"Les particules elementaires" - читать интересную книгу автора (Houellebecq Michel)

8 L'animal omega

Bruno est appuye contre le lavabo. Il a ote sa veste de pyjama. Les replis de son petit ventre blanc pesent contre la faience du lavabo. Il a onze ans. Il souhaite se laver les dents, comme chaque soir; il espere que sa toilette se deroulera sans incidents. Cependant Wilmart s'approche, d'abord seul, et pousse Bruno a l'epaule. Il commence a reculer en tremblant de peur; il sait a peu pres ce qui va suivre. «Laissez-moi…» dit-il faiblement.

Pele s'approche a son tour. Il est petit, rable, extremement fort. Il gifle violemment Bruno, qui se met a pleurer. Puis ils le poussent a terre, l'attrapent par les pieds et le trainent sur le sol. Pres des toilettes, ils arrachent son pantalon de pyjama. Son sexe est petit, encore enfantin, depourvu de poils. Ils sont deux a le tenir par les cheveux, ils le forcent a ouvrir la bouche. Pele lui passe un balai de chiottes sur le visage. Il sent le gout de la merde. Il hurle.

Brasseur rejoint les autres; il a quatorze ans, c'est le plus age des sixiemes. Il sort sa bite, qui parait a Bruno epaisse, enorme. Il se place a la verticale et lui pisse sur le visage. La veille il a force Bruno a le sucer, puis a lui lecher le cul; mais ce soir il n'en a pas envie.

«Clement, ton zob est nu, dit-il, railleur; il faut aider les poils a pousser…» Sur un signe, les autres passent de la mousse a raser sur son sexe. Brasseur deplie rasoir, approche la lame. Bruno chie de peur.

Une nuit de mars 1968, un surveillant l'avait retrouve nu, couvert de merde, recroqueville dans les chiottes du fond de la cour. Il lui avait fait passer un pyjama ei l'avait emmene chez Cohen, le surveillant general. Bruno avait peur d'etre oblige de parler; il redoutait d'avoir a prononcer le nom de Brasseur. Mais Cohen, pourtant tire de son sommeil en pleine nuit, l'avait accueilli avec douceur. Contrairement aux surveillants places sous ses ordres, il vouvoyait les eleves. C'etait son troisieme internat, et ce n'etait pas le plus dur; il savait que, presque toujours, les victimes refusent de denoncer leurs bourreaux. La seule chose qu'il pouvait faire etait sanctionner le surveillant responsable du dortoir des sixiemes. La plupart de ces enfants etaient laisses a l'abandon par leurs parents, il representait pour eux la seule autorite. Il aurait fallu les surveiller de plus pres, intervenir avant la faute - mais ce n'etait pas possible, il n'avait que cinq surveillants pour deux cents eleves. Apres le depart de Bruno il se prepara un cafe, feuilleta les fiches des sixiemes. Il soupconnait Pele et Brasseur, mais n'avait aucune preuve. S'il parvenait ales coincer il etait decide a aller jusqu'au renvoi; il suffisait de quelques elements violents et cruels pour entrainer les autres a la ferocite. La plupart des garcons, surtout lorsqu'ils sont reunis en bandes, aspirent a infliger aux etres les plus faibles des humiliations et des tortures. Au debut de l'adolescence, en particulier, leur sauvagerie atteint des proportions inouies. Il ne nourrissait aucune illusion sur le comportement de l'etre humain lorsqu'il n'est plus soumis au controle la loi. Depuis son arrivee a l'internat de Meaux, il avait reussi a se faire craindre. Sans l'ultime rempart de legalite qu'il representait, il savait que les sevices infliges a des garcons comme Bruno n'auraient eu aucune limite.

Bruno redoubla sa sixieme avec soulagement. Pele, Brasseur et Wilmart passaient en cinquieme, et seraient dans un dortoir different. Malheureusement, suite a des directives du ministere prises apres les evenements de 68, on decida de reduire les postes de maitre d'internat pour mettre en place un systeme d'autodiscipline; la mesure etait dans l'air du temps, elle avait en outre l'avantage de reduire les couts salariaux. Il devint plus facile de passer d'un dortoir a l'autre; au moins une fois par semaine les cinquiemes prirent l'habitude d'organiser des razzias chez les plus petits; ils revenaient dans leur dortoir avec une, parfois deux victimes, et la seance commencait. Vers la fin du mois de decembre, Jean-Michel Kempf, un garcon maigre et craintif qui etait arrive en debut d'annee, se jeta par la fenetre pour echapper a ses tortionnaires. La chute aurait pu etre mortelle, il eut de la chance de s'en tirer avec des fractures multiples. La cheville etait tres endommagee, on eut du mal a recuperer les eclats d'os; il s'avera qu'il resterait estropie. Cohen organisa un interrogatoire general qui renforca ses presomptions; malgre ses denegations, il infligea a Pele un renvoi de trois jours. Les societes animales fonctionnent pratiquement toutes sur un systeme de dominance lie a la force relative de leurs membres. Ce systeme se caracterise par une hierarchie stricte: le male le plus fort du groupe est appele animal alpha; celui-ci est suivi du second en force, animal beta, et ainsi de suite jusqu'a l'animal le moins eleve dans la hierarchie, appele animal omega. Les positions hierarchiques sont generalement determinees par des rituels de combat; les animaux de rang bas tentent d’ameliorer leur statut en provoquant les animaux de rang plus eleve, sachant qu'en cas de victoire ils amelioreront leur position. Un rang eleve s'accompagne de certains privileges: se nourrir en premier, copuler avec les femelles du groupe. Cependant, l'animal le plus faible est en general en mesure d'eviter le combat par l'adoption d'une posture de soumission (accroupissement, presentation de l'anus). Bruno se trouvait dans une situation moins favorable. La brutalite et la domination, generales dans les societes animales, s'accompagnent deja chez le chimpanze (Pan troglodytes) d'actes de cruaute gratuite accomplis a l'encontre l'animal le plus faible. Cette tendance atteint son comble chez les societes humaines primitives, et dans societes developpees chez l'enfant et l'adolescent jeune. Plus tard apparait la pitie, ou identification aux souffrances d'autrui; cette pitie est rapidement systematisee sous forme de loi morale. A l'internat du lycee Meaux Jean Cohen representait la loi morale, et n'avait aucune intention d'en devier. Il n'estimait nullement abusive l'utilisation que les nazis avaient fait de la pensee de Nietzsche: niant la compassion, se situant au-dela de la loi morale, etablissant le desir et le regne du desir, la pensee de Nietzsche conduisai selon lui naturellement au nazisme. Compte tenu de son anciennete et de son niveau de diplomes, il aurait etre nomme proviseur; c'est tout a fait volontairement qu'il demeurait a son poste de surveillant general. Il adressa plusieurs notes a l'inspection d'academie pour se plaindre de la diminution des postes de maitre d'internat; ces notes n'eurent aucune suite. Dans un zoo un kangourou male (macropodides) se conduira souvent comme si la position verticale de son gardien etait un defi pour combattre. L'agression du kangourou peut etre apaisee si son gardien adopte une posture penchee, caracteristique des kangourous paisibles. Jean Cohen n'avait nullement envie de se transformer en kangourou paisible. La mechancete de Michel Brasseur, stade evolutif normal d'un egoisme deja present chez des animaux moins evolues, avait transforme un de ses camarades en estropie definitif; elle laisserait probablement chez des garcons comme Bruno des degats psychologiques irreversibles. Lorsqu'il convoquait Brasseur dans son bureau pour l'interroger, il ne songeait nullement a lui dissimuler son mepris, ni l'intention qu'il avait d'obtenir son renvoi.

Tous les dimanches soir, lorsque son pere le ramenait dans sa Mercedes, Bruno commencait a trembler aux approches de Nanteuil-les-Meaux. Le parloir du lycee etait decore de bas-reliefs representant les anciens eleves celebres: Courteline et Moissan. Georges Courteline, ecrivain francais, est l'auteur de recits qui presentent avec ironie l'absurdite de la vie bourgeoise et administrative. Henri Moissan, chimiste francais (prix Nobel 1906) a developpe l'usage du four electrique et isole le silicium et le fluor. Son pere arrivait toujours juste a temps pour le repas de sept heures. En general Bruno ne parvenait a manger que le midi, ou le repas etait pris en commun avec les demi-pensionnaires; le soir, ils se retrouvaient entre internes. C'etaient des tablees de huit, les premieres places etaient occupees par les plus grands. Ils se servaient largement, puis crachaient dans le plat pour empecher les petits de toucher au reste.

Tous les dimanches Bruno hesitait a parler a son pere, concluait finalement que c'etait impossible. Son pere pensait qu'il est bien qu'un garcon apprenne a se defendre; et en effet certains - pas plus ages que lui - repliquaient, se battaient pied a pied, parvenaient finalement a se faire respecter. A quarante-deux ans, Serge Clement etait un homme arrive. Alors que ses parents tenaient une epicerie au Petit-Clamart, il possedait maintenant trois cliniques specialisees en chirurgie esthetique: l'une a Neuilly, l'autre au Vesinet, la troisieme en Suisse pres de Lausanne. Lorsque son ex-femme etait partie vivre en Californie, il avait en outre repris la gerance de la clinique de Cannes, lui reversant la moitie des benefices. Depuis longtemps, il n'operait plus lui-meme; mais c'etait, comme on dit, un bon gestionnaire. Il ne savait pas exactement comment s'y prendre avec son fils. Il lui voulait plutot du bien, a condition que ca ne prenne pas trop de temps; il se sentait un peu coupable. Les week-ends ou Bruno venait, il s'abstenait en general de recevoir ses maitresses. Il achetait des plats cuisines chez le traiteur, il dinaient en tete a tete; puis ils regardaient la television. II ne savait jouer a aucun jeu. Parfois Bruno se relevait dans la nuit, marchait jusqu'au refrigerateur. Il vidait des corn flakes dans un bol, rajoutait du lait, de la creme fraiche; il recouvrait le tout d'une epaisse couche de sucre. Puis il mangeait. Il mangeait plusieurs bols, jusqu'a l'ec?urement. Son ventre etait lourd. Il eprouvait du plaisir.