"La sirène rouge" - читать интересную книгу автора (Dantec Maurice G.)CHAPITRE VIÀ cette heure tardive, la ruche de néon vibrait encore d'une activité frénétique dans le crépitement des fax et des imprimantes, le mitraillage des machines à écrire et des claviers d'ordinateurs, la course effrénée des uniformes et des costumes de ville, des blousons en jeans et des imperméables. Les sonneries de téléphone carillonnaient sur les bureaux, créant des canons aux sonorités agaçantes et métalliques. On se serait cru dans un palais présidentiel sud-américain, alors que l'état d'urgence vient d'être décrété. Les visages étaient graves et fermés. Aucune blague de mauvais goût ne venait rompre l'ambiance électrique. Quiconque ignorant qu'un flic avait été descendu aurait pu se pénétrer de cette réalité, tant elle était palpable. Au dernier étage de la ruche, loin du bruit et de la fureur, dans un bureau isolé et feutré, aux lambris sombres, le juge Van der Heed, le commissaire Hassle et un type du bureau du procureur, un jeune yuppie froid et moderne, observaient Anita. Dehors la nuit était d'une noirceur d'encre. Le bureau était chichement éclairé par la lampe du bureau, et un halogène dans le fond. Les visages des trois hommes avaient la dureté de statues de marbre. Le commissaire Hassle avait été prévenu à vingt heures de ce qui s'était passé, alors qu'il rentrait chez lui d'une réunion de travail avec Interpol, à La Haye. Ensuite, le juge avait été obligé d'écourter sa soirée familiale et finalement, le procureur, joint par miracle à un dîner officiel, avait dépêché un de ses substituts. Les trois hommes s'étaient entretenus près d'une heure avant de recevoir Anita. La première demi-heure fut assez éprouvante, Elle dut livrer tous les détails de la mécanique qui avait engendré le désastre. La terrible mécanique, qui révélait toute sa responsabilité. Elle se tenait bien droite sur sa chaise, dans l'attente de la suite. Celle-ci vint, sous la forme d'un grognement d'ours, qui s'échappa du fauteuil du commissaire. – Qu'est-ce que nous savons au juste de la famille Kristensen? La voix de Hassle n'était pas tendre mais Anita savait que son supérieur lui tendait une perche, l'air de rien. Elle se jeta sur l'occasion offerte, en lui envoyant. un merci purement mental. – Voici toutes les informations auxquelles j'ai pu accéder légalement, dit-elle en sortant un épais dossier de son sac. Elle avait à peine appuyé sur le dernier mot. Elle se leva à moitié pour poser la chemise beige devant le commissaire, sur le bureau. – Il y a aussi ce que nous savons de Johann Markens, l'homme du grand magasin, ajoutat-elle aussitôt. Puis elle enchaîna, dans un souffle: – Nous n'avons rien encore sur!'Indonésien. Elle se cala au plus profond de la chaise. Le commissaire prit le dossier et le feuilleta. Le juge Van der Heed glissa de la fenêtre pour se placer derrière lui et jeter un coup d'œil aux pages que le gros flic tournait méticuleusement. Le jeune yuppie fixait le ciel nocturne, par la fenêtre. – Synthétisez-nous le tableau, laissa tomber Hassle en reposant le dossier ouvert sur son sous-main de cuir. Anita comprit qu'elle allait pouvoir compenser le terrible foirage de l'après-midi, et la sévère réprimande que le commissaire avait été forcé de lui adresser devant les types du ministère, dès son entrée. Elle comprenait que Hassle faisait tout pour qu'elle puisse s'en sortir en direct, devant les hauts représentants de l'institution judiciaire. Il lui donnait l'occasion de prouver, après cette erreur, qu'elle était une vraie professionnelle. Elle rassembla ses esprits et se lança. – Bon. Eva Astrid Kristensen, d'abord: trente-sept ans. Née à Zurich. Son père, Erik Kristensen, était un Danois établi en Suisse, puis aux Pays-Bas, où il s'est marié avec la riche fille d'un diamantaire hollandais établi à Anvers, Brigit Nolte. Erik Kristensen était un homme d'affaires protestant, assez austère, il a brillamment réussi dans le commerce international. Eva a hérité de la totalité de la fortune familiale il y a un peu plus de deux ans. Elle possède les affaires de son père plus d’autres, qu'elle a créées entre-temps, la liste est dans le dossier. Elle se donna juste le temps de reprendre son souffle. – Ensuite, Wilheim Karlheinz Brunner. Autrichien, né à Vienne il y a trente-trois ans. Fils unique d'une famille… disons, un peu à part. Sa mère est morte dès son plus jeune âge. Il a donc été élevé par son père, Martin Brunner. Bon… son père a été poursuivi en 1945, pour collaboration avec l'administration nazie en Autriche. Mais dans les années soixante, grâce à la fortune héritée de sa femme, il a pu rapidement prospérer avec le boom économique allemand. D'après ce que je sais il serait devenu fou, à la fin des années quatre-vingts. Il serait interné en Suisse, maintenant. Wilheim Brunner a dilapidé une bonne partie de l'empire économique paternel avant de rencontrer Eva Kristensen. Casinos, Côte d'Azur, stations d'hiver, hôtels de luxe… Maintenant c'est elle qui contrôle de fait ce qu'il en reste… Anita laissa quelques secondes au commissaire pour digérer les informations. Ou plus exactement, comme le disait implicitement toute l'attitude du gros flic, selon un code perceptible par eux seuls, pour laisser le temps aux autres de le faire. À un petit signe de tête imperceptible elle sut qu'elle pouvait reprendre: – Brunner n'est pas le père de la petite Alice. Son père est un Anglais, vivant sans doute au Portugal et dont nous ne savons presque rien… Je reviendrai là-dessus tout à l'heure. Anita vit le sourire que le commissaire réprimait. Ne lui avait-il pas dit un jour: «Faites gaffe Anita, les gros requins des étages supérieurs détestent les gens intelligents et brillants comme vous… Ne leur donnez jamais l'impression que vous leur faites la leçon…»? Elle embraya aussitôt, lançant un regard complice à son supérieur: – Johann Markens, maintenant: trente-six ans, né à Anvers, en Belgique. Condamné une seule fois, il y a une dizaine d'années, pour coups et blessures et port d'arme prohibée. Jugé deux fois pour trafic de drogue, mais jamais condamné. Il a également été interrogé pour le meurtre d'un dealer, ici à Amsterdam… Manque de preuves, à chaque fois… Le commissaire leva un sourcil. Anita comprit qu'il réclamait silencieusement un supplément d'informations, sur ce point précis. – Pour le meurtre du dealer et pour la deuxième histoire de trafic d'héroïne, il a bénéficié de témoignages multiples et cohérents qui lui ont fourni des alibis absolument indéboulonnables… Il n'était pas aux Pays-Bas, à chaque fois. Le commissaire pointa un regard intense sur elle. Elle répondit à la question qu'elle avait lue dans ses yeux: – Les noms de Kristensen ou de Brunner n'apparaissent pas parmi les témoins. Pourtant… Le commissaire la pressait de continuer, du simple éclat métallique de la prunelle. Elle prit son inspiration. – Il est possible que certains de ces témoins aient pu être en relation avec les Kristensen. Mais nous n'avons pas encore eu le temps de vérifier… Elle montrait par là qu'il ne s'était écoulé que quelques heures depuis la fusillade de cet après-midi et qu'elle avait néanmoins réuni les premiers éléments indispensables à une enquête digne de ce nom. De plus, grâce à son travail d'investigation de toute la semaine passée, le couple Kristensen-Brunner commençait à être sérieusement cartographié. Il lui manquait cependant de trop nombreuses informations, en particulier sur le plan du montage financier des diverses sociétés emboîtées les unes dans les autres et, cet après-midi, juste avant la fusillade, Peter Spaak était venu la voir avec la réponse négative du ministère quant à l'opportunité d'une enquête financière en profondeur à l'intérieur de la «Kristensen Incorporated». Les hommes du ministère, qui ne l'ignoraient pas, s'agitaient sur leurs chaises, mal à l'aise. Anita, Spaak, tous les autres inspecteurs de l'équipe, tous les autres flics de la criminelle, la plupart de ceux des stups ou des mœurs, et plus généralement une bonne majorité de tous ceux qui travaillaient dans la ruche étaient persuadés que les sociétés légales et officielles d'Eva Kristensen cachaient un réseau de compagnies-écrans dissimulant elles-mêmes de sombres activités, dont la cassette donnait une idée. Il s'agissait à coup sûr de la partie émergée de l'iceberg. De nombreuses compagnies fantômes devaient très certainement être éparpillées aux quatre coins de la planète, dans des paradis fiscaux, avec un système quelconque de prête-noms. Mais Anita n'avait pu obtenir les clés nécessaires à l'ouverture des comptes numérotés, en Suisse ou à la Barbade. Elle comprit que le commissaire la laisserait se dépatouiller. À vous de pousser l'avantage, maintenant, lisait-elle dans son regard. – La fusillade de tout à l'heure nous a coûté la vie d'un jeune inspecteur, brillant… Elle prouve que la connexion entre Johann Markens et les Kristensen est extrêmement suspecte… Elle vit le nommé Van der Heed remuer sur sa chaise, préparant une question: – Et le dénommé Koesler? Que savez-vous de lui? Anita réprima le mouvement qui allait lui faire baisser la tête. Koesler demeurait une ombre. Citoyen néerlandais. Né à Groningue. Son enfance et son adolescence restaient impénétrables. Elle avait fini par douter qu'elles se fussent déroulées aux Pays-Bas. On perdait sa trace et celle de ses parents dès 1955, après un voyage en Afrique australe. Après plus rien, néant. Et on retrouvait Karl Koesler au service des Kristensen, à Amsterdam, en septembre 1991. – Mademoiselle Van Dyke? La voix la fit revenir à la réalité du bureau, et du juge Van der Heed qui attendait sa réponse, un sourcil froncé, en signe de sévérité, l'autre levé, en signe de stupéfaction. – Excusez-moi, souffla Anita. Nous savons peu de choses de Koesler. Il demeure un des points les plus obscurs de cette histoire… – Bien, bien, coupa le jeune juge aux moustaches parfaitement lissées. Et que pouvez-vous nous dire de la petite Alice? Anita tenta de faire un portrait synthétique du mieux qu'elle put. – C'est une enfant brillante, sensible, incroyablement intelligente, hors du commun. Nul doute que son témoignage apporterait un élément décisif dans cette affaire… Pour des raisons diverses je suis persuadée qu'elle se dirige vers le sud, au Portugal, où vit son père. Elle entendit comme un soupir à sa gauche, en provenance du yuppie. – Qu'attendez-vous exactement de nous, mademoiselle Van Dyke? La voix du juge Van der Heed était douce, mielleuse. Elle répondit, du tac au tac. – Qu'on fasse de cette enquête une enquête digne de ce nom. Que l'on ne se contente pas de poursuivre Johann Markens pour le meurtre de Julian. Il y a Koesler. Selon plusieurs témoignages, un homme blond conduisant une voiture blanche a récupéré Markens à la sortie du magasin. C'est la description de Koesler… Il faut aussi que l'on poursuive illico les Kristensen, enfin Kristensen et Brunner, pour tentative de rapt. Organisation d'assassinat et l'ensemble des délits qu'on pourra leur mettre sur le… – Une minute, Van Dyke. C'était le jeune yuppie bronzé au costume bleu pétrole qui venait de lever la main et de l'interrompre, tout en lui envoyant son éternel sourire, figé et désespérément carnassier. Il se leva et alla se planter devant la fenêtre. Il attaqua avec un aplomb net et tranchant: – Cela fait des jours et des jours que vous nous bassinez avec le couple Kristensen alors que vous n'avez strictement rien de concret contre eux et… NE M'INTERROMPEZ PAS, je vous prie… L'attentat de cet après-midi prouve juste que Johann Markens était dans le magasin alors que la petite y était aussi… ça pourrait être une simple coïncidence, peut-être était-il là pour un mauvais coup, braquer une caisse, je ne sais pas moi… Pour le moment quoi qu'il en soit les Kristensen me semblent bien loin de cette histoire… Le cabinet Huyslens et Hammer nous a prévenus qu'ils étaient quelque part en Suisse et qu'ils déclinaient toute responsabilité sur les activités illicites de Johann Markens qu'ils affirment avoir licencié il y a de nombreuses semaines… – Vous plaisantez? éclata Anita. Ils l'ont licencié, et le mec vient déménager leurs affaires le jour de la fugue d'Alice? – Le cabinet Huyslens et Hammer affirme qu'ils ont sévèrement réprimandé leur chef du personnel qui n'avait pas exécuté leurs ordres quant au renvoi ferme et définitif de l'individu… Anita faillit se lever, aspirée par une trombe de rage. Elle se contrôla et jeta deux rayons lasers hautement destructeurs droit dans les yeux de l'ennemi. – Écoutez-moi, monsieur Hans Machin-Chose (elle avait oublié son nom et elle vit le commissaire se figer sur son fauteuil) je vais vous demander une seule chose: Qui ne veut pas qu'une enquête soit ouverte sur les Kristensen? Qui veut à tout prix écraser le coup? Qu'est-ce qu'il se passe ici, enfin… Quoi, notre métier c'est de stopper les criminels oui ou non? Qu'est-ce que vous attendez, hein? Un autre flic mort, une petite fille enlevée ou assassinée?. Sa voix venait de largement dépasser le seuil de décibels autorisé. Elle se retourna vers le commissaire qui lui fit comprendre qu'il ne pourrait pas grand-chose pour la tirer de là maintenant. Le jeune yuppie avait un sourire vaguement apitoyé aux coins des lèvres. Le juge Van der Heed semblait dubitatif. Le genre à se demander si elle n'avait pas besoin de vacances… Bon sang, mais qu'est-ce qui lui avait pris d exploser comme ça, au moment crucial? En désespoir de cause elle se tourna vers le gros flic aux allures de viking empâté. – Monsieur le commissaire, lança-t-elle sur un ton qu'elle voulait froid et professionnel, le seul qui marchait avec lui, nous devons arrêter de nous voiler la face. Markens était en relation avec les Kristensen. L'Indonésien aussi. Ces hommes ont ouvert le feu sur des policiers, en ont tué un, blessé un autre et l'un d'entre eux est mort… ne me dites pas que nous ne pouvons rien faire d'autre que la simple citation à comparaître pour témoignage que nous venons de lancer… Le commissaire la fixa un bon moment, jeta un bref coup d'œil au yuppie et se tourna vers Van der Heed: – Hendrick? Je crois que nous devons considérer les choses intelligemment et objectivement. Je crois qu'il y a quelque chose de véritablement suspect là-dedans. Je comprends que l'on doive prendre des précautions avec le droit des citoyens, mais là, Hendrick, vraiment… Alice comprit que Hassle exerçait une influence énorme sur Van der Heed, qu'il avait dû le conseiller maintes fois par le passé, et avec l'acuité d'une lame de rasoir. Le juge se pencha en avant: – Qu'est-ce que vous voulez, Will? Je vous ai déjà posé la question, j'entends par là: qu'est-ce que vous voulez de Anita comprit que cela lui était destiné. Inutile de penser à une inculpation ou un mandat de recherche international pour organisation d'assassinat, kidnapping, ou autres délires qui avaient pu germer dans la cervelle d'une jeune idiote. Le commissaire demanda que l'instruction couvre tous les domaines de l'affaire et que l'on puisse envoyer des inspecteurs hors des frontières pour interroger le couple Kristensen-Brunner. D'autre part, et cela ne dépendait que de lui, dès demain, il demanderait qu'une recherche dans l'intérêt des familles soit envoyée sur tout le territoire européen, pour Alice Kristensen, et tout de suite, en priorité, pour l'Allemagne et la Belgique, voies de passage obligées vers le sud. D'autre part, et pour terminer, il demanda qu'Anita continue d'avoir la charge de l'affaire. Le juge la fixa un instant droit dans les yeux. Le jeune yuppie regardait la scène, sans donner l'impression que cela l'intéressait encore d'une manière quelconque. Le juge consentit à délivrer une convocation pour le territoire de la Communauté. Pour la Suisse, il faudrait un petit délai… À côté d'elle, elle put décrypter le sourire du yuppie blond. Ce n'est qu'un jeu, lisait-elle clairement dans son regard. Ce qui compte c'est de progresser dans les arcanes du pouvoir en assurant ses arrières… Un jeune arriviste sorti d'une École de droit, pistonné dans les étages supérieurs du bureau du procureur, et qui ne lâcherait pas facilement prise, maintenant qu'il avait les crocs plantés dans le cuir et la ronce de noyer. Anita lui aurait volontiers enfoncé le canon de son automatique dans la gorge. Elle bouillonnait tellement et ses efforts étaient intenses pour contrôler sa rage et son impatience qu'elle ne reprit vraiment conscience que plus tard, plantée dans l'ascenseur. Alors que le jeune yuppie appuyait sur le bouton du rez-de-chaussée, sans même lui demander où elle allait. – Je m'arrête au premier, laissa-t-elle tomber, glaclale. L'homme s'exécuta illico, l'air gêné, marmonnant une excuse inintelligible, pris en faute d'inélégance et de manque de savoir-vivre élémentaire. Anita savoura sa victoire et sortit sans lui jeter le moindre regard. au premier étage de la ruche bourdonnante. Elle fit tout pour l'oublier dans la seconde, le laissant seul dans sa cabine métallique. Elle l'avait déjà fait lorsqu'elle ouvrit la porte du bureau de Peter Spaak. Elle conservait l'enquête, mais pour le reste, ce qu'elle ramenait n'était pas très brillant. Une forme de désespoir actif se répandait dans ses veines. Qu'ils aillent se faire foutre! Elle irait jusqu'au bout, maintenant. Elle fit face à Peter Spaak, qui la fixait, médusé, derrière son bureau, la canette de bière suspendue à mi-chemin des lèvres. Elle comprit qu'elle était ébouriffée, magnétisé par la colère, ses yeux devaient lancer dans l'air des éclairs presque palpables. Elle regarda le jeune flic et lui envoya un sourire désabusé. Elle se posta devant la fenêtre, observant la nuit derrière les vitres. Il fallait désormais reprendre la suite des opérations. Quelque part, dans la nuit, il y avait Alice. Et vraisemblablement des hommes armés qui la pourchassaient. Elle ne savait plus vraiment par où commencer. Si. Elle savait une chose. Alice ferait tout pour rejoindre son père, quelque part à l'extrême sud de l'Europe. Au Portugal. Alice était là, dans le trou noir de la nuit, entre Amsterdam et l'Algarve. Elle était seule. Et elle avait sûrement peur. Alice n'était pas seule. Et il fallait bien l'avouer elle n'avait plus vraiment peur. Maintenant que l'homme (Hugo, corrige a-t-elle intérieurement) traversait le village et s'enfonçait dans la campagne flamande, maintenant qu'elle avait un peu le temps de le détailler et de s'habituer à sa présence, elle n'arrivait toujours pas à percer le mystère qui recouvrait sa personnalité. Elle n'osa cependant pas le questionner une nouvelle fois. Elle s'aperçut qu'il cherchait son chemin sur une carte qu'il avait dépliée sur le siège du passager. Il semblait calme et roulait à la vitesse réglementaire. Il étudiait la carte régulièrement, à chaque carrefour, ou à chaque village traversé. Elle finit par somnoler doucement, bercée par le bruit régulier et les vibrations ouatées de la voiture. Une fois de plus elle remonta la couverture aux tons rouge et orange jusqu'aux épaules. Elle s'endormit, la joue collée au cuir de la banquette et, ayant atteint le sommeil paradoxal, elle fit un rêve. Très vite, elle se retrouva au premier étage de la maison. Elle marchait à l'extérieur de sa chambre et des voix lui parvenaient du salon, au rez-de-chaussée. Sa mère fit brusquement irruption hors de sa salle de bains, emmitouflée dans un peignoir blanc. Sa chevelure blonde était pourtant parée comme lors d'une grande fête de fin d'année. Relevée en un chignon sophistiqué et vertigineux, recouvert d'ornement divers, scintillants et tintinnabulants. La maison n'était plus qu'un lointain décor blanc, la vague image de la volée de marches de marbre se trouvait partout à la fois, derrière et devant elle, sur les côtés également. Sa mère avait les traits des mauvais jours. Son maquillage était excessif et ses yeux rougeoyaient d'une colère fauve, à peine rentrée. Ses ongles étaient peints d'un écarlate vif et lumineux. Elle traversa les quelques mètres de nuée blanche qui la séparaient de sa fille et se planta droit devant elle. Elle ajusta ses nouvelles lunettes aux verres fumés, offrant son profil aristocratique dans un geste maniéré, mais plein d'une sourde menace, d'une force secrète, brutale et terrible. Puis elle se retourna vers elle, dans un mouvement doré, les yeux étincelants. Son visage emplit l'univers. Elle brandit une cassette à quelques centimètres du visage d'Alice. Sa voix était terriblement métallique lorsqu'elle éclata à ses oreilles: – POURQUOI AS-TU VOLÉ CETTE CASSETTE, HEIN, ALICE? POURQUOI? Et Alice ne pouvait détacher son regard des traits de sa mère. Sa peau laiteuse, d'un blanc lunaire. Ses yeux bleus, brillants et durs comme des cristaux de glace sous la lumière. Sa chevelure qui retombait maintenant sur ses épaules en arabesques blondes, ornées d'étranges bijoux d'acier noir. Sa beauté dangereuse. Terrifiée, Alice vit le visage de sa mère s'approcher du sien. Les bijoux d'acier ressemblaient à des serpents, lovés autour de têtes de morts ou de monstres aux apparences de lézards métalliques. Elle se jeta en arrière et vit que le décor blanc se rétrécissait sur les côtés, éclairé d'une lueur sépulcrale maintenant, comme un boyau qui se contractait. Sa mère se transformait elle aussi. Elle brandissait fermement la cassette sous son nez et Alice vit très nettement que la bobine noire était couverte de sang. Un sang vermeil qui tombait en énormes gouttes et flaques gluantes qui explosaient sur le marbre blanc. Ses pieds en étaient trempés. Le visage de sa mère avait la raideur d'un masque mortuaire. Jamais auparavant il n'y avait eu un tel éclat diabolique dans son regard, C'était d'ailleurs aussi la première fois que ses cheveux brûlaient. Sa mère lui hurla de nouveau; – RÉPONDS ALICE, POURQUOI AS-TU VOLÉ CETTE CASSETTE, HEIN? TU SAIS POURTANT QUE LA PIÈCE DU SOUS-SOL T'EST INTERDITE… Et dans un geste de danseuse, parfait, athlétique, fluide et ralenti, elle lui envoya sa main armée de la cassette en plein visage. L'éclair de la douleur. Alice hurla dans son cauchemar mais tandis qu'elle se protégeait la figure et fuyait à reculons à travers le boyau laiteux, elle vit très nettement l'incroyable sourire déformer la bouche de sa mère. Un sourire aux dents d'acier. Sa mâchoire étincelante ruisselait d'un sang pourpre, de la couleur d'un vin très ancien… Alice amplifia son mouvement de fuite mais sa ère marchait toujours vers elle, froidement determinée, la cassette à la main, ruisselante de sang, elle aussi. Elle se retourna et se mit à courir màis le boyau laiteux se transforma en un méchant mur décrépi ouvert d'une simple porte, blindée, qu'elle reconnut Instantanément. Le mur lui barrait la route. Dans la seconde qui suivit, son beau-père apparut sur le pas de la porte qu'il ouvrait de la main: – Tu voulais voir les cassettes, eh bien tu vas en avoir l'occasion, ma petite chérie… Et sa voix se mua en un rire sinistre qui éclata dans un écho d'église. Derrière elle sa mère arrivait, auréolée de flammes blondes et tenant la cassette qui s'enroulait autour de son bras comme un serpent de carbone noir, à la gueule grande ouverte, ruisselante de sang, et aux sifflements terrifiants. Tétanisée, Alice vit le visage de sa mère comme un dragon terriblement silencieux danser devant elle. À ses côtés, Wilheim venait de porter un masque noir à son visage et en tendait un autre à sa mère, qui s'en emparait d'un geste outrageusement maniéré, tel un éventail tenu par une marquise du XVIIIe. Sa mâchoire métallique se détacha sous le loup de carton, comme une terrible réalité qui ne voulait absolument pas s'effacer. Le sang perlait à ses lèvres comme les restes d'un bon repas. – L'énergie psychique, martelait-elle, l'énergie psychique Wilheim, l'énergie psychique et la fusion… Quelque chose qu'Alice ne comprit pas. La voix de Wilheim résonna, dans un espace de parking: – Tu sais ma chérie, je ressens ça moi aussi, avec le sang… Et Alice comprit que ses parents étaient en train de la repousser vers la pièce secrète, qu'ils refermeraient bientôt la porte sur elle… Ça y était, elle entendait leurs rires et vit un ultimé instant le sourire d'acier de sa mère alors que le battant se refermait: – Tu dois être punie pour ce que tu as fait, ma petite Alice, je suis sûre que tu peux le comprendre. Derrière la porte, elle pouvait entendre la voix de Wilheim transformée en une rengaine vieillotte, craquelée comme un antique vinyl d'avant-guerre: – Moi aussi je ressens ça, avec le sang… Tootoo-doo-doo… moi aussi je ressens ça, avec le sang… L'obscurité qui l'engloutissait était peuplée de cassettes sanglantes et de cadavres, dont celui de Mlle Chatarjampa, elle le savait de tout son être, et elle hurla si fort qu'elle s'éveilla en sursaut avant même de les avoir vus dans son sommeil. Au bout d'une quinzaine de kilomètres, Hugo avait dû se rendre à l'évidence: la route le menait droit vers l'est, vers l'Allemagne. Il n'aurait su dire s'il s'agissait d'un signe du destin, mais, bon, en allant vers l'est, il pouvait rapidement retrouver la route de Düsseldorf, et donc celle de Vitali Guzman. Il modifia toutefois très rapidement ce plan initial en réalisant qu'il risquait de compromettre tout le système de sécurité du réseau, ce qui n'était vraiment pas une très bonne idée. Il n'arrivait pas à deviner ce qu'aurait dit Ari sur ce cas bien précis. Depuis deux ou trois heures il gérait l'urgence, ne s'en sortant d'ailleurs pas trop mal. Mais aucun véritable plan d'ensemble n'était parvenu à se dessiner dans son esprit. Aucune des innombrables tactiques d'Ari ne semblait plus pouvoir éclairer sa situation. D'ailleurs, elles lui paraissaient de plus en plus floues et lointaines, abstraites. L'histoire s'était prodigieusement accéleree en quelques heures, d'une manière aussi brutale que lorsqu'il s'était retrouvé à Sarajevo, au plus fort de l'offensive serbe. Cette fois, cela se produisait sur un plan plus intime, plus indicible aussi, plus secret. Vitali, sûrement, saurait le conseiller efficacement. Il finit par retrouver une large nationale qui partait vers le sud mais dès la sortie du premier village abordé, il s'arrêta sur un terre-plein bordé d'arbres où il discernait la forme caractéristique d'une cabine de téléphone public. L'horloge de bord indiquait minuit vingt et un. Vitali ne se couchait jamais avant deux heures du matin. Il se retourna pour se rendre compte qu'Alice dormait à poings fermés. Il sortit sans bruit de la voiture et marcha dans la nuit froide jusqu'à la cabine. Le numéro de Vitali ne se trouvait sur aucun carnet ou note de papier. Le seul carnet de téléphone du réseau c'est celui de votre mémoire disait Ari. Vous ne devez même plus savoir écrire les chiffres. Il composa donc le numéro de mémoire et attendit la succession de bips qui le branchait jusqu'à Düsseldorf. Il fit le code convenu. Deux sonneries: Raccrocher. Trois sonneries. Rebelote. Recomposer. Attendre. Généralement, au bout de quelques sonneries, le système sophistiqué qui permettait à Vitali de pister les mouchards de toutes sortes l'autorisait à décrocher le combiné. Sa voix rauque s'abattait alors dans l'écouteur. – Vitali, j'écoute. Hugo ne put réprimer un sourire en imaginant le jeune homme fragile, occupé à pondre un nouveau programme. Vitali s'était très vite révélé un rouage essentiel du réseau Liberty. Il avait ete rapidement promu au rang de meilleur élève d'Ari et il avait joué un rôle essentiel dans la mise en place des programmes clandestins. Le code envoyé par Hugo signifiait qu'il s'agissait d'un problème ne concernant pas directement les activités du réseau mais que cela était susceptible de changer dans l'avenir. D'autre part, qu'il convenait de prendre les mesures de sécurité les plus draconiennes concernant la sécurité de la communication. Il répondit donc à la voix de son ami selon le code convenu: – Bonjour Vitali, c'est Fox. Vous savez le Mozart Institute… Je vous appelle pour une modification d'ordinateur. Pour un client à Düsseldorf. Il faudrait qué cela soit fait très vite, mais on pourrait se voir disons, demain à 16 heures? Au trente-huit?… Ah aussi pendant que j'y pense, vous pourriez penser à me ramener le livre de Voltaire que je vous ai prêté? Hugo avait débité ça du ton le plus détaché qu'il pouvait. Dans le langage diaboliquement précis d'Ari tout cela signifiait, dans l'ordre: qu'il s'identifiait clairement en tant que membre du réseau. Qu'il était engagé personnellement dans une histoire qui pouvait compromettre rapidement le fragile édifice qu'ils avaient bâti. Puis qu'il demandait une entrevue au point numéro onze pour le lendemain matin à huit heures, cela grâce au code de decryptage Voltaire, qui était celui qu'il connaissait le mieux de mémoire. Hugo entendit distinctement un stylo coucher de l’encre sur le papier et un vague murmure accompagner le rythme de l'instrument. – Pas de problème. Vous viendrez seul ou avec votre client? Ça, ça signifiait que Vitali lui demandait si on allait modifier ou non l'heure prévue par le premier message. Ultime mesure de sécurité. Si oui, on ajouterait autant d'heures que le nombre de clients annoncés. Si on voulait soustraire les heures, il suffisait de placer un «ce sont des clients très importants», ou «qu'il faut choyer», une phrase quelconque et ronflante à leur sujet. Le langage d'Ari était d'apparence tout à fait innocent et transparent, toute son ingéniosité résidait sur ce point. Leur conversation était aussi banale que celle de n'importe quels types traitant des affaires, d'un bout à l'autre du monde. – Je viendrai seul, laissa tomber Hugo. C'était déjà assez compliqué comme ça. Les adieux furent brefs, comme toujours, et Hugo sortit sous la voûte noire étoilée. L'univers était particulièrement colossal ce soir, il fallait bien en convenir. Lorsqu'il rejoignit la voiture, il se rendit compte qu'Alice dormait toujours. Il fit demi-tour sur la nationale et repartit vers le nord, à la recherche de la nationale qui fonçait vers le Rhin. Il la trouva, belle route noire à quatre voies, à un carrefour qui lui indiqua la direction du grand fleuve et des principales villes de la Ruhr. Il s'engagea sur la piste de béton, à la vitesse réglementaire, conduisant de manière décontractée. Il mettrait trois heures, au maximum, pour atteindre Düsseldorf. Il trouverait un petit coin tranquille, dans la banlieue, sur les quais, et pourrait dormir deux ou trois heures. Puis ils iraient prendre un petit déjeuner, avec la petite, avant d'aller au rendez-vous. Le hurlement qui retentit derrière déchira brutalement l'image bienheureuse de chocolat et de petit matin. D'un mouvement de la tête il put voir le visage d'Alice qui se redressait sur la banquette, les traits défigurés par une terreur absolument indicible, comme si elle venait de passer une nuit avec le diable lui-même. Sa peau était si blanche que le réseau de ses veines créait de délicates nuées capillaires sur ses joues et sous les yeux. D'autre part, Hugo discernait pour la première fois quelques taches de rousseur, très pâles, disséminées sur les pommettes. Sans doute un effet de la lumière orange des projecteurs au sodium. Son regard était brouillé par une peur intense, une angoisse si pure qu'elle submergea l'habitacle, comme si un fumigène puissant venait d'être lancé sur la banquette. Hugo n'hésita pas très longtemps. Il gara la voiture sur la bande d'arrêt d'urgence, mit les Un bon Jameson de neuf ans d'âge. A lui aussi, au demeurant, ça ferait du bien. Lorsque la chaleur du vieil alcool irlandais eut fini de colorer ses joues, Alice se mura dans un mutisme absolu, saoulée par les vapeurs, sonnée comme un boxeur sur le ring. Hugo la vit osciller sur la banquette et sa tempe alla se presser contre la vitre. Hugo l'observa attentivement. Il comprit que ce n’était pas tout à fait l'heure de l'abreuver de questions, aussi redémarra-t-il dans la seconde pour reprendre la route du Rhin. Afin de détendre l'atmosphère, il enclencha une cassette dans le lecteur. Un truc doux, pas trop triste et absolument détendu, s'était-il dit en farfouillant dans le boîtier de cassettes. Il avait opté pour le plus léger et le plus délicat des albums de Prince, Around the World in a Day et il espérait que les mélodies sucrées de cette pop-music aux sonorités orientalisantes rendraient la bande noire de l'autoroute un peu moins mécanique et monotone. Au bout d'un quart d'heure, il l'avait vaguement entendue s'ébrouer derrière lui et sa petite voix rauque s'était élevée sur les dernières mesures de – Nous allons où maintenant, Hugo? Hugo réprima un sourire. Son visage venait d'apparaître dans le rétroviseur et elle le voyait aussi bien que lui pouvait la voir. L'étincelle d'intelligence semblait reprendre vie dans les prunelles cristallines. – À Düsseldorf, répondit Hugo, nous faisons un petit crochet stratégique. Il l'entendit bizarrement soupirer derrière lui puis se replacer contre la vitre de la portière. Au bout de quelques secondes elle laissa tomber, froidement: – Je ne pense pas que ce soit une très bonne idée… Ça m'éloigne de ma destination… Hugo ne sut quoi répondre sur le moment. Évidemment. Ce n'était pas tout à fait la route du Portugal, mais il lui était absolument impossible de lui révéler quoi que ce soit au sujet du réseau, ou de Vitali Guzman. Aussi se décida-t-il à improviser, en misant sur le bon vieux coup de la confiance, qui pouvait tout à fait ne s'avérer qu'une impasse, avec une gosse de cette trempe. – Tu as confiance en moi, Alice? Il se retourna à peine. Il discerna l'ombre d'un mouvement parcourir la silhouette. – Bon… Je vais voir quelqu'un qui va pouvoir nous aider. Il s'appelle Vitali. Tu comprendras sur place… O.K.? Puis tandis qu'elle se replaçait au centre du rétro, leurs regards se croisaient à nouveau sur le petit rectangle de glace. Il baissa un peu le volume du radiocassette. – D'ici-là, si tu n'y vois pas d'inconvénient, j'aimerais que tu me dises réellement de quoi il s'agit. Qui es-tu? Qui sont ces types armés qui te pourchassent? Qui est ta mère… Quel foutu secret toute cette affaire recouvre-t-elle, d'accord? Il avait tout fait pour conserver l'inévitable ton froid et détaché. Et cela fonctionna plus facilement que prévu. La voix cassée par l'émotion et l'épuisement Alice déroula à nouveau l'étrange canevas de son existence à quelqu'un qu'elle connaissait à peine. Pour une raison qu'elle ne put s'expliquer, elle délivra à l'inconnu de la nuit des informations capitales qu'elle n'avait pas cru bon de raconter à la jeune policière. Cela faisait déjà un bout de temps, en effet, qu'Alice faisait des rêves. C'était ça, évidemment, qui avait en fait tout déclenché. |
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