"Saga" - читать интересную книгу автора (Benacquista Tonino)

Mathilde

L'amour.

L'amour n'avait jamais rapporté un sou à Mathilde. Ou si peu. Elle avait passé vingt ans à le servir, à le travailler comme une petite main, à lui faire rendre ce qu'il avait de meilleur. L'amour, c'était son job, elle en connaissait toutes les ficelles et les combines. Parfois elle en inventait de nouvelles. Avant de se livrer, l'amour lui imposait ses caprices, ses détours. Du matin au soir, jour après jour. À quoi bon compter ses heures dès qu'il s'agit d'amour? Est-ce que l'amour dormait, lui? Est-ce qu'il prenait des vacances? L'amour en demandait toujours plus et ne donnait jamais le premier. Mathilde savait puiser dans ses trésors de tendresse cachés. Ses vingt années de sacrifice à traquer l'amour lui avaient enseigné que le don de soi est une matière vive inépuisable.

De toute façon, elle n'était bonne à rien d'autre. Victor le lui répétait tous les jours.

– Ton talent, c'est un don du ciel. Tu ne sais faire que ça mais, nom de Dieu, ce que tu le fais bien!

Elle avait fini par croire à cette image de grande prêtresse de l'amour qu'il se plaisait à lui renvoyer. Sorcière du cœur, magicienne des passions et porteuse de la flamme, il n'avait jamais peur de trop en faire dès qu'il s'agissait de lui donner du cœur à l'ouvrage. Elle croyait tout ce qui sortait de la bouche de Victor, et ce depuis le premier jour.

Pas une seconde elle n'avait songé à éviter le piège qu'il avait dans le regard. Mathilde avait cessé net d'écrire son journal intime à cette seconde-là, sur un coin de table d'un bistrot de la place des Vosges. Avec le charisme d'un prédicateur qui aurait jeté sa foi aux orties, il avait su embobiner son âme de midinette. Et devenir son premier amant, le jour même. Elle n'avait pas dix-huit ans. Jamais il ne l'aurait gardée dans ses bras plus d'un après-midi si elle n'avait montré, très vite, de formidables aptitudes dans tout ce que l'amour a de meilleur et de pire.

Dix ans de bonheur. Elle à son ouvrage, lui au tiroir-caisse. On aurait dit une chanson de L'Opéra de quat'sous. Il savait la conseiller et lui apporter tout le confort dont elle avait besoin pour exercer tranquille. Il la sortait, parfois, histoire de lui changer les idées et de lui redonner un peu de couleur aux joues. Il lui suffisait d'une petite attention pour éviter de dire Je t'aime à celle qui n'attendait que ça.

Et tout est devenu si routinier, si tristement prévisible. Il passait toutes les trois semaines dans sa chambre de la rue Monsieur-le-Prince pour récolter le fruit de son labeur. Elle se laissait prendre en cinq minutes sur un coin de lit sans en demander plus. Elle avait encore en elle de quoi l'aimer pendant les dix années à venir. Ce qu'elle fit. Malgré son mariage avec la première venue et les deux enfants qui suivirent. «L'amour n'est pas une affaire de famille», disait-il. Elle avait fini par le croire: à trente ans, il avait fait d'elle une vieille maîtresse à qui on ne promet plus rien.

Mathilde se mit à travailler avec plus d'acharnement encore. Pour oublier Victor ou pour le combler, elle-même n'aurait pas su le dire. Il en voulait toujours plus et lui demandait, parfois, de pimenter l'ordinaire.

Pimenter…? Qu'est-ce que tu veux dire?

– Du fantasme, du torride, nom de Dieu! Fais parler la chienne qui est en toi!

A quarante ans, Mathilde avait tout accepté. Le sacrifice de sa jeunesse et des enfants qu'elle n'aurait jamais. Et tout ça au nom de quoi?

De l’amour?

– Je suis désolé, ma grande. Je n'ai pas vendu mille exemplaires de La maîtresse oubliée.

– Mais, Victor… J'ai fait tout ce que tu m'as demandé. J'ai rajouté tous ces chapitres dans l'Éros Center.

– Je sais que tu as fait des efforts mais le cul n'intéresse plus les lecteurs.

– C'est à cause de mon pseudonyme. Qui a envie de lire le dernier roman de Clarisse Grandville? Le prochain, je le signerai Patty Pendelton, ça fait longtemps qu'elle n'a rien publié.

Patty Pendelton. A cœur perdu, Le manoir sans amour, Celle qui attend. 35000 exemplaires de chaque. Patty Pendelton et ses retournements de situation, son romantisme au-dessus des lois et ses cottages dans le Sussex.

– C'était il y a quinze ans, Mathilde. Aujourd'hui tu ne rembourserais même plus le prix du papier.

– Et Sarah Hood? Tous les fans attendent la suite des aventures de Janice!

Janïce et la Dame de cœur, Janice s'en va-î-en guerre, Janice a une sœur, L'héritage de Janice. Et tant d'autres.

– Qu'est-ce que tu vas nous pondre? Janice sur Internet! Janice perd son dentier? Tout le monde se contrefout de cette bécasse.

– Je reprendrai la série Extase.

Rêves de soufre, Frissons exotiques, Andréa fille sauvage, L'oasis des plaisirs, etc.

Victor, assis derrière son bureau, laissa échapper un terrible ricanement et saisit un volume dans les rayonnages qui couvraient le mur.

– Toi? Du sexe? Tu veux que je te lise un passage au hasard de La scandaleuse?… Edwina sentait vaciller sa volonté sous la main experte de David. Elle savait que tôt ou tard elle s'abandonnerait à lui et l'heure avait sonné, enfin. Elle s'agenouilla aux pieds de son amant et fit remonter ses lèvres sur sa hampe. Sa hampe! Il faut avoir soixante ans pour comprendre ce que c'est, bordel! Ton charme désuet, on s'en fout. Le pire, c'est que ça n'est même pas de ta faute. Comment veux-tu qu'on croie à tes Extases à la con, tu ne connais que deux positions au monde, et la seconde, c'est pour les soirs de fête.

Ça me fait de la peine de te dire ça, Mathilde, mais il va falloir que tu reprennes ton dernier manuscrit.

– … Qu'est-ce que tu dis?

– Je ne le publierai pas.

– …?

– Si je n'augmente pas un peu le chiffre d'affaires je serai obligé de vendre des parts de la boîte. Je me suis trop battu pour la partager avec des inconnus.

Livide, le souffle court, Mathilde se pencha sur le bureau pour saisir la main de Victor.

– Les Éditions du Phœnix, c'est nous deux… Depuis vingt ans… Nous l'avons créée ensemble, cette maison… Tu la diriges mais c'est moi qui t'ai fourni les premiers bouquins, sans à-valoir, sans contrat… Je n'en ai même pas aujourd'hui… Nous avons toujours travaillé dans la confiance… Nous avons toujours fait équipe, non?

Elle attendait qu'il lui renvoie un sourire. Il ne la regardait même plus dans les yeux. La gêne, sans doute. Ou le dégoût qu'elle lui inspirait.

– Reprends ton texte. Demain tu recevras ce que je te dois sur La maîtresse oubliée.

Elle porta une main glacée à son front. Un geste à la Janice, plein de délicatesse et d'emphase, à la façon des amoureuses sacrifiées.

– Il faut que je laisse leur chance à d'autres auteurs, comme tu as eu la tienne. Ils ont une écriture plus contemporaine, plus en phase avec la demande du public. Tu as trop travaillé ces dernières années, ma grande. Prends des vacances. Essaie de faire autre chose pendant un moment.

Elle s'accrocha au dossier du fauteuil pour garder l'équilibre. Jamais elle n'avait ressemblé autant à ses héroïnes, aussi belles que vulnérables.

– … Je ne sais rien faire d'autre…

– Tu vas avoir du mal à placer tes textes, Mathilde. Je ne connais pas un éditeur sur la place qui serait preneur.

Elle aurait préféré qu'il la frappe jusqu'au sang.

– … Comment je vais vivre…?

– Travaille pour la presse du cœur, écris des bluettes pour la télé, c'est pas sorcier. Ou marie-toi. À ton âge c'est encore trouvable. Pourquoi ça concernerait toutes les autres sauf toi, l'amour?