"H.P. LOVECRAFT: Contre le monde, contre la vie" - читать интересную книгу автора (Houellebecq Michel)UN AUTRE UNIVERSLa vie est douloureuse et décevante. lnutile, par conséquent, d'écrire de nouveaux romans réalistes. Sur la réalité eu général, nous savons déjà à quoi nons en tenir; et nous n’avons guère envie d'en apprendre d’avantage. L’humanité telle qu'elle qu’elle est ne nous inspire plus qu'une curiosité mitigée. Toutes ces «notations» d’une si prodigieuse finesse, ces «situation», ces anecdotes… Tout cela en fait, le livre une fois refermé, ne fait que nous confirmer dans une légère sensation d'écoeurement déjà suffisamment alimentée par n'importe quelle journée de «vie réelle». Maintenant, écoutons Howard Phillips Lovecraft: «Je suis si las de l'humanité et du monde que rien ne peut m'intéresser à moins de comporter au moins deux meurtres par page, ou de traiter d'horreurs innommables provenant d'espaces extérieurs.» Howard Phillips Lovecraft (1890-1937). Nous avons besoin d'un antidote souverain conrre toutes les formes de réalisme. Quand on aime la vie, on ne lit pas. On ne va guère au cinéma non plus, d'ailleurs. Quoi qu’on en dise, l'accès à l'univers artistique est plus ou moins réservé à ceux qui an ont Lovecraft, lui, en a eu un peu plus qu’ D'ailleurs, il n'écrit même pas. Que fait-il? Peut-être lit-il ou peu. On n’en est même pas sûr. En fait ses biographes doivent convenir qu'ils n'en savent pas grand-chose et que, selon toute apparence, au moins entre dix-huit et vingt-trois ans, il ne fait absolument rien. Puis, peu à peu, entre 1913 et 1918, très lentemenr, la situation s'améliore. Peu à peu, il reprend contact avec la race liumaine. Ce n’est pas facile. En mai 1918, il écrit à Alfred Galpin: « Il est en définitive utile de se livrer à des reconstitutions psychodramatiques. Car Lovecraft est un homme lucide, intelligent et sincère. Une espèce d'épouvante léthargique s’est abattue sur lui au tournant de ses dix-huit ans et il en connaît parfaitemenr l'origine. Dans une lettre de 1920, il reviendra longuement sur son enfance. Sa petite ligne de chemin de fer, avec les wagons faits à partir de caisses d'emballage… La remise du cocher, où il avait disposé son théâtre de marionnettes. Et plus tard son jardin, dont il avait lui-même tracé les plans et délimité les allées; irrigué par un système de canaux creusés de ses mains, le jardin s'étageait autour d'une petite pelouse, avec un cadran solaire placé en son centre. Ce fur, dit-il, «le royaume de mon adolescence». Puis viens ce passage, qui conclut la lettre: « L’âge adulte, c'est l'enfer. Face à une position aussi tranchée, les «moralistes» de notre temps émettront des grognements vaguement désapprobateurs, en attendant de glisser leurs sous-entendus obscènes. Peut-êrte bien en effet que Lovecraft ne pouvait pas devenir adulte; mais ce qui est certain c'est qu'il ne le voulait pas davantage. Et compte tenu des valeurs qui régissenr le monde adulte on peut difficilement lui en tenir rigueur. Principe de réalité, principe de plaisir, compétitivité, challenge permanent, sexe et placements… pas de quoi entonner des alléluias. Lovecraft, lui, sait qu'il n’a rien à voir avec ce monde. Et il joue perdant à tous les coups. En théorie comme en prarique. Il a perdu l'enfance, il a également perdu la croyance. Le monde le dégoûte, et il ne voit aucune raison de supposer que les choses pourraient se présenter autrement, Peu d’êtres auront été à ce point imprégnés, transpercés jusqu'à l’os par le néant absolu de toute aspiration humaine. L'univers n'est qu'un furtif arrangement de particules élémentaires. Une figure de transition vers le chaos. Qui finira par l'emporter. La race humaine disparaîtra. D'autres races apparaîtront, et disparaîtronr à leur tour. Les cieux seront glaciaux et vides, traversés par la faible lumière d'étoiles à demi-mortes. Qui, elles aussi, disparaîtront. Tout disparaîtra. Et les actions humaines sont aussi libres et dénuées de sens que les libres mouvements des particules élémentaires. Le bien, le mal, la morale, les sentiments? Pures «fictions victoriennes». Seul l’égoïsme existe. Froid, inentamé et rayonnant. Lovecraft est bien conscient du caractère nettement déprimant de ces conclusions. Comme il l'écrit en 1918, « Ses convictions matérialistes et athées ne varieronr pas. Il y revient letrre après lettre, avec une délectarion nettemenr masochiste. Bien entendu, la vie n’a pas de sens. Mais la mort non plus. Et c'est une des choses qui glacent le sang lorsqu'on découvre l'univers de Lovecraft. La mort de ses héros n'a aucun sens. Elle n'apporte aucun apaisement. Elle ne permet aucunement de conclure l'histoire. Implacablement, HPL dérruit ses personnages sans suggérer rien de plus que le démembrement d'une marionnette. Indifférente à ces misérables péripéties, la peur cosmique continue de grandir. Elle s'étend et s'articule. Le grand Ctulhu sort de son sommeil. Qu'esr ce que le grand Ctulhu? Un arrangement d'électrons, comme nous. L'épouvante de Lovecraft est rigoureusement matérielle. Mais il est fort possible, de par le libre jeu des forces cosmiques, que le grand Ctulhu dispose d’un pouvoir et d’une puissance d’action considérablement supérieurs aux nôtres. Ce qui n’a, De ses voyages dans les terres douteuses de l’indicible, Lovecraft n'est pas venu nous rapporter de bonnes nouvelles. Peut-être bien, nous confirme-t-il, quelque chose se dissimule, et se laisse parfois apercevoir, derrière le rideau de la réalité. Quelque chose d'ignoble, en vérité. Il est en effet possible qu’au-delà du rayon limité de notre perception, d’autres entités existent. D’autres créatures, d’autres races, d’autres concepts et d’autres inelligences Parmi ces entités, certaines nous sont probablement supérieures en intelligence et en savoir. Mais ce n'est pas forcément une bonne nouvelle. Qu'est-ce qui nous fait penser que ces créatures, aussi différentes soient-elles de nous, manifestent en quelque façon une nature Et rien de tout cela n’aura, une fois encore, le moindre sens. Humains du XXe siècle finissant, ce cosmos désespéré est absolumenr le nôtre. Cet univers abject, où le peur s'étage en cercles concentriques jusqu'à l'innommable révélation, cet univers où notre seul destin imaginable est d'être Le paradoxe esr cependant que nous préférions cet univers, aussi hideux soit-il, à notre réalité. En cela, nous sommes absolument les lecteurs que Lovecraft attendait. Nous lisons ses contes dans la même disposition d’esprit qui les lui a fait écrire. Satan ou Nyarlathothep, qu’importe, mais nous ne supportons plus une minute supplémentaire de réalisme. Et, s'il faut tout dire, Satan est un peu dévalué par ses rapports prolongés avec les détours honteux de nos péchés ordinaires. Mieux vaut Nyarlathothep, froid, mauvais et inhumain comme la glace. On aperçoit bien pourquoi la lecture de Lovecraft constitue un paradoxal réconfort pour les âmes lasses de vie. On peut en fait le conseiller à tous ceux qui, pour une raison ou pour une autre, en viennent à éprouver à éprouver une véritable Depuis l'introduction du virus en France par Jacques Bergier, la progression du nombre de lecreurs a été considérable. Comme la plupart des contaminés, j’ai moi-même découvert HPL à l’âge de seize ans par l’intéermédiaire d’un «ami». Pour un choc, c’en fut un. Je ne savais pas que la littérature pouvait fair ça. Et, d'ailleurs, je n'en suis toujours pas persuadé. Il y a quelque chose de Pour s'en convaincre, on considérera d’abord qu’une bonne quinzaine d’écrivains (parmi lesquels on peut citer Frank Belknap Long, Robert Bloch, Lin Carter, Fred Chappell, August Derleth, Donald Wandrei…) ont consacré tout ou partie de leur œuvre à développer et enrichir les mythes créés par HPL. Et cela non pas furtivement, à la dérobée, mais de manière absolument avouée. La filiation est même systémariquement renforcée par l'emploi des mêmes A une époque qui valorise l’originalité comme valeur suprême dans les arts, le phénomène a de quoi surprendre. De fait, comme le souligne opportunément Francis Lacassier, rien de tel n'avait été enregistré depuis Homère et les chansons de geste médiévales Nous avons ici affaire, il faut humblement le reconnaître, à ce qu’on appelle un «mythe fondateur». |
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