"H.P. LOVECRAFT: Contre le monde, contre la vie" - читать интересную книгу автора (Houellebecq Michel)

Littérature rituelle

Créer un grand mythe populaire, c'est créer un rituel que le lecteur attend avec impatience, qu'il retrouve avec un plaisir grandissant, à chaque fois séduit par une nouvelle répétition en des termes légèrement différents, qu'il sent comme un nouvel approfondissement.

Présentées ainsi, les choses paraissent presque simples. Et pourtant, les réussites sont rares dans l'histoire de la littérature. Ce n'est guère plus facile, en réaliré, que de créer une nouvelle religion. Pour se représenter ce qui est en jeu, il faut pouvoir personnellement ressentir cette sensation de frustration qui a envahi l'Angleterre à la mort de Sherlock Holmes. Conan Doyle n’a pas eu le choix: il a dû ressusciter son héros. Lorsque, vaincu par la mort, il déposa les armes à son tour, un sentiment de tristesse résignée passa sur le monde. Il allait falloir se contenter de la cinquantaine de «Sherlock Holmes» existants. Il allait falloir se contenter de continuateurs et de commentateurs. Accueillir avec un sourire résigné les inévitables (et parfois amusantes) parodies, en gardant au cœur la nostalgie d’une impossible prolongation du noyau central, du cœur absolu du mythe. Une vieille malle de l’armée des Indes, où se trouveraient magiquement conservés des Sherlock Holmes» inédits…

Lovecraft, qui admirait Conan Doyle, a réussi à créer un mythe aussi populaire, aussi vivace et irresistible. Les deux hommes avaient en commun, dit-on, un remarquable talent de conteur. Bien sûr. Mais autre chose est en jeu. Ni Alexandre Dumas, ni Jules Verne n’étaient de médiocres conteurs. Pourtant rien dans leur œuvre n’approche la stature du détective de Baker Street.

Les hisoires de Sherlock Holmes sont centrées sur un personnage, alors que chez Lovecraft on ne rencontre aucun véritable spécimen d’humanité. Bien sûr c’est là une différence importante, très importante; mais pas véritablement essentielle. On peut la comparer à celle qui sépare les religions théistes des religions athées. Le caractère vraiment fondamental qui les rapproche, le caractère à proprement parler religieux, est autrement difficile à définir – et même à approcher face à face.

Une petite différence qu’on peut noter aussi – minime pour l’histoire littéraire, tragique pour l’individu – est que Conan Doyle a eu amplement d’occasion de se rendre compte qu’il était en train d’engendrer une mythologie essentielle. Lovecraft, non. Au moment où il meurt, il a nettement l’impression que sa création va sombrer avec lui.

Pourtant, il a déjà des disciples. Mais il ne les considère pas comme tels. Il correspond certes avec de jeunes écrivains (Bloch, Belnap Long…), mais il ne leur conseille pas forcément de s’engager dans la même voie que lui. Il ne se pose pas en maître, ni en modèle. Il accueille leurs premiers essais avec une délicatesse et une modestie exemplaires. Il sera pour eux un véritable ami, courtois, prévenant et gentil; jamaus un maître à penser.


Absolument incapable de laisser une lettre sans réponse, négligeant de relancer ses créanciers lorsque ses travaux de révision littéraire ne lui étaient pas payés, sous-estimant systématiquement sa contribution à des nouvelles qui, sans lui, n’auraient même pas vu le jour, Lovecraft se comportera toute sa vie en authentique gentleman.

Bien sûr, il aimerait devenir un écrivain. Mais il n’y tient pas par dessus tout. En 1925, dans un moment d'abattement, il note: «Je suis presque résolu à ne plus écrire de contes, mais simplement à rêver lorsque j’ai l’esprit à cela, sans m’arrêter à faire une chose aussi vulgaire que de transcrire mon rêve pour un public de porcs. J’ai conclu que la littérature n’était pas un objectif convenable pour un gentleman; et que l’écriture ne doit jamais être considérée que comme un art élégant auquel on doit s’adonnrt sans régularité et avec discernement.»

Heureusement, il continuera, et ses plus grands contes sont postérieurs à cette lettre. Mais jusqu'au bout, il restera, avant tout, un «vieux gentleman bienveillant natif de Providence (Rhode Island)». Et jamais, au grand jamais, un écrivain professionnel.


Paradoxalement, le personnage de Lovecraft fascine en partie parce que son système de valeurs est entièrement opposé au nôtre. Foncièrement raciste, ouvertement réactionnaire, il glorifie les inhibitions puritaines, juge évidemment repoussantes les «manifestations érotriques directes». Résolumenr anti-commercial, il méprise l'argenr, considère la démocratie comme une sottise et le progrès comme une illusion. Le mot «liberté», cher aux américains, ne lui arrache que des ricanements attristés. Il conservera toute sa vie une attitude typiquement aristocratique de mépris de l’humanité en général, joint à une extrême gentillesse pour les individus en particulier.

Quoi qu’il en soit, tous ceux qui ont eu affaire à Lovecraft en tant qu’individu ont éprouvé une immense tristesse à l’annonce de sa mort. Robert Bloch, par exemple, écrira: «Si j’avais su la vérité sur son état de santé, je me serais traîné à genoux jusqu'à Providence pour le voir.» August Derleth consacrera le reste de son existence à réunir, mettre en forme et publier les fragments posthumes de son ami disparu.

Et, grâce à Derleth et à quelques autres (mais surtout grâce à Derleth), l’oeuvre de Lovecrafr vint au monde. Elle se présente aujourd’hui à nous comme une imposante architecture baroque, étagée par paliers larges et somptueux, comme une succession de cercles concentriques autour d’un vortex d’horreur et d’émerveillement absolus.


– Premier cercle, le plus extérieur: la correspondance et les poèmes. Ne sont que partiellement publiés, encore plus parriellement traduits. La correspondance est, il est vrai, impressionnante: environ cent mille lettres, dont cerraines de trente ou quarante pages. Quant aux poèmes, aucun recensement complet n’existe à ce jour.


– Un deuxième cercle comprendrait les nouvelles auxquelles Lovecraft a participé, soit que l'écriture ait été conçue dès le départ sous la forme d'une collaboration (comme avec Kenneth Sterling ou Robert Barlow), soit que Lovecraft ait fait bénéficier l'auteur de son travail de révision (exemples extrêmement nombreux; l’importance de la collaboration de Lovecraft esr variable, allant parfois jusqu'à la réécriture complète du texte).

On pourra y ajouter les nouvelles écrites par Derleth à partir de notes et fragmenrs laissés par Lovecraft 1.


– Avec le troisième cercle, nous abordons les nouvelles effectivement écrites par Howard Phillips Lovecraft. Ici, évidemmenr, chaque mot compte.; l’ensemble est publié en français, et nous ne pouvons plus espérer qu'il s'agrandisse.


– Enfin, nous pouvons sans arbitraire délimiter un quatrième cercle, le cœur absolu du mythe HPL, constitué par ce que les lovecraftiens les plus rassis continuent d’appeler, comme malgré eux, les «grands textes». Je les cite par pur plaisir, avec leur date de composition:


L'appel de Ctulhu (1926)

Le couleur tombée du ciel (1927)

L'abomination de Dunwich (1928)

Celui qui chuchotait dans les ténèbres (1930)

Les montagnes hallucinées (1931)

La maison de la sorcière (1932)

Le cauchemar d'Innsmouth (1932)

Dans l’abîme du temps (1934) 1


Sur l'ensemble de l'édifice conçu par HPL plane en outre, comme une atmosphère aux mouvances brumeuses, l’ombre étrange de se propre personnalité. On pourra juger exagérée, voire morbide, l’ambiance de culte qui enroure le personnage, ses faits et gestes, ses moindres écrits. Mais on changera d’avis, je le garantis, dès qu'on se plongera dans les «grands textes». A un homme qui vous apporte de pareils bienfaits, il est naturel de rendre un culte.

Les générations successives de lovecraftiens n'y ont pas manqué. Ainsi qu’il advient toujours, la figure du reclus de Providence est devenue presque aussi mythique que ses propres créations. Et, ce qui est spécialement merveilleux, toutes les tentatives de démystification ont échoué. Aucune biographie «serrée» n’a réussi à dissiper l'aura de pathétrique étrangeté qui entoure le personnage. Et Sprague de Camp, au bout de cinq cents pages, doit avouer: «Je n’ai pas totalement compris qui érait H.P. Lovecraft.» Quelle que soit la manière dont on l’envisage, Howard Phillips Lovecraft était vraimenr un être humain très particulier.


L'oeuvre de Lovecraft est comparable à une gigantesque machine à rêver, d'une ampleur et d'une efficacité inouïes. Rien de tranquille ni de réservé dans sa littérarure; l’impact sur la conscience du lecteur est d'une brutalité sauvage, effrayante; et il ne se dissipe qu'avec une dangereuse lenteur. Entreprendre une relecture n’amène aucune modification notable; sinon, éventuellement, d’en arriver à se demander: comment fait-il?

Cette quesrion n’a, dans le cas particulier de HPL, rien d’offensant ni de ridicule. En effet, ce qui caracrérise son oeuvre par rapport à une œuvre littéraire «normale», c’est que les disciples sentent qu’ils peuvent, au moins en théorie, en utilisant judicieusement les ingrédients indiqués par le maître, obtenir des résultats de qualité égale ou supérieure.

Personne n'a jamais sérieusement envisagé de continuer Proust. Lovecraft, si. Et il ne s'agit pas seulement d’une œuvre secondaire placée sous le signe de l’hommage ou de la parodie, mais, véritablement, d’une continuation. Ce qui est un cas unique dans l’histoire littéraire moderne.

Le rôle de générateur de rêves joué par HPL ne se limite d’ailleurs pas à la littérature. Son œuvre, au moins autant que celle de R.E.Howard, quoique de manière plus sournoise, a apporté un profond renouveau au domaine de l’illustration fantastique. Même le rock, généralement prudent à l'égard de la chose littéraire, a tenu à lui rendre hommage – un hommage de puissance à puissance, de mythologie à mythologie. Quant aux implications des écrits de Lovecraft dans le domaine de l’architecture et du cinéma, elles apparaîtront immédiatement au lecteur sensible. Il s’agit, véritablement, d’un nouvel univers à construire.

D’où l’importance des briques de base, et des techniques d'assemblage. Pour prolonger l’impact.