"Saga" - читать интересную книгу автора (Benacquista Tonino)

COMME UN BOOMERANG
Jérôme

Combien laisse-t-on au voiturier du Ritz? Voilà le genre de question que Sauvegrain se pose encore, même s'il trouve ça ridicule depuis qu'il pèse plus de six millions de dollars. Dans le doute, il glisse cinquante francs au type en livrée, entre dans l'hôtel et arrive devant le concierge.

– La suite de monsieur Stallone.

L'homme décroche le téléphone, un sourire poli aux lèvres.

– Un rendez-vous pour monsieur Stallone… de la part…?

– Yvon Sauvegrain.

– Vous êtes attendu, dit-il en raccrochant, on va vous conduire. Il fait signe à un garçon d'étage, Sauvegrain le suit dans l'ascenseur et le couloir du premier. Dans deux secondes, il va se retrouver devant lui pour la première fois. Un homme d'une soixantaine d'années l'accueille avec un grand sourire.

– Asseyez-vous, je suis le secrétaire de Sly, il arrive dans une minute.

Sauvegrain reconnaît sa voix, ils se sont téléphoné plusieurs fois pour mettre au point le rendez-vous, entre Los Angeles et Paris. Il lui fait un compliment sur son français impeccable.

– Je ne le parle pas aussi bien que je le souhaiterais. J'ai toujours adoré Paris, je donnerais tout pour venir plus souvent. Sly ne parle pas un mot de français, vous êtes au courant?

– Aucun problème. Monsieur Stallone reste en France longtemps?

– Il vient discuter d'un projet avec Steven Spielberg qui tourne en ce moment à Versailles, mais rien n'est encore fait. Sly en profite pour annoncer Deathfighter 2 à la presse française, c'est pour ça qu'il voulait vous rencontrer. Merci de nous accorder deux heures.

– C'est la moindre des choses.

Stallone apparaît, tout sourire, avec des petites lunettes rondes, un pantalon en toile beige et une chemise qu'il finit de boutonner. Il serre la main de Sauvegrain, lui propose un verre et joue au maître de maison. D'un signe de tête, il fait comprendre au secrétaire qu'il préfère rester seul avec son visiteur. Sauvegrain comprend la moindre parole de la star qui fait des efforts pour parler lentement.

– Ça fait longtemps que je voulais rencontrer le créateur de Deathfîghter, mais vous savez comment évoluent les choses, les machines se mettent en place et on ne pense plus à rien d'autre qu'au film. Dites-moi, on vous a bien invité à la première, à NewYork?

– Oui.

– Et là, mon secrétaire n'a pas été capable de nous trouver un moment?

– Vous étiez très pris par la promotion du film.

– Bah bah bah… Il faudrait tout faire soi-même. Acceptez mes excuses, monsieur Sauvegrain.

Ils échangent une seconde poignée de main, plus appuyée.

– Mes scénaristes viennent de terminer le script du 2, j'espère que vous allez aimer, on devrait tourner le mois prochain. Calcutta, L.A., et peut-être une scène avec Lady Liberty.

– À New York?

– On est en train de travailler à une idée de cascade du haut de… comment dites-vous en France?

– La statue de la Liberté.

– Ce serait drôle, non? Tout se passe bien, pour ce qui est des contrats? On vous a payé?

– Mon agent est en train de s'en occuper.

– Vous avez bien fait de nous vendre les droits exclusifs du concept, la situation est beaucoup plus nette, vous percevrez 4% des recettes sur toutes les déclinaisons du personnage. Je ne crois pas que nous tournerons Deathfighter 3 mais on ne sait jamais, il faut tout prévoir. J'aimerais que vous gardiez un œil sur la cohérence de l'ensemble, je tiens à ce que vous ayez un statut de consultant. Après tout, c'est votre personnage, non?

– … Bien sûr.

Pendant une petite seconde, plein de choses défilent dans la mémoire de Sauvegrain.

– Vous allez voir, le 2 sera encore plus fort que le premier.

Le secrétaire toque à la porte et passe la tête, sans entrer.

– Steven…

– Déjà?

Stallone semble gêné, il hésite.

– Tu lui dis de m'attendre un instant?

Sauvegrain a le temps de reconnaître la silhouette du visiteur dans l'entrebâillement de la porte.

– … Steven Spielberg?

– Il m'a proposé de tourner l'histoire de ma propre vie! Un petit acteur italien qui joue les troisièmes couteaux et qui un jour écrit un scénario sur la boxe! Pour l'instant je refuse d'y croire!

– Pourquoi pas, si c'est la vérité?

– Je ne sais même plus quel type j'étais, il y a vingt ans…

Une petite lueur passe dans son regard. Sauvegrain prend ça pour de la nostalgie.

– On ne va pas faire attendre M. Spielberg, dit Sauvegrain qui se lève.

– Restez assis, j'ai un tout petit point de détail à régler avec vous. Une broutille, mais ça commence à m'agacer. Il vaut mieux s’en occuper dès maintenant.

Le ton de sa voix a changé imperceptiblement. Sauvegrain se rassoit, obéissant.

– Est-ce que le nom de Jérôme Durietz vous dit quelque chose?

Une poussée d'adrénaline se répand dans le corps de Sauvegrain et vient lui chauffer les tripes.

– Jérôme… Durietz? Non, je…

– Ce type est un scénariste français qui prétend avoir créé le concept de Deathfighter. Il fait le siège de mes bureaux et de tous mes partenaires financiers. Je n'aime pas du tout ce genre d'histoires.

Sauvegrain s'empourpre et s'essuie le front.

– D'autant qu'il commence à se faire connaître chez nous grâce à je ne sais quel sit-com dont NBC vient d'acquérir les droits.

Sauvegrain se racle la gorge et se tortille dans son fauteuil.

– Écoutez, monsieur Sauvegrain, 90 millions de dollars sont engagés sur la production de Deathfighter 2 et personne n'a besoin de ce genre de publicité autour du film. Je me fous de savoir qui a créé le concept, que ce soit vous, lui, ou le premier crétin venu, vous comprenez?

– Oui, je…

– Nous avons le choix entre deux possibilités: soit ce qu'il dit est faux et je lui casse les reins. Soit c'est vrai, et on règle le problème d'une autre manière. Mais pour ça, il me faut la vérité, et la vérité finit toujours par se savoir, je le sais par expérience. Il y a trop d'argent à perdre, je me fais comprendre?

– Mais…

– Répondez par oui ou par non, qui a créé le concept?

– Je…

Stallone pose sa voix avec une incroyable fermeté. Ses yeux cherchent ceux de Sauvegrain qui n'ose plus le regarder en face.

– Vous m'obligez à me répéter et j'ai horreur de ça: qui a créé le concept?

– Il ne serait pas possible de… traiter?

– Traiter? C'est bien ce que j'ai entendu?

– …

– C'est lui, monsieur Sauvegrain?

– Disons que j'ai mis en forme une idée qui…

– C'est lui?

– Oui.

– Vous avez bien fait de me dire la vérité.

– …

– Maintenant j'espère qu'il acceptera de se coucher pour de l’argent, qui sera retenu sur votre part. Sinon…

– Sinon…?

– Je connais ce genre de types, ils veulent qu'on parle d'eux, ils veulent être crédités au générique, ils veulent des dommages et intérêts incroyables. Est-ce que nous avons besoin de ça?

– Qu'est-ce que vous comptez faire?

– Monsieur Sauvegrain, revenez sur terre. Vous avez forcé les portes d'Hollywood et elles se sont refermées sur vous comme elles se sont refermées sur moi il y a vingt ans. Vous êtes dans la cour des grands, c'est ce que vous vouliez, non? L'important c'est le show, ce que le monde entier voit sur l'écran. Il n'a pas besoin de savoir ce qui se passe derrière, vous me comprenez?

– Oui.

– Ce Durietz, il vit à Paris?

– Oui.

– Alors je vous conseille d'aller passer quelques jours à l'autre bout du monde pendant les semaines à venir. Supprimer celui qui pose le problème, c'est supprimer le problème, est-ce que je me fais bien comprendre?

Sauvegrain ne réfléchit même plus.

– Faites au mieux.

Tout à coup, Stallone se fige et regarde vers le miroir.

Silence.

Il ferme un instant les yeux et retient sa respiration.

Dès qu'on hurle coupez! depuis la chambre adjacente, il pousse un cri de victoire à la manière des champions de tennis.

Sauvegrain entend quelques éclats de voix derrière une cloison.

Jérôme et Lina sortent de la pièce voisine et se précipitent vers l’acteur pour le féliciter.

– Je savais qu'il était formidable, dit-elle. En général, les sosies ne sont pas très bons, mais Jeremy a suivi des cours de comédie.

Jérôme serre la main de Jeremy avec toute la reconnaissance du monde dans le regard.

– Vous savez que pendant un moment, j'ai cru que c’était le vrai?

– C'est gentil, mais vous exagérez…

– Pas du tout, vous avez cette mimique quand vous dites Revenez sur terre… Revenez sur terre… Exactement comme dans Rambo.

– Vous avez remarqué ça? Je l'ai beaucoup travaillée.

– Et puis j'adore votre façon de jouer avec les lunettes, vous avez piqué ça dans quoi?

– Tango and Cash.

– Mais bien sûr!

Sauvegrain a l'impression d'être ailleurs, sans vraiment savoir où. Le cameraman et l'ingénieur du son sortent à leur tour de la chambre. Lina fait entrer l'homme qui joue le secrétaire et le sosie de Spielberg, pour les féliciter tous les deux.

– J'avais le choix entre douze Stallone mais pour trouver un Spielberg, il m'a fallu un temps fou. Heureusement, j'ai rencontré Stuart.

Un serveur du Ritz entre dans la suite en poussant une desserte avec des bouteilles de champagne. En moins de deux minutes, c'est la fête.

Sauvegrain ne saisit pas la coupe qu'on lui tend.

Personne ne fait attention à lui.

Tout le monde fait attention à lui.

Il cherche le regard de Jérôme, qui daigne enfin le rejoindre.

– Il y a une chose que je ne comprends pas, Sauvegrain. Comment avez-vous pu couper dans la tirade: L'important c'est le show, ce que le monde entier voit sur l'écran, il n'a pas besoin de savoir ce gui se passe derrière, etc., vous avez vraiment cru à ce tissu de connerie?

Sauvegrain s'efforce de ne rien laisser paraître.

– C'est mauvais comme un mauvais film de gangster, Sauvegrain. Pour la cohérence de situations vous êtes spécialement mauvais, le plus mauvais scénariste du monde. Vous imaginez une star de l'envergure de Stallone jouer les Al Capone aux petits pieds? Absurde. Même dans les années trente on n'y aurait pas cru. Hollywood n’a vraiment pas besoin de ça. Ce sont les avocats qui ont les clés du royaume, et depuis toujours.

– …

– D'autant que Sly est un type adorable et bien au-dessus de tout ça, demandez à Jeremy.

– Qu'est-ce que vous voulez?

– J'ai la preuve filmée que vous m'avez volé Deathfighter, sans parler de votre complicité de meurtre sur ma personne. Et six témoins qui peuvent en répondre devant n'importe quelle cour de justice de Paris à Los Angeles.

– Je vous ai demandé ce que vous vouliez.

– Pas plus que Monte-Cristo dans le bouquin de Dumas. Je veux tous les contrats à mon nom et un virement de tous les bénéfices déjà perçus. Des aveux complets auprès des producteurs et de Stallone. Le remboursement intégral de ce que m'a coûté cette mise en scène. Un budget monstrueux pour cinq minutes de film. Sûrement le court métrage le plus cher du monde. Mais ça en valait la peine, imaginez combien de fois je vais me repasser ce petit chef-d'œuvre.

Sauvegrain aimerait dire quelque chose. Ricaner. Prendre tout ça de haut. Il aimerait faire une vraie sortie mais n'y parvient pas.

Jérôme le regarde partir.

– Le Champagne, c'est moi qui offre.