"Saga" - читать интересную книгу автора (Benacquista Tonino)

HUBRIS

Personne dans le couloir.

Ça ne veut rien dire, ils sont peut-être planqués dans l'escalier, comme la semaine dernière. Je tente une sortie, mon téléphone portable en main, en cas d'urgence.

L'ennui c'est que dans le commissariat dont je dépends, il y a une télé, bien cachée dans un vestiaire, pour les longues nuits de garde. Des spectateurs de la première heure, ces gars-là. Le jour où je suis allé porter plainte, les flics ont défilé dans le couloir pour voir à quoi je ressemblais. Certains avaient juste un truc dans les yeux qui disait: c'est lui… c'est lui… D'autres étaient plus bavards («Vous voulez voir l'inspecteur Jonas? il a démissionné») et j'ai vite compris que, pour eux, tout ce qui m'arrivait était pain béni. Depuis je ne vais les voir que pour trouver un abri provisoire.

Toujours personne en haut de l'escalier.

La voie semble libre, celui qui aurait voulu me casser la gueule me serait déjà tombé dessus. Même ce crétin de syndic a dû remettre ça à plus tard. Il veut me faire payer les boîtes aux lettres arrachées, l'ascenseur cassé, et surtout, le nettoyage des graffitis. Ça part de la porte cochère, ça court sur trois étages, et ça finit en feu d'artifice autour de ma porte (On te fera sauter la gueule, signé Menendez. Tu paieras pour Camille et les autres. Ci-gît une ordure, etc.). Il y en a des milliers qui se chevauchent, illisibles. Certains ont dessiné ma tête au milieu d'une cible. Parce qu'on la connaît, ma tête. Ils se sont bien chargés de la médiatiser. Un hebdo fouille-merde l'a passée en page deux, avec au-dessus «wanted» et forte récompense. Qui a dit que les scénaristes n'avai jamais leur part de gloire?

Ma boîte aux lettres a été réduite en miettes, si bien que le facteur jette purement et simplement mes deux sacs d'injures quotidiennes à même le dallage du hall. Les lettres dégoulinent de par tout, on les piétine, on les déchire, et quand je ne passe pas deux jours de suite, la concierge met le tout dans le container de la voirie. S'il y avait un mot de Charlotte perdu au milieu de ce torrent d'insultes et de menaces de mort, il me serait impossible de mettre la main dessus. Par curiosité, je saisis une ou deux lettres, au passage. «Cher petit scénariste de mes couilles, ce n'est pas en mon nom que je t'écris, je suis bien au-dessus de ça, mais t'attaquer à des enfants était la pire des saloperies, etc.» «Monsieur, ce dont vous vous êtes rendu coupable n'a pas de nom. Vous n'avez certainement pas lu La Divine Comédie de Dante, mais sachez que le neuvième cercle de l'enfer est réservé à des gens comme vous…» Dans le tas de ce matin, une enveloppe m'accroche tout de suite le regard. Je la retourne dans tous les sens sans y croire, mais non, ce n'est pas un rêve, je suis une vedette. Cette lettre m'est parvenue avec, pour seule adresse: Au dernier scénariste de Saga qui n'a pas quitté le pays, Paris. Même le Père Noël n'a pas droit à tant de diligence de la part du personnel des Postes. Pas le temps de l'ouvrir, j'entends le grincement de la porte de la concierge et quitte le hall en sachant déjà ce qui m'attend sur le trottoir.

Les premiers jours, j'ai cru qu'il s'agissait d'une coïncidence. Et puis, à la longue, j'ai dû me rendre à l'évidence. Une tradition bien parisienne s'est créée en bas de mon immeuble, bientôt ce sera une curiosité touristique et on visitera ma rue comme on va au Père-Lachaise. Le trottoir du 188 de la rue Poissonnière est devenu un cimetière de téléviseurs. Une marée nocturne charrie des dizaines de caissons pétés et se déverse dans le caniveau. Il en vient de par tout, on en retrouve des piles devant le porche ou pêle-mêle alentour. C'est comme les blagues et les rumeurs, on ne sait pas d’ou elles partent mais elles se propagent plus vite qu'un virus. Il paraît qu'ils en ont parlé aux infos régionales. De loin, on peut prendre ça pour de l'art contemporain, de près ça fait décharge, mais on peut y voir aussi, en forçant sur le symbole, une sorte de mausolée cathodique et décadent, un monument érigé en mémoire des victimes de la Saga. Des clodos et des récupérateurs de tout poil viennent glaner des pièces détachées, le tout forme un étrange ballet qui fait de moi un fantôme du petit matin contraint de raser les murs. À force d'écrire des choses horribles, elles finissent par arriver.

Je tourne le coin de la rue dans le jour naissant. Personne.

Qu'est-ce qu'un quartier, après tout, un misérable petit quartier parisien quand cette putain de Saga a été diffusée, par satellite, dans l'Europe entière.

Je m'engouffre dans le métro pour rejoindre la Concorde. Je ne sais pas comment tuer le temps avant mon rendez-vous et m'assois devant les grilles du jardin des Tuileries.

Je n'ai jamais eu envie à ce point de parler à quelqu'un. N'importe qui. Le premier venu ferait l'affaire.

Depuis que je ne passe plus chez moi que pour guetter un signe de Charlotte, le téléphone portable s'est imposé dans mon quotidien. Objet précieux en cas de dérive, il donne au vagabond l'illusion d'être relié à autrui. Dans mon cas, ce n'est rien de plus qu'une illusion. Les appels anonymes se sont faits plus rares, c'est déjà ça. Je ne sais pas qui appeler.

Ma mère laisse sans cesse son répondeur branché depuis ce fameux 21 juin. Elle s'est vue contrainte de fournir des explications sur la Saga à ses collègues. Plus personne ne s'assoit près d'elle à la cantine. Comment pouvais-je imaginer une chose pareille? Elle m'héberge quand je n'ai pas d'autre endroit où aller, mais je m'embourbe vite dans des justifications qui ne la satisfont pas. Elle me lance des «qu'est-ce qui a bien pu te passer par la tête… qu'est-ce qui a bien pu te passer par la tête», comme un gimmick verbal qui me poursuit même quand je suis seul. Le reste du soir, je vais de cinémas en chambres d'hôtel et de fast-food en bancs publics. J'ai fait de l'errance une sorte d'art majeur et de anonymat un sport à risque. Ma vie ressemble à un film sur la Résistance, Je pourrais me réfugier chez les deux ou trois copains qui me restent mais je sais bien que tout tournerait autour de ça. De ça et rien d'autre. Dès que je me mets à parler de l'épisode n°80, c'est plus fort que moi, je fais des efforts pour retenir de larmes. Pour un peu, je me laisserais aller à chialer comme un gosse, sans savoir vraiment pourquoi. Je ne ressens pas le moindre iota de culpabilité, pas une seconde il ne m'est arrivé de regretter ce que nous avons fait, je n'ai envie d'implorer aucun pardon. J'ai envie de dire que cet épisode n'était pas une insulte crachée au visage des vingt millions de fidèles. Nous n'avons pas cherché à massacrer des innocents ni à faire payer ceux qui nous avaient permis d'exister. On m'a proposé de me justifier, en direct, sur le plateau d'un talk show à grande écoute et je n'y suis pas allé. Il s'agissait d'un procès en règle dont le verdict était déjà connu: lapidation jusqu'à ce que mort s'en suive. Tirez sur le scénariste, titrait un magazine de télé, la semaine dernière. J'ai sans doute été lâche mais cela n'aurait servi qu'à me nuire. Je ne sais pas si j'arriverai à retravailler un jour dans mon domaine. Les producteurs du film que je devais écrire cet été m'ont fait comprendre que personne n'était assez fou pour embaucher un type capable de poignarder dans le dos ceux qui l'emploient. Ma vie de scénariste n'aura duré qu'une seule saison. La Saga m'a tout donné et tout repris. Elle m'a même arraché des choses que je pensais ne jamais pouvoir perdre. Des choses auxquelles tout le monde a droit. Une heure de répit, une parole aimable. Une minute d'écoute, sans récrimination, sans mépris.

Le soleil est déjà haut. La vie recommence sans moi. J'ai besoin de Charlotte. Une petite minute d'écoute. Sans récrimination, sans mépris…

Il y a des gens pour ça, après tout.

Marie faisait appel à eux quand elle avait envie de formuler ce qu'elle ne pouvait pas dire aux siens.

– S.O.S. Amitié, j'écoute.

– … Bonjour.

– Bonjour.

– …

– …

– J'appelle parce que je ne sais pas à qui parler. Être seul est quelque chose de terrible mais s'en apercevoir est encore pire.

– Et votre entourage? Vous n'avez aucune famille? Personne sur qui compter?

– En ce moment, je ne connais personne qui aimerait faire partie de mon entourage.

– Que voulez-vous dire?

– Vous aimeriez être un copain de l'ennemi public n° 1?

– Des ennuis avec la police?

– Oui et non.

– Il vous serait possible de préciser?

– Je ne suis pas recherché. Pas officiellement. Je suis seulement coupable de terrorisme idéologique, de manipulation fictionnelle et d'atteinte à la sûreté de l'État.

– …

– J'ai déjà perdu le grand combat: La Nation versus Moi.

– Quand rien ne va, on a souvent l'impression d'un complot.

– Vous croyez que je fais de la paranoïa?

– Non, je vous demande de me dire ce qui ne va pas avec des mots simples.

– Quand on retrouve des dizaines de postes de télé chaque matin devant chez soi, on a du mal à faire simple. Disons que partout où je vais, on me renvoie l'image d'un traître et cette image me collera à la peau des années durant. Pourtant, je ne me sens pas coupable, mon vrai problème est de savoir si je dois partir ou pas.

– Partir?

– Fuir si vous préférez. Essayer de refaire ma vie ailleurs. Cette idée me rend dingue. Je n'ai aucune envie de quitter mon pays, la ville où je suis né, les murs que je connais depuis l'enfance. Comment accepter d'être condamné à l'exil?

– …

– Vous comprenez?

– Fuir, exil, refaire sa vie. Vous parlez comme un criminel de guerre. Tant que vous ne me dites pas exactement ce qui vous arrive…

– Vous aussi vous voulez des phrases nues? Je n'étais pas tout seul dans le coup. Nous étions quatre. Vous connaissez cette phrase «À force d'écrire des choses horribles elles finissent par arriver»?

– …

– …Allô?

– Vous êtes un des scénaristes de la Saga.

– …?

– …

– Je suis bien autre chose que ça, vous savez.

– …

– Vous êtes toujours là…?

– …

– Vous voyez bien que je ne suis pas paranoïaque.

– …

– Il vaut mieux que je raccroche, hein…?

– Attendez… Laissez-moi vous raconter quelque chose. Nous avons un poste de télévision, ici, dans le local de S.O.S. Amitié, et nous le laissons allumé pendant la nuit. C'est une source d'informations au cas où il se passerait quelque chose qui suscite des réactions, mais c'est aussi notre quart d'heure de pause. Depuis l'automne dernier nous avons remarqué une baisse sensible des appels entre 4 et 5 heures du matin. Il s'est créé au fil des nuits comme une zone de tranquillité à cette heure précise. Comme tout le monde, nous nous sommes mis à regarder le feuilleton Saga pour essayer de comprendre le phénomène. Je peux même vous dire que j'ai beaucoup aimé ce personnage qu'on ne voit jamais et qui travaille à S.O.S. Amitié.

– J'avais peur que vous m'en parliez.

– Il ne correspondait à aucune réalité de notre fonction mais ça n'était pas grave, au contraire. Je dirais même qu'il était symbolique de tout ce qui se passait dans ce feuilleton. Le point au départ était fantaisiste, les dialogues parfois délirants, mais au milieu de tout ça se dégageait un réel très fort, quelque chose qui avait trait à la vie des gens, comme un langage qui parlait à tous et tout le monde finissait par s'y reconnaître. Si vous saviez la publicité que ça a fait à S.O.S. Amitié! Une publicité un peu encombrante même, des femmes seules appelaient pour rencontrer l'homme de leur vie ici, comme dans le feuilleton. Mais ce n'est pasle plus important, ce qui était passionnant à observer c'était la manière dont le feuilleton devenait pour nous une sorte de… une sorte de relais. Et cette tendance s'est accentuée jusqu'au succès des derniers épisodes. Je me suis longuement interrogé avec mes collègues sur ce phénomène d'identification aux personnages de la Saga et j'avoue n'avoir pas trouvé de réponse satisfaisante. En tout cas, nos correspondants réagissaient de deux manières distinctes: soit ils trouvaient des réponses au fil de la Saga, soit ils trouvaient enfin les bonnes questions.

– …

– En tout cas, quelque chose avait changé, l'espace d'une saison.

– …

– … Ce que vous dites me touche beaucoup… Je ne sais pas trop quoi dire… On ne pensait pas vous donner autant de boulot.

– C'est maintenant, le boulot. Depuis la fin juin, nous avons même été obligés de recruter. Votre entreprise de sabordage a parfaitement réussi. Personne ne peut soupçonner l'impact que peuvent avoir des personnages de fiction dans l'esprit des gens. Vous qui avez tant d'imagination, vous ne pouvez même pas supposer l'attachement qu'on peut leur porter. Ils font partie de la famille, ce sont des amis indéfectibles, ils sont même parfois plus proches encore. On a de la peine pour eux, on éprouve les mêmes joies, et on justifie leurs moindres faits et gestes. On les attend, on les espère. Vous avez frappé de toutes vos forces à l'endroit le plus vulnérable au moment même où on vous faisait une confiance totale. Vous avez fait exploser l'espoir que vous aviez fait naître chez ceux qui en avaient le plus besoin.

– Vous exagérez, nous n'avons…

– La vision du monde que vous proposez est celle d'une jungle qui finira par nous engloutir tous. La vie est une maladie grave, au mieux on peut espérer ne pas trop en souffrir en attendant la délivrance. Une certitude? Oui, la tristesse universelle, c'est le matériau que les petits artisans que nous sommes devons travailler jour après jour. Organisez votre propre chaos, bonnes gens, cela vous fera gagner du temps. Il n'y a rien à faire contre le désespoir, il est endogène, immanent, il est inscrit au fond des tripes. Et s'il vous faut à tout prix une réponse au doute, le suicide est sûrement la plus raisonnable. Vous êtes toujours à l'écoute?

– …

– Le pire c'est que vous y avez mis tellement de talent qu'il est impossible de ne pas vous suivre.

– …

– Maintenant, je vais vous dire exactement ce qu'on vous reproche, et cette fois, je m'inclus dans le nombre. Depuis que vous êtes partis, nous avons retrouvé le chemin de la niche. Le spectacle suffisant de la médiocrité reprend ses droits, le grand show du cynisme roi va pouvoir recommencer. Vous nous avez laissés seuls face à cette télé de merde. Une dernière étincelle de conscience va s'éteindre sous cette mélasse d'images anxiolytiques qu'on nous prépare. Il n'était pas très fair play de nous avoir fait croire à Saga.

– …

– Si vous voulez bien raccrocher, j'ai d'autres appels.


*

Quelqu'un vient d'ouvrir le Jardin des Tuileries.

Un jogger s'arrête un instant pour souffler en s'accrochant aux grilles puis reprend sa foulée jusqu'au bassin central.

Je parierais que mon rendez-vous est déjà là, assis sur le même banc que la dernière fois.

Bien sûr qu'il est là, avec sa tête de conspirateur et sa dégaine d'espion. Qui porte un imperméable en plein mois de juillet? Qui agit comme s'il était lui-même l'homme à abattre? Qui est plus repérable que le nez au milieu de la figure?

– Monsieur Séguret, malgré tous les griefs que nous avons l’un contre l'autre, laissez-moi vous dire que votre affection pour ces rendez-vous de série B est grotesque. À cause de petits details comme ça vous ne serez jamais scénariste.

– Ne parlez pas dans ma direction.

– Ne soyez pas ridicule. J'ai aussi peu envie qu'on me voie en votre présence que vous en la mienne. Vous ne trouvez pas que vous en faites un peu trop?

– Je n'en fais pas une affaire d'État, et vous savez pourquoi: parce que c'est une affaire d'État. Hier, l'affaire Saga est passée en second à l'ordre du jour du Conseil des ministres.

– C'est vous qui avez fait du feuilleton un outil de pouvoir. Pour nous, ce n'était qu'un sit-com. Des histoires qui arrivent à des gens, point.

– À cause de vous, ma vie aussi est un sit-com. Un épisode de dix-huit heures par jour! Si je ne suis pas encore mort c'est qu'on m'a donné l'ordre de redresser la barre pour la rentrée.

– Vous me l'avez déjà dit la semaine dernière, mais je ne vois toujours pas comment demander à vingt millions d'individus d'oublier ce qu'ils ont vu entre 20 h 40 et 22 h 10 le 21 juin dernier.

– Nous sommes assis sur une bombe, Marco.

– «Nous sommes assis sur une bombe, Marco.» Vous êtes le plus mauvais dialoguiste que j'aie jamais rencontré. On vous apprend vraiment à parler, à l'É.N.A.? «Nous sommes assis sur une bombe, Marco.»

– C'est pourtant vrai…

– Pour moi, la bombe a déjà explosé. Plus de famille, plus de travail, plus aucun avenir, plus rien, et je ne peux même pas me plaindre à S.O.S. Amitié.

– Qu'est-ce que vous avez pensé de l'épisode d'hier?

– Vous voulez parler de cette plaisanterie écrite à la diable par votre fine équipe de tâcherons? Si vous aviez l'intention de «redresser la barre» avec ce truc-là, c'est raté. C'est un peu comme si on avait demandé à Marguerite Duras d'écrire le prochain Robocop. Ne me dites pas que vous pensiez que l'épisode 80 allait s'effacer de lui-même avec cette suite ridicule?

– Les réactions ont été catastrophiques, tant du côté du public que du Premier ministre.

– L'erreur est là, Séguret. Vous n'avez toujours pas compris que le Premier ministre fait partie du public, comme tout le monde. À lui aussi, on racontait des histoires quand il était môme. Lui aussi emmenait sa fiancée au cinéma quand il était adolescent. Lui aussi invente désormais des histoires à ses petits-enfants. Lui aussi a besoin de sa dose quotidienne de fiction. Il y a peut-être d'obscures manipulations politiques autour du feuilleton, mais dites-vous bien que votre Premier ministre se sent trahi comme s'est senti trahi le chômeur de Roubaix, la ménagère du Var et le…?

– Le pêcheur de Quimper.

– Je l'oublie toujours.

– Qu'est-ce qui n'allait pas dans cet épisode?

– Du fin fond de mon malheur, je me dis que je pourrais être à votre place, et ça va tout de suite mieux.

– Répondez, je vous en prie…

– rien n'allait! Vos scénaristes ne nous épargnent pas un seul poncif du genre, on les sent ramer comme des galériens pour essayer de rattraper le coup. Et les dialogues? Vous voulez qu'on parle des dialogues? C'est simple, on a l'impression que c'est vous qui les avez écrits!

– Le 81 devait être un peu de pommade sur la plaie et ça a fait l'effet du vinaigre.

– Qu'est-ce que je disais…

– Il faut une vraie suite à la Saga.

– La Saga était une délicate alchimie entre Mathilde, Jérôme, Louis, et moi. Vous pourrez contacter tous les scénaristes de la terre, même de bien meilleurs que nous, ils vous concocteront peut-être des chefs-d'œuvre, mais ils n'écriront pas la Saga.

– J'ai besoin de votre aide.

– Vous plaisantez?

– Nous allons tous les deux vivre un enfer. Vous avez autant besoin de cette suite que moi.

– Trop tard.

– Si vous ne le faites pas pour vous-même, faites-le pour vingt millions de gens. Faites-le pour le pays. Pour mes enfants, pour le Premier ministre, pour les fan-clubs, pour les marchands de vanille, pour tout ce que vous voulez. Ou bien, faites-le pour la Saga.

– Jamais.


*

Il m'a suivi un bout de chemin et j'ai réussi à le semer en sautant dans une rame de métro à la station Palais-Royal. Je ne suis pas resté à Paris pour la Saga ni par peur de l'exil. Je suis resté uniquement pour retrouver la femme de ma vie. J'ai enfin compris à quel point j'étais coupable de ce qui nous est arrivé. Avais-je besoin de lui dire à tout bout de champ que je vivais des choses passionnantes dès que je sortais de la maison? Pourquoi ai-je parlé de Camille, de Marie ou de Mildred comme un Pygmalion se vante de ses Galatées? Comment ai-je pu oublier jusqu'à son existence pendant qu'elle était là, à portée de main, prête à me soutenir si j'en avais eu besoin. Il aurait suffi de demander. Dans les films, les mauvais garçons en cavale se font coincer parce qu'ils veulent une dernière fois voir leur fiancée avant de quitter le pays. J'ai toujours trouvé ça un peu facile et pas crédible pour un sou. Aujourd'hui, je dois des excuses à tous les rebelles romantiques. Je ne quitterai pas Paris tant que je n'aurai pas la certitude qu'elle ne m'aime plus.

– Que voulez-vous que je vous dise de plus que la dernière fois? Elle a travaillé trois semaines dans une boîte à la Défense, puis elle s'est trouvé une mission de deux mois dans une P.M.E. en banlieue sans nous donner beaucoup de détails.

Etre pris pour un con me dérange rarement, excepté quand il s'agit de retrouver celle qui me manque le plus au monde. La voilà donc, cette fameuse «chef de projets». Au téléphone, je la sentais plus revêche, mais depuis qu'elle m'a de visu, planté devant le standard, avec ma gueule de pruneau mal rasé et mes nippes froissées, elle révise son ironie à la baisse. Je sens comme une odeur de consigne formelle, dans ce hall, pour un peu je me sentirais indésirable s'il n'y avait cette curiosité tenace dont je fais l'objet depuis un fameux soir de juin. La standardiste m'a léché du regard, un instant j'ai même cru que je lui plaisais, mais elle avait ce truc dans les yeux, ce truc qui dit c'est lui, c'est lui, et qui me donne toujours l'impression qu'il s'agit d'un autre. Des collègues de Charlotte se tiennent là-haut, bien en ligne sur la passerelle en verre et acier.

– Vous ne voulez pas me donner l'adresse de cette P.M.E.?

– Charlotte est très autonome, elle peut disparaître comme ça sans prévenir.

Elle me dit ça à moi, cette folle!

– Si vous me laissez voir son bureau, je trouverai peut-être un numéro de téléphone, quelque chose.

– Qui êtes-vous pour prétendre à une chose pareille?

Cette femme m'exaspère et m'exaspère et m'exaspère.

– Madame la chef de projets, je dois vous mettre en garde. Charlotte est peut-être morte. Ou bien elle est en danger, quelque part dans une cave humide. Elle attend que ses collègues réagissent mais sa supérieure hiérarchique s'en fout. Quand on retrouvera son cadavre, il y aura une enquête, on viendra vous interroger, ce ne sera pas facile de leur expliquer ça. Vous risquez entre deux et quatre ans fermes. Vous verrez vos enfants une fois par semaine, à Fleury-Mérogis. Vous savez qu'il n'y a plus de grilles, dans les parloirs? On se parle à travers des plaques en verre, vous ne pourrez même pas les embrasser. Et votre mari? Vous croyez qu'il aura la patience d'attendre? Au début, il se mettra à boire pour noyer sa honte, mais très vite il souffrira de solitude, c'est humain. Imaginez le défilé de baby-sitters, chez vous, et toutes vos amies si bienveillantes qui vont vouloir lui prêter main forte. C'est attendrissant, un homme abandonné par sa femme avec deux enfants en bas âge.

– Je sais que c'est votre métier mais je n'ai pas le temps d'écouter vos élucubrations. Si Charlotte donne des nouvelles, je lui dirai que vous êtes passé. Maintenant je vais vous demander de quitter les lieux et de ne plus vous manifester.

Charlotte est peut-être là, tapie quelque part, rouge de confusion. Je refuse de sortir et attrape la chef par le bras, pas méchamment, juste assez pour qu'elle dise à la standardiste:

– Mireille, appelez la sécurité.

– C'est plus grave que vous ne l'imaginez, laissez-moi entrer, je vous en prie.

– Lâchez-moi!

Une des filles a poussé un petit cri. Les deux types en combinaison bleue m'ont attrapé par les avant-bras pour me traîner dehors. J'ai failli insister mais les vigiles ne demandaient que ça. Ils doivent s'ennuyer, à la longue, dans ces buildings modernes.


*

Juliette est seule chez elle. Charlie a emmené les gosses chez les grands-parents jusqu'à la mi-août et elle n'ira le rejoindre que dans une semaine. Elle me propose de déjeuner mais je refuse et reste debout dans le vestibule.

– À sa confidente, on dit tout.

– Tu te trompes, Marco. Les dernières semaines où vous étiez ensemble elle ne me racontait déjà plus rien. Je ne sais même pas pourquoi elle t'a quitté.

– Elle m'a quitté?

– Ça fait combien de temps que tu ne l'as pas vue?

– Plus de six mois.

– …

– Dis-moi où elle est.

– Si je le savais, je te le dirais tout de suite, je n'aime pas voir les gens souffrir, surtout un gars comme toi. Il faut dire aussi que ta connerie de feuilleton n'a rien arrangé.

– Quoi, ma connerie de feuilleton?

– Tu ne doutes vraiment de rien, Marco. Au début, on était fiers, nous tous, tes copains…

– Pas toi. Je suis crevé.

– Tu voudrais qu'on t'aime? Tu voudrais que Charlotte aime un type qui a ces trucs-là dans la tête? C'est ça, la vision du monde que tu lui proposes?

– C'était de la fiction! Rien de plus que de la fiction. La vie n’est pas comme ça, les gens ne vivent pas comme ça, des personnages comme dans la Saga on n'en rencontre pas dans la vraie vie et j'en ai marre d'avoir à ressasser des choses aussi tristement banales! J'en ai marre! J'ai l'air de quoi, là, à dire ça dans ton vestibule!

Il y a un silence pas du tout suédois, plutôt une longue phrase muette, une sorte de non-dit qui prend le temps de s'écouter.

– Je peux dormir ici, ce soir?

– …?

– Charlie n'en saura rien.

Contre toute attente, elle éclate d'un rire plutôt sain.

– Je ne vais pas te fermer la porte au nez mais je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée.

Elle a sans doute raison. Je l'embrasse sur les deux joues, longuement.

Je me retrouve à nouveau dehors, bête traquée et livrée à elle-même dans un monde qui confond les bêtises qu'on voit à la télé et la vie réelle. Pour un peu, j'aurais envie de le réécrire sur un coin de table, ce monde.


1. LE MONDE. EXTÉRIEUR. JOUR

Le ciel est bleu, l'herbe est verte, la mer entre les deux. La terre est peuplée d'animaux et d'hommes. Les premiers passent leur temps à faire l'amour, les seconds aussi, mais par fois ils consacrent une heure ou deux à lancer le boomerang. À cause d'une querelle autour d'un vers de Rimbaud, une moitié de l'humanité part en guerre contre l'autre. Au bout d'une longue bataille où les armes les plus sophistiquées sont utilisées (sonnets, quatrains, pantoums, alexandrins, odes), les vainqueurs ont le droit d'assister aux pièces de théâtre montées par les seconds.

Fin.


Pour retrouver ma bien-aimée, il va falloir aller jusqu'au bout de l'épreuve et affronter ceux que j'ai fuis jusqu'à maintenant: ses parents. Ceux qui se sont toujours demandé ce que leur fille faisait avec un type qui gagnait sa vie en écrivant des dialogues pour des dessins animés japonais. S'ils ne veulent rien lâcher, j'irai partout où Charlotte aimait traîner, au petit bonheur, ça prendra le temps qu'il faudra mais je finirai par la mettre devant un choix: quitter ce pays de fous avec moi ou nous dire adieu pour de bon. De toute façon, il faut que je parte, un an ou deux, le temps qu'on oublie la Saga. Il faudra que je me scénarise une nouvelle vie, ailleurs. Après tout, c'est peut-être possible.

– Je ne veux pas vous déranger mais vous êtes la seule personne qui sache où est Charlotte et j'ai vraiment besoin de la voir.

– Marco?

– … Oui.

– Vous avez raison, il faut qu'on parle de tout ça, vous êtes ici dans combien de temps?

– … Vers midi?

– Nous vous attendons.

Une bonne mesure de fermeté, un zeste de sécheresse et une pointe de silence bien glacé, pas de doute, c'était la mère. Comment une fille comme Charlotte peut-elle être née de tels parents, voilà bien le seul mystère de la création qui ne cesse de me dérouter. Je prends un taxi pour arriver le plus tôt possible afin de repartir le plus tôt possible. Ils tiennent à cette entrevue autant que moi et se délectent à l'idée de m'agonir d'insultes et me pilonner de mauvaises nouvelles. Le père de Charlotte m'ouvre avec un grand sourire qui ne me dit rien qui vaille.

– Vous avez fait vite. Entrez mon petit Marco, l'apéritif est prêt.

J'attendais la volée de bois vert et voilà que madame se précipite dans mes bras. Sort de sa bouche une longue farandole de phrases toutes faites sur la joie de me revoir, mêlant interjections exaltées et embrassades intempestives. Je suis K.O. debout. Elle m’installe devant une myriade de coupelles remplies de petites choses à grignoter et lui me sert d'autorité une bonne rasade de whisky. Pour l'instant, je les laisse déballer tout ce qu'ils ont derrière la tête sans dire le moindre mot. De toute façon, il m'est impossible d'en placer une. Leur bienveillance n'est qu'une stratégie, je dois préparer ma défense. Ils ont peut-être lu quantité de ces romans policiers anglais où l'on prodigue aux invités des trésors d'attention avant de les assommer et de les enterrer dans le jardin. Le sens de cette mascarade est peut-être encore plus tragique: ils me regrettent déjà depuis que Charlotte a rencontré un type bien pire que moi.

– Mon petit Marco, vous êtes en âge de prendre des décisions d'homme. Quand vous déciderez-vous à parler mariage?

– Pardon…?

– Je suis tout prêt à écouter votre demande.

On sonne à la porte d'entrée. Coup de gong qui me sauve in extremis d'un uppercut avant la seconde reprise. Mariage? Est-ce bien le mot que j'ai entendu? Un bonhomme tout rond entre et se joint à cet apéritif invraisemblable.

– Etienne, voici notre futur gendre. Marco, je vous présente un de nos meilleurs amis, Etienne.

– Je suis un fanatique de la Saga, dit-il, je prévoyais bien des choses avant qu'elles n'arrivent. Tenez par exemple, l'explosion du gâteau d'anniversaire du caissier général de la Banque de France, j'en ai parlé à ma femme deux épisodes plus tôt.

Mariage… Charlotte leur a parlé de mariage? Je ne peux pas y croire. On sonne à nouveau à la porte.

– Tiens, ce doit être elle, justement, dit la mère.

– Qui? je demande, en me dressant sur mes jambes.

– Ma femme, dit Etienne.

On me présente Simone qui confirme que son mari avait bel et bien prévu l'histoire du gâteau d'anniversaire. De quel gâteau parlent-ils? Tous les quatre piaillent entre eux et me laissent devant mon verre de whisky. Autre explication: ils sont en train de me faire une surprise orchestrée par Charlotte elle-même. Elle va apparaître, enfin, pour m'annoncer devant sa famille et ses proches que la quarantaine est terminée et que nous allons nous marier! On sonne encore! La voilà!

– Marco, je vous présente ma sœur et mon beau-frère, dit la mère, ils habitent à deux pas et tenaient absolument à vous rencontrer depuis le temps qu'on leur parle de vous.

La sœur de ma future belle-mère habite dans le même quartier que l'actrice qui joue Evelyne (laquelle, malgré le succès, est restée «une fille simple et souriante»). Le mari de la soeur est heureux «d'avoir un artiste dans la famille». Les Bergeron sont arrivés, des voisins ou des parents, je ne sais plus. Je réponds aux questions sans vraiment les comprendre, je confonds le gâteau d'anniversaire de la Banque de France avec l'explosion d'Evelyne mais ça ne semble pas choquer grand monde. Au milieu du brouhaha, je parviens à coincer la mère de Charlotte.

– C'est votre fille qui vous a parlé du mariage?

– Charlotte? Elle est bien trop extravagante pour ça. Vous qui avez les pieds sur terre, vous ne trouvez pas qu'il serait temps de régulariser?

– Pour ça, il faudrait qu'on en parle et je ne sais même pas où elle est.

Elle met un petit fond musical et tend les cacahouètes à M. Bergeron.

– Il faut absolument que vous me disiez où est votre fille!

– Aucune idée, ça fait bien trois mois qu'on ne l'a pas vue.

Elle s'occupe de dix choses à la fois, s'adresse à tout le monde et me propose de porter un toast dans la foulée.

– Vous êtes en train de me dire qu'elle vous laisse sans nouvelles depuis trois mois?

– Mon mari l'a eue au téléphone la semaine dernière. Vous la connaissez! Même gosse elle était complètement imprévisible!

Elle court vers la cuisine pour chercher un plateau de petits fours chauds. Je slalome entre les individus pour rejoindre le père et le coupe en pleine conversation. Si j'étais lui, je ne me fierais pas à mon apparente docilité.

– Comment va-t-elle? Qu'est-ce qu'elle vous a dit? Elle avait des problèmes? Elle appelait de loin? Répondez, bordel!

En s'empiffrant de pistaches, il cherche dans ses souvenirs, un peu surpris.

– Tout avait l'air d'aller. Il me semble qu'elle était en province. Ou à l'étranger. Avec le boulot qu'elle a, on ne sait jamais vraiment. On est habitués. Dites donc, Marco, cette Saga, ça reprend quand?

Invisible, immatériel, je traverse tout ce tintouin comme un fantôme dépouillé de son suaire. Je devrais faire le siège jusqu'au prochain coup de fil de leur chère petite. Je n'en ai pas la force et me retrouve dehors, sans la moindre piste. Face à l'homme de la rue, ma faculté d'anticiper sur les situations ne me sert plus à rien. Les amateurs n'en font qu'à leur tête, ils improvisent et plus rien ne correspond à l'histoire qu'on avait imaginée. Il faudrait pouvoi écrire sa vie, scène après scène, et s'en tenir au script.


*

J'hésite entre une bouche de métro et un café sans âme. Mes pas me dirigent dans une ruelle insignifiante et je ne cherche pas à les contredire. Que ferait un type dans ma situation dans un film américain? Depuis belle lurette, il aurait fait appel à un détective privé.

L'idée n'est pas aussi saugrenue qu'elle en a l'air. Il me faut un gars comme ça. Un œil. Il se foutrait bien de savoir qui je suis du moment que j'allonge le pognon. Il saurait cuisiner la chef de projets sans même qu'elle s'en aperçoive. Au bout de la ruelle, un type en complet gris-bleu me tend la main. Sa tête ne me dit rien.

– … On se connaît?

On ne laisse pas pendre une main que l'on vous tend. J'ai été élevé comme ça. Deux autres gars dans son genre viennent m'encadrer, en silence.

Tout se passe très vite, le mouvement est répété comme un pas de deux: la portière ouverte de la voiture, les pressions dans les côtes, Marco qu'on flanque sur la banquette arrière et démarrage. Le tout sans que personne ne prononce un mot, pas même moi. Ça ressemble aux quelques secondes qui suivent un accident de voiture, on sent confusément qu'il vient de se passer quelque chose de violent et on attend que la conscience nous revienne. La ruelle est déjà loin derrière, le chauffeur tourne le coin de la rue. Un de ses acolytes est sur le siège passager et l'autre près de moi. Tous le trois portent exactement le même costume gris-bleu, tous les trois ont la mâchoire carrée et les yeux froids comme des merdes de poisson. La trouille au ventre, je bafouille le plus attendu des dialogues et leur parfait silence me confirme à quel point ils le connaissent déjà par cœur. La voiture se retrouve vite sous un tunnel. Je crispe les yeux très fort pour entendre ma propre voix réson ner dans mon crâne: Non, Marco, nous ne sommes plus dans la vraie vie, le réel n’a plus rien à voir avec ce que tu as connu avant de mettre en marche la Saga. Mais quoi qu'il arrive, n'oublie jamais que c'est toi le héros, le gentil. Sinon ils vont tous finir par te rendre dingue.

– Où est-ce que vous m'emmenez?

Silence.

– Quelle que soit la question, vous ne répondrez pas?

Sans se retourner, le passager dit:

– Le scénariste c'est vous, non?

Je ne sais pas quel test il veut me faire passer mais, aussi étrange que cela puisse paraître, ce type a raison. Le scénariste, c'est moi.

– Si j'essaie d'analyser la scène, je dirais que nous sommes dans une superproduction, vu les costumes taillés sur mesure et la bagnole de luxe. Le casting est impeccable et votre jeu d'une rare sobriété. Tout de l'intérieur, l'école Strasberg. Côté dialogue, le ton général de la scène est trop mat. Si je peux me permettre un conseil: il est toujours risqué de faire durer un climat anxiogène, vous risquez de perdre le spectateur, il n'aime pas ça contrairement à ce qu'on croit. Au cinéma, on s'ennuie dès qu'on identifie un procédé. Dans une séquence de quinze secondes on peut se mettre à bâiller dès les cinq premières. D'autres que moi auraient zappé depuis longtemps.

Il fallait le tenter. Je n'ai pas reçu de baffe.

– Pourtant vous ne savez toujours pas dans quel clan on est, dit l'un d'eux.

– Vous dites «clan» comme s'il n'y en avait que deux: les flics et les voyous. Si nous sommes vraiment dans un film de genre, je dirais que vous n'êtes ni gentils flics, ni méchants voyous, ni gentils voyous, ni méchants flics. Vous êtes bien au-dessus de tout ça. D'un point de vue technique, si je devais vous nommer dans un scénario, j'écrirais sbire 1, sbire 2, sbire 3, sans distinction morale ou physique.

Les charrier pour qu'ils réagissent. Risqué. Pile ou face.

– … Continuez.

– Essayons de lister les hypothèses. Vous êtes tous les trois ambigus à souhait, il est impossible de savoir si vous allez: a. m'égorger en rase campagne; b. me faire prendre un jet pour me sauver la vie; c. me foutre une trouille noire pour m'obliger à faire ce que je ne veux pas faire.

Ils ne réagissent pas mais je crois que nous nous acheminons vers le c. Ce matin j'ai juré à Séguret que je ne retoucherai pas à la Saga. L'information s'est répercutée de plus en plus haut, ce qui me vaut l'honneur d'être pris en otage par ces trois clones tout droit sortis de Matignon ou d'un mauvais film de barbouzes.

– Vous ne trouvez pas que toute cette histoire prend des proportions invraisemblables? On déverse des torrents d'images tous les jours à la télé, on voit des enfants mourir en direct, on assiste à des guerres comme si on était dans un jeu vidéo. On vous montre des pourris et des tueurs qui sortent innocents à l'issue des procès. On vous gave de jeux débiles présentés par des ignares milliardaires, on vous impose des tonnes de fictions qui vous ramollissent le cortex, tout le paysage audiovisuel est aux mains des cyniques qui nous écrasent de leur puissance et de leur médiocrité, ET C’EST CETTE PUTAIN DE SAGA QUI A DU MAL À PASSER? MAIS POURQUOI VOUS ACHARNEZ-VOUS SUR CE FEUILLETON DE MERDE? SUR MOI, PETIT SCÉNARISTE QUI A JUSTE ESSAYÉ DE BIEN FAIRE SON BOULOT?

Ils laissent passer quelques secondes de stupéfaction avant de me demander de me calmer. J'aurais pu cracher tout ça au type de S.O.S. Amitié, ou même à Séguret, ou à ma chère belle-famille. Mais non, il fallait que ça tombe sur les pires. Ils échangent des regards amusés. J'ai tout à coup l'impression de ne plus exister.

sbire 1: Dites donc, les gars, ça ne vous rappelle pas la tirade anti-télé? C'était qui, déjà?

sbire 2: Walter Callahan, au tout début. On voyait juste sa tête qui changeait d'expression devant l'écran. Rien qu'avec une toute petite lueur dans l'œil on savait ce qu'il regardait. C'était un bon acteur.

sbire 3: C'est dans cet épisode-là que son cousin Quincy est de passage à Paris.

sbire 2: Le cousin Quincy! Celui qui dit toujours…

sbires 1, 2, 3 (en chœur): Hère we go down and dirty!

sbire 3: Vous vous souvenez de Clarisse, la copine de Camille?

sbire 1: Le bizutage présocratique?

sbire 3: J'avais un faible pour elle, elle disparaît dès l'épisode suivant, je ne sais plus comment.

La voiture roule toujours dans Paris sans itinéraire précis.

sbire 2: Elle meurt à cause de l'enquête du journaliste qui est en fait le fils de la victime et qui demande au tueur lui-même de l'aider. Et ce crétin tombe dans le piège.

sbire 1: Pendant cette période-là, je croyais que c'était Fred, le tueur.

À la réflexion, si. Il y a un itinéraire précis. La voiture s'achemine vers un quartier que je connais bien. Le mien.

sbire 2: Moi, j'étais sûr que c'était Jonas, à cause de sa théorie sur «l'assassinat paradoxal».

sbire 3: Moi je croyais que c'était cette femme de 60 ans dont j'oublie toujours le nom…

– Vous n'allez pas me lâcher en plein jour en bas de chez moi, les gars? Dites-moi que vous ne ferez pas une chose pareille!

sbïre 2: Tu veux parler de celle qui vit encore dans les années cinquante?

sbire 1: Yvette! Quand elle enlève sa chaussure pour remettre droit la couture de son bas… yaaaaa! ça m'a rappelé ma mère. Vous savez que c'est Yvette qui prononce le mot «Saga» la seule et unique fois de tout le feuilleton?

La voiture s'engage dans la rue Poissonnière. Au loin, je vois un camion de la voirie ramasser une pile de téléviseurs.

sbire 3: Non, il y en a une autre.

sbire 3:… Quoi?

Des types bizarres font des graffitis à la bombe sur les murs alentour.

sbire 3: Quand Camille rencontre un touriste qui lui dit: Ma vie est une Saga, laissez-moi vous la raconter. C'est un copain suédois qui me l'a traduit.

Une poignée d'individus attend, juste en bas, au 188. La voiture freine. Je m'accroche au siège et aux poignées. Le sbire 2 fait le tour pour ouvrir ma portière. Le groupe de badauds regarde vers la voiture en pensant qu'un V.I.P. va en sortir.

– Vous n'allez pas me faire descendre ici?

Ils s'y mettent à deux pour m'arracher de là et me jeter sur le trottoir.

sbire 1: Vous allez vous remettre au travail tout de suite.

sbsre 2: D'ici septembre, il faut que tout rentre dans l'ordre.

sbire 3: Sinon, la prochaine fois, nous opterons pour l'hypothèse a.

Ils claquent les portières et la voiture disparaît au loin. Vous n 'allez pas me faire descendre ici? Je vais bel et bien me faire descendre si je reste planté là une seconde de plus. Je prends un air dégagé et fais volte-face en direction de la rue de la Lune. Ça ne rate pas: trois types qui réclamaient ma mort à l'encre rouge sur la façade de l'immeuble s'élancent vers moi. Dans la foulée, deux ou trois locataires, le syndic et quelques autres leur emboîtent le pas. Des désorganisés, des non-identifiés suivent le mouvement, je me mets à courir. Courir courir à m'en faire éclater le cœur. Je t'aimais, Charlotte! J'ai risqué ma vie pour toi mais je crois que mon instinct de survie va reprendre le dessus et cette course folle ne s'arrêtera qu'à l'autre bout du monde. Tu y es peut-être déjà, j'arrive! J'arrive!

Coincé, rue Thorel. L'essaim m'entoure, je reste immobile dans un cercle de feu, il y a des scorpions qui se feraient sauter le caisson pour moins que ça. Avant même que je puisse dire un mot, je reçois quelques rafales de peinture qui me barrent le corps. Bousculade, cris, houle de haine qui monte, ils m'empoignent, c'est la curée, ils veulent tous leur part, une ruade me précipite au sol, des semelles me piétinent, et j'essaie de penser très fort que tout ça, c'est de la fiction.

Une simple comédie qui rend la croyance toujours plus forte que le savoir.

Mais ça n'empêche pas la douleur. La mêlée s'écrase sur moi, mes os vont craquer sous le poids, l'un d'eux va me porter le coup de grâce, en douce, personne ne saura qui.

J'attends.

J'espère.

J'attends, les yeux clos.

Mais le calvaire s'arrête net.

Le poids s'envole…

J'ouvre les yeux.

Un ouragan de bras et de poings vient coller des baffes à ma petite bande de tortionnaires. Je ne comprends plus rien, ça se bouscule et se castagne au-dessus de ma tête, d'autres bras me soulèvent du sol et je m'envole dans la rue de la Lune.

Christique! Je suis devenu une entité christique!

Tout cela devient réjouissant au possible. Ça y est, ils m'ont rendu fou! Je vole!

Et trois secondes plus tard on m'enfourne à l'arrière d'une camionnette.

– On rentre à la base.

– C'était moins une…

– Démarre bordel!

– On s'occupe de tout, monsieur Marco, ne vous inquiétez plus.

Le genre de phrase qui provoque instantanément l'effet inverse. Une demi-douzaine d'individus agglutinés dans la carlingue me regardent avec des sourires ébahis. Ils ont en moyenne mon âge. Les garçons semblent rompus à toutes les techniques de guérillas et les deux filles se meuvent comme des combattants d'élite.

Ce matin, sur les coups de sept heures, j'étais dans le drame psychologique. Un peu plus tard, j'ai fait dans la comédie de mœurs. En début d'après-midi, je me suis retrouvé sans le vouloir dans une série B d'espionnage. Mais là, je ne vois vraiment pas ce que je fous dans un film de guerre.

– C'est quoi cette base?

– A trois pas d'ici. Mais ça ne se raconte pas, ça se visite.

– Vous passiez là par hasard?

On a toujours un type de garde, au cas où vous feriez une apparition, mais vous êtes difficile à choper. Il nous a prévenus, on a pu intervenir d’urgence.

– On peut savoir qui vous êtes?

– La délégation des 61 présidents des fan-clubs de la Saga disperses en France.

Je soupire un grand coup. Ils prennent ça pour un soulagement quand ce n'est que de la résignation. La journée va être longue.


*

La camionnette s'engouffre dans une cour pavée. Au bas d'un bel immeuble vétusté, je vois l'affiche À vendre. Le propriétaire est un des leurs et l'a proposé comme point de ralliement pendant quelques mois avant de s'en séparer. Un comité d'accueil me fait la fête dès que je franchis le seuil. Quand ils ont su que je venais, ils ont préparé un petit buffet et une banderole de bienvenue. Ils attendent ça depuis deux semaines. Je ne sais pas si je dois relâcher la pression. Après une coupe de champagne, on me montre le dortoir, la salle de réunion, et ce qu'ils appellent le «Musée», un genre de loft qu'on visite comme un vrai musée, avec toutes sortes de choses posées sur des socles. Le chef me fait la visite.

Un pistolet sous une cloche en verre.

– C'est le 9 mm de Camille, on l'a racheté à l'accessoiriste de la première équipe. Ils ont remplacé le flingue depuis, mais c'est celui-là qu'elle tient dans l'épisode 2.

Sur un long présentoir, une série d'une dizaine de pages de scénario.

– Ça, c'est un des nôtres qui les a récupérées dans les bureaux de la production avant que ça parte à la poubelle. C'est le brouillon de la scène 18 du n°62 quand Mordécaï achète 2000 dollars de shamallows à Marie. Au bas d'une page, Louis Stanick a rajoute, à la main: Insérer une phrase nue, ici.

Un petit récipient en plastique transparent qui contient un liquide blanchâtre.

– L'échantillon de lipose que montre Fred au ministre de la Santé. L'accessoiriste a obtenu le mélange avec du blanc d'oeuf et du saindoux emprunté à la cantinière.

Une bouteille de vodka vide.

– Je pense que vous savez où on l'a trouvée, dans la poubelle du 46, avenue de Tourville. Vodka au poivre Pieprzowka, on dit que c'est Jérôme Durietz et vous qui en buviez mais que Mathilde Pellerin ne prenait jamais d'alcool et Louis Stanick préférait la bière.

Des images de la Saga défilent sur un écran.

– Une pièce rare: l'enregistrement du n° 8 avec l'erreur de prénom sur Éric que tout le monde appelle Jean-Jean. Ils ont rectifié pour les rediffusions et les cassettes.

Je suis coincé, obligé d'aller jusqu'au bout de cette visite absurde. Il ne m'épargne rien, pas la plus petite rognure d'ongle, pas la moindre anecdote sans intérêt, et plus on avance plus je me dis que je suis tombé dans un nid de déments, des fous, des fous dangereux, une secte de monomaniaques qui vont m'empailler comme leur plus beau trophée. Je sens mes yeux se gonfler lentement. J'ai besoin d'implorer son pardon à Dieu.

– Vous le reconnaissez? C'est l'exemplaire du Procès de Kafka que Menendez garde toujours à portée de la main.

Dieu?

Oui, c'est ça…

Bien sûr que c'est ça!

C'est lui qui est derrière tout ce merdier!

– Pour remettre la main sur le flacon de parfum à la vanille de Walter, j'ai pratiquement payé de ma personne. Et en plus, ça ne sent rien.

Dieu m'en veut d'avoir joué avec les destins, de L'avoir utilisé comme personnage et de L'avoir fait parler, Lui dont les desseins sont impénétrables! Nous nous sommes pris pour lui, nous avons crée un Veau d'or, nous avons même bafoué un par un tous ses commandements!

– Un adhérent de Paris qui est sculpteur a reconstitué le «paysage tactile» dont parle Bonnemay dans le n°67 ou 68, il a utilisé quatre pierres différentes et…

Pardonne-moi, Seigneur.

Je me repens. Sincèrement. Mais si Tu lis clair en moi, il serait stupide de chercher à Te mentir.

Si Tu savais ô Toi, combien j'ai aimé faire ton boulot…

Tu fais un job formidable et nous sommes peu ici-bas à le savoir! Que c'était bon de brasser de la péripétie en pagaille! Quelle joie de voir tout ce petit monde bouger, aimer, souffrir! Que c'est bon de les soumettre à des épreuves et les récompenser quand ils le méritent! Alors pourquoi T'acharner sur moi? Moi, qui connais les ficelles du métier, moi qui prédis toujours quatre séquences à l'avance ce qui va suivre?

– Vous vous souvenez de la robe photochromique que Fred invente pour Marie? On a récupéré le prototype, mais sans le trucage ça ne marche pas, on a essayé.

Entre collègues, nous aurions pu éviter de nous faire des crocs-en-jambe. Un pauvre type qui recherche la femme de sa vie comme un damné, ça ne Te suffisait pas?

Non?

Il fallait que Tu me prouves quelque chose.

– Il vous plaît, notre musée?

Il fallait que Tu me prouves que Tu es bien meilleur que moi.

– … Il ne vous plaît pas?

– Si si… Ne m'en veuillez pas si je suis un peu absent… C'est tellement émouvant…

Il doit bien y avoir un moyen de les endormir un peu, tous ces tarés, c'est le moment de trouver un rebondissement pas trop mauvais.

– Je pourrais faire une donation au musée, avec quelques pièces extrêmement rares. Tout est stocké, je vous ramène ça d'ici ce soir.

– Quel genre?

– J'ai gardé des carnets de notes, des cadavres exquis complets, on y jouait quand nous n'avions pas envie de travailler. C'est comme ça qu'est né le personnage du guérisseur. J'ai hérité aussi de la Boîte à Décisions et des…

– La Boîte à Décisions?

– Nous avions mis au point un système dès le début de notre collaboration, une boîte à chaussures qui nous servait à faire des choix. Il doit rester plein de bouts de papiers dedans, si ça vous tente. Tout est dans un débarras, avenue de Tourville.

– On a fouillé partout.

Leurs intentions sont sûrement pacifiques. Ils me vénèrent. Ils m'idolâtrent. À tel point que ça va énerver un peu plus le Très-Haut.

Je Te jure que je regrette! Sors-moi d'ici, j'ai compris la leçon.

– Peut-être dans mon fourbi?

– Plus tard. Pour l'instant nous avons prévu autre chose de bien plus important.

Intentions pacifiques, mon cul. Qu'est-ce qu'ils ont encore inventé, bordel de bordel! Qu'est-ce que Tu es allé m'inventer, Toi?

– Attention aux marches, une sur deux est foutue.

Je sais que j'ai commis une faute grave, et cette faute, les Grecs anciens lui donnaient un nom.

Hubris…

La rencontre de la démesure et de l'insolence. Concurrencer Dieu en se donnant le droit de lier et délier les destins. Voilà ce que nous avons fait, et nous l'avons fait en toute impunité, en dehors de tous les codes, dans le plus grand souffle de liberté jamais offert à des scribouillards.

Les quatre ou cinq tordus qui m'escortent dans ce couloir en ruines ont tous cessé de parler devant une porte à double battant. Je pourrais hurler à la mort, personne ne m'entendrait. Je pourrais jouer les indignés, ils s'en foutraient bien. Ils m'ont sauvé pour mieux me faire payer.

Les portes s'ouvrent.

Un salon énorme, nu, avec une trentaine de silhouettes sur des chaises disposées en carré devant ce qui pourrait ressembler à un décor de cour d'assises.

Un procès…

Le mien.

On me fait asseoir dans un semblant de box, on fait entrer d’autres silhouettes qui prennent place avec un sens de la gravité digne de la plus haute magistrature.

Au milieu de ce cauchemar absurde je réalise à quel point les pauvres égarés que nous sommes ont besoin de croire aux histoires. Il ne se passait pas un jour sans que l'un de nous quatre n'évoque la ménagère du Var et le chômeur de Roubaix. Mais parmi ces vingt millions de regards avides et anonymes, il y avait aussi la vieille fille d'Avignon, l'ermite du Vaucluse, le dépressif vendéen et les orphelins de partout. Il y avait tous les brisés, les esseulés, les instables, les anxieux et les laissés-pour-compte. Ceux qui n'ont ni famille ni ami mais qui s'en trouvent au hasard d'un zapping. Il y a ceux dont le désir de croire est si fort que tout souci de vraisemblance est un obstacle. Quand le réel vous largue en cours de route comment garder la distance avec la fiction?

Le travail d'identification, ils s'en chargeaient bien tout seuls. Il nous suffisait d'entrouvrir la petite porte pour qu'ils s'y engouffrent et tombent dans un monde à conquérir. Leur chemin était parcouru d'embûches et de chausse-trappes, il leur fallait déchiffrer des signes et éclairer des zones d'ombres. Ce travail-là les rendait plus fiers et plus agiles. C'est seulement à la fin de l'épisode que leur Saga commençait vraiment, et peu importe si l'épisode suivant répondait ou non à leurs questions: ils s'étaient aventurés là où on ne les invite jamais.

Et c'est tout ça que nous avons tué avec l'épisode 80.

Ceux qui me jugent aujourd'hui étaient sans doute les croyants les plus fervents mais aussi les plus fragiles. Ils demandaient bien plus que ce que nous pouvions donner.


*

Le soir commence à tomber. Au dernier étage de l'immeuble, ma cellule est un petit deux-pièces aux fenêtres murées. Le procès a duré quatre bonnes heures. Mon avocat n'a pas démerité, quelques-uns de ses effets de manche ont parfois mouché le procureur. Mais à l'impossible nul n'est tenu, les chefs d'inculpation étaient bien trop nombreux. Mathilde, Jérôme et Louis étaient déjà condamnés par contumace, il ne restait plus qu'à décider de moi sort. Ce que j'avais à dire pour ma défense? Un tissu de mensonges auxquels ils n'ont pas cru. Je leur ai annoncé que la Saga allait renaître de ses cendres. J'ai même donné des exemples et me suis livré à un exercice périlleux, une sorte de fuite en avant du feuilleton, toute pleine de promesses et de rebondissements. De la Saga en roue libre. J'ai chanté une romance en trouvant les rimes d'instinct. En gros, j'ai donné de l'espoir. C'est sans doute ce qui a provoqué la sentence.

– Vous connaissez sûrement les contes des Mille et Une nuits.

– …?

– Le nom de Schéhérazade devrait vous dire quelque chose.

– La princesse condamnée à mort? Elle racontait une histoire pour captiver le Sultan qui lui laissait la vie sauve tant qu'elle saurait trouver la suite.

– Vous aurez la journée entière pour inventer la suite de Saga, et nous l'écouterons le soir, tous, ici. Chaque soir, nous déciderons de votre survie.

– Mille et une nuits? Vous plaisantez?

– Deux ans et neuf mois.

– Mais comment voulez-vous que je trouve du matériel pendant deux ans et neuf mois? Et sans mes collègues vous n'aurez qu'un quart de Saga!

– Premier épisode, demain soir.

– Mais…!

– Si j'étais vous, je ne perdrais pas de temps et je commencerais à mitonner quelques situations. Pensez surtout à Camille. Faites-la revenir.

– Elle est morte!

– Débrouillez-vous.

Pour l'instant, je n'ai qu'un bloc-notes et un crayon, mais ils m’ont promis que bientôt j'aurai un ordinateur et tout ce qui va avec. Je serai traité comme un prince des Mille et Une nuits.


*

– Réveillez-vous, Marco. C'est moi, votre avocat.

Mon quoi? La chambre avec ses fissures au mur… le bloc-notes à portée de main… Et mon avocat. Oui, c'est bien lui. Je pensais que ce cauchemar allait s'évaporer dans les premières lueur de l'aube.

– C'est l'heure de l'épisode? Je n'ai encore rien trouvé, je suis sec, il me faut plus de temps… Allez leur dire, par pitié.

– Je suis venu vous sortir de là.

– …

– Levez-vous, j'ai un moyen infaillible de vous faire quitter ce repaire de dingues.

C'est Toi, Dieu, qui me l'envoies? Tu as entendu mes prières?

– Je ne sais pas qui vous êtes mais votre intrusion ne me paraît pas très plausible. A moins que vous ne me demandiez quelque chose d'exorbitant en échange.

– Absolument rien.

– À d'autres. Des types comme vous, on n'en rencontre pas dans la vraie vie.

– Dans la vraie vie, je suis professeur d'histoire à Choisy-le-Roi. Il y avait bien un avocat parmi vos fans mais il refusait obstinément de vous défendre. J'y ai mis toute ma bonne foi mais la cause était perdue d'avance.

– Professeur d'histoire et président d'un fan-club de Saga, vous vous fichez de moi?

– À vrai dire, ma véritable passion est l'œuvre de Ponson du Terrail.

– …

– … Ponson du Terrail? Ça ne vous dit vraiment rien?

– J'ai très peu lu, vous savez. Si j'avais passé moins de temps à regarder toutes ces conneries à la télé, je n'en serais pas là aujourd'hui.

– Le vicomte Pierre Alexis Ponson du Terrail est un de vos illustres prédécesseurs. Romancier fécond mais surtout feuilletoniste extravagant. Des milliers de pages où il fait preuve d'une imagination féroce pour précipiter ses personnages dans les situations les plus inextricables. Si son œuvre n'évoque plus grand-chose aujourd'hui, son héros est passé dans le langage courant pour qualifier l'inqualifiable.

– Rocambolesque!

– Rocambole, parfaitement. Il court sur une bonne trentaine de romans, Les drames de Paris.

– Jamais lu.

– Inégalé! Un mélange de sibyllin et de pittoresque à vous couper le souffle. Quand je lis la dernière ligne de la toute dernière aventure de Rocambole, j'ai totalement oublié la première. Je pourrais passer une vie entière à les monter en boucle. Mais la rigueur n'était pas la première qualité de ce cher Ponson, il se souciait assez peu de vraisemblance et de psychologie. À cause d'une fâcherie avec le directeur de son journal, Ponson écrit un dernier épisode de son feuilleton sous le coup de la colère: il enferme son héros dans une cage en métal et le jette à la baille par deux cents mètres de fond. Fou de rage, le directeur fait appel à d'autres auteurs pour le remplacer mais tous déclarent forfait.

Je ne m'en serais pas mieux tiré. Rien qu'à l'injonction de ressusciter Camille, je me suis fait des nœuds dans les synapses.

– Heureusement, le grand homme consent à reprendre le feuilleton sous les supplications du patron. Vous allez me demander comment il s'est tiré d'affaire, non?

Pas besoin, il sait combien ce genre d'anecdote est vitale pour un gars comme moi.

– Le plus simplement du monde, Ponson a commencé l'épisode suivant par: Se sortant de ce mauvais pas, Rocambole remonte à la surface.

– Il a osé?

– Et comment.

Perfection! Quelle liberté! Quelle leçon pour nous autres! Je pensais que notre feuilleton était un point de non-retour, un total borderline comme disait Jérôme. Si nos illustres prédécesseurs tous l'ont laissé croire, c'était sans doute pour mieux veiller sur nous. Homère, Schéhérazade, Ponson du Terrail et tous les autres ont fait le voyage bien avant nous. Et ils sont allés bien plus loin encore.

– Vous et vos trois acolytes étiez un peu nos Ponson du Terrail modernes. Délire échevelé, fuite en avant jubilatoire, votre Saga m'a follement amusé.

– Nous étions très loin de ce niveau-là.

– En tout cas, en mémoire de ce cher homme, je me dois d'intervenir. Ce qu'il a fait pour Rocambole, je vais le faire pour vous. Ou peut-être pour la Saga.


*

Deux minutes plus tard, je cours comme un dératé jusqu'à la Bastille. Libre, en sueur, incapable de savoir dans ce qui m'arrive quelle est la part de Dieu, du diable, du hasard, du rêve, du réel, de la folie des humains ou de la mienne. À bout de souffle, je m'adosse à une fontaine Wallace et me passe un peu d'eau sur le visage. J'ai besoin d'un endroit calme où me reposer juste un moment. Juste un moment. Devant un verre de vodka. Une bouteille entière de vodka. J'ai envie d'être ivre, de parler à des gens sensés. Ne pas parler du tout. Qui sait où je dormirai ce soir?

En remontant la rue de la Roquette, l'enseigne vacillante d'un bar m'attire l'œil.

l'endroit.

Il n'est qu'une heure du matin.

– Vous ne fermez pas tout de suite?

– Dans trois quarts d'heure.

– Vous avez de la vodka au poivre?

– Non.

– Donnez-moi n'importe laquelle, double.

Le lieu est incroyablement désert. Feutré, confortable, mais désert. Agrippé au comptoir, perché sur un tabouret, j'avale mon verre d'un trait et en commande un autre. Le barman pose devant moi une coupelle de cacahouètes et met un disque de jazz.

Mon rythme cardiaque redevient normal. Je pousse un long sou pir de bien-être en fermant un instant les yeux.

Paix.

Je m'imagine passer le reste de ma vie dans ce bar à boire de la vodka et écouter du saxo, seul, hormis la silhouette fantomatique du barman qui disparaît dans une arrière-salle. Voilà peut-être le secret du bonheur, ne plus penser qu'à l'instant présent, comme s'il s'agissait d'un extrait de film dont on ne connaît ni le début ni la fin.

Une femme entre et s'assoit sur un tabouret, à quelques mètres de moi. Elle est vêtue d'un Jean trop grand de deux tailles et d'un vieux tee-shirt à manches longues avec le mot amnésie écrit dessus. Elle commande un bourbon Wild Turkey sans glace et un verre d'eau.

Je la connais.

Je connais cette fille, bordel.

Trop beau pour durer. Rien qu'un sursis. J'étais bien, dans ce bar, il y a une minute à peine.

Elle a un pouvoir de fascination qui, faute de client, ne s'exerce que sur moi. Elle est venue parce que j'y suis. La paranoïa pèse le réel avec une balance plus subtile. Oui, elle est là pour moi. Je ne vois que sa nuque de trois quarts. Elle refuse de me faire face.

Cet accoutrement d'américain négligé, les traces qu'elle a dans le cou, ces œillades furtives mais d'une incroyable intensité…

– Mildred?

J'aurais tellement préféré qu'elle ne réagisse pas. Très lentement, son tabouret pivote dans ma direction et son visage avance dans le halo d'un spot.

– …Oui?

J'éclate de rire.

Je m'approche d'elle et pose la main sur son avant-bras pour m'assurer qu'elle est faite de chair et de sang. Le barman, inquiet, lui demande au loin si je l'importune. Elle secoue la tête pour dire non.

Un visage incroyable. Des traits mal dessinés qui inspirent un respect immédiat. Quelque chose d'antique et de sacré dans ces lignes ingrates. Où sont-ils allés chercher cette fille?

Je n'ai guère la mémoire des noms, encore moins de ceux des acteurs.

Je vous ai vue une fois à un cocktail organisé par la production, nous ne nous sommes pas parlé. Vous aviez dit des choses assez sympathiques sur les scénaristes, je me souviens, c'était vers février. Votre nom commence par un D, ou peut-être un T… Votre prénom c'est… Sophie?

Elle me scrute avec un mélange de curiosité et de dureté.

– J'aurais préféré rencontrer Mathilde Pellerin.

Elle commande un autre bourbon. Elle en buvait dans l'épisode où elle prend une cuite avec son père.

– Désolé, elle a quitté les lieux du crime avec les autres. C'est elle qui a créé, animé et affiné le personnage de Mildred. Le couple avec la Créature, c'est elle aussi.

– Ne l'appelez pas comme ça.

– Qui?

– L'homme que j'aime.

Il faudrait que je me souvienne de ce que j'ai lu sur elle dans les journaux. Sophie… quelque chose. Je crois qu'elle est du Sud, Nice ou Cannes, avant la Saga elle présentait une petite émission de télé locale. Je confonds peut-être avec une autre. Haut et fort, je lui demande qui lui a dit que j'étais dans ce bar? Elle prend une gorgée de bourbon sans cesser de me toiser de pied en cap avec une petite pointe de dédain qui m'énerve.

– Vous allez me dire que vous êtes là par hasard? Regardez-moi en face quand je vous parle.

– Vous n'êtes pas sans savoir que ça ne va plus très fort entre celui que vous appelez la «Créature» et moi. Il a bien fallu que je me mette à fréquenter les bars. Après tout, c'est Dad qui a raison. Je ne connais rien de meilleur que l'alcool pour relativiser un peu ce bas monde. Au moment où ça allait le plus mal, j'ai sincèrement songé à une carrière d'alcoolique. Parce que c'est une carrière, comme un brillant parcours professionnel. Certains réussissent, d'autres non.

– N'essayez pas de m'avoir sur ce terrain-là, je sais très bien que les acteurs ont hurlé avec les loups à la diffusion du n° 80: détournement de leur image, abus de confiance, etc. Votre gigantesque ego de comédienne a dû en prendre un coup, mais c'était le cadet de nos soucis.

– Ma plus grande chance dans l'existence est d'avoir rencontré l'homme que j'aime. La seconde, c'est mon intelligence. Sans mon Q.I. invraisemblable, j'étais bonne pour l'hôpital psy. On se demande toujours si la supra-conscience vous rend un peu plus ou un peu moins malheureux. Avant cet épisode n° 80, je n'aurais pas su répondre. Mais maintenant je sais que plus on est intelligent, moins on souffre. Le sourire du ravi et le bonheur du simple ne sont que chimères. Je m'en suis mieux tirée que les autres, mais l'homme de ma vie, lui, n'a pas la ressource d'essayer de comprendre. Vous avez bien vu sa façon de réagir au monde, aux autres…

– C'est Séguret qui vous a demandé de me relancer jusqu'ici?

– … Ma seule force sur lui consiste à savoir dégager du sens. Et par là même à contempler ma propre douleur. Mais lui ne peut que souffrir, comme un animal, parce qu'il n'est rien de plus qu'un animal. Et moi je souffre autant que lui de le voir se noyer.

– Vous êtes plutôt bonne comédienne. Vous allez retrouver du boulot très vite.

– Vous croyez que c'est simple, pour moi? Un père alcoolique, heureux de son sort, mais alcoolique quand même. Une mère disparue, réapparue et disparue à nouveau. Un frère flic reconverti en larbin. Et un amoureux qui vit comme une bête sauvage? Ils sont beaux, les Callahan… Sans parler de l'entourage.

– Que voulez-vous de moi?

Elle termine son bourbon et le barman la ressert d'office. Elle lui fait un signe de tête pour le remercier, comme une vieille habituée.

– Vous vous goinfrez de mots, de dialogues bavards, mais vous n'essayez surtout pas de comprendre. Vous avez décrété l'enfer dans notre couple et nous le vivons, un peu plus tous les jours, à un point où votre fertile imagination ne pourrait vous conduire. J'ai enduré les pires douleurs physiques, mais ce n'est rien en comparaison de ce qu'il vit, lui, au quotidien.

Elle dépose un billet de cent francs sur le bord du comptoir et descend de son tabouret.

– Faites quelque chose pour l'homme que j'aime.

Il ne faut pas la laisser partir sans mettre fin à cette mascarade.

Je l’empoigne par le bras. Le barman s'approche, inquiet.

– Avant de partir, vous allez me montrer vos cicatrices.

Elle reprend son bras avec violence et me défie du regard:

– C'est dans votre intérêt autant que dans le nôtre.

Dans le seul épisode où on les voit, le maquilleur a mis deux bonnes heures à les faire, ces cicatrices. À moins qu'il ne soit dans le coup, lui aussi!

– Lâchez-moi!

Un pulsion de violence monte en moi, le serveur nous sépare, m'attrape par les revers et me jette contre une table qui dégringole avec moi.

Mildred a déjà disparu.

Je me relève lentement. Il m'ordonne de ficher le camp.

– C'est la première fois qu'elle vient, cette fille?

Pour toute réponse, il me saisit par le col et me fout dehors.

Au beau milieu de la rue, je la cherche du regard.

Je demande l'heure à un passant.

1h40.

Tu ne dors donc jamais, Seigneur?

Tu as décidé de ne plus me lâcher jusqu'à ce que j'aie compris? Ne T'inquiète plus: j'ai compris. Je peux même Te le faire, Ton monologue intérieur, Ta voix off: «Petit Marco, tu as voulu jouer dans la cour des grands, Me défier sur mon terrain, mais Je vais t'apprendre, Moi, ce qu'est un point d'action dramatique, une fausse piste, une relance. Tu vas en avoir, de la péripétie.»

Acharne-Toi sur les autres, ils sont tout aussi coupables que moi. Toi seul sais où sont allés se cacher Mathilde, Louis et Jérôme, et ce qu'ils font à cette seconde précise.

Où êtes-vous, tous les trois?

– C'est lui?

– Bien sûr que c'est lui.

Deux silhouettes avancent vers moi.

– Tu nous reconnais?

Mais oui, je vous reconnais. Ce serait un comble. Vous êtes Bruno et Jonas. Mais Mildred vient de me faire le coup il y a une minute à peine et l'effet de surprise s'est émoussé. Je me rends bien compte que tout ça est très au point mais je n'ai pas envie de rentrer dans votre belle mise en scène.

– Tu nous reconnais, dis?

La pire chose qu'on puisse faire à un acteur, c'est justement de ne pas le reconnaître.

– Ma gueule ne te dit rien!

– Non, rien du tout.

– La mienne non plus?

– Franchement je ne vois pas, les gars.

Pour qui se prennent-ils, ces acteurs? Avant de rencontrer leur rôle ils n'étaient rien. Sans nous, ils ne seraient rien. Et voilà que maintenant, ils réclament leur légitimité, leur retour à la normale?

Misérables petits personnages issus d'une pirouette de mon imagination. Vous me devez tout.


*

Les misérables petits personnages issus d'une pirouette de mon imagination m'ont laissé dans le caniveau, la gueule en sang. Un flic flanqué d'un ado qui fait ses premiers pas dans le monde des adultes, ça cogne dur. Je ne les aurais pas crus capables de ça. De bien pire, soit, mais pas de ça.

Je m'assois sur le bord du trottoir et regarde passer les taxis.

J'accuse un coup de fatigue.

J'aimerais être avec Charlotte, juste ce soir. Elle me donnerait le mouchoir dans lequel elle ne pleure jamais pour éponger mon sang.

Une moto s'arrête juste devant moi.

– Dites, je cherche la rue Poissonnière.

Sur son porte-bagages, solidement harnachée, je vois une télé portable qui vient sûrement de rendre l'âme.

– Vous allez tout droit jusqu'à République, vous continuez par le boulevard Bonne-Nouvelle et vous tournez sur la gauche dès que vous croisez le cinéma Le Rex. Si vous cherchez le 188, c'est au bout.

– Merci!

Il fait rugir le moteur et disparaît dans la nuit.