"Les particules elementaires" - читать интересную книгу автора (Houellebecq Michel)

4

Ne en 1882 dans un village de l'interieur de la Corse, au sein d'une famille de paysans analphabetes, Martini Ceccaldi semblait bien parti pour mener la vie agricole et pastorale, a rayon d'action limite, qui etait celle de ses ancetres depuis une succession indefinie de generations. Il s'agit d'une vie depuis longtemps disparue de nos contrees, dont l'analyse exhaustive n'offre donc qu'un interet limite; certains ecologistes radicaux en manifestant par periodes une nostalgie incomprehensble, j'offrirai cependant, pour etre complet, une breve description synthetique d'une telle vie: on a la nature et le bon air, on cultive quelques parcelles (dont le nombre est precisement fixe par un systeme d'heritage strict), de temps en temps on tire un sanglier; on baisea droite a gauche, en particulier sa femme, qui donne naissance a des enfants; on eleve lesdits enfants pour qu'ils prennent leur place dans le meme ecosysteme, on attrape une maladie, et c'est marre.

Le destin singulier de Martin Ceccaldi est en realite parfaitement symptomatique du role d'integration dans la societe francaise et de promotion du progres technologique joue par l'ecole laique tout au long de la IIIe Republique. Rapidement, son instituteur compritqu'il avait affaire a un eleve exceptionnel, doue d'un esprit d'abstraction et d'une inventivite formelle qu trouveraient difficilement a s'exprimer dans le cadre de son milieu d'origine. Pleinement conscient que son role ne se limitait pas a fournir a chaque futur citoyen un bagage de connaissances elementaires, mais qu'il lui appartenait egalement de detecter les elements d'elite appeles a s'integrer aux cadres de la Republique, il parvint a persuader les parents de Martin que le destin de leur fils se jouerait necessairement en dehors de la Corse. En 1894, nanti d'une bourse, le jeune garcon entra donc comme interne au lycee Thiers de Marseille (bien decrit dans les souvenirs d'enfance de Marcel Pagnol, qui devaient constituer jusqu'a la fin, par l'excellence de la reconstitution realiste des ideaux fondateurs d'une epoque a travers la trajectoire d'un jeune homme doue issu d'un milieu defavorise, la lecture favorite de Martin Ceccaldi). En 1902, realisant pleinement les espoirs places en lui par son ancien instituteur, il fut admis a l'Ecole polytechnique.

C'est en 1911 que se produisit l'affectation qui devait decider de la suite de sa vie. Il s'agissait de creer sur l'ensemble du territoire algerien un reseau d'adduction d'eau efficace. Il s'y employa pendant plus de vingt-cinq ans, calculant courbure des aqueducs et diametre des canalisations. En 1923 il epousa Genevieve July, une buraliste de lointaine origine languedocienne dont la famille etait installee en Algerie depuis deux generations. En 1928 leur naquit une fille, Janine.

La narration d'une vie humaine peut etre aussi longue ou aussi breve qu'on le voudra. L'option metaphysique ou tragique, se limitant en derniere analyse aux dates de naissance et de mort classiquement inscrites sur une pierre tombale, se recommande naturellement par son extreme brievete. Dans le cas de Martin Ceccaldi il apparait opportun de convoquer une dimension historique et sociale, mettant moins l'accent sur les caracteristiques personnelles de l'individu que sur l'evolution de la societe dont il constitue un element symptomatique. Portes d'une part par l'evolution historique de leur epoque, ayant fait en outre le choix d'y adherer, les individus symptomatiques ont en general une existence simple et heureuse; une narration de vie peut alors classiquement prendre place sur une a deux pages. Janine Ceccaldi, quant a elle, appartenait a la decourageante categorie des precurseurs. Fortement adaptes d'une part au mode de vie majoritaire de leur epoque, soucieux d'autre part de le depasser «par le haut» en pronant de nouveaux comportements ou en popularisant des comportements encore peu pratiques, les precurseurs necessitent en general une description un peu plus longue, d'autant que leur parcours est souvent plus tourmente et plus confus. Ils ne jouent cependant qu'un role d'accelerateur historique - generalement, d'accelerateur d'une decomposition historique - sans jamais pouvoir imprimer une direction nouvelle aux evenements - un tel role etant devolu aux revolutionnaires ou aux prophetes.

Tot, la fille de Martin et Genevieve Ceccaldi manifesta des aptitudes intellectuelles hors du commun, au moins egales a celles de son pere, jointes aux manifestations d'un caractere tres independant. Elle perdit sa virginite a l'age de treize ans (ce qui etait exceptionnel, a son epoque et dans son milieu) avant de consacrer ses annees de guerre (plutot calmes en Algerie) a des sorties dans les principaux bals qui avaient lieu chaque fin de semaine, d'abord a Constantine, puis a Alger; le tout sans cesser d'aligner, trimestre apres trimestre, d'impressionnants resultats scolaires. C'est donc nantie d'un baccalaureat avec mention et d'une experience sexuelle deja solide qu'elle quitta en 1945 ses parents pour entamer des etudes de medecine a Paris.

Les annees de l'immediate apres-guerre furent laborieuses et violentes; l'indice de la production industrielle etait au plus bas, et le rationnement alimentaire ne fut aboli qu'en 1948. Cependant, au sein d'unt frange huppee de la population apparaissaient deja les premiers signes d'une consommation libidinale divertissante de masse, en provenance des Etats-Unis d'Amerique, qui devait s'etendre sur l'ensemble de la population au cours des decennies ulterieures. Etudiante a la faculte de medecine de Paris, Janine Ceccaldi put ainsi vivre d'assez pres les annees «existestialistes», et eut meme l'occasion de danser un be-bop au Tabou avec Jean-Paul Sartre. Peu impressionnee par l'?uvre du philosophe, elle fut par contre frappee par la laideur de l'individu, aux confins du handicap, et l'incident n'eut pas de suite. Elle-meme tres belle, d'un type mediterraneen prononce, elle eut de nombreuses aventures avant de rencontrer en 1952 Serge Clement, qui terminait alors sa specialite de chirurgie.

«Vous voulez un portrait de mon pere? aimait a dire Bruno des annees plus tard; prenez un singe, equipez-le d'un telephone portable, vous aurez une idee du bonhomme.» A l'epoque, Serge Clement ne disposait evidemment d'aucun telephone portable; mais il etait en effet assez velu. En somme, il n'etait pas beau du tout; mais il se degageait de sa personne une virilite puissante et sans complications qui devait seduire la jeune interne. En outre, il avait des projets. Un voyage aux Etats-Unis l'avait convaincu que la chirurgie esthetique offrait des possibilites d'avenir considerables a un praticien ambitieux. L'extension progressive du marche de la seduction, l'eclatement concomitant du couple traditionnel, le probable decollage economique de l'Europe occidentale: tout concordait en effet pour promettre au secteur d'excellentes possibilites d'expansion, et Serge Clement eut le merite d'etre un des premiers en Europe - et certainement le premier en France - a le comprendre; le probleme est qu'il manquait des fonds necessaires au demarrage de l'activite. Martin Ceccaldi, favorablement impressionne par l'esprit d'entreprise de son futur gendre, accepta de lui preter de l'argent, et une premiere clinique put ouvrir en 1953 a Neuilly. Le succes, relaye par les pages d'information des magazines feminins alors en plein developpement, fut en effet foudroyant, et une nouvelle clinique ouvrit en 1955 sur les hauteurs de Cannes.

Les deux epoux formaient alors ce qu'on devait appeler par la suite un «couple moderne», et c'est plutot par inadvertance que Janine tomba enceinte de son mari. Elle decida cependant de garder l'enfant; la maternite, pensait-elle, etait une de ces experiences qu'une femme doit vivre; la grossesse fut d'ailleurs une periode plutot agreable, et Bruno naquit en mars 1956. Les soins fastidieux que reclame l'elevage d'un enfant jeune parurent vite au couple peu compatibles avec leur ideal de liberte personnelle, et c'est d'un commun accord que Bruno fut expedie en 1958 chez ses grands-parents maternels a Alger. A l'epoque, Janine etait de nouveau enceinte; mais, cette fois, le pere etait Marc Djerzinski.

Pousse par une misere atroce, aux confins de la famine, Lucien Djerzinski quitta en 1919 le bassin minier de Katowice, ou il etait ne vingt ans plus tot, dans l'espoir de trouver un travail en France. Il entra comme ouvrier aux chemins de fer, d'abord a la construction, puis a l'entretien des voies, et epousa Marie Le Roux, une fille de journaliers d'origine bourguignonne, elle-meme employee aux chemins de fer. Il lui donna quatre enfants avant de mourir en 1944 dans un bombardement allie.

Le troisieme enfant, Marc, avait quatorze ans a la mort de son pere. C'etait un garcon intelligent, serieux, un peu triste. Grace a un voisin, il entra en 1946 comme apprenti electricien aux studios Pathe de Joinville. Il se revela tout de suite tres doue pour ce travail: a partir d'instructions sommaires, il preparait d'excellents fonds d'eclairage avant l'arrivee du chef operateur. Henri Alekan l'estimait beaucoup, et voulait en faire son assistant, lorsqu'il decida en 1951 d'entrer a l'ORTF qui venait juste de commencer ses emissions.

Quand il rencontra Janine, debut 1957, il realisait un reportage pour la television sur les milieux tropeziens. Surtout centree autour du personnage de Brigitte Bardot (Et Dieu crea la femme, sorti en 1956, constitua le veritable lancement du mythe Bardot), son enquete s'etendait aussi a certains milieux artistiques et litteraires, en particulier a ce qu'on a appele par la suite «bande a Sagan». Ce monde qui lui etait interdit malgre son argent fascinait Janine, et elle semble etre reellement tombee amoureuse de Marc. Elle s'etait persuadee qu'il avait l'etoffe d'un grand cineaste, ce qui etait d'ailleurs probablement le cas. Travaillant dans les conditions du reportage, avec un materiel d'eclairage leger, il composait en deplacant quelques objets des scenes troublantes, a la fois realistes, tranquilles et parfaitement desesperees, qui pouvaient evoquer le travail d'Edward Hopper. Il promenait sur les celebrites qu'il cotoyait un regard indifferent, et filmait Bardot ou Sagan avec autant de consideration que s'il s'etait agi de calmars ou d'ecrevisses. Il ne parlait a personne, ne sympathisait avec personne; il etait reellement fascinant.

Janine divorca de son mari en 1958, peu apres avoir expedie Bruno chez ses parents. Ce fut un divorce a l'amiable, aux torts partages. Genereux, Serge lui ceda ses parts de la clinique cannoise, qui pouvait a elle seule lui assurer un revenu confortable. Apres leur installation dans une villa de Sainte-Maxime, Marc ne changea en rien ses habitudes solitaires. Elle le pressait de s'occuper de sa carriere cinematographique; il acquiescait mais ne faisait rien, se contentait d'attendre le prochain sujet de reportage. Lorsqu'elle organisait un diner il preferait le plus souvent manger seul, un peu avant, dans la cuisine; puis il partait se promener sur le rivage. Il revenait juste avant le depart des invites, pretextant un montage a terminer. La naissance de son fils, en juin 1958, provoqua en lui un trouble evident. Il demeurait des minutes entieres a regarder l'enfant, qui lui ressemblait de maniere frappante: meme visage aux traits aiguises, aux pommettes saillantes; memes grands yeux verts. Peu apres, Janine commenca a le tromper. Il en souffrit probablement, mais c'est difficile a dire, car il parlait reellement de moins en moins. Il construisait de petits autels avec des cailloux, des branchages, des carapaces de crustaces; puis il les photographiait, sous une lumiere rasante.

Son reportage sur Saint-Tropez connut un grand succes dans le milieu, mais il refusa de repondre a une interview des Cahiers du cinema. Sa cote monta encore avec la diffusion d'un bref documentaire, tres acide, qu'il tourna au printemps 1959 sur Salut les copains et la naissance du phenomene yeye. Le cinema de fiction ne l'interessait decidement pas, et il refusa par deux fois de travailler avec Godard. A la meme epoque, Janine commenca a frequenter des Americains de passage sur la Cote. Aux Etats-Unis, en Californie, quelque chose de radicalement nouveau etait en train de se produire. A Esalen, pres de Big Sur, des communautes se creaient, basees sur la liberte sexuelle et l'utilisation des drogues psychedeliques, censees provoquer l'ouverture du champ de conscience. Elle devint la maitresse de Francesco di Meola, un Americain d'origine italienne qui avait connu Ginsberg et Aldous Huxley, et faisait partie des fondateurs d'une des communautes d'Esalen.

En janvier 1960, Marc partit realiser un reportage sur la societe communiste d'un type nouveau qui etait en train de se construire en Chine populaire. Il revint a Sainte-Maxime le 23 juin, en milieu d'apres-midi. La maison semblait deserte. Cependant, une fille d'une quinzaine d'annees, entierement nue, etait assise en tailleur sur le tapis du salon. «Gone to the beach…» fit-elle en reponse a ses questions avant de retomber dans l'apathie. Dans la chambre de Janine un grand barbu, visiblement ivre, ronflait en travers du lit. Marc tendit l'oreille; il percevait des gemissements ou des rales.

Dans la chambre a l'etage regnait une puanteur epouvantable; le soleil penetrant par la baie vitree eclairait violemment le carrelage noir et blanc. Son fils rampait maladroitement sur le dallage, glissant de temps en temps dans une flaque d'urine ou d'excrements. Il clignait des yeux et gemissait continuellement, percevant une presence humaine, il tenta de prendre la fuite. Marc le prit dans ses bras; terrorise, le petit etre tremblait entre ses mains,

Marc ressortit; dans une boutique proche, il acheta un siege pour bebe. Il redigea un mot bref a l'intention de Janine, remonta dans sa voiture, assujettit l'enfant sur le siege et demarra en direction du Nord. A la hauteur de Valence, il bifurqua sur le Massif central. La nuit tombait. De temps en temps, entre deux virages, il jetait un regard a son fils qui s'assoupissait a l'arriere; il se sentait envahi par une emotion etrange.

A dater de ce jour Michel fut eleve par sa grand-mere, qui avait pris sa retraite dans l'Yonne, sa region d'origine. Peu apres sa mere partit en Californie, vivre dans la communaute de di Meola. Michel ne devait pas la revoir avant l'age de quinze ans. Il ne devait d'ailleurs pas beaucoup revoir son pere non plus. En 1964, celui-ci partit realiser un reportage sur le Tibet, alors soumis a l'occupation militaire chinoise. Dans une lettre a sa mere il affirmait bien se porter, se declarait passionne par les manifestations du bouddhisme tibetain, que la Chine tentait violemment d'eradiquer; puis on n'eut plus de nouvelles. Une protestation de la France aupres du gouvernement chinois resta sans effet, et bien que son corps n'ait pas ete retrouve, un an plus tard, il fut declare officiellement disparu.