"La sirène rouge" - читать интересную книгу автора (Dantec Maurice G.)CHAPITRE VToorop décela assez vite une certaine incongruité entre l'image du flingue et cette petite blondinette, transie de peur. Il abaissa le Ruger avant de le ranger doucement dans son étui, sans prononcer un seul mot. Ouvrant la main en avant, dans un geste de paix et de douceur il transmit d'une manière indicible qu'elle pouvait se lever et s'asseoir sur la banquette. Il saisit une des mallettes et la posa sur l'autre. Il y eut une intense transformation dans le regard de la jeune fille, blottie sur le plancher. Il passa de l'effroi le plus pur à une forme de stupéfaction, puis à un éclair d'intelligence tout à fait exceptionnel. Hugo réfléchissait lui aussi. Sur la suite des opérations. Il ferma doucement la portière arrière en s’asseyant au volant. Il posa son coude sur l'appuie-tête et se tourna vers la pré-adolescente. Elle s’installait maladroitement sur la banquette: – Les types, dans le Chrysler bordeaux, ils te cherchent c'est ça? La jeune fille l'observait, un peu par-dessous, mais avec une acuité tout à fait exceptionnelle. Elle opina de la tête. Toorop réfléchissait à toute vitesse. – Bon, soyons clairs, ce sont tes parents, de la famille? La jeune fille sembla passer à une vitesse supérieure dans l'analyse. Hugo aurait presque vu des circuits logiques s'animer dans sa cervelle adolescente. Elle hocha un non ténu. Très ténu, pensa-t-il. Une fugueuse sûrement. Il fallait jouer serré avec ce qu'il avait sur lui, et dans le coffre. – Bon… Écoute, on ne peut pas rester là, tu risques de te faire… repérer. Tu serais d'accord pour qu'on bouge, là, tout de suite? – Oui, émit-elle faiblement du chef. – O.K., tu aurais une préférence? Toorop perçut comme un voile prendre possession du regard bleu, un film de larmes ou quelque chose de profondément intérieur. Oui, de la tête encore, faiblement. – Tu veux bien me dire où? Il gardait un ton calme et attentionné. – Oui… au Portugal, répondit-elle d'une voix faible mais étonnamment ferme. Toorop fixa la môme avec un intérêt qu'il ne chercha même pas à cacher. – Au Portugal, dit-il en sortant les clés de son blouson. Rien que ça. Il enficha les clés dans le Neiman et mit en marche le moteur de la Volvo. – Bon, écoute, je te propose, déjà, qu'on roule jusqu'au Beatrix Park, je t'offre un cornet de frites et on discute de tout cela calmement, d'accord? La jeune fille se blottit dans la banquette et plaça instinctivement la couverture navajo sur ses genoux. – D'accord, dit-elle, puis tandis qu'il passait en première et manœuvrait pour partir: – Je prendrai un Coca aussi… Il jeta un coup d'œil au rétroviseur et leurs regards se croisèrent, l'espace d'un instant. Toorop vit un vague sourire éclairer ses traits. Une petite pointe d'humour. – Dis-moi quel est ton nom au fait? lança-t-il au rétroviseur. – Alice, répondit la voix derrière lui. – Enchanté, Alice. Puis: – Moi c'est Hugo. Il prit à gauche et fonça vers l'ouest, vers le Beatrix Park. Au bout d'un moment il mit la radio et la trompette de Miles Davis s'éleva dans l'habitacle. Il alluma une cigarette. Il la sentait se détendre peu à peu, derrière lui. Il ne dit pas un mot pendant le voyage, Alice non plus. À côté de l'entrée du parc, l'arriière d'une camionnette blanche apparut dans le pare-brise. Sur le côté du véhicule, il repéra le comptoir caractéristique. Il décida de s'arrêter, là, tout de suite, afin qu'Alice reste hors de vue du marchand de frites. Il achevait de se garer le long des grilles lorsque la petite voix résonna derrière sa nuque. – Dites-moi, monsieur, vous êtes policier? Il y avait une intonation d'attente particulière dans sa voix. Une attente critique, décela-t-il. Pour une raison qui lui parut obscure sur le moment, il décida de dire la vérité tout de suite à enfant: – Non… je ne suis pas flic… Il fut surpris de la célérité avec laquelle elle enchaîna: – Si vous n'êtes pas policier vous êtes quoi alors, avec votre pistolet? Il soupira. Évidemment. Ça, c'était quand même un détail dont elle se souviendrait inévitablement. Il éteignit le moteur. Alluma une autre cigarette et réfléchit à sa réponse. Dire une partie de la vérité, mais rester flou. – Je travaille pour une organisation internationale… Un silence, puis: – Une organisation internationale? L'ONU? Quelque chose comme… – Écoute Alice, l'interrompit Toorop sans vraiment percevoir l'intense intérêt qui étincelait dans le regard bleu… Maintenant c'est moi qui vais poser les questions, d'accord? Alice se tut. Et baissa les yeux. Il y avait un peu de rose sur ses joues pâles. – Ne le prends pas mal, enchaîna-t-il, plus doucement, mais il faut que je sache ce qui t'arrive si tu veux que je puisse t'aider et en attendant… Il ouvrit sa portière. – On va aller s'offrir le cornet de frites dont on parlait tout à l'heure. Il transmit un petit sourire complice à la jeune fugueuse. Le visage encadré de blond s'éclaira à son tour et dans un souffle elle lança: – Et un Coca. Elle tenta de s'extirper du véhicule pour rejoindre ce grand type aux cheveux noirs, qui possédait un pistolet. Mais celui-ci lui barra le passage, bloquant la portière. – Ouais, laissa-t-il tomber, et un Coca. Mais toi, tu restes dans la voiture. Son ton était sans appel. Lorsqu'il revint avec le sac brun rempli de boissons en canettes et de cornets de frites, Alice se jeta avidement sur la nourriture. Assis le dos à la portière, l'homme qui s'appelait Hugo et qui travaillait pour une mystérieuse organisation internationale, entama sans mot dire son repas, lui aussi. – Bon, laissa-t-il tomber au bout d'un moment. Maintenant dis-moi la vérité… Les hommes dans le van rouge ce sont des gens de ta famille, n'est-ce pas? Alice déglutit difficilement. – Oui, répondit-elle nerveusement, mais ma mère est très méchante… et… et je ne m'entends plus avec elle… Puis dans le silence de l'habitacle: – Je veux rejoindre mon père au Portugal… Mais si vous voulez bien simplement m'emmener jusqu'à la gare d'Utrecht, par exemple… ce serait fantastique, monsieur… – Appelle-moi Hugo, je t'ai dit. Sa voix avait été plus coupante qu'il ne l'aurait voulu. Bon sang de bonsoir, dans quelle galère s'était-il encore fourré? Pourquoi ne lui avait-il pas dit de descendre tout à l'heure, quand il l'avait trouvée? Il soupira. Sans doute à cause du même genre de sentiment qui l'avait emmené au cœur des Balkans. Et merde, et maintenant, hein? Que faire? pensait-il, déjà résigné, en fait, aux risques fous et inutiles qu'il allait prendre. Il termina son cornet de frites et sa Heineken, attendit qu'Alice ait terminé, mit le tout dans le sac de papier brun qu'il posa sur le siège passager et démarra la Volvo. Il s'entendit couvrir le ronronnement du moteur: – Utrecht n'est qu'à quarante kilomètres… Je t'y emmène. Il n'eut que le concerto des cylindres comme réponse. Toorop rejoignit l'Europa Plein puis l'autoroute A2, vers Utrecht et Arnhem. Quelque chose commençait à le tenailler sournoisement. Il avait l'impression que la môme ne lui avait livré qu'une part de la vérité. Une part minime. Qui cachait autre chose. L'impression était plus tangible à chaque instant. Au bout d'un petit quart d'heure, il se rendit compte qu'un léger ronflement rythmait le son du moteur, derrière lui. Il jeta un bref coup d'œil par-dessus son épaule pour se rendre compte que la fillette s'était endormie, sous la couverture colorée. Elle semblait détendue dans son sommeil et un petit sourire tout à fait enfantin arquait ses lèvres. Merde, pensa Hugo en se retournant vers la bande noire de l'autoroute. Dire que j'ai survécu à tout ça pour faire une telle connerie… Il se doutait déjà de ce qui allait arriver. Alice n'aurait su dire ce qui l'avait finalement réveillée. Sans doute l'éclairage dur et froid qui tombait par la portière et qui l'éblouissait. Peut-être l'odeur d'essence aussi, et le bruit régulier, organique, qui rythmait doucement la voiture, comme une mystérieuse pompe, un cœur qui battait doucement, caché sous l'écran de l'univers. Elle prit conscience qu'ils étaient à l'arrêt dans une station-service. En levant la tête elle put apercevoir une moitié de la silhouette, la main tendue vers le réservoir de la voiture. Le vieux blouson de teddy-boy noir et blanc, aux armes des Los Angeles Raiders. Elle aperçut la danse orange des leds digitales qui basculaient sur leurs bandes noires. À la même seconde, la danse se figea sur le chiffre de trente-trois litres et quelques dixièmes et la pulsation régulière stoppa. Elle entendit un bruit métallique et vit le blouson bicolore s'approcher de la gueule rectangulaire de la pompe. Son bras était armé du tube brillant qu'il enclencha dans la machine, avec un claquement sec. Alice le vit faire le tour de la voiture, par la lunette arrière, puis ouvrir la portière et se mettre au volant. Elle s'étira doucement sur la banquette. Elle n'arrivait pas à saisir exactement pourquoi, mais une étrange sensation de sécurité l'envahissait. Une douce plénitude, qu'elle n'avait pas connue depuis très longtemps. Stupéfaite devant cette révélation soudaine, elle comprit que l'homme… oui c'était ça, jouait le rôle de son père. Un rôle provisoire. Mais qui faisait du bien. Elle supposa que cela devait certainement faire partie des mystérieuses clés de cette science au nom prédestiné, psychanalyse, qu'il lui faudrait étudier au plus vite… un jour. Il gara la voiture sur le parking, à moins de vingt mètres de la caisse. Il se retourna vers elle et se rendit compte qu'elle était réveillée. – O.K., dit-il avec un léger sourire. Bien dormi? Alice émit un oui étouffé de sommeil et de cette nouvelle sensation de satisfaction. – Bon, on va aller manger un morceau et boire une boisson chaude… C’est à cet instant qu'Alice se réveilla tout à fait et prit pleinement conscience de la réalité. Son regard percuta la petite horloge de bord. Seigneur, tressaillit-elle, 23 heures 01. Bon sang, mais Utrecht n'était qu'à quarante kilomètres d'Amsterdam… Et ils avaient roulé deux heures. Tendue comme un câble électrique elle tenta d'articuler calmement: – Excusez-moi, mais… où sommes-nous ici? Le jeune type brun plantait ses yeux noirs sur elle. – Nous sommes en Belgique. Juste au sud de Maastricht. Le sourire de l'homme ne s'était pas accentué mais une lueur malicieuse s'était éveillée dans sa prunelle. – Je vais t'expliquer, enchaîna-t-il, À Utrecht, je suis allé jusqu'à la gare, mais quand je t'ai vue dormir, je suis allé voir le tableau des trains au départ et il n'y avait qu'un train dans la bonne direction, le sud: un train pour Maastricht, à minuit et des poussières. Je me suis dis que Maastricht ne pouvait qu'être sur ma route et tant qu'à faire, il était inutile d'attendre minuit, de te réveiller et de te faire prendre un train de nuit toute seule… Alice digéra sans peine le flot d'informations. Non, ce qu'elle avait vraiment de plus en plus de mal à percevoir clairement c'était cette mystérieuse aura qui se dégageait de l'homme. Sa franchise n'était même pas ostentatoire. Il lui exposait les faits, calmement, attendant qu'elle réfléchisse et prenne la parole à son tour. Son comportement semblait d'une logique cristalline. Pourtant, une zone d'ombre subsistait. Pas une ombre menaçante. Rien d'aussi ténébreux que ce qu’elle ressentait à fleur de peau chez sa mère, ou Wilheim, ou Koesler… Il fallait réagir, maintenant., – Je veux bien boire un thé chaud, en fait, laissa-t-elle tomber, avec un aplomb qui la surprit au plus haut point… – Parfait, répondit-il avec malice, ça changera du Coca. Il s'extirpa dela voiture et avant qu'elle n'ait eu le temps de réagir, il ouvrait sa portière, délicatement, comme un portier en livrée l'aurait fait, mais encore une fois, sans aucune ostentation, rien de burlesque, ou de forcé, ridicule. Rien que la portière qui s'ouvrait dans un bruit confortable, velouté, sur la nuit froide, au ciel pur, noir, piqueté de milliers d'étoiles. Le béton luisant sous la lumière artificielle du parking. Le tube orange et bleu de l'autoroute, derrière les pelouses et les petites rambardes blanches, aux teintes lunaires. Elle marchait déjà vers la caisse et la grande cafétéria, dans un travelling de cinéma. Ses sens lui paraissaient décuplés. Elle pouvait percevoir la radiation ultraviolette du béton, la vibration si particulière du néon jaune de la cafétéria, les composantes subtiles de la lumière et aussi l'éventail neuf des sonorités qui s'ouvrait dans ses oreilles. Le relief si particulier du vent froid qui soufflait de la mer du Nord. Le vrombissement des voitures lancées sur l'autoroute comme des fusées aux lumières rouges et jaunes. Elle leva la tête et aperçut le visage d'Hugo à la pèriphérie de sa vision, sa peau blanche comme celle d'un poisson des profondeurs. Il marchait à ses côtés. Au-dessus d'elle le ciel était moucheté d’astres aux radiations violemment visibles. Au-delà de l'autoroute, au-dessus d'une lande noire et sans forme, rien que de vagues nuances de ténèbres, le disque pâle de la lune se levait. Elle ressentit une brutale connexion avec l'astre lunaire. Sa lumière de vitrail baignait toute l'atmosphère et une sorte d'excitation nouvelle pulsait dans ses veines. Tout était net, sec, dur, lumineux, terriblement concret. Comme cet alliage d'acier qui barrait la porte de verre de la caisse, plongée dans une piscine de soufre. Devant elle, la silhouette d'Hugo se retournait pour l'attendre sur le pas de la porte, la main sur la barre de métal parée à être poussée. Alice se secoua et courut à petites enjambées vers l'homme qui l'attendait. Elle entra dans la salle aux néons jaunes avec l'intime conviction qu'elle venait de subir une expérience très importante, quoiqu'elle n'eût pas vraiment su expliquer pourquoi. Elle se sentit changée. En accord avec ce monde blafard, l'éclairage froid sur le mobilier de plastique. L’acier poli des toilettes. L'air chaud qui soufflait de l'aérateur lorsqu'on se séchait les mains en se les frottant sous le jet. Ils dînèrent de la très médiocre nourriture standard de l'autoroute avec une impression de sérénité qu'elle ressentait comme entachée de fatalisme chez le jeune homme. Il ne la pressa pas et ne donna pas du tout l'impression d'être aux aguets, détaillant chaque visage et chaque recoin. Il n'éprouvait aucune nervosité particulière. Alice ne pouvait savoir que c’était parce qu'il exerçait sur lui un féroce contrôle, de tous les instants. Un putain de contrôle qu'il s'efforçait de maintenir, sans qu'il devienne visible. Une règle de sécurité qu'Ari Moskiewicz leur avait apprise et qu'il dévidait lentement dans son esprit, tout en englobant parfaitement la situation. Rester calme et toujours voir avant d'être vu, cette bonne vieille méthode des maffiosi italo-américains, systématiquement décrite par ce biochimiste de la rue qu'était William Burroughs Jr. Il sentait la lourdeur désormais coutumière et amicale de l'arme, calée sous son aisselle. Il ne but qu'une bière légère et se contenta d'un unique double hamburger, afin de ne pas être alourdi. Il prit son temps pour dévorer systématiquement la nourriture qu'il savait riche en graisse et sucres divers, pouvant provoquer des somnolences intempestives, à cent cinquante kilomètres à l'heure. Il ne savait pourquoi il ressentait cette impression de menace diffuse, mais il hésitait à mettre ça sur le dos de l'habituelle parano. Une fois, vers Travnik, cette impression lui avait permis de rester en vie. Non, c'était bien sûr lié à la présence si particulière d'Alice, à son intelligence si vive, à la mutation qu'elle traversait, et qu'il voyait s'épanouir, enfant sur le seuil de l'adolescence et pensant déjà en partie comme une adulte. Une adulte brillante, de surcroît. Cette présence se raccordait à ce van rouge sombre, conduit par des types dont il n'avait pas tellement aimé l'allure. Aussi, dès qu'il eut pénétré dans la grande caféteria illuminée, Toorop avait voulu rester calme, opérationnel, ouvert, attentif et mentalement actif, comme le leur répétait sans cesse Ari. Il avait instinctivement suivi les enseignements de cet ancien du Mossad, chasseur de nazis dans les années cinquante et soixante et dont l'enseignement s'était toujours révélé si étonnamment juste. Tout d'abord ne pas engendrer de stress en questionnant Alice sur son expérience. Tenter d'aborder d'autres sujets de conversation, nécessitant moins de concentration et permettant malgré tout de la sonder. Préalablement, bien sûr, il fallait ne pas s'être assis le dos à une porte, ou à une cloison de verre, incapable de résister au moindre projectile animé de quelques dizaines de mètres à la seconde. Du coup, évidemment, il fallait s'être placé à un endroit stratégique, permettant d'englober la salle et le maximum d'entrées tout en offrant, si possible, une voie de sortie. (Les autres secrets d'Ari ne peuvent être dévoilés dans aucun livre.) Il questionna donc Alice sur divers sujets, dans une conversation menée à bâtons rompus, par associations d'idées, le plus souvent spontanées, parfois après de longs silences de réflexion. En moins d'une demi-heure il put se rendre compte que sa culture générale connaissait peu de limites, et était peut-être même supérieure à la sienne propre, sur certains sujets. De cette discussion sur la Lune, l'espace, l'écosystème planétaire, la vie sous-marine et les premiers hominidés, Toorop dériva habilement sur ses résultats à l'école, en géographie, histoire, sciences naturelles… Il ne fut pas vraiment stupéfait d'apprendre qu'elle lisait aussi de nombreux romans, en dehors de ceux demandés par les programmes scolaires de littérature. Bon sang, pensait-il, quand même interloqué, peut-on réellement s'envoyer à la file Stephen Hawking, Yves Coppens, Anthony Burgess et Bruce Chatwyn quand on a à peine treize ans? Il se promit de faire l'effort d'intégrer au plus vite cette donnée, essentielle: Alice Kristensen était un être hybride, une chrysalide complexe dans laquelle les états d'enfant, d'adolescent et d'adulte se conjuguaient avec une stupéfiante vivacité, mais sans doute aussi avec de puissantes contradictions internes. Bon, fallait penser à bouger maintenant. Toorop entreprit de terminer son café et considéra Alice qui achevait son gâteau au chocolat industriel. Ses yeux se portèrent machinalement sur le décor bétonné, à l'extérieur. L'entrée principale qu'il avait en point de mire donnait sur le parking et les pompes. Une grosse berline bleue se gara. Il était certain de ne pas l'avoir vue s'arrêter aux pompes. Il y avait trois hommes dans la voiture. Et seuls deux d'entre eux descendirent, laissant le conducteur au volant. Il n'aima pas ça, instinctivement. Il dégrafa calmement les boutons pressions supérieurs du blouson. Rester cool. Continuer à vaguement sourire à Alice qui achevait son Coca dans le bruit de succion occasionné par la paille. Les deux hommes grimpèrent la rampe qui menait à l'entrée et aux caisses. Hugo détecta une mauvaise vibration en provenance des types et il les détailla rapidement et systematiquement, un grand en costume gris, avec un pull bleu, de vagues cheveux longs ondulés en une fine couche sur son crâne luisant et dégarni au sommet, des lunettes rondes, un nez d'aigle, des yeux sans couleur. Un autre, plus petit, plus râblé, méditerranéen, cheveux bruns vaguement frisés, yeux très noirs, vraisemblablement musclé, veste marron à chevrons, blue-jeans et chaussures de sport. Ils se plantèrent près des caisses et se mirent à sonder la salle du regard. Les deux types avaient des yeux qu'Hugo n'aima pas du tout. Et surtout pas quand ils se posèrent sur Alice. Celle-ci se tenait de profil pour eux et à la soudaine fixité de leurs traits, Hugo ne pouvait conclure qu'une seule chose: ils la connaissaient. Ils la reconnaissaient. Et qui donc, hein, sinon des clones de l'équipage du Chrysler? D'autres types donc. Ce qui voulait dire au moins cinq hommes lancés à la poursuite de l'enfant. Des types qui émettaient des ondes d'une rare brutalité, dans un pays où purification ethnique et folie totalitaire n'étaient pas encore règle commune. Il discerna les vagues bosses que faisaient leurs armes, planquées sous leurs aisselles. Dangereux. Toorop n'eut besoin que d'un bref coup d'œil pour jauger l'ensemble de la situation. Il fit aussitôt semblant de poser son regard ailleurs, tout en les gardant à la périphérie de sa vision. Il ne fit aucun geste pouvant être mal interprété, comme mettre sa main sous son blouson. Les types l'avaient vu avec Alice et à leur tour ils se mettaient en mouvement, à la recherche d'une place qui ne soit pas trop mauvaise. Il sut très exactement quoi faire. Il comptait sur son propre sang-froid, ce qui était risqué, et sur le fait que les types ne soient pas des dingos camés de violence, qu'ils hésiteraient sans doute à intervenir là, devant une vingtaine de personnes, ce qui était également risqué en cette année de grâce 1993… Il était à côté de l'autre sortie, celle du fond, le dos à un large pilier de béton recouvert partiellement d'un vague lambris de faux bois en plastique. La sortie, c'était une porte de verre, là, à trois mètres sur sa gauche. Un jeune couple l'avait utilisée tout à l'heure et la porte s'ouvrait dans le bon sens, c'est-à-dire qu'il n'aurait qu'à pousser dessus. Maintenant, il fallait aussi parier sur le sang-froid de la petite. Mais la manière dont elle se conduisait depuis le départ traduisait une rare force de caractère. Sa planque sous la banquette de la Volvo, improvisée et géniale, le révélait parfaitement. Il mit en jeu son existence et la sienne sur cette simple intuition. Il réussissait à capter les regards des deux mecs qui sirotaient leurs bières mécaniquement, à l'autre bout de la salle, sans jamais s'appesantir sur eux. D'un air absolument détaché et naturel, il se tourna vers Alice. – Dis-moi Alice, as-tu ce qu'on appelle du sang froid? Alice le regarda sans comprendre. Toujours calme et souriant et après avoir lampé une dernière goutte de Tuborg, Hugo lui souffla, bien nettement: – Voilà, tu vas faire très exactement ce que je vais te dire, d'accord? Sa voix était d'une intensité magnétique et Alice opina du chef, hypnotisée. Au signal convenu, Alice s'éjecta de sa chaise et rejoignit Hugo qui ouvrait la porte et la propulsait à l'air libre, en appliquant sa main sur une de ses épaules. Elle était arrivée à dominer sa peur et à jeter un bref coup d'œil aux deux hommes qui déjà sortaient la monnaie de leurs poches et s'apprêtaient à les suivre, mais elle ne les avait pas reconnus. Ils dévalèrent les quelques marches qui descendaient du petit quai de béton et Alice se rendit compte que la main d'Hugo ne relâchait pas son épaule. Ni crispée, ni moite, ni fébrile… Il la força à une marche rapide pour ses petites jambes mais sa démarche à lui était tout à fait retenue. Elle eut bien l'impression d'entendre le bruit de la porte, et un crescendo de la musique d'ambiance, mais elle avait bien trop peur pour se retourner. Elle se blottit d'instinct contre le gros blouson de feutre et de cuir. La voiture n'était pas loin. Il la poussa pourtant fermement sur les derniers mètres. Arrivés près de l’arrière de la Volvo grise, il bippa sur une petite boîte noire et il lui souffla: – Tu montes derrière et tu t'allonges sur la banquette. Il la poussa vers la portière, la lui ouvrit au passage et s'engouffra derrière le volant. Alice monta prestement à l'arrière. Déjà la voiture faisait une marche arrière rapide et étonnamment silencieuse puis obliquait et avançait vers la sortie. Toorop dut passer sur un côté de la cafétéria pour accéder à la bretelle d'accès à l'autoroute. Alice put voir le premier homme ouvrir sa portière avant que le mur du bâtiment ne les cache à sa vue. Hugo faisait gronder le moteur de la voiture. Une puissante accélération la colla au dossier. – Allonge-toi sur la banquette, je t'ai dit. La voix avait claqué sèchement, comme un simple ordre vital qu'il fallait suivre si l'on voulait survivre. On ne rigolait plus maintenant. Elle se coucha sur un côté et contempla le paysage mécanique de l'autoroute défiler par la vitre de la portière. – Il va falloir que je les sème, résonna la voix par-dessus le vrombissement du puissant moteur suédois… Ça secouera peut-être un peu… Alice vit le paysage de lampadaires, de rambardes et de pelouses accélérer, de manière croissante, et finalement vertigineuse. Elle préférait être couchée, tout compte fait. Elle aurait détesté voir quel chiffre pointait l'aiguille de l'indicateur de vitesse. Toorop savait qu'il était risqué de faire une telle pointe de vitesse sur une alltoronte si proche de la frontière, mais il n'avait pas le choix. Il n'avait pas du tout envie de se colleter avec deux ou trois types armés et sûrement dangereux. Il alluma le détecteur de radar. La Volvo, un véhicule amélioré par Vitali (ce qui signifiait des performances notables), vrombissait dans la furieuse cadence du six cylindres gonflé, et Toorop se surprit à encore être capable de réfléchir, alors que dans le rétroviseur deux points blancs lumineux surgissaient à leur tour sur l'autoroute. Cette fugue. Ce n'est pas une fugue normale. Ce ne sont pas des types nonnaux, et cette fille n'est sans doute pas tout à fait normale. Il pensa aussitôt à la mère de la môme. Ma mère est une femme méchante avait dit Alice. Le mot «méchante» prenait un sens assez précis quand on envoyait un Son pied écrasa l'accélérateur. Il venait de passer en cinquième. L'aiguille monta tranquillement vers la stratosphère. 200, 210, 220… Jamais il n'avait conduit si vite. Bien que les trains soient en alliages spéciaux et les suspensions renforcées, des vibrations commencèrent à faire trépider le volant entre ses mains. L'aiguille avait largement dépassé le dernier chiffre, 220, et elle se perdait dans les limbes noir et violet du compteur, au-delà de l'ultime graduation du cercle blanc. Le tableau de bord brillait de ses lumières fluos, cockpit d'avion imaginaire, rose, pourpre et vert. Le volant tapait contre ses doigts. La bande de l'autoroute défilait sous le capot, avalée par l'acier et les roues, comme un fleuve de lumière noire. Les lampadaires dessinaient leurs hautes silhouettes de sauterelles métalliques aux énormes yeux globuleux et lumineux. Les pelouses avaient la couleur d'un stade de nuit. Les tunnels devinrent les boyaux organiques d'un monstre aux sphincters colossaux. Les rambardes luisaient comme des barrières purement magnétiques. Le béton était lissé par la vitesse. L'acier gris du capot miroitait de mille reflets, éclats et irisations, comme une bulle de savon cinétique. Il vit disparaître peu à peu les deux points blancs, ne les apercevant plus que par intermittence, puis les perdant tout à fait à la faveur d'une pente assez longue, rarissime dans ce coin de Belgique flamande. Une pente où le puissant turbo montra toutes ses capacités. La Volvo ne décéléra que de dix kilomètres à l'heure, en bout de course, au sommet de la butte. Il lança la voiture sur l'autre versant, comme un avion de chasse en piqué. L'univers s'emplit du rugissement du moteur, on se serait cru dans une cabine Apollo au décollage. Il entendit un choc sourd derrière lui et il prit conscience qu'Alice avait roulé à terre. Il se concentra néanmoins sur la ligne droite qui se perdait vers l'horizon obscur, au bas de la côte. Il venait de voir quelque chose qui tombait à pic. Le plan se combina dans sa tête en une fraction de seconde. Il avait assez d'avance pour l'entreprendre. Il les sèmerait. Il arrivait au bas de la pente. L'auto rugit en abordant le plat. Trois ou quatre cents mètres devant lui, une sortie s'échappait sur la droite puis s'enroulait vers un village flamand et des bois, plongés dans l'obscurité la plus totale. Il commença à décélérer et hurla: – Protège ta tête! La voiture arriva à cent soixante-dIx sur les marques d'un blanc violacé de la bretelle. A l'approche du premier virage, deux cents mètres plus loin, il était encore à plus de cent vingt et il se résigna à écraser son pied sur la pédale de frein. Dès le virage passé, Toorop éteignit les feux de croisement. Un deuxième lacet succédait au premier et il ralentit cette fois tout à fait, garant la voiture sur une petite voie de terre qui bordait la chaussée. Cent mètres plus loin, une allée boueuse s'enfonçait dans les arbres de la forêt. Il s'y dirigea instinctivement, tous feux éteints. A quelques centaines de mètres, deux ou trois maisons isolées formaient les avant-postes du bourg. Il coupa le moteur. Le silence emplit l'habitacle. Toorop se retourna sur son siège et empoigna l'automatique. Ses yeux fixaient la lunette arrière et la route qui s'enfonçait dans les ténèbres, jusqu'au ruban illuminé de l'autoroute, masqué en partie par une longue rangée de peupliers, ombres noires sur le ciel inondé de lumière lunaire. Alice se rétablit sur la banquette et lui jeta un regard étincelant avant de se retourner, elle aussi. Les minutes s'écoulèrent longuement dans le silence et l'odeur de cuir. |
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