"La sirène rouge" - читать интересную книгу автора (Dantec Maurice G.)

CHAPITRE III

Le vase explosa contre le mur dans un bruit de simple vaisselle brisée. «Bon dieu, pensa Wilheim Brunner, merde, un vase de plus de cinq mille marks. Cassé comme de la vulgaire vaisselle de station-service.» Mais déjà la voix froidement furieuse venait d'éclater dans la pièce, figeant tous ses occupants.

– BANDE D'INCAPABLES. FOUTUS CONNARDS DE BONS À RIEN…

Koesler lui-même faisait le dos rond lorsque Eva Kristensen était en colère et Wilheim le vit vouloir devenir transparent devant la femme blonde et menaçante, dont les yeux luisaient d'un éclat furieux derrière les élégantes lunettes aux verres fumés.

– Cela fait maintenant cinq jours qu'elle a disparu et vous n'êtes pas foutus de la… repérer?

Sa question avait la douceur de l'arsenic. Wilheim détestait sa voix lorsqu'elle se faisait ainsi mielleuse et dangereuse. Cela annonçait souvent, presque toujours, des actes d'une brutalité croissante.

Koesler ne disait rien, figé dans son attitude militaire, au centre de la pièce, les yeux fixés vers un point situé derrière la tête d'Eva. Une attitude figée et mécanique apprise dans les camps de mercenaires sud-africains.

– Koesler, Koesler…la voix d'Eva avait la particularité d'être coupante comme du verre, pensa Wilheim, surpris par cet éclair de pensée intuitive. D'apparence tout à fait inoffensive, mais qui cachait un fil qui sectionnait aussi sûrement qu'un poignard d'acier suédois.

Eva murmurait presque:

– Koesler, pourquoi croyez-vous que je vous paye aussi largement? Hein? Dites-moi à votre avis?

L'ex-mercenaire ne répondait rien; le rituel était devenu une sorte de seconde personnalité pour lui.

– Je vais vous le dire, moi, Koesler, pourquoi je vous paye le double de ce que vous pourriez trouver de mieux sur le marché actuellement…

Eva s'était rapprochée de l'homme et elle tournait autour de lui, dans une attitude étrangement menaçante, à la fois intime et prédatrice. Wilheim savait qu'Eva s'était inspirée du comportement des officiers de l'US Marines Corps, dont elle avait lu les méthodes dans une encyclopédie spécialisée. D'une certaine manière cela plaisait à Koesler, WiIheim le sentait confusément, il y avait dans ces rituels parfaitement programmés une forme aboutie des perversions d'Eva, de Koesler et de lui-même, bien entendu.

Sa bouche se colla presqu'à l'embouchure de son oreille:

– C'est parce que j'attends de vous des résultats, Koesler. Voilà pourquoi je vous paie si largement. J'attends de vous des résultats hors du commun… Quelque chose que j'espérais à votre hauteur, à la mesure de votre ambition, mais votre ambition ne semble pas dépasser celle d'un vulgaire nettoyeur de chiottes…

Koesler faillit réagir mais se retint au dernier moment. On n'interrompait pas Mme Kristensen dans ses crises. Il fallait juste attendre que ça passe, que le cycle soit terminé et qu'Eva se calme enfin, passant brutalement à un tout autre sujet.

– Dites-moi, Koesler, sincèrement vous croyez que j'ai raison?

Le mercenaire ne cillait toujours pas.

Eva tournait autour de lui comme un oiseau de proie habillé par Cartier et Boucheron. Elle se planta à quelques centimètres du visage neutre et sans vie de l'ex-soldat de fortune:

– Hein? dites-moi, vous croyez que j'ai raison d'attendre autant de vous? Vous croyez que j'ai raison de penser que vous êtes un soldat d'élite? Que vous faites partie des meilleurs. Vous croyez que j'ai raison, Koesler?

Les postillons d'Eva pleuvaient sur sa figure et Koesler émit un vague murmure incompréhensible.

– Comment? Qu'est-ce que vous dites?

La voix d'Eva avait la couleur d'un percuteur qu'on relève.

Wilheim se décida à intervenir.

– Koesler attend des informations, Eva, des informations d'un type du ministère de la Justice…

Eva se figea, l'air littéralement stupéfait:

– Silence, siffla-t-elle. Je ne t'ai pas sonné toi, laisse-moi le soin de régler nos affaires.

Puis se retournant aussitôt vers l'athlète aux yeux gris:

– Alors quelles sont ces informations monsieur Koesler?

Koesler se balança d'un pied sur l'autre et commença à bafouiller:

– Heu… Un homme de M. Van… heu de notre ami de La Haye. C'est heu… il travaille au ministère… demain nous saurons sûrement où se trouve votre fille, madame Kristensen.

Eva s'était figée devant Koesler dans une attitude théâtrale, dont elle voulait l'effet comique. Une fausse stupéfaction intéressée qui décontenança le Sud-Africain:

– Vous saurez sûrement? Demain? La voix d'Eva était méchamment rieuse. Vous saurez sûrement, sur un ton plus froid maintenant. Mais je vous conseille de savoir en toute certitude monsieur Koesler, vous me comprenez, j'espère?

L'homme hocha la tête en silence. Le mince sourire d'Eva arquait les commissures de ses lèvres. Elle se désintéressa aussitôt de lui et passa les autres occupants en revue.

Wilheim, d'abord, à qui elle n'accorda qu'un bref regard, puis M. Oswald, l'expert-comptable anglais chargé de créer les comptes bancaires et les mécanismes financiers qui faisaient fructifier leurs bénéfices en provenance du studio.

– Monsieur Oswald, je crois qu'en fait rien ne vous retient plus ici, les petits problèmes de gestion financière attendront demain.

Puis sans même un sourire:

– Je vous remercie.

Le petit homme replet s'éclipsa sans demander son reste et Eva Kristensen se dirigea doucement vers Dieter Boorvalt, le jeune avocat qui supervisait les problèmes juridiques.

– Dieter? J'aimerais que vous m'expliquiez une chose…

Dieter ne répondit rien, connaissant lui aussi les règles immuables du rituel.

– J'aimerais que vous m'expliquiez pourquoi notre cabinet n'a pu récupérer la tutelle de ma fille. Pourquoi ma fille peut se trouver sous la protection de la police alors qu'aucun crime ne m'est officiellement reproché…

Dieter épousseta négligemment son pantalon de flanelle et ajusta ses lunettes avant de posément ouvrir une chemise de carton placée à côté de lui, sur le divan.

Il en tendit une feuille à Eva en lui jetant un coup d'œil froid et professionnel:

– Voici une copie de la lettre que j'ai fait envoyer par notre cabinet. D'autre part nous avons clairement menacé le procureur de faire une injonction dans les trois jours…

– DANS LES TROIS JOURS?

Eva avait explosé. Elle se tenait toute raide, tendue par une énergie de milliers de volts. Sa main tenait la feuille de papier comme Zeus empoignant une volée d'éclairs.

– Écoutez-moi attentivement Dieter, je ne tolérerai pas que s'écoule encore une semaine sans que ma fille ne soit récupérée, j'espère être assez claire?

Dieter hocha la tête et lui tendit un autre document:

– Lisez ça aussi, c'est la lettre du ministère nous indiquant que la durée légale de mise sous protection du témoin se terminera samedi. Il vaudrait mieux ne pas faire de vagues et attendre tranquillement la fin du délai pour récupérer Alice…

Eva contempla silencieusement les deux feuilles, puis les rendant à Dieter:

– Vous pouvez m'affirmer que samedi il n'y aura pas de prolongation?

Dieter prit son ton le plus professionnel pour répondre:

– Je vous l'affirme madame Kristensen. L'inspecteur qui a formulé la demande de protection ne pourra la réitérer… de toute façon, ils sont plus ou moins en train de classer l'affaire, la jeune flic sera dessaisie… Tout se passera en douceur…

– Dites-moi Dieter. On parle bien de cette femme qui s'est fait passer pour je ne sais quelle connerie de programme municipal… C'est cette femme qui a placé Alice sous protection spéciale, Dieter?

Le jeune avocat opina silencieusement.

– Et c'est cette femme qui a pris la première déposition et vu la cassette en premier, c'est ça?

– Oui, murmura Dieter, c'est la même personne, Anita Van Dyke.

– Mais bon sang, s'énerva alors Eva Kristensen, mais alors pourquoi personne n'a encore pensé à la suivre, hein dites-moi?

Eva se retourna vers Koesler, dans le silenœ qui figeait la pièce comme la gangue d'un glacier:

– Koesler…

Elle s'avança doucement vers lui, mais resta à quelques mètres. Sans même le regarder, elle laissa tomber:

– Je suis sûre que vous vous rendez compte à quel point vous allez devoir améliorer vos performances… Une telle erreur est d'une gravité sans precedent… Mais…

Eva pivota sur elle-même, un large sourire aux lèvres.

Ça y est, pensa Wilheim, la crise est finie, mainenant nous allons avoir droit au champagne.

Eva fit claquer ses doigts et planta ses yeux dans ceux de Wilheim:

– Mon chou, je crois que nous allons ouvrir une bouteille de Roederer…

Puis à l'attention de tout le monde et de personne en particulier:

– Je veux qu'on suive cette fliquesse, je veux tout savoir sur elle et surtout où elle va. Elle doit sûrement rendre visite à Alice quotidiennement… REPÉREZ L'ENDROIT. Je veux parer à toute éventualité au cas où l'affaire se compliquerait d'ici à samedi et qu'on ne puisse récupérer ma fille légalement.

Elle regarda Wilheim.

– Je veux tout savoir sur elle, O.K.?

Wilheim lui fit comprendre d'un geste imperceptible que ce serait fait.


Le samedi matin, Alice Kristensen boucla ses quelques affaires dans son sac de sport, vérifia que l'argent était bien en place, que son passeport y était aussi et elle attendit patiemment l'heure du déjeuner. Vers treize heures, comme convenu, Oskar, un des deux flics antillais, monta pour lui dire qu'on y allait.

Elle avait réussi à négocier avec Anita, la veille. «Madame Van Dyke… si c'est samedi que les avocats de ma mère vont me reprendre, vous me laisseriez faire une petite sortie en ville, l'après-midi», lui avait-elle demandé sur un ton presque suppliant. Cela avait marché. Ils déjeunèrent dans un petit restaurant nordique du centre-ville, puis Alice se décida pour aller voir un film de sciencefiction au Cannon Tuschinsky. Les deux flics se tapèrent Alien 3 dans un silence religieux de gosses fascinés, puis vers cinq heures et demie, Alice demanda à aller au grand supermarché de l'avenue.

Les flics garèrent la voiture à deux rues du centre commercial et ils encadrèrent Alice sur le trottoir, sans ostentation. Alice sentait battre le sac de sport dans son dos, et son cœur dans la prison de sa poitrine. Elle marchait toute droite vers son futur, vers les grandes galeries où elle pourrait mettre son plan à exécution.

Elle n'avait pas droit à l'erreur. Elle en avait assez commis comme cela.

Elle était pleine d'une détermination farouche lorsqu'elle poussa la porte de verre du magasin.

La chaleur lui explosa au visage. Il y avait du monde. Assez de monde pour faire une foule. Pas trop pour qu'elle ne fût pas compacte et infranchissable. Alice déambula au rez-de-chaussée, s'arrêtant pour regarder bijoux et parfums, foulards de soies et cravates, revenant sur ses pas pour s'offrir une petite bague, entraînant les deux flics antillais qui la suivaient séparément à quelques mètres, l'air de rien, dans une danse compliquée autour des rayonnages.

Puis elle monta au premier par l'escalator, les jeux vidéo, les ordinateurs et l'électroménager, puis au deuxième, aux rayons livres, disques et hifi.

Les deux flics s'arrêtèrent devant les murs de magnétoscopes et de platines laser. Alice dériva lentement vers le rayon livres. Oskar tourna la tête pour voir où elle était mais elle lui fit un petit signe amical, l'air de dire «tout va bien, je regarde juste quelques bouquins».

Oskar et Julian se retrouvèrent rapidement au rayon des disques laser et elle put les voir comparer des disques de reggae et de salsa.

Les rayons de la librairie couraient jusqu'à l'escalier mécanique. Il y avait peu de monde dans cette partie du magasin, quelques personnes qui furetaient autour des ouvrages. Alice feuilleta négligemment quelques livres tout en glissant vers la rampe de couleur bleue. Lorsqu'elle ouvrit Le grand sommeil de Raymond Chandler, elle n'en était plus qu'à quelques mètres. Oskar et Julian étaient plongés dans l'intégrale de Bob Marley. Alice reposa le livre en suspendant sa respiration. Son cœur envoyait des paquets de sang et d'émotion à son cerveau. La chaleur du magasin devenait torride et elle sentit des gouttes de sueur perler à son front et le long de son cou.

Allez, un dernier effort.

Elle glissa jusqu'à l'extrémité du rayonnage, trouva Asimov et Aldiss, des collections de sciencefiction de poche dont elle ne perçut que les couvertures colorées, dans un kaléidoscope violacé.

Elle jeta un ultime coup d'œil à Oskar et Julian dont les têtes dépassaient des bacs de disques, à deux ou trois rangées d'elle. Elle les voyait de profil et, lorsqu'ils se penchaient vers l'intérieur des bacs, le sommet de leur crâne disparaissait pour quelques instants. Julian lui jeta un coup d'œil et elle lui envoya un sourire forcé en reposant Fondation foudroyée. La tête noire du flic replongea à la rencontre de Jimmy Cliff.

Alice n'attendit qu'une fraction de seconde. Le temps que sa poitrine se remplisse et qu'elle envoie le message à ses jambes. Elle se retourna et, le plus calmement qu'elle put, fit le tour de la rampe agrippant sa main au caoutchouc noir. Elle se propulsa entre deux couples d'âge mûr qui s'avançaient sur les marches métalliques puis doubla la femme de devant et descendit l'escalator en se faufilant entre deux ménagères.

Premier étage. Alice empoigna la rampe de l'escalator et bondit sur la volée de marches qui descendait vers le rez-de-chaussée. Elle bouscula un vieillard et marmonna une excuse. Devant elle, la perspective scintillante de l'escalator plongeait vers les étalages vitrés de la parfumerie. Les marques françaises de parfums formaient une fresque d'arabesques lumineuses et les flacons luisaient de mille nuances d'ambre et de vert. Mais Alice n'avait d'yeux que pour la petite pancarte qui indiquait la sortie. Elle fonça entre deux rangées de cosmétiques qui miroitaient derrière leurs parois de verre. À l'autre bout du magasin elle discerna une vague lumière bleue derrière des portes battantes. Elle força la cadence et vit les étalages de parfums faire place aux montres et bijoux. Il y avait du monde ici et la foule devint plus dense. Alice se faufila difficilement entre les femmes vêtues de fourrures, aux lèvres outrageusement maquillées et aux coiffures sophistiquées. La foule était encore plus dense juste derrière, et Alice força le passage sans trop de ménagement.

Ralentie dans sa course, Alice discerna des détails dans la danse absurde qui la bloquait à quelques mètres de la liberté. Les énormes boucles d’oreille en or d'une jeune femme élégante, au visage fermé, devant un étalage de montres suisses aux prix faramineux. L'éclat du néon sur l'acier gris, l'or et le vermeil. La silhouette derrière la vitre, de l'autre côté. Le costume gris aux reflets soyeux.

Le visage de l'homme, luisant sous la lumière crue. Son crâne chauve, lisse et net comme une boule de billard. Ses épaisses moustaches, tombant à la turque. Les disques noirs qui masquaient son regard…

Seigneur, tressaillit Alice, croyant défaillir de terreur, plongeant dans la foule dans un sursaut instinctif… l'homme aux moustaches et aux lunettes noires, le chauve dont m'à parlé Anita…

Elle ne voulut même pas essayer de deviner si l'homme l'avait vue ou non.

Elle courut sans se retourner comme dans un décor de cauchemar vers les portes de verre de la sortie.

Elle aperçut une portion de ciel bleu électrique et la lumière de l'après-midi qui tombait sur les toits des voitures garées devant le magasin.

Au même instant, elle reconnut la voiture japonaise et la silhouette qui se tenait au volant juste devant le trottoir.

Koesler.

Le profil fixait le vide quelque part devant lui.

Alice dérapa sur le revêtement de plastique et elle sentit son corps basculer, perdre tout sens de l'équilibre. Elle atterrit de tout son long en poussant un petit cri étouffé. La douleur irradiait de ses genoux et de son bras droit.

Lorsqu'elle se redressa elle aperçut quelques silhouettes figées autour d'elle. Dans un voile cotonneux elle entendit une voix de femme: «Ça va mon enfant?»

Mais ses yeux plongeaient déjà derrière la porte, de verre, faisant abstraction du reste de l'univers Et ce qu'elle y vit la trempa d'une terreur glacée.

Koesler. Le regard froid de Koesler qui la fixait. Il y avait comme de la stupéfaction dans ce regard. Ainsi qu'une détermination à toute épreuve.

Alice réagit instinctivement. Dans un hoquet affolé elle partit sur la droite, vers les foulards Hermès et les cravates Gucci, vers une sortie latérale, dont elle apercevait les grooms cuivrés, là-bas.

Elle courut furieusement entre les étalages et elle entendit nettement le bruit de la chute d'un présentoir de cravates derrière elle.

En slalomant entre deux bacs remplis de pullovers, elle put se retourner, un bref instant.

Là-bas, sous l'enseigne Benetton, le chauve aux lunettes noires courait vers elle, à petites foulées. Elle aperçut un homme à une bonne dizaine de mètres derrière lui, qui faisait volte-face. Son teint hâlé et ses yeux légèrement bridés suffirent à Alice pour l'identifier. L'Indonésien.

Elle se propulsa dans la rangée de bacs à tee-shirts.

Elle atteignait les portes. Elle bondit vers la paroi de verre et ses petites mains moites laissèrent une empreinte collante lorsqu'elles s'écrasèrent sur la vitre. L'air frais l'enveloppa instantanément.

Elle dérapa sur la droite, dans la direction opposée à la voiture de Koesler.

Au même instant, elle jeta un ultime coup d'œil à l'intérieur du magasin. Elle détalait déjà sur le trottoir. Mais elle avait eu le temps de discerner que quelque chose d'anormal était en train de se produire. Le chauve lui tournait le dos et il tenait un gros pistolet dans sa main…

C'est tout ce qu'elle vit nettement, mais alors qu elle commençait sa course éperdue dans la foule du soir, elle entendit nettement le bruit des déflagrations.

Elle savait pertinemment que c'étaient des coups de feu qu'on tirait, là.


C'est Oskar qui se rendit compte le premier que la môme avait disparu.

Il venait de reposer un vinyl de Peter Tosh dans son bac lorsque, en relevant la tête vers les rayons de livres, il s'aperçut qu'Alice n'y était plus. Il lui fallut moins d'une seconde pour comprendre la globalité de la situation. Il empoigna Julian et plein d'une sourde angoisse l'entraîna vers le dernier endroit où il l' avait vue:

– Elle est plus là, Julian, merde…

Julian tourna la tête en tous sens comme un périscope cherchant à détecter la petite silhouette en bleu marine.

Ils fonçaient le long des rayonnages de bouquins.

– Où tu l'as vue en dernier Julian?

– Là-bas au bout du rayon…

Oskar pressa encore le pas.

– Merde merde, Anita va nous tuer… Putain de merde.

Julian ne répondit rien.

Ils arrivèrent à l'extrémité du rayon et firent le tour de la cage d'escalier mécanique en dérapant sur le sol glissant.

– Tu la vois?

– Non j'vois rien… elle est pas là…

Oskar fit volte-face et observa l'escalator qui déroulait ses marches mobiles vers les étages inférieurs. Son instinct lui fit comprendre ce qui s'était passé.

– Merde.

Il se précipita sur la volée de métal qui résonna lourdement.

– Julian, amène-toi, elle est descendue. Elle s'est barrée…

Il criait presque.

Julian bouscula un groupe de touristes et se précipita à sa suite.

Arrivé au bas des marches, Oskar envoya valser un couple de teenagers en pivotant d'ùn seul trait pour attraper la rampe qui menait au rez-de-chaussée.

Il était déjà en bas, entre les bacs vitrés de la parfumerie lorsque Julian déboula à son tour au sommet du dernier escalier.

Oskar cherchait de tous côtés, planté au croisement de deux allées. La foule était plus compacte qu'au deuxième, ici. Ça ne serait pas du gâteau. Julian le rejoignit et, du haut de son bon mètre quatre-vingt-dix, discerna quelque chose à l'autre bout du magasin.

– Y's'pass'quekchose là-bas.

Il prenait Oskar par le bras et lui montrait un mouvement et un attroupement plus loin, en direction d'une des sorties.

– Qu'est-ce que…

Oskar et Julian se dirigèrent à bonnes foulées vers les stands de montres Timex, Cartier, Rolex. Ils se séparèrent afin de couvrir un peu plus d'espace, dans deux rangées parallèles.

En fonçant vers la sortie principale ils rencontrèrent une foule de plus en plus dense et ils se cognèrent sans ménagement à de multiples personnes.

Au même instant, un bruit violent leur parvint. Des objets tombant par terre. Oskar menait la marche, par le hasard de la distribution des obstacles humains parsemés sur leur route.

C’est en débouchant sur une allée perpendiculaire qu'Oskar visualisa la situation dans son ensemble. Il n'y avait personne de blond, de sexe féminin et âgé de douze ans à la sortie principale. En revanche, là-bas sur sa droite, vers une sortie latérale, dans un endroit presque désert une petite forme blonde bondissait entre les bacs.

Et devant lui, à quelques mètres tout au plus, un homme marchait à une cadence diablement vive vers la même sortie. Un homme vêtu de gris et dont le crâne chauve luisait sous la lumière.

Oskar avait eu l'occasion de lire les rapports d'Anita et la mention d'un homme chauve aux lunettes noires et portant moustache, sûrement prénommé Johann, lui revint en mémoire. Sans savoir qu'un autre événement se préparait dans son dos, il fonça à la poursuite de l'homme en mettant la main sur la crosse du 9 mm, sous sa veste.

Oskar vit Alice se précipiter vers la porte et l'homme devant lui presser le pas.

Il tenta le tout pour le tout:

– Johann? cria-t-il dans l'espace saturé de néon. Johann arrête-toi!

Il vit l'homme se retourner, surpris, en ralentissant le pas.

Et les disques noirs ne trahirent aucune émotion lorsqu'il se figea et mit la main à l'intérieur de sa veste, avec une vélocité incroyable. Il écarta violemment une vieille et élégante dame qui partit à la renverse dans un bac de blue-jeans et sa main réapparaissait déjà, armée d'un solide automatique noir.

Oskar dérapa sur les dalles glissantes en se précipitant sur le côté. Sa main tenait fermement le pistolet mais sa perte d'équilibre lui coûta la précision.

Au moment où il fit feu, le chauve moustachu aux lunettes tirait lui aussi.

La balle d'Oskar passa à dix centimètres à droite de la moustache, traversa une peluche publicitaire et alla se perdre vers le plafond.

Celles de Johann allèrent se loger dans sa jambe et son épaule droites, faisant exploser des geysers de sang qui éclaboussèrent le sol et les bacs de lingerie féminine.

Oskar s'effondra dans une masse de soutiens-gorge blancs et soyeux alors que des hurlements jaillissaient de tous côtés et que d'autres coups de feu éclataient de partout, vacarme de fusillade amplifié par l'écho naturel du magasin.

Sa tête heurta quelque chose de dur et la douleur le recouvrit quelques instants d'un voile éblouissant.

Lorsqu'il put prendre à nouveau pleinement conscience de la situation, il régnait un silence de mort dans tout le supermarché. Seule la musique d'ambiance égrenait sa rumba synthétique, imperturbable.

Sa jambe pissait le sang comme jamais il ne l'aurait cru possible et la souffrance lui injectait des spirales nauséeuses jusqu'au plus profond de lui-même. Son épaule était fracassée et trempée d'un liquide chaud et poisseux.

Il se rendit compte que sa jambe était transpercée de part en part en deux points. Deux fois une balle était entrée et ressortie. En deux endroits, un énorme orifice débordait d'un sang chaud et bouillonnant à l'arrière de sa cuisse. Il y avait un écart de plusieurs centimètres dans le sens de la hauteur à chaque fois entre les points d'impacts et les trous de sortie des balles. Et Oskar savait qu'entre les deux points, les balles avaient dû provoquer de serieux dégâts, en zigzagant dans la chair et les os. Le fer rouge qu'on lui enfonça dans la jambe à cet instant précis le fit basculer dans le puits noir de l'inconscience.

Il ne savait pas encore qu'il n'était qu'à quelques mètres du cadavre de Julian.


Lorsque Julian avait vu Oskar changer de direction tout d'un coup, il avait eu un instant d'étonnement. Pourquoi n'allait-il pas vers la sortie, nom de dieu?

Oskar courait à petites foulées à cinq ou six bons mètres devant lui, dans la rangée à sa droite.

Et là, au croisement avec une allée principale il venait de glisser et de foncer vers l'autre côté du magasin.

Julian se faufila difficilement dans la foule qui encombrait sa rangée à cet endroit.

Il allait déboucher sur l'allée, étonnamment déserte à cet instant, lorsqu'il vit passer un homme de type malais devant lui. L'homme courait presque et, abasourdi, Julian aperçut la masse instantanément reconnaissable d'un pistolet, dévoilée par le mouvement de la veste noire et ample qui s'écarta de la ceinture.

Julian plongea instinctivement sa main sous l'aisselle.

Au même moment, à douze mètres de là, Oskar fit un truc incompréhensible.

Julian avait les trois hommes en perspective devant lui lorsque l'événement survint.

La voix d'Oskar claqua dans le magasin:

– Johann, cria-t-il, Johann arrête-toi!

Aussitôt un type qui marchait à toute vitesse devant Oskar se retourna et… Nom de dieu.

Julian vit les trois mouvements dans un jet violent d'adrénaline.

Le chauve aux lunettes noires. Oskar. L’Indonésien. Tous trois portant presque simultanément la main à leur arme.

Il entra dans un rêve. Un rêve où il s'entendit jeter froidement au type en noir devant lui:

– Bouge pas connard, Police.

Au même instant, son Beretta jaillissait de son étui et se pointait devant lui, dans ses mains croisées sur la crosse, droit sur le dos du mec.

Mais les choses avaient accéléré plus loin. Le chauve pointait son arme sur Oskar qui dérapait sur les dalles, dans un bac de linge.

Un énorme double bang résonna dans le magasin.

Des éclairs et de la fumée.

Tout se déroula alors comme dans un ballet curieusement agencé.

Devant lui, l'homme en noir s'écartait brutalement sur le côté, tout en s'affaissant dans un geste pivotant qui le découvrit, armé d'un gros automatique étincelant.

Julian ne vit plus que la lueur de l'arme qui se pointait sur lui.

Son geste réflexe était déjà entamé.

Son Beretta se déplaçait sur le côté, comme une machine autonome dotée de perceptions propres. L’arme ennemie n'était pas encore sur lui, simple fantôme de métal en mouvement lorsque son viseur se stabilisa sur la poitrine de l'Indonésien.

L'arme tressauta dans sa main lorsqu'elle fit feu, deux fois, se relevant légèrement dans une corolle de fumée.

Deux étoiles vermeilles éclataient sur la chemise pastel de l'homme qui basculait contre un rayonnage de jeux de société. Sa tête fit s'effondrer une pile de Monopoly qui déversèrent leurs faux billets, leurs cartes de propriétés et les cubes rouges et verts des immeubles, dans un bruit qui lui parut lointain.

Déjà son regard se portait devant lui.

Il vit la silhouette vêtue de gris là-bas, à trois ou quatre mètres d'Oskar.

Oskar qui roulait dans un amas de linge et de plastique pulvérisé.

Devant la silhouette il y avait un nuage gris, au bout de son poing.

La balle qui le frappa en plein bassin arriva juste après le bruit de la détonation. Dans une nova de douleur.

Julian se sentit partir en arrière et ses jambes, surtout la droite, s'affaissèrent sous son poids.

Son corps tomba sur le côté et il fit l'effort de stabiliser son arme, qu'il tendait toujours devant lui, dans ses deux mains, soudées au plastique de la crosse.

Sa vision était oblique, comme une caméra renversée sur un côté et il tenta de fixer la silhouette grise qui déjà refluait en arrière.

Julian vit le tube noir de son arme trembler autour de l'ombre en mouvement et il appuya férocement sur la détente, plusieurs fois.

Presque aussitôt il aperçut un mouvement saccadé chez l'homme. Il l'avait touché, pensa Julian. Il entreprit de rouler sur le côté mais fut stoppé dans son élan par la vague de souffrance qui explosa de son bassin fracturé et le tétanisa sur place.

C'est à peine s'il entendit les détonations répondre à ses coups de feu. Un déluge de détonations.

Un terrible impact fit exploser un de ses genoux et, en fait, il n'eut pas le temps de se plier sous la douleur.

Une balle blindée de calibre 38 magnum pénétra dans sa cage thoracique, perforant un poumon et la trachée-artère. Un ultime projectile, quelques dixièmes de seconde plus tard, fit éclater le haut de son crâne, entamant un parcours dévastateur dans le cerveau droit.

Son corps s'affaissa lentement sur les dalles barbouillées de son sang.


Lorsque Alice dévala la rue, elle ignorait complètement ce qui se passait derrière elle. Des coups de feu, seigneur…

Son cœur battait à tout rompre et l'image de Koesler n'arrivait pas tout à fait à s'effacer. Elle courait dans une rue perpendiculaire à l'avenue où était garé l'homme au sourire cruel. Elle l'imagina démarrer et faire le tour du magasin à sa poursuite et elle accéléra sa course. Elle courait à corps perdu, sans même voir ce qui se passait autour d'elle. Elle sentait la menace de l'homme aux yeux gris et de sa voiture blanche, comme l'haleine fétide d'un fauve sur sa nuque.

Au bout d'un moment Alice réalisa qu'elle courait en ligne droite depuis deux ou trois cents mètres et qu'il convenait de quitter cette rue au plus vite. Elle s'engagea dans une petite allée sur sa droite et aperçut les lumières roses si particulières du quartier chaud, à quelques maisons de là. Elle ralentit sa course et se mit à marcher, à bonnes foulées. Elle se dirigea d'instinct vers le labyrinthe de rues tortueuses. Elle s'enfonça dans une jungle de lumières et de vitrines dans lesquelles s’exposaient les prostituées. Autour des vitrines et des sex-shops tournoyait une faune bizarre, aux comportements honteux.

Elle traversa le quartier de part en part et se retrouva sur les bords du canal.

Le jour tombait. Le ciel était d'un bleu roi profond, les couleurs de la ville étaient vives et quelques cirrus printaniers se teintaient de rose très haut au-dessus des toits, là-bas vers Haarlem.

Alice soupira et aperçut un square devant elle. Elle alla s'effondrer sur un banc pour reprendre souffle. Elle avait soif. Une soif terrible. Son sang battait à ses tempes. Sa tête était vide de toute pensée.

Tout ce qu'elle savait c'est qu'elle venait de rencontrer une situation tout à fait imprévue.

Imprévue et dangereuse.

Au bout de quelques minutes elle se résigna à se lever. Elle retourna vers le canal et regarda un instant la lumière tombante du soleil jouer de ses reflets sur l'eau. Mais le cœur n'y était pas. Elle était seule. Seule et perdue dans la ville. Avec des flics et une bande de tueurs à ses trousses.

Elle alla s'acheter un Coca dans une baraque ambulante et décida d'entreprendre la suite de son plan. Elle se hâta sur le trottoir. Elle se doutait que quelque chose de grave s'était passé dans le magasin. Les coups de feu. L'homme chauve qui avait sorti un pistolet de sa poche. Sans doute l'homme chauve et son complice étaient-ils tombés sur Oskar et Julian. Elle se demanda avec angoisse si quelque chose était arrivé aux deux policiers puis elle se figea soudainement sur le trottoir.

Une pensée fulgurante venait de jaillir dans son esprit.

Sans doute les flics étaient-ils en train de boucler la gare et les stations d'autocars. Elle ne pourrait même pas atteindre le train de 19 heures, comme prévu, pour autant qu'elle puisse l'attraper à temps.

Bon sang, tout son plan s'effondrait. Elle ne pourrait jamais rejoindre le Portugal, ni son père.

Elle avait commis une erreur, une fois de plus.

Une fois de trop.

Elle revint sur ses pas, désespérée.

Il fallait d'urgence trouver une solution. Inverser le cours fatal que le destin prenait.

Mais elle était fatiguée, épuisée. Le monde s'obstinait à résister à sa volonté, pourtant simple. Juste rejoindre le soleil et le sourire de papa. Un peu de silence et du sable.

Le bonheur.

Oui, le monde résistait plus sûrement que les digues devant l'Océan pourtant intraitable. Et en cet instant le monde eut une seule image. Il conduisait une voiture japonaise blanche, avait des yeux froids comme des billes d'acier et un sourire d'assassin.