"Les particules elementaires" - читать интересную книгу автора (Houellebecq Michel)

2 Treize heures de vol

Tres vite, le Lieu du Changement se trouva confronte a un probleme de vieillissement. Les ideaux fondateurs de sa demarche paraissaient dates aux jeunes gens des annees quatre-vingt. Mis a part les ateliers de theatre spontane et de massage californien, le Lieu etait au fond surtout un camping; du point de vue confort de 1'hebergement ou qualite de la restauration, il ne pouvait rivaliser avec les centres de vacances institutionnels. En outre, une certaine culture anarchiste propre a 1'endroit rendait difficile un controle precis des acces et des paiements; l'equilibre financier, precaire des le debut, devint donc de plus en plus difficile a trouver.

Une premiere mesure, adoptee a l'unanimite par fondateurs, consista a etablir des tarifs nettement preferentiels pour les jeunes; elle s'avera insuffisante. C'est au debut de l'exercice 1984, au cours de l'assemblee generale annuelle, que Frederic Le Dantec proposa la mutation qui devait assurer la prosperite de l'endroit. L'entreprise - telle etait son analyse - etait le nouvel espace d'aventure des annees quatre-vingt. Tous, ils avaient acquis une experience precieuse dans les techniques et therapies issues de la psychologie humaniste (gestalt, rebirth, do in, marche sur les braises, analyse transactionnelle, meditation zen, PNL…) Pourquoi pas reinvestir ces competences dans l'elaboration d'un programme de stages residentiels a destination des entreprises? Apres un debat houleux, le projet fut adopte. C'est alors qu'on entreprit la construction de pyramide, ainsi que d'une cinquantaine de bungalow au confort limite mais acceptable, destines a recevoir les stagiaires. Dans le meme temps, un mailing intensifmais cible fut adresse aux directeurs des ressources humaines de differentes grandes firmes. Certains fondateurs, aux options politiques marquees tres a gauche, vecurent mal cette transition. Une breve lutte de pouvoir interne eut lieu, et l'association loi 1901 qui gerait l'endroit fut dissoute pour etre remplacee par une SARL dont Frederic Le Dantec etait le principal actionnaire. Apres tout ses parents etaient proprietaires du terrain, et le Credit mutuel du Maine-et-Loire semblait dispose a soutenir le projet.

Cinq ans plus tard, le Lieu avait reussi a se constituer un joli catalogue de references (BNP, IBM, ministere du Budget, RATP, Bouygues…) Des stages inter ou intra-entreprises etaient organises tout au long de l'annee, et l'activite «lieu de vacances», conservee surtout par nostalgie, ne representait plus que 5 % du chiffre d'affaires annuel.

Bruno se reveilla avec un fort mal de crane et sans illusions excessives. Il avait entendu parler de l'endroit par une secretaire qui revenait d'un stage «Developpement personnel - pensee positive» a cinq mille francs la journee. Il avait demande la brochure pour les vacances d'ete: sympa, associatif, libertaire, il voyait le genre. Cependant, une note statistique en bas de page avait retenu son attention: l'ete dernier, en juillet-aout, le Lieu avait recu 63 % de femmes. Pratiquement deux femmes pour un mec; c'etait un ratio exceptionnel. Il avait tout de suite decide de mettre une semaine en juillet, pour voir; d'autant qu'en choisissant l'option camping c'etait moins cher que le Club Med, ou meme l’UCPA. Evidemment, il devinait le genre de femmes: d’ex-gauchistes flippees, probablement seropositives. Mais bon, deux femmes pour un mec, il avait sa chance; en se demerdant bien, il pourrait meme en tirer deux.

Sexuellement, son annee avait bien demarre. L'arrivee des filles des pays de l'Est avait fait chuter les prix, on trouvait maintenant sans probleme une relaxation personnalisee a 200 francs, contre 400 quelques mois plus tot. Malheureusement en avril il avait eu de grosses reparations sur sa voiture, et en plus il etait en tort. La banque avait commence a le serrer, il avait du restreindre.

Il se souleva sur un coude et se servit un premier whisky. Le Swing Magazine etait toujours ouvert a la meme page; un type qui avait garde ses socquettes tendait son sexe vers l'objectif avec un effort visible; il s'appelait Herve.

Pas mon truc, se repeta Bruno, pas mon truc. Il enfila un calecon avant de se diriger vers le bloc de sanitaires. Apres tout, se disait-il avec espoir, la squaw d'hier, parexemple, etait relativement baisable. Des gros seins un peu flasques, c'etait meme l'ideal pour une bonne branlette espagnole; et ca faisait trois ans qu'il n'en avait pas eu. Pourtant, il etait friand de branlettes espagnoles; mais les putes, en general, n'aiment pas ca. Est-ce que ca les enerve de recevoir le sperme sur le visage? Est-ce que ca demande plus de temps et d'investissement personnel que la pipe? Toujours est-il que la prestation apparaissait atypique; la branletle espagnole n'etait en general pas facturee, et donc pas prevue, et donc difficile a obtenir. Pour les filles, c'etait plutot un truc prive. Seulement le prive, voila. Plus d'une fois Bruno, en quete en realite d'une branlette espagnole, avait du se rabattre sur une branlette simple, voire une pipe. Parfois reussie, d'ailleurs; il n'empeche, l'offre etait structurellement insuffisante en matiere de branlettes espagnoles, voila ce que pensait Bruno.

A ce point de ses reflexions, il parvint a l'espace corps n° 8. Plus ou moins resigne a l'idee de croiser des vieilles peaux, il eut un choc atroce en decouvrant les adolescentes. Elles etaient quatre, entre quinze et dix-septans, pres des douches, juste en face de la rangee delavabos. Deux d'entre elles attendaient en slip de bain, les deux autres s'ebattaient comme des ablettes, bavardaient, se lancaient de l'eau, poussaient des petits cris: elles etaient entierement nues. Le spectacle etait d'une grace et d'un erotisme sans nom; il n'avait pas merite cela. II bandait dans son calecon; il sortit son sexe d'une main et se colla contre le support du lavabo, essayant de passer ses batonnets dentaires. Il se piqua une gencive, ressortit un batonnet sanglant de sa bouche. Le bout de son sexe etait chaud, gonfle, parcouru de fourmillements effroyables; une goutte commencait a se former.

Une des filles, une brune gracile, sortit de l'eau et attrapa une serviette-eponge; elle tapota ses jeunes seins avec satisfaction. Une petite rousse fit glisser son slip et la remplaca sous la douche; les poils de sa chatte etaient d'un blond dore. Bruno poussa un gemissement leger, fut parcouru d'un vertige. Mentalement, il se voyait bouger. Il avait le droit d'enlever son calecon, d'aller attendre pres des douches. Il avait le droit d'attendre pour prendre une douche. Il se voyait bandant devant elles; il s'imaginait prononcant une phrase du style: «L'eau est chaude?» Les deux douches etaient separees par un espace de cinquante centimetres; s'il prenait une douche pres de la petite rousse, peut-etre est-ce qu'accidentellement elle lui frolerait la bite. A cette pensee, il fut pris d'un vertige plus prononce; il se cramponna a la faience du lavabo. Au meme instant, deux adolescents deboulerent sur la droite en poussant des rires excessivement bruyants; ils etaient vetus de shorts noirs stries de bandes fluo. Bruno debanda aussitot, rangea son sexe dans son calecon et se concentra sur ses soins dentaires.

Plus tard, encore sous le choc de la rencontre, il descendit vers les tables du petit dejeuner. Il s'installa a l’ecart et n'engagea la conversation avec personne; en mastiquant ses cereales vitaminees il songeait au vampirisme de la quete sexuelle, a son aspect faustien. C'est tout a fait faussement, pensait par exemple Bruno, qu’on parle d'homosexuels. Lui-meme n'avait jamais, ou pratiquement jamais, rencontre d'homosexuels; par contre, il connaissait de nombreux pederastes. Certains pederastes - heureusement peu nombreux - preferent les petits garcons; ceux-la finissent en prison, avec des peines de surete incompressibles, et on n'en parle plus. La plupart des pederastes, cependant, preferent les jeunes gens entre quinze et vingt-cinq ans; au-dela il n'y a plus, pour eux, que de vieux culs flapis. Observez deux vieilles pedales entre elles, aimait a dire Bruno, observez-les avec attention: parfois il y a une sympathie, voire une affection mutuelle; mais est-ce qu'elles se desirent? en aucun cas. Des qu'un petit cul rond de quinze - vingt-cinq ans vient a passer, elles se dechirent comme deux vieilles pantheres sur le retour, elles se dechirent pour posseder ce petit cul rond; voila ce que pensait Bruno.

Comme en bien d'autres cas, les pretendus homosexuels avaient joue un role de modele pour le reste de la societe, pensait encore Bruno. Lui-meme, par exemple, avait quarante-deux ans; desirait-il pour autant les femmes de son age? En aucune facon. Par contre, pour une petite chatte enrobee dans une minijupe, il se sentait encore pret a aller jusqu'au bout du monde. Enfin, du moins jusqu'a Bangkok. Treize heures de vol tout de meme.