"Les particules elementaires" - читать интересную книгу автора (Houellebecq Michel)

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Dans la nuit du vendredi au samedi il dormit mal, et fit un reve penible. Il se voyait sous les traits d'un jeune porc aux chairs dodues et glabres. Avec ses compagnons porcins il etait entraine dans un tunnel enorme et obscur, aux parois rouillees, en forme de vortex. Le courant aquatique qui l'entrainait etait de faible puissance, parfois il parvenait a reposer ses pattes sur le sol; puis une vague plus forte arrivait, a nouveau il descendait de quelques metres. De temps en temps il distinguait les chairs blanchatres d'un de ses compagnons, brutalement aspire vers le bas. Ils luttaient dans l'obscurite et dans le silence, uniquement trouble par les brefs crissements de leurs sabots sur les parois metalliques. En perdant de la hauteur, cependant, il distinguait, venue du fond du tunnel, une sourde rumeur de machines. Il prenait progressivement conscience que le tourbillon les entrainait vers des turbines aux helices enormes et tranchantes.

Plus tard sa tete coupee gisait dans une prairie, surplombee de plusieurs metres par l'embouchure du vortex. Son crane avait ete separe en deux dans le sens de la hauteur; pourtant la partie intacte, posee au milieu des herbes, etait encore consciente. Il savait que des fourmis allaient progressivement s'introduire dans la matiere cervicale a nu afin d'en devorer les neurones; il sombrerait alors dans une inconscience definitive. Pour l'instant, son ?il unique observait l'horizon. La surface herbeuse semblait s'etendre a l'infini. D'immenses roues dentelees tournaient a l'envers sous un ciel de platine. Il se trouvait peut-etre a la fin des temps; du moins, le monde tel qu'il l'avait connu etait parvenu a une fin.

Au petit dejeuner, il fit la connaissance d'une sorte de soixante-huitard breton qui animait l'atelier d'aquarelle. Il s'appelait Paul Le Dantec, c'etait le frere de l'actuel directeur du Lieu, il faisait partie du premier noyau de fondateurs. Avec sa veste indienne, sa longue barbe grise et son triskele en sautoir, il evoquait a merveille une aimable prehistoire baba. A cinquante-cinq ans passes, le vieux debris menait maintenant une existence paisible. Il se levait a l'aube, marchait entre les collines, observait les oiseaux. Puis il s'installait devant un bol de cafe-calva, se roulait des cigarettes au milieu des mouvements humains. L'atelier d'aquarelle n'etait qu'a dix heures, il avait tout a fait le temps de discuter. «En tant que vieil espacien… (Bruno rit pour etablir une complicite au moins fictive), tu dois te souvenir des debuts de l'endroit, la liberation sexuelle, les annees soixante-dix…

– Liberation de ma queue! gronda l'ancetre. Y a toujours eu des nanas qui faisaient tapisserie dans les partouzes. Y a toujours eu des mecs qui se secouaient la nouille. Y a rien de change, mon bonhomme. Pourtant, insista Bruno, j'ai entendu dire que le sida avait change les choses… Pour les hommes, reconnut l'aquarelliste en se raclant la gorge, c'est vrai que c'etait plus simple. Parfois il y avait des bouches ou des vagins ouverts, on pouvait rentrer direct, sans se presenter. Mais il fallait deja une vraie partouze, et la il y avait selection a l'entree, en general on venait en couple. Et des fois j'ai vu des femmes ouvertes, lubrifiees a mort, qui passaient leur soiree a se branler; personne venait les penetrer, mon bonhomme. Meme pour leur faire plaisir, c'etait pas possible; il fallait deja bander un minimum.

– En somme, interjeta Bruno, pensif, il n'y a jamais eu de communisme sexuel, mais simplement un systeme de seduction elargi.

– Ca oui… en convint la vieille croute, de la seduction, y en a toujours eu.»

Tout cela n'etait guere encourageant. Cependant on etait le samedi, il allait y avoir de nouveaux arrivages. Bruno decida de se detendre, de prendre les choses comme elles viendraient, rock'n roll; moyennant quoi sa journee se deroula sans incident, et meme a vrai dire sans le moindre evenement. Vers onze heures du soir, il repassa devant le jacuzzi. Au-dessus du doux grondement de l'eau montait une faible vapeur, traversee par la lumiere de la pleine lune. Il s'approcha silencieusement. Le bassin avait trois metres de diametre. Un couple etait enlace pres du bord oppose; la femme semblait a cheval sur l'homme. «C'est mon droit…» pensa Bruno avec rage. Il retira rapidement ses vetements, penetra dans le jacuzzi. L'air nocturne etait frais, l'eau par contraste d'une chaleur delicieuse. Au-dessus du bassin, des branches de pin entrelacees laissaient voir les etoiles; il se detendit un peu. Le couple ne faisait aucune attention a lui; la fille bougeait toujours au-dessus du type, elle commencait a gemir. On ne distinguait pas les traits de son visage. L'homme se mit lui aussi a respirer bruyamment. Les mouvements de lafille s'accelererent; un instant elle se rejeta en arriere, la lune eclaira brievement ses seins; son visage etait dissimule par la masse de ses cheveux sombres. Puis elle se colla a son compagnon, l'entourant de ses bras; il respira encore plus fort, poussa un long grognement et se tut.

Ils resterent enlaces deux minutes, puis l'homme se releva et sortit du bassin. Avant de se rhabiller, il deroula un preservatif de son sexe. Avec surprise, Bruno constata que la femme ne bougeait pas. Les pas de l'homme s'eloignerent, le silence revint. Elle allongea les jambes dans l'eau. Bruno fit de meme. Un pied se posa sur sa cuisse, frola son sexe. Avec un leger clapotis, elle se detacha du bord et vint a lui. Des nuages voilaient maintenant la lune; la femme etait a cinquante centimetres, mais il ne distinguait toujours pas ses traits. Un bras se placa sous le haut de ses cuisses, l'autre enlaca ses epaules. Bruno se blottit contre elle, le visage a hauteur de sa poitrine; ses seins etaient petits et fermes. Il lacha le bord, s'abandonnant a son etreinte. Il sentit qu'elle revenait vers le centre du bassin, puis commencait a tourner lentement sur elle-meme. Les muscles de son cou se relacherent brusquement, sa tete devint tres lourde. La rumeur aquatique, faible en surface, se transformait quelques centimetres plus bas en un puissant grondement sous-marin. Les etoiles tournaient doucement a la verticale de son visage. Il se detendit entre ses bras, son sexe dresse emergea a la surface. Elle deplaca legerement ses mains, il sentait a peine leur caresse, il etait en apesanteur totale. Les longs cheveux frolerent son ventre, puis la langue de la fille se posa sur le bout de son gland. Tout son corps fremit de bonheur. Elle referma ses levres et lentement, tres lentement, le prit dans sa bouche. Il ferma les yeux, parcouru de frissons d'extase. Le grondement sous-marin etait infiniment rassurant. Lorsque les levres de la fille atteignirent la racine de son sexe, il commenca a sentir les mouvements de sa gorge. Les ondes de plaisir s'intensifierent dans son corps, il se sentait en meme temps berce par les tourbillons sous-marins, il eut d'un seul coup tres chaud. Elle contractait doucement les parois de sa gorge, toute son energie afflua d'un seul coup dans son sexe. Il jouit dans un hurlement; il n'avait jamais eprouve autant de plaisir.