"Les particules elementaires" - читать интересную книгу автора (Houellebecq Michel)
3
Le desir sexuel se porte essentiellement sur les corps jeunes, et l'investissement progressif du champ de laseduction par les tres jeunes filles ne fut au fond qu'un retour a la normale, un retour a la verite du desir analogue a ce retour a la verite des prix qui suit une surchauffe boursiere anormale. Il n'empeche que lesfemmes qui avaient eu vingt ans aux alentours des «annees 1968» se trouverent, la quarantaine venue, dans une facheuse situation. Generalement divorcees, elles ne pouvaient guere compter sur cette conjugalite - chaleureuse ou abjecte - dont elles avaient tout fait pour accelerer la disparition. Faisant partie d'une generation qui - la premiere a un tel degre - avait proclame la superiorite de la jeunesse sur l'age mur, elles ne pouvaient guere s'etonner d'etre a leur tour meprisees par la generation appelee a les remplacer. Enfin, le culte du corps qu'elles avaient puissamment contribue a constituer ne pouvait, a mesure de l'affaissement de leurs chairs, que les amener a eprouver pour elles-memes un degout de plus en plus vif - degout d'ailleurs analogue a celui qu'elles pouvaient lire dans le regard d'autrui.
Les hommes de leur age se trouvaient grosso modo dans la meme situation; mais cette communaute de destin ne devait engendrer nulle solidarite entre ces etres: la quarantaine venue, les hommes continuerent dans leur ensemble a rechercher des femmes jeunes - et parfois avec un certain succes, du moins pour ceux qui, se glissant avec habilete dans le jeu social, etaient parvenus a une certaine position intellectuelle, financiere ou mediatique; pour les femmes, dans la quasi-totalite des cas, les annees de la maturite furent celles de l'echec, de la masturbation et de la honte.
Lieu privilegie de liberte sexuelle et d'expression du desir, le Lieu du Changement devait naturellement, plus que tout autre, devenir un lieu de depression et d’amertume. Adieu les membres humains s'entrelacant dans la clairiere, sous la pleine lune! Adieu les celebrations quasi dionysiaques des corps recouverts d'huile, sous le soleil de midi! Ainsi radotaient les quadragenaires, observant leurs bites flapies et leurs bourrelets adipeux.
C'est en 1987 que les premiers ateliers d'inspiration semi-religieuse firent leur apparition au Lieu. Naturellement, le christianisme restait exclu; mais une mystique exotique suffisamment floue pouvait - pour ces etres d'esprit au fond assez faible - s'harmoniser avec le culte du corps qu'ils continuaient contre toute raison a proner. Les ateliers de massage sensitif ou de liberation de l'orgone, bien entendu, persisterent; mais on eut le spectacle d'un interet de plus en plus vif pour l'astrologie, le tarot egyptien, la meditation sur les chakras, les energies subtiles. Des «rencontres avec l'Ange» eurent lieu; on apprit a ressentir la vibration des cristaux. Le chamanisme siberien fit une entree remarquee en 1991, ou le sejour initiatique prolonge dans une sweat lodge alimentee par les braises sacrees eut pour resultat la mort d'un des participants par arret cardiaque. Le tantra - qui unissait frottage sexuel, spiritualite diffuse et egoisme profond - connut un succes particulierement vif. En quelques annees le Lieu - comme tant d'autres lieux en France ou en Europe occidentale - devint en somme un centre New Age relativement couru, tout en conservant un cachet hedoniste et libertaire plutot «annees soixante-dix» qui assurait sa singularite sur le marche.
Apres le petit dejeuner Bruno retourna a sa tente, hesita a se masturber (le souvenir des adolescentes restait vif), finalement s'abstint. Ces affolantes jeunes filles devaient constituer le fruit des soixante-huitardes qu'on croisait, en rangs plus serres, dans le perimetre du camping. Certaines de ces vieilles putes avaient donc, malgre tout, reussi a se reproduire. Le fait plongea Bruno dans des meditations floues, mais deplaisantes. Il ouvrit brutalement la fermeture eclair de sa tente-igloo; le ciel etait bleu. De petits nuages flottaient, comme des eclaboussures de sperme, entre les pins; la journee serait radieuse. Il consulta le programme de sa semaine: il avait pris l'option numero 1, Creativite et relaxation. Pour la matinee il avait le choix entre trois ateliers: mime et psychodrame, aquarelle, ecriture douce. Psychodrame non merci, il avait deja donne, un week-ent dans un chateau pres de Chantilly: des assistantes en sociologie quinquagenaires se roulaient sur des tapis de gym en reclamant des nounours a leur papa; il valait mieux eviter ca. L'aquarelle etait tentante, mais devait se derouler en exterieur: s'accroupir dans les aiguilles de pin, avec les insectes et tous les problemes, pour produire des croutes, etait-ce la chose a faire?
L'animatrice de l'atelier d'ecriture avait de longs cheveux noirs, une grande bouche soulignee de carmin (de ce type qu'on appelle communement «bouche a pipes»); elle portait une tunique et un pantalon fuseau noirs. Belle femme, de la classe. Une vieille pute quand meme, songea Bruno en s'accroupissant, un peu n'importe ou, dans le vague cercle delimite par les participants. A sa droite une grosse femme aux cheveux gris, aux lunettes epaisses, au teint atrocement terreux, soufflait avec bruit. Elle puait le vin; il n'etait pourtant que dix heures et demie.
«Pour saluer notre presence commune, demarra l'animatrice, pour saluer la Terre et les cinq directions, nous allons commencer l'atelier par un mouvement de hatha-yoga qu'on appelle la salutation au soleil.» Suivit la description d'une posture incomprehensible; la pocharde a ses cotes emit un premier rot. «Tu es fatiguee, Jacqueline… commenta la yogini; ne fais pas l'exercice, si tu ne le sens pas. Allonge-toi, le groupe va te rejoindre un peu plus tard.»
En effet il fallut s'allonger, pendant que l'institutrice karniique debitait un discours lenifiant et creux, facon Contrexeville: «Vous entrez dans une eau merveilleuse et pure. Cette eau baigne vos membres, votre ventre. Vous remerciez votre mere la Terre. Vous vous collez avec confiance contre votre mere la Terre. Sentez votre desir. Vous vous remerciez vous-meme de vous etre donne ce desir», etc. Allonge sur le tatami crasseux, Bruno sentait ses dents vibrer d'agacement; la pocharde a ses cotes rotait avec regularite. Entre deux rots elle expirait avec de grands «Haaah!…» censes materialiser son etat de decontraction. La pouffiasse karmique continuait son sketch, evoquant les forces telluriques qui irradient le ventre et le sexe. Apres avoir parcouru les quatre elements, satisfaite de sa prestation, elle conclut par ces phrases: «Maintenant, voya avez franchi la barriere du mental rationnel; vous avez etabli le contact avec vos plans profonds. Je vous demande de vous ouvrir sur l'espace illimite de la creation. - Poil au fion!» songea rageusement Bruno en se relevant a grand-peine. La sequence d'ecriture eut lieu, suivie d'une presentation generale et d'une lecture des textes. Il y avait une seule nana potable dans cet atelier: une petite rousse en jean et tee-shirt, pas mal roulee, repondant au prenom d'Emma et auteur d'un poeme parfaitement niais ou il etait question de moutons lunaires. En general tous suintaient de gratitude et de la joie du contact retrouve, notre mere la Terre et notre pere le Soleil, bref. Le tour de Bruno vint. D'une voix morne, il lut son court texte:
Les taxis, c'est bien des pedes
Ils s'arretent pas, on peut crever.
«C'est ce que tu ressens… fit la yogini. C'est ce que tu ressens, parce que tu n'as pas depasse tes mauvaises energies. Je te sens charge de plans profonds. Nous pouvons t'aider, ici et maintenant. Nous allons nous lever et nous recentrer sur le groupe.»
Ils se remirent sur leurs pieds, formerent un cercle en se prenant par la main. A contrec?ur Bruno attrapa la main de la pocharde sur sa droite, sur sa gauche celle d'un degoutant vieux barbu qui ressemblait a Cavanna. Concentree, calme cependant, l'institutrice yogique poussa un «om!» prolonge. Et c'etait reparti, tous se mirent a pousser des «om!» comme s'ils n'avaient fait que ca toute leur vie. Courageusement, Bruno tentait de s'integrer au rythme sonore de la demonstration lorsqu'il se sentit soudain desequilibre sur la droite. La pocharde, hypnotisee, etait en train de s'effondrer comme une masse. Il lacha sa main, ne put cependant eviter la chute et se retrouva a genoux devant la vieille garce, etalee sur le dos, qui gigotait sur le tatami. La yogini s'interrompit un instant pour constater avec calme: «Oui, Jacqueline, tu as raison de t'allonger si tu le sens.» Ces deux-la avaient l'air de bien se connaitre.
La seconde sequence d'ecriture se deroula un peu mieux; inspire par une vision fugitive de la matinee, Bruno parvint a produire le poeme suivant:
Je bronze ma queue
(Poil a la queue!)
A la piscine
(Poil a la pine!)
Je retrouve Dieu
Au solarium,
II a de beaux yeux,
II mange des pommes.
Ou il habite?
(Poil a la bite!)
Au paradis
(Poil au zizi!)
«II y a beaucoup d'humour… commenta la yogini avec une legere reprobation. - Une mystique… hasarda la roteuse. Plutot une mystique en creux…» Qu'allait-il devenir? Jusqu'a quand est-ce qu'il allait supporter ca? Est-ce que ca en valait la peine? Bruno s'interrogeait rellement. L'atelier termine il se precipita vers sa tente sans meme tenter d'engager la conversation avec la petite rousse; il avait besoin d'un whisky avant le dejeuner. Arrivant a proximite de son emplacement il tomba sur une des adolescentes qu'il avait matees a la douche; d'un geste gracieux, qui faisait remonter ses seins, elle decrochait les petites culottes en dentelle qu'elle avait mises a secher la veille. Il se sentait pret a exploser dans l'atmosphere et a se repandre en filaments graisseux sur le camping. Qu'est-ce qui avait change, exactement, depuis sa propre adolescence? Il avait les memes desirs, avec la conscience qu'il ne pourrait probablement pas les satisfaire. Dans un monde qui ne respecte que la jeunesse, les etres sont peu a peu devores. Pour le dejeuner, il repera une catholique. Ce n'etait pas difficile, elle portait une grande croix en fer autour du cou; en outre elle avait ces paupieres gonflees par en dessous, donnant de la profondeur au regard, qui signalent souvent la catholique, voire la mystique (parfois aussi, il est vrai, l'alcoolique). Longs cheveux noirs, peau tres blanche, un peu maigre mais pas mal. En face d'elle etait assise une fille aux cheveux blond-roux, genre suisse-californienne: au moins un metre quatre-vingts, corps parfait, impression de sante effroyable. C'etait la responsable de l'atelier tantra. En realite elle etait nee a Creteil et s'appelait Brigitte Martin. En Californie, elle s'etait fait refaire les seins et initier aux mystiques orientales; elle avait en outre change de prenom. De retour a Creteil elle animait pendant l'annee un atelier tantra aux Flanades sous le nom de Shanti Martin; la catholique semblait l'admirer enormement. Au debut Bruno put prendre part a la conversation, qui roulait sur la dietetique naturelle - il s'etait documente sur les germes de ble. Mais tres vite on bascula vers des sujets religieux, et la il ne pouvait plus suivre. Pouvait-on assimiler Jesus a Krishna, ou sinon a quoi? Fallait-il preferer Rintintin a Rusty? Quoique catholique, la catholique n'aimait pas le pape; avec son mental moyenageux, Jean-Paul II freinait l'evolution spirituelle de l'Occident, telle etait sa these. «C'est vrai, acquiesca Bruno, c'est un gogol.» L'expression, peuconnue, lui valut un surcroit d'interet des deux autres. «Et le dalai-lama sait faire bouger ses oreilles…» conclut-il tristement en finissant son steak de soja.
Avec entrain, la catholique se leva sans prendre de cafe. Elle ne voulait pas etre en retard a son atelier de developpement personnel, Les regles du oui-oui. «Ah oui, le oui-oui c'est super!» entonna la Suissesse avec chaleur en se levant a son tour. «Merci pour cet echange…» fit la catholique en tournant la tete de son cote avec un joli sourire. Allons, il ne s'en etait pas trop mal tire. «Parler avec ces petasses, songeait Bruno en retraversant le camping, c'est comme pisser dans un urinoir rempli de megots; ou encore c'est comme chier dans une chiotte remplie de serviettes hygieniques: les choses ne rentrent pas, et elles se mettent a puer.» L'espace separe les peaux. La parole traverse elastiquement l'espace, l'espace entre les peaux. Non percus, depourvus d'echo, comme betement suspendus dans l'atmosphere, ses mots se mettaient a pourrir et a puer, c'etait une chose indiscutable. Mise en relation, la parole peut egalement separer.
A la piscine, il s'installa sur un transat. Les adolescentes se tremoussaient betement dans le but de se faire jeter a l'eau par les garcons. Le soleil etait a son zenith; des corps luisants et nus se croisaient autour de la surface bleue. Sans en tenir compte, Bruno se plongea dans Les Six Compagnons et l'Homme au gant, probablement le chef-d'?uvre de Paul-Jacques Bonzon, recemment reedite en Bibliotheque verte. Sous le soleil a peine tolerable, il etait agreable de se retrouver dans les brumes lyonnaises, dans la presence rassurante du brave chien Kapi.
Le programme de l'apres-midi lui laissait le choix entre sensitive gestaltmassage, liberation de la voix et rebirth en eau chaude. A priori, le massage avait l'air le plus hot. Il eut un apercu de la liberation de la voix en remontant vers l'atelier de massage: ils etaient une dizaine, tres excites, qui sautaient partout sous la conduite de la tantriste en glapissant comme des dindons effares.
Au sommet de la colline, les tables a treteaux, recouvertes de draps de bain, formaient un large cercle. Les participants etaient nus. Au centre du cercle, l'animateur de l'atelier, un petit brun qui louchait legerement, entama un bref historique du sensitive gestaltmassage; ne des travaux de Fritz Peris sur le gestaltmassage ou «massage californien», il avait progressivement integre certains acquis du sensitif jusqu'a devenir - c'etait du moins son avis - la methode de massage la plus complete. Il savait que certains au Lieu ne partageaient pas ce point de vue, mais il ne souhaitait pas entrer dans la polemique. Quoi qu'il en soit - et il conclurait la-dessus - il y avait massage et massage; on pouvait meme dire, a la limite, qu'il n'y avait pas deux massages identiques. Ces preambules poses, il entama la demonstration, faisant s'allonger une des participantes. «Sentir les tensions de sa partenaire…» fit-il observer en lui caressant les epaules; sa bite se balancait a quelques centimetres des longs cheveux blonds de la fille. «Unifier, toujours unifier…» poursuivit-il en versant de l'huile sur ses seins. «Respecter l'integrite du schema corporel…»: ses mains descendaient sur le ventre, la fille avait ferme les yeux et ecartait les cuisses avec un plaisir visible.
«Voila, conclut-il, vous allez maintenant travailler a deux. Circulez, rencontrez-vous dans l'espace; prenez le temps de vous rencontrer.» Hypnotise par la scene precedente Bruno reagit avec retard, alors que c'est la que tout se jouait. Il s'agissait de s'approcher tranquillement de la partenaire convoitee, de s'arreter devant elle en souriant et de lui demander avec calme: «Tu veux travailler avec moi?» Les autres avaient l'air de connaitre la musique, et en trente secondes tout etait emballe. Bruno jeta un regard affole autour de lui et se retrouva face a un homme, un petit brun rable, velu, au sexe epais. Il ne s'en etait pas rendu compte, niais il n'y avait que cinq filles pour sept mecs.
Dieu merci, l'autre n'avait pas l'air pede. Visiblement furieux il s'allongea sur le ventre sans un mot, posa la tete sur ses bras croises et attendit. «Sentir les tensions… respecter l'integrite du schema corporel…» Bruno rajoutait de l'huile sans parvenir a depasser les genoux; le type etait immobile comme une buche. Meme ses fesses etaient velues. L'huile commencait a degoutter sur le drap de bain, ses mollets devaient etre completement imbibes. Bruno redressa la tete. A proximite immediate, deux hommes etaient allonges sur le dos. Son voisin de gauche se faisait masser les pectoraux, les seins de la fille bougeaient doucement; il avait le nez a hauteur de sa chatte. Le radio-cassettes de l'animateur emettait de larges nappes de synthetiseur dans l'atmosphere; le ciel etait d'un bleu absolu. Autour de lui, les bites luisantes d'huile de massage se dressaient lentement dans la lumiere. Tout cela etait atrocement reel. Il ne pouvait pas continuer. A l'autre extremite du cercle, l'animateur prodiguait des conseils a un couple. Bruno ramassa rapidement son sac a dos et descendit en direction de la piscine. Autour du bassin, c'etait l'heure de pointe. Allongees sur la pelouse, des femmes nues bavardaient, lisaient ou prenaient simplement le soleil. Ou allait-il se mettre? Sa serviette a la main, il entama un parcours erratique en travers de la pelouse; il titubait, en quelque sorte, entre les vagins. Il commencait a se dire qu'il lui fallait se decider quand il apercut la catholique en conversation avec un petit brun trapu, vif, aux cheveux noirs et boucles, aux yeux rieurs. II lui fit un vague signe de reconnaissance - qu'elle ne vit pas - et s'affala a proximite. Un type hela le petit brun au passage: «Salut, Karim!» II agita la main en reponse sans interrompre son discours. Elle ecoutait en silence, allongee sur le dos. Entre ses cuisses maigres elle avait une tres jolie motte, bien bombee, aux poils delicieusement boucles et noirs. Tout en lui parlant, Karim se massait doucement les couilles. Bruno posa la tete sur le sol et se concentra sur les poils pubiens de la catholique, un metre devant lui: c'etait un monde de douceur, il s'endormit comme une masse.
Le 14 decembre 1967, l 'Assemblee nationale adopta en premiere lecture la loi Neuwirth sur la legalisation de la contraception; quoique non encore remboursee par la Securite sociale, la pilule etait desormais en vente libre dans les pharmacies. C'est a partir de ce moment que de larges couches de la population eurent acces a la liberation sexuelle, auparavant reservee aux cadres superieurs, professions liberales et artistes - ainsi qu'a certains patrons de PME. Il est piquant de constater que cette liberation sexuelle a parfois ete presentee sous la forme d'un reve communautaire, alors qu'il s'agissait en realite d'un nouveau palier dans la montee historique de l'individualisme. Comme l'indique le beau mot de «menage», le couple et la famille representaient le dernier ilot de communisme primitif au sein de la societe liberale. La liberation sexuelle eut pour effet la destruction de ces communautes intermediaires, les dernieres a separer l'individu du marche. Ce processus de destruction se poursuit de nos jours.
Apres le repas, le comite de pilotage du Lieu du Changement organisait le plus souvent des soirees dansantes. A priori surprenant dans un lieu aussi ouvert aux nouvelles spiritualites, ce choix confirmait a l'evidence le caractere indepassable de la soiree dansante comme mode de rencontre sexuelle en societe non communiste. Les societes primitives, faisait remarquer Frederic Le Dantec, axaient elles aussi leurs fetes sur la danse, voire la transe. Une sono et un bar etaient doncinstalles sur la pelouse centrale; et les gens gigotaient jusqu'a une heure avancee, sous la lune. Pour Bruno, c'etait une deuxieme chance. A vrai dire, les adolescentes presentes sur le camping frequentaient peu ces soirees. Elles preferaient sortir dans les discotheques de la region (le Bilboquet, le Dynasty, le 2001, eventuellement le Pirates), qui offraient des soirees thematiques mousse, strip-tease masculin ou stars du X. Seuls demeuraient au Lieu deux ou trois garcons au temperament reveur et au sexe petit. Ils se contentaient d'ailleurs de rester sous leur tente en grattouillant mollement une guitare desaccordee, tandis que les autres les tenaient dans un objectif mepris. Bruno se sentait proche de ces jeunes; mais quoi qu'il en soit, faute d'adolescentes de toute facon presque impossibles a capturer, il aurait bien, pour reprendre les termes d'un lecteur de Newlook rencontre a la cafeteria Angers-Nord, «plante son dard dans un bout de gras quelconque». C'est fort de cette esperance qu'il descendit a vingt-trois heures, vetu d'un pantalon blanc et d'un polo marine, vers le centre generateur du bruit.
Jetant un regard semi-circulaire sur la foule des danseurs, il apercut d'abord Karim. Delaissant la catholique, celui-ci concentrait ses efforts sur une ravissante rosicrucienne. Elle et son mari etaient arrives dans l'apres-midi: grands, serieux et minces, ils semblaient etre d'origine alsacienne. Ils s'etaient installes sous une tente immense et complexe, toute en auvents et en decrochages, que le mari avait mis quatre heures a monter. En debut de soiree, il avait entrepris Bruno sur les beautes cachees de la Rose-Croix. Son regard brillait derriere ses petites lunettes rondes; il avait tout du fanatique. Bruno avait ecoute sans ecouter. Selon les dires de l'individu, le mouvement etait ne en Allemagne; il s'inspirait bien entendu de certains travaux alchimiques, mais il fallait egalement le mettre en relation avec la mystique rhenane. Des trucs de pedes et de nazis, vraisemblablement. «Fourre-toi ta croix dans le cul, mon bonhomme…» songea reveusement Bruno en observant du coin de l'?il la croupe de sa tres jolie femme agenouillee devant le Butagaz. «Et rajoute la rose par-dessus…» conclut-il mentalement lorsqu'elle se redressa, les seins a l'air, pour ordonner a son de venir changer l'enfant.
Toujours est-il qu'a l'heure actuelle elle dansait avec Karim. Ils formaient un couple bizarre, lui quinze centimetres de moins qu'elle, enveloppe et malin, face a cette grande gousse germanique. Il souriait et parlait sans discontinuer tout en dansant, quitte a perdre de vue son objectif de drague initial; il n'empeche que les choses semblaient avancer: elle souriait aussi, le regardait avec une curiosite presque fascinee, une fois meme elle rit aux eclats. A l'autre extremite de la pelouse, son mari expliquait a un nouvel adepte potentiel les origines du mouvement, en 1530 dans un land de Basse-Saxe. A intervalles reguliers son fils de trois ans, un insupportable morveux blond, hurlait qu'on l'emmene se coucher. Bref, la encore, on assistait a un authentique moment de vie reelle. Pres de Bruno deux individus maigrelets, d'apparence ecclesiastique, commentaient les performances du dragueur. «II est chaleureux, tu comprends… dit l'un. Sur le papier il peut pas se la payer, il est moins beau, il a du ventre, il est meme plus petit qu'elle. Mais il est chaleureux, le salaud, c'est comme ca qu'il fait la difference.» L'autre acquiescait d'un air morne, egrenant entre ses doigts un chapelet imaginaire. En terminant sa vodka orange, Bruno se rendit compte que Karim avait reussi a entrainer la rosicrucienne sur une pente herbeuse. Une main passee autour de son cou, sans cesser de parler, il glissait doucement l'autre main sous sa jupe. «Elle ecarte quand meme les cuisses, la petasse nazie…» songea-t-il en s'eloignant des danseurs. Juste avant de sortir du cercle lumineux, il eut la vision fugitive de la catholique en train de se faire peloter les fesses par une sorte de moniteur de ski. Il lui restait des raviolis en boite sous sa tente.
Avant de rentrer, par un reflexe de pur desespoir, il interrogea son repondeur. Il y avait un message. «Tu dois etre parti en vacances… enoncait la voix calme de Michel. Appelle-moi a ton retour. Je suis en vacances aussi, et pour longtemps.»