"Les particules elementaires" - читать интересную книгу автора (Houellebecq Michel)14 L'ete 75« (Osee, 5, 4) Ce fut un homme affaibli, malade qui les accueillit a la sortie du bus de Carpentras. Fils d'un anarchiste italien emigre aux Etats-Unis dans les annees vingt, Francesco di Meola avait sans nul doute Les raisons qui le pousserent en 1970 a quitter la Californie pour acheter une propriete en Haute-Provence n'etaient pas tres claires a ses propres yeux. Plus tard, presque sur la fin, il en vint a se dire qu'il avait souhaite, pour d'obscures raisons, Il etait encore tres bel homme, avec un visage cisele et mat, de longs cheveux blancs, ondules et epais; pourtant a l'interieur de son corps les cellules se mettaient a proliferer n'importe comment, a detruire le code genetique des cellules avoisinantes, a secreter des toxines. Les specialistes qu'il avait consultes se contredisaient sur pas mal de points, sauf sur celui-ci, essentiel: il allait bientot mourir. Son cancer etait inoperable, il continuerait ineluctablement a developper ses metastases. La plupart des praticiens penchaient pour une agonie paisible, et meme, avec quelques medicaments; exempte jusqu'a la fin de souffrances physiques; de fait, jusqu'a present, il ne ressentait qu'une grande fatigue generale. Cependant, il n'acceptait pas; il n'avait meme pas reussi a imaginer l'acceptation. Pour l'Occidental contemporain, meme lorsqu'il est bien portant, la pensee de la mort constitue une sorte de Huxley, il s'en souviendrait toujours, avait paru indifferent a la perspective de sa propre mort; mais il etait peut-etre simplement abruti, ou drogue. Di Meola avait lu Platon, la Bhagavad-Gita et le Tao-te-King; aucuo de ces livres ne lui avait apporte le moindre apaisement. Il avait a peine soixante ans, et pourtant il etait en train de mourir, tous les symptomes etaient la, on ne pouvait s'y tromper. Il commencait meme a se desinteresser du sexe, et ce fut en quelque sorte distraitement qu'il prit note de la beaute d'Annabelle. Quant aux garcons, il ne les remarqua meme pas. Depuis longtemps il vivait entoure de jeunes, et c'est peut-etre par habitude qu’il avait manifeste une vague curiosite a l'idee de rencontrer les fils de Jane; au fond, de toute evidence, il s’en foutait completement. Il les deposa au milieu de la propriete, leur indiquant qu'ils pouvaient planter leur tente n'importe ou; il avait envie de se coucher, de preference sans rencontrer personne. Physiquement il representait encore a merveille le type de l'homme avise et sensuel, au regard petillant d'ironie, voire de sagesse; certaines filles particulierement sottes avaient meme juge son visage lumineux et bienveillant. Il ne ressentait en lui-meme aucune bienveillance, et de plus il avait l'impression d'etre un comedien de valeur moyenne: comment tout le monde avait-il pu s'y laisser prendre? Decidement, se disait-il parfois avec une certaine tristesse, ces jeunes a la recherche de nouvelles valeurs spirituelles etaient vraiment des cons. Dans les secondes qui suivirent leur descente de la jeep, Bruno comprit qu'il avait commis une erreur. Le domaine descendait en pente douce vers le Sud, legerement vallonne, il y avait des arbustes et des fleurs. Une cascade plongeait dans un trou d'eau, vert et calme; juste a cote, etendue sur une pierre plate, nue, une femme se faisait secher au soleil, cependant qu'une autre se savonnait avant de plonger. Plus pres d'eux, agenouille sur une natte, un grand type barbu meditait ou dormait. Lui aussi etait nu, et tres bronze; ses longs cheveux d'un blond pale se detachaient de maniere frappante sur sa peau brune; il ressemblait vaguement a Kris Kristofferson. Bruno se sentait decourage; a quoi d'autre, au juste, avait-il pu s'attendre? Il etait peut-etre encore temps de repartir, a condition de le faire tout de suite. Il jeta un coup d'?il sur ses compagnons; avec un calme surprenant, Annabelle commencait a deplier sa tente; assis sur une souche, Michel jouait avec la cordelette de fermeture de son sac a dos; il avait l'air completement absent. L’eau s'ecoule le long de la ligne de moindre pente. Determine dans son principe et presque dans chacun de ses actes, le comportement humain n'admet que des bifurcations peu nombreuses, et ces bifurcations sont elles-memes peu suivies. En 1950, Francesco di Meola avait eu un fils d'une actrice italienne - une actrice de second plan, qui ne devait jamais depasser les roles d'esclave egyptienne, parvenant - ce fut le sommet de sa carriere - a obtenir deux repliques dans Grace aux relations de son pere, David put enregistrer un premier 45 tours des l'age de dix-sept ans; ce fut un echec total. Il faut dire qu'il sortait la meme annee que Lorsque David rencontra Annabelle, il avait deja eu plus de cinq cents femmes; pourtant, il n'avait pas le souvenir d'une telle perfection plastique. Annabelle de son cote fut attiree par lui, comme l'avaient ete toutes les autres. Elle resista plusieurs jours, et ne ceda qu'une semaine apres leur arrivee. Ils etaient une trentaine a danser, cela se passait a l'arriere de la maison, la nuit etait etoilee et douce. Annabelle portait une jupe blanche et un tee-shirt court sur lequel etait dessine un soleil. David dansait tres pres d'elle, la faisait parfois tourner dans une passe de rock. Ils dansaient sans fatigue, depuis plus d'une heure, sur un rythme de tambourin tantot rapide, tantot lent. Bruno se tenait immobile contre un arbre, le c?ur serre, vigilant, en etat d'eveil. Tantot Michel apparaissait a la lisiere du cercle lumineux, tantot il disparaissait dans la nuit. Tout a coup il fut la, a cinq metres a peine. Bruno vit Annabelle quitter les danseurs pour venir se planter devant lui, il l'entendit nettement demander: «Tu ne danses pas?», son visage a ce moment etait tres triste. Michel eut pour decliner l'invitation un geste d'une incroyable lenteur, comme en aurait eu un animal prehistorique recemment rappele a la vie. Annabelle demeura immobile devant lui pendant cinq a dix secondes, puis se retourna et rejoignit le groupe. David la prit par la taille et l'attira fermement contre lui. Elle posa la main sur ses epaules. Bruno regarda a nouveau Michel; il eut l'impression qu'un sourire flottait sur son visage; il baissa les yeux. Quand il les releva, Michel avait disparu. Annabelle etait dans les bras de David; leurs levres etaient proches. Allonge sous sa tente, Michel attendit l'aurore. Vers la fin de la nuit eclata un orage tres violent, il fut surpris de constater qu'il avait un peu peur. Puis le ciel s’apaisa, il se mit a tomber une pluie reguliere et lente. Les gouttes frappaient la toile de tente avec un bruit mat, a quelques centimetres de son visage, mais il etait a l'abri de leur contact. Il eut soudain le pressentiment que sa vie entiere ressemblerait a ce moment. Il traverserait les emotions humaines, parfois il en serait tres proche; d'autres connaitraient le bonheur, ou le desespoir; rien de tout cela ne pourrait jamais exactement le concerner ni l'atteindre. A plusieurs reprises dans la soiree, Annabelle avait jete des regards dans sa direction tout en dansant. Il avait souhaite bouger, mais il n'avait pas pu; il avait eu la sensation tres nette de s'enfoncer dans une eau glacee. Tout, pourtant, etait excessivement calme. Il se sentait separe du monde par quelques centimetres de vide, formant autour de lui comme une carapace ou une armure. |
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