"Les particules elementaires" - читать интересную книгу автора (Houellebecq Michel)

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Le premier souvenir de Bruno datait de ses quatre ans; c'etait le souvenir d'une humiliation. Il allait alors a la maternelle du parc Laperlier, a Alger. Une apres-midi d'automne, l'institutrice avait explique aux garcons comment confectionner des colliers de feuilles. Les petites filles attendaient, assises a mi-pente, avec deja les signes d'une stupide resignation femelle; la plupart portaient des robes blanches. Le sol etait couvert de feuilles dorees; il y avait surtout des marroniers et des platanes. L'un apres l'autre ses camarades terminaient leur collier, puis allaient le passer autour du cou de leur petite preferee. Il n'avancait pas, les feuilles cassaient, tout se detruisait entre ses mains. Comment leur expliquer qu'il avait besoin d'amour? Comment leur expliquer, sans le collier de feuilles? Il commenca a pleurer de rage; l'institutrice ne vint pas l'aider. C'etait deja fini, les enfants se levaient pour quitter le parc. Un peu plus tard, l'ecole ferma.

Ses grands-parents habitaient un tres bel appartement boulevard Edgar-Quinet. Les immeubles bourgeois du centre d'Alger etaient construits sur le meme modele que les immeubles haussmanniens de Paris. Un corridor de vingt metres traversait l'appartement, conduisait a un salon par le balcon duquel on dominait la ville blanche. Bien des annees plus tard, lorsqu’il serait devenu un quadragenaire desabuse et aigri, il reverrait cette image: lui-meme, age de quatre ans, pedalant de toutes ses forces sur son tricycle a travers le corridor obscur, jusqu'a l'ouverture lumineuse du balcon. C'est probablement a ces moments qu'il avait connu son maximum de bonheur terrestre.

En 1961, son grand-pere mourut. Sous nos climats, un cadavre de mammifere ou d'oiseau attire d'abord certaines mouches (Musca, Curtonevra); des que la decomposition le touche un tant soit peu, de nouvelles especes entrent en jeu, notamment les Calliphora et les Lucilia. Le cadavre, sous l'action combinee des bacteries et des sucs digestifs rejetes par les larves, se liquefie plus ou moins et devient le siege de fermentations butyriques et ammoniacales. Au bout de trois mois, les mouches ont termine leur ?uvre et sont remplacees par l'escouade des coleopteres du genre Dermestes et par le lepidoptere Aglossa pinguinalis, qui se nourrissent surtout des graisses. Les matieres proteiques en voie de fermentation sont exploitees par les larves de Piophila petasionis et par les coleopteres du genre Corynetes. Le cadavre, decompose et contenant encore quelque humidite, devient ensuite le fief des acariens, qui en absorbent les dernieres sanies. Une fois desseche et momifie, il heberge encore des exploitants: les larves des attagenes et des anthrenes, les chenilles d'Aglossa cuprealis et de Tineola bisellelia. Ce sont elles qui terminent le cycle.

Bruno revoyait le cercueil de son grand-pere, d'un beau noir profond, avec une croix d'argent. C'etait une image apaisante, et meme heureuse; son grand-pere devait etre bien, dans un cercueil si magnifique. Plus tard, il devait apprendre l'existence des acariens et de toutes ces larves aux noms de starlettes italiennes. Pourtant, aujourd'hui encore, l'image du cercueil de son grand-pere restait une image heureuse.

Il revoyait encore sa grand-mere le jour de leur arrivee a Marseille, assise sur une caisse au milieu du carrelage de la cuisine. Des cafards circulaient entre les dalles. C'est probablement ce jour-la que sa raison avait lache. En l'espace de quelques semaines elle avait connu l'agonie de son mari, le depart precipite d'Algerie, l'appartement difficilement trouve a Marseille. C'etait une cite crasseuse, dans les quartiers nord-est. Elle n'avait jamais mis les pieds en France auparavant. Et sa fille l'avait abandonnee, elle n'etait pas venue a l'enterrement de son pere. Il devait y avoir une erreur. Quelque part, une erreur avait du etre commise.

Elle reprit pied, et survecut cinq ans. Elle acheta des meubles, installa un lit pour Bruno dans la salle a manger, l'inscrivit a l'ecole primaire du quartier. Tous les soirs, elle venait le chercher. Il avait honte en voyant cette petite femme vieille, cassee, seche, qui le prenait par la main. Les autres avaient des parents; les enfant de divorces etaient encore rares.

La nuit, elle repassait indefiniment les etapes de sa vie qui se terminait si mal. Le plafond de l'appartement etait bas, en ete la chaleur etait etouffante. Elle ne trouvait en general le sommeil que peu avant l'aube. Pendant la journee elle trainait dans l'appartement en savates, parlant tout haut sans s'en rendre compte, repetant parfois cinquante fois de suite les memes phrases. Le cas de sa fille la hantait. «Elle n'est pas venu a l'enterrement de son pere…» Elle marchait d'une piece a l'autre, tenant parfois une serpilliere ou une casserole dont elle avait oublie l'usage. «Enterremen de son pere… Enterrement de son pere…» Ses savates glissaient sur le carrelage en chuintant. Bruno se recroquevillait dans son lit, effare; il se rendait compte qui tout cela finirait mal. Parfois elle commencait des le matin, encore en robe de chambre et en bigoudis. «L'Algerie, c'est la France…»; puis le chuintement debutait. Elle marchait de long en large entre les deux pieces, sa tete observant un point invisible. «La France… La France…» repetait sa voix lentement decroissante.

Elle avait toujours ete bonne cuisiniere, et ce fut sa derniere joie. Elle preparait pour Bruno des repas somptueux, comme si elle avait ete a la tete d'une tablee de dix personnes. Des poivrons a l'huile, des anchois, de la salade de pommes de terre: il y avait parfois cinq entrees differentes avant le plat principal - des courgettes farcies, un lapin aux olives, parfois un couscous. La seule chose qu'elle ne reussissait pas bien, c'etait la patisserie; mais les jours ou elle touchait sa pension elle ramenait des boites de nougat, de la creme de marrons, des calissons d'Aix. Peu a peu, Bruno devint un enfant obese et craintif. Elle-meme ne mangeait presque rien. Le dimanche matin, elle se levait un peu plus tard; il allait dans son lit, se blottissait contre son corps decharne. Parfois il s'imaginait arme d'un couteau, se relevant dans la nuit pour la poignarder en plein c?ur; il se voyait ensuite effondre, en larmes, devant son cadavre; il s'imaginait qu'il mourrait peu apres.

A la fin 1966 elle recut une lettre de sa fille, qui avait eu son adresse par le pere de Bruno - elle correspondait avec lui tous les ans a Noel. Janine n'exprimait pas de regrets particuliers pour le passe, qui etait evoque dans la phrase suivante: «J'ai appris la mort de papa et ton demenagement.» Elle annoncait par ailleurs qu'elle quittait la Californie pour revenir habiter dans le Sud de la France; elle ne donnait pas d'adresse.

Un matin de mars 1967, en essayant de preparer des beignets de courgettes, la vieille femme renversa une bassine d'huile bouillante. Elle eut la force de sortir dans le couloir de l'immeuble, ses hurlements alerterent des voisins. Le soir, en sortant de l'ecole, Bruno vit madame Haouzi, qui habitait au-dessus; elle l'emmena directement a l'hopital. Il eut le droit de voir sa grand-mere quelques minutes; ses plaies etaient dissimulees par les draps. On lui avait donne beaucoup de morphine; elle reconnut cependant Bruno, prit sa main entre les siennes; puis on emmena l'enfant. Le c?ur lacha dans la nuit.

Pour la seconde fois, Bruno se trouva confronte a la mort; pour la seconde fois, le sens de l'evenement lui echappa a peu pres totalement. Des annees plus tard, lors de la remise d'un devoir de francais ou d'une composition d'histoire reussie, il se promettait encore d'en parler a sa grand-mere. Aussitot apres, bien sur, il disait qu'elle etait morte; mais c'etait une pensee intermittente, qui n'interrompait pas reellement leur dialogue. Lorsqu'il fut recu a l'agregation de lettres modernes, il commenta longuement ses notes avec elle; a l'epoque, cependant, il n'y croyait plus que par eclipses. Pour l'occasion, il avait achete deux boites de creme de marrons; ce fut leur derniere grande conversation. Apres la fin de ses etudes, une fois nomme a son premier poste d'enseignant, il s'apercut qu'il avait change, qu'il n'arrivait plus vraiment a entrer en contact avec elle; l'image de sa grand-mere disparaissait lentement derriere le mur.

Le lendemain de l'enterrement eut lieu une scene etrange. Son pere et sa mere, qu'il voyait tous les deux pour la premiere fois, discuterent de ce qu'ils allaient faire de lui. Ils etaient dans la piece principale de l'appartement de Marseille; Bruno les ecoutait, assis sur son lit. Il est toujours curieux d'entendre les autres parler de soi, surtout quand ils ne semblent pas avoir conscience de votre presence. On peut avoir tendance a en perdre conscience soi-meme, ce n'est pas deplaisant. En somme, il ne se sentait pas directement concerne. Cette conversation devait pourtant jouer un role decisif dans sa vie, et par la suite il se la rememora de nombreuses fois, sans d'ailleurs jamais parvenir en ressentir une reelle emotion. Il ne parvenait pas etablir un rapport direct, un rapport charnel entre lui et ces deux adultes qui ce jour-la, dans la salle a manger, le frapperent surtout par leur grande taille et leur jeunesse d'allure. Bruno devrait rentrer en sixieme en septembre, il fut decide qu'on trouverait un internat et que son pere le prendrait a Paris les week-ends. Sa mere essaierait de le prendre en vacances de temps a autre. Bruno n'avait pas d'objection; ces deux personnes ne lui paraissaient pas directement hostiles. De toute facon, la vraie vie, c'etait la vie avec sa grand-mere.