"Saga" - читать интересную книгу автора (Benacquista Tonino)

LES EXILÉS

En sortant de l'aéroport, dès que j'ai vu ces deux flics parfaits, je me suis senti à New York.

Gainés dans un bleu roi qui fait jaillir les écussons jaunes, la matraque ballante jusqu'au tibia, une casquette à faire rêver les backrooms, et une paire de Ray-ban à miroir qui vous renvoie dans la seconde l'image d'un suspect.

L'un ventripotent et droit comme un I, l'autre filiforme et droit comme un I, ils ont fait de moi l'espace d'un instant un grand fanatique de la Loi et de l'Ordre. Quand je les vois tourner autour d'une voiture mal garée, des petites bulles d'enfance me remontent en surface. Je revois mon oncle Dominique, incapable de raconter New York chaque fois qu'il en revenait; il se contentait de nous dire que c'était comme dans Kojak et s'arrêtait là. Je me souviens d'avoir ri aux larmes en voyant la kyrielle d'uniformes qui court après Buster Keaton dans Cops. La première fois que j'ai vu la photo de l'assassinat de Lee Oswald, entre deux policiers, je suis resté tétanisé par la violence de l'instant. Mais les images ne sont presque rien en comparaison du fatras de lieux communs des séries policières américaines. Quand j'avais douze ans, je pensais que tous les flics du monde lisaient ses droits au type qu'ils embarquaient. Je croyais qu'il suffisait de payer une caution pour se retrouver dehors. J'étais persuadé que dans une cour de justice, il fallait jurer sur la Bible. J'ai même été un peu choqué quand j'ai acheté, à quinze ans, une bouteille de whisky sans qu'on ne me demande rien.

Je n'hésite pas longtemps entre le métro et le taxi et grimpe dans un de ces trucs jaunes à damier pour filer vers la ville.

– Manhattan, Fifty Second and Eleven.

Ces deux flics ont suffi à calmer mon inclination pour les images mythiques. Inutile de les traquer, il va y en avoir beaucoup d'autres. Ce matin, dans les premières lueurs du boulevard Bonne-Nouvelle j'ai senti que la Ville Lumière allait me manquer. En traversant le pont de Brooklyn sous un soleil qui attendrit les câbles, Paris m'est apparu comme un petit bibelot qu'on secoue pour faire de la neige. Je ne sais plus d'où je viens et je m'en fous. J'ai faim de choses grasses. J'ai soif de choses fortes. J'ai envie de me promener torse nu avec mon tee-shirt sur les épaules. J'ai envie de tout montrer du doigt comme un rapper. Buildings et prédicateurs fous aux coins des rues, limousines aux verres fumés, sortie de bureau des Nike girls, delicatessen et homeless avachis:

Je suis à New York.


*

Le taxi m'arrête au croisement de la 52e Rue et de la 11e Avenue. Brusquement, les gens ont disparu, les voitures aussi, je me retrouve entre un terrain de basket vide et un restaurant désert: le Zeke's. Je passe une double porte et longe le bar de dix mètres de long, un type sort de la cuisine avec un sac en plastique bourré de bières dégoulinantes de fraîcheur. Il m'installe à une table en devanture et me tend la carte. Je préfère attendre et regarder au-dehors.

Quelques rares gratte-ciel, un bloc d'immeubles raisonnables, des escaliers extérieurs, comme dans West Side Story. Au loin, je devine l'Hudson River.

J'attends, immobile.

– Je suis sûr que tu te sens comme dans une toile de Hopper.

Accolades et tapes dans le dos, façon mafieux. Jérôme porte exactement les mêmes vêtements qu'à Paris, mais ici, ça lui donne un petit air élégant.

– Tu viens d'arriver?

– Direct de J.F.K.

– T'as vu cette putain de ville?

– …!

– Dès les premières minutes, je suis rentré dedans comme dans des charentaises. Comme Judy Garland à la fin du Magicien d'Oz, je me suis dit: There's no place like home. Je me suis mis à parler comme un vieux vendeur de gnôle de Harlem et personne ne s'en est étonné.

– À Paris, tu parlais déjà comme un vieux vendeur de gnôle de Harlem.

– Il y a une chose qu'on place au-dessus de tout ici: c'est ton droit inaliénable à la bizarrerie. Quand un type se balade avec un nez rouge en psalmodiant des conneries, ça ne peut être qu'un acteur qui répète un rôle. Personne ne passe pour dingue, on te laisse toujours le bénéfice du doute. Je ne comprends pas pourquoi on n'a pas inventé plein de petites encoignures comme ça dans tous les pays du monde. Des Babylone à usage de tous. Tu y restes une semaine, un an, et tu retournes à la civilisation pour reprendre ta petite vie, peinard. Il y aurait beaucoup moins de problèmes.

– Je pensais que tu étais basé à Los Angeles.

Il m'explique qu'à New York il se passe autant de choses que là-bas. Son contrat l'oblige à faire l'aller-retour deux fois par mois.

– Et Tristan?

– Il est dans le Montana, avec Oona. Je voulais l'installer ici mais il préfère la cambrousse, tu connais l'oiseau. Je vais les visiter un samedi sur deux, en attendant que Oona passe son diplôme. Après, on verra.

– Il zappe?

– Plus vraiment. II a des copains qui lui font voir du pays dans un pick-up truck. Je suis content de le savoir là-bas.

Il passe la commande pour nous deux, je ne comprends pas un mot. On nous apporte du vin californien dans une carafe. Jamais je n’ai vu Jérôme aussi calme, aussi à l'aise. Aussi adulte. J'ai envie de lui demander s'il est enfin là où il a toujours voulu être, ou s'il lui reste encore du chemin à parcourir.

– Difficile à dire. Il s'est passé tellement de choses en si peu de temps. Je suis consultant sur la version américaine de Saga, mais les scénaristes n'ont pas vraiment besoin de moi, c'est juste pour la forme. J'écris Deathfighter 3 pour Stallone mais ça commence à sentir le réchauffé. Il m'a proposé un autre projet avec Eastwood, ça devrait se faire.

– Tu veux dire Clint Eastwood?

– Tu en connais un autre?

– Clint lui-même? Dirty Harry?

– Callahan, le vrai Callahan. Ça l'a beaucoup amusé quand je lui ai raconté ça. Un projet de film comme celui-là, c'est un bordel de droits inextricable, il faut des cargaisons d'avocats pour démêler les contrats et ça prend un temps fou. En attendant, j'ai proposé une idée de série à N.B.C., ils viennent d'accepter le Pilote.

Il m'annonce toutes ces choses extraordinaires avec une platitude qui frôle la perversité. Si je ne connaissais pas Jérôme, je serais persuadé qu'il cherche à m'en mettre plein la vue. En fait, c'est tout le contraire. Jérôme parle avec la modestie de celui qui a trouvé sa voie, celui qui n'usurpe aucune place, celui qui est where he belongs, comme il dit.

– milliardaire! Tu dois être milliardaire!

– De ce côté-là, je n'ai pas à me plaindre, mais je me suis rendu compte que je n'étais pas fait pour le pognon. L'argent ne m'amuse pas. J'ai bien essayé, tu sais. Le peu que j'avais avenue de Tourville me suffisait amplement. Si tu voyais l'appartement que je loue, c'est un vrai scandale.

– Mille mètres carrés sur la 5e Avenue, le genre de truc dans lequel on arrive directement par l'ascenseur?

– J'habite dans un petit flat juste au-dessus de ce restaurant. De la brique rouge, un frigo pourri et des blattes dans la baignoire. Mais je m'y sens bien.

On nous apporte deux assiettes de petits crabes entiers accommodés d'une vague persillade. Ne sachant trop comment faire, je prends exemple sur mon camarade qui s'envoie directement l'animal dans le bec, carapace comprise.

– Spécialité new-yorkaise, les soft shells, ils pèchent le crabe juste après sa mue et le font revenir à la poêle. La carapace est aussi tendre que la chair.

Un rayon de soleil balaye la table. Quelques joggers frôlent la vitrine.

_- Je suis content que tu sois là, mec. Je sentais que tu faisais une connerie en restant à Paris. J'ai entendu dire que l'épisode 80 a été mal reçu.

Il ne me parle pas de la cicatrice que j'ai sur la gueule. Cadeau de la Saga. Une belle étoile au coin de l'œil, pour un peu on dirait une scarification, une marque chargée de sens, une connerie dans ce goût-là. Le toubib m'a dit qu'elle partirait à l'automne.

– Tu veux des phrases nues ou je délaye?

– Des phrases nues.

– Le pays est à feu et à sang et je suis l'ennemi public numéro 1.

– À force d'écrire des choses horribles…

– Séguret a déployé des trésors d'imagination pour me foutre dans la merde.

– J'avais oublié ce nom-là. Séguret… Vu de près c'était une catastrophe, vu d'ici c'est un nain de jardin. À côté de lui, n'importe quel producteur américain a l'air d'un prince.

Il s'arrête un instant pour boire une gorgée de vin. Des mômes qui font trois fois ma taille envahissent le terrain de basket. Tout est King Size ici, même les gosses.

– Tu repars quand pour Paris?

– Je ne sais pas encore.

– Je t'ai prévu une petite soirée sympa mais je te laisse la surprise. Tu as envie de faire quoi, cet après-midi?

– Je ne veux pas te mobiliser, si tu travailles.

– Toi, mon deuxième frère, tu as peur de me déranger? Dis-moi de quoi tu as envie. Tu as sûrement une idée derrière la tête, tout le monde en a en arrivant à New York.

– Il y a un bout de mon enfance, ici. J'ai envie de décors.

– Tu vois le bloc, là-bas, entre les arbres? Juste derrière c'est la 42e Rue.

– Forty second Street?

– En personne.

J'aime bien son côté «ici c'est chez moi et tu n'as pas fini d'en voir». M'initier à New York l'amuse beaucoup. Nous en avons tellement parlé, la nuit, quelque part sur la rive gauche de la Seine, brûlés à la vodka.


*

Une heure plus tard, je suis dans Taxi Driver. Avec tout ce qu'il faut de putes, de maquereaux, de paumés, d'égouts qui fument et d'enseignes Coca. Une bouffée de nostalgie me remonte dans les yeux et me picote le nez. Pour cacher cette émotion imbécile, j'ai sifflé l'air de Macadam Cow-Boy d'un air dégagé.


*

En deux coups de fil, on vient de me livrer un smoking, et une limousine avec chauffeur nous attend en bas.

– Tu ne veux toujours pas me dire où on va?

– Au cinéma.

Je ne sais pas faire les nœuds papillon. Il m'arrange ça avec une rare dextérité. Un type qui, il y a trois mois, était incapable de boutonner correctement sa chemise. Avec un sourire béat, il farfouille dans une armoire et revient avec un paquet cadeau.

– … Pour moi?

– Ça devrait te faire marrer.

Un jeu de société, avec un plateau, des dés, des pions et des cartes. Ça s'appelle Fictionnary.

– Un soir, pendant une fête grandiose à Los Angeles, je discute avec Vernon Milstein…

– Le producteur de Fighting Games?

– Surtout de la série des Captain Club, mais ça n'a jamais été diffusé en France. Je lui parle d'une idée de jeu où l'on devrai créer une fiction jusqu'à son épilogue, avec des aides, des relances, des contraintes et des embûches en cours de route. Deux mois plus tard, le jeu est fabriqué et bientôt en vente dans cinquante-deux États. God bless America!

Une chose est sûre, je ne défierai jamais Jérôme au Fictionnary.


*

La limo s'arrête devant le Ziegfield Theatre éclairé de mille feux pour l'avant-première de Night Calls, une comédie sentimentale sur fond de guerre des gangs. Le spectacle commence dès l'arrivée en voiture, des centaines de badauds agglutinés à l'entrée de la salle sont venus voir défiler les stars.

Un voiturier ouvre ma portière. Avec un peu de courage, je n'aurais plus qu'à poser le pied sur le tapis rouge, affronter une rafale de flashs et répondre aux micros de trois chaînes de télé. Mais il n'en est pas question.

– Qu'est-ce que tu fous? Descends, mec!

– J'ai la trouille, Jérôme…

Il me pousse dehors. Les dix pas qui me séparent du hall sont les plus glorieux de mon existence passée et à venir. Le reste de ma vie ne sera désormais qu'une sorte de déclin. À l'intérieur, je vois des types plus connus que le président américain venir serrer la main de Jérôme. Des actrices qui font pâmer la terre entière se jettent à son cou. En une minute, je suis recouvert de poussières d'étoiles et j'en deviens moi-même incandescent. Tout ça n'est pas comme au cinéma. C'est le cinéma.

– Dis Jérôme, tu vois cette dame en robe longue, là? J'avais un poster d'elle dans ma chambre quand j'étais petit.

– Je vais te la présenter, c'est un amour.


*

Pendant toute la séance, je suis resté assis à côté d'elle. Quand les lustres se sont allumés, elle m'a demandé ce que je pensais de l’histoire. Sans trop me mouiller, j'ai répondu que c'était un film comme on ne peut en faire que dans cette partie du monde. Après un petit cocktail privé où nous avons bu comme des trous, nous nous sommes retrouvés, Jérôme et moi, au Village Vanguard, là où est né le jazz et où il mourra peut-être. Un peu trop éméché, je n'ai pas pu refuser le verre que le barman m'a offert. Jérôme écoute d'une oreille distraite un be-bop hors d'âge.

– Ceux qui disent que les ricains font des films pour les moins de douze ans, pendant que la vieille Europe travaille à l'élévation de l'âme, sont des cons.

La tête me tourne, Jérôme ne s'en aperçoit pas et continue sur sa lancée.

– Ce genre de certitude rassure les sots. Quand ils veulent bien s'en donner la peine, les Américains sont capables de faire chialer la terre entière!

À sa manière de ponctuer chaque phrase de coups de tête rageurs, je m'aperçois qu'il est aussi soûl que moi.

– Si je te disais que dans pas longtemps je vais être invité à la Maison-Blanche?

Je dois à tout prix retrouver quelques minutes de lucidité avant de m'écrouler dans le premier lit venu. Le temps va me manquer, et demain, il sera peut-être trop tard pour lui parler. Je suis venu pour ça. Uniquement pour ça.

– J'ai quelque chose à te demander, Jérôme.

– Tout ce que tu veux, tu es mon deuxième frère. Tout ce que tu veux sauf une chose.

– Il faut réparer ce qu'on a fait.

– C'était ça, la chose.

– On refait juste le dernier épisode et tu n'entendras plus jamais parler de la Saga.

– Fuck you!

– Il faut finir ce que nous avons commencé. Sinon rien ne rentrera dans l'ordre.

Il a agrippé mon revers de smoking et m'a regardé dans les yeux avec violence, comme seul un ami peut le faire.

– Il faut que tu quittes ce pays pour de bon, il est foutu pour des types comme nous. Ici, c'est le paradis des scénaristes!

J'essaie de le calmer d'un geste mais rien n'y fait. Sans même s'en rendre compte, il renverse son verre d'un coup de coude.

– Ici, tu n'as pas besoin de traîner ton script pendant des mois avant qu'un fonctionnaire daigne le lire: tu déboules dans un bureau et on te laisse soixante-quinze mots pour convaincre. Si tu réussis, tu ressers avec un contrat. En France, si tu n'es pas dans le sérail, tu peux toujours cavaler avant qu'on te remarque.

Il faut que je tienne bon. J'ai fait tout ce voyage pour le convaincre. Il s'en fout et continue son speech.

– En France, si tu as signé un malheureux succès, tu peux vivre sur ta réputation et écrire des merdes pendant dix ans. Ici, tu as droit à l'erreur une fois, deux maximum, ensuite t'es hors-circuit. En France, il faudrait qu'on se prosterne devant le génie de certains crétins de réalisateurs qui ont à peine fait un court métrage. Ici, un auteur a parfois plus de pouvoir qu'un metteur en scène. En France, on ne lit même pas ce que tu fais parce que peu de gens savent lire. Ici on mouille sa chemise du matin au soir, parfois une bonne partie de la nuit, et on recommence le lendemain, encore et encore, cinq, dix, quinze versions, jusqu'à ce que ça aille.

– J'ai besoin de toi là-bas, Jérôme.

– Reste ici, avec moi, on est de la même race! Tu es même plus fou que moi! Avec tout ce qui se passe dans ta tête on pourrait écrire dix autres Saga. Ils ont besoin de gens comme nous, ici. Dans six mois tu écris un truc pour Hollywood, ce sera encore plus fort qu'un rêve de gosse, tu verras. On fait ce métier pour ça.

– Il faut finir la Saga. Un seul épisode…

– Ils ne se sont pas assez foutus de nous? Reste ici, je te dis…Tu n’as même pas besoin de rentrer. Demain soir tu as un permis de séjour indefinitely, une carte de travail, un appartement à Manhattan et un contrat. Les miracles, c'est notre boulot, mec.

– En un mois, on boucle la Saga, ensuite je ferai tout ce que tu veux.

Il regarde au fond de son verre, prend une gorgée de bourbon et ferme les yeux pour faire passer la brûlure.

– Plutôt crever.

Une île.

Là-bas, à tribord. Comment font les îles pour paraître aussi fières aux yeux de ceux qui veulent s'y échouer? Celle-là en fait juste assez pour imposer toute sa hiératique beauté. Je me suis demandé ce que j'éprouvais, là, à l'instant présent, assis sur le pont de ce bateau, en la voyant se rapprocher sans pourtant se livrer. Un sentiment inconnu. Quelque chose comme du respect.

Pour éviter Paris, j'ai pris un vol New York/Nice, un autre jusqu'à l'aéroport d'Hyères, puis cette navette où un troupeau de touristes me tape sur les nerfs depuis que nous avons quitté la Tour Fondue. En aparté, je demande au guide si l'île reçoit autant de visiteurs chaque jour.

– Avant c'était l'île du Levant qui attirait du monde, mais depuis qu'ils se sont installés, c'est celle-là. Pas étonnant, avec tout ce ramdam.

Celle-là, c'est l'île de Laud, la plus au sud des îles d'Hyères, Et ramdam est un doux euphémisme; la presse mondaine ne parle plus que de ce grain de beauté qui n'apparaissait même pas sur les cartes il y a six mois. On nous conduit vers un petit sentier d'où, en surplomb, on devine le château. Je cherche des yeux celle qui devait m'accueillir à l'embarcadère. Si je ne la trouve pas d'ici cinq minutes, je vais avoir droit au circuit touristique et à la visite guidée.

Non, je la vois me faire signe au loin…

Les cheveux dans un foulard blanc, une petite robe à fleurs qui confie sous le vent, elle court vers moi en poussant un cri de joie, je la happe, la fais tournoyer dans mes bras, j'aimerais la maintenir dans les airs pendant des siècles.

– Si mon amoureux nous voit, il va nous jeter un sort.

– Il me casserait la gueule?

– Pensez-vous, il est plutôt du genre à venir me chanter une aubade pour me pardonner. Vous avez fait bon voyage?

– J'aurais préféré venir hors saison.

– Les touristes s'en vont vers 17 heures, ensuite l'île est à nous. D'ici là, je m'occupe de tout. Nous passons d'abord chez moi déposer vos bagages, et nous irons déjeuner. Vous aimez toujours la pizza aux anchois?

– …?

– Je plaisante.

Des domestiques dans un accoutrement Belle Époque viennent prendre ma valise. Mathilde leur donne quelques consignes comme si elle avait fait ça toute sa vie. L'un d'eux nous propose de nous conduire dans un drôle de petit buggy mais d'un commun accord nous préférons marcher.

– Là-haut, c'est le château, nous irons à la nuit tombée. La petite maison que vous voyez en contrebas, c'est chez moi.

– Personne n'habite l'île, à part vous et eux?

– Aucun autochtone si c'est ce que vous voulez dire. Une trentaine de personnes s'occupent du service et je dirige une équipe de six assistants.

– Pour votre… business?

– Appelons ça comme ça. Ils habitent dans une superbe folie que l'on ne peut pas voir d'ici.

Le sentier est bordé de palmiers géants, il fait chaud et humide, j'ai l'impression d'être à Madagascar. Un climat qui donne envie de s'habiller en blanc et attendre le soir. La maison de Mathilde est de plus en plus belle à mesure qu'on s'en approche, on dirait un petit pavillon de chasse façon Fontainebleau, tout en pierre blanche et fenêtres ovales. La piscine à son flanc ne vient rien gâcher, on la devine à peine derrière des haies de laurier rosé. Qu'est-ce que je fous dans un endroit pareil? À l'intérieur, c'est pire. Des pièces en enfilade, des tentures ocre et pastel, des meubles d'un autre siècle.

– Ma pièce préférée: le boudoir.

– Un vrai?

– Un vrai. Je vous le prêterai si vous prend l'envie de badiner

Elle me conduit à ma chambre et me laisse un moment seul. Ma valise est ouverte sur un fauteuil Louis XV et tous mes vêtements sont rangés dans une penderie. Je plonge dans le lit en faisant quelques mouvements de crawl pour arriver jusqu'aux oreillers. J'ai envie de crier vive l'aristocratie et vive les privilèges. Par la fenêtre, je vois un grand type baraqué faire des longueurs dans la piscine. Une femme de ménage habillée façon victorienne vient m'apporter des serviettes et un peignoir brodé au blason du château. Je passe une chemise blanche à manches courtes, un pantalon en toile beige clair, et descends rejoindre Mathilde qui m'attend au bas de l'escalier.

– C'est mieux que ce que vous m'avez décrit.

– Personne n'habitait le pavillon depuis cinquante ans.

Je la suis dans un petit salon particulier où une table est dressée. Je saisis d'emblée la bouteille de vin mais le maître d'hôtel, déguisé lui aussi, se précipite pour me servir.

– J'ai vu un éphèbe barboter dans la piscine.

Elle sourit à peine, hésite un instant.

– Il est venu visiter l'île il y a trois semaines et il n'est plus reparti. Il est très indépendant, c'est sa première qualité. Quand l'un de nous deux se lassera, il prendra sa valise et je l'accompagnerai jusqu'à l'embarcadère. Je suis bien certaine qu'un autre viendra vite le remplacer. Ne m'en veuillez pas, la vie de château m'a rendue frivole.

Je ne suis pas encore habitué à la nouvelle Mathilde. L'autre, celle qui enveloppait chacune de ses phrases dans un écrin de tendresse, est restée sur le continent. C'est peut-être ce qui pouvait arriver de mieux à celle qui parle aussi crûment aujourd'hui. On nous sert une cuisine succulente et le meilleur vin du monde, mais un type derrière moi essaie de prévenir le moindre de mes gestes et ça gâche un peu l'ensemble. Mathilde s'en aperçoit et lui demande de nous laisser.

– D'habitude je vis seule ici, mais le Prince a tenu à ce que vous soyez bien reçu.

Je ne sais pas ce qui me retient de rire quand elle dit le «Prince».

– II ne me connaît pas.

– Vous êtes mon ami, c'est suffisant.

Je suis venu jusque dans cette île pour parler à Mathilde mais aussi pour tenter de percer le mystère de sa présence ici. Pendant le temps qu'a duré mon voyage, j'ai essayé d'imaginer toutes les hypothèses mais aucune ne m'a donné satisfaction.

– De vous à moi, il existe vraiment ce… comment s'appelle-t-il déjà?

– Le prince Milan Markevich de Laud.

– Arrêtez vos conneries.

– Son nom est dans tous les livres d'histoire et il nous attend ce soir à dîner.

– Sa tribu avec?

– Ceux que vous appelez sa tribu avec autant de légèreté sont non seulement une famille de sang royal, mais aussi de très chers amis. Je vous les présenterai tous un par un, vous verrez, ils sont attachants.

Je reprends un verre de vin, histoire de vérifier que tout ceci n'est pas un rêve. Le lynch-bages est si bon que c'en est sans doute un,

– Allez-vous me dire ce que vous faites ici, Mathilde Pellerin, dans cette île d'opérette, au milieu de tous ces fin de race?

– Vous appelez ça le business.

Elle sourit à nouveau. Sournoise. Triomphante. Mathilde, quoi.

– Vous vous souvenez de la manière dont vous vous fichiez de moi, tous les trois, quand je découpais mes photos dans les rubriques mondaines et la presse à scandale?

– Vous saviez vous auréoler de mystère, et celui-là était le plus épais.

– Eh bien, je pensais déjà à la reconversion. Reprenez donc une caille.

– Mathilde, je vous en prie!

Faire durer le plaisir. Voilà bien un souci de scénariste.

– De nos jours, à part les stars, à qui incombe la tâche délicate de faire rêver les foules?

Sans y réfléchir à deux fois, je propose:

– Les têtes couronnées?

– Exact. Seulement, de ce côté-là, on accuse un déficit terrible depuis une dizaine d'années. Les monarchies s'effondrent et se rendent ridicules, les princesses pondent des gosses et ressemblent à des mémères, pas une famille de sang bleu ne vient relever le niveau. Vous êtes d'accord?

– Si vous le dites.

– Déperdition de rêve égale faillite médiatique égale krach d'une industrie jadis florissante. Cette débâcle est sans doute un signe des temps mais c'est aussi un terrible manque à gagner. Heureusement, une poignée d'affairistes a décidé de reprendre tout ça en main. Les marchands de papier glacé, les marchands d'images, les marchands de luxe, les marchands d'art de vivre, les marchands de nostalgie, tous les marchands de grandeur et les vendeurs de décadence. Si on compte les produits dérivés, ça fait une sacrée galette.

– Mais…! C'est immoral!

– Et alors? Nous sommes en train de faire péter le Box Office, comme dirait Jérôme.

– Vous ne pouvez pas tromper les gens comme ça… Avec des acteurs, des décors…

– Quel acteur? Quel décor? Le prince Milan Markevich de Laud et sa famille sont au-dessus de tout soupçon. Ils tiennent admirablement leur rang, eux. Depuis le xvie siècle, ils ont accompli un parcours sans faute, pas une campagne, pas un fait d'arme n'a échappé à la lignée des Markevich. En pleine alliance franco-russe, en 1906, son père Féodor se marie à Paris avec la comtesse de Laud, ils vivent à Saint-Pétersbourg jusqu'en 1917 puis viennent s'installer ici. Le prince Milan naît en 18, mais moins de deux ans plus tard ils sont ruinés et doivent occuper les communs pour devenir les larbins des quatre ou cinq familles de parvenus qui se sont repassé le château. Il a fallu une armada de généalogistes pour remonter jusqu'à eux, et une bataille juridique invraisemblable pour leur rendre leurs biens.

– …?

– Ne me regardez pas comme ça, tout ceci est vrai, vous pensez bien que nous n'avons aucune envie de nous faire piéger par un quelconque pigiste du Canard enchaîné.

Je lui sers un verre de vin pour calmer le jeu.

– Continuez, Mathilde. Je suis prêt à tout entendre mais pour l'instant je n'y crois toujours pas.

– Une famille royale, un domaine paradisiaque. Ne leur manquait que…?

Je fais semblant de chercher mais j'ai bien peur d'avoir trouvé.

– … Des histoires?

– Pour leur faire vivre un quotidien extraordinaire, pour passionner le monde entier et rendre fous les paparazzi, il leur fallait un scénariste. D'autres que moi auraient fait l'affaire, mais compte tenu de mes romans, de la Saga, et de mon penchant naturel pour les histoires princières, c'est moi qu'on a choisie. Encore des morilles?


*

J'ai eu droit à un dîner d'apparat qui sentait bon le Grand Siècle. Le protocole voulait qu'on nous séparât, Mathilde et moi, mais j'ai fait comprendre au protocole que je préférais rentrer à la nage plutôt que me retrouver coincé entre une douairière et une perruque poudrée. Le Prince, un charmant vieux monsieur de plus de 75 ans, m'a accueilli avec quelques formules bien tournées et m'a présenté à toute sa famille. Nous nous sommes retrouvés dans la salle de réception du château autour d'une table de vingt-trois mètres. Musique baroque, laquais, invités de marque, sans oublier les journalistes, dehors. Tout y est.

– La liste des invités suit une logique qui échappe à tout le monde, me dit Mathilde. Avec l'aide de mes assistants, je choisis les heureux élus et laisse en souffrance ceux qui se damneraient pour dîner ici.

– Qui est cette belle fille, là-bas?

– Vous n'avez pas lu Paris-Match depuis combien de temps, Marco? Iliana, fille d'Aymé et Catherine de Laud, petite-fille du Prince. Elle a dix-sept ans et ne fait que des conneries. Avec le physique qu'elle a, il fallait qu'elle se lance dans le cinéma. Je lis ses scénarios, je la conseille pour toutes les bêtises possibles et toutes celles qu'il faut absolument éviter. Je lui rédige ses réponses aux interviews et lui demande de ne pas trop improviser quand elle est hors de portée. Je suis en train de lui chercher un fiancé qui va couper la chique à tout le monde, je vois bien un toubib qui parcourt l'Afrique pour traquer des virus.

– Classieux.

– Le type en face d'elle, c'est son frère Dimitri. Vous ne devinerez jamais son job.

– Le farniente?

– Non, le farniente, c'est l'oncle Anthony. Dimitri écrit des romans d'amour.

– Non…

– Si! Il en sort un par trimestre, j'écris ça d'une main en regardant la télé, ça entretient ma plume. Le plus drôle c'est qu'il les publie sous un pseudo et les suppositions vont bon train. Le bruit court qu'il est en train d'écrire un roman erotique.

– Vous n'allez pas faire ça.

– Si!

– Et la dame qui a l'air de s'ennuyer ferme, là-bas?

– Anna Watkins, la sœur d'Anthony. Je lui ai bâti une carrière de femme fatale redoutable, elle qui s'occupait d'un élevage de truites il y a cinq ans. Aujourd'hui on lui attribue plus de suicides qu'à Rudolph Valentino.

– Et la chaise vide?

– Je n'en suis pas peu fière, c'est la place de Virginie de Laud, l'aînée de la famille et princesse héritière. Elle a l'habitude de s'évaporer dans la nature et réapparaître sans prévenir personne. Il ne se passe pas un jour sans qu'un journal ne lance un scoop sur sa mystérieuse disparition. Chaque fois qu'elle revient, je lui trouve une histoire différente.

– Elle est où, en ce moment?

– Dans sa chambre, au-dessus de votre tête. Le statut de princesse n'est pas marrant tous les jours.

– Vous gérez combien de personnages, en tout?

– Si je compte les prétendants et quelques cousins, trente-sept.

– Quel est celui dont vous êtes la plus fière?

– Le Prince lui-même. Mon chef-d'œuvre. J'en ai fait un descendant bâtard de Pierre le Grand et aujourd'hui, il y a fort à parier qu'il possède le fameux trésor caché des Romanov. Sa forme physique lui viendrait d'un breuvage secret dont la formule est jalousement gardée par la dynastie.

– Vous ne craignez pas d'en faire un peu trop?

– Peut-être mais pour l'instant ça marche. Parfois il vient me faire des suggestions, je lui écris ses discours, nous nous entendons à merveille.

– Je ne vous soupçonnais pas de connaissances aussi pointues en Histoire.

– J'ai trois spécialistes qui travaillent sur la question.

– Et vous les aimez tous, c'est ça?

– Pas les trente-sept mais une bonne partie. Ils sont ma famille, désormais. Je me sens responsable d'eux. Vivre au milieu de ses personnages est la seule idée que je me fais du bonheur.


*

La fête s'est prolongée tard dans la nuit. Une réception chez les Markevich de Laud, c'est champagne, billard, joutes verbales et promenade aux flambeaux jusqu'au petit jour.

Il est cinq heures du matin, le soleil commence à poindre. Mathilde a allumé toutes les lumières de sa gigantesque bibliothèque et nous buvons une dernière coupe de champagne.

– J'ai besoin de vous pour réparer les dégâts de l'épisode 80.

– Je redoutais cette phrase depuis votre arrivée.

– Mathilde…

– Je vais avoir du mal à vous refuser quelque chose, Marco, considérez que c'est fait.

– J'ai besoin de vous.

– Quand je découpais tous ces articles dans les magazines vous vous souvenez de la manière dont je répondais à vos quolibets pour avoir la paix?

– Vous vous contentiez de dire «C'est mon jardin secret», comme si ça allait nous calmer.

– Allez vous pencher à la fenêtre. Jetez un œil en bas et dites-moi ce que vous voyez.

J'obéis, sans chercher à comprendre.

En bas…?

En bas, il y a…

Il y a, dans la pénombre, un décor que personne n'a jamais osé dessiner. Des herbes hautes et des fleurs magnifiques, un banc, une balançoire, des colonnes grecques et… des paons. Des paons vivants qui se promènent!

– Le voilà, mon jardin secret. Il existe vraiment. C'est là que je vivrai tant que ça durera. C'est là que j'attendrai la fin du monde comme une vraie midinette qui est allée jusqu'au bout de son rêve. C'est là que je verrai mes amants se succéder jusqu'à ce qu'aucun ne vienne plus frapper à ma porte. Je ne retournerai pas d'où je viens, ce monde-là, je vous le laisse.

– Ça ne vous prendra qu'une semaine ou deux.

– Laissez-les tomber et restez à mes côtés. Je ne peux pas m'occuper de trente-sept personnages toute seule.

– Nous n'avons pas le droit! Il faut nous remettre au boulot!

– Jamais!

Elle est furieuse, et pourtant je ne pense pas avoir fait grand-chose pour la blesser.

– Je vous souhaite une bonne nuit. J'ai quarante ans, il est cinq heures du matin et un type beau comme un astre est en train de piaffer devant la porte de ma chambre.


Une petite pancarte en forme de flèche indique encore l’Albergo dei Platani, mais ce n'est plus un hôtel depuis longtemps, Louis me l'a répété trois fois. «Quand tu te retrouveras au milieu de nulle part, dans un coin qui ressemble au centre du monde, tu seras arrivé.» Merci, Vieux…

Une certitude, je n'ai rien connu d'aussi beau que cette Palestrina perdue dans la campagne romaine. Je repère un escalier bizarre fait de rondins jetés à la diable sur vingt mètres de hauteur, façon schlitte.

– Fais attention, tout le monde se casse la figure au moins une fois.

L'escalier devait être praticable il y a dix ans, avant qu'on ne le livre au chiendent et à la pluie. J'y mets le temps qu'il faut mais j'arrive entier. Louis me tend la main pour me hisser jusqu'à lui.

– Je t'attendais plus tôt dans l'après-midi.

– Pas causants, les gens du coin. J'ai mis plus de temps pour faire les cinq derniers kilomètres qu'entre Nice et Rome.

Des platanes, il y en a des dizaines, énormes, magnifiques. Ils créent un écran de fraîcheur et de pénombre comme dans la plus épaisse des forêts. L'ancien hôtel est perdu au milieu. Nous passons devant une tonnelle qui abrite deux chaises longues et une table.

– Votre salle de brainstorming?

– Le plus souvent, oui, mais depuis quinze jours, c'est devenu difficile.

Nous avançons à pas lents vers la résidence, comme pour éviter de faire du bruit.

– Il va comment?

– Pas très bien.

– Je tombe mal?

Louis me sourit avec toute l'indulgence dont je le sais capable.

– Au contraire, je vais en profiter pour le laisser se reposer un jour ou deux. J'en ai besoin aussi. Entre…

Le hall de l'hôtel a été gardé tel quel, le desk du concierge, le casier de ventilation des clés, celui du courrier. Louis en joue avec un certain bonheur.

– Je vais te donner la chambre bleue, elle a trois fenêtres, nord, sud, ouest. Tu as le téléphone. Personne ne se lève avant dix heures. Quand je dis personne, c'est moi, parce que lui ne se lève plus du tout.

– Vous n'êtes que tous les deux?

– Oui. Sa femme reste à Rome pendant qu'il travaille, ça fait trente ans que ça dure. Je crois même qu'elle n'est jamais venue ici.

– Il sait que tu as un visiteur?

– Je lui parle souvent de toi.

– …Non?

– Quand il a su que tu venais, il a dit: Marco…? Quello che non sa scrivere a mano? Parce que je lui ai raconté que tu écrivais tout par ordinateur, même la liste des courses.

C'est parti comme une flèche pour se ficher droit dans mon petit cœur. Le Maestro a prononcé mon nom! Moi, Marco! Moi qui suis né dans une banlieue pourrie à une époque sans relief. Celui qui a fait des chefs-d'œuvre comme on va à l'usine a gardé une petite place dans sa mémoire pour y loger mon nom!

Dans ce qui était jadis la salle de restaurant, Louis me fait un café au percolateur.

– Putain qu'il est bon…

– Un type passe tous les trois mois pour entretenir la bécane. Le Maestro n'en boit plus mais il y tient. Viens, je vais te montrer ta chambre.

Je monte un escalier et traverse un couloir. Devant l'une des portes, Louis ralentit le pas et pose un doigt sur sa bouche.

Le Maestro dort.

Louis ouvre ma chambre et referme la porte pour parler à voix haute.

– Je prends des précautions mais je n'ai jamais rien vu le réveiller. En 72 ou 73 une météorite est tombée à trois kilomètres d'ici. Les paysans du coin pensaient que la fin du monde était arrivée. Le lendemain matin, quand le Maestro a appris ce qui s'était passé, il m'a engueulé comme du poisson pourri parce que je ne l'avais pas réveillé. Je lui ai répondu: «Cette météorite est tombée ici à cause de toi, Maestro.»

Je prends une douche au filet d'eau fraîche que la pomme veut bien m'octroyer. Il fait tellement chaud que je n'ai pas besoin de me sécher, un petit froissement de drap suffit. Sous la tonnelle, Louis m'invite à le rejoindre, une bouteille de Martini en main. Je lui demande comment avance son scénario.

– Plus lentement que d'habitude. Le Maestro fatigue vite. Quand il arrive à se concentrer, il a la vivacité d'esprit d'un jeune homme. La séance suivante, il peut être totalement absent, le regard vide. Je lui dis: «Maestro, ce serait bien que ce personnage soit un immigré qui sache communiquer grâce à son savoir-faire, qu'est-ce que tu dirais d'un pâtissier, un pâtissier tunisien?» Lui ne répond rien, il est ailleurs, peut-être dans les images de son film. Le lendemain, il me dit: «Un pâtissier tunisien, excellent! Il ferait une sorte de pièce montée qui représenterait une femme, avec tu sais, cette pâte d'amande très colorée.»

– Tu crois qu'il aura la force de le tourner?

– Je crois, sinon il ne m'aurait pas demandé d'y travailler avec lui. Il va me jouer la mater dolorosa pendant toute l'écriture et il va se réveiller d'un seul coup pour le premier jour de tournage. Au dernier, on pourra commencer à s'inquiéter.

– Qu'est-ce qu'il a?

– Tout et rien. Il sent que c'est l'heure. Les toubibs veulent le mettre à l'hôpital. Lui, à l'hôpital!

– Ils n'ont pas tous vu le film.

– Cette scène-là, tout le monde la connaît.

– Le travelling au milieu des draps blancs et des barreaux de lits. Le fils, à l'accueil, qui veut voir son père mourant.

– C'est la dernière chance qu'il a de lui parler…

– … L'infirmier lui dit que les visites sont terminées après neuf heures! Rien que d'en parler, ça me fout des palpitations. Cette scène, mon père me la racontait déjà quand j'étais môme.

– Moi aussi, je me sens toujours un peu gosse quand je repense à ses films. Même si j'en ai écrit certains avec lui.

– Tu te souviens du vieillard qui mange son plat de spaghettis? Juste un petit personnage en arrière-plan. Il fait des gestes incompréhensibles. Au début on rigole, et puis…

– Le bonheur et la nostalgie n'arrêtent pas de se chercher pendant tout le film. Il arrive même à faire passer une pointe de sensualité.

– Tout était splendide, dans ce film. Les rêves de l'idiot du village, la scène du déluge…

– … Et «La partition de l'amour»? Et le moment où Zagarolo se prend pour Dante!

– Il a toujours dit que de tous ses films, c'est celui qu'il aime le moins.

– On ne lui a pas donné la Palme d'Or parce qu'il l'avait eue l'année précédente.

La mémoire en feu, nous enchaînons Martini sur Martini.

– Je ne sais pas ce que je donnerais pour bosser avec un géant comme lui, rien qu'une petite heure.

– C'est une chance unique, mais c'est aussi un piège. Le Maestro n'a pas besoin qu'on lui trouve des histoires, il les a déjà en lui, dès la première séance. Il a seulement besoin d'un type assez fou pour descendre fouiller dans son univers et en ramener des blocs entiers. Parfois il faut y aller avec des bottes d'égoutier. Tu ne sera jamais qu'un pâle reflet de son imaginaire. Et tu seras sacrifie au bout du compte parce que ça restera son film, pour les siècles à venir et pour la terre entière.

Tout à coup, un cri déchire la quiétude de cette fin d'après-midi.

– … LUIGI?… LUIGI.… PER LA MADONNA… LUIGI…!

Louis se lève et saisit la bouteille de Martini.

– Je le connais par cœur. Il sait que nous sommes en train de prendre l'apéro et ça le rend malade de jalousie.


*

Nous avons dîné dehors, incapables de quitter la tonnelle malgré la fraîcheur du soir. Le Maestro n'est pas sorti de sa chambre et s'est contenté d'un petit bouillon. Devant lui, je n'aurais sans doute pas prononcé le moindre mot et les tagliatelles de Louis me seraient restées en travers de la gorge. Nous avons bâfré en buvant ce petit vin de pays tout juste tiré de la barrique. J'ai vu de mes yeux le Vieux préparer des pâtes fraîches sur l'énorme plan de travail des cuisines. Un beau cercle jaune qu'il a plié comme un ruban avant de rne demander:

– Fettucine? Spaghetti? Papardelli? Tagliatelle?

J'ai choisi au hasard, sachant que de toute façon je regretterai les autres. Nous avons passé le reste de la journée à préparer le dîner, surveiller la sauce tomate, cueillir du basilic dans le jardin, dresser le couvert, sans nous presser, en ponctuant nos rares phrases de verres de vin blanc. Je ne lui connaissais pas ce talent de mamma romaine.

– Quand tu travailles avec les Italiens, il faut s'adapter. Combien d'idées géniales ai-je laissées en souffrance parce que l'heure de la pasta avait sonné. Ils sont tous comme ça, et ils l'étaient plus encore dans les années soixante-dix.

Tard dans la soirée, il m'a sorti une grappa extraordinaire à base de truffes blanches.

– Elle vient de Venise. Pour un peu on la porterait en eau de toilette.

– Vous le terminez quand, ce scénario?

– Quand il aura cessé de tourner en orbite autour d'une idée que je n'arrive pas à cerner. Il me fait penser à un peintre dans sa dernière période.

– Un peintre?

– Vers la fin, ils vont tous vers le dépouillement maximal, regarde Turner. Ils gardent un point central, essentiel, le reste autour n'a plus beaucoup d'importance.

– Le Maestro a la réputation d'être un perfectionniste et un bourreau de travail.

– Perfectionniste peut-être, mais bourreau de travail, sûrement pas. Qu'il soit malade ou pas, c'est toujours la même histoire: on s'installe, on bavarde un peu, et dès qu'on est concentrés, il faut qu'il aille jouer au baby-foot ou téléphoner des heures à sa femme. Il revient, on re-bavarde comme des pies, on parle des films qu'on a aimés, de tous ceux que l'on n'écrira pas, on ment beaucoup, et puis c'est l'heure de la pasta. Au total, sur une journée de travail, on peut retenir une bonne demi-heure de rentable. Et puis un jour on s'aperçoit que le film se construit tout seul même si nous n'avons rien sur le papier.

– Je ne suis pas sûr de jamais travailler pour un réalisateur qui transforme tout ce qu'il filme en or.

– Sans vouloir te décourager, cette race-là se fait rare. Les films magiques issus de l'imaginaire d'un seul homme n'intéressent plus personne. Les visionnaires qui se promènent sur les territoires inconnus de l'âme humaine sont déjà en exil.

– Le cinéma aura toujours besoin d'illuminés comme lui.

– Pas sûr. Avant, quelques producteurs fous mettaient encore de l'argent au service d'un art. Aujourd'hui on fait l'inverse. Pourquoi pas, après tout? Des types comme Jérôme vont nous montrer que la logique de l'argent peut aboutir à de belles choses. Qui sait?

Quand il parle de Jérôme, me reviennent en mémoire les regards en coin que nous échangions, au début, lorsque Louis nous évoquait ses années italiennes.

– Tu sais, Louis… Jérôme et moi, les premiers temps, on ne savait pas trop quoi penser quand tu nous parlais des Italiens, du Maestro…

– Vous n'aviez jamais vu mon nom sur un générique et vous vous êtes demandé si je n'étais pas un vieux ringard qui rêvait sa filmographie?

– …

– À cette époque-là, les Italiens avaient compris qu'un film était une conjugaison de talents. Comme dans une bonne engueulade en famille, tout le monde y mettait son grain de sel. Quand un Mario travaillait avec un Dino, un Ettore passait les voir pour lire un bout de script, un Guido venait proposer une idée et appelait un Giuseppe pour avoir son avis sur la question. Ça se téléphonait du Piémont en Sicile: «Viens me sortir de ce merdier, cette putain d'histoire me casse les noix, per la madonna!» Moi, je venais de débarquer au milieu de cette bande, fasciné, avec tout plein d'images et de répliques en tête. Ils m'ont adopté vite fait, les salauds. J'étais leur mascotte, il Francese, je leur portais chance, disaient-ils, et je suis devenu un consultant permanent, le gars qui traîne partout et nulle part. Parfois je passais la matinée autour d'une bonne comédie classique, l'après-midi je faisais des sauts de puce dans une série B, et le soir on dînait à huit ou dix autour d'un film à sketches. J'étais payé par toutes les productions que comptait Rome, je n'avais qu'à être là, soit pour faire les expresses, soit pour écrire l'intégralité d'un dialogue, soit pour raconter mon rêve de la nuit précédente. Comment voulais-tu que mon nom apparaisse où que ce soit? On me disait: «Luigi, le prochain c'est le tien, ça sera ton film, on viendra tous te donner un coup de main.» Mais ce n'était jamais le moment. Tu parles d'une bande d'enfoirés! Qu'est-ce que j'ai aimé ces années-là…

– Tu aurais dû nous raconter, Louis.

– Je serais bien incapable de dire ce qui est de moi dans tous ces films, mais une chose est sûre: j'étais partout. Une image, une réplique, une idée, j'ai laissé ma trace dans vingt ans de cinéma italien.

La honte me chauffe les joues, je dois être rouge comme une pivoine.

– Ensuite j'ai rencontré le Maestro et nous avons formé un duo. Mais, pour les producteurs, le public, et le Maestro lui-même: un film du Maestro est un film du Maestro. Il faut que son ombre plane sur tout, de l'esquisse de l'idée de départ au montage final, en passant par l'affiche et parfois même la musique. Pas question de cosigner quoi que ce soit quand Sa Sainteté y a apposé son sceau. Et après tout, c'est mieux comme ça.

– Tu aurais dû nous raconter, Louis…

– Je n'avais pas besoin de vous raconter. Tu sais pourquoi? Parce que la complicité et l'enthousiasme de cette époque-là, je les ai retrouvés avec vous trois pour la Saga. Je remercie Dieu de m'avoir fait éternel has been, sinon je n'aurais pas été de cette belle aventure.

Il me sert sur un plateau une occasion rêvée d'aborder les vraies raisons de ma visite.

– …Chhhhut!

Il se braque comme un chien d'arrêt quand il entend un grognement lointain et pointe le doigt vers la fenêtre du Maestro.

– Je vais voir s'il n'a besoin de rien.

Je lui emboîte le pas, nous montons l'escalier comme des voleurs, il ouvre doucement la porte de la chambre du maître et la referme un instant plus tard.

– Il dort.

– Laisse-moi le voir, Louis. Juste un coup d'oeil. Offre-moi ce souvenir. Si un jour j'ai des enfants, je leur raconterai cet instant-là. Ils le raconteront à leur tour et j'aurai une chance de rester dans les mémoires.

Il se fend d'un sourire et ouvre à nouveau la porte de la chambre. Je passe la tête à l'intérieur.

Le Maestro est là.

Le profil enfoui dans un oreiller.

Tranquille.

Perdu dans le monde des rêves.

Ces mêmes rêves qui sont devenus les nôtres depuis si longtemps.

– Merci…

Il me raccompagne jusqu'à ma chambre.

– Louis, j'ai autre chose à te demander. Il faut que je t'en parle maintenant sinon ça va me travailler toute la nuit.

Pas la moindre lueur de surprise sur son visage. Il entre, s'adosse à la fenêtre et croise les bras avec un air de défi.

– J'ai besoin de toi à Paris pour rattraper les conneries de la Saga.

– Et merde…

– Nous n'avons pas le droit de la laisser dans cet état-là.

– C'est le Maestro que je ne peux pas laisser dans cet état-là.

– Il comprendra, Louis. Tu n'as pas le choix.

– Tu pouvais tout me demander, sauf de le lâcher maintenant. Depuis que Lisa est morte, je n'ai que lui. Et je ne veux pas l'abandonner dans sa dernière folie. Même si, juste après, c'est lui qui m'abandonnera encore.


De la fenêtre du bureau, je vois, de chaque côté de l'avenue, une voiture banalisée où deux pauvres bougres attendent qu'on vienne les relayer. J'ai repéré aussi deux flics en civil, l'un à la terrasse du tabac, l'autre sur le banc en face du kiosque. Je ne sais pas s'ils dépendent tous de la même maison ou s'il y a un manque de coordination entre les services. Une chose est sûre, ils ne nous lâcheront pas d'une semelle tant que nous n'aurons pas terminé cet ultime épisode.

– Tu nous fais chier à regarder tout le temps dehors, mec. Manquerait plus qu'on les plaigne!

Depuis que nous nous sommes remis au travail, Louis, Mathilde et Jérôme ne perdent pas une occasion de me dire qu'ils seraient bien mieux ailleurs. Ai-je vraiment eu besoin de les convaincre de finir ce que nous avions commencé? Maintenant que je les ai sous les yeux, penchés sur leur écran, j'en doute. Sont-ils revenus parce que je les ai suppliés ou parce que la Saga elle-même a lancé des appels auxquels ils ne pouvaient résister?

Mathilde téléphone dans son île dès qu'elle le peut. Son équipe lui fait une synthèse complète de tout ce qui s'est passé dans la journée et elle leur donne les directives pour le lendemain. J'ai cru que son business mobiliserait toute sa disponibilité mentale, mais il n'en est rien. Elle se concentre à 100% sur le tout dernier épisode de la Saga.

Non sans une certaine morgue, Jérôme nous a montré un fax de Clint Eastwood tombé ce matin. Il aime beaucoup le script de Full Time Love que notre cher collègue lui a fait parvenir juste avant son escapade parisienne. Ils ont rendez-vous dans dix jours à New York pour en parler. Au rythme où nous avançons, Jérôme ne lui posera pas de lapin.

Le Maestro est allé faire des repérages en Sardaigne et en profite pour se reposer au soleil tout en dessinant les décors du prochain film. Louis a l'esprit tranquille. Cinecittà les attend tous les deux dans les semaines à venir.

– Dites donc, vous trois, nous sommes le 29 septembre? Ça ne vous rappelle rien?

– Le 29 septembre de l'année dernière, nous avions notre première réunion de travail dans ce putain de bureau.

Nous nous sommes regardés l'espace d'une seconde et avons repris le boulot comme si de rien n'était. Nous n'avons que faire des commémorations et des souvenirs. L'important, c'est demain, c'est le prochain épisode de notre vie, c'est notre devenir qui nous attend, quelque part, dès que nous aurons livré cet ultime épisode de Saga.

Et cet épisode-là n'a qu'une seule chose à raconter.

Les premiers jours, nous avons écouté les suggestions alentour, nous avons cherché à savoir ce qui manquait le plus à ceux qui avaient tant aimé la Saga. Chacun y est allé de son coup de cœur et de son coup de gueule, tous les personnages y sont passés. Quel avenir pour le couple de Mildred et la Créature? Qu'est devenu le vaccin contre la peur que Fred nous avait promis? Pedro est-il bon ou méchant? Camille va-t-elle ressusciter? Et des milliers d'autres questions, plus insoupçonnables, plus urgentes les unes que les autres. Il nous a fallu faire un bilan de toutes ces attentes pour nous rendre à l'évidence et accepter ce que nous savions déjà. Que sont Camille, Fred et Mildred, Marie et les autres, au regard de ces vingt millions d'individus qui ont fait vivre la Saga? À quoi bon pousser à bout le destin de chacun de ces petits personnages qui n'en méritent pas tant, après tout. Ce n'est pas leur Saga qui nous intéresse, c'est la nôtre, celle de la rue, celle que nous portons en chacun de nous. L'ultime épisode doit inspirer vingt millions de Sagas. Pour ce faire, nous avons besoin de vingt millions de scénaristes.

Celui qui a ri et pleuré à ce feuilleton, celui qui a aimé et haï celui-là portait dans son imaginaire, dans sa mémoire et dans son cœur, ce que la Saga avait de bon à lui donner. À lui désormais d'écrire sa propre Saga, jour après jour. Nous lui avons donné assez d'outils pour qu'il se débrouille seul. Il sait que rien n'est écrit et que les répliques ne sont pas immuables. Il ne trouvera pas meilleur que lui-même pour affûter son propre dialogue et choisir parmi les mille bifurcations que sa vie lui propose.

Mathilde, Jérôme, Louis et moi avons livré nos secrets de fabrication dans cet ultime épisode.

À eux d'en faire bon usage.

Au grand étonnement de Séguret, nous avons refusé les décors somptuaires, les budgets pharaoniques, les cascades et autres luxes des superproductions. La Saga devait se terminer comme elle a commencé, dans l'indigence de moyens, pour être plus proche de ceux qui étaient là depuis le début et de ceux qui se sont perdus en cours de route. L'ultime épisode va se dérouler dans le salon des Fresnel, chaque protagoniste bouclera sa boucle et la Saga fera partie de l'Histoire.

Un retour aux sources est parfois plein d'épreuves: nous avons demandé qu'il soit diffusé entre quatre et cinq heures du matin. L'idée que la France entière serait debout à cette heure-là nous a paru aussi juste que drôle. Dans vingt ans, ils se souviendront tous de cette nuit de veille devant la petite lucarne.

Ensuite, nous nous séparerons pour de bon. Chacun de mes partenaires s'envolera à nouveau loin de Paris.

Et moi, dans tout ça?

Pour moi tout est allé très vite depuis le soir où j'ai entendu la voix de Juliette sur mon répondeur.

Charlotte est à Paris. Dans le studio qu'on lui prêtait quand elle était étudiante. Je ne t'ai rien dit et ne fais pas le con.


*

La porte s'est entrouverte. Tout de suite elle m'a demandé de parler à voix basse, avant même de me laisser entrer.

– Je ne sais pas si je vais te laisser entrer.

– …

– C'est Juliette qui a vendu la mèche?

– Tu n'es pas seule?

Elle jette un œil vers l'intérieur, l'air gêné.

– … Entre.

Immédiatement, je cherche la présence d'un tiers. La porte de la chambre est fermée.

– Ça n'a pas changé, ici.

– Tu peux t'asseoir là.

– …

– Tu veux boire quelque chose?

– Qu'est-ce que tu as?

– Du Bailey's.

– Au moins tu n'as pas perdu ton sens de l'humour. Du Bailey's…

– C'est très bon le Bailey's.

– …

– Il doit rester une bière.

Elle a toujours détesté la bière. Qu'est-ce que fait cette bière dans son frigo?

– Tu n'étais pas à Paris, ces derniers mois.

– Non.

Silence.

D'accord, j'ai compris. Il va falloir que je lui arrache les mots de la bouche un par un et j'ai horreur de ça. Dans mon métier, c'est une règle essentielle: il est interdit de s'embourber dans un «tunnel» explicatif. Pourquoi ci, pourquoi ça, ça s'est passé comme ci, et j'ai fait croire que c'était comme ça, et bla-bla-bla et bla-bla-bla! Pourquoi faut-il que dans la vie nous soyons obligés d'en passer par là, bordel!

– Tu travailles, en ce moment?

– Non, je suis en congé. Et toi, ton feuilleton?

Quel feuilleton?

– Ton truc qui devait passer la nuit.

– Ne me dis pas que tu es la seule personne sur le globe terrestre qui n'ait jamais entendu parler de Saga?

– Eh bien si, je t'annonce que je suis la seule personne sur le globe terrestre qui n'en a jamais entendu parler. Ça a été diffusé?

– Tu veux me faire marcher, là…

– J'étais dans la Creuse. Pas de télé, pas de journaux, c'est tout juste si j'avais l'électricité. La Creuse, c'est la Creuse.

– Oui, ça a été diffusé.

– Tu étais content?

– Je ne sais pas si c'est vraiment le moment de te raconter ça.

– Mais si. En trois mots. Ça m'intéresse. C'était tellement important pour toi.

– Disons que… Disons qu'en un an j'ai fait un cycle complet autour du soleil en passant par toutes les saisons. J'ai fait une sorte de voyage initiatique à 180°, je suis parti comme Homère et je suis revenu comme Ulysse. Je me suis mis en abîme, je m'y suis penché et ça m'a fait peur. J'ai repoussé les limites jusqu'à ce qu'elles me repoussent à leur tour, et je suis allé très loin, par-delà le bien et le mal. Mais ça ne m'a pas suffi, il a fallu que je fricote avec le diable pour me rapprocher de Dieu et me faire passer pour lui à mes moments perdus. J'ai revisité la tragédie grecque, la comédie à l'italienne et le drame bourgeois, j'ai foulé Hollywood de mes pieds, et j'ai été, l'espace d'un soir, l'invité des princes. J'ai brassé mille destins tordus et me suis retrouvé en charge de vingt millions d'âmes. Mais tout ça est rentré dans l'ordre.

Petit silence mérité. J'ai tout fait pour.

– Et toi, Charlotte?

– Moi? J'ai fait un enfant.

– …

La porte de sa chambre est fermée.

– Le scénariste, c'est moi, Charlotte. Les coups de théâtre, les rebondissements et les répliques cinglantes, c'est mon métier.

– J'ai quand même fait un enfant. Et si tu as peur que je te pique les répliques, je vais faire dépouillé: il est de toi, il a trois mois, c'est un garçon, je l'ai appelé Patrick en me disant que d'ici trente ans ce sera un prénom unique, donc d'un chic absolu.

La porte de sa chambre est fermée.

… J'ai besoin de la scène explicative.

J'exige un très long tunnel, avec les retours en arrière et les mises au point narratives qu'il faudra.

J'ai toutes les questions à poser.

Elle les attend. Avec toutes les réponses.

Je sens que mes répliques vont perdre de leur verve.

– … Pourquoi?

– Parce que j'ai eu les résultats des tests à l'époque où tu as commencé à travailler sur ton feuilleton. J'aurais aimé te l'annoncer sans en faire une montagne, en prenant des précautions, je sais que tu es un garçon impressionnable. J'ai essayé plusieurs fois.

– Et alors?

– Tu me le demandes? Tu ne te souviens pas à quel point tout ça t'a rendu fou? Fou dangereux! Tu étais obsédé par ton feuilleton, tes collègues, tes personnages, plus rien d'autre ne comptait dans ta vie, essaie de me dire le contraire.

– J'ai peut-être été un peu polarisé…

– Même quand tu étais à la maison, tu étais là-bas. Tu vivais des choses tellement plus exaltantes qu'avec moi et tu me le faisais comprendre. Un soir tu m'as même dit: Comment ça va à ton boulot? J'ai pensé que Mildred pouvait faire ce genre de job un peu plan plan,

– Moi j'ai dit ça?

– Tu as dit nettement pire. Je préfère oublier.

– La Saga était la chance de ma vie! Elle tombait mal, c'est tout. Tu aurais pu comprendre! Être un tout petit peu patiente. Que tu te sois tirée en douce au fin fond de la Creuse à cause de ça, c'est dégueulasse!

– Ce n'est pas la seule raison, Marco. Il y a eu aussi… ça.

D'un tiroir, elle sort le script de l'épisode n° 5 de Saga et me le tend.

– À t'entendre tu étais en train d'écrire la 8e merveille du monde. Ce scénario tramait sur le lit, j'ai eu la curiosité d'y jeter un œil.

– …?

– Scène 21.

Je froisse la moitié des pages, mes mains sont de plus en plus moites… scène 21… scène 21… qu'est-ce que ça peut être que cette putain de scène 21, bordel de bordel?


2l. SALON FRESNEL. INT. JOUR

Jonas Callahan et Marie Fresnel sont seuls dans le salon. Elle prépare du thé.

jonas : Dites-moi, madame Fresnel, Camille a toujours été comme ça?

marie : Vous voulez dire aussi mélancolique, aussi affectée? Non. C'était une petite fille pleine de vie, elle était frondeuse, espiègle…

jonas : Je vais tout faire pour qu'elle le redevienne.

marie : Vous êtes gentil, Jonas, mais si vous voulez mon avis, je peux vous dire ce qui lui redonnerait la force et l'enthou siasme qu'elle a perdus.

jonas : Ce serait trop beau, qu'est-ce que c'est?

marie :… Un enfant.

Jonas se lève d'un bond, renverse sa tasse de thé brûlante sur ses genoux mais ne réagit pas. Il regarde fixement Marie.

jonas : Je suis tellement amoureux de votre fille qu'elle aurait pu me demander n'importe quoi… Jeter ma vie de flic aux orties pour devenir le pire des voyous. Me vautrer dans l'alcoolisme pour ressembler à mon père. Aller déterrer Schopenhauer et le ramener à la vie pour lui faire avouer qu'il s'est trompé. Me mettre une balle dans la tête pour lui montrer que la mort n'a rien d'extraordinaire. Elle aurait même pu me demander bien plus. Mais pas un enfant!

Il se dirige vers la fenêtre pour fuir le regard de Marie.

jonas : Qu'un autre le lui fasse, si ça peut la rendre enfin heureuse, mais ça ne pourra jamais être moi. L'idée même qu'un être puisse être issu de ma chair me fait horreur. Je veux que tout se termine après moi, je veux être la fin, je ne veux pas mettre au monde un petit être qui va souffrir tout au long de son existence et qui finira par en crever. Je ne veux pas m'en faire pour lui, j'ai déjà trop à gérer tout seul. Et si jamais je ne l'aimais pas, hein? Vous croyez que c'est naturel, l'amour? J'aurais trop peur de le détester dès son arrivée et lui faire payer d'être venu se poser entre moi et l'autoroute que je veux prendre à deux mille à l'heure. Mettre un enfant au monde…? Si je pensais que ce monde avait encore une chance, je ne serais pas devenu flic. Je n'ai pas besoin de me prolonger. Je n'aurai jamais d'enfant. Il quitte le salon.


Je referme le script et regarde Charlotte, plus belle que jamais.

– Il ressemble à quoi, ce môme?