"Les particules elementaires" - читать интересную книгу автора (Houellebecq Michel)

14 L'ete 75

«Leurs ?uvres ne leur permettent pas de revenir a leur Dieu,

Parce que l'esprit de prostitution est au milieu d'eux

Et parce qu'ils ne connaissent pas l'Eternel.»

(Osee, 5, 4)

Ce fut un homme affaibli, malade qui les accueillit a la sortie du bus de Carpentras. Fils d'un anarchiste italien emigre aux Etats-Unis dans les annees vingt, Francesco di Meola avait sans nul doute reussi sa vie, sur le plan financier s'entend. Comme Serge Clement, le jeune Italien avait compris au sortir de la Seconde Guerre mondiale qu'on entrait dans un monde radicalement nouveau, et que des activites longtemps considerees comme elitistes ou marginales allaient prendre un poids economique considerable. Alors que le pere de Bruno investissait dans la chirurgie esthetique, di Meola s'etait lance dans la production de disques; certains gagnerent beaucoup plus d'argent que lui, c'est certain, mais il reussit quand meme a ramasser une jolie part du gateau. La quarantaine venue, il eut comme beaucoup de Californiens l'intuition d'une vague nouvelle, bien plus profonde qu'un simple mouvement de mode, appelee a balayer l'ensemble de lacivilisation occidentale; c'est ainsi que, dans sa villa de Big Sur, il put s'entretenir avec Allan Watts, Paul Tillich, Carlos Castaneda, Abraham Maslow et Carl Rogers. Un peu plus tard il eut meme le privilege di rencontrer Aldous Huxley, le veritable pere spirituel du mouvement. Vieilli et presque aveugle, Huxley ne lui accorda qu'une attention restreinte; cette rencontre, cependant, devait lui laisser une impression decisive.

Les raisons qui le pousserent en 1970 a quitter la Californie pour acheter une propriete en Haute-Provence n'etaient pas tres claires a ses propres yeux. Plus tard, presque sur la fin, il en vint a se dire qu'il avait souhaite, pour d'obscures raisons, mourir en Europe; mais sur le moment il n'eut conscience que de motivations plus superficielles. Le mouvement de mai 1968 l 'avait impressionne, et au moment ou la vague hippie commenca a refluer en Californie il se dit qu'il y avait peut-etre quelque chose a faire avec la jeunesse europeenne. Jane l'encourageait dans cette voie. La jeunesse francaise en particulier etait coincee, etouffee par le carcan paternaliste du gaullisme; mais selon elle il suffirait d'une etincelle pour tout embraser. Depuis quelques annees le plus grand plaisir de Francesco etait de fumer des cigarettes de marijuana avec de tres jeunes filles attirees par l'aura spirituelle du mouvement; puis de les baiser, au milieu des mandalas et des odeurs d'encens. Les filles qui debarquaient a Big Sur etaient en general de petites connes protestantes; au moins la moitie d'entre elles etaient vierges. Vers la fin des annees soixante, le flux commenca a se tarir. Il se dit alors qu'il etait peut-etre temps de rentrer en Europe; il trouvait lui-meme bizarre d'y songer en cess termes, alors qu'il avait quitte l'Italie a peine age de cinq ans. Son pere n'avait pas seulement ete un militant revolutionnaire, mais aussi un homme cultive, amoureux du beau langage, un esthete. Cela avait du laisser des traces en lui, probablement. Au fond, il avait toujours un peu considere les Americains comme des cons.

Il etait encore tres bel homme, avec un visage cisele et mat, de longs cheveux blancs, ondules et epais; pourtant a l'interieur de son corps les cellules se mettaient a proliferer n'importe comment, a detruire le code genetique des cellules avoisinantes, a secreter des toxines. Les specialistes qu'il avait consultes se contredisaient sur pas mal de points, sauf sur celui-ci, essentiel: il allait bientot mourir. Son cancer etait inoperable, il continuerait ineluctablement a developper ses metastases. La plupart des praticiens penchaient pour une agonie paisible, et meme, avec quelques medicaments; exempte jusqu'a la fin de souffrances physiques; de fait, jusqu'a present, il ne ressentait qu'une grande fatigue generale. Cependant, il n'acceptait pas; il n'avait meme pas reussi a imaginer l'acceptation. Pour l'Occidental contemporain, meme lorsqu'il est bien portant, la pensee de la mort constitue une sorte de bruit de fond qui vient emplir son cerveau des que les projets et les desirs s'estompent. L'age venant, la presence de ce bruit se fait de plus en plus envahissante; on peut le comparer a un ronflement sourd, parfois accompagne d'un grincement. A d'autres epoques, le bruit de fond etait constitue par l'attente du royaume du Seigneur; aujourd'hui, il est constitue par l'attente de la mort. C'est ainsi.

Huxley, il s'en souviendrait toujours, avait paru indifferent a la perspective de sa propre mort; mais il etait peut-etre simplement abruti, ou drogue. Di Meola avait lu Platon, la Bhagavad-Gita et le Tao-te-King; aucuo de ces livres ne lui avait apporte le moindre apaisement. Il avait a peine soixante ans, et pourtant il etait en train de mourir, tous les symptomes etaient la, on ne pouvait s'y tromper. Il commencait meme a se desinteresser du sexe, et ce fut en quelque sorte distraitement qu'il prit note de la beaute d'Annabelle. Quant aux garcons, il ne les remarqua meme pas. Depuis longtemps il vivait entoure de jeunes, et c'est peut-etre par habitude qu’il avait manifeste une vague curiosite a l'idee de rencontrer les fils de Jane; au fond, de toute evidence, il s’en foutait completement. Il les deposa au milieu de la propriete, leur indiquant qu'ils pouvaient planter leur tente n'importe ou; il avait envie de se coucher, de preference sans rencontrer personne. Physiquement il representait encore a merveille le type de l'homme avise et sensuel, au regard petillant d'ironie, voire de sagesse; certaines filles particulierement sottes avaient meme juge son visage lumineux et bienveillant. Il ne ressentait en lui-meme aucune bienveillance, et de plus il avait l'impression d'etre un comedien de valeur moyenne: comment tout le monde avait-il pu s'y laisser prendre? Decidement, se disait-il parfois avec une certaine tristesse, ces jeunes a la recherche de nouvelles valeurs spirituelles etaient vraiment des cons.

Dans les secondes qui suivirent leur descente de la jeep, Bruno comprit qu'il avait commis une erreur. Le domaine descendait en pente douce vers le Sud, legerement vallonne, il y avait des arbustes et des fleurs. Une cascade plongeait dans un trou d'eau, vert et calme; juste a cote, etendue sur une pierre plate, nue, une femme se faisait secher au soleil, cependant qu'une autre se savonnait avant de plonger. Plus pres d'eux, agenouille sur une natte, un grand type barbu meditait ou dormait. Lui aussi etait nu, et tres bronze; ses longs cheveux d'un blond pale se detachaient de maniere frappante sur sa peau brune; il ressemblait vaguement a Kris Kristofferson. Bruno se sentait decourage; a quoi d'autre, au juste, avait-il pu s'attendre? Il etait peut-etre encore temps de repartir, a condition de le faire tout de suite. Il jeta un coup d'?il sur ses compagnons; avec un calme surprenant, Annabelle commencait a deplier sa tente; assis sur une souche, Michel jouait avec la cordelette de fermeture de son sac a dos; il avait l'air completement absent.

L’eau s'ecoule le long de la ligne de moindre pente. Determine dans son principe et presque dans chacun de ses actes, le comportement humain n'admet que des bifurcations peu nombreuses, et ces bifurcations sont elles-memes peu suivies. En 1950, Francesco di Meola avait eu un fils d'une actrice italienne - une actrice de second plan, qui ne devait jamais depasser les roles d'esclave egyptienne, parvenant - ce fut le sommet de sa carriere - a obtenir deux repliques dans Quo vadis? Ils prenommerent leur fils David. A l'age de quinze ans, David revait de devenir rock star. Il n'etait pas le seul. Beaucoup plus riches que les PDG et les banquiers, les rock stars n'en conservaient pas moins une image de rebelles. Jeunes, beaux, celebres, desires par toutes les femmes et envies par tous les hommes, les rock stars constituaient le sommet absolu de la hierarchie sociale. Rien dans l'histoire humaine, depuis la divinisation des pharaons dans l'ancienne Egypte, ne pouvait se comparer au culte que la jeunesse europeenne et americaine vouait aux rock stars. Physiquement, David avait tout pour parvenir a ses fins: il etait d'une beaute totale, a la fois animale et diabolique; un visage viril, mais pourtant aux traits extremement purs; de longs cheveux noirs tres epais, legerement boucles, de grands yeux d'un bleu profond.

Grace aux relations de son pere, David put enregistrer un premier 45 tours des l'age de dix-sept ans; ce fut un echec total. Il faut dire qu'il sortait la meme annee que Sgt Peppers, Days of Future Passed, et tant d'autres. Jimi Hendrix, les Rolling Stones, les Doors etaient au sommet de leur production; Neil Young commencait a enregistrer, et on comptait encore beaucoup sur Brian Wilson. Il n'y avait pas de place, en ces annees-la, pour un bassiste honorable mais peu inventif. David s'obstina, changea quatre fois de groupe, essaya differentes formules; trois ans apres le depart de son pere, il decida lui aussi de tenter sa chance en Europe. Il trouva facilement un engagement dans un club sur la Cote, cela n'etait pas un probleme; des nanas l'attendaient chaque soir dans sa loge, cela n'etait pas un probleme non plus. Mais personne, dansaucune maison de disques, ne preta la moindre attention a ses demos.

Lorsque David rencontra Annabelle, il avait deja eu plus de cinq cents femmes; pourtant, il n'avait pas le souvenir d'une telle perfection plastique. Annabelle de son cote fut attiree par lui, comme l'avaient ete toutes les autres. Elle resista plusieurs jours, et ne ceda qu'une semaine apres leur arrivee. Ils etaient une trentaine a danser, cela se passait a l'arriere de la maison, la nuit etait etoilee et douce. Annabelle portait une jupe blanche et un tee-shirt court sur lequel etait dessine un soleil. David dansait tres pres d'elle, la faisait parfois tourner dans une passe de rock. Ils dansaient sans fatigue, depuis plus d'une heure, sur un rythme de tambourin tantot rapide, tantot lent. Bruno se tenait immobile contre un arbre, le c?ur serre, vigilant, en etat d'eveil. Tantot Michel apparaissait a la lisiere du cercle lumineux, tantot il disparaissait dans la nuit. Tout a coup il fut la, a cinq metres a peine. Bruno vit Annabelle quitter les danseurs pour venir se planter devant lui, il l'entendit nettement demander: «Tu ne danses pas?», son visage a ce moment etait tres triste. Michel eut pour decliner l'invitation un geste d'une incroyable lenteur, comme en aurait eu un animal prehistorique recemment rappele a la vie. Annabelle demeura immobile devant lui pendant cinq a dix secondes, puis se retourna et rejoignit le groupe. David la prit par la taille et l'attira fermement contre lui. Elle posa la main sur ses epaules. Bruno regarda a nouveau Michel; il eut l'impression qu'un sourire flottait sur son visage; il baissa les yeux. Quand il les releva, Michel avait disparu. Annabelle etait dans les bras de David; leurs levres etaient proches.

Allonge sous sa tente, Michel attendit l'aurore. Vers la fin de la nuit eclata un orage tres violent, il fut surpris de constater qu'il avait un peu peur. Puis le ciel s’apaisa, il se mit a tomber une pluie reguliere et lente. Les gouttes frappaient la toile de tente avec un bruit mat, a quelques centimetres de son visage, mais il etait a l'abri de leur contact. Il eut soudain le pressentiment que sa vie entiere ressemblerait a ce moment. Il traverserait les emotions humaines, parfois il en serait tres proche; d'autres connaitraient le bonheur, ou le desespoir; rien de tout cela ne pourrait jamais exactement le concerner ni l'atteindre. A plusieurs reprises dans la soiree, Annabelle avait jete des regards dans sa direction tout en dansant. Il avait souhaite bouger, mais il n'avait pas pu; il avait eu la sensation tres nette de s'enfoncer dans une eau glacee. Tout, pourtant, etait excessivement calme. Il se sentait separe du monde par quelques centimetres de vide, formant autour de lui comme une carapace ou une armure.