"H.P. LOVECRAFT: Contre le monde, contre la vie" - читать интересную книгу автора (Houellebecq Michel)

Deuxième partie

TECHNIQUES D’ASSAUT

La surface du globe apparaît aujourd’hui recouverte d’un réseau aux mailles irrégulièrement denses, de fabrication entièrement humaine.

Dans ce réseau circule le sang de la vie sociale. Transports de personnes, de marchandises, denrées; transactions multiples, ordres de vente, ordres d'achat, informations qui se croisent, échanges plus strictement intellectuels ou affectifs… Ce flux incessant étourdit l'humanité, éprise des soubresauts cadavériques de sa propre activité.

Pourtant, là où les mailles du réseau se font plus lâches, d’étranges entités se laissent deviner au chercheur «avide de savoir». Partout où les activités humaines s’interrompent, partout où il y a un blanc sur la carte, les aniens dieux se tiennent tapis, prêts à reprendre leur place.

Comme dans ce terrifiant désert de l'Arabie intérieure, le Rûb-al-Khâlid, dont revint vers 731, après dix années de solitude complète, un poète mahométan du nom d’Abdul Al-Hazred. Devenu indifférent aux pratiques de l’Islam, il consacra les années suivantes à rédiger un livre impie et blasphématoire, le répugnant Necronomicon (dont quelques exemplaires ont survécu et traversé les âges), avant de finir dévoré en plein jour par des monstres invisibles sur la place du marché de Damas.

Comme dans les plateaux inexplorés du nord du Tibet, où les Tcho-Tchos dégénérés adorent en sautillant une divinité innommable, qu’ils qualifient «le Très Ancien».

Comme dans cette gigantesque étendue du Pacifique Sud, où des convulsions volcaniques inattendues ramènent parfois au jour des résidus paradoxaux, témoignages d’une sculpture et d’une géométrie entièrement non-humaines, devant lesquelles les indigènes apathiques et vicieux de l’archipel des Tuamotou se prosternent avec d’étranges reptations du tronc.


Aux intersections de ses voies de communication, l’homme a bâti des métropoles gigantesques et laides, où chacun, isolé dans un appartement anonyme au milieu d’un immeuble exactement semblable aux autres, croit absolument être le centre du monde et la mesure de toutes choses. Mais, sous les terriers creusés par ces insectes fouisseurs, de très anciennes et très puissantes créatures sortent lentement de leur sommeil. Elles étaient déjà là au Carbonifère, elles étaient déjà là au Trias et au Permien; elles ont connu les vagissements du premier mammifère, elles connaîtront les hurlements d’agonie du dernier.


Howard Phillips Lovecraft n'était pas un théoricien. Comme l'a bien vu Jacques Bergier, en introduisant le matérialisme au cœur de l’épouvante et de la féerie, il a créé un nouveau genre. Il ne sera plus question de croire ou de ne pas croire, comme dans les histoires de vampire et de loups-garous; il n’y a pas de réinterprétation possible, pas d'échappatoire. Aucun fantastique n'est moins psychologique, moins discutable.

Pourtant, il ne semble pas avoir pleinement pris conscience de ce qu’ïl faisait. Il a bien consacré un essai de cent cinquante pages au domaine fantastique. Mais, à la relecture, Epouvante et surnaturel en littérature déçoit un peu; pour tout dire, on a même l'impression que le livre date légèrement. Et on finit par comprendre pourquoi: simplement parce qu’il ne tient pas compte de la contribution de Lovecraft lui-même au domaine fantastique. On y apprend beaucoup sur l’étendue de sa culture et sur ses goûts; on y apprend qu’il admirait Poe, Dunsany, Machen, Blackwood; mais rien n’y laisse deviner ce qu'il va écrire.

La rédaction de cet essai se situe en 1925-1926, soit immédiatement avant que HPL entame le série des «grands textes». Il y a probablemenr là plus qu'une coïncidence; sans doute a-t-il ressenti le besoin certainement pas conscient, peut-être même pas inconscient, on aimerait plutôt dire organique, de récapituler tout ce qui s’était fait dans le domaine fantastique avant de le faire éclater en se lançant dans des voies radicalement nouvelles.


En quête des techniques de composition utilisés par HPL, nous pourrons également être tentés de chercher des indications dans les lettres, commentaires, conseils qu’il adresse à ses jeunes correspondants. Mais, là encore, le résultat est déconcertant et décevant. D'abord parce que Lovecraft tient compte de la personnaliré de son interlocuteur. Il commence toujours par essayer de comprendre ce que l’auteur a voulu faire; et il ne formule ensuite que des conseils précis et ponctuels, excactement adaptés à la nouvelle dont il parle. Plus encore, il lui arrive fréquemment de donner des recommandations qu’il est le premier à enfreindre; il ira même jusqu’à conseiller de «ne pas abuser des adjectifs tels que 35 monstrueux, innommable, indicible…». Ce qui, quand on le lit, est assez étonnant. La seule indication de portée générale se trouve en fait dans une lettre du 8 février 1922 adressée à Frank Belknap Long: «Je n'essaie jamais d’écrire une histoire, mais j’attends qu’une histoire ait besoin d’être écrite. Quand je me mets délibérément au travail pour écrire un conte, le résultat est plat et de qualité inférieure. »


Pourtant, Lovecraft n'est pas insensible à la question des procédés de composition. Comme Baudelaire, comme Edgar Poe, il est fasciné par l’idée que l’applicarion rigide de certains schémas, certaines formules, certaines symétries doit pouvoir permettre d’accéder à la perfection. Et il tentera même une première conceptualisation dans un opuscule manuscrit de trente pages intitulé Le Livre de Raison.

Dans une première partie, très brève, il donne des conseils généraux sur la manière d'écrire une nouvelle (fantastique ou non). Il essaie ensuite d’établir une typologie des «éléments horrifiants fondamentaux utilement mis en oeuvre dans le récit d’épouvante». Quant à la dernière partie de l’ouvrage, de loin la plus longue, elle est constituée par une série de notations échelonnées entre 1919 et 1935, chacune tenant généralement en une phrase, et chacune pouvant servir de point de départ à un récit fantastique.

Avec sa générosité coutumière, Lovecraft prêtait volontiers ce manuscrit à ses amis, leur recommandant de ne pas se gêner pour utiliser telle ou telle idée de départ dans une production de leur cru.

Ce Livre de Raison est en fait, surrout, un stimulant pour l’imagination. Il contient les germes d’idées vertigineuses dont les neuf dixièmes n’ont jamais été développées ni par Lovecraft, ni par qui que ce soit d’autre. Et il apporte, dans sa trop brève partie théorique, une confirmation de la haute idée que Lovecraft se faisait du fantastique, de son absolue généralité, de son lien étroit avec les éléments fondamenraux de la conscience humaine (comme «élément horrifiant fondamental», nous avons, par exemple: «Toute marche, irresistible et mystérieuse, vers un destin.»).

Mais, du point de vue des procédés de composition utilisés par HPL, nous ne sommes pas plus renseignés. Si le Livre de Raison peut fournir des briques de base, il ne nous donne aucune indication sur les moyens de les assembler. Et ce serait peur-être trop demander à Lovecraft. Il est difficile, et peut-être impossible, d’avoir à la fois son génie et l’intelligence de son génie.


Pour essayer d’en savoir plus, il n’y a qu’un moyen, d’ailleurs le plus logique: se plonger dans les textes de fiction écrits par HPL. D'abord dans les «grands textes», ceux écrits dans les dix dernières années de sa vie, où il est dans la plénitude de ses moyens. Mais aussi dans les textes antérieurs; on y verra naître un par un les moyens de son art, exactemeut comme des insrtuments de musique qui s’essaieraient tour à tour à un fugitif solo, avant de plonger, réunis, dans la furie d'un opéra démentiel.