"Saga" - читать интересную книгу автора (Benacquista Tonino)L’AMOUR ET LA GUERRELouis. Louis n'est pas mort. Le Vieux… Maintenant que j'ai l'âge qu'il avait quand nous nous sommes rencontrés, j'ai du mal à l'appeler comme ça. Il a passé la barre des quatre-vingts. Je ne comprends pas ce qui l'a fait tenir si longtemps. Ni pourquoi, tant d'années plus tard, il cherche à me revoir. Il y a six mois, quand l'intégrale du Maestro a été rééditée, le Vieux avait son nom crédité au générique de Je me suis passé en boucle tous les films du Maestro sur l'écran que mes gosses m'ont offert pour mes 55 ans. J'essayais d'imaginer, au milieu de toutes ces vieilleries, ce qui était né sous la plume de Louis. Parfois j'ai eu l'impression de le retrouver dans quelques répliques et autres idées tordues. Une chose est sûre, les images du Maestro sont restées intactes dans ma mémoire, je les sentais se réveiller en moi à mesure qu'elles défilaient sur l'écran. Je les avais rangées depuis toujours dans le même tiroir que mes souvenirs d'enfance. Louis… Tu ressers d'outre-tombe et tant de choses ressuscitent avec toi. Aujourd'hui, je ne pourrais plus compter les choix que tu m'as inspirés depuis les trente dernières années. Grâce à toi, je suis devenu l'un des À la fin de la Saga, après la dissolution de l'équipe, j'ai écrit une dizaine de scénarios de longs-métrages. Certains m'ont apporté de grandes satisfactions morales, d'autres un gros paquet de fric. J’ai obtenu toutes les récompenses que l'on peut espérer dans le domaine. J'ai travaillé avec les réalisateurs pour lesquels j'avais une réelle estime. Et brusquement, tout ça m'a lassé. Patrick allait sur ses dix ans, sa sœur Nina n'était encore qu'une petite chose rosâtre, Charlotte devenait une executive woman comme on n'en fait plus. J'aurais pu enchaîner les films les uns après les autres, imaginer de nouvelles histoires et découvrir des concepts forts, mais plus rien de tout cela ne m'amusait. C'était le moment ou jamais d'abandonner l'idée même d'avoir une J'ai retrouvé le grand frisson dans l'intervention d'urgence. «Allô…? Marco…? On ne peut plus sortir d'un tunnel dans le troisième tiers et il nous manque une relance avant la résolution du plot!» Dans ces cas-là, j'arrive ventre à terre avec ma trousse de premiers secours pour sauver les scénaristes du marasme. Je lis le script, je lui fais passer un check-up complet et je donne mon diagnostic. J'ai les pansements, les attelles, et toutes les piqûres nécessaires. Vingt ans d'assistance, vingt ans à rafistoler les canards boiteux, vingt ans à psychanalyser des scénaristes et des réalisateurs en pleine déprime. J'en ai vu défiler, des scénarios bancals et des génies dans la dèche! J'en ai vu pleurer, des producteurs au bord de la ruine et des acteurs en mal de personnage! J'aime le regard chargé d'espoir du malade après l'auscultation. J'aime qu'on me regarde comme un sauveur. Et même si tout ceci ne m'a pas rapporté la plus petite miette de gloire, j'ai le sentiment d'avoir exercé dans les règles de l'art. – Charlotte? Je vais laisser tomber ce script sur Porfirio Rubirosa pendant deux ou trois jours. Louis a besoin de me voir. – Tu ne te demandes jamais si c'est moi que tu laisses tomber. – Toi? Mais… partout où je vais tu es là, dans mon cœur. – Tu n'écris plus de dialogues depuis combien de temps? – Une quinzaine d'années. – Ça se sent. Les jeunes disent que de nos jours, le tour du monde prend le temps d'un zapping. Pourtant, trente ans plus tard, il est toujours aussi difficile pour un étranger d'atteindre l’ Je me souviens de nos conversations avec Jérôme, tard dans la nuit, pendant que nous écrivions la Saga. Nous avions essayé de l'imaginer, ce monde futur et sa débauche de nouvelles images. Si à l'époque nous avions engagé les paris, nous les aurions tous perdus. Jérôme pensait que la télévision allait gangrener les cerveaux, que les bébés naîtraient avec des yeux carrés et de la corne sur le pouce du zapping. En fait, après avoir phagocyté le cinéma en salle, la télévision est tombée dans son propre piège d'omnipotence. A force de se voir proposer de plus en plus, de mieux en mieux et toujours plus loin, les téléspectateurs n'ont plus su quoi choisir et la durée de vie d'une émission est tombée sous le seuil des quatre secondes. C'était déjà le seul souci de Tristan, affalé dans son canapé. Tous les trois sont devenus des esthètes. À la longue, ils ont compris que seul le cinéma donnait un peu d'amour. Depuis, ils se projettent des films sur leur écran géant, seuls ou en famille. Tranquilles. Car si l'on peut jeter sa télé aux orties, on ne peut pas se passer de films. Personne n'a encore trouvé mieux que ces deux petites heures de bonheur pour s'entendre raconter une histoire. L'hôtel semble toujours aussi irréel. Aussi préservé. L'escalier casse-gueule n'existe plus, on accède à la bâtisse par une petite pente en ciment qui monte doucement jusqu'au seuil de l'hôtel. Une femme d'une cinquantaine d'années m'accueille en italien, je comprends tout ce qu'elle dit. Elle me conduit dans cette chambre qui fut la mienne jadis. Elle ne ressemble ni à une nurse ni à une épouse. Pendant que j'ouvre ma valise, j'entends un cri qui me vrille la moelle épinière. – marcooooo! qu'est-ce que tu fooooouus? Il a encore du coffre, le Vieux. Elle veut me conduire jusqu'à sa chambre, je lui dis que c'est inutile. Je n'imagine pas Louis en choisir une autre. Il se redresse sur ses coussins et m'ouvre ses bras nus, maigres à faire peur. Je devine son crâne derrière un masque de peau grise. Sa voix graillonne, il n'y fait même plus attention et se racle la gorge dans un bruit odieux. J'ai peur de faire craquer son squelette en le serrant dans mes bras. Plus de lunettes, plus de sourcils, mais le regard est toujours là, malicieux, éclairé par cette lueur de bienveillance au fond de la rétine. Il nous faut une ou deux bonnes minutes avant de prononcer un mot. J'ai envie de chialer, mais il ne faut pas, il ne faut pas, bordel de merde. Louis, je t'en supplie, ne me dis pas que tu m'as fait venir pour te voir mourir. Ne déconne pas, Louis. – Assieds-toi là. Combien de fois ai-je raconté cette vision fugace du Maestro endormi dans cette chambre? Combien de fois ai-je décrit la table de chevet et la couleur des rideaux? À chaque nouvelle édition, j'inventais un détail, une impression. En trente ans, j'en ai fait un mausolée, de cette piaule. – Gentil d'être venu si vite. Tu n'as donc rien qui te retient chez toi? Je lui parle de Charlotte, de mes deux enfants, de mes petits-enfants, ça semble lui faire plaisir. Il veut des descriptions précises: choses vues et vécues. – Tu as des photos? Il les regarde avec un œil de connaisseur, comme s'il avait toute une dynastie derrière lui. – Le boulot? Je cite quelques titres parmi les plus connus de ma filmo. Il comprend vite que mon parcours n'est pas si éloigné du sien mais ne cherche pas à faire de rapprochements. – Tu sais, Louis, dans un magazine, il y avait un portrait des dix réalisateurs européens les plus cotés de la nouvelle génération. Six ont cité Saga dans leurs souvenirs de gosses, et trois d'entre eux racontent à quel point le feuilleton les a influencés. – Vrai? – Tel quel. Il sourit sans montrer ses dents. Je crois que ça lui fait plaisir pour de bon. – Je n'avais pas entendu parler de cette vieillerie depuis long temps. Tu penses que c'est regardable, de nos jours? – Je n'ai pas essayé. Mais à part le cinéma, qu'est-ce qui tient le coup, trente ans plus tard? – Il paraît qu'ils ont inventé un machin interactif où on peut régler le traitement comme si c'était le son ou le contraste de l'image. – Ne m'en parle pas! Les enfants m'ont offert ça pour mon anniversaire avec un écran qui fait la dimension de ton mur. C'est une sorte de télécommande qui te permet d'intervenir directement sur la fiction. Techniquement, tu envoies une série de signaux qui font bifurquer différentes versions, je ne peux pas t'expliquer mieux que ça. Par exemple, tu as un bouton – – A tout moment, en appuyant sur le bon bouton, tu peux régler – Non, mais à t'entendre ça a l'air formidable. – C'est d'une connerie totale. Dès les dix premières minutes, je n'ai pas pu m'empêcher de pousser tous les boutons à fond: sexe au maxi, violence au maxi, humour au maxi, tout! Je serais incapable de te décrire la chose hystérique que j'ai eue sous les yeux, un cocktail de sang et de rire qui t'explose à la tête, tous les personnages deviennent dingues, et toi aussi. – Tu avais envie de te rassurer à l'idée qu'une bécane ne te piquerait jamais ton boulot. – Peut-être. Mais pour l'instant, ce n'est pas encore au point. – T'as eu des nouvelles des deux autres? Cela me fait plaisir qu'il dise – Au début on se téléphonait souvent, et puis, tu sais ce que c'est… J'ai suivi un peu leur parcours, de loin. Jérôme est devenu la star qu'on savait qu'il était, mais à l'époque nous étions les seuls. Il est passé à la réalisation, je crois. – Il m'a écrit il y a douze ou treize ans pour me dire qu'il allait mettre en scène un film. J'avais l'impression qu'il me demandait mon autorisation. Comment s'appelait son truc? – – Moi aussi, mais il eu raison de redevenir scénariste. C'est ce qu'il fait de mieux. Je l'ai vu sur une photo où il faisait campagne pour son pote président. – Ensuite, il a quitté Oona pour épouser je ne sais quelle star qu'il a quittée au bout de quinze jours pour se remarier avec Oona. Les Américains étaient déjà comme ça quand les Lumière ont inventé le cinéma. – Et maintenant, il fait quoi? – Mystère. On ne l'a pas revu depuis cinq ans. Pareil pour Mathilde. – Elle a fini par quitter son île? – Au bout de trois ou quatre ans, ensuite elle a réécrit des romans. – Rosés? – Je n'en ai lu aucun. Et puis elle est partie en Angleterre où elle s'est mariée avec un duc ou quelque chose comme ça. Elle a disparu de la circulation il y a à peu près cinq ans. – En même temps que Jérôme? – En même temps. Impossible de savoir ce qu'ils sont devenus. – Elle doit aller sur ses soixante-dix ans, la mère Mathilde. À cet âge-là on ne disparaît plus: on meurt. – Dis, Louis, tu crois qu'ils auraient disparu ensemble? Nous avons éclaté de rire tous les deux. L'heure qui a suivi n'a été qu'un long brainstorming, nous avons passé en revue tous les cas de figure possibles à propos des – Avec l'âge, on devient mièvre, tu ne m'avais pas mis en garde, Louis. Pour toute réponse j'ai eu droit à un graillon long comme le bras suivi d'un ou deux jurons en italien. J'ai embrayé sur la conversation, histoire de meubler. – Il t'a laissé l'hôtel des Platanes? – Il avait promis de mettre ça sur son testament, il l'a fait. Tout le monde s'en foutait, de cette baraque. Quand on dit que Rome est le seul endroit où attendre la fin du monde, c'est vrai, mais un poil au sud-est. Le problème c'est que je ne serai pas là pour voir la fin du monde. Voilà bien ce que je redoutais depuis que je suis entré dans la chambre. J'en avais même le vague pressentiment au moment précis où Charlotte m'a parlé de son coup de fil. Les phrases qui réconfortent, le soutien, la métaphysique, je n'ai pas de talent pour ce genre de dialogue, Louis. – Elle peut nous tomber dessus dans dix minutes, avec toutes ces menaces qu'ils nous ont inventées depuis le temps. – Je peux te dire quand j'y passe à deux heures prêt, mais je préfère la boucler, tu te sauverais en courant. Tu n'as pas changé, hein Marco? – Je n'ai jamais vu personne changer. Silence. Le genre suédois. – Voilà une bonne question. Scénaristiquement, j'entends. Peut-on vraiment faire croire à une reconversion des personnages? – Un personnage ne doit jamais être le même à la fin qu'au début, dis-je. Sinon on se demande à quoi ça a servi qu'il vive tout ce bordel. Quand tu penses que j'ai passé plus de cinquante ans de ma vie à adapter le réel, gommer toutes ses petites aspérités, l'orienter côté soleil ou côté pluie à ma guise. Toi qui fais encore partie de ce monde, tu dois savoir s'ils se sont enfin décidés à voter des lois contre des gens comme nous? – Toujours pas. – Les cons… Il pose doucement sa tête de côté et ferme les yeux. Arrête ça immédiatement, Louis! – Ne t'inquiète pas, ce n'est pas encore pour tout de suite. Va te promener et repasse me voir dans la soirée. Je ne me le fais pas dire deux fois. Après un verre de Chianti et une bonne grosse salade de tomates comme on n'en trouve plus dans aucune partie du globe, je suis retourné le voir. Une légère appréhension s'est dissoute au seuil de sa chambre. Par la fenêtre grande ouverte, il regarde du fond de son lit une colline qui rougeoie au loin dans la lumière du soir. Serein. Le genre de sérénité qui n'a rien pour rassurer. – Qui est cette dame en bas, Louis? – Une fille qui n'a jamais quitté la contrée. Nous sommes devenus des espèces d'amis, à la longue. – Elle est douce. Elle est jolie. – Seulement voilà, quand nous nous sommes connus, je n'avais plus beaucoup de battements de cœur à lui offrir. J'en avais juste assez pour moi. Je laisse traîner ma main sur une tablette, près d'un livre. Il en profite pour la saisir et la serrer dans la sienne sans cesser de regarder sa colline. – Je suis crevé, Marco. – Tu as toujours aimé te plaindre. – Regarde dans le tiroir de la table de chevet. Il libère ma main, j'ouvre le tiroir et en sors un gros cahier de brouillon jauni. Je le feuillette avec un soin extrême de peur qu'il ne tombe en poussière. Chaque page est bourrée de griffonnages et d'annotations, de gribouillis de toutes sortes. Je reconnais l'écriture du Vieux. – Une relique de l'époque. – Celle où tu travaillais pour les Italiens? – Je t'ai déjà raconté? – Il y a trente ans. – Tant mieux, j'ai intérêt à m'économiser. Tu te souviens de toutes les divagations qui nous traversaient la tête pendant la Saga? – Les films qu'on n'écrirait jamais, les idées les plus inavouables, les dialogues les plus absurdes, les répliques les plus gonflées, tout ce qu'on n'oserait jamais montrer à des producteurs. – Avec les ritals, nous passions notre temps à écrire, boire, manger et raconter ce genre de bêtises. J'avais la fâcheuse habitude de tout noter au lieu de laisser s'envoler tout ça dans la légèreté du moment. Vingt années de films perdus sont consignées dans ce cahier. Des répliques qu'aucun acteur n'a jamais prononcées, et des idées, en pagaille, des idées qui nous vaudraient directement la prison si on les divulguait. Je t'en fais cadeau. Tu peux utiliser le matériel ou le ranger dans un tiroir comme je l'ai fait. Tu es seul juge. – Je ne peux pas accepter, Louis. – Qu'est-ce que tu veux que Loretta en fasse? Ça va partir dans une benne à ordure! Une quinte de toux interminable ponctue ce petit accès d'autorité. Son masque grisâtre devient écarlate, je ne sais pas quoi faire pour le secourir sinon lui taper dans le dos. Contre toute attente, ça le calme. Il reprend lentement son souffle. – Si un jour tu revois les deux autres, dis-leur que je n'ai jamais cessé de penser à eux. Le sourire de Mathilde, les coups de gueule de Jérôme. Et surtout le regard de Tristan perdu devant son écran. Tout à coup, il s'agrippe très fort à mon bras, le temps d'un spasme, autant dire un siècle. – Je vais appeler Loretta… – Pas tout de suite! Nouveau spasme. J'ai peur que mon cœur lâche avant le sien. Il me demande de l'aider à se coucher sur le côté. – Je préfère fermer les yeux, continue de parler, dit-il. – … – Dis quelque chose, c'est ce que tu as de mieux à faire. J'hésite encore. Le temps va me manquer. Prends ton courage à deux mains, Marco. Ou tu le regretteras le reste de ton existence. – Tu sais, Louis… Il y a un point sur lequel on pourrait échanger deux ou trois mots, toi et moi. Mais je ne suis pas sûr que tu sois d'accord. – C'est le moment ou jamais d'essayer. Il a foutrement raison, le Vieux. C'est le moment ou jamais. – Quelque chose me tracasse depuis le début, Louis. Mine de rien, j'y ai gambergé souvent. J'ai retourné ça dans ma tête des centaines de fois. Des milliers de fois. À la longue c'est même devenu comme un défi pour le scénariste que tu m'as aidé à devenir. – Un problème de scénario? Tu ne pouvais pas mieux trouver. Je vais mourir en scène, comme Molière. – Trente ans que j'analyse tous les paramètres de cette histoire. Que je fouille toutes les hypothèses. A tel point que j'en suis arrivé à la seule version à peu près crédible. – Tu étais le meilleur de nous quatre. – C'est à propos de la mort de Lisa. Ta Lisa… – … – C'est toi qui l'as tuée, Louis. Il n'y pas d'autre dénouement plausible. Il m'a fallu très longtemps avant d'oser accepter cette idée-là. Mais scénaristiquement, il n'y a pas d'autre solution. Pourtant, j'ai cherché, tu sais… Il ouvre faiblement les yeux. Un très léger sourire vient redonner un peu de lumière à son regard. – Cet après-midi, quand j'entendais ton pas sur le dallage, je me suis demandé si j'allais t'en parler ou pas. On se dit toujours que ça va soulager la conscience. – Seulement, ta conscience n'a jamais demandé à être soulagée. – Je crois même que c'est ce qui m'a fait tenir aussi longtemps, tu sais. Tout est allé mieux après sa mort. J'ai souffert, oui, mais autrement. Je pouvais m'imaginer sans elle, mais elle sans moi, c'était au-dessus de mes forces. J'ai poussé un incroyable soupir de soulagement. De victoire. – Donne-moi ta main, grand. Il a refermé les yeux. Il ne lâche plus ma main depuis de longues minutes. Je suis suspendu à son souffle. – Quand je pense à cet hôtel, j'ai l'impression de mourir au-dessus de mes moyens… – Tu charries, Louis. Celle-là, elle n'est pas de toi mais de Wilson Mizner, un scénariste hollywoodien. Silence. Sa main s'ouvre lentement et perd de sa force. – Faux. Elle est d'Oscar Wilde. Je suis bien obligé de piquer une dernière réplique. Je n'ai rien trouvé de bien… Tout son corps se fige d'un coup. Il cherche en lui la force de happer un peu d'air. Son bras tombe sur le bord du lit. J'ai passé la main sur ses yeux déjà clos. Manhattan n'a plus rien à voir avec cette folie que j'avais eu à peine le temps d'entrevoir quand j'étais venu chercher Jérôme, il y a si longtemps. Tout est beaucoup plus calme, beaucoup plus clair. La ville semble exsangue. Son rythme cardiaque est passé sous la barre des trente pulsations minute. La Babylone d'antan est devenue une sorte de conglomérat géant et feutré où seule la finance a réussi à s'imposer. Le taxi s'arrête devant un gros cube en verre et en acier que je reconnais sans l'avoir jamais vu, tout droit exhumé d'un vieux livre de géographie. Le siège de l'O.N.U. – Ils ne veulent pas déménager, dit le chauffeur. Remarquez, ça donne un petit côté indéracinable, éternel. Plutôt rassurant, non? Je m'approche du building avec mon sac à la main. L'Organisation des Nations Unies d'aujourd'hui ne ressemble plus à celle de jadis. Son autorité est désormais incontestable et aucun pays au monde ne s'aviserait de discuter ses décisions. Je passe devant un premier cordon de militaires qui vérifient mon laissez-passer et m'indiquent le chemin. Avant d'accéder à l'esplanade, j'entre dans un petit blockhaus où d'autres militaires me scannérisent des pieds à la tête. Rayons X et fouille au corps avec des instruments d'une précision insensée. Rien qui n'incite à la plaisanterie. Mon laissez-passer ressemble à une carte de crédit, on le glisse dans un appareil qui, de mon temps, aurait pu passer pour un détecteur de faux billets. Deux types en blouse blanche se penchent sur la bouteille rouge sortie de mon sac et m'interrogent du regard. – Vodka. – Pourquoi est-elle rouge? – Elle est au poivre. – Jamais vu. – J'ai eu du mal à en trouver, j'ai dû la commander chez le fabricant, il lui en restait quelques-unes. Malgré ma désarmante bonne foi, ils ouvrent la bouteille et en versent quelques gouttes dans un tube à essai pour vérification. – Avalez-en une bonne lampée, vous comprendrez tout de suite. – …? Il ne faut pas plaisanter avec ces types, je le savais. Ce petit scientifique paranoïaque est à mille lieues de se douter que mes investigations pour parvenir à cette bouteille ne sont rien en comparaison des trois semaines que je viens de passer avant d'arriver ici. Le Vieux n'a pas eu besoin de me pousser beaucoup, il fallait que je revoie Mathilde et Jérôme pour des centaines de raisons. Pour leur dire que notre équipe venait de perdre son leader. Pour savoir ce qu'ils deviennent et s'ils le deviennent ensemble. Pour voir la tête qu'ils ont aujourd'hui. Pour retrouver cette odeur qui flottait toujours autour de Mathilde. Et bien d'autres choses. On me laisse traverser l'esplanade, j'arrive au pied du bâtiment où une escouade de types en costume cravate examinent un par un mon laissez-passer et m'indiquent un guichet au bout du gigantesque hall. Je m'attendais à un fourmillement d'individus mais je n'entends que l'écho de mes pas résonner dans un grand vide. Disparus tous deux depuis cinq ans. Il m'a fallu commencer une carrière de détective, à mon âge. Quand je repense à ces personnages d'enquêteurs que j'ai créés! Toujours une astuce d'avance pour obtenir un indice! Moins performant, j'ai passé deux semaines au téléphone avant de retrouver espoir. J'ai mis Patrick à contribution, il a joué avec ses modems, ses écrans et tous ces trucs censés nous relier à l'humanité entière. J'ai essayé les maisons de production, la presse, les amis d'amis, tout. Je suis passé sans distinction de la piste Mathilde à la piste Jérôme pour les voir converger, enfin, puis disparaître. Au guichet, le type qui regarde mon laissez-passer a l'air étonné. – Avec qui avez-vous rendez-vous? – Jérôme Durietz. – Vous êtes sûr qu'il travaille ici? – Et Mathilde Pellerin? – Non plus. Mais vous avez un laissez-passer de type B. 1. – Et… ça veut dire quoi? – On va vous conduire dans le bâtiment des conférences pour un entretien. Il appelle un gars qui parle dans un talkie-walkie et me propose de le suivre. Ascenseur, dédale de couloirs et bureaux en enfilades. Tout le personnel est là, agité, préoccupé par l'avenir du monde. On me demande d'attendre près du distributeur de boissons chaudes. Au bout d'une quinzaine de jours, j'ai réussi à coincer Oona qui travaille pour un trust californien. Elle se souvenait de moi. Sur l'écran, elle ressemblait toujours au rêve parfait d'un seul homme. Elle m'a raconté sa vie, ses diverses séparations avec Jérôme, jusqu'à la dernière qui semble définitive. Elle m'a annoncé la mort de Tristan, il y a trois ans. Nous avons bavardé jusqu'à ce qu'elle me dise que Jérôme travaillait à l'O.N.U. Elle en était la première surprise et bien incapable de me dire ce qu'il y faisait. Elle m'a promis d'essayer de le joindre, sans garantie. Deux types me questionnent comme si j'étais suspect. Ils veulent savoir qui je suis, comment j'ai connu Jérôme et Mathilde et ce que je leur veux aujourd'hui. – Ne le prenez pas mal, ce sont les consignes de sécurité. – Si Jérôme est dans la maison, prévenez-le que je suis là. – Ça n'ira pas plus vite. J'ai appris la patience en trois semaines. Ça m'a rappelé l'époque où je traquais la femme de ma vie sans que personne ne daigne me mettre sur la voie. La piste Mathilde n'a rien donné de fructueux les premiers jours. Depuis longtemps, elle fait don de ses droits d'auteur à diverses associations qui parlent d'elle comme d'une sainte, sans jamais l'avoir vue. Son duc de mari reste très discret, échaudé qu'il est par la presse à sensation qui ne les a jamais lâchés. Il a fini par me dire qu'il avait reçu une longue lettre pour la procédure de divorce, envoyée de l'O.N.U. J'ai donc fait le siège de cette glorieuse institution jusqu'à ce qu'ils enregistrent ma demande. Un matin, au bord du découragement, j'ai enfin reçu le laissez-passer. À force de tourner en rond dans un magasin duty-free, j'ai envie de crier un bon coup, juste pour me détendre les nerfs. Une hôtesse me conduit dans le bâtiment de l'assemblée générale, j'ai l'impression de prendre du galon. Au détour d'un couloir, j'aperçois Au bout de trois salles de réunion complètement vides et une série de couloirs déserts, nous arrivons devant une longue porte coulissante épaisse comme celle d'un coffre-fort. Ils me prient d'entrer et restent à l'extérieur. Je me retrouve dans un petit sas qui finit par s'ouvrir. La pièce ne contient pas grand-chose, à part une très longue table en verre avec une chaise à chaque bout. Jérôme est assis devant un large écran vidéo qui passe un reportage. Au beau milieu d'un gigantesque planisphère hologramme, la frêle silhouette de Mathilde se perd entre le Japon et l'Australie. Le son de la vidéo couvre le bruit de mes pas. Leurs sens ne sont plus assez aiguisés pour deviner ma présence. Je les regarde un instant, sans me manifester. Avec sa silhouette replète, sa barbe poivre et sel, Jérôme ressemble à un vieux baroudeur qui a décidé de poser ses valises. Il a même abandonné ses allures de fêtard hollywoodien pour retrouver ses fringues élimées d'antan. Mathilde ressemble à une vieille institutrice rigide et consciente de son devoir. Un tailleur gris à jupe longue, des cheveux noués dans la nuque et des petites lunettes ovales. Elle ne fume plus. Il fait un arrêt sur image et se retourne vers elle en faisant une moue. – Dites, vous ne trouvez pas qu'ils déconnent sérieusement avec leur Front pacifique? Elle ne répond pas et hausse très légèrement les épaules. – Ne faites pas la sourde oreille, bordel! – Ils tiendront le coup si nous les aidons. – Ben voyons… Vous avez déjà oublié le sommet de Cordoue? – La situation est complètement différente depuis que nous avons fait entrer Jeffrey dans la course. Ils ont confiance en lui, c'est une figure charismatique, il sera élu. – Je veux bien attendre jusqu'aux élections, ensuite je prendrai des dispositions. Silence. Il remet sa vidéo en marche, elle sort de son planisphère pour consulter un classeur ouvert sur la grande table en verre. – Puisque vous semblez en mal de dispositions, vous avez pensé à Stockholm? – J'en étais sûr… – Mon cher, il faudra bien qu'on en parle. – Je suis en train de chercher une solution. – L'embargo ne suffira pas. – Je sais! – Ce n'est pas en haussant le ton qu'on y arrivera. – Ils commencent tous à me faire chier avec cette connerie de forêt boréale! – J'avais saisi. – J'attends le rapport et je vous propose un bon petit retournement de situation dont j'ai le secret, ils ne verront rien venir. – Je ne vous laisserai pas toucher, même en pensée, aux accords des Deux Atolls. Essayons d'imaginer quelque chose de moins… rustique. – Merci pour le rustique. – Ce petit chercheur italien a obtenu des résultats formidables, il faudrait l'envoyer là-bas. Ça redonnerait un peu de punch. Il s'agit juste de trouver un prétexte. Le Nobel? Elle lève tout à coup le nez de son classeur et se retourne vers lui, radieuse. – Excellente idée! Enfin je vous retrouve, mon ami. Si vous aviez quelque chose d'aussi brillant pour l'incident de Kobé… – Il faut leur acheter une loi et c'est réglé. – Jamais! Je ne peux plus retenir un éclat de rire. Surprise, Mathilde porte une main à son cœur et Jérôme se dresse sur son fauteuil. Seul le regard d'un ami peut transformer une étincelle en incendie. Une douce chaleur est partie du cœur pour venir réchauffer mon corps tout entier. Jérôme a ouvert des yeux ronds comme des soucoupes devant la bouteille de vodka. – On en trouve encore? – Non. Il sort trois verres d'un petit meuble caché dans un mur. Je leur propose de trinquer à la mémoire du Vieux. – Il est mort quand? – Il y a un mois, dans son hôtel. Nous cherchons chacun quelque chose à dire mais un petit rien nous en empêche. Un précepte de Louis: «Le scénario ce n'est pas du verbe, c'est avant tout de l'image. Aucun dialogue n'est meilleur que le silence.» Nous avons levé et entrechoqué nos verres bien haut. En avalant une gorgée rouge, le beau visage creusé de Mathilde s'est brouillé tout à coup. – Même à l'époque je me demandais ce que vous trouviez à ce poison. L'effet madeleine vient nous empourprer les joues. L'alcool précipite vers la tombe mais il a aussi le pouvoir de faire rajeunir de trente ans en quelques secondes. – Ils ne vous ont pas fait trop de misères, en bas? – – On ne peut pas y faire grand-chose, ils sont assez chiants sur la sécurité. Il faut dire que tu es notre première visite depuis des années, ça leur a fait tout drôle. – Je vous ai écoutés bavarder. Le dialogue avait l'air bon mais je n'ai pas compris la moindre réplique. Leurs regards se croisent un court instant. Ils se sourient. Rien d'amoureux, rien d'ambigu. Juste une extraordinaire connivence. Jérôme, un peu embarrassé, me montre le sol du bout de l'index pour me désigner la salle de l'assemblée générale, sous nos pieds. – Au début, nous ne devions pas rester si longtemps. Ils avaient juste besoin d'un coup de main, en dessous. – Les délégués? – Ils nous ont «invités» en tant que consultants, il y a cinq ans. On n'est jamais repartis. – Consultants? – Ce sont d'assez bons théoriciens mais ils manquent d'assurance structurelle. – Question imagination, ils sont nuls. – Qu'est-ce que vous êtes en train de me dire, tous les deux? – Faites-lui une phrase nue, Jérôme. – Ils ont besoin de nègres pour écrire l'Histoire à leur place, mec. – Arrêtez de vous foutre de moi… – Ça nous a un peu surpris aussi, au début. Et à la longue, c'est devenu un job comme un autre. – Nous sommes traités comme des rois. Chacun de nous a sa suite. Nous n'avons même plus envie de sortir, hein Mathilde? Elle acquiesce d'un sourire. Un peu abasourdi, je m'assois sur une des deux chaises et regarde l'East River. Jérôme vide les dernières gouttes de vodka dans mon verre. Incapable de prononcer le moindre mot, j'essaie de les imaginer, ici, seuls à longueur d'année dans leur tour d'ivoire. Elle. Lui. Leur attraction mutuelle. Leur lutte permanente. La fascination qu'ils ont l'un pour l'autre. L'apôtre de la guerre et la princesse de l'amour. Il faut bien ça pour faire un monde. – Tu gardes ça pour toi, mec. Ils ne tiennent pas à ce que ça se sache. Pour la première fois, il va falloir que je mente à Charlotte. Mais j'ai toute la durée du voyage pour trouver quelque chose de crédible. |
||
|