"Les particules elementaires" - читать интересную книгу автора (Houellebecq Michel)5Beaucoup des estivants qui frequentaient le Lieu du Changement avaient, comme Bruno, la quarantaine; beaucoup travaillaient, comme lui, dans le secteur social ou educatif, et se trouvaient proteges de la pauvrete par un statut de fonctionnaire. Pratiquement tous auraient pu se situer Le meme soir, peu avant le repas, un type appelePierre-Louis lui adressa la parole. Il se presenta comme un professeur de mathematiques; en effet, c'etait bien le genre. Bruno l'avait apercu deux jours auparavant au cours de la soiree creativite; il s'etait lance dans un sketch sur une demonstration arithmetique qui tournait en rond, le genre comique de l'absurde, pas drole du tout. Il ecrivait a toute vitesse sur un tableau en Velleda blanc, marquant parfois des arrets brusques; son grand crane chauve etait alors tout plisse par la meditation, ses sourcils ecarquilles par une mimique qui se voulait amusante; le marqueur a la main il restait immobile quelques secondes, puis recommencait a ecrire et a begayer de plus belle. A l'issue du sketch cinq ou six personnes applaudirent, plutot par compassion. Il rougit violemment; c'etait fini. Dans les jours qui suivirent, Bruno eut plusieurs fois l'occasion de l'eviter. Generalement, il portait un bob. Il etait plutot maigre et tres grand, au moins un metre quatre-vingt-dix; mais il avait un peu de ventre, et c'etait un spectacle curieux, son petit ventre, quand il avancait sur le plongeoir. Il pouvait avoir quarante-cinq ans. Ce soir-la, une fois encore, Bruno s'eclipsa rapidement, profitant de ce que le grand dadais se lancait avec les autres dans une improvisation de danses africaines, et gravit la pente en direction du restaurant convivial. Il y avait une place libre a cote de l'ex-feministe, assise en face d'une cons?ur symboliste. Il avait a peine attaque son ragout de tofu quand Pierre-Louis apparut a l'extremite de la rangee de tables; son visage brilla de joie en apercevant une place libre en face de Bruno. Il commenca a parler avant que Bruno en prenne reellement conscience; il est vrai qu'il begayait pas mal, et les deux petasses a cote poussaient des gloussements vraiment stridents. Et la reincarnation d'Osiris, et les marionnettes egyptiennes… elles ne leur pretaient absolument aucune attention. A un moment donne, Bruno prit conscience que l'autre clown lui parlait de ses activites professionnelles. «Oh, pas grand-chose…» fit-il vaguement; il avait envie de parler de tout, sauf de l’Education nationale. Ce repas commencait a lui porter sur les nerfs, il se leva pour aller fumer une cigarette. Malheureusement, au meme instant, les deux symbolistes quitterent la table avec de grands mouvements de fesses, sans meme leur jeter un regard; c'est probablement ca qui declencha l'incident. Bruno etait a peu pres a dix metres de la table quand il percut un violent sifflement ou plutot une stridulation, quelque chose de suraigu, vraiment inhumain. Il se retourna: Pierre-Louis etait ecarlate, il serrait les poings. D'un seul coup il sauta sur la table, sans prendre d'elan, a pieds joints. Il reprit sa respiration; le sifflement qui s'echappait de sa poitrine s'interrompit. Puis il se mit a marcher de long en large sur la table en se martelant le crane a grands coups de poing; les assiettes et les verres valsaient autour de lui; il donnait des coups de pied dans tous les sens en repetant d'une voix forte: «Vous ne pouvez pas! Vous ne pouvez pas me traiter comme ca!…» Pour une fois, il ne begayait pas. Il fallut cinq personnes pour le maitriser. Le soir meme, il etait admis a l'hopital psychiatrique d'Angouleme. Bruno se reveilla en sursaut vers trois heures, sortit de sa tente; il etait en sueur. Le camping etait calme, c'etait la pleine lune; on entendait le chant monotone des rainettes. Au bord de l'etang, il attendit l'heure du petit dejeuner. Juste avant l'aube, il eut un peu froid. Les ateliers du matin commencaient a dix heures. Vers dix heures un quart, il se dirigea vers la pyramide. Il hesita devant la porte de l'atelier d'ecriture; puis il descendit un etage. Pendant une vingtaine de secondes il dechiffra le programme de l'atelier d'aquarelle, puis il remonta quelques marches. L'escalier etait compose de rampes droites, separees a mi-hauteur par de brels segments incurves. A l'interieur de chaque segment la largeur des marches augmentait, puis diminuait de nouveau. Au point de rebroussement de la courbe, il y avait une marche plus large que toutes les autres. C’est sur cette marche qu'il s'assit. Il s'adossa au mur. Il commenca a se sentir bien. Les rares moments de bonheur de ses annees de lycee Bruno les avait passes ainsi, assis sur une marche entre deux etages, peu apres la reprise des cours. Calmement adosse au mur, a egale distance des deux paliers, les yeux tantot mi-clos tantot grands ouverts, il attendait. Bien entendu, quelqu'un pouvait venir; il devrait alors se lever, ramasser son cartable, marcher d'un pas rapide vers la salle ou le cours avait deja commence. Mais, souvent, personne ne venait; tout etait si paisible; alors, doucement et comme furtivement, par petites envolees breves, sur les marches carrelees et grises (il n'etait plus en cours d'histoire, il n'etait pas encore en cours de physique), son esprit montait vers la joie. Aujourd'hui, naturellement, les circonstances etaient differentes: il avait choisi de venir ici, de participer a la vie du centre de vacances. A l'etage superieur, il y avait un groupe d'ecriture; juste en dessous, un atelier d'aquarelle; plus bas il devait y avoir des massages, ou de la respiration holotropique; encore plus bas le groupe de danses africaines s'etait, de toute evidence, reconstitue. Partout des etres humains vivaient, respiraient, essayaient d'eprouver du plaisir ou d'ameliorer leurs potentialites personnelles. A tous les etages des etres humains progressaient ou essayaient de progresser dans leur integration sociale, sexuelle, professionnelle ou cosmique. Ils «travaillaient sur eux-memes», pour reprendre l'expression la plus communement employee. Lui-meme commencait a avoir un peu sommeil; il ne demandait plus rien, il ne cherchait plus rien, il n'etait plus nulle part; lentement et par degres son esprit montait vers le royaume du non-etre, la pure extase de la non-presence au monde. Pour la premiere fois depuis l'age de treize ans, Bruno se sentit presque heureux. Pouvez-vous m'indiquer les principaux points de vente de confiseries? Il rentra sous sa tente et dormit trois heures. Au reveil il etait a nouveau en pleine forme, et il bandait. La frustration sexuelle cree chez l'homme une angoisse qui se manifeste par une crispation violente, localisee au niveau de l'estomac; le sperme semble remonter vers le bas-ventre, lancer des tentacules en direction de la poitrine. L'organe lui-meme est douloureux, chaud en permanence, legerement suintant. Il ne s'etait pas masturbe depuis dimanche; c'etait probablement une erreur. Dernier mythe de l'Occident, le sexe etait une chose a faire; une chose possible, une chose a faire. Il enfila un calecon de bain, glissa des preservatifs dans sa sacoche d'un geste qui lui arracha un rire bref. Pendant des annees il avait porte des preservatifs sur lui en permanence, ca ne lui avait jamais servi a rien; de toute facon, les putes en avaient. La plage etait couverte de beaufs en short et de minettes en string; c'etait tres rassurant. Il acheta une barquette de frites et circula entre les estivantes avant de jeter son devolu sur une fille d'une vingtaine d'annees aux seins superbes, ronds, fermes, haut plantes, aux larges areoles caramel. «Bonjour…» dit-il. Il marqua une pause; le visage de la fille se plissa, soucieux. «Bonjour… reprit-il; pouvez-vous m'indiquer les principaux points de vente de confiseries? - Hein?» fit-elle en se redressant sur un coude. Il s'apercut alors qu'elle avait un walkman sur les oreilles; il rebroussa chemin en agitant le bras sur le cote, tel Peter Falk dans Avancant obliquement en direction de la mer, il s'efforcait de garder en memoire l'image des seins de lafille. Soudain, droit devant lui, trois adolescentes sortirent des flots; il leur donnait au maximum quatorzeans. Il apercut leurs serviettes, etala la sienne a quelques metres; elles ne faisaient aucune attention a lui. Il ota rapidement son tee-shirt, s'en recouvrit les flancs, bascula sur le cote et sortit son sexe. Avec un ensemble parfait, les minettes roulerent leurs maillots vers le bas pour se faire bronzer les seins. Avant meme d'avoir eu le temps de se toucher, Bruno dechargea violemment dans son tee-shirt. Il laissa echapper un gemissement, s'abattit sur le sable. C'etait fait. Rites primitifs a l'aperitif Moment convivial de la journee au Lieu du Changement, l'aperitif se deroulait generalement en musique. Ce soir-la, trois types jouaient du tam-tam pour une cinquantaine d'espaciens qui bougeaient sur place en secouant les bras dans tous les sens. Il s'agissait en fait de danses de la recolte, deja pratiquees dans certains ateliers de danses africaines; classiquement, au bout de quelques heures, certains participants eprouvaient ou feignaient d'eprouver un etat de Sophie le considera un temps, son visage etait reflechi, un pli soucieux barrait son front. «Tu as du pas mal souffrir…» dit-elle finalement avec tristesse. «Sophie, s'exclama a nouveau Bruno, sais-tu ce que Nietzsche a ecrit de Shakespeare? "Ce que cet homme a du souffrir pour eprouver un tel besoin de faire le pitre!…" Shakespeare m'a toujours paru un auteur surfait; mais c'est, en effet, un pitre considerable.» II s'interrompit, prit conscience avec surprise qu'il commencait reellement a souffrir. Les femmes, parfois, etaient tellement gentilles; elles repondaient a l'agressivite par la comprehension, au cynisme par la douceur. Quel homme se serait comporte ainsi? «Sophie, j'ai enviede te lecher la chatte…» dit-il avec emotion; mais cette fois elle ne l'entendit pas. Elle s'etait retournee vers le moniteur de ski qui lui pelotait les fesses trois jours auparavant, et avait entame une conversation avec lui. Bruno en resta interdit quelques secondes, puis retraversa la pelouse en direction du parking. Le centre Leclerc de Cholet restait ouvert jusqu'a vingt-deux heures. En circulant entre les lineaires il songeait que, si l'on en croit Aristote, une femme de petite taille appartient a une espece differente du reste de l'humanite. «Un petit homme me semble encore un homme, ecrit le philosophe, mais une petite femme me semble appartenir a une nouvelle espece de creature.» Comment expliquer cette assertion etrange, contrastant si vivement avec l'habituel bon sens du Stagirite? Il acheta du whisky, des raviolis en boite et des biscuits au gingembre. A son retour, la nuit etait tombee. En passant devant le jacuzzi il percut des chuchotements, un rire etouffe. Il s'arreta, son sac Leclerc a la main, regarda entre les branchages. Il semblait y avoir deux ou trois couples: ils ne faisaient plus de bruit, on entendait juste le leger remous de l'eau pulsee. La lune sortit des nuages. Au meme instant un autre couple arriva, commenca a se deshabiller. Les chuchotements reprirent. Bruno posa le sac plastique, sortit son sexe et recommenca a se masturber. Il ejacula tres vite, au moment ou la femme penetrait dans l'eau chaude. On etait deja vendredi soir, il fallait qu'il prolonge son sejour d'une semaine. Il allait se reorganiser, trouver une nana, parler avec les gens. |
||
|