"Les particules elementaires" - читать интересную книгу автора (Houellebecq Michel)

13

Ce meme ete 1974, Annabelle se laissa embrasser par un garcon dans une discotheque de Saint-Palais. Elle venait de lire dans Stephanie un dossier sur l'amitie garcons-filles. Abordant la question de l'ami d'enfance, le magazine developpait une these particulierement repugnante: il etait extremement rare que l'ami d'enfance se transforme en petit ami; son destin naturel etait bien plutot de devenir un copain, un copain fidele; il pouvait meme souvent servir de confident et de soutien lors des troubles emotionnels provoques par les premiers flirts.

Dans les secondes qui suivirent ce premier baiser, et malgre les assertions du periodique, Annabelle se sentit atrocement triste. Quelque chose de douloureux et de nouveau emplissait rapidement sa poitrine. Elle sorts du Kathmandou, refusant que le garcon la suive. Ella tremblait legerement en detachant l'antivol de sa mobylette. Ce soir-la elle avait mis sa plus jolie robe. La maison de son frere n'etait qu'a un kilometre, il etait a peine plus de onze heures quand elle arriva, il y avait encore de la lumiere dans le salon; en apercevant la lumiere, elle se mit a pleurer. Ce fut en ces circonstances, une nuit de juillet 1974, qu'Annabelle acceda a la conscience douloureuse et definitive de son existence individuelle. D'abord revelee a l'animal sous la forme de la douleur physique, l'existence individuelle n'accede dans les societes humaines a la pleine conscience d'elle-meme que par l'intermediaire du mensonge, avec lequel elle peut en pratique se confondre. Jusqu'a l'age de seize ans, Annabelle n'avait pas eu de secrets pour ses parents; elle n'avait pas eu non plus - et cela avait ete, elle s'en rendait compte a present, quelque chose de rare et de precieux - de secrets pour Michel. En quelques heures cette nuit-la Annabelle prit conscience que la vie des hommes etait une succession ininterrompue de mensonges. Par la meme occasion, elle prit conscience de sa beaute.

L'existence individuelle, le sentiment de liberte qui en decoule constituent le fondement naturel de la democratie. En regime democratique, les relations entre individus sont classiquement reglees par la forme du contrat. Tout contrat outrepassant les droits naturels d'un des cocontractants, ou non assorti de clauses claires de revocation, est par le fait meme repute nul.

S'il evoquait volontiers et dans le detail son ete 1974, Bruno se montrait peu loquace sur l'annee scolaire qui s'ensuivit; elle ne lui laissait a vrai dire que le souvenir d'une gene grandissante. Un segment temporel indefini, mais d'une tonalite un peu glauque. Il voyait toujours aussi souvent Annabelle et Michel, en principe ils etaient tres proches; cependant ils allaient passer le bac, inevitablement la fin de l'annee scolaire allait les separer. Michel avait change: il ecoutait Jimi Hendrix et se roulait sur la moquette, c'etait tres intense; longtemps apres tous les autres, il commencait a donner des signes evidents d'adolescence. Annabelle et lui semblaient genes, ils se prenaient moins facilement la main. En bref, et comme Bruno le resuma une fois a l'intention de son psychiatre, «tout se barrait en couille».

Depuis son histoire avec Annick, qu'il avait tendance a enjoliver dans son souvenir (il avait d'ailleurs prudemment evite de la rappeler), Bruno se sentait un peu plus sur de lui. Cette premiere conquete n'avait pourtant nullement ete relayee par d'autres, et il se fit brutalement rembarrer lorsqu'il tenta d'embrasser Sylvie, une jolie brune tres minette qui etait dans la meme classe qu'Annabelle. Cependant une fille avait voulu de lui, il pouvait y en avoir d'autres; et il commenca a eprouver un vague sentiment de protection a l'egard de Michel. Apres tout c'etait son frere, et il etait son aine de deux ans. «Tu dois faire quelque chose avec Annabelle, repetait-il; elle n'attend que ca, elle est amoureuse de toi et c'est la plus belle fille du lycee.» Michel se tortillait sur sa chaise, repondait: «Oui.» Les semaines passaient. Il hesitait visiblement au bord de l'age adulte. Embrasser Annabelle aurait pourtant ete, pour eux deux, le seul moyen d'echapper a ce passage; mais il n’en avait pas conscience; il se laissait bercer par un fallacieux sentiment d'eternite. Au mois d'avril, il fit l’indignation de ses professeurs en negligeant de remplir un dossier d'inscription en classes preparatoires. Il etait pourtant evident qu'il avait, plus que tout autre, de tres bonnes chances d'integrer une grande ecole. Le bac etait dans un mois et demi, et il donnait de plus en plus l'impression de flotter. A travers les fenetres grillagees de la salle de cours il regardait les nuages, les arbres du preau, les autres eleves; plus aucun evenement humain ne semblait en mesure de le toucher vraiment.

Bruno, pour sa part, avait decide de s'inscrire en fac de lettres: il commencait a en avoir marre des developpements de Taylor - Maclaurin, et surtout en fac de lettres il y avait des filles, beaucoup de filles. Son pere ne souleva aucune objection. Comme tous les vieux libertins il devenait sentimental sur le tard, et se reprochait amerement d'avoir gache la vie de son fils par son egoisme; ce n'etait d'ailleurs pas entierement faux. Debut mai il se separa de Julie, sa derniere maitresse, une femme splendide pourtant; elle s'appelait Julie Lamour, mais son nom de scene etait Julia Love. Elle tournait dans les premiers pornos a la francaise, les films aujourd'hui oublies de Burd Tranbaree ou de Francis Leroi. Elle ressemblait un peu a Janine, mais en beaucoup plus con. «Je suis damne… Je suis damne…» se repeta le pere de Bruno lorsqu'il prit conscience de la ressemblance en retombant sur une photo de jeunesse de son ex-femme. Lors d'un diner chez Benazeraf sa maitresse avait rencontre Deleuze, et depuis elle se lancait regulierement dans des justifications intellectuelles du porno, ce n'etait plus supportable. En plus elle lui coutait cher, elle s'etait habituee sur les tournages aux Rolls de location, aux manteaux de fourrure, a toute cette quincaillerie erotique qui, l'age venant, lui devenait de plus en plus penible. Fin 74, il avait du vendre la maison de Sainte-Maxime. Quelques mois plus tard, il acheta un studio pour son fils pres des jardins de l'Observatoire: un tres beau studio, clair, calme, sans vis-a-vis. En le faisant visiter a Bruno il n'avait nullement l'impression de lui faire un cadeau exceptionnel, mais plutot d'essayer, dans la mesure du possible, de reparer; et de toute facon c'etait visiblement une bonne affaire. En balayant l'espace du regard, cependant, il s'anima un peu. «Tu pourras recevoir des filles!» lacha-t-il par inadvertance. En voyant le visage de son fils, il le regretta aussitot.

Michel s'inscrivit finalement a la fac d'Orsay, en section maths-physique; il avait surtout ete seduit par la proximite d'une cite universitaire: c'est comme ca qu'il raisonnait. Sans surprise, ils obtinrent tous deux leur bac. Annabelle les accompagnait le jour des resultats, son visage etait grave, en un an elle avait beaucoup muri. Legerement amincie, avec un sourire plus interieur, elle etait malheureusement encore plus belle. Bruno decida de prendre une initiative: il n'y avait plus de maison de vacances a Sainte-Maxime, mais il pouvait aller dans la propriete de di Meola, comme le lui avait propose sa mere; il proposa aux deux autres de l'accompagner. Ils partirent un mois plus tard, a la fin du mois de juillet.