… Ça te dit quelque chose ces camions et ces hommes? Elle commença à hocher négativement la tête lorsque quelque chose affleura de sa mémoire. – Attendez… je crois que ce matin je vous ai raconté le coup de téléphone de Koesler à un certain Johann… Le regard d'Anita s'éclaira. – Bon sang, tu as raison. Johann… Peut-être ce type chauve aux moustaches… Puis s'asseyant sur le lit à côté d'Alice: – Ça ne va pas être du gâteau. Les experts s'engueulent au sujet de la réalité des images. Deux sur trois pensent qu'on pourrait tout à fait simuler de tels actes. L'autre affirme qu'il subsiste une petite probabilité pour que de tels actes ne soient pas simulés. Bref ils ne se mouillent pas… Le procureur hésite à montrer la cassette à la famille Chatarjampa afin qu'elle puisse la reconnaître formellement… Tu comprends, sa famille vit au Sri Lanka et tout cela est vraiment trop compliqué… Anita lui fit comprendre d'un soupir à quel point les administrations pouvaient se révéler d'absurdes machines dévouées aux dieux de l'inertie. Alice l'aimait de plus en plus. – Que va-t-il se passer, maintenant? demanda Alice. Sa voix était cassée par une émotion confuse, faite de sentiments contradictoires. – Je lui ai suggéré de faire visionner un extrait très court de la cassette à un ami des cuisiniers de tes parents, un Tamoul qui connaissait Mlle Chatarjampa. Celui qui a alerté les autorités de sa disparition. Cela dit, sache que pour le moment la «disparition» de Mlle Chatarjampa n'est pas vraiment officielle. Ses parents ont reçu des cartes postales d'Italie puis de Turquie dans le courant du mois de février… Sa disparition n'a peut-être rien de suspect et peut-être a-t-elle quitté ses fonctions de préceptrice pour se lancer dans des activités plus lucratives, comme les films… pour adultes. Anita lui sourit en ayant l'air de s'excuser: – C'est ce que dit le procureur. Il trouve cette affaire de plus en plus invraisemblable et il en fera le moins possible, tant que tes parents n'auront pas donné signe de vie. Alice trembla à ces mot. Elle repensa à sa mère. Aux froides colères de sa mère et à sa force démoniaque. Elle n'avait pas eu le temps de raconter à Anita que le sous-sol était également équipé d'une vaste pièce de gymnastique dans laquelle sa mère s'entraînait régulièrement lors de ses séjours à Amsterdam, mais elle pensa qu'ils en avaient certainement retrouvé les vestiges. Une fois, ce fut la seule mais l'événement l'avait marquée, elle avait vu sa mère gifler un jeune garçon dans la cour d'entrée de la maison. Le jeune homme était un employé de M. Koesler et elle avait vu sa mère discuter intensément avec les deux hommes. A un moment donné, sans le moindre signe annonciateur, sa mère avait puissamment balancé son revers de la main en travers du visage du jeune type. Sa main droite, avec la grosse bague. La tête du type avait basculé en arrière et avait violemment heurté l'angle du toit de la Mer cedes, son corps s'était affaissé et avait glissé à terre. Sa mère s'était alors approchée de lui et l'avait pris au collet en lui sifflant quelque chose entre les dents. Il hochait la tête dans un état d'hébétude. Malgré la distance, Alice put voir que du sang s'écoulait de sa bouche. Derrière sa mère, Koesler observait la scène avec un rictus de squale rieur. Nul doute que sa colère finirait par s'abattre sur sa fille. Sa fille, chair de sa chair, sang de son sang, l'«accomplissement de ses qualités et de son potentiel génétique» et qui l'avait trahie… Alice comprenait, tétanisée par une angoisse indicible, que non seulement elle avait échoué, mais qu'elle s'était mise dans une situation périlleuse. Ses parents ne semblaient pouvoir être accusés de rien, sinon de quelques délits mineurs. Si ça se trouvait, dans quelques jours, ils pourraient contre-attaquer, avec leurs armées d'avocats et venir la reprendre. Elle ne put réprimer un violent tremblement à cette pensée. Anita joua un instant avec son stylo, ongles roses sur le carbone noir. Puis le refermant dans un petit claquement sec: – Pour le moment on est entre deux eaux. Il n'y a pas vraiment d'enquête active mais l'instruction est ouverte et tu restes sous notre protection. Une simple convocation pour témoignage est lancée, sur le territoire néerlandais, mais… Elle marqua une petite pause puis, fichant ses yeux dans ceux d'Alice: – On peut faire du chemin avec des camions… Crois-tu que le Studio de tes parents puisse se trouver hors des Pays-Bas? Quelque part en Europe? Alice n'avait jamais vraiment réfléchi au problème aussi fouilla-t-elle systématiquement dans ses souvenirs avant de se prononcer: – Je ne sais pas… peut-être. Mes parents voyagent beaucoup, dans toute l'Europe, et dans le monde entier. Je n'ai fait qu'apercevoir deux ou trois photos, on n'y voyait pas le paysage… Une grande maison… Quelques arbres. C'est tout. Elle termina, dans un soupir glacé de résignation: – Ça pourrait être n'importe où, en Allemagne ou au Portugal. Et à ces mots la pensée d'une autre photo resurgit des profondeurs de sa mémoire, celle d'une maison de l'Algarve, la dernière photo que lui avait envoyée son père. Anita ne disait rien. Elle se leva lentement et rangea son carnet à sa place, dans la large ouverture pectorale de son blouson. – Je vais relancer une enquête sur la disparition de Mlle Chatarjampa. C'est la seule chose de solide que nous ayons. Toi, il faut que tu restes ici, en attendant je ne peux rien faire de plus. Alice lui envoya un petit sourire crispé. Elle comprenait. Elle en faisait déjà beaucoup. C'était de sa faute. Elle avait été naïve. Naïve et impatiente. Elle n'avait pas assez de preuves. La justice ne pouvait rien faire. Elle avait commis une grave erreur. Le poids de cette erreur s'abattait sur ses épaules alors qu'Anita Van Dyke redescendait l'escalier et croisait l'équipe de nuit, venue relayer les Antillais. Alice vit sa voiture s'éloigner et elle entendit les deux flics se servir des bières dans la cuisine. Elle referma la porte et s'assit sur son lit. La nuit était tombée. La lune jetait une lumière sépulcrale sur les murs blancs de la chambre. Elle alla se mettre à la fenêtre et regarda les étoiles dans le ciel et les lumières palpitantes du centre-ville, à quelques kilomètres devant elle. Des nuages venaient de la mer dispersant un petit crachin qui vint fouetter son visage. Au nord, la ville était recouverte d'un nuage de pluie qui transformait ses lumières en un océan chatoyant et mouvant. Oui. Une grave erreur. Il ne faudrait en commettre aucune autre dorénavant. Aucune. Le lendemain, Alice termina son livre cinq minutes avant l'apparition de l'inspecteur. Ce soir-là, elle arriva plus tard que d'habitude, avec l'équipe de nuit. Dès qu'elle fit irruption dans sa chambre, Alice comprit qu'il y avait de nouveaux problèmes. – Les choses se sont accélérées cet après-midi, souffla-t-elle. Alice se blottit, ne répondant rien, dans l'attente de la catastrophe à venir. Anita se dirigea vers la fenêtre et s'y planta, regardant la ville. – Les avocats de ta mère ont contacté le ministère de la Justice. Ils vont poursuivre un journal qui a vaguement relaté l'affaire et parlé de tes parents comme d'éventuels Anita fit une pause. Les yeux d'Alice étaient écarquillés. Elle n'en croyait pas ses oreilles et elle attendait la suite avec anxiété. La jeune femme lâcha un petit soupir. – D'autre part… Elle sembla hésiter. Alice se tortilla sur son lit, la gorge trop serrée, pour lui demander de continuer. Anita reprit: – D'autre part, les avocats de tes parents affirment que tu souffrais d'une dépression ces derniers mois. Ils disent qu'un psychiatre t'a suivie l'année dernière et au début de cette année… Alice n'émit qu'un hoquet tragique, désespéré, avant d'exploser: – Mais c'est faux, réussit-elle à hurler. Je… Je faisais juste des cauchemars, je… Mon dieu, ma mère va essayer de me faire passer pour folle… Vous comprenez? Et elle retomba sur le lit, lourdement. Anita s'approcha de l'adolescente et tenta de la consoler du mieux qu'elle put. Mais ce qu'elle avait à lui dire était encore plus terrible et rien de plus ne pouvait sortir de sa bouche. Alice ne disait rien, prostrée, vaincue, anéantie. Elle la prit par l'épaule et approcha lentement son visage du sien: – Écoute-moi attentivement Alice. Le procureur a demandé aux avocats de transmettre à tes parents qu'il désirait les entendre comme témoins sur l'éventuelle disparition de Mlle Chatarjampa. Et sur cette cassette. Un des experts semble affirmer maintenant qu'il s'agit à coup sûr d'actes réels, mais deux autres persistent à dire qu'il pourrait s'agir de mise en scène tout à fait réussie. À la fin de l'après-midi, le procureur m'a convoquée pour me dire qu'aucune autre investigation policière ne serait entreprise contre tes parents… Alice lui jeta un regard désespéré. – Les avocats ont dit qu'un dossier médical complet signé par un psychiatre, le Dr Vorster, serait transmis au bureau du procureur… Il semblerait que ta mère accuse ton père, un certain Stephen Travis, d'être à l'origine de ce complot, qu'il t'aurait manipulée en t'envoyant des courriers secrets cherchant à détruire son image de mère et qu'elle lui intenterait également un procès. Alice se recroquevilla sur elle-même, littéralement épuisée, vidée de toute substance. Quelque chose d'indicible menaçait d'emporter sa vie et son destin comme une vulgaire branche arrachée par la furie d'un fleuve en crue. L'élégante et fine silhouette s'imposa à sa vue lorsqu'elle se pencha vers elle: – Alice… Moi je te crois. Je ne pense pas que tu aies inventé tout ça… Quelque chose me dit que tu es venue me raconter la vérité l'autre matin. Alice lui envoya un pauvre sourire de reconnaissance. Elle le savait bien, mais cela n'empêcherait pas la roue implacable de venir la broyer, n'est-ce pas? La femme flic eut un sourire franc et plein de sérénité: – Je continue mon enquête sur Mlle Chatarjampa quand même… Et j'ai obtenu que ta protection soit assurée jusqu'à la fin de cette semaine… Le procureur Goortsen voulait que tu sois prise en charge dès ce soir par les représentants légaux de ta mère à Amsterdam, le cabinet Huyslens et Hammer qui en a fait la demande… Alice réalisa que l'inspecteur Van Dyke venait de lui obtenir un sursis de quelques jours. Lorsqu'elle repartit, Alice comprit qu'elle avait là une chance inespérée. Une chance inespérée de reprendre l'initiative et de faire basculer la roue dans le bon sens. Elle avait quelques jours de sécurité assurée. Quelques jours pour mettre un nouveau plan en route. Un plan qui la sauverait de sa mère. Sa mère qui ferait tout pour la détruire, maintenant. |
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