"Saga" - читать интересную книгу автора (Benacquista Tonino)SAGAJ'ai quitté le lit de ma Charlotte quand j'ai vu par la fenêtre quelque chose qui ressemblait au matin. Une bonne partie de la nuit je l'ai regardée dormir dans la pénombre, incapable de glisser avec elle vers un oubli bien mérité. En fait, j'avais surtout envie de précipiter le lendemain sans oublier la veille, comme si j'étais moi-même en devenir. Hier j'ai rencontré trois concurrents, aujourd'hui j'ai rendez-vous avec mon équipage. Hier j'ai eu peur de rester à quai, aujourd'hui je m'embarque dans un voyage de quatre-vingts heures qui va durer plusieurs mois. J'ai fini par dériver loin du dos de Charlotte et me suis mis à rêver, les yeux grands ouverts, d'une odyssée grandiose avec des personnages en pagaille qui s'entrecroisent dans d'infinies intrigues. Et si on vous prenait au mot, patron? Jérôme Durietz et Louis Stanick sont déjà là à s'emberlificoter dans les branchements de nos quatre écrans. – A mon avis, le seul moyen de les relier c'est de mettre le cordon A dans la fiche A' et le cordon B dans la fiche B', dit Louis. Ils nous ont refilé des rossignols qui prenaient la poussière danss un cagibi, jamais vu des bécanes pareilles, comment voulez-vous qu'on bosse là-dessus! Malgré ses jérémiades, Jérôme réussit à les connecter un par un. Après une série de – Vous êtes blasés, tous les deux, fait Louis. Sans vouloir jouer au vieux con, je peux vous assurer que si un outil aussi silencieux avait existé dans les années soixante-dix, à l'heure qu'il est je serais peut-être en train de me dorer les miches autour d'une piscine. C'est l'Underwood qui a sabré ma brillante carrière! Durietz et moi échangeons un regard sceptique, mais Louis est lancé. – À l'époque, je n'étais jamais meilleur qu'en pleine nuit. Le jour, je lambinais, rien ne me venait, et c'est tout juste si j'arrivais sur les coups de 19 heures avec une malheureuse réplique. Mais dès que la nuit tombait, la bête se réveillait et je m'acharnais sur la machine à écrire. Je travaillais dans des meublés minables, des bouges et des chambres de bonnes aux murs épais comme du papier à cigarettes, et dès que je m'y mettais, une armada de costauds menaçait de me casser en deux si je n'arrêtais pas sur-le-champ de faire du potin. Le destin peut se nicher dans des détails pareils. Je ne me suis jamais posé la question du silence. Les scénaristes sont porteurs de bruit et de fureur mais leur travail commence bien avant le big bang, quand tout est vide et paisible. – Quand je travaillais pour le Maestro, le problème était réglé. Il possède un hôtel aux environs de Rome, il en est même le seul client. Nous pouvions faire tout le boucan de la terre, personne ne s'en serait plaint. Le mot – Vous voulez parler du – N'en cherchez pas d'autres. – Celui de Cinecittà? – Qu'est-ce que vous croyez, là-bas j'étais un prince, mes petits gars! En clair, Louis Stanick aurait travaille avec… Impossible! Cela fait bien dix ans que le Maestro ne fait plus rien, s'il avait écrit un de ses films avec un scénariste français, j'en aurais entendu parler, je l'aurais lu dans les dizaines d'ouvrages consacrés à l'un des plus grands génies de l'histoire du cinéma. Impossible. – Un jour, je vous raconterai tout ce qui me lie à lui. Mais nous avons une Saga à mettre en marche d'ici-là. Comme si Louis venait de l'appeler, Mathilde est arrivée fraîche et souriante, peut-être à l'idée de nous revoir. Elle sent toujours aussi bon, comme une odeur naturelle qui se ferait passer pour un parfum. Après nous avoir salués, elle a déballé quelques affaires, un bloc de papier, une bouilloire à thé et une espèce de lampe kitsch qui sert à avaler la fumée de cigarettes. – Ce n'est pas pour moi que j'allume ça, c'est pour vous. Je fume le cigarillo. En la voyant telle qu'elle est vraiment, enfin débarrassée de ses appréhensions, on découvre un joli visage blond, des cheveux impeccablement noués dans la nuque et une robe en vichy rouge qui lui donne l'air d'une amourette de campagne. Jérôme s'est lavé les mains au lavabo des toilettes puis s'est installé à califourchon devant un écran pour lui faire cracher ce qu'il avait dans le ventre. Fin prêts, nous nous sommes tous retournés vers Louis, comme si le coup d'envoi ne pouvait être donné que par lui. – J'ai entre les mains les deux feuillets qui constituent le cahier des charges de cette Saga. J'ai bien dit: deux feuillets. Il est difficile de faire plus ridicule. Vous pouvez vous en épargner la lecture, je vais vous résumer: 1. Aucune scène d'extérieur. 2. La totalité de chaque épisode devra se dérouler en tout et pour tout dans quatre décors qui restent à déterminer. 3. Pas plus de dix personnages dans tout le feuilleton et jamais plus de six par épisode. 4. Si vous respectez les points 1, 2 et 3, vous avez une totale liberté de manœuvre pour les scripts. Mathilde esquisse un sourire mi-gêné, mi-amusé, tout ceci doit lui paraître bien étrange. Quatre-vingts épisodes avec six personnages. A part un tournoi de ping-pong, je ne sais pas ce qu'on va pouvoir inventer pour les occuper. Jérôme demande si un cadavre compte pour un personnage. – N'exagérons rien, ils peuvent prendre un éclairagiste pour faire le mort, dit Louis. Jérôme nous explique qu'il a une grande habitude du massacre dans ce qu'il écrit. Il ne peut s'empêcher de parsemer ses scripts de macchabées, sans oublier une ou deux explosions pour donner du liant à l'ensemble. Louis, un poil narquois, lui demande si ses scénarios ont déjà été tournés et Jérôme baisse tout à coup les yeux. Gêne… Pas besoin d'être grand clerc pour comprendre qu'il s'agit d'une bourde. Louis, sans doute le plus confus des deux, embraye comme si de rien n'était. – Là il faudra vous contenter d'un seul mort. On pourra éventuellement rajouter des blessés, avec des pansements, mais Séguret ne nous accordera rien de plus. – Qu'est-ce que ça peut bien faire, après tout, puisque personne ne regardera, répond Jérôme. – Six personnages sur quatre mois de diffusion quotidienne, dis-je, on risque de les épuiser très vite. – On peut leur jouer ça façon Beckett, dit Louis. Deux pékins assis autour d'une caisse en bois, de la dérive verbale montée en boucle, et de temps en temps, l'un des deux se brosse les dents pour mettre un peu d'action. – Je ne vois pas ce qui vous fait peur, dit Mathilde. Vous m'en laissez deux dans une chambre à coucher, si possible un mâle et une femelle, et je vous descends un bon paquet de quotas à moi toute seule. Dit avec un tel aplomb, ça ne peut qu'être vrai. Un bruit sinistre nous parvient de l'estomac de Jérôme. Il essaie de le cacher en portant une main à son ventre. – Nous n'avons droit ni aux notes de frais ni aux tickets restaurant, dit Louis. En revanche, un crédit nous est ouvert chez Fly pizza, il suffit de téléphoner. Jérôme décroche le téléphone illico. Dans le couloir, je vois passer une créature étrange, monstrueusement étrange, à la limite de la beauté et de la catastrophe naturelle. Personne ne l'a remarquée et ie préfère ne pas la montrer du doigt, persuadé d'avoir une hallu. Deux autres femmes géantes la suivent de peu. Le film avec les nains me revient en mémoire. – Cette Saga me perturbe plus que je ne l'aurais cru, dit Louis. Depuis trente ans que je crapahute dans ce métier, c'est bien la première fois qu'on me demande de faire n'importe quoi, et donc forcément, tout ce qui me passe par la tête. Tout ce dont j'ai envie. Mine de rien, ça fait quelque chose. Je ne sais pas encore s'il s'agit d'un cauchemar de médiocrité ou d'un rêve tardif. – Vu ce qu'ils nous payent, je pencherais pour le cauchemar de médiocrité, dit Jérôme en guettant le livreur par la fenêtre. – Nous en avons déjà parlé, Louis, je ne peux pas encore me résoudre à écrire de la merde à mon âge. – Marco, Marco, ne comptez pas sur cette Saga débile pour vous faire un nom! – Peut-être, mais elle me permettra de vivre, même petitement, de mon métier. C'est déjà un bonheur. Ce matin, je me suis réveillé comme un scénariste, je me nourris comme un scénariste, j'ai déjà des habitudes et des soucis de scénariste, parce que depuis ce matin, je suis un scénariste, nom de Dieu. Je ne sais pas ce qui m'a pris de dire une connerie pareille. Peut-être était-ce une connerie de scénariste. – Dans ce cas, il n'y a plus une minute à perdre, on se met au boulot fissa, dit Louis. Ce jour est à marquer d'une pierre blanche. Nous sommes le…? – 29 septembre. – Essayons de faire en sorte que ce 29 septembre reste historique. Après tout, l'Histoire, c'est un peu notre boulot. Deux heures plus tard, la Saga n'en est pas encore au stade de la gestation, mais nous, ses géniteurs, avons franchi la première étape de l'approche amoureuse avant la grande copulation. Une approche cauteleuse, faite de regards appuyés qui s'étudient les uns les autres, de propositions hésitantes, au risque du ridicule. Nous avons fait comme tout le monde, partir des évidences et des lieux communs pour nous en éloigner avec un délicieux sentiment d'interdit. Entre nous quatre, il a très vite été question d'argent, de violence, et surtout, de sexe. Nous n'avons rien inventé sur les thèmes de départ, mais ils ont l'avantage d'être là sans qu'on les cherche. Sans être astreints à séduire autrui, il reste le plaisir de nous faire rêver nous-mêmes, dernier rempart contre l'ennui et la mauvaise humeur. Prendre du plaisir à imaginer un tombereau de fariboles, c'est trouver d'emblée une dynamique de travail à long terme. Une tendance s'est affirmée tout de suite: ne refuser aucune proposition, si farfelue soit-elle. En partant vaguement de la suggestion imbécile de Séguret, nous avons situé le tout dans un immeuble moderne avec un palier où se croisent deux familles. L'une d'elles est parfaitement classique, le père est cadre, la mère fait un mi-temps dans une association caritative, la fille aînée est étudiante en philo et le fils de seize ans redouble sa seconde. L'autre famille est plus atypique, voire fol-dingue, elle est revenue depuis peu en France après avoir passé vingt ans aux États-Unis (idée de Jérôme). Le père est le guitariste d'un groupe de rock qui a eu son heure de gloire dans les années soixante mais continue de tourner. La mère est la secrétaire d'un éditeur de livres d'art, leur fils de vingt-cinq ans veut être flic à Interpol (il est en train de passer les concours) et sa sœur de quinze ans est une surdouée (dotée d'une intelligence supérieure, aucun des siens ne peut la comprendre. Idée de Mathilde que nous n'avons pas essayé de discuter, elle se démerdera avec). Tout ça n'étant absolument pas définitif mais une vague base de concertation. Il est presque 15 heures quand, pour nous détendre, nous commandons d'autres pizzas en cherchant des noms pour tous ces braves gens. Pour la famille lambda, quelques-uns ont fusé: les Martinet, les Portier, les Tisseron, les Garnier, et bien d'autres. – Je veux bien éviter toute connotation xénophobe ou religieuse, mais il ne faut pas non plus exagérer, on peut trouver mieux, a dit Louis. J'ai évoqué mes voisins de palier qui ressemblent un peu à ceux-là, ils ont une Safrane bleue qui ne dépasse jamais les trente à l'heure et s'appellent – Qu'est-ce que vous pensez de «Matignon»? a demandé Jérôme. Serge et Claudine Matignon. Tout le monde a envie de savoir quels emmerdements peut avoir la famille Matignon. – Impossible! a dit Mathilde, c'est le nom du vieux monsieur qui vient tenir compagnie à ma mère depuis que papa nous a quittées. – Serge? – Non, pas Serge, mais c'est tout de même gênant. – Il est insomniaque? a demandé Jérôme. – Non, pourquoi? – Il prend son petit déjeuner à 4 heures du matin? – Non. – Son magnétoscope a été frappé d'une malédiction et se déclenche tout seul en pleine nuit? Elle hausse les épaules. – Alors comment voulez-vous que votre Matignon regarde cette Saga à la con? Il n'en saura jamais rien, c'est là notre drame. Vous pourriez même dévoiler son prénom, son numéro de sécu, les petits mots doux qu'il susurre après l'orgasme, tout, parce qu'il n’entendra jamais parler de nos histoires. – On fait tout ce qu'on veut, Mathilde, on nous l'a assez répété! – J'ai dit: pas de Matignon. – fresnel, ça vous va? propose Louis. Personne n'a culbuté ou égorgé ou fait chanter un Serge ou une Marie Fresnel? Bon, c’est réglé. Les voisins américains, on les appelle comment? Jérôme a suggéré Callahan, c'est le nom de Clint Eastwood dans FRESNEL Que les meilleurs gagnent! – Vous vous rendez compte qu'on va vivre avec eux pendant des semaines et des semaines? – On ne choisit pas ses amis, on choisit sa famille. Les deux décors se sont imposés d'eux-mêmes: le salon des Fresnel et celui des Callahan, impossible de tirer plus à l'économie. Les deux autres décors ne nous sont pas utiles pour l'instant, il faut d'abord savoir où nous conduisent ces huit individus. D'heure en heure les choses se sont affinées. Mathilde nous a demandé pourquoi nous tenions tant à avoir des couples. Pourquoi ne pas imaginer au contraire les couples que nous aimerions voir se former sans que ce soit clairement défini au départ? Serge Fresnel, le mari de Marie, est donc mort aussi vite qu'il est né. Marie ne s'est jamais remariée, et ses enfants ne sont pas pressés d'avoir un nouveau père. Pour remplacer Serge, nous avons créé Frédéric dit «Fred», c'est le propre frère du défunt, un doux dingue hébergé par Marie et ses enfants. Fred est inventeur et sort rarement de son atelier (sauf pour nous tirer de certaines impasses). Un inventeur, ça plaît toujours. Les gosses, Bruno (le cancre) et Camille (l'étudiante en philo) sont encore embryonnaires. Walter Callahan, lui, est père célibataire. Il a eu ses deux enfants avec une certaine Loli qui les a quittés après avoir accouché du second. Elle ne donne jamais de nouvelles, on ne sait pas où elle est ni ce qu'elle fait, nous la ressortirons au moment crucial. Louis a tenu ferme sur l'idée du départ mystérieux de l'ex-madame Callahan, on aurait dit un combat contre un vieux démon personnel. Je ne sais pas si avec tout ça nous donnons une image très fiable de la famille. À quoi bon, du reste, puisque aucun parent ne s'identiefera jamais aux nôtres. Les cœurs solitaires vont pouvoir se rencontrer. Marie Fresnel et Walter Callahan ont quatre-vingts heures devant eux pour lorgner l'un vers l'autre. Pour l'épisode n° 1, Louis nous a proposé un peu de travaux pratiques, histoire de nous dégourdir les doigts. Il s'agissait d'écrire quelques lignes la trame générale de l'épisode et de choisir certains éléments chez chacun de nous. Il ne faut jamais oublier que notre liberté est totale, a fortiori du point de vue de la méthode. Vu la destinée de cette Saga, il faut au contraire bousculer toute idée d'orthodoxie, puisque personne ne s'en plaindra. Économisez-vous, dit Louis, un épisode Nous avons lu avec précision le travail des autres. Là encore, les sensations que m'inspire cet exercice sont d'ordre amoureux. Les amants enfin nus osent se montrer tels qu'ils sont. Ils ont une manière de dire: Mon synopsis donne à peu près ceci: Je suis peut-être le plus inhibé des quatre, le moins sûr de moi. Je me suis donc raccroché aux principes de narration qui me sont familiers en respectant au mieux les éléments de départ. Louis et Mathilde ont perçu dans mon texte comme une «noirceur insoupçonnable pour un jeune homme si volontaire». Je ne sais pas ce qu'ils entendent par «noirceur». Pour moi, rien n'est noir ou blanc, ne m'intéressent que les histoires écrues, gris souris et bistre. J'aime les compromis, les ambiguïtés, les êtres complexes, changeants, les héros pleins de lâcheté et les couards chevaleresques. Jérôme aime l'idée d'un Fred qui espionne son entourage avec un matériel sophistiqué, mais Séguret ne nous accordera jamais les moyens de la mettre en place. En revanche, Louis pense que S.O.S. Amitié et le psychanalyste de Camille nous permettront de meubler quand nous serons à court, et pour pas cher. On se demande comment Jérôme a réussi à pondre son texte. Il est incapable de rester en place, entre un morceau de pizza froide, la machine à café et les clopes qu'il va piquer chez les assistantes de Prima. Pendant les rares moments où il tape sur son clavier, j'ai l'impression qu'il massacre un jeu vidéo. Long sifflement entre les lèvres de Louis. – Vous êtes le roi du – Du quoi? a demandé Mathilde. – La scène d'accroché, celle qui visse le spectateur sur son fauteuil. – Si vous aviez lu celle que j'avais écrite pour de la préfecture, du ministère de la Défense et de la S.P.A., le tout sous contrôle des pompiers et des C.R.S. – – Ils ne l'ont jamais tourné, pourtant un beau paquet de thunes venait de toute l'Europe. Soi-disant qu'un ministre aurait eu la trouille au dernier moment. – J'aime bien la pièce interdite avec des feulements. Vous savez déjà ce qu'il y a dedans? – Aucune idée. Pour l'épisode Pilote, nous avons largement de quoi faire et il serait fort sage de mettre des biscuits de côté pour les jours maigres. Au tour de Mathilde de s'y coller. Elle est allée se servir un café, histoire de nous laisser le temps de lire. Tout ça m'a fait penser à une dizaine de chansons des Beatles. Mathilde a une drôle de façon d'abattre ses cartes, sans bluff, mais consciente de ses atouts. On sent derrière son synopsis toutes les potentialités des challenges amoureux, pas lénifiants, et porteurs de dangers sous-jacents. Elle sait ce que nous attendons d'elle: de la dextérité pour verser le sirop sur des gâteaux au miel. Pour l'instant on peut retenir l'admirateur inconnu et le trou creusé dans les chambres mitoyennes. Le mec amoureux de la femme de son frère défunt, ça me tirerait presque une larme, dit Jérôme. Mathilde a répondu que la vie même était faite de ce genre de choses. Louis a appuyé sur un bouton pour nous envoyer son texte. Louis vient de nous fournir une base de travail qui pourrait être le Pilote à lui seul. J'aime ce ton qui oscille entre mystère et désespoir, avec juste la petite pointe d'ironie qui emporte le tout. Curieux, ce contraste entre l'individu et ce qu'il écrit. Le gars est jovial, positif. Son style est retenu et presque secret. Quand je lui dis que question noirceur, il n'a rien à m'envier, il répond que ses drames et les miens sont de nature très différente. Lui croit à la fatalité, et moi pas. Je me suis promis d'y réfléchir. Il est 21 heures et nous venons à peine de finir la synthèse de nos quatre textes. Il fait nuit, nous sommes sans doute les derniers dans l'immeuble. Louis nous distribue des doubles de clés, au cas où l'un de nous aurait envie de travailler seul, ou besoin de trouver un toit, une tasse de café, ou un collègue dans le même cas. Au bout de quelques nuits le sommeil m'est revenu. Il m'arrive même de débrancher la machine mentale pour refaire des petites choses quotidiennes: me nourrir, changer de chemise ou inviter Charlotte à dîner. Comme avant. – Je te préférais insomniaque. Pourtant il faudrait que je note tout de suite cette idée de médium qui sait évaluer la théorie du 1 %. Je l'ai eue sur le chemin et je vois très bien ce que je pourrai en faire d'ici cinq ou six épisodes. – Tu m'entends? Je préférais quand tu étais insomniaque! – Tu as un stylo, amour? Hier nous avons livré les épisodes 1, 2 et 3, les premières réactions doivent arriver demain. Le n°4 est bien avancé, j'ai des suggestions à faire sur un neuvième personnage qu'il nous reste à créer. Je vois plutôt un homme d'âge mûr, reporter au long cours qui fait escale chez les Fresnel quand il passe à Paris. En revanche, je ne suis pas très fier d'un dialogue entre Mildred et Bruno, écrit à la va-vite cet après-midi. – Je ne me suis plus lavée depuis trois jours pour sentir la femelle en rut. L ambiance au sein de l'équipe est d'un calme inespéré. Quand il y a comme un différend dans l'air, nous attendons tous le petit vent frais qui vient balayer la menace d'un orage. Soit nous avons trop besoin d'argent, soit nous avons su laisser notre ego à la porte. – Stanick a téléphoné, il veut que tu passes au bureau à 4 heures du matin. – Tu ne pouvais pas le dire plus tôt! Charlotte sait ricaner sur commande avec une rare conviction, une vraie performance de comédienne. Elle sait à quel point je déteste ça. – Parce que en plus tu y crois! Le plus ridicule là-dedans, c'est que je ne peux même pas me confier à ma meilleure amie, je ne me vois pas en train de lui raconter que mon mec me trompe avec une Saga, qu'il rêve d'une Saga, et qu'il m'appelle Saga quand on fait l'amour. – Tu charries, je n'ai jamais fait ça… – Évidemment, on ne fait plus l'amour. – Tout de suite, si tu veux… – Chiche. La chienne! Je savais qu'elle dirait ça. – Note, on n'est pas obligés non plus. – Marco… J'aimerais autant éviter ce genre de conversation dans un restaurant. Pour une fois qu'on sort ensemble, bordel. – Ça te dirait de venir visiter le bureau, amour? J'en profiterais pour relire un truc qui me chiffonne. – Dis-moi que tu plaisantes… – Ils nous ont livré une télé géante avec toutes les chaînes du câble. – Ne me dis pas qu'il y a aussi un canapé et une machine à café. – Bien sûr. – Alors tu as tout ce qu'il faut pour y passer la nuit. Elle se lève aussi sec et quitte le restaurant sans même un regard vers moi. La jalousie lui va tellement bien que pendant une seconde j'ai envie de la suivre. Je n'aime pas me fâcher avec Charlotte mais ce sont pourtant les seuls moments où je réalise à quel point je suis dingue d'elle. Elle a ce genre de beauté qui laisse indifférent quatre-vingt-dix-huit hommes sur cent, mais qui fascine les deux qui restent. Je suis l'un d’eux et par chance, l'autre ne s'est jamais manifesté. D'ailleurs je ne comprends pas comment on a pu la laisser en paix jusqu'à notre rencontre. Elle doit tourner le coin de la rue, cette garce. Je me souviens même d'avoir éprouvé une étrange inquiétude la première fois que je l'ai regardée. Je me suis dit que si par malheur elle n'était pas libre, je consacrerais ma vie entière à la débauche sans jamais me lier à personne. Elle entre dans la bouche du métro Saint-Sébastien. Des bras rachitiques, des tâches de rousseur partout. Pour accentuer son côté feuille morte elle se teint les cheveux au henné et ne porte que des choses brunes. Des jambes splendides. C'est ce qu'elle a de mieux, les jambes. Elle le sait. Quand elle m'a proposé de vivre sous le même toit j'ai répondu oui, à condition qu'elle arrête de porter des minijupes. Elle m'a traité d'un tas de noms d'oiseaux mais j'ai obtenu gain de cause. Elle doit monter dans une rame sans même regarder si je l'ai suivie. Il n'est pas question que je lui coure après. Jalouse d'un feuilleton? Ridicule! Vingt fois je lui ai dit que Saga était la chance de ma vie mais cette folle refuse de comprendre. Je suis en train de devenir un scénariste, un vrai, et c'est tout ce que ça lui fait. Un scénariste, nom de Dieu! Si elle est un peu patiente, dans quelques mois, j'en serai un. Les mains dans les poches, j'ai flâné dans la ville en me demandant ce que les trois autres pouvaient bien faire passé minuit. J'ai imaginé Mathilde entourée de roses rouges, plongée dans un roman à lire ou à écrire. Jérôme en train de réciter par cœur les dialogues le Incapable de trouver la minuterie, je monte l'escalier dans le noir et longe un bout de couloir. Dans notre bureau, la télé scintille. Nous la laissons allumée sans le son pendant toute la journée, et personne n'a pensé à l'éteindre en partant. Je tâtonne vers le canapé pour trouver la télécommande. Dans un clip assez sexy, une fille s'enveloppe de draps mouillés. C'est là que ma main touche quelque chose de vivant. Je pousse un petit cri absurde et fais un bond en arrière. – Excusez-moi… Une silhouette que je discerne mal, recroquevillée dans le canapé. Je pousse le variateur de l'halogène à fond. Un jeune type me regarde avec des yeux de coupable. Les mêmes que ceux de Jérôme la première fois que je l'ai vu dans ce bureau. – Qui êtes-vous? – C'est mon frère… Il est au drugstore… Il reste là, vautré dans le canapé, après avoir tenté une ou deux fois de se redresser. – Vous vous appelez Durietz? – Tristan. – Vous êtes plus jeune que Jérôme. – Trois ans. – Moi c'est Marco, vous voulez un café? Il dit non de ses yeux tristes, irrésistiblement attirés par l'écran. Il ne demande qu'à rester peinard devant sa télé avec le zappeur en main, et je comprends ça. On n'a rien inventé de mieux que la petite fenêtre sur le monde pour l'oublier pendant quelques heures, le monde. D'un signe je fais comprendre à Tristan que je n'ai pas l'intention de le déranger. Sur quoi, j'allume mon ordinateur. Je me souviens de la réaction de Séguret quand Jérôme a demandé une avance pour acheter des médicaments à son frère. « Je parcours la scène entre Mildred la surdouée et Bruno le cancre. Quelque chose déconne depuis le début entre eux deux et je n'arrive pas à trouver quoi. Il faut laisser à Mildred son côté pervers, mais j'aimerais aussi qu'elle soit attachante. Pas seulement une Savonarole de H.L.M. Lui, il faudrait qu'on le sente plus attiré par elle, physiquement. Il y a peut-être un moyen de bricoler autre chose. 12. CHAMBRE MILDRED. INTÉRIEUR. JOUR – Marco? Je lève le nez de l'écran, un peu dans les vapes. Jérôme, un sac de papier kraft à la main, l'air penaud. Je commence à m'habituer à sa silhouette dégingandée et à son regard fatigué avant l'âge. Si le gouvernement lançait une campagne de propagande antiaméricaine, on se servirait de lui comme portrait-robot. Même dans le Bronx on ne porte pas le Jean troué avec tant d'aisance, sa gestuelle ferait passer un rapper pour une cariatide, et ses jurons yankees ont de quoi faire rougir les maquereaux de la 42e Rue. On pourrait croire que tout ça est finement imité mais il n'en est rien: Jérôme est – D'habitude il est dans un institut, mais je ne peux plus payer depuis six mois. – Tu n'as pas besoin de me raconter. En réalité, j'ai besoin qu'il me raconte, par curiosité, mais pas seulement. Je veux comprendre comment on peut se retrouver à la rue, avec un frère pas très solide sur le dos, sans savoir qu'en faire. Jérôme me tend une bouteille de bière fraîche qu'il vient de sortir du frigo de l'épicier d'en face. J'ai rincé deux gobelets. L'idéal aurait été un alcool fort, la petite gorgée qui brûle et donne une âme aux conversations de garçons, Jérôme fait avaler deux cachets à Tristan avec une gorgée de bière et me rejoint à la table de travail. – Il a la maladie de Friedreich, c'est une paralysie des membres inférieurs qui s'aggrave d'année en année. Il n'a que quelques minutes de mobilité par jour. Il doit se reposer et prendre des décontractants musculaires à heures fixes. Il a juste besoin d'un coin pour s'écrouler, c'est tout. Dès que nous serons payés, je pourrai le raccompagner aux Noriets. Il en parle avec le détachement de celui qui déteste le drame, tous les drames, ceux de la vie, ceux qui ne provoquent jamais aucun rebondissement. Je lui ai proposé un peu de fric, juste le temps de voir venir, mais il refuse. – Si j'avais mes quatre millions de dollars, je l'installerais à Malibu avec une ou deux nurses splendides. – Il l'a dit avec intention et j'ai mordu à l'hameçon tout de suite. Je sens que Jérôme a une terrible envie de se confier. Il se penche à mon oreille, grave. – – Un autre l'a déjà fait, il y a longtemps, avec le personnage d'Emma Bovary. À l'époque, peu l'ont cru. Je suis rentré me glisser sous les draps de ma belle. Quand j'ai vu son dos magnifiquement distant, j'ai freiné la paume de ma main et me suis blotti à quelques centimètres, sans la toucher. Est-ce ma faute si j'ai la tête ailleurs? J'ai envie de la réveiller pour lui dire de ne pas faire attention à moi. Lui dire qu'en ce moment je n'ai rien de spécial à lui dire, que je pense à d'autres gens qu'elle, des êtres de fiction qui ne sont pas dignes de la moindre jalousie. Et que je l'aime toujours autant. Et que j'ai toute une vie pour le lui dire. Mais je n'ai pas su. Mathilde embellit de jour en jour. On a envie de la prendre sur ses genoux pour écrire des dialogues à deux, sans prononcer le moindre mot, à la manière des amoureux qui lisent le même livre et s'attendent au bas de la page. Elle est fraîche du matin au soir et sent dramatiquement bon. Qu'elle soit là ou pas, son essence nous enveloppe tous les trois et nous fait lever le nez. Les premiers temps, elle a réussi à nous faire oublier qu'elle était la seule femme du groupe mais depuis quarante-huit heures c'est peine perdue. Elle porte en elle la mémoire de cent dames de cœur et la vie de mille maîtresses qui apparaissent à son insu. Le travail s'en ressent: chacun en abat trois fois plus. – Il y a une explication à ça, nous a dit Louis un soir où elle est partie plus tôt. Au Moyen Âge, quand on devait cautériser une plaie à vif, on avait besoin de dix hommes pour maintenir le malheureux en place, et ça se passait toujours dans la violence et la douleur. Mais on pouvait aussi demander à la plus jolie et la plus jeune fille du village de tenir les bras de l'homme pendant l'épreuve. En général, elle s'en tirait bien mieux que les dix autres. Sans Mathilde nous aurions peut-être une fâcheuse tendance au laisser-aller. – Vous croyez qu'elle vit avec quelqu'un? j'ai demandé. – Pas l'impression, a dit Louis. Un soir je l'ai raccompagnée chez elle, elle m'a invité à prendre un café. Celui que Jérôme et moi appelons en douce le «Vieux», capitaine d'équipage bien-aimé, nous a donné une énième preuve des privilèges de l'âge. Le couteau sous la gorge, nous l'avons contraint à tout nous dire sur l'univers de la mystérieuse Mathilde, reine de l'amour. – Un intérieur d'une banalité formidable, le truc sobre, fonctionnel et décoratif. Vous avez l'air déçu… – Évidemment qu'on est déçus. – À quoi vous attendiez-vous? Des meubles en bois de rose? Des rideaux et des couvre-lits Laura Ashley? Des coussins en forme de cœur? – Des fleurs partout et pas le moindre pétale par terre. – Des Poulbot dans le vestibule, un gros flacon de – De la Marie Brizard et de la Chartreuse! Une énorme souris en peluche! – Un poster géant de Barbara Cartland! – Vous délirez, mes enfants. Remarquez, pour vous consoler, j'ai quand même vu une photo des sœurs Brontë dans les toilettes. Avec l'habitude, je commence à me faire une idée précise de qui sont mes partenaires et comment ils réagissent aux événements. Si nous ne prêtions pas attention aux signes que chacun émet durant les dix à douze heures de travail commun, nous pouvons dire adieu à notre belle entente. Louis cite son Maestro à tout bout de champ, il le fait avec tant de naturel et de précision qu'il est impossible de croire à une pure affabulation. Le soir, nous en parlons souvent avec Jérôme, quand il nous prend l'envie de faire des heures supplémentaires. Nous sous sommes rendus à l'évidence: Louis a bel et bien travaillé avec le maître. Comment, pourquoi, autour de quel film? Je n'ose pas lui poser de questions trop précises et préfère le laisser nous dévoiler son histoire à la façon d'une strip-teaseuse qui sait mieux que personne comment réagit son public. Nous sommes rassurés à l'idée de l'avoir parmi nous, son rôle de capitaine se définit de mieux en mieux. D'un commun accord nous lui faisons confiance pour toutes les démarches auprès de la production. Il est occupé de nos quatre contrats en essayant de grappiller un maximum auprès de la chaîne et personne n'aurait pu faire mieux. Le matin, il a enfin réussi à obtenir nos chèques et nous les distribue comme des bons points. Mathilde range le sien dans son sac sans regarder le montant. Jérôme pousse un râle de soulagement et embrasse le papier. De nous tous, c'est lui qui en a le plus besoin. D'après Louis, Séguret n'a absolument rien à dire sur notre ouvrage, il jette un œil très sommaire sur les épisodes et donne le tout à un assistant qui calcule le budget et fait le plan de travail. Le tournage du Pilote a commencé depuis hier. Objectif: mettre en boîte quarante-cinq minutes de film par jour au lieu des dix habituelles, ce qui augure de la qualité du produit fini. Personne n'a songé à nous présenter les acteurs ni même à nous envoyer leur photo. Nous sommes sûrs d'une chose, aucun n'est connu et les trois quarts sont à peine des professionnels. Séguret prétend que les talents «en devenir» ont tout à prouver. Il dit aussi qu'on peut faire des merveilles avec un figurant à qui on donne sa chance («Voyez Marilyn Monroe!»). Chaque acteur est payé cinq cents francs la journée. À ce tarif-là, un plombier ne se déplacerait même pas. Nous ne nous attendions pas à des miracles, mais chacun de nous a en tête une tirade, un dialogue qui lui est cher, une réplique pour laquelle il a rêvé d'un Laurence Olivier ou d'une Anna Magnani. – Après tout, c'est comme ça qu'ils nous ont recrutés, j'ai fait. On leur laisse une chance. Une série de bing a suivi et chacun s'est installé devant son écran. Tristan, la «Chose», est affalé devant le sien, la télécommande en main. Depuis dix jours, il n'a pas quitté le canapé et a réussi à se faire oublier. On pourrait le prendre pour une sorte d'animal à sang froid, dans les tons beige, les yeux mi-clos, totalement immobile. Il regarde la télé avec des écouteurs, se nourrit de pizzas sans faire d'histoires et garde la boutique jour et nuit. Il faut juste éviter de le regarder trop longtemps si on ne veut pas se laisser envahir par un spleen lancinant. Sinon, nous sommes plutôt contents de l'avoir avec nous. Et depuis que je sais que son frère pèse virtuellement quatre millions de dollars, je les considère tous les deux comme des proches. Le Vieux a demandé si nous avions des modifications à faire sur l'épisode n° 4. Jérôme trouve que je suis allé trop vite sur l'enquête de Jonas à propos de la pièce interdite des Fresnel (où Mildred rêve de pénétrer). Dans une séquence, j'effleure l'idée d'un trésor caché sans donner de piste sérieuse. Ça peut être n'importe quoi, pas forcément des espèces trébuchantes mais plutôt quelque chose de non monnayable. Un nu de Van Gogh, une boîte de Pandore, un corps embaume, un morceau de la vraie Croix. Jérôme imagine très bien l'arsenal perdu d'une guerre oubliée. Une pleine armoire de grenades quadrillées et de bazookas qui rouillent en attendant leur heure. Louis verrait plutôt un élément qui occupe la pièce entière, comme une imprimerie de fausse monnaie ou un laboratoire. Nous abandonnons vite l'idée, le laboratoire rappellerait trop l'atelier de l'inventeur. Mathilde n'a encore rien dit, je lui demande si elle a un avis sur la question, elle répond un «oui» qui veut dire «oui, mais c'est encore un peu flou, j'aimerais vous le proposer directement par écrit». – À quoi pensez-vous? – … C'est encore un peu flou, j'aimerais vous le proposer directement par écrit. – Parfait. Mettons de côté la pièce interdite, dit Louis. – On se relit la séquence 17? propose Jérôme. Depuis le début, il ne se sent aucune affinité avec le personnage de Camille et songe à s'en défaire au profit d'un personnage de femme plus «toxique». – Ça fait déjà quatre épisodes qu'on se trimballe cette morue! – Nous en avons encore 76 à écrire et tu veux déjà en buter une? On a tout le temps, non? – Supprimer Camille me paraît un peu intempestif, dit Mathilde. Jonas allait tomber amoureux d'elle. – Et alors? Il peut tomber amoureux d'une autre. Plus… – Plus «toxique»? – Parfaitement. Dès son tout premier synopsis, Louis voulait faire de Camille un personnage suicidaire. – Le suicide offre tous les avantages: c'est raffiné, c'est chargé de sens – Je trouve ça un peu cruel pour les étudiantes en philo, dit Mathilde. On ne sait jamais, au moment de la diffusion, il y en aura peut-être une qui finira sa thèse en laissant la télé allumée pour avoir une petite présence dans sa chambre de bonne. – Vous avez une imagination féroce, Mathilde, vous étiez faites pour ce job. – On s'égare! crie Jérôme. On la suicide, un point c'est tout. Reste à savoir comment. Il s'entête mais Mathilde a décidé d'en découdre et tente tout ce qui est en son pouvoir pour sauver la malheureuse. Louis propose une solution équitable: Camille mourra si aucun de nous trois ne réussit à la sauver. Intrigué, Jérôme se propose de jouer le jeu et de voir ce que chacun de nous a à proposer pour épargner Camille. Louis s'y colle le premier, pour montrer l'exemple. 17. CHAMBRE CAMILLE. INTERIEUR. SOIR – Cette histoire de boîtier magique est parfaitement malhonnête, dit Jérôme. Si tu t'imagines que ça suffira à la sauver… Et il ajoute, magnanime: – Mais je veux bien lui donner une seconde chance… Mathilde s'installe à son clavier. – Ne pouvant la maintenir en vie, il va sublimer sa mort, n'est-ce pas une autre preuve d'amour? demande Mathîlde. Je veux bien être pendu si, à la diffusion, passé quatre heures du matin, ce genre de galimatias psychologique a encore cours. Mais je pousserais volontiers la logique de la scène un peu plus loin. L'idée qu'on ne puisse pas se suicider peinard dans cette maison commence à me plaire. Il suffit de partir d'un constat d'une cruelle lucidité: celui qui sait qu'il n'a plus que quelques heures à vivre va sans doute pour la première fois de son existence éprouver une extraordinaire sensation de liberté. Une liberté toute-puissante, sans plus aucune barrière ni tabou. Une liberté au-dessus des lois. Quel gâchis ce serait de ne pas en profiter! Un tas d'individus se mettent à défiler dans la chambre de Camille pour rentabiliser son suicide. Faire une immense fortune en moins d'une heure devient un jeu d'enfant, mais tant de vénalité dégoûte la désespérée. Le don massif de ses organes dans un état de fraîcheur absolue la tente un moment, mais imaginer le puzzle humain que deviendrait son corps lui fait peur. On lui propose toute une collection de morts mythiques qui frapperaient les esprits pour les décennies à venir, mais à quelles fins? Son acte n'a d'intérêt que s'il reste magnifiquement esthétique, et donc gratuit. Camille se rend à l'évidence et reporte sa décision jusqu'à ce qu'elle trouve un sens à sa mort. Jérôme termine de lire la séquence et repose les feuilles sur la table. – … Cette bécasse l'a échappé belle. Il s'en est fallu de peu. Louis, Mathilde et moi poussons un soupir de soulagement. Sans être sorti d'affaire, le personnage de Camille a gagné un sursis. Suite au prochain épisode. Il est midi. Jérôme se jette sur le téléphone pour commander des pizzas. Son frère, les yeux grands ouverts, regarde un truc brésilien. Mathilde fait une copie sur disquette de toute la séquence 17. Un rayon de soleil ocre vient percer le ciel d'automne. La journée est loin d'être terminée. Nous devons veiller sur tout notre petit monde. – Hormis Dieu et les scénaristes, a demandé le Vieux, vous connaissez d'autres boulots où l'on façonne les destins? La Toussaint est tombée un jeudi et nous sommes tous au bureau, comme si personne n'avait de mort à visiter. L'un de nous l'a fait remarquer et seul le Vieux a réagi en disant que sa femme n'aurait jamais traîné ses guêtres dans un cimetière s'il était parti le premier. Il considère qu'il y a des occasions beaucoup plus amusantes de s'enrhumer (la grande roue des Tuileries) et que les vendeurs de chrysanthèmes sont tous des salauds. Il ajoute que sa femme l'a quitté pour un acteur qu'il n'a pas du tout envie de croiser. – Je ne vais plus au festival de Cannes pour éviter de le rencontrer, ce n'est pas pour me faire piéger bêtement sur la tombe de Lisa. Louis parle facilement de Lisa. Il ne rate jamais une occasion d'évoquer celle qu'il a tant aimée et qui l'a tant fait souffrir. Indécence ou besoin de se raconter, je ne sais pas. Mathilde se penche sur cette idylle avec une curiosité de géologue. De quoi était fait cet amour? Quelles en étaient les strates supérieures? Qu'y trouvait-on en profondeur? Quel versant en était le plus friable? D'après Louis, Lisa l'aurait quitté à cause de son dévouement au Maestro. Elle aurait été incapable de comprendre qu'il avait sacrifié sa propre carrière pour assister le maître dans l'écriture de ses chefs-d'œuvre. Moi qui suis prêt à me damner pour un feuilleton de nuit, je n'imagine pas l'honneur suprême d'être installé dans l'intimité créatrice du Maestro en personne. – Le mec qui t'a piqué ta Lisa, c'est quel genre d'acteur? demande Jérôme. – Le genre à réciter Shakespeare en collant. Un pur. Un théâtreux. Un vrai, quoi. Même s'il n'avait jamais rencontré le Maestro, Lisa aurait quitté Louis parce qu'il faisait un travail de l'ombre. Il la décrit comme une grande victime du strass et des bravos, et un scénariste, même s'il intervient au tout début d'une aventure, passera toujours en dernier. Le monde entier n'a d'yeux que pour les acteurs. Un scénariste, ça fabrique du rêve mais ça ne fait pas rêver. – S'il fait du théâtre, il doit se lever tard, il n'ira pas au cimetière avant quatorze ou quinze heures, dit Mathilde. Séguret nous a renvoyé le n° 10 d'urgence en soulignant tout ce qui lui paraissait obscur et les corrections nous ont pris deux bonnes heures. Séguret se fout de ne pas comprendre, il déplore seulement que certaines phrases, voire des situations entières, bloquent les acteurs pendant le tournage, ce qui ralentit le mouvement. – Je croyais que Séguret était le genre de type à connaître le mot «acmé». – C'était dans quel dialogue? – Scène 21, quand Jonas dit une connerie et Mildred lui répond qu'il s'agit de l’«acmé de la pensée mongolienne». – Remplace par «zénith». C'est joli ça, le «zénith de la pensée mongolienne». – Pas sûr qu'il pige davantage. Remplace par «apogée», «comble» ou «sommet». Il paraît que les tournages du Pilote et du n° 2 se sont plutôt bien passes. Séguret n'a pas eu le temps de nous en faire une cassette mais il nous encourage à regarder la diffusion prévue dans deux jours. Il trouve le résultat «pas si mauvais» avec «un ou deux bons noments». Le directeur de la chaîne n'a encore rien vu, on peut raisonnablement supposer qu'il s'en fout complètement. Il a déjà fortà faire avec sa programmation cinéma, ses reality shows et ses infos. Nos épisodes 3 et 4 sont en tournage en ce moment même. Nous sommes dans les temps. – Je croyais que Séguret était le genre de type à apprécier une phrase comme: – Il n'est pas non plus le genre de type à nous féliciter pour la séquence 55. Oui! La séquence 55! On a coupé l'électricité parce que Marie n'a pas payé la facture. Toute la scène est entièrement noire, on comprend juste que «quelqu'un» est dans la même pièce qu'elle. Au début, ça lui fait peur, ensuite ça l'émoustille, et ça finit avec des petits râles étouffés. Je ne sais pas comment la fille qui joue Marie Fresnel va s'en sortir. Il s'agira d'une belle performance de comédienne. Ce qui gêne Séguret, c'est qu'on ne sait à aucun moment qui est avec elle dans la pièce. J'ai répondu que même Marie préfère ne pas savoir. Un homme, une femme, son admirateur inconnu ou son beau-frère, personne ne saura jamais. Pour Séguret, il est important que le spectateur n'aille pas s'imaginer qu'il s'agit de son propre fils Bruno. Aucun de nous n'avait pensé à l'inceste! Preuve formelle que ce noir absolu est un support à l'imagination de chacun, et celle de Séguret ne lasse pas de me surprendre. J'espère qu'ils tourneront la scène comme elle a été écrite. Le Vieux colle des myriades de post-it sur les bords de son écran, tout préoccupé qu'il est par le personnage du père Callahan. – Walter est un crétin. Il n'a rien à vivre, rien à dire, ses dialogues sont particulièrement insipides. Il est ivre mort les trois quarts du temps. Je ne suis pas d'accord. Walter vit son alcoolisme avec une certaine élégance, c'est ce qui fait son charme. Il cherche avant tout une normalité qu'il n'a jamais connue et ne peut espérer l'atteindre qu'en buvant. Au premier verre, il s'aperçoit qu'il n'est pas cet olibrius dont tout le monde lui parle. Au second, il devient l'homme lambda. Dès lors, c'est un bon père de famille sur lequel on peut compter. – Il faut lui inventer un truc bien à lui. Un truc… un truc avec du…du coeur. Au mot cœur, Jérôme et moi regardons vers Mathilde. – J'ai ébauché quelque chose avec Marie, mais ce n'est pas si impie, dit-elle, l'admirateur inconnu est en train de marquer des points. – En attendant, on peut coller une maîtresse à Walter, dit Jérôme. Ils n'auront qu'à prendre la script et filmer leurs ébats pendant qu'ils sont planqués sous les draps. On verrait juste un pied de temps en temps. – Quand je dis «du cœur» il s'agit de bien autre chose que ça. Moi je vous parle de pulsion de vie! De souffle…! Le vertige métaphysique…! Dieu, la mort, le néant, des trucs comme ça, quoi… Louis nous fait un petit caprice. Ce genre de chose survient en général quand on s'approprie un personnage. Sans aller jusqu'à en faire son alter ego, Louis a réuni chez Walter certains éléments de sa propre vie. La perte de l'être aimé en est un parmi d'autres. Avec le ton du gars qui veut faire plaisir, Jérôme propose un petit meurtre existentiel à la Camus. Walter pourrait tuer Camille pour lui venir en aide, ça donnerait un peu de «charge émotionnelle» aux relations de bon voisinage, comme il dit. Louis n'a pas l'air emballé. – Walter va se mettre à composer des Gospels et rencontrer Dieu! dis-je. Mais Dieu en personne! Mathilde croit que je plaisante et elle a tort. Si Dieu est partout, il est forcément dans notre Saga et il me semble logique de le faire apparaître. Nous n'avons pas encore utilisé notre personnage annexe pour le 9, ils peuvent embaucher un type pour jouer Dieu, ça ne doit pas être trop dur à trouver. Un petit bricolage vidéo et hop, une silhouette apparaît, Dieu soi-même, pendant que Walter est en train de lui composer un Gospel. Il suffit de le traiter de façon tes intimiste, archidépouillée (un homme, un chant, un dieu). L idée est sans doute un peu déconcertante mais je n'y mets aucune dérision. Séguret nous a exhortés à faire n'importe quoi et je ne vais pas m'en priver, mais ce n'est pas une raison pour le faire n’importe comment. Louis ne réagit pas et se lève. Regarde par la fenêtre, allume une gauloise. – Vous ne pensez pas qu'il serait temps de nous occuper de Loli Callahan? – La mère des gosses? Celle qui a disparu depuis quinze ans? J'aurais dû m'en douter. Louis veut donner à Walter une chance de revoir celle qu'il n'a plus. Il y a une part de nous dans chacun des personnages de la Saga. Et si l'art imite la vie, tant mieux. – Elle est morte depuis longtemps, dit Louis. Le plan de Walter était simple: il a caché cette mort aux enfants pour ne pas les traumatiser, il leur a raconté que leur mère est partie mais qu'elle reviendra. II s'est donné dix ou quinze ans pour tomber amoureux d'une autre, et lui demander de se faire passer pour Loli aux yeux de ses enfants qui vont enfin retrouver une mère. – C'est ça que tu appelles simple? Pour le moins tordu, mais pourquoi pas? – Je trouve ça assez joli, dit Mathilde. Le rôle qu'il lui demande de jouer est pour cette femme une bouée de sauvetage. Elle s'appelle… Eva. Elle a terriblement souffert par amour. Elle a une vie d'une banalité effrayante et, bien sûr, elle n'a jamais eu d'enfant. Etre Loli, c'est la chance de son existence. Une aventurière qui a préféré sa vie à sa famille mais qui revient pour se faire pardonner? Il n'y a pas plus beau rôle pour une femme qui n'attendait plus rien. Les gosses vont l'adorer, le père va l'adorer. Vous vous rendez compte de tout ce paquet d'amour qui va lui tomber dessus, à cette malheureuse? D'où viennent les idées? Comment naissent les personnages? Une chose est sûre: il faut être quatre pour engendrer une Saga. Si l'un de nous jette en l'air une envie, une impression, ou un doute, il y aura toujours un collègue pour le rattraper au vol. Qui a créé cette Eva? Tout le monde. Elle est née d'un souci de Louis, d'une délicatesse de Mathilde, d'un persiflage de Jérôme. Et sans doute un peu de mon silence. Ouand arrive l'heure de nous séparer, j'hésite à retourner vers Charlotte. Comme chaque soir, nous serons incapables de jouer au petit couple curieux du quotidien de l'autre. Pour combler des silences, je vais me sentir obligé d'écouter ses anecdotes de bureau. Et je ne lui connais qu'un seul défaut: elle n'a pas le moindre talent de conteuse. Elle sait rendre monotone une engueulade avec une collègue. Elle évoque une foule d'inconnus dont je suis censé tout connaître, elle mélange le passé immédiat et le futur proche. Elle tente allègrement des ellipses impossibles, elle commence par l'analyse au lieu de la synthèse, elle met les points forts là où ne gît que quotidien, et si parfois il lui arrive de passer tout près du sublime, c'est faute de l'avoir vu. Elle est persuadée de captiver l'auditoire et y parvient, malgré tout, parce qu'elle est belle, outrageusement belle, quand elle tombe à côté de la plaque. Même si son job ne me passionne pas outre mesure – elle forme des cadres à je ne sais quelles techniques de développement d'entreprise -, je suis le premier à reconnaître qu'elle en Certains soirs j'ai envie de demander à la femme de ma vie de m'attendre trois mois. De faire comme si j'étais en mission, loin, outre-mer. Je traîne encore un peu au bureau. Mathilde et le Vieux sont partis, Jérôme est allé au bois de Boulogne pour lancer son boomerang. Je reste un instant auprès de Tristan sans espoir qu'il lâche son écran pour me faire la conversation. Il ne prononce jamais le moindre mot à part «merci» chaque fois que son frère lui tend sa pizza. Je ne sais pas comment les frères Durietz peuvent rester vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans le même endroit et se condamner au plat unique. Comme tous ceux qui ont eu des moments difficiles, les frères Durietz accordent une grande importance à l'hygiène. Ils profitent de la salle de bains de Prima dès les premières lueurs du jour et mettent les fringues que l'aîné ramène du Lavomatic. Jérôme vide les cendriers, aère et passe le balai. Le bureau est impeccable à notre arrivée. Toujours ça d'économisé pour Séguret. Tristan zappe pendant la tranche horaire la plus difficile à négocier de la journée, de 18 à 19 heures, quand les chaînes sortent leur artillerie lourde pour fourguer un maximum de pub à l'heure où toute la famille est réunie devant la télé dans l'attente du 20 heures. Tristan est très loin de tout ça, cette agitation vespérale le trouble. J'ai déjà essayé d'étudier son zapping sans parvenir à comprendre sa logique. Les clips et les infos l'insupportent plus que tout; en un battement de cils, il est capable de foutre en l'air une bande de rappers et leurs trois tonnes de décibels, ou de couper la chique à n'importe quel individu qui s'aviserait de lui donner des nouvelles du monde. Il n'est pas fanatique de la pub et préfère, en attendant mieux, stationner quelques secondes sur un documentaire animalier ou une engueulade de talk show. Il déteste les dessins animés et les reportages sur les grands espaces. Il évite les images d'archives sur la guerre et les tirages de loto. En revanche, la météo l'intrigue même s'il ne sort jamais. Il regarde entièrement les émissions sur l'actualité du cinéma et les bandes-annonces des sorties en salle. Tôt le matin, en attendant que la journée démarre, il peut s'attarder sur les chaînes de télé-achat ou les recettes de cuisine. Tout ce fatras d'images n'est rien qu'une ponctuation dans sa recherche frénétique de fiction. Le cinéma est prioritaire sur tout le reste. Un mauvais film vaut mieux qu'une bonne série américaine, une mauvaise série américaine vaut cent fois un feuilleton européen. Mais il peut lâcher très vite un épisode qui semblait le passionner pour s'arrêter quelques secondes sur un Le plus souvent allongé sur le dos, il garde toujours la télécommande en main. Parfois il pivote sur le ventre pour étirer sa colonne vertébrale puis revient à la position initiale. Plus rarement, il tourne le dos à l'écran et ferme les yeux. On sait qu'il va s'assoupir quelques minutes tout en écoutant les dialogues du film, c'est la condition – Tout môme, il était déjà comme ça. Jérôme est là, en sueur, le boomerang à la main. Il ouvre une petite bouteille de vodka rouge et me la tend avec un gobelet. – De son lit, il me voyait partir jouer avec les potes, en bas. Seulement, quand je revenais, il fallait que je consacre un petit quart d'heure à lui raconter les conneries qu'on avait faites. Et puis, les jours où il ne s'était rien passé, il fallait que j'invente. Au début, c’était des trucs assez banals pour ne pas lui faire trop de peine. Tristan a ses écouteurs plantés dans les oreilles. Sur l'écran se succèdent une série d'explosions qui dévastent un gigantesque musée d'art contemporain. Aucun danger qu'il nous entende. – Et puis, ça a vite pris des proportions redoutables, les mômes en veulent toujours plus. Il a fallu que je lui raconte des faits d’armes, des péripéties de bravaches, des duels de cour de récré. «C’est le moins que tu puisses faire», me disait ma mère, toujours à deux doigts de me reprocher d'être en bonne santé. Je sais bien qu'on préfère toujours les canards boiteux mais là, elle poussait un peu, la vieille. Tristan et moi, on se complétait bien, j'avais envie de faire l'intéressant, il avait besoin de s'intéresser. À moi d'avoir du talent. – C'est comme ça que tu es tombé dedans? – Dans le scénar? Oui. J'allume une gauloise qui traîne dans un paquet oublié du Vieux. Jérôme s'étonne de me voir fumer. J'aime trop le tabac pour avoir la clope au bec à longueur de journée. Il ouvre la fenêtre et regarde au-dehors. L'air vient rafraîchir la pièce. J'avale une gorgée de vodka, prends une bouffée par-dessus, et comprends enfin pourquoi on clame partout que ces trucs-là sont dangereux. Jérôme contemple les étoiles, les toits, les derniers scintillements de la ville, les rares buildings qui se découpent au loin, et pousse un soupir devant la qualité du décor. – Quand je pense que tout ça sera à moi, un jour. – Quoi, tout ça? – Paris entier sera à moi, son or, ses femmes, tout m'appartiendra. – Fameuse, cette vodka. Elle monte vite à la tête mais elle est bonne. – Je serai si puissant que les Américains me voudront et que les Français me supplieront de rester. Je commence à bien connaître Jérôme, ce n'est pas la première fois qu'il me sert son couplet doux-amer. – Les quatre millions de dollars ne passeront jamais, hein? Moi aussi, ça m'aurait rendu dingue. C'est une somme qui n'existe pas, quatre millions de dollars. Pas imaginable! Quatre millions de dollars… même si on a vu des dizaines de films avec des mallettes pleines de pognon, on ne peut pas savoir ce que c'est. Quatre millions de dollars! C'est pas des mots, c'est un gargarisme, quatre millions de dollars. Tellement joli à entendre qu'on n'a même pas envie de faire la conversion en francs. Il me demande ce que j'en ferais si on me les mettait sur la table mais je n'en ai aucune idée. – Tu es scénariste, non? – Pour le pognon je manque d'imagination. – Essaie de te raconter l'histoire d'un mec dans ton genre qui vient de palper quelque chose comme vingt millions de francs. – Il commencerait à faire tous ces trucs à la con que personne ne fait jamais mais auxquels tout le monde rêve. – Vas-y. L'argent et ses petits bonheurs. Je n'y pense jamais. Un jour, j'ai réuni mille francs pour faire un cadeau à Charlotte et n'ai rien trouvé d'inoubliable. Ne sachant quoi lui offrir, j'ai passé deux journées entières à lui composer un haïku. – Ça vient, mec? – Il livrerait son corps aux mains d'une demi-douzaine d'esthéticiennes qui n'auraient que huit heures pour en faire une petite merveille. Ensuite, les boutiques de fringues superluxe, chez les tailleurs zélés qui savent flairer le pognon. Ça va du costard en tweed façon gentlernan-farmer jusqu'au smoking passe-partout. Il sort de là pour aller s'acheter un petit cabriolet anglais, un de ces bijoux hors de prix qui tombent toujours en panne, autrement dit: le bonheur interdit. Et c'est l'heure du conte de fées. Il passe chercher une Escort Girl sublime recrutée dans une agence qui ne propose que le top du top. Il a loué la Galerie des Glaces de Versailles pour un souper fin, ensuite ils vont boire une coupe de Champagne au dernier étage de la tour Eiffel qui leur est réservé. Puis ils finissent la nuit dans la plus belle suite du Grillon. – Là, on en est à cent plaques. Et le lendemain matin? – Le lendemain matin, il se demande qui est cette fille dans son lit qui n'en veut qu'à son blé. Il se demande ce qu'il fait dans une suite où il n'ose pas salir un cendrier. Quand il se regarde dans ses fringues de la veille, il se demande pourquoi il a l'air d'une vieille pub pour Alka-Seltzer. Il ne se demande pas s'il est ridicule dans une bagnole qui lui va comme un boa en plumes à une technicienne de surface: il en est sûr. Bilan? Il se souvient que sa mère a hypothéqué une mercerie qui périclite et fait un chèque. Il paye un séjour aux Seychelles à sa sœur qui n'a jamais eu de voyage de noces, parce que pas de noces, parce que pas de prétendant. Ensuite, il a une conversation sérieuse avec son banquier qui lui propose plusieurs investissements. La conjoncture est bonne et le taux d'intérêt n'est pas mauvais, on peut se lancer dans des Sicav obligataires bloquées pendant deux ans. Mais lui se sentirait sécurisé par la pierre, et un agent immobilier lui trouve rapidement un 110 m2 dans un quartier qui est en train de prendre de la valeur. Voilà. Jérôme se ressert une vodka et s'allonge dans un canapé. – Passionnant… – Je te l'ai dit, en matière de fric je n'ai aucune imagination. Qu'est-ce que tu ferais de quatre millions de dollars, toi? – Il faut demander à J'avais une certaine admiration pour Yvon Sauvegrain (le «French Wonder-boy» comme on l'appelle dans Plusieurs écueils scénaristiques à surmonter: on ne peut rien prouver, cette ordure de Sauvegrain a Hollywood et le ministre de la Culture avec lui, et pour l'instant, Jérôme n'a pas le moindre sou vaillant à investir dans cette affaire. Au cœur de la nuit, vodka aidant, à force de proposer des idées plus farfelues les unes que les autres, quelques pistes ont fini par se dessiner. Surexcité, Jérôme a tenu à clarifier ses notes et à les reformuler sous forme de synopsis. – Je vais en avoir pour une bonne partie de la nuit, prends le canapé si tu n'as pas envie de rentrer. J'ai décliné l'invitation et laissé les deux frangins seuls. Aujourd'hui, j'ai le sentiment que la Saga a pris un chemin de traverse. Pourtant, aucun événement particulier n'est venu perturber notre quotidien. Je pense être le seul à avoir décelé un changement de cap. La journée a commencé de façon plutôt banale, nous nous sommes retrouvés vers neuf heures ce matin pour corriger les broutilles des nos 16 et 17. Il est déjà 13 heures, les frères Durietz s'empiffrent de pizza mais Mathilde et moi préférons déjeuner dehors. «J'ai envie de changer», dit-elle sans oser avouer que l'odeur de la mozzarella gluante l'écœure. Le Vieux n'a pas envie de nous suivre. Mathilde en est comme soulagée, et je ne comprends pas pourquoi. Après tout, je n'ai jamais vu Mathilde qu'entre les murs du bureau, le plus souvent cachée par son écran, et je suis curieux de voir à quoi elle ressemble dans le civil. Elle marche à petits pas rapides comme une vraie Parisienne et reste attentive au spectacle de la rue sans interrompre la conversation. Aujourd'hui, elle porte une robe rouille qui va parfaitement avec ses cheveux auburn dénoués sur les épaules. Elle a choisi le restaurant, une petite gargote qui garde un certain cachet malgré le vacarme des flippers. N'ayant jamais déjeuné avec une dame qui écrit des romans d'amour, je fais attention aux plats que je prends. – Je suis ravie de ce tête-à-tête. Un peu gêné, j'esquisse un geste de la main, entre «merci» et «moi aussi». – On peut se tutoyer, Marco? – Bien sûr. – Ça me fait drôle de t'appeler Marco. C'était un latin lover dont j'ai raconté les succès dans Hier, au beau milieu d'une séance de travail où nous mettions la dernière touche à une scène enflammée entre Jonas et Camille, la conversation a vite dérapé sur les rapports de couple et Mathilde s'est déclarée – – Comment s'appelle-t-elle? – Charlotte. – C'est mignon comme tout, Marco et Charlotte. Nous restons là-dessus, le temps de piocher dans les crudités. Son tutoiement est terriblement emprunté, on dirait qu'elle fait des efforts pour réchauffer nos rapports au risque de brûler des étapes. Mais dans quel but? – Où seras-tu, cette nuit? – Cette nuit…? – Oui, pendant la diffusion du Pilote. – Nous sommes le… 12? – Revenez parmi nous, Marco. Oui, c'est pour cette nuit, à 4 heures du matin! Je suis trop jeune pour me souvenir du premier pas sur la lune, mais tous ceux qui étaient en âge de veiller savent exactement où ils étaient à cette minute-là. Ce soir, il va se passer un événement bien plus important pour mon avenir qu'un alunissage pour celui de l'humanité. Mais oui, c'est pour cette nuit! Nous ne serons que quatre à assister direct à ce tournant de l'Histoire, mais les générations futures évoqueront avec fierté la diffusion du premier épisode de – Avec un peu de chance nous serons plus de quatre, je suis sûre qu'il y aura… Elle cherche à terminer une phrase qui a débuté de façon si optimiste. Qui y aura-t-il, à part nous? Il y aura une douzaine d'insomniaques qui ont fondé une secte secrète pour fomenter des tentatives de putsch chez les bienheureux dormeurs. Il y aura un suicidaire qui a laissé la télé allumée pour garder un peu de lumière dans la rétine avant le grand saut. Il y aura «l'homme qui vit à l'envers», il prendra son apéritif et jettera un œil sur l'écran par-dessus son journal. Il y aura une vieille dame qui attendra son petit-fils de seize ans, bien trop heureux pour vouloir rentrer. Il y aura un type qui regardera, nerveux, la télé sans le son, des infirmières qui s'occuperont de la parturiente. Il y aura cette femme qui, les larmes aux yeux, attendra le coup de fil de 16 heures de son mari, coincé dans une geôle de Kuala-Lumpur. Il y en aura peut-être quelques autres, qui sait… – Où serez-vous, cette nuit? Son vouvoiement est plus naturel, bizarrement plus intime. – Sans doute chez moi, avec Charlotte, je ne sais pas encore. Et vous? – Chez ma mère, je crois. J'ai beau lui dire que je ferai une copie qu'elle pourra regarder à une heure plus décente, ça l'amuse d'être devant son poste à 4 heures du matin. J'entends déjà ce qu'elle va dire: Elle sourit. Je l'aime bien. On nous apporte les darnes de saumon grillées, elle pousse sur le rebord de l'assiette le beurre persillé. – Dites, Marco, j'avais envie qu'on déjeune seul à seul parce que j'ai quelque chose à vous demander à propos de la chambre secrète des Fresnel. Dans un sens, ça me rassure. Si j'ai bonne mémoire, elle était chargée d'écrire la séquence. – Je voulais la proposer aux autres cet après-midi, mais j'avais envie que vous y jetiez un coup d'œil avant eux. À dire vrai, j'ai toujours un peu peur des réactions de Louis. Parfois il me regarde comme si j'étais complètement à côté de la plaque. Et j'ai l'imression qu'avec mes petites bluettes, Jérôme me prend pour le Couvent des Oiseaux à moi toute seule. – Jérôme s'imagine que vous le prenez pour un obsédé du massacre ce n'est pas mieux. Tout le monde vous apprécie beaucoup, Mathilde. Donnez-moi ce que vous avez fait et commandez deux cafés. Rien n'est pire que de lire le travail de quelqu'un pendant qu'il épie le moindre battement de cils, le plus petit sourire. A fortiori dans un bistrot pendant le coup de feu du midi, entre une odeur de hot dog et un flipper qui tintinnabule. Il faut que je me concentre. Mission diplomatique d'une grande importance! La cohésion de l'équipe repose sur mes épaules, moi qui suis si jeune! Il faut que je rentre dans le texte, il le faut! 38. SALON FRESNEL. INT. JOUR – – 39. PIÈCE INTERDITE. INT. JOUR Je lui rends ses feuillets, lui souris et me lève pour prendre mon manteau. – Je crois que ça fera l'affaire. Depuis que nous avons adopté sa «créature», Mathilde veut à tout prix nous caser une histoire de princesse perdue qu'on recueille mais qu'on croit morte, qui ne l'est pas vraiment, tout en l'étant un peu, quoique, on ne sait jamais, etc. Notre adorable collègue regarde Jérôme avec ses yeux de biche: – J'ai oublié ce ternie scénaristique… ce petit truc qui captive à la fin de l'épisode et qui vous oblige à attendre le suivant. – Le cliffhanger. – Exactement! J'ai besoin d'un cliffhanger. – Vous savez bien que vous n'êtes pas faite pour ça, Mathilde. Laissez-moi les trouver à votre place, ce serait la moindre des choses. Je n'oublie pas que vous m'avez sorti de l'embarras il n'y a pas deux jours, avec ces petites confidences sur l'oreiller que j'aurais été incapable de trouver seul. C'est urgent? – Oui, c'est la princesse amnésique qu'on retrouve sur le paillasson des Callahan, il faut finir sur une image d'elle, inconsciente. – Morte ou inconsciente? – Inconsciente, mais le spectateur est persuadé qu'elle est morte. Seuls Camille et Walter savent qu'il lui reste un souffle de vie. Vous pourriez me trouver quelque chose comme ça? Silence dans les rangs. J'ai déjà du mal à intégrer tous les paramètres de ce casse-tête scénaristique. Pour conquérir l'estime de la belle, cela va se jouer au plus rapide de nous trois. Silence, encore et encore. – Vous avez vu Je lève le nez pour repérer lequel de nous a dit ça, mais je ne reconnais pas la voix. – Un truc de Mankiewicz qui est repassé au ciné-club. Nous regardons tous du côté du canapé où Tristan est affalé. Il se redresse au prix d'un gros effort. Pour le coup, les paralysés, c'est nous. Il parle tête baissée, timide, la voix mal assurée. – Je n'en ai même jamais entendu parler, répond enfin Mathilde. – Un type tire à bout portant sur un gars qu'il déteste puis se penche vers le corps, attrape son bras et lui prend le pouls. Avec un petit sourire satisfait, il lâche le bras qui tombe lourdement à terre, sans vie. De la vie, il y en a plein, dans ce corps immobile. Ça coule comme de la lave. Il a beau nous regarder par en dessous comme un conspirateur, il a beau parler du fond de la gorge, il a du mal à maîtriser le volcan qui gronde dans ses tripes. – Quand on voit le film pour la première fois, on est persuadé que le tireur a pris le pouls pour s'assurer que l'autre est bel et bien mort. En vérité, il a tiré avec des balles à blanc pour le voir s'évanouir de peur. Quand on voit le film une seconde fois, on comprend que s'il a pris le pouls de la victime, c'est pour s'assurer qu'il est toujours vivant. Le même geste dit exactement le contraire, selon la lecture. Est-ce que je me fais bien comprendre ou je recommence? Silence. Mathilde relâche la pression en lui envoyant un baiser du bout des doigts. – Formidable! Tristan, vous êtes un garçon providentiel. Vous êtes la quadrature du cercle! L'indispensable cinquième roue du carrosse! Vous êtes la constante de l'équation! Tristan met ses écouteurs et reprend son zapping, comme si de rien n'était. Jérôme ne sait plus où se mettre. – Ne faites pas attention. Il ne nous dérangera plus, je vais lui expliquer. – Nous déranger? s'écrie le Vieux. Il fait désormais partie de l'équipe, oui! Je suis ravi d'avoir un nouveau collègue mais il me faut pourtant refroidir certaines ardeurs. – Tout ça c'est bien joli, mais c'est quand même du vol. Piquer une ou deux idées, passe encore, mais depuis les trois derniers épisodes ça vire au pillage. Jérôme, le visage serein, lève la paume de sa main droite pour me l'appliquer sur la tête, comme un curé. – Tu pilleras, mon fils, mais au nom du génie. – Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme, renchérit Mathilde. Qui vous dit que ce Shaffer ne serait pas ravi de faire des émules? – Parfaitement, dit Jérôme. Prenons ça comme un hommage. Ou mieux: une contribution personnelle du grand Anthony Shaffer à notre Saga débile. Mathilde et Jérôme se serrent vigoureusement la main. J'ai soudain la conviction que ces deux-là n'ont pas intérêt à se perdre de vue dans l'avenir. Le Vieux quitte sa chaise en s'étirant. Je me frotte les yeux pour chasser les scintillements de mon écran. II est bientôt 22 heures et nous avons plus de dix heures de boulot dans les pattes. J'ai envie de silence et d'un sommeil flash de dix minutes. C'est ce que mon ordinateur appelle le Nous sommes tous curieux de savoir ce que feront les autres pendant la diffusion du Pilote, cette nuit à quatre heures. Les frères Durietz vont se préparer un petit médianoche et se descendre l'épisode en pente douce, peinards. Mathilde sera auprès de sa mère, et moi, je vais m'évertuer à faire veiller Charlotte. Le Vieux, lui, se jure bien de dormir comme un bébé. Pour la première fois, nous nous embrassons, tous les quatre. Une petite familiarité, comme pour une fête de fin d'année. Un saint-pierre à l'oseille et une crème brûlée, voilà ce dont j'avais envie. Je n'ai trouvé qu'une boîte de maquereaux sauce diable et des yaourts. En revanche, j'ai acheté du Champagne, c'est Noël. Ou plutôt le Jour de l'an, et nous ne sommes qu'une poignée à le savoir. Je grimpe l'escalier comme dans un film, ouvre la porte en brandissant la bouteille, et crie le nom de Charlotte dans l'appartement. Tout à coup, je deviens l'amant romantique qui fait de la vie une fête sans fin. Il y a de la lumière dans la salle de bains, j'imagine sa peau nue dans les senteurs des îles. J'entre sans frapper, je vais plonger tout habillé dans la baignoire! – Charlotte! Buée. Touffeur. – … Charlotte? Elle y était, dans ce bain, il y a un quart d'heure à peine. La vapeur voile les miroirs et donne à l'air ce parfum tiède. Elle s'est même épilé les jambes, son rasoir électrique est sur le rebord de la baignoire. Cent fois, je lui ai dit que c'était dangereux. Je crie à nouveau son nom, mais sans conviction. Un post-it jaune collé sur la télé. De toute façon elle se serait endormie devant ma Saga. J'aurais été obligé de tout lui expliquer et la moitié des images m'auraient échappé. Jérôme et Tristan sont en pleine conversation devant un documentaire sur les alligators. Il est 3 h 45 du matin et il se passe plus de choses ici que dans la boîte de nuit la plus chaude de la capitale. Les deux frangins forment une sorte de club dont ils seraient les seuls membres, un salon nocturne où ils soulèvent de graves questions devant les images d'un monde en décomposition. – C'est du bon et il est frais, dis-je en montrant la bouteille de Champagne. Jérôme ne cherche pas a savoir pourquoi je ne suis pas ou j’avais prévu d'être, il en est presque content. Tristan se redresse, la position assise lui semble plus convenable pour accueillir un hôte imprévu. Il baisse le son de la télé, les alligators y perdent leurs râles mais continuent leur danse mystique. Je m'installe. Un petit verre de vodka rouge atterrit dans ma main. – Imagine une carte de France, me dit Jérôme. Ferme les yeux… un hexagone couleur bistre… des petites dentelures sur des côtes bleutées… Tu y es? – Je cafouille un peu vers le Finistère mais c'est bon. – Imagine maintenant que les petits points rouges qui vont apparaître sont autant de télés allumées en ce moment même. Tu en vois? Je joue le jeu avec grand sérieux et me concentre, une lampée de vodka dans la gorge. – Tu en vois ou pas? – Chuuuuuut… Je colle le verre à mon front pour me rafraîchir. – J'en vois une vers Biarritz. Une autre vient de s'allumer dans le Var. Trois ou quatre dans le Nord. – Lille? – Plutôt Caen. – Normal, c'est bourré d'insomniaques et de marins, par là-bas. Et à Paris? – Houlà… une bonne douzaine. – Ça s'arrose, mec. – Et celle de Saint-Junien? Rien vers Saint-Junien, dans la Haute-Vienne? dit une voix de stentor qui nous a tous fait sursauter. – Louis? Qu'est-ce que tu fous là? – On se croit vieux, on joue les blasés, on fait celui qui en a vu d'autres, et vers les 2 heures du matin on se réveille sans savoir pourquoi, fébrile. Il prend place à mes côtés, un sac en plastique sur les genoux. – Tu n'as rien vu vers la Haute-Vienne? – Non. – J'ai un ami là-bas qui avait promis de regarder, le salaud. Il sort une petite boîte en bois qu'il décachette avec un ongle. – Mes enfants, c'est soir de fête, non? Vous allez me voir abandonner ma sacro-sainte gauloise pour un de ces petits chefs-d'œuvre. J'espère que vous m'accompagnerez. Des cigares longs comme l’avant-bras, présentés par trois dans des écrins qu'on aurait envie de fumer aussi. – Des Lusitania, autant dire le rêve doré de tout amateur de Havane. Il dure très exactement une heure, générique compris. Jérôme va ouvrir la fenêtre à toutes fins utiles pendant que le Vieux se pavane dans son canapé en préparant un cigare. Tristan rehausse un poil le son et zappe sur la bonne chaîne; se termine un documentaire sur les Causses ou les Cévennes. Dans deux minutes, la grand-messe. Le baptême de bébé. En tout cas, quelque chose de religieux. Nous nous préparons à allumer pieusement nos cigares quand un parfum nous fait dresser le nez. Une fragrance que nous connaissons par cœur, qui fait partie de nos jours, et qui nous manquait. Mathilde est là, sur le seuil, comme si elle demandait la permission d'entrer. – J'étais certaine que maman allait s'endormir comme une bienheureuse. Je peux me joindre à vous? Rien ne vaut les réunions de famille. Parce que, après tout, c'est notre bébé que nous sommes venus voir, comme à la clinique, en priant pour qu'il ne soit pas trop difforme. – Avant de s'endormir, vous savez ce que maman a fait? Elle a allumé ses deux postes en pensant faire de l'audimat. N'est-ce pas adorable? Elle dénoue une serviette de table remplie de cookies. – Je suis nulle en cuisine mais pour ce qui est de la pâtisserie je me débrouille plutôt bien. J'ai croqué dans un biscuit par politesse avant de l'engouffrer par gourmandise. L'odeur du chocolat a brusquement fait perdre toute timidité à Tristan. Jérôme nous sert à chacun une coupe de champagne et s'apprête à porter un toast quand apparaît le logo de la chaîne accompagné d'une petite fugue de Bach. Unité Fiction présente SAGA – Cette aventure s'arrêtera peut-être ce soir, mais je tenais à vous dire que je n'oublierai jamais votre gentillesse à tous les trois, pour Tristan et moi. Je… – Ta gueule et viens t'asseoir. Nous avons chacun poussé un petit cri en voyant nos noms apparaître au générique. Ça ne fait que commencer, ils vont effleurer l'écran pendant les quatre-vingts nuits à venir! Le monde saura que j'existe! Même si le monde se réduit à trois ou quatre insomniaques égarés devant leur écran. Warhol a dit qu'au vingtième siècle nous aurons tous notre quart d'heure de gloire. Il avait sans doute raison, je regrette seulement que le mien soit tombé à 4 heures du matin. La première image de la Saga nous précipite dans une cuisine à l'américaine. Deux énormes plantes vertes recouvrent un pan de mur, le coin living comprend une espèce de sofa bleu turquoise et deux fauteuils beiges, une table basse et un vaisselier hors d'âge. Un film porno des années soixante-dix n'aurait pas accordé plus de budget au mobilier, mais ce n'est plus le moment de dégoiser sur l’indigence des décors. La fugue de Bach s'achève et, au loin, on voit s'agiter une petite bonne femme, seule. – C'est qui? – Ça doit être Marie Fresnel. – La petite, là? – Elle chante? – Non, elle parle toute seule, c'était une idée à toi, d'ailleurs. – Je l'ai déjà vue dans une pub. – Du sparadrap! Une pub pour du sparadrap, elle en collait une belle bande sur l'écorchure de son môme. – Qu'est-ce qu'elle raconte? – Elle est en train de répéter ce qu'elle va dire à Walter pour l'inviter à l'apéritif, mais si vous n'arrêtez pas de dire des conneries on n'entendra rien. Gros plan sur la petite bonne femme qui prête l'oreille aux allées et venues sur son palier. On peut la trouver jolie, elle a la tête de on voit: Quant aux autres, il est difficile de dire s'ils sont mauvais ou pas. C'est un curieux mélange de bonne volonté et d'amateurisme. En tout cas ils semblent y croire, comme nous. Et si parfois ils ratent le troisième degré d'un dialogue ou s'ils passent à côté de l'intensité dramatique d'un geste, on ne leur en veut pas trop. Ils sont, comme nous, embarqués dans la Saga. Comme nous, ils ont veillé tard ce soir avec leur famille. C.H.U. Kremlin-Bicêtre Service de Gériatrie Monsieur ou messieurs les auteurs, Veuillez excuser cette écriture de la main tremblante d'un vieil homme, mais aucun de nous ne sait se servir de cet engin que l'infirmière en chef voulait gentiment mettre à notre disposition. C'est par cette main que s'exprime le petit groupe (pour l'instant nous sommes huit) qui vient de se créer en une semaine tout juste. Ne dormant qu'une ou deux heures par nuit (ô vieillesse ennemie!), nous avons davantage l'habitude d'attendre l'aube dans la salle télé que dans nos chambres, malgré les protestations des infirmières de garde. Le 13 octobre de ce mois, nous sommes tombés sur le tout premier épisode de la série Saga. Dès le lendemain, il n'était plus question de rater la suite, nous avons même commencé un travail de propagande qui a éveillé la curiosité de quelques autres vieux machins du service. Ce qui fait qu'aujourd'hui c'est bel et bien un club qui se réunit toutes les nuits à quatre heures tapantes devant l'écran. Bientôt, c'est tout le pavillon de gériatrie que nous convertirons, faites-nous confiance! Votre Saga est tellement plus originale que ce que nous voyons d'habitude cette heure-là (et même à des heures de plus grande écoute), et croyez bien que nous sommes un public très sévère. Ces nouvelles séries américaines sont tellement tapageuses, ça n'est que musique qui vous casse les oreilles et intrigues banales. Nous ne sommes pas contre une petite dose de violence, mais qu'elle serve à quelque chose, nom de nom! Oh oui bien sûr, il reste les jeunes gens musclés et les jeunes filles à croquer qui nous ravissent l'œil, seulement ça nous fait rêver pendant cinq minutes et ça nous donne le bourdon pour le reste de la journée. Quant aux séries européennes, j'ai l'impression qu'elles s'adressent à des enfants, il faut être sérieusement naïf pour s'intéresser à toutes ces prudes histoires qui jamais n'osent sortir des sentiers battus. Comme votre Saga est différente! Rien ne se déroule comme on l'avait prévu, les gens sont attachants mais aussi très complexes, les histoires se nouent et se dénouent sans jamais faire baisser la pression et c'est un charme étrange qui s'empare de nous dès la petite musique de Bach. Pour ma part, j'aime beaucoup le personnage de l'inventeur qui ne sait plus quoi inventer pour sauver l'humanité! Et j'aime aussi tout ce qui se passe entre Marie et Walter, j'espère que ces deux-là vont bien finir par se déclarer leur flamme (mais je me méfie aussi de l'admirateur inconnu…). En tout cas, nous sommes et resterons fidèles. Et nous pensons à vous souvent, vous qui êtes un peu nos derniers compagnons de route. Et il est tellement dur à pratiquer, ce petit bout de route qui nous reste à faire, surtout la nuit. Nous écrirons sans doute une lettre aux comédiens de la Saga qui méritent d'être encouragés, mais c'est vous, les auteurs, que nous avions envie de remercier en tout premier lieu. Continuez. Au moins pour nous. Le club des huit de l'étage B1, «pavillon des vieux» Nous l'avons reçue ce matin, soit dix jours après qu'elle a été postée. Elle a traîné une semaine dans la case courrier de Séguret avant qu'une bonne âme de secrétaire nous la renvoie ici. Mathilde l'a lue à haute voix. On a souri pour la forme. En fait, nous étions tous les quatre bien trop touchés pour dire ce que nous ressentions vraiment. Cette lettre est le seul retour que nous ayons sur le feuilleton. Douze épisodes diffusés et pas une seule réaction, ni des journalistes, ni des responsables de la chaîne, ni même de notre entourage. Nous n'en espérions pas tant. C'est sans doute le signe que tout va bien et que la Saga assume parfaitement son rôle: remplir ses quotas dans la plus grande discrétion possible. Séguret non plus n'a rien à dire, il attend la suite, les 56 épisodes stipulés dans notre contrat, et la chaîne sera à flot. Nous n'avons rien à espérer de plus. Tout va bien. Louis a épingle la lettre des petits vieux sur un mur, près de la machine à café. Le n° 16 a été diffusé cette nuit, j'ai oublié de programmer mon magnétoscope. J'ai passé la journée à écrire les deux dernières séquences du n°28. D'ici à ce qu'il soit diffusé nous aurons mis en boîte les trois quarts du feuilleton. L'important est de ne pas perdre de temps. Continuer à faire ce qui nous plaît, mais le plus vite possible. Inutile de chercher à savoir si la Saga dérive ou garde le cap, c'est comme s'il y avait à bord quatre capitaines fous qui prennent le contrôle des machines quand bon leur semble. Mon Dieu, pardonnez-nous, nous ne savons pas ce que nous faisons. Parfois j'ai l'impression qu'il s'agit d'une écriture automatique à la façon de Dali et Bunuel, nous évoquons tout ce qui nous passe par la tête et abandonnons d'emblée ce que les autres rejettent sans qu'ils aient besoin de le justifier. Comme des enfants à qui personne n'interdit rien, nous nous amusons à repousser les limites de la décence et personne ne vient nous taper sur les doigts. Nous avons créé un personnage qui nous amuse beaucoup, un lointain cousin des Callahan en provenance directe d'une petite île du Pacifique. Il s'appelle Mordécaï, il est richissime et fou comme un lapin. Sa fortune incommensurable est tantôt au service de la vertu, tantôt à celui du vice, sans aucune logique apparente. En partant du principe que tout être et toute chose a son prix, Mordécaï claque du chéquier comme on réclame des têtes. L'argent et la folie étant faits pour s'entendre, Mordécaï s'acharne parfois sur un innocent avec un rare bonheur, parfois il récompense une ordure. Mais il peut tout aussi bien faire l'inverse. Il offre un Disneyland à une vieille grabataire, il impose à Beaubourg la rétrospective d'un petit peintre de la place du Tertre, il est prêt à acheter un million de dollars la photo nue d'une femme ministre dont il vient de s'enticher (et il la trouve). Il organise des soirées somptuaires pour humilier du même coup la Jet Set et la Croix-Rouge. Le tout, fait avec beaucoup de cynisme ou de fraîcheur, tout dépend de quel point de vue on se place. Pour l'instant Séguret ne réagit pas, ni aucune instance de censure, c'est à désespérer de la provocation. Nous sommes les créateurs et les seuls spectateurs de la Saga. Luxe frustrant. À longueur de journée, Mathilde fume ses cigarillos longs et fins qui lui donnent l'air d'une Mata Hari revenue de tout. Elle change de visage tous les jours et parle de sexe comme d'autres parlent d'informatique. Elle serait parfaite si elle ne lisait pas la presse à scandale. Elle sait tout sur les vacances de stars, le cul des princesses et les longues maladies des grands de ce monde. Parfois elle découpe des photos et les colle dans un énorme dossier qu'elle range dans un tiroir fermé à clé. Quand on lui demande ce qu'elle trafique, elle répond que c'est son jardin secret et que nous sommes bien trop curieux. Plus aucun doute n'est possible, Mathilde est une midinette professionnelle, elle en a fait son métier. Jérôme s'est renfloué et l'argent lui va bien. On se demande quel genre de type il serait avec ses quatre millions de dollars. Il a même voulu nous débarrasser de Tristan mais Louis s'est proprement insurgé: pas question de nous priver de «sa formidable mémoire vive Notre famille s'est agrandie de deux nouveaux membres. Lina la patronne de Prima, et William, le monteur. Lina est une chasseuse de têtes d'un mètre cinquante qui piste les personnages, invente des acteurs et traque la silhouette inconnue tant espérée par les metteurs en scène. Vu le renouvellement de l'affiche, la Saga ne lui prend pas dix minutes de boulot par semaine. Si elle a accepté de s'en occuper, ce n'est pas pour le budget misérable que lui propose Séguret mais parce qu'elle s'est prise de sympathie pour les frères Durietz. On passe la voir quand un nouveau visage apparaît dans le feuilleton, moi pour la féliciter de son choix, et Louis pour lui faire remarquer qu'elle ne s'est pas foulée. Au-dessus de nos têtes, William a un atelier invraisemblable. Il s'occupe des montages et des bricolages en tout genre dont la chaîne a besoin. Il s'amuse comme un petit fou avec son matériel ultramoderne et les techniciens le considèrent comme le Houdini du montage vidéo. Monter la Saga, c'est Tout irait pour le mieux si Séguret ne devenait de plus en plus agaçant. Pour d'obscures raisons de planning et de coût, il nous fait changer des passages entiers, le plus souvent en dernière minute. Cet homme ne zappe pas avec une télécommande mais avec une calculette. Il nous est impossible de comprendre les raisons objectives de ce qu'il nous demande. Parfois c'est indépendant de sa volonté, comme hier, où un comédien a quitté la Saga sans prévenir pour tourner une pub qui va lui rapporter vingt fois plus en une seule journée de boulot. Le fax de la production disait: – Dix minutes… – Mais il est neuf heures du soir! – J'ai envie de rentrer. – J'en ai marre… – Jérôme? Excédé, Jérôme a dit qu'il donnerait à Séguret les dix minutes les moins chères du monde. Comme des lâches, nous l'avons tous abandonné. Ce matin, je suis le premier au bureau, curieux de savoir comment Jérôme s'en est sorti. Les frères Durietz dorment encore. Près du fax, je repère deux feuillets. 27. FENÊTRE. INT. NUIT Séguret nous a octroyé de nouveaux décors, même si «décor» est un grand mot. Nous avons droit à une pièce supplémentaire que nous pouvons aménager à notre guise. Tantôt c'est un (minable) hall d'hôtel, tantôt un cabinet de psy, une salle de classe, un guichet de banque, la salle d'attente d'une gare, les toilettes d'un cinéma, l’arrière-salle d'un café, etc. Séguret a décrété que cette «ouverture sur le monde» allait décupler notre «virtualité fictionnelle». Merci à vous, patron. Il n'est toujours pas question de nous autoriser la moindre scène en extérieur. Malgré le bond en avant de notre virtualité fictionnelle, les deux premières semaines de décembre ont été difficiles. Notre enthousiasme s'est érodé en quelques jours et notre souci de bien faire en a souffert. C'est comme si nous avions perdu notre sens de l'humour au réveil et qu'il nous fallait plusieurs heures avant de remettre la main dessus. Y a-t-il quelque chose de pire au monde? Mathilde a mis ça sur le compte d'une fatigue générale inévitable avec le rythme que nous nous sommes fixé depuis deux mois. Pendant quelques jours, Jérôme a fonctionné au ralenti et son mordant habituel s'est émoussé. Son frère, lui, reste toujours aussi imperturbable, mais il n'est pas soumis à la même pression que nous. Je n'arrête pas de pester contre l'entrée dans l'hiver qui me donne chaque année envie de me flinguer. Le Vieux cherche «le second souffle du marathonien», comme il dit. Il fait preuve d’une certaine indulgence envers nous et joue seul la courroie de transmission avec Séguret. Nous prenons soin de retenir les mouvements d'humeur qui pourraient nous être fatals. Pour dédramatiser le tout et tenir bon durant cette crise passagère, il nous arrive de nous charrier les uns les autres en puisant dans le fond de dérision qui nous reste. Le vrai problème n'échappe pourtant à personne: il est facile d'imaginer la déprime d'un boulanger qui s'évertue à faire son pain tous les matins sans que personne ne le mange jamais. Cette putain de Saga ne mérite pas qu'on s'échine pour elle. Séguret nous pousse à multiplier les coups de téléphone de Marie à S.O.S. Amitié et les séances de Camille chez le psychanalyste. Difficile de faire moins cher, il est vrai. Même si Louis et moi mettons un maximum d'énergie dans nos dialogues, il nous arrive d'être à bout de souffle en fin d'épisode. Depuis hier, nous avons réglé une partie du problème: après un monologue époustouflant de désespoir, Camille quitte le divan, serre la main de son psy et s'en va. Pendant qu'elle descend l'escalier, on entend un coup de feu. Exit le psy qui n'était pas préparé à tant de spleen. Jérôme s'occupe des démêlés de Jonas avec son terroriste, Pedro «White» Menendez. Personne ne sait pourquoi il pose des bombes. Les endroits qu'il fait sauter sont toujours inattendus: le musée Grévin, le ministère de la Défense, l'Arc de triomphe, la foire du Trône, la Tour d'Argent, la poste du Louvre, et bien d'autres. Toute cette violence n'est que pure abstraction (Séguret ne nous permet rien de plus qu'un flash radio à chaque explosion), ce qui met Jérôrne dans un état de frustration dingue. Bilan, Menendez se radicalise d'épisode en épisode. On ne sait presque rien de lui, excepté qu’il a toujours un livre de Kafka en main. Mathilde s'occupe avant tout de Mildred et de la «Créature».Dès qu'ils se retrouvent dans la même pièce, tout devient possible Comme si Mathilde voulait passer en revue l'infinité des imbrications morales et physiques entre deux individus de sexe opposé. Je n'ai jamais rien vu de plus cru au monde! Séguret ne s'aperçoit de rien, comme il est incapable de détecter l'ivresse de Walter si on ne le montre pas en train de rouler au milieu de bouteilles vides. Tant qu'on ne décrit pas la Créature avec la queue en bataille et la langue pendante, il ne voit aucun mal à ce que deux jeunes gens s'amusent dans une chambre close. S'il soupçonnait une seconde à quel degré d'obscénité nous en sommes! L'incidence de certains mots avec certains gestes provoque quelque chose de pur et de torride. À côté de ça, le porno de la chaîne concurrente passe pour un cours de sciences naturelles. Et Dieu sait si, en ce moment, je n'ai pas besoin qu'on vienne m'agacer les sens… Surtout depuis qu'un curieux phénomène de combustion spontanée s'est emparé de moi. Ça ne se passe ni dans le cœur ni dans la tête, mais quelque part entre le nombril et le bas-ventre. Une flammèche qui vire au brasier… J'ai du mal à admettre qu'il s'agit d'un effet pervers dû à cette distance qui s'est créée entre Charlotte et moi. Les rares fois où nous nous croisons, toujours par hasard, je sens en elle une légitime envie d'engager une de ces guerres des nerfs qui en laisse toujours un sur le carreau. Il y a une dizaine de jours, je l'ai effleurée par inadvertance et elle a sursauté comme si son coude s'était brûlé en frôlant mon épaule. Un rejet tellement fulgurant, tellement instinctif que j'ai compris en un quart de seconde bien plus de choses qu'au cours de ces dernières semaines. Depuis, plus question de ronronner autour d'elle ou même de la voir nue dans la salle de bains. Parallèlement à cette phase de mutité physique, j'ai remarqué que les diffusions nocturnes de la Saga produisent sur moi un efiei inédit. Lors d'une de mes nuits de découche, je m'en suis ouvert a Jérôme: – Ça ne te fait rien, ces personnages de femmes qui s'abanonnent à tout ce que tu leur fais vivre? – Une Garbo ou une Faye Dunaway, je ne dis pas, mais ce n'est Madame Sparadrap ou cette pétasse de Camille qui vont me faire grimper aux rideaux. – Et leur intimité mentale? – …? – Prends, par exemple, la scène où Camille pète les plombs et tente de séduire Walter. Tu te souviens de ce qu'elle lui dit, là, dans la chambre? – Pas vraiment. – Elle lui fait comprendre qu'elle vient de s'épiler le pubis, juste pour lui, et qu'elle a relu Sade pour se préparer à cette rencontre. Elle ne le dit pas comme ça, mais c'est tout comme. – Et alors? – Quand je l'ai vue, cette scène, quand j'ai vu la fille qui joue Camille faire des effets de poitrine devant l'autre beatnik dégénéré, quand j'ai entendu toutes ces belles métaphores autour du sexe, je me suis demandé si nous avions le droit de nous servir d'elle comme d'un support à nos fantasmes. De jouer avec la libido des autres, même des personnages de fiction. Il m'a regardé avec la circonspection du bon sauvage qui voit débarquer le missionnaire. – Ça fait combien de temps que tu n'as pas sali des draps avec une fille, coco? – …? Pour garder une contenance, j'ai joué le type qui ne se prend jamais les pieds dans ce genre de poncif. Je me suis lancé dans une diatribe à la Guitry – la grandiloquence agacée, le paradoxe exubérant – pour dire que la pulsion libidinale n'était pas la seule ponse, quoi qu'en dise Freud. Le monde ne se partage pas en priapiques et en eunuques. Le mythe de l'homme gouverné par sa turgescence est une chimère de bigoterie, etc., et je suis rentré chez moi, persuadé de m'en être tiré la tête haute. Je n’ai revu la question que le lendemain, quand Louis m'a demandé de relire une séquence. 23. CHAMBRE CAMILLE. INT. JOUR – Tout y est, à ton avis? – … – Tu as l'air tout chose, Marco… J'aurais été incapable de lui dire ce que j'avais lu en réalité. 23. CHAMBRE CAMILLE. INT. JOUR Il était temps que je rentre. Avant de partir j'ai appuyé sur la touche «quitter» de mon ordinateur, comme je le fais chaque soir. Jmai vu s’afficher: «Bonsoir, vous pouvez maintenant Je ne sais plus trop qui a fait quoi dans le n° 31. Personne ne l'a vraiment relu, il est parti tel quel, avec nos doutes et nos folies. Nous avons abandonné toute idée de cohérence, la vraisemblance des situations n'est plus qu'un vague souvenir, le n'importe-quoi règne en maître. Les éclats de rire du Vieux sont notre unique critère de sélection. Séguret nous fiche une paix royale, il ne s'aperçoit de rien et nous laisse totalement libres. Il ne cherche pas à savoir qui veut faire quoi dans cette putain de Saga, qui couche avec qui, qui veut égorger qui et pourquoi. Il s'en fout, tant qu'il peut en mettre en boîte le plus possible en un minimum de temps. Malgré l'usure, il nous faut désormais un peu moins de quatre jours complets pour nous descendre un épisode de 52 minutes. Mais ce sont les journées les plus longues de mon existence. Au début, je me déplaçais dans le feuilleton avec une certaine aisance, aujourd'hui j'ai l'impression d'être un fantassin qui crapahute nuit et jour dans la fange pour gagner ses galons. Hier, j'ai confondu Camille et Mildred pendant une scène délicate: le moment crucial où Camille se persuade qu'elle préfère Walter à Jonas. Le même dialogue dans la bouche de Mildred devient une sorte d'oraison œdipienne dont les psychanalystes devraient désormais s'inspirer. J’aurais pu tout remettre dans l'ordre en changeant les prénoms mais j'ai tout laissé en l'état, sans rien dire aux autres. Je ne suis pas le seul à faire des dérapages absurdes; dans le n°29, Jérôme a fait resurgir Etienne, un drôle de bonhomme que Louis avait liquidé dans le n°14. En dernière minute, ils ont essayé de bricoler une incompréhensible histoire qui tient à la fois de la métempsycose et de la maladie mentale. Je ne sais pas quel acteur sera capable de jouer ça, a moins que Lina ne le recrute dans un ashram qui aurait côtoyé trop longtemps une centrale nucléaire. Jérôme nous a casé une intrigue internationale avec tueur, trust, et prise d'otage, tout ça sans sortir d'un vestibule. Pendant que Mathilde se propose de combler le déficit de la Sécurité sociale en instaurant un impôt sur l'amour (la scène existe, je l'ai lue). Pour l'instant, la police ne nous a pas encore repérés. – …Allô? – Je te réveille, mon p'tit? – …? – Tu vois bien que je te réveille. – … Il est quelle heure? – Huit heures passées. – … C'est toi, m'man? – Qui veux-tu que ce soit? – Personne. Il n'y a qu'une mère pour appeler à cette heure-là. Tu es au bureau? – Non, justement. Ta mère a besoin de toi et tu ne vas pas la laisser dans la panade. Je suis dans le hall du RER et je vais être en retard au boulot. Ça m'est déjà arrivé la semaine dernière et Combescot n'aime pas ça. – Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse? – Je vais leur mettre une bonne heure dans la vue. – Et alors…? – … – Écoute, m'man, je sais bien qu'entre mère et fils, on se comprend avec des petits riens, des regards et des silences, mais là franchement, je ne vois pas ce que je peux faire. – Trouve-moi une excuse. – Pardon? – Trouve-moi un truc à dire à Combescot. Je lui ai déjà fait le coup du réveil qui débloque et du suicidé sur la voie. – …? – C'est ton métier, non? – Le mensonge? – Non, inventer des histoires. Trouve-moi une histoire, vite… – …? – Tu veux qu'on me remplace par un jeune tendron en minijupe qui parle l’anglais et qui arrive la première le matin après son jogging? – Ça fait vingt piges que tu es dans cette boîte, on ne te fera pas un coup pareil, m'man. – Ah oui? Il y a six mois, j'ai frôlé une charrette de peu. Ils font feu de tout bois, tu sais. Sois pas vache, le chômage à 54 ans, tu sais ce que ça veut dire? Trouve-moi vite quelque chose de crédible. – Impossible. Hors de question. Trois fois de suite, Combescot va penser que tu le prends pour un con. – Si je dis quelque chose de banal, oui. Tu sais bien que je n'ai aucune imagination. Il faut lui trouver un truc qu'on ne peut pas ne pas croire. – Tu te rends compte de ce que tu me demandes? – Allez… – Il y a deux manières de faire passer une histoire peu crédible: le détail réaliste ou la surenchère. – …? – Si, par exemple, tu me racontes qu'un jour tu as dîné avec Jean Gabin, je ne te croirai pas. Mais si tu me racontes que tu as dîné avec Jean Gabin, qu'il a commandé une truite aux amandes, qu'il a mis toutes les amandes de côté parce qu'il n'aimait pas ça, et que tu les as picorées une à une sur le rebord de son assiette, ça ne peut être que vrai. Ça c'est le détail réaliste. Mais dans une urgence comme la tienne, j'essaierais plutôt la surenchère. – Vas-y. – Le meilleur moyen de crédibiliser un événement hors du commun, c'est de le coupler avec un second encore plus étonnant. Si tu arrives au bureau en disant que ton RER a failli dérailler et coûter la vie à tout le wagon, ce n'est pas sûr qu'on te croie. Mais si tu racontes que ton RER a failli dérailler et coûter la vie à tout le wagon, que le trafic a été interrompu, que tu as trouvé un taxi, mais qu’au moment ou tu pensais être tirée d'affaire, le taxi a embouti la bagnole d'un fou qui a cassé la gueule de ton chauffeur en pleine rue, jusqu'à ce qu'un flic arrive. Là on te prend pour une miraculée. Tu as pigé le principe? – … Je crois. Ça me donne des idées. La seule chose dont j’ai peur, c'est de ne pas avoir assez de talent de comédienne. – Pour ça, je me fais moins de souci. – Je t'embrasse, mon cœur. – … M'man? – Oui? – C'est pas beau de mentir. – C'est moi qui t'ai appris ça? Elle raccroche. Ma main veut s'enfouir dans les cheveux de Charlotte et ne trouve que l'oreiller. Si encore elle y avait laissé son odeur. Je suis du genre olfactif. Ça ne sent que l'absence et la lessive. Dans la pénombre, j'ouvre le tiroir de la commode où elle met son linge. Je veux y enfouir mon visage entier mais le tiroir est vide. Elle dort peut-être ici quand je n'y suis pas. Elle aurait pu attendre encore quelques mois. Je serais revenu près d'elle pour ne plus jamais la quitter. Je n'ai aucune idée de l'endroit où elle se trouve et son absence ressemble étrangement à un défi. Je ne sais pas encore lequel. Je ne dois pas compter sur ses proches pour en savoir plus. Au téléphone, sa copine Juliette a joué celle qui tombe des nues. Je préfère encore la réaction du père de Charlotte qui se «félicite de cette rupture». Le mot rupture m'a accroché l'oreille. Rupture… Si encore elle m'avait quitté comme tout le monde, avec des éclats de voix et des valises qu'on remplit à la diable pendant qu'on vide son sac. Charlotte ne fait rien comme tout le monde. Contrairement à ma chère mère, j'arrive en avance au boulot. Les allées et venues des castings de Prima ne m'inquiètent plus depuis belle lurette, mais pour une fois je suis assez épaté en croisant l’acteur Philippe Noiret en personne qui attend d'être reçu. Trois autres Philippe Noiret arrivent du fond du couloir, une demi-douzaine de Philippe Noiret sortent du bureau de Lina, quelques-uns descendent l'escalier et un petit dernier sort de mon propre bureau en s'excusant. Cette avalanche de Philippe Noiret a quelque chose de troublant. En coup de vent, Lina m'explique qu'elle doit recruter dix sosies de l'acteur pour un gag qui durera en tout et pour tout vingt secondes dans son prochain film. Mathilde est déjà là et m'accueille avec une tasse de thé. Elle est plus jolie de jour en jour. Je regarde ses jambes avec insistance dès qu'elle tourne la tête. Le Vieux fait son entrée, impérial: – Quelqu'un a-t-il vu l'épisode de cette nuit? Non? Eh bien, mes enfants, vous avez raté un grand moment. Une scène de dispute entre Jonas et Bruno. On se serait cru revenu au doux temps du cinéma expérimental. Tout ça n'avait ni queue ni tête mais, comment dire… il se passait quelque chose. – La scène où Jonas pousse le gosse à faire un geste interdit? – Un petit bonheur! Leur face à face est filmé en contre-plongée, on voit des mains faire jaillir des objets d'on ne sait où. Les surréalistes auraient adoré ça. Sur le papier, c'était une scène plutôt casse-gueule. Bruno vient encore de faire une connerie, Jonas le coince dans une pièce. Le môme sent venir le cours de morale doublé d'une menace terrible en cas de récidive. Contre toute attente, Jonas empoigne le gosse et lui explique que transgresser l'interdit, ce n'est ni voler une voiture ni casser la gueule de son pire ennemi. L'interdit, c'est bien autre chose, morveux. L'interdit n'est pas forcément la faute, ni le courage de la faire. L'interdit c'est… c'est faire un geste libre, tout simplement. Un geste qui n'est dicté par aucun code, aucune revendication, aucune revanche. Un geste libre, c'est… Jeter un violon par la fenêtre dans la quiétude du soir. Psalmodier dans une langue inconnue devant un miroir. Casser paisiblement des verres à pied tout en fumant un énorme cigare. Porter un chapeau grotesque et agir comme s'il était invisible. En somme, risquer avec délice de passer pour un dingue aux yeux des autres. Enterrer du même coup le rationnel, le bon goût et la norme. Tout le monde sur cette terre a envie de faire un geste totalement absurde qui n'obéit à aucune logique. Il suffit de trouver celui qui est propre à chacun. C'est le cri que pousse Jonas. – Il n'y avait pas une histoire de beurre, dans cette scène? demande Mathilde. – Si! Ils l'ont filmée! À la lettre! Une livre de beurre qui surgit entre les mains de Jonas, bien compacte. Il l'écrase entre ses doigts tout en souriant comme un ravi, il la malaxe pendant une longue minute, en temps réel. C'est sensuel jusqu'à l'insoutenable. Le môme est horrifié. Jonas lui propose d'en faire autant, mais c'est plus fort que lui, le gosse ne peut pas et ne pourra sans doute jamais. La folie et l'absurde sont les tabous suprêmes de l'enfant, jamais il n'osera transgresser la norme à ce point. Seul l'adulte en a le courage. Quand il a créé cette faille chez Bruno, Jonas le renvoie à ses turbulences juvéniles. Une chose est sûre: le réalisateur de Saga fait désormais partie de la bande. Séguret a dû le recruter, comme nous, au fond d'une poubelle. Ce gars-là nous suit avec une rare fidélité, il est le relais direct entre notre poignée de spectateurs et nous. Louis préfère ne pas le contacter si lui-même n'a jamais cherché à le faire. Peur que ça brise quelque chose, peut-être. Au-dessus de la machine à café, le Vieux a épingle deux autres lettres. L'une nous vient d'un nightclubber un peu déjanté dont nous avons eu du mal à déchiffrer l'écriture. Sans parler du style. Salut aux aventuriers du cyber-soap! Hier encore, avec mon pote Rizzo (THE Rizzo soi-même), on ne rentrait pas de bamboche avant notre petite tasse d'Earl Grey chez Mireille sur les coups de huit du mat. Terminé! On est obligés de rentrer à 4 heures tapantes pour nos 52 minutes de flash intégral, j'ai nommé THE Saga, le surf twilight zone sur le roulis des neurones. Entre nous, les gars, si vous prenez des trucs pour écrire ça, faut nous dire immédiatement quoi. De mémoire de junkie-TV-Trash, on n'a jamais vu un truc pareil. Notre pote qui tient LE TUBE (une boîte où on vous réserve une table VIP dès que vous nous faites signe), vient d'installer une vidéo pour célébrer la grand-messe nocturne de ceux qui sont passés de l'autre côté. La secte s'agrandit de nuit en nuit. Débandez pas. Luc et Rizzo. Le lendemain, nous en recevions une autre. Madame et Messieurs les scénaristes de Saga, Juste quelques lignes, pour vous dire ceci: j'ai 41 ans et passe toutes mes nuits dans la maison de mon enfance, près de Carcassonne, parce que ma mère va y mourir dans les semaines à venir. Ma sœur la veille le jour, et je prends le relais jusqu'au matin. Elle aime me sentir proche. Quand elle s'assoupit, je règle au minimum le son de la télévision pour regarder Saga. Je ne sais pas trop comment le dire, mais cette heure-là est la seule qui m'entraîne ailleurs, comme une petite pause où j'ai enfin le temps de respirer, et de me retrouver, moi. J'ai même ri, parfois, en silence. Quand l'épisode se termine, je suis apaisé, comme si je regardais avec plus de distance cette farce absurde que nous vivons chaque jour. Merci. Nous n'avons pas su quoi en penser. Ça nous a fait du bien. C'est tout. Du bien. Gonflés à bloc, nous avons attaqué le n° 46. Séguret est passé en fin d’après-midi pour nous porter lui-même nos chèques et prendre livraison de deux épisodes. Je n'ai rien à dire contre cet homme qui souffre un martyre quotidien. Il considère que les auteurs sont des plaies, les acteurs sont des plaies, les annonceurs, n'en parlons pas, quant au public, il s'est ligué contre lui pour l'empêcher de voir grand. Il arbore une bedaine naissante à laquelle il semble prêter attention, à en croire la bouteille d'eau minérale qui ne le quitte jamais. Notre meilleur atout reste sa formidable inculture. La garantie formelle de faire passer – Les voleurs sont sans doute des braques mais le plus souvent des tueurs, ils n'ont pas de temps à perdre à chaparder sur les étalages. Béni soit cet homme qui vendrait père et mère en direct pour empêcher qu'on zappe. En partant, j'ai saisi le manteau de Mathilde pour l'aider à le passer. Étonnée du geste, elle m'a remercié d'un sourire. J'ai juste eu le temps de prendre à la sauvette une bouffée de féminité et l'ai gardée en apnée jusqu'au-dehors. Depuis que Charlotte a disparu, je n'ai même plus besoin de me changer les idées. Après 22 heures je hais les idées, à quoi bon en trouver de nouvelles? Le soir, j'essaie de m'immerger dans un bain très chaud en me passant la tête sous l'eau froide. Je lis En désespoir de cause, je sors dans les frimas et mes pas me conduisent dans le petit immeuble de cette banale avenue de l'arrondissement le plus désert de Paris. Il n'y a que là où, paradoxalement, j'arrive à penser à autre chose. Sur le chemin, je prends une bouteille de vodka au poivre pour faire plaisir à Jérôme. Nous buvons quelques gorgées rouges et brûlantes. Affalé sur son radeau, devant un documentaire sur la pêche au gros, Tristan dérive lentement vers des mers inconnues. Je regarde les ténèbres, au-dehors. La douce musique des cités endormies s'élève. Pour mieux l'entendre, je m'accoude contre le rebord de la fenêtre. Une forêt d'antennes et de cheminées, des milliers de toitures qui se découpent au clair de lune, des palais et des taudis qui se côtoient sans le savoir. Je les devine, partout, eux, tous, cachés derrière les murs, enfouis sous leurs couvertures. Ceux qui dorment ont peut-être droit à la paix. Les autres sont les personnages d'un feuilleton qui revient chaque soir depuis la nuit des temps. Les amants adultères vont jouer les gangsters en cavale. Les noceurs vont partir en croisade pour un dernier verre. Les médecins de garde vont effleurer des secrets de famille. Les égarés vont se chercher, et les élus se perdre. La nuit va charrier son ordinaire de crimes inexpliqués et d'intrigues à tiroirs. Les acteurs ne manqueront pas de talent, ils sauront mentir et jouer la comédie. Ils iront jusqu'au bout de leur rôle, et les plus en verve sauront déchirer le silence de leurs répliques inouïes. Pas question de rater un épisode, le monde des ténèbres est une histoire à suivre. Et si jamais ils manquent d'imagination pour de nouvelles aventures, il leur suffit de regarder du côté de la boîte à images. Nous sommes là pour leur en donner. Je vois, au loin, une petite lumière s'allumer dans une chambre de bonne, au dernier étage d'un immeuble. Il est 3 h 55. C'est l'heure de la Saga. – Tu sais, Marco, je me disais l'autre jour que notre boulot dans l'ordre d'importance, arrivait juste après celui des agriculteurs. – Tu crois? – De quoi l'humanité a-t-elle besoin, après la bouffe? S'écouter raconter des histoires. – Tu nous placerais même devant les tailleurs et les agences matrimoniales? – Oui. Tristan débranche ses écouteurs d'un coup sec, le jingle de la chaîne nous fait dresser la tête. La fugue de Bach nous rappelle vers l'écran. Bienvenue à tous. – L'un de vous a-t-il vu l'épisode de cette nuit? Rares sont les matins où Louis ne nous pose pas la question. Sans doute sa façon de dire bonjour. Cette nuit, j'ai dormi dix heures d'affilée, Tristan s'est assoupi devant un – Qu'avait-il de spécial, cet épisode, Louis? – Il n'a pas été diffusé. Le temps d'accuser le coup, nous laissons planer au-dessus de nos têtes ce Dans mon souvenir, il n'y avait rien de bien méchant dans ce n°49. Les membres de la secte ont eu droit à des choses bien pires. Je ne me souviens que de quelques détails. L'étole en peau de doberman cachée dans le carton à chapeau. La fièvre de cheval de Mildred la fait délirer en latin. Quoi d'autre? Bruno agace son monde en citant Shakespeare à propos de tout et de rien Walter et Marie font le même rêve et finissent par s'inviter l'un l'autre dans leur espace mental pour découvrir les recoins poussiéreux de leur âme. Qu'est-ce qu'on voit, là-bas, pas si loin? Le bout de la route? Un écueil inattendu a crevé notre embarcation sans que nous y prenions garde? Le Vieux nous met au défi de trouver une explication. Mathilde penche pour une censure pure et simple; un lobby anti-Saga s'est formé et menace de lyncher le directeur de la chaîne si ce scandale ne cesse pas. Jérôme pense que le C.S.A. a passé l'éponge sur l'histoire des quotas: le feuilleton n'a plus de raison d'être. N'ayant rien de très vraisemblable à proposer, j'imagine que des extraterrestres ont volé l'ensemble des épisodes pour montrer à leurs semblables l'état de décomposition de notre civilisation. Le Vieux croise les bras comme un instituteur bonasse qui va faire une leçon de choses. – L'épisode 49 n'a pas été diffusé cette nuit parce qu'il a été diffusé ce matin, entre 8 heures et 9 heures. – Si c'est une plaisanterie, Louis… – Séguret n'a pas daigné nous en parler, mais cette fois, c'est uniquement pour tirer la couverture à lui auprès de ses chefs. Figurez-vous que la chaîne reçoit deux à trois cents lettres de spectateurs par semaine. Avec une simultanéité parfaite nous avons regardé les malheureuses feuilles qui pendouillent au-dessus de la machine à café. – On nous a transmis celles-là parce qu'elles nous étaient directement adressées, les autres sont stockées dans les locaux de la chaîne. D'après les chiffres, tout le public de la nuit se regroupe autour de la Saga. On pourrait croire que c'est négligeable mais si on additionne tous les individus qui ne dorment pas entre quatre et cinq, ça fait le désespoir des autres chaînes. Les sondages affirment que 75% des spectateurs de Saga l'enregistrent pour la regarder en rentrant du boulot. Absurde! Je veux bien croire qu'une poignée de malades mentaux se soit pris d'affection pour ce feuilleton, mais en aucun cas je ne peux imaginer des téléspectateurs lambda regarder Saga en famille. A fortiori le soir, à l'heure du – Vous avez entendu parler de ces deux journalistes qui tiennent une chronique régulière sur le feuilleton? – Tu crois qu'on a le temps de lire les canards? Pour nous clouer le bec, Louis sort des coupures de presse. Le ton des articles oscille entre le journal de bord et le bulletin d'un club réservé aux initiés. – Sans parler des dizaines d'animateurs radio à travers la France qui commentent en direct l'épisode de la nuit à leurs auditeurs. – Tu voudrais qu'on te croie, mec? – Un fan club s'est manifesté dans l'Oise. – N'en jetez plus, Louis! – Résultat des courses: ils décalent le télé-achat qui se faisait distancer par celui des autres chaînes et programment Saga à la place. Si vous avez encore besoin de preuves, j'en ai une qui va forcer l'admiration. Il a réservé le meilleur pour la fin, je le sens. Louis est le maître incontesté du suspense. Il aurait pu travailler pour Hitchcock, si le Maestro ne se l'était pas accaparé. – J'ai obtenu trois mille de plus par épisode pour chacun de nous. Touché par la grâce, Jérôme s'agenouille devant le Vieux en possant des râles incantatoires. Si je fais le calcul, ça me fait… dix mille de plus par mois? Dix mille! Mais qu'est-ce que je vais faire de tout ce pognon! – Vous avez d'autres revendications, c'est le moment, Séguret va passer dans l'après-midi. Séguret n'a pas été déçu. Il est tombé sur trois enfants gâtés qui l'ont pris pour le père Noël. Jérôme a obtenu des notes de frais pour les repas; nous pouvons désormais snober les pizzas pour un crédit de cent francs par jour et par personne. Mathilde a pensé à agrémenter notre quotidien avec une dizaine d'objets gros et petits. J'ai demandé un matériel vidéo ultramoderne, écran géant, antenne parabolique, magnétoscope, et tout le toutim. J'ai su que Tristan m'en rendrait grâce à jamais. Séguret est parti comme on quitte une défaite sans avoir livré bataille. – Je tiens juste à vous mettre en garde, tous les quatre. Ce n'est pas parce qu'une bande d'insomniaques et de noctambules déboussolés ont bouffé de la Saga que le public du matin va en redemander. Il pourrait même l'enterrer vivante. Et vlan, on aurait dit que ce petit succès lui faisait plus de peine qu'autre chose. Nos créatures de la nuit ne devaient sans doute pas voir le jour, qui sait? Tous ces petits chamboulements nous ont donné du baume au cœur. Nous avons besoin de ce second souffle. Il nous reste à fournir une trentaine d'épisodes et à conquérir un public matinal, celui qui part sur les chapeaux de roues avant d'aller au boulot, ou qui achète des autocuiseurs rutilants sur le petit écran. Il est là, le pays tout entier, et pas ailleurs. – Quelqu'un a déjà acheté quelque chose à la télé? je demande. – Tu as besoin de quoi, mec? Il fallait en profiter quand l'énarque était là. – Je veux juste savoir comment fonctionne le télé-achat. – Je leur ai déjà acheté du rouge à lèvres, dit Mathilde, c'est tout bête. Vous vous laissez séduire par le discours stupéfiant de sottise du présentateur sur les images ridicules de la démonstratrice à laquelle vous êtes censée vous identifier. Vous leur donnez votre numéro de carte bleue, et c'est tout. Ça marche, j'en suis la preuve vivante: ce sourire fuchsia qui fait mon charme, je le dois au télé-achat. – Lé rouge à lèvres invisible? demande Tristan qui se réveille à peine. Celui qui ne laisse aucune trace? – Celui-là même, le rouge adultère, celui des mauvaises femmes. Si vous saviez ce que je lui dois… – Nous devons faire mieux que le télé-achat, j'ai dit. Ce pouvoir formidable de la consommation qui envoûte le téléspectateur, il faut en faire profiter la Saga. – En clair? demande le Vieux. – Essayons d'imaginer l'ultime limite de la consommation. – Son point de non-retour? – Le rêve doré de tout consommateur? – Sa totale impunité! – Marco? J'ai entendu mon nom quelque part… Je lève la tête. Il fait nuit. Chacun est devant son écran. – Tu as besoin d'un coup de main, Marco? Au-dessus du Vieux, je ne vois qu'un nuage de fumée. – Non, merci. Vous pouvez partir, je vais en avoir pour un petit moment. – Nous avons tous une séquence à bricoler. Tu as besoin de quelque chose? – S'il reste un peu de vodka au poivre. Je relis la dernière phrase, quatre, cinq fois. Il faudra la revoir avec un toubib ou un économiste. Ou quelqu'un à mi-chemin entre les deux. – Tu coupes juste après cette phrase, dit le Vieux par-dessus mon épaule. Tu ne veux pas t'arrêter un peu? Je dis non des yeux. Mathilde dort sur un des nouveaux canapés. Tristan regarde un film. Jérôme travaille la séquence 24, celle où Camille sert d'appât à Pedro White Menendez. Je demande à Louis quelle est la séquence à suivre. – Je crois qu'il vaut mieux revenir sur l'invention de Fred dans l'épisode suivant, ça pourrait faire la séquence d'ouverture. – Épisode 42, Séquence 1? – Parfait, ça laisse à Fred le temps de faire avancer les choses. – Je peux continuer, tant que je suis chaud. – Si tu as besoin de figurants et d'un nouveau décor, n'hésite pas. Je ne cherche pas à savoir l'heure, je sens juste que la nuit en est à son plus tendre. J'ai enfin compris ce que cache le départ de Charlotte: elle m'a simplement mis au défi de comprendre pourquoi elle est partie. Elle m'a mis au défi de vivre sans elle. Elle m'a mis au défi de la retrouver. Je vais tous les relever un par un dès la fin de Saga. D'ici quelques semaines, je vais pouvoir crier haut et fort que j'ai un métier. Je suis trop près du but pour tout lâcher maintenant. Au bureau, tout le monde est un peu sur les nerfs en attendant le Vieux qui avait rendez-vous avec Séguret pour relire nos cinq derniers épisodes. Depuis qu'il s'est mis en tête de maîtriser les événements, notre cher producteur se sent une vocation de scénariste. Il est 21 heures passées et le Vieux n'est toujours pas là. Tristan non plus, il est devenu très copain avec William, le monteur. – Le plus dur, c'est de voir le frangin grimper les escaliers, dit Jérôme. Il me fait penser à une poupée à trois sous qui va se déboîter les chevilles. – Qu'est-ce qu'il peut bien faire devant une table de montage? – C'est un matériel ultrasophistiqué qui vient des États-Unis. Une grosse bécane qui fait des bricolages virtuels et des images de synthèse. Je ne comprends pas grand-chose mais Tristan trouve ça magique. Il a le sentiment d'assister à la fabrication d'images au lieu de les engouffrer telles quelles. On entend au loin le pas rapide du Vieux dans l'immeuble désert. II déboule, s'assoit dans un canapé en poussant un soupir. Je me précipite sur son paquet de gauloises pour lui en allumer une. Jérôme lui tend une bière. – Mes enfants, remerciez-moi, la partie a été rude. J'ai l'impression d'avoir joué aux échecs contre une armada de petits êtres malveillants qui déplacent les pièces en douce. Même mes séances de boulot avec le Maestro n'ont jamais été si dures. Séguret n'aime pas du tout l'histoire de Camille et du terroriste, il veut qu'on change la fin. Il aimerait aussi qu'on clarifie toute la séquence où Jonas est dévoré d'angoisse le jour de ses 33 ans, il trouve ça – Il a parlé de son numéro de sécu et de sa carte d'électeur, ricane Jérôme. Mathilde a du mal à contenir sa colère quand on s'avise de toucher à ces deux personnages-là. C'est tout juste si elle admet une petite critique venant de nous. – Qu'avez-vous répondu à tout ce chapelet d'idioties, Louis? – Qu'il n'était pas question de changer quoi que ce soit. Il m'aurait volontiers fracassé le crâne avec une hache. J'ai lu dans ses yeux ce qu'il avait sur le cœur: Les parties de bras de fer avec Séguret sont de plus en plus fréquentes. Nous devons passer chacune de ses phrases au scanner pour découvrir ce qu'elles cachent. Il est pénible d'avoir à décoder les arguments du seul type censé nous appuyer. – J'en ai marre de me demander à longueur de journée – On ne peut pas lutter contre l'hypocrisie ordinaire du langage, fait Mathilde, nous mentons tous sans même le vouloir. – Le plus triste c'est cette débauche de mots inutiles, dit le Vieux. Ça les affadit. Ça les dénature. Circonvolutions, ronds de jambe, périphrases, métaphores protocolaires, et au bout de tout ça, on n'est même pas sûr d'avoir fait passer son message. Pendant quelques instants, je me mets à rêver d'une langue sans voiles et sans fard. Une langue interdite aux courtisans et aux patelins. – Au lieu de noyer le poisson dans un flot de palabres, dis-je, il suffirait de quatre phrases très précises et très sincères pour dire exactement ce qu'on pense. – Ce serait la fin du monde. Mathilde a sans doute raison, mais une chose est sûre: la sincérité est bien plus amusante que la fourberie. – Juste quatre phrases… – Quatre phrases nues. Personne n'avait envie de rentrer. Le reste de la soirée, nous avons gambergé autour de cette idée des quatre phrases nues. Vers six heures du matin, tous un peu grisés par la conversation, nous avons défini une nouvelle règle que nous avons fièrement baptisée: le Quart d'Heure de Sincérité. Désormais, dans chaque épisode de la Saga il y aura un Quart d'Heure de Sincérité. Pour en avoir le cœur net, nous nous sommes mis en tête de l'appliquer avant la fin de la nuit. Le Vieux a ressorti un dialogue entre Marie Fresnel et Walter Callahan. Le moment crucial où ils sont sur le point de coucher. Nous l'avons lu à haute voix pour nous le remettre en mémoire. Mathilde a fait Marie, Jérôme a fait Walter. Je les ai écoutés en préparant le café. – Qu'est-ce que vous en pensez? – On peut leur imposer un Quart d'Heure de Sincérité, vous ne croyez pas? 31. CHAMBRE MARIE. INT. JOUR Tristan déboule en clopinant dans le bureau. Avant de s'allonger dans son canapé, il scrute nos silhouettes immobiles dans le halo des lampes. – Ça ne passera jamais, dit Jérôme. – Pour les ménagères du télé-achat ça va encore, dit Louis, mais ce sont plutôt les mômes qui partent à l'école à cette heure-là. – Franchement, entre «Ô Séguret répondrait la seconde. Sans doute parce qu'elle traumatise aussi Séguret. – Et si le feuilleton était sponsorisé par un marchand de savons à la vanille? Rien de mieux que le cul pour faire vendre, non? On relance la vanille dans le pays comme étant le parfum aphrodisiaque qui chavire les femmes. Vous imaginez le métro qui sentirait la vanille aux heures de pointe? – Il est temps que tu ailles te coucher, Marco. D'un commun accord, nous décidons de garder la séquence, quitte à nous la faire sucrer plus tard. Il est 3 heures du matin et Louis propose de nous raccompagner mais Mathilde préfère rentrer à pied. – Pour m'aérer les neurones, sinon je risque de ne jamais m'endormir. Je lui propose de faire un bout de chemin ensemble. Impossible de rater une occasion de me promener dans le Paris de l'aube avec une femme à mon bras. Histoire de laisser le romantisme marquer un point sur ma frustration sexuelle. Nous remontons l'avenue de Tourville en direction des Invalides. Le sujet de conversation est tout trouvé, c'est le moment idéal pour consulter une spécialiste. – Votre hypothèse du défi multiple est de loin la meilleure, dit-elle. Une jeune femme comme Charlotte est assez facétieuse pour ça. Disparaître, c'est vous laisser une chance. Procédons par ordre. Elle joue la conseillère conjugale. Il y va de sa crédibilité. – Défi numéro un: Charlotte vous oblige à deviner les raisons de son départ sans vous donner la moindre piste. Vous y avez réfléchi? Jusqu'au mal de tête. Dès que je me glisse dans notre lit, je cherche quelle erreur j'ai pu commettre. La seule réponse plausible n'est pas à l'avantage de Charlotte: elle n'a pas accepté que je devienne enfin celui que j'ai toujours voulu être. – J'ai écrit un roman autour de ce schéma, explique Mathilde, je suis bien placée pour dire que c'est de la psychologie abusive. Telle que vous me la décrivez, Charlotte est le contraire d'une femme maternelle qui a peur que son petit homme vole un jour de ses propres ailes. Comme la plupart d'entre nous, elle préfère les papillons aux chrysalides. Passons au second point. Mathilde a l'opiniâtreté du brancardier de la Croix-Rouge au milieu du champ de bataille. – Elle vous met au défi de vivre sans elle. Du Charlotte tout craché! Se croire indispensable! Tout ça parce qu'un soir je l'ai demandée en mariage! Je ne sais pas ce qui m'a pris, nous sortions d'une séance de – Dans Nous contournons l'hôtel des Invalides pour rejoindre l'esplanade. Combien d'amoureux de par le monde rêvent en ce moment même d'être à Paris? – Votre Charlotte n'est pas de cette race-là, mais elle doit penser qu'un peu d'éloignement va redonner de l'éclat à son aura. Passons au troisième défi, le plus magistral, celui de la retrouver. Pour l'instant, je n'ai pas de temps à perdre avec les caprices et les états d'âme d'une demoiselle, fût-elle la femme de ma vie. Saga passe avant tout le reste. – Pourquoi ne pas nous réunir tous les quatre pour une bonne séance de «brainstorming», comme dit Jérôme. Je nous crois capables de remettre la main sur votre Charlotte bien mieux que ne le feraient une escouade de détectives privés. Retrouver l'être aimé mystérieusement disparu, c'est un joli sujet de film qui mérite quelques extras, non? Pour un peu je l'embrasserais, là, avant de nous engager sur le pont Alexandre III. Quel besoin ai-je eu de parler de Charlotte! Je ne retrouverai jamais une conjoncture aussi parfaite. Il faut aller au cinéma pour réunir autant de fureur poétique. Ou dans un de ces romans d'amour que Mathilde a passé sa vie à écrire. – À quoi bon perdre son temps à lire? Surtout des romans rosés? – J'en ai ouvert un, par curiosité. Dans la liste des publications, votre nom n’apparaît jamais. Un rire mutin s'échappe de ses lèvres. Elle se penche au parapet pour regarder couler la Seine. – Avec un nom comme Pellerin, je n'aurais pas vendu dix exemplaires dans toute une vie. Nous reprenons notre route plus vite que je ne l'aurais cru comme si l'évocation de sa vie passée avait fait s'évaporer la magie du moment. Elle me prend le bras pour s'aider à marcher à la façon d'une cavalière de bal. Je n'y vois qu'un signe de confiance. – Les huit romancières que j'ai hébergées sous ma plume n'ont écrit toutes ces histoires que pour un seul homme. En passant devant le Grand Palais, elle me raconte ses débuts dans la littérature rosé, sa rencontre avec son mentor, Victor Hébrard, la création des Éditions du Phoenix. Vingt ans de la vie de Mathilde se déroulent jusqu'aux Champs-Elysées. Vingt ans de douleur et de dévouement à un salopard qui l'a mise au rancart comme un jouet cassé. – Vous voulez que j'aille lui péter la gueule? Elle sourit avec une pointe de nostalgie. Je dois ressembler à un chevalier servant trop tardif et peu crédible. – Vous êtes adorable, Marco, mais je ne voudrais pas qu'on me l'abîme. Il faut qu'il soit en pleine forme pour ce que j'ai l'intention de lui faire subir. – Vous avez une idée? – Un début d'idée, Je comprends mieux les petits déjeuners en tête à tête de Mathilde et Jérôme… – Malgré tout, je dois rendre hommage à Victor. Sans lui, je ne vous aurais jamais connus, tous les trois. Et je n'aurais même jamais écrit la moindre ligne. Il n'y a pas si longtemps j'ai fait le calcul: neuf mille six cents pages d'amour. J'ai passé la première moitié de ma vie à écrire la théorie et j'ai la ferme intention de consacrer la seconde à tout mettre en pratique. – Qu'est-ce que vous voulez dire? – Je veux faire comme dans mes livres, je vais aimer, je vais coucher, je vais tromper. En tout cas, je ne souffrirai plus, je n’attendrai plus près du téléphone, je ne rêverai plus stupidement du bonheur. Coucher… coucher… Si elle savait que son parfum me vrille les sens depuis un mois et demi! Il suffirait d'une phrase nue, une seule. Mais les phrases nues sont interdites dans la vraie vie. – Je ne vous vois pas tromper qui que ce soit, Mathilde. En passant devant Saint-Philippe-dû-Roule, elle m'a regardé avec une pointe de consternation retenue, je me suis senti sur le point d'être grondé. Sans le faire exprès j'ai piqué dans quelque chose de vif et de précieux. – L'adultère…? Mais, Marco… l'adultère c'est… C'est toute ma vie! Rien que ça. – L'adultère est l'épicentre de l'amour. C'est ce qui rend passionnant l'amour légitime et donne tant de prix à l'être aimé. L'adultère est la part brûlante des couples comme l'enfer est celle d'une bibliothèque. C'est ce qui fait qu'on en veut toujours plus. Nous ne sommes pas tous égaux devant les sentiments, vous savez. Il y en a de plus doués que d'autres. – Délicieusement immoral votre truc. – Pas le moins du monde. Enfin… je n'ai pas envie que ça le soit. Écoutez avec beaucoup d'attention le discours de ceux qui défendent la fidélité à tous crins. Vous y entendrez les grésillements de la trouille, peut-être les grincements de la frustration, en tout cas vous sentirez toute la résignation qu'il y a au bout. Tout ce que je sens pour l'instant c'est qu'elle est chaude comme une braise. Je n'ai qu'à souffler pour la rendre incandescente. – Rien que le mot. – Pardon? – Si vous tombez sur un truc qui s'appelle – Vous êtes complètement givrée, mais ça ne manque pas de charme. – Quand on pense qu'adulte a donné adultère! Vous ne trouvez pas ça vertigineux? Je ne réponds rien. Les réverbères de la rue du Faubourg-Saint Honoré donnent de jolis reflets à son visage. – C'est ce qui m'a poussée à écrire des romans d'aventures avec un S. Vous connaissez des histoires plus troublantes que celles-là? – Pour un coup de foudre, ça se discute, mais la plupart des liaisons sont quand même à 80 % des histoires de cul, excusez le raccourci. – Vous me paraissez bien sûr de vous, jeune homme. Tous les hommes du monde ont un jour été amoureux de la voisine d'en face, de la collègue inaccessible, de la femme du copain ou de la fille qui vend des livres. Quant à ce que vous appelez les histoires de cul, j'en ai connu de fulgurantes qui piquaient directement dans le cœur, pendant que de vieux couples s'escrimaient partout ailleurs. Nom de Dieu… Elle est en train de me dire que l'existence de Charlotte ne la gêne pas le moins du monde. – Mais vous avez sans doute raison, Marco. Je dois être folle de trouver romanesques les coups de téléphone à mi-voix, les chambres d'hôtel l'après-midi, les alibis funambulesques, les prénoms à lapsus, les parfums qui trahissent. Mais chaque heure décrochée avec l'autre est une petite victoire. Et la plus courte des nuits, un triomphe. Nous n'avons pas besoin de ça, Mathilde, vous n'habitez plus qu'à trois cents mètres et personne ne m'attend. – Prenez Jérôme, par exemple. Qu'est-ce qui le séduit avant tout dans l'idée de la violence? – La vengeance? – Exactement. Il considère que la vengeance est par-delà la violence comme je considère que l'adultère est par-delà l'amour. – Vous m'avez largué en chemin, Mathilde. Je ne suis peut-être pas assez sentimental ou assez rancunier pour vous suivre. – L'adultère et la vengeance sont des fautes passionnelles. Les feux mêlés de nos pulsions bonnes et mauvaises. L'orgueil et le désir dans un seul brasier. Deux vertiges irrépressibles qui nous font tomber dans le même abîme: l'amour de soi-même. Me serais-je trompé sur Mathilde depuis le début? La petite poupée que Jérôme et moi avons coincée dans une bonbonnière n'a rien à voir avec cette passionaria au cœur fou. Je lui demande ce qu'il en est de la douleur. Celle qui consume autant que le désir. – … La douleur? La main qu'on mord jusqu'au sang quand on imagine l'être aimé en train de découvrir une nouvelle variante de la levrette avec un autre? – Oui. Cette douleur-là. – Si votre escapade fait souffrir qui que ce soit, c'est que vous ne méritez pas de la vivre. Comme courroucée, elle hâte le pas pour rejoindre sa porte cochère, compose le digicode en me faisant un signe de la main, et entre. En repartant dans le vent contraire, j'ai le sentiment d'avoir appris quelque chose. C.H.U. Paul-Brousse, Villejuif, Pavillon Jonquilles, Messieurs, Ce sont les vieux du pavillon d'en face qui ont éveillé notre curiosité quant à votre Saga. Depuis quelques épisodes nous nous sommes aperçus d'un certain nombre de phénomènes qu'il nous semble urgent de porter à votre connaissance. – Mildred est une mythomane, elle en a tous les symptômes. Elle manipule sans difficulté Bruno qui est, disons-le, un débile léger. Et ceci à des fins qui peuvent paraître obscures mais qui, si l'on y réfléchit, sont de l'ordre de l'évidence. A votre avis, pourquoi croyez-vous qu'elle a voulu à tout prix essayer la robe de mariée de sa défunte mère, ou supposée telle? Et pourquoi, le soir où Marie Fresnel «se donne» à Walter, se débrouille-t-elle pour connaître l'adresse de Pedro Menendez? – Ne trouvez-vous pas étrange que l'admirateur inconnu de Marie Fresnel lui envoie toujours des bouquets de neuf rosés rouges et deux lys blancs (épisodes 14 et 29). Reportez-vous au langage des fleurs, et vous comprendrez la menace qu'elle encourt. – Comment se fait-il que la «boîte à lumière noire» dont Fred parle dès le cinquième épisode ne soit jamais réapparue par la suite? – Serge, feu le mari de Marie Fresnel, n'est pas mort. Il est encore trop tôt pour divulguer les vraies raisons de sa disparition, mais il n'est pas mort. Nous vous prions de bien vouloir prendre en compte ces nouveaux éléments et restons à votre disposition pour en discuter de visu. Avec toute notre vigilance. – Qui a dit que les paranoïaques pesaient le réel avec une balance plus subtile? – Il ne faut surtout pas qu'une lettre comme celle-ci tombe entre les mains de Seguret, dit Louis. Il foncerait directement à Villejuif pour mettre ces gars-là sous contrat et on pourrait dire adieu à la Saga. – Le truc qui me gêne toujours avec la paranoïa, dit Jérôme, c'est la gravité qui l'entoure. Si on pouvait mettre toute cette suspicion au service de la dérision… En y regardant de près, le travail mental du scénariste n'est pas très éloigné de celui du paranoïaque. Tous deux sont des scientifiques du soupçon, ils passent leur temps à anticiper sur les événements, imaginer le pire, et chercher des drames affreux derrière des détails anodins pour le reste du monde. Ils doivent répondre à toutes les questions et prévoir les réactions d'autrui avec la même crainte de se faire piéger. Si nous échappons à la prison, la Saga nous vaudra peut-être un séjour en hôpital psychiatrique. La lettre va rejoindre les autres, presque tout le mur est désormais recouvert d'une mosaïque blanche. Parfois il m'arrive de jeter un œil sur ces lettres pour me convaincre que notre travail existe pour d'autres que nous. Sans le savoir, dans la rue, je croise peut-être des gens qui se demandent qui est l'admirateur inconnu de Marie ou si Camille va épouser la cause de Pedro Menendez et devenir une terroriste. Pour un peu, je les envierais d'attendre simplement la suite au prochain numéro. L'épisode 60 vient d'être bouclé. J'ai réussi à y inclure en bout de course la dernière lubie de Fred pour venir en aide aux plus démunis. Après avoir nourri ceux qui avaient faim, il a décidé d'éclairer les obscurs. Il a inventé un système très simple de recyclage d'énergie musculaire en électricité. La matière première? Les milliers d'individus qui s'échinent dans les salles de gym et autres fit-clubs. Le plus petit mouvement imprimé par le moindre agrès ou le moindre haltère crée une quantité x de joules que l'on peut désormais recueillir pour donner de la lumière à ceux qui n'en ont pas. Le body-building et l'aérobic vont connaître la transcendance. Il est midi, et Jérôme nous propose une tête de veau sauce gribiche au bistrot d'en bas. – J'ai prévu de faire maigre, dit Mathilde. En ce moment j'ai quelques kilos de lipose à fourguer. Je reste travailler. – Justement! Le scénario est le seul boulot au monde qu'on peut faire debout, allongé, assis devant une télé ou une tête de veau sauce gribiche. Dix minutes plus tard, Jérôme arrête de parler de tête de veau sauce gribiche parce qu'il s'empiffre de tête de veau sauce gribiche. Le Vieux a pris un plat du jour direct et je l'ai suivi. – Vous avez pensé à un tueur? demande-t-il. – Un quoi? – Un tueur mystérieux qui fout une trouille noire aux autres personnages. Dans tous les feuilletons il y en a un. On se demande qui c'est, on en arrive à soupçonner les plus proches. Jérôme lève le doigt en même temps qu'il déglutit. – Les tueurs c'est ma partie. Si ça vous amuse, on peut s'en fabriquer un, mais quelqu'un d'exceptionnel. Celui que les hommes ne seront jamais. – … Et que les femmes rêvent de rencontrer, dit Mathilde. Un tueur qui nous venge de nos petites humiliations quotidiennes. Celui qui mérite d'être au-dessus des lois. Une sorte de Robin des Bois urbain et moderne. – Surtout pas! Surtout pas un justicier. Un tueur, on a dit. Un vrai! – Alors… un tueur à gages? – Non. Il ne ferait pas ça pour de l'argent, il est au-dessus de ça aussi. – Un psychopathe? Un sériai killer? Un mass-murderer? – Pourquoi forcément un dingue? Pourquoi pas quelqu'un de simplement… équilibré. – Il tuerait qui, ce type? – Pourquoi forcément un type? – Alors, mettons, une nana. – Pourquoi une femme? – Si c'est ni une femme ni un homme, je rends mon tablier. – Un gosse? – Bof… – Pourquoi taper dans l'espèce humaine? – Un chien? – Déjà fait. – Une belette, une musaraigne, un émeu, vous faites chier à la fin… – Pourquoi forcément un être vivant? – Un fantôme? – Un dieu? – … Un robot? – Un virus? – Un extraterrestre? – … – Un concept. – Un quoi? – Qu'est-ce que tu entends par – Une idée, un principe, un état d'esprit, n'importe quoi… – Tu en connais beaucoup, toi, des concepts qui tuent? – Le fanatisme, le racisme, le totalitarisme… – Le capitalisme, le progrès. – Et tant d'autres. – Laissez-moi une semaine, dit Jérôme. J’ai consacré une bonne partie du déjeuner à épier la serveuse. La carence sexuelle provoque parfois les effets d'une légère ébriété: toutes les femmes sont désirables et tous les recoins pour copuler deviennent possibles. J'ai tout à coup cessé de regarder la serveuse quand trois clientes se sont installées à deux tables de moi. Trois copines de bureau, pressées, grognons, rigolotes. Trois femmes quotidiennes. Pourtant, chacune semblait avoir oublié qu'elle était une femme. Et chacune des trois méritait qu'on le lui rappelle. Sur le chemin du bureau je n'ai raté aucun visage de ces femmes des rues. À toutes, j'ai eu envie de crier que j'étais là. Je suis retourné au bureau en pensant me mettre à l'abri mais c'est bien là que le danger m'attendait. Pourquoi cette avalanche de créatures blondes s'est-elle abattue dans le couloir? J'ai entendu la jungle et j'ai vu mille femmes orgueilleuses tout brûler sur leur passage, avançant comme des panthères qui n'ont pas mordu depuis longtemps. Des nymphes qui irradiaient les alentours de leur beauté et arboraient leurs seins comme des médailles. Il était trop tard pour se saisir d'une arme, on pouvait juste se cacher et les épier de loin. – Tiens, le casting de – Des comme ça, on n'en rencontre jamais dans la vraie vie, dit Jérôme. – Je me suis toujours demandé comment des filles de ce genre pouvaient plaire aux hommes, fait Mathilde. Qu'est-ce que vous en dites, Marco? Au premier café du matin, on entend le bzzzz du fax. A cette heure-là, ça ne peut être que Séguret. Comme vous n'êtes pas sans savoir, hier matin a été diffusé l'épisode n°45. Si l'un de vous l'a regardé, il pourra témoigner auprès des trois autres que la fameuse scène de «déclaration» entre Marie et Walter a été tournée exactement comme elle a été écrite, avec toute sa dimension erotique. Je tiens à ce que vous sachiez à quel point ce genre de fantaisie risque de nous coûter cher à tous, même si ce matin-là nous avons eu notre meilleur audimat. Voulant rester en phase avec l'attente du public (dont le courrier quotidien ne fait que croître), je suis pour l'heure en train de mettre au point une sorte de cahier des charges qui définira le cadre exact du feuilleton Saga et, de ce fait, les limites à ne pas dépasser. Combien de fois ai-je insisté pour que nous dévoilions enfin la véritable identité de l'admirateur mystérieux de Marie? Depuis cette scène de lavabo bouché (!!!), c'est devenu une priorité. J'attends la séquence dans les jours qui viennent. Par ailleurs, il m'est désormais impossible de faire des concessions à propos des séquences qui sont mal appréhendées par certains décisionnaires de la chaîne. Je pense notamment, toujours dans le n°45, à ce curieux moment où Camille évoque sa crise mystique (???). Cette «digression» sort radicalement du ton général de la série, et ne cadre surtout pas avec le personnage de Camille. Je serais tout à fait honnête en ajoutant que je trouve le texte plutôt faible et un peu apprêté. Vous nous avez habitués à mieux. Je profite de la présente pour vous informer que toute la série sera rediffusée à partir du n° 1, dès lundi prochain à 12 h 30. Le format 26 minutes nous a semblé le mieux adapté pour le créneau horaire. N'oubliez jamais de faire passer l'esprit d'équipe avant tout le reste. D'un geste serein, le Vieux a jeté le tout dans une corbeille. – Séguret n'a décidément rien compris au principe de la phrase nue. S'il avait eu le courage de s'offrir un Quart d'Heure de Sincérité, deux lignes auraient suffi: Comment ose-t-il écrire «combien de fois ai-je insisté pour que NOUS dévoilions la véritable identité de l'admirateur inconnu»? Entre le public et nous, Séguret ne va pas tarder à être broyé et je serai aux premières loges. En revanche, la «crise mystique» dont il parle ne m'évoque pas grand-chose. Le Vieux retient un petit ricanement. – L'histoire du pasteur? Je pensais que, comme vous autres, personne ne l'aurait remarquée. Nous nous déplaçons tous vers le canapé où Tristan pique son petit roupillon du matin. Près de lui, Jérôme saisit la cassette en haut de la pile. Il enregistre chaque épisode, consciencieusement tous les jours. Le Vieux cale la bande au bon endroit. – Je vous résume le cas de Camille, sinon on ne comprend rien. La pauvre fille ne réussit à trouver un sens ni à sa vie ni à sa mort. Elle va en parler au premier pasteur qu'elle trouve. – Pourquoi un pasteur? – Pourquoi pas un pasteur? – Mais cette fille ne croit pas en Dieu. – Justement. L'image apparaît. Camille est assise de trois quarts à droite de l'écran, le pasteur est assis en face d'elle, près d'un mur en vieilles pierres. Le type qui joue le pasteur doit avoir dans les cinquante ans, il arbore un masque de gravité inouï. On s'y croirait. – – – – Silence terrible. Le pasteur joint ses mains à hauteur du nez, pas pour prier mais pour prendre son élan. – Je cherche le regard de Jérôme qui cherche le mien. Le Vieux écoute, de loin, comme s'il connaissait le dialogue par cœur. Cet homme se remettra-t-il un jour de la mort de sa femme? Le cadre ne change toujours pas. Le type balance tout son monologue en plan-séquence. – Silence. Tout à coup, Camille, gênée, se lève. – – – – Gros plan sur le visage de Camille qui ne peut ni rester ni partir. Silence. Regard de Camille devenu aussi grave que l'autre. Comme s'il venait de confirmer tout ce qu'elle ressentait déjà. Elle sort. Gros plan sur le visage du pasteur, seul. – Le plan suivant, on se retrouve dans le salon des Fresnel où Bruno bavasse gentiment avec Mildred, une cuisse de poulet entre les dents. Le Vieux arrête la bande. – Pas mal, dit Jérôme, aussi déconcerté que moi. C'est exactement le contraire de tout ce que j'aime, mais ça a son charme. – Quelqu'un comme Hitchcock aurait pu écrire un truc comme ça, dis-je. Il y du drame et du suspense. On se demande si le pasteur a la moindre chance de réussir à prouver en trois minutes que Dieu existe. Et tout à coup, virage à 180, c'est le personnage du pasteur qui crée la rupture. – Je comprends le malaise de Séguret, dit Mathilde, mais pourquoi diable trouve-t-il le texte… – «Faible et un peu apprêté», ricane le Vieux. Quand on pense que c'est un dialogue entre Gunnar Bjôrnstrand et Max von Sydow tiré des – Dis-nous que tu n'as pas fait ça! – Si. Pas pu m'en empêcher. – Aucun de vous ne l'a vu? C'est peut-être le film le plus fou que je connaisse. Nous nous le passions en boucle, avec le Maestro, quand il nous arrivait à nous aussi de douter en pleine séance de travail. On ne peut pas imaginer un dépouillement pareil: un pasteur, seul dans son église, essaie de se débarrasser de sa foi. Ça n'a l'air de rien, mais c'est ce que j'appelle une urgence scénaristique. Dans le film, c'est Max l'angoissé qui vient voir Gunnar le pasteur, et vous savez pourquoi? Parce qu'il a lu un article qui dit que les Chinois viennent d'acquérir la Bombe, et que – Et puis? – À la fin de l'entretien, Max va au bord d'un fleuve pour se tirer une balle dans la tête. – Ça se comprend. – Ingrid Thulin est folle amoureuse du pasteur, mais il la méprise parce qu'elle a de l'eczéma sur les mains. Quand elle prie, il a envie de vomir. – Ça finit comment? – II dit une messe dans une église vide. Silence. Silence suédois. – Qu'est-ce qui t'a pris, Louis? – Vous ne trouvez pas tentant de balancer du Bergman à huit heures du matin à des milliers de téléspectateurs à moitié endormis? Pourquoi n'y auraient-ils pas droit, eux aussi? Des films comme ceux-là sont diffusés à plus de minuit quand la plupart des gens dorment du sommeil du juste. – Ce qui t'a plu avant tout, c'est l'idée d'avoir fait passer ça à la barbe de Séguret et de ses décideurs de chaîne. Pour toute réponse, Louis nous gratifie d'une grimace de vieux singe qui vient de faire un mauvais coup. – Et si quelqu'un s'en aperçoit? Un cinéphile un peu déréglé? – Il prendra ça pour un hommage. Après tout, c'est de la faute de Séguret et de ses chefs. Il ne fallait pas nous demander de faire Pour la première fois, j'ai la sensation bizarre de faire un métier dangereux. Un genre de terrorisme. Qu'est-ce qui nous différencie des types qui se donnent le droit de balancer une bombe sur des innocents? Hier, je me suis surpris à penser à elle au passé. Je me suis dit: «Charlotte avait horreur du drame…» C'est vrai qu'elle avait horreur du drame. En général, les filles pensent que rien ne vaut un bon conflit pour se prouver qu'un amour existe. Charlotte était le contraire de ça, quiconque élevait la voix autour d'elle sombrait immédiatement dans son estime. Je ne l’ai jamais vue pleurer. Même le jour où elle a épluché deux kilos d'oignons pour une pissaladière. Aujourd'hui je suis sûr que personne ne le lui a appris quand elle était gosse. Je n'ai aucune idée de l'endroit où elle se trouve. Peut-être sommes-nous séparés. Peut-être regarde-t-elle la Saga, juste pour avoir des nouvelles de moi. Depuis que les premiers épisodes sont rediffusés à l'heure du déjeuner, beaucoup de choses ont changé dans ma banale existence. Comme si la télévision voulait me montrer son extraordinaire puissance. Ma mère me téléphone souvent de son bureau, j'entends toutes ses collègues autour d'elle me mitrailler de questions auxquelles je suis incapable de répondre: Bruno va-t-il faire la peau de la Créature pour récupérer Mildred? Que contient le testament de Serge Fresnel et pourquoi a-t-il disparu? Où faut-il s'adresser pour faire don de sa lipose au tiers-monde? Mes collaborateurs et moi avons dû changer de bistrot, le patron savait que nous étions les scénaristes de Saga et le déjeuner se terminait par un interrogatoire en règle. Mes voisins de palier – un petit couple de mon âge – me laissent des mots dans la boîte aux lettres Il est bientôt 21 heures. Mathilde et Louis sont partis, Tristan est allé voir son pote le monteur, et Jérôme m'a convaincu de rester pour regarder Cette tête me dit quelque chose. Jérôme pense qu'il s'agit d'un rendez-vous tardif de Lina et lui montre les locaux de Prima. Elle entrouvre la porte de notre bureau. – Monsieur… Louis Stanick? – Il est parti. On peut vous renseigner? – Je cherche le pool de scénaristes du feuilleton Saga. J'aurais dû m'annoncer, mais on m'a dit que je trouverais toujours quelqu'un. – Mon ami Marco et moi sommes l'équipe de nuit. Ne répétez à personne que nous regardons la télé pendant nos heures de travail. Vous êtes? – Elisabeth Réa. – … – Vous me connaissez mieux sous le nom de Marie Fresnel. Madame Sparadrap! Madame Sparadrap en personne! Un mètre soixante-cinq, des yeux noisette, un sourire à tomber à la renverse. C'est elle. Chez nous! – Excusez-nous. Nous n'avons pas l'habitude de voir les acteurs en vrai. Je lui tends une chaise, elle inspecte le bureau, curieuse. Elle accepte un café. Qui aurait pu la reconnaître, avec son Jean, un pull qui lui tombe sur les genoux et des cheveux qui dégoulinent sur ses épaules? Au naturel, elle a bien dix ans de moins que la mère de famille que nous lui faisons jouer. – Lequel de vous m'a créée? Qui, à part un scénariste, peut répondre «moi» à une si délicieuse question? – Tous les personnages de la Saga sont nés d'un travail commun et n'appartiennent à personne en particulier. Silence. C'est une si étrange visite. – Pour nous, les acteurs, vous êtes un vrai mystère. Souvent, j'ai demandé à Alain Séguret s'il était possible de vous rencontrer, mais il vous décrit comme des gens assez peu liants, enfermés dans leur tour d'ivoire. – Technocratie de base, dit Jérôme. Diviser pour mieux régner. Seguret est persuadé qu'à force de cloisonner, il va garder un brin de contrôle. J’aurais répondu la même chose, mais il faut bien avouer qu'aucun de nous quatre n'a vraiment cherché à assister aux enregistrements. Comme si ce n'était déjà plus notre affaire. – Pour vous dire la vérité, nous sommes tous un peu perplexes quand les nouveaux scripts arrivent. On ne sait jamais où vous allez nous embarquer. Certains rigolent mais d'autres ont une trouille bleue. J'avoue que parfois il m'arrive de jouer une scène sans vraiment savoir où vous voulez en venir. J'espère que vous ne vous sentez pas trop trahis. Lequel de nous deux va avoir le courage de dire que nous ne regardons pratiquement plus le feuilleton, sauf pour nous rafraîchir la mémoire. Ce matin, il m'a fallu visionner en vitesse rapide le dernier numéro pour retrouver la couleur de cheveux de Bruno, rapport à un jeu de mots que je voulais absolument caser. Bruno, Mildred, Walter et les autres n'existent que dans nos têtes et nos disques durs. Louis veille à ce qu'aucune interférence ne vienne brider notre imaginaire et notre liberté d'écriture. Ce que deviennent les scénarios dès qu'ils sortent du bureau ne nous concerne plus. C'est à ce prix que nous trouvons encore assez de plaisir à écrire les douze derniers épisodes prévus au contrat. – Si vous saviez les drames que nous vivons sur le plateau, certains jours. Avec Alexandre, nous avons joué la… – Qui? – L'acteur qui joue Walter. La scène où je lui tombe dans les bras! Ça n'a pas été une partie de plaisir, si je peux me permettre. Allez savoir pourquoi, il a mis une bonne heure avant de pouvoir dire: Elle l'a! Ce petit reflet de vulgarité dans l'œil, elle l'a! C'est pour ça qu'il a eu tellement de mal à le dire. – Prenez Jessica, la petite qui joue Camille, vous lui avez collé une peur du suicide qui la rend folle un peu plus tous les jours. Je lui demande de préciser… – Camille est sans cesse sur le point de se tirer une balle dans la tête, et Jessica sent qu'un jour où l'autre elle va mettre ses menaces à exécution. Mettez-vous à sa place, ce n'est pas évident de se sentir en instance de suicide pendant des mois. – Rassurez-la, elle ira jusqu'au bout, elle va même devenir une héroïne nationale. Elle a un sourire qui donne envie d'être mordu. Je payerais cher pour voir comment sont ses jambes mais son jean ne fait aucune concession. Je me promets de lui écrire une scène torride où elle dansera nue en pleine lumière. Si c'est le seul moyen de les voir, ces jambes. En attendant, elle ne dit toujours pas pourquoi elle est là. Tout ça ressemble à de l'incognito. De biais, je vois le générique de – En tout cas, je tenais à vous remercier d'avoir créé Marie, Si je n'avais pas croisé sa route, rien ne me serait arrivé. C'était une formidable rencontre. Quelque chose cloche. Jamais elle ne se serait manifestée dans l'unique but de nous remercier. Elle parle de son personnage comme d'une copine qu'on vient d'enterrer. – Ça vous dirait un petit voyage de noces avec Walter? propose Jérôme. Rien que vous deux, sans les gosses, pendant un ou deux épisodes? Elle sent qu'il est sincère et se fend d'un sourire, mais le cœur n'y est pas. – Je suis venu vous demander de la supprimer. – … – Pas forcément la tuer. Je l'estime trop pour ça. Juste la faire… disparaître. On sent que ce «supprimer» et ce «disparaître» ont été soigneusement choisis. Jérôme les répète une dizaine de fois en variant le ton, pour démasquer ce qu'ils cachent. Avec des gestes désordonnés, elle sort de son grand sac en cuir un manuscrit qu'elle nous tend comme le Saint-Sacrement. Ça s'appelle – Un premier film d'un jeune réalisateur allemand, il a vu un épisode de Saga et veut me donner le premier rôle. Lisez-le et vous comprendrez. Je ferais une folie en l'acceptant et une bien pire si je le refusais. – La Saga est bientôt terminée, dans deux mois vous êtes libre. Votre petit Orson Welles peut bien attendre jusque-là. – Le tournage a déjà commencé, à Dusseldorf. Pour l’instant, tourne toutes les scènes sans l'héroïne, mais si je ne me décide pas, il donne le rôle à une autre. Pour elle c'est un conte de fées et pour nous un cauchemar. Supprimer Marie serait comme arracher la seule dent saine d'une mâchoire qui se déchausse. Je lui demande ce qu'en pense Séguret. – Il n'est au courant de rien. Séguret est un tueur et sa chaîne est coproductrice du film de Hans. Il lui suffirait d'un coup de fil pour m'empêcher d'avoir le rôle. Et pour couronner le tout, elle fond en larmes, sans sommations. De vraies larmes. J'attrape les serviettes en papier qui entourent les sandwichs pour les tendre à la star. – Ne te laisse pas impressionner, Marco! C'est une comédienne, bordel! C'est son métier de chialer sur commande! Elle est rusée, Madame Sparadrap, elle veut quitter la série avec les cuisses propres, tout ça parce qu'elle se prend pour Marlène Dietrich! Le genre à te marcher sur la tête pour avoir un gros plan. Je ne sais pas qui a raison. Tristan, l'homme le plus discret du monde, entre dans le bureau et clopine vers son canapé sans faire attention à rien. Quelques secondes plus tard il se redresse, les yeux écarquillés, et hurle: – MADAME SPARADRAP? Ce qui porte à son comble la crise de larmes de notre visiteuse. Agacé par le bruit, je décroche le téléphone et compose un numéro. – Allô? Oui, je sais qu'il est tard mais c'est pour une urgence. Un quart d'heure plus tard, la cellule de crise est réunie. Mathilde et Louis ont vite compris de quoi il s'agissait. Bizarrement, aucun des deux ne cherche à remettre en question le départ d'Elisabetn Réa. Mathilde trouve ça – Un suicide au gaz qui fait péter tout l'immeuble? Une défenestration? Ou… on la fait passer sous un rouleau compresseur, façon Tex Avery. Dans son coin, Elisabeth Réa hausse les épaules et tire un énième Kleenex de la boîte que j'ai volée chez Prima. – Quelqu'un se souvient du feuilleton – Allison! dit Tristan qui ne perd rien de la séance. Elle a disparu d'un épisode à l'autre et personne n'a jamais su pourquoi. Si, on a su, mais longtemps après. Allison était le pilier de l'histoire mais tout a basculé le jour où Mia Farrow a rencontré Frank Sinatra qui jouait sur le plateau d'à côté. Sans prévenir personne, elle a fait ses bagages et l'a suivi. Elisabeth Réa n'est pas la première. – Comment les scénaristes s'en sont-ils sortis? demande Mathilde. Pris de court, ils ont inventé n'importe quoi. Allison disparaît dans une forêt, la nuit, tout le village est à sa recherche, et un beau matin on retrouve une jeune sauvageonne amnésique qui lui ressemble vaguement. Qui est-elle? D'où vient-elle? Connaît-elle le secret de la disparition d'Allison? Est-elle Allison? La terre entière s’est posé toutes ces questions auxquelles les scénaristes n'ont su donner de vraies réponses et la série ne s'en est jamais remise. – Il faut se servir des erreurs de nos aînés, dit le Vieux. Nous ne tuerons pas Marie mais les raisons de son départ ne doivent pas prêter à confusion. Demain j'irai voir Séguret pour lui expliquer que la série a tout à y gagner si elle disparaît brutalement. Voilà peut-être l'électrochoc qui nous manquait. Reviendra, reviendra pas, la France entière va se poser la question. Qu'est-ce qui était prévu dans le plan de tournage, demain, Elisabeth? – La séquence où Mildred vient annoncer à Marie qu'elle est enceinte de la Créature. – Quand comptez-vous partir? – J'ai un vol samedi matin. – Samedi matin! gueule Jérôme. Ça ne nous laisse que quarante-huit heures! Cette bonne femme est cinglée! Louis pense que quarante-huit heures suffisent amplement. Si on écrit la séquence dans la nuit ils se débrouilleront pour la tourner demain. Ce ne sera pas la première fois que Séguret nous fait changer des choses en dernière minute. La Réa devait se faire une idée toute différente du «pool de scénaristes du feuilleton Saga». Louis attend nos suggestions. – Elle part en Afrique pour convoyer de la lipose. – Elle rencontre Dieu à la place de Camille qui passe son temps à le chercher, et prend le voile. – Elle part à la recherche de son défunt mari qui n'est peut-être pas mort. Mathilde nous propose d'aller au plus simple et au plus efficace: Marie part avec l'homme de sa vie, un point c'est tout. Mais l'homme de sa vie ne peut être ni Fred, ni Walter, ni quiconque indispensable à la suite du feuilleton. – Et si c'était le moment rêvé pour l'entrée en scène de l'admirateur inconnu? dit Jérôme. – Formidable! dit le Vieux, ça va faire plaisir à Séguret qui nous bassine avec cette histoire depuis des semaines. A la longue, moi aussi j'ai envie de savoir qui est ce type. Qui a eu cette idée, au début? Mathilde lève la main comme une gosse qui se dénonce. – Nous sommes donc en droit de penser que vous et vous seule savez qui se cache derrière l'admirateur inconnu. – Le problème c'est que je n'en ai pas la plus petite idée. – Plaît-il? J'en étais sûr! L'admirateur inconnu est une espèce d'abstraction à mi-chemin entre l'Arlésienne et le Yéti. – Vous êtes drôles, tous les trois… Au début j'avais des pistes, puis tout s'est sérieusement embrouillé. Vous n'avez pas arrêté de dire – Et son existence, nom de Dieu! Personne n'y a pensé à son existence? gueule Louis. – Elle a raison, la pauvre. On se l'est tous refilé parce qu'il était pratique, dit Jérôme. Il était parfait en tant qu'impensé. – Je rêve… – C'est à moi de nous sortir de là, dit-elle. Je vais y passer la nuit, mais demain matin, Séguret saura, la France saura, Marie Fresnel trouvera enfin le bonheur, et Elisabeth pourra partir en paix. Nous l'applaudissons, tous. Les premières lueurs de l'aube par la fenêtre du bureau. Je l'ouvre, un souffle de fraîcheur envahit la pièce. Jérôme dort sur des coussins. Son frère zappe. Elisabeth et le Vieux ont bavardé toute la nuit, à mi-voix, pour ne pas déranger Mathilde qui pianote encore sans se douter que le jour vient de poindre. Je fais du café pour tout le monde. – Quand je pense que je vais quitter ce feuilleton au moment où j'allais devenir une star, dit la Réa. – Qu'est-ce que vous voulez dire? – Séguret ne vous a pas dit? Ils vont programmer Saga en – A 19h30? Juste avant les infos? Louis est atterré. À ne jamais nous tenir au courant de leurs décisions, je commence à penser que cet enfoiré de Séguret nous en veut. Jérôme ouvre les yeux, il semble nous reconnaître mêrne s'il a totalement oublié pourquoi nous sommes encore ici à une heure pareille. – Qui a parlé d Mathilde éteint son dernier cigarillo, avale une gorgée de café et appuie sur la touche qui déclenche l'imprimante. Un petit geste invisible et inaudible qui pourtant coupe court à toute conversation. Je suis le premier à demander qui est ce mec qui nous a fait veiller si tard. Elle s'étire avec langueur, tout épanouie par sa nuit d'amour. – L'admirateur inconnu? 47. SALON FRESNEL. INT. NUIT Nous nous sommes tous salués. Le Vieux a dit qu'il voulait rentrer prendre une douche avant d'affronter Séguret. Il a donné rendez-vous à Elisabeth sur le plateau, en lui demandant de jouer les ingénues quand Séguret viendra, le cœur meurtri, lui annoncer qu'elle est virée. Mathilde, ivre de fatigue, a dit qu'elle voulait rentrer à pied. Et seule. Le Vieux a proposé de me raccompagner. Jérôme a tendu la main à Elisabeth en signe de paix, elle lui a demandé de ne plus jamais l'appeler «Madame Sparadrap». Il a promis. Elle lui a fait une bise avant de s'éclipser. Durant le trajet, Louis et moi sommes restés silencieux, à regarder la pluie qui battait le pare-brise. Puis il a dit: – Avec le Maestro, nous avons toujours rêvé d'écrire une histoire sans aucun drame. Pas un film muet mais une histoire sans paroles. Rien que des gestes de bonheur. Ça se passerait dans un monde au sommet de son évolution, plus personne ne voudrait faire de tort à quiconque. Les aventures de la sérénité. Dans le bus qui me dépose en bas du bureau, une dame se lève et personne ne convoite sa place. Je m'assois près d'un petit groupe qui ne s'en aperçoit même pas. – Mildred a sérieusement déconné, hier soir. – Le coup du détective privé? – Pardi. Un type vient lui annoncer qu'il connaît le passé de sa Créature, et elle le fout dehors! Elle déchire toutes les preuves, elle ne veut même pas savoir qui est ce sauvage qui l'a foutue enceinte! – Une fille si intelligente. – Moi je vous dis que ça va mal tourner, ce truc entre le terroriste et Camille. – Ça fait des semaines que je le dis. René ne veut pas y croire! – Vous savez le pire? Ma petite Céline qui n'a même pas douze ans veut faire des études de philo, elle est amoureuse de Camille, elle veut tout faire comme elle. – Moi, ma femme, dès qu'elle voit Walter, elle pousse des soupirs. – C'est pour vous agacer, Jean-Pierre. – Remarquez, si j'étais vous je me méfierais, il a sérieusement besoin de compagnie depuis que Marie est partie. – Elle ne pourrait jamais vivre avec un homme qui boit. J'arrive à ma station. Près de la sortie, deux copains de lycée s'apprêtent à descendre. – Tu te la ferais, toi, Evelyne? – Depuis qu'elle a maigri elle est pas mal mais elle est amoureuse de Fred. La Saga n'a jamais connu le créneau de 19h30 qu'on lui promettait. Sur décision de je ne sais quelle autorité suprême, le fruilleton est désormais diffusé le jeudi soir à 20h40. En Au kiosque à journaux, je prends – M'sieur Marco, j'ai parié avec des potes que l’ex-femme de Walter va revenir pour le mariage de Jonas. Allez quoi, un p'tit tuyau… Depuis qu'il a vu ma photo dans un magazine, le gars du kiosque est devenu un attaché de presse idéal. Je lui dis qu'il peut tranquillement doubler sa mise. Tout heureux, il me montre Jérôme sirote un café en lisant d'un œil éteint la moisson de courrier quotidienne. Dès qu'il tombe sur une lettre un peu rigolote, un peu originale, il nous la lit à haute voix. Séguret n'est pas encore arrivé. Il a pris l'habitude de venir tous les vendredis matin pour nous parler des scores de la veille et de toutes les nouvelles directives prises autour de la Saga. Cet homme est un geyser inépuisable de directives. Ça parle d'enjeux et d'objectifs, de cibles, de l'audimat et des parts de marché auxquels je ne comprends pas grand-chose à moins qu'on ne me trouve des équivalences. Entre fierté et angoisse, il m'a expliqué que la Saga avait fait un score supérieur au film du dimanche soir. La semaine suivante, elle faisait plus que la finale de la coupe d'Europe de football. Il a vendu Saga à toute l'Europe, et les Américains s'intéressent à l'achat des droits de remake. Ils pensent inverser le principe de la série: la famille Fresnel, typiquement française, s'installe en face des Callahan. Le tout serait tourné à Los Angeles et ce dernier point nous a laissés rêveurs, Jérôme et moi. Los Angeles… nous nous sommes mis à imaginer Saga à la sauce américaine: du soleil, des gratte-ciel, des apparitions de stars, une musique d'enfer, une blonde siliconée qui jouerait le rôle de Camille, des explosions, des cascades, tout quoi, le bonheur! Même si les exemples de Séguret sont parlants, je n'arrive pas à réaliser l'impact réel du feuilleton, j'essaie de visualiser dix-neuf millions d'individus, les yeux rivés sur la même image. J'essaie de les imaginer, tous, dans un désert à perte de vue, serrés les uns contre les autres, le regard perdu dans le ciel étoile où chaque personnage aurait la taille de la Grande Ourse et chaque épisode défilerait à perte de vue aux confins de la Voie lactée. Mais cette vision s'estompe assez vite et Séguret baisse les bras. Il est devenu l'homme fort de la chaîne, sans parler des ponts d’or que lui font les autres. Il est le producteur miracle de la télé française, une sorte de génie visionnaire qui allie Partout. Partout sauf dans les trente-cinq mètres carrés de notre bureau où il nous suffit en général de quelques minutes pour lui donner envie de se cacher sous la moquette. Pourtant, il tente le coup à chaque fois. Il nous soûle de théories et plus il y met de conviction, plus ça le rend pathétique. Il se voit comme une espèce de Christophe Colomb qui conquiert un nouveau monde, quand il n'est qu'un brave moussaillon qui brique le pont du – Tiens, Mathilde, dans la vitrine de mon libraire j'ai vu un de vos bouquins, ça m'a fait drôle. Sur le bandeau, il y a votre photo: – Personne ne m'a prévenue, il a réédité les douze volumes de la série des Axelle Sinclair. Son ancien éditeur, le redoutable Victor, ne se serait jamais privé d'un coup de pub pareil. Depuis le succès du feuilleton, le monsieur s'est souvenu que Mathilde lui a jadis donné son âme. – Il veut m'inviter à dîner mais je ne suis pas encore prête. – Prête à quoi? À vous faire entuber par ce salopard une énième fois? Vous êtes aveugle, ou quoi? J’ai le sentiment d'avoir parlé trop vite quand Jérôme échange un regard complice avec Mathilde. – Rassurez-vous, Marco, l'amour m'a rendue aveugle mais pas complètement stupide. En tout cas, ces rééditions vont donner une seconde chance à Axelle Sinclair. – Elle était comment, Axelle Sinclair? – Une compliquée, le genre qui cherche la perfection du bonheur à longueur de journée. – Le v'là! gueule Jérôme qui se cache derrière son écran dès qu'il voit apparaître la silhouette de Séguret. À vos places, on va faire l'appel. Séguret entre, la mine recueillie, enlève son manteau et pose sa bouteille d'eau minérale sur un coin de bureau. Jérôme a déjà envie de se marrer. Séguret jette un regard de biais vers Tristan, endormi comme un bienheureux. Il n'ose rien dire, mais on sent qu'au fil des mois il n'a toujours pas réussi à s'habituer à cette sorte d'ectoplasme avachi devant la télé. Il nous salue tous les quatre, juste pour se faire la voix. – Vous voulez connaître les résultats d'hier? Si on respecte le rituel, à cette question-là, nous sommes obligés de répondre oui. – 67% de parts de marché et 38 points audimat. Pendant les présidentielles, le dernier débat avant le second tour a grimpé à 31. Il ne s'agit pas, pour nous, de comprendre le phénomène. La chaîne s'est chargée de réunir l'équivalent d'une commission d'enquête – des sociologues pour la plupart – afin d'apporter des éléments de réponse. Si l'événement nous échappe, le feuilleton, lui, doit plus que jamais obéir à un souci de cohérence. Je sais que la liberté de ton que vous avez su insuffler au feuilleton a joué pour beaucoup dans le succès d'aujourd'hui. J'irai même jusqu'à dire que, malgré nos divergences, vous avez eu raison de rester fidèles aux objectifs que vous vous étiez fixés. Tous les dirigeants de la chaîne, moi le premier, vous en remercient. Mais, je ne vous apprends rien, il nous reste douze épisodes qui passent au format 90 minutes, à diffuser avant les vacances d'été. Le petit sit-com fait avec les moyens du bord que nous avons commencé à diffuser en octobre dernier n'existe plus. La Saga est non seulement la création française la plus luxueuse jamais tournée – je dirige une équipe de quatre-vingt-cinq personnes et le budget est quasi illimité – mais c'est aussi, et surtout, une affaire nationale. – Nationale, vous avez parfaitement raison, coupe le Vieux. Il paraît qu'à la chambre des députés, l'un d'eux a dit à la tribune: – Et tout le monde s'est marré, paraît-il, dit Jérôme. – Une affaire nationale, reprend Séguret qui, comme tous les énarques, n'aime pas être interrompu. Cela nous oblige désormais, et en tout premier lieu, à élaborer un produit consensuel, convivial et surtout fédérateur. Il faut fé-dé-rer! Un aspect de votre mission que vous prenez un malin plaisir à laisser de côté. Celle-là, il ne nous l'avait jamais faite. Accablé, le Vieux porte une main à son front et ferme les yeux. Mathilde, beaucoup plus détendue, lit du coin de l'œil un article sur le palais vénitien que vient d'acquérir une sombre petite princesse qui aime bronzer en monokini. Fé-dé-rer…? Jérôme et moi échangeons un court dialogue télépathique. – – – – – Ne me dites pas le contraire, tous les quatre! Jusqu'à maintenant, vous avez surtout cherché à vous faire plaisir. Et la ménagère du Var, vous y avez pensé? La ménagère du Var qui doit nourrir une famille et affronter la crise, celle-là même qui s'accorde un instant de répit devant son feuilleton. Vous pouvez me dire ce elle en a à fiche de l'accablement d'un pasteur qui ne croit plus en Dieu? Et de l'Œdipe mal digéré de Camille? Ça lui parle, ça? Prenez l'ouvrier de Roubaix qui vient de prendre sa dose de réel devant la porte fermée de son usine. La télévision est son seul dérivatif, son unique espace récréatif. Au lieu de regarder un reality show, il nous fait le privilège de s'attarder devant notre Saga, et qu'est-ce qu'on lui propose? un couplet antitélé qui n'offre aucune équivoque: jetez-la par la fenêtre! Discours démagogique,et en plus, très daté. Et le pêcheur de Quimper… Ah ça, j'ose à peine en parler du pêcheur de Quimper. Lui, vous l'avez mis d'office sur liste noire. Rien ne lui est épargné: incitation, tantôt à l'anarchie, tantôt à la débauche. Et tout ça conduit droit vers un formidable cimetière de la Morale. C'est là où je voulais en venir. Les directives de la chaîne sont claires: désormais, tout script devra être lu et approuvé par un comité avant d'être tourné. Je sais que c'est une formulation un peu abrupte, et j'essaierai de lui apporter une touche plus personnelle en vous priant, très sincèrement, de penser un peu aux autres. Dans la foulée, il se descend la moitié de sa bouteille d'eau. Sûrement une technique d'énarque. Il paraît qu'on leur apprend plein de trucs très savants pour garder les rênes d'un groupe restreint, même le geste le plus insignifiant définit un code. Il attend une seconde et nous toise, les bras croisés. Aucun de nous ne manifeste la moindre réaction. Soufflés que nous sommes. Séguret s'en étonne presque. Silence. Tristan, toujours endormi, se retourne dans son canapé pour trouver une position plus confortable. Silence. – … Vos réactions? Silence. – Pas même vous, Louis? – Depuis la constitution de notre équipe, vous êtes persuadé que je suis une sorte de meneur, et que les trois autres, sans doute intimidés par ma grande expérience, n'osent pas s'exprimer. Pour vous prouver combien c'est faux, je vais vous dire comment nous allons procéder. Chacun de nous va prendre une feuille et écrire et qu'il pense de tout ça, à chaud, sans la moindre concertation qui risquerait de l'influencer. Séguret perd un tout petit peu de sa superbe et s'assoit. En moins de trois minutes, les copies sont rendues. Ségure lit avec une lenteur infernale. Il se lève sans moufter. Digne. Met son manteau. Regarde un instant vers nous avant de sortir. – La première fois que vous êtes entrés dans ce bureau, vous n'étiez que quatre minables qui m'auraient léché les bottes pour avoir ce job. N'oubliez jamais que c'est moi qui vous ai donné votre dernière chance. La dernière. Après le déjeuner, j'ai proposé aux autres de revoir l'épisode d’hier, comme ça, par curiosité. Encore un peu secoués par la visite de Séguret, ils m'ont suivi. Plus personne n'a envie de persifler comme nous le faisons d'habitude quand apparaît le moindre acteur du feuilleton. Il y a quelque chose de presque solennel dans l'air, comme si on s'avouait enfin les sentiments qu'on porte à quelqu'un qu'on n'a jamais manqué d’égratigner. C'est peut-être mon premier vrai regard sur la Saga. Pendant quatre-vingt-dix-minutes, j'ai la sensation permanente d'être en mouvement, que l'histoire de ces personnages est en marche et leur fin imminente. Je crois enfin au cancer de Walter, il a fallu que je voie les images pour avoir la preuve que ça fonctionnait. L'acteur a laissé tomber son côté rock'n'roll pour jouer, simplement, le type qui a peur des résultats d'analyses. Le toubib tourne autour du pot, Walter a envie d'une phrase nue, une seule. J'aime bien la tête qu'il a, à ce moment précis. Quand on lui annonce qu'il a un cancer des poumons, il sort dans la rue, cotonneux. Il regarde les gens qui passent. Des figurants. Le réalisateur a pris la peine de filmer des gens qui passent dans la rue et ne se doutent de rien. À l'un d'eux, Walter demande une cigarette et du feu. Il la regarde au bout de ses doigts comme si c'était la première fois qu'il en tenait une. Et c'est la première fois qu'il en tient une. Il prend une bouffée, tousse comme un gosse, puis en reprend une autre avec un très léger sourire. Il n'a rien besoin de dire, sur son visage on lit quelque chose comme: «Ce n'est pas si mauvais, je ne sais pas pourquoi je m'en suis passé si longtemps.» De retour chez lui, il rencontre Fred qui lui promet de trouver un remède définitif à la course tangentlelle du crabe. Ce sera sa nouvelle croisade. Dans la pièce à côté, Mildred et la Créature se serrent dans les bras l'un de l'autre. Là encore, pratiquement pas un mot. D'ailleurs, la Créature n'en connaît pas plus de deux. Il est toujours aussi nu, elle toujours aussi brillante. Il fait glisser une manche de tee-shirt pour dévoiler la peau brûlée de Mildred, il y enfouit son visage. Elle cite un vers d'une poétesse américaine, il ne comprend évidemment rien. Il lape un verre d'eau plus qu'il ne le boit. Elle passe ses mains sur son ventre qui commence à s'arrondir. Je croîs n'avoir rien vu de plus fusionnel de ma vie. Il règne une touffeur d'amour en apesanteur dans cette pièce, et je ne sais pas à quoi ça tient. Sans doute à quelque chose de flou entre nostalgie et espoir, quelque chose que Mathilde gardait en elle depuis longtemps et que le réalisateur a su demander aux acteurs. Et cette drôle d'alchimie nous revient au visage comme un boomerang, là, sur l'écran. Le Vieux fait un arrêt sur image et demande à Mathilde s'il est vraiment question de faire naître un enfant d'ici le 21 juin. – Je manque d'expérience dans ce domaine mais pourquoi pas? – Ça ferait tellement plaisir à Séguret. – Parfois j'ai du mal à comprendre pourquoi ce petit couple plaît autant, j'en ai créé tellement d'autres… Une étudiante en psycho veut leur consacrer sa thèse. Elle me pose des questions invraisemblables sur l'osmose du sens et de la sauvagerie, le paradis perdu, les injures du corps, l'état de nature et le sexe cérébral. Je réponds qu’il est inutile d'aller chercher si loin, au départ je voulais juste proposer une version moderne de Les images défilent à nouveau. Camille est de plus en plus glamour. Depuis que Marie est partie, elle est devenue l'objet fantasmatique du feuilleton. Séguret a poussé dans ce sens-là, bien sûr. Aujourd'hui, celle qui joue le rôle pose dans des magazines de charme et donne des conseils beauté. Elle rassure les journalistes: «Non, Camille ne se suicidera pas.» Pour l'instant, sur l'écran, elle est dans le piano-bar d'un hôtel de luxe avec Pedro «White» Menendez, le terroriste kafkaïen. Elle profite d'un moment où Pedro donne quelques ordres au téléphone pour réajuster le micro que Jonas lui a posé entre les seins. Pour elle, il est censé être un grand exportateur de cigares. Pour lui, c'est une call-girl de luxe. Ils discutent gentiment en sirotant des cocktails quand Menendez demande de but en blanc si elle a déjà vu un mort. – … – – – – – – Elle le coupe de façon si spontanée que Menendez a une exprèssion de surprise. Camille ne sait comment rattraper sa bourde. – … Il regarde furtivement sa montre et dit: – Troublée, elle pose une main sur sa poitrine où le micro est enfoui mais choisit de se rapprocher de Pedro. Il l'entoure de ses bras et la plaque contre la banquette. Une seconde plus tard, le bar explose, quelques corps sont soufflés par la déflagration. Camille est indemne. – J'avais demandé au moins trois macchabées de plus, fait Jérôme. – Ne va pas te plaindre, il y a à peine un mois, on retenait le prix des bandes Velpeau sur ton salaire. – On est encore loin des effets spéciaux américains mais je reconnais que l'explosion était bien foutue. Ils ont même fait des efforts sur les cascades dans la scène où Mordécaï se jette du haut de la tour. – Mordécaï…? Je pensais qu'on l'avait déjà fait mourir vers le n° 30 ou 31? – Mordécaï est très très riche. Avec une fortune pareille on trouve des solutions à tout, même à la mort. De toute façon personne ne s'est plaint de le voir réapparaître. Parfois, c'est justement sur ce point que j'ai un probleme. Je m'interroge sur cette infernale liberté dont Séguret voudrait nous amputer. Il s’en est passé, des choses, depuis le fameux jour où il a lancé son – J'ai bien peur que la seule limite soit celle de notre imagination. Je menaçais de le faire depuis longtemps. Dans l'épisode que nous avons bouclé aujourd'hui, Dieu nous est apparu. Dieu en personne. Il correspond bien à l'image que la plupart des gens s'en font, c'est un auguste vieillard drapé dans des vêtements blancs, son superbe visage aux traits creusés inspire une sorte de crainte mêlée de joie. – Hé, Louis, tu crois que ça suffit, comme description? – Fais voir… Lina, la chasseuse de têtes, va avoir du mal à trouver un mec dont le regard inspire une sorte de crainte mêlée de joie. Déjà qu'ils sont allés chercher la Créature dans une espèce de phalanstère d'acteurs, en Hongrie, ça a fait tout un pataquès. Après tout, qu'elle se débrouille. Ça donnera une chance à ses émissaires de justifier leur salaire. – A propos de casting, dit Jérôme, il faut qu'ils recrutent la fille qui va jouer Dune. – Rappelez-nous qui est cette Dune. – Une nana qui s'est échappée de la secte des Barbariens. Elle a vingt-cinq/trente ans, elle est plutôt jolie, point final. – C’est tout? demande Mathilde. Vous créez le personnage d'une belle fille de vingt-cinq ans, et c'est tout ce qui vous vient l'esprit? – Les filles ça n'a jamais été son truc, ricane Tristan. Sous ses airs, comme ça, c'est un timide. Quand il était ado, il essayait de les attirer à la maison en leur promettant de leur montrer «l'homme-canapé». Tu te souviens de la rouquine? – Tu n'es pas obligé de raconter, dit Jérôme, cramoisi. – Et devinez qui faisait «l'homme-canapé»? – Quand je décris un beau gosse, dit Mathilde, je puise dans mes reliquats fantasmatiques. Ça va du voisin de palier à la star hollywoodienne. – Il n'y a pas une actrice qui te plairait? Paraît que ça se bouscule pour jouer dans Saga. – Bof… – Dans ce cas, il faut la créer de toutes pièces, dit Louis. Décris-nous la femme idéale, pour toi. C'est un plaisir de le voir triturer ses doigts, les yeux rivés sur ses tennis. Lui qui se fout de moi chaque fois qu'une fille passe dans le couloir. Lui pour qui les personnages féminins servent au repos du guerrier quand elles ne sont pas elles-mêmes des Rambo en bas résille. Dans deux minutes on va apprendre que c'est un grand sentimental. – Arrêtez de me regarder comme ça. Je ne me suis jamais posé la question… – Une brune, une blonde? – … – Une rouquine? fait Tristan en rigolant de plus belle. – Plutôt… une brune. Avec des cheveux longs et raides comme des baguettes. – Ses yeux? – … Il faudrait qu'elle ait les yeux très bleus et que sa peau soit mate, un peu cuivrée, comme une indienne Zuni, et puis… – Et puis quoi? – … Elle aurait un sourire imperceptible, comme une geisha. Elle aurait des jambes interminables et une poitrine discrète, cuivrée, aussi, la poitrine. – Profil psychologique? – L'adorable emmerdeuse? – La vipère fatale? – Pas du tout. Le moindre de ses gestes donnerait une impression de sérénité, on lirait en elle comme dans un livre ouvert et son rire coulerait comme une petite rivière. – Elle aurait des aptitudes particulières? – Qu'est-ce que tu veux dire? – Je ne sais pas, n'importe quoi, le tennis, les claquettes, le saut à l'élastique… – Il faudrait qu'elle parle plein de langues, j'aime les femmes qui parlent plein de langues. Son français aurait une petite pointe d'accent. Dans des circonstances très précises, elle choisirait le japonais sans que personne ne sache pourquoi. Parfois elle citerait Shakespeare dans le texte. Et si par-dessus le marché, elle sait lancer le boomerang… Le Vieux rompt un délicieux petit silence en détachant une page de son bloc-notes. – Je crois que je n'ai rien oublié. Nous allons voir combien de temps ils vont mettre à trouver Dune. – Cette fille-là n'existe pas! hurle Jérôme. – Lina va envoyer ses sbires dans tous les coins du monde et passer des annonces sur les cinq continents, mais ils nous la trouveront! Le Vieux a raison, il faut en profiter tant que nous avons le pouvoir. Le 21 juin, on nous jettera dehors, mais d'ici là, on va leur en faire voir! – J'ai 40 ans, dit Mathilde, c'est dire le temps qu'il m'a fallu pour trouver quelqu'un qui satisfasse tous mes caprices. Il s'appelle Séguret et je l'userai jusqu'à la corde comme une danseuse ruine son banquier d'amant. Je nous sers une tournée générale de vodka au poivre et nous trinquons à cette Dune qu'il nous tarde de connaître. Jérôme hausse les épaules, il pense que Louis se fout de lui depuis le début. Mathilde regarde l'heure et s'en va la première. Tristan saisit ses béquilles pour sa promenade vespérale dans la salle de montage. Le Vieux lui demande s'il peut l'accompagner, il a envie de voir comment travaille William. – Vous m'aiderez à ouvrir les portes, dit Tristan en souriant. Ils s'éclipsent tous les deux. Je cherche partout la bouteille de vodka, Jérôme rince les verres. Le fax se met en marche et à cette heure-ci, nous n'avons aucune bonne nouvelle à espérer. – Si c'est encore des conneries à bricoler d'urgence, cet enfoiré de Séguret peut aller se brosser. Il arrache le papier et le lit. Je redoute le pire. – Ils font une fête dans les studios… – Quand? – Ce soir. – Sympa de nous prévenir à la dernière minute. – Ils ont calé l'anniversaire de Jonas sur la fin de tournage du n°67. – Ça te tente? – On ne connaît personne. On aurait l'air de quoi…? Nous sommes restés silencieux, pensifs, dans le taxi qui me déposait chez moi avant de ramener Jérôme au bureau. Soûlés au Champagne. Séguret est passé en coup de vent sans nous repérer. Personne ne nous a reconnus, personne ne nous a demandé ce que nous faisions là et personne ne nous a adressé la parole. – Celle qui fait Evelyne a l'air plutôt sympa. Le buffet était somptueux, le Champagne excellent et les traiteurs servaient des petits plats chauds faciles à manger. – Qui était ce type qui s'est pincé le nez quand on lui a demandé ce qu'il pensait du dernier script? – Celui qui ressemblait à Walter? – Oui. – C'était Walter. Avant les festivités, j'ai assisté à la fin du tournage. Je ne me doutais pas de cet invraisemblable ballet, ces décors qui valsent, ces dizaines d'individus qui se tournent autour. En me baladant, je me suis retrouvé au beau milieu d'une galerie d'art contemporain pleine de toiles et de sculptures. J'avais envie de situer la rencontre de Bruno et sa fiancée dans un endroit comme celui-là, et je m'étais même amusé à inventer des œuvres. Un nu hyperréaliste près d'un radiateur, un assemblage d'assiettes et de photos de Dali, une colonne de photocopieurs déglingués, un monochrome orange lacéré de part en part. Sur mon ordinateur, je m'en étais donné à coeur joie, j'ai balancé du concept et de l'effervescence chromatique à qui mieux mieux, persuadé que la production mettrait toutes mes pointilleuses descriptions au panier pour acheter de vagues reproductions aux puces de Saint-Ouen. Eh bien, non! Ils ont tout fait faire sur mesure! Mon nu au radiateur est une merveille! Mon installation de photocopieurs mériterait sa place à Beaubourg! Je suis un artiste! Un artiste! – Tu as entendu l'histoire du jeu? – Non. – Ils vont commercialiser un jeu de l'oie tiré de la Saga. – Tu plaisantes? – Authentique. Le genre: avancez de trois cases, Mildred teste votre Q.I., si vous avez moins de 100, reculez de cinq cases. Sautez quatre cases pour ne pas tomber dans un attentat de Pedro Menendez, etc. – Tu crois qu'on va toucher des ronds, là-dessus? – Va savoir. J'ai bien aimé le speech du producteur délégué. Il a dît que la Saga était une grande famille dont il remerciait tous les membres un par un. La liste était longue, ça allait des rôles principaux aux plus petits techniciens, sans oublier tous les postes clés de la chaîne, avec une mention spéciale pour notre père à tous: Alain Séguret. Aucun scénariste n'a été cité. Il a souhaité un bon anniversaire à Jonas et a fait une distribution de cadeaux, c'était la grande surprise de la soirée: un coffret de quatre cassettes qui réunissent les douze premiers épisodes du feuilleton. Tonnerre d'applaudissements. J'ai réussi à choper un coffret mais Jérôme a eu moins de chance que moi. – A demain, mec. Quand je me suis glissé dans mon lit, encore embrumé par les vapeurs de champagne, j'ai parlé à Charlotte comme si elle était présente dans la pièce. – Tu sais, aujourd'hui, j'ai utilisé Dieu comme personnage. (-…) – Je me doutais que tu allais dire un truc dans ce genre-là bien figure-toi que je ne sais plus si c'est le Dieu dont tout le monde parle ou si je L'ai créé de toutes pièces. (-…) – Oui, demain il échangera quelques mots avec Bruno. Peut-être que Dieu ne prononce que des phrases nues. (-…) – Peut-être, mais pas tout de suite. Je vais d'abord organiser une rencontre avec ce pauvre pasteur qui doute de son existence. Et toi, au boulot, rien de neuf? Walter a eu un accident de voiture, ce matin, il n'était même pas dix heures. Jérôme n'y est pas allé de main morte, la voiture crève une tour en verre et fait trois tonneaux avant de tomber dans une piscine. Le Vieux pense que Séguret sera d'accord pour la cascade, mais la mort de Walter ne passera jamais. Le départ de Marie était déjà un point limite. Mais Jérôme est remonté à bloc. Il est capable d'engager une partie de bras de fer avec Séguret et toute sa bande de décideurs s'il n'obtient pas satisfaction. – Il est dans le coma jusqu'à nouvel ordre, pendant au moins deux épisodes! Si tu avais vu sa gueule, hier soir, au milieu de toute sa cour. Ce petit air supérieur quand il parlait du script. – Il n'a pas aimé la scène où il supplie à genoux le fantôme a Loli qui vient le hanter, dis-je. – Tant pis pour sa gueule! À partir d'aujourd'hui, il est sur un lit d'hôpital, relié à un cordon d'alimentation qu'on peut couper tout moment s'il ne se tient pas à carreau. Qu'on le lui dise, a enfoiré. – Le public va adorer, on peut même imaginer une mystérieuse silhouette qui hante l'hôpital avec une grande paire de ciseaux. A nous quatre, nous faisons plus de bruit que des supporters du parc des Princes. C'est beau, l'esprit d'équipe. Le reste de la journée s'est déroulé dans un climat de franche détente. Depuis que nous avons six jours pleins pour écrire un seul épisode de quatre-vingt-dix minutes, nous multiplions les moments de farniente et de rigolade. Il ne se passe pas un jour sans que nous allions prendre l'air, tous les quatre, dans le petit square au bout de l'avenue. Soleil. – La Saga mourra de sa belle mort l'été venu, dit Louis, mais ce n'est pas une raison pour la suivre dans la tombe. Qu'est-ce que vous comptez faire, après? Nous sommes tous pris au dépourvu, comme si aucun de nous n'avait imaginé que l'équipage allait se séparer un jour. Et tout à coup, les réponses tombent en pagaille, le devenir de chacun se dessine en quelques mots. Une chaîne américaine a proposé à Jérôme d'être «consultant» sur l'adaptation de Saga pour rester dans l'esprit du feuilleton français. Comment ont-ils senti que, de nous quatre, Jérôme est le seul qui rêve de travailler là-bas? S'il le voulait, il pourrait partir aujourd'hui même mais il préfère attendre le 21 juin avec nous. Si tout se déroule comme prévu, Jérôme passera l'été dans une villa de Santa Monica où une cohorte de Séguret viendra le visiter pour clarifier le concept du Quart d'Heure de Sincérité (qu'il a déjà rebaptisé Mathilde hésite entre deux projets, dont l'écriture du feuilleton d’été de l'année prochaine. Une histoire de cœur et de fesses sur trois générations, le tout en huit épisodes. Pour peu que la sauce prenne, les feuilletons d'été sont régulièrement rediffusés, c'est une rente assurée pour Mathilde à qui on propose en outre de novelliser ses scénarios et de revenir ainsi au roman. Quand je lui demande quel est le second projet, elle se ferme comme une huître en disant qu'il s'agit là de Quant à moi, je parle de ce metteur en scène qui m'a contacté pour travailler sur son prochain film. J'ai bien aimé son précédent – Le cinéma, c'est une autre aventure. La plus belle de toutes. Le cinéma construit notre mémoire, la télé ne fabrique que de l'oubli. On ne peut pas travailler pour le cinéma sans croire qu'on fait le plus beau film du monde. Ça porte un nom: l'amour. Soleil. – Et toi, Louis? Tu fais quoi, après la Saga? Avec une extraordinaire fierté dans le regard, il nous annonce qu'il retourne en Italie. – Le Maestro a besoin de moi et je n'ai jamais su lui dire non. 20 heures. Chaque jeudi soir, je cherche un refuge, n'importe lequel, un endroit où j'oublie que dix-neuf millions d'individus regardent tous dans la même direction. Chez moi, c'est devenu impossible, le téléphone n'arrête pas de sonner dès le générique du feuilleton. Je suis pourtant obligé de ne pas le débrancher au cas où Charlotte appellerait. Au bureau, c'est pire, les frangins se planquent chez William et ne redescendent que tard dans la soirée. Ce soir, j'ai accepté l'invitation à dîner de quelques copains que je délaisse depuis des mois. L'ambiance familiale va me faire du bien, ils vont me bichonner, me servir un plat de spaghettis et m'abreuver de vin rouge, comme ils l'ont fait si souvent. Peut-être ont-ils des nouvelles de Charlotte. Ils ne m'en demandent pas. Devant eux, je me sens pour la première fois célibataire. – Un petit punch en apéro, Marco? Charlie et Juliette s'occupent de moi comme d'un fils qui revient de l'armée. Je prends plaisir à parler du temps qu'il fait, de la couleur des rideaux et de cette délicate odeur de curry qui nous vient de la cuisine. Béatrice et Auguste arrivent avec du champagne. Embrassades. Je n'ai pas vu Béatrice depuis longtemps. Elle m'apprend qu'elle travaille dans un magasin de disques. Auguste est toujours le chauffeur de je ne sais quel ministre. Ça parle boulot, boulots de tout le monde, sauf le mien, et j'ai l'impression de venir à la civilisation après des mois d'exil. Charlie se plaint des classes surchargées dans son lycée, Juliette explique que les soldes du magasin de fringues où elle travaille l'ont laissée sur les genoux. Je les adore, tous les quatre! Tout me passionne dans ce qu'ils disent: les décisions du recteur du Val-de-Marne, les systèmes antivol des grands magasins, le prix de la nouvelle Safrane, tout m'intéresse. Je pose des questions, j'écoute, je compatis parfois mais rien ne m'échappe. Ce sont de vraies gens, avec un vrai quotidien, et je me fous de savoir s'il est banal, vraisemblable ou réaliste. À leur contact, j'ai l'impression d'être quelqu'un de normal, la pression se relâche, je reprends un punch qui me monte gentiment à la tête et je me mets à évoquer quelques souvenirs communs, comme si Charlotte était parmi nous. Juliette se penche pour me tendre une coupelle de noix de cajou et je ne peux m'empêcher de regarder dans son décolleté. J'ai toujours éprouvé un petit quelque chose pour elle. J'ai toujours imaginé qu'elle ne serait pas contre. Ça me fait penser au copain de Jonas, Philipp, qui… – Marco? … Et si Camille tombait amoureuse de Menendez? On n'aurait plus besoin d'arranger cette rencontre avec Philipp, d'autant que Jonas a un truc à cacher au F.B.I., au sujet de Philipp. – Ouuuuuhoouuuuu… Marcooooo… reviens parmi nous! – Excusez-moi, dis-je en sortant mon calepin, j'ai complètement oublié de souhaiter l'anniversaire de mon père, il faut absolument que je le note sinon ça va m'échapper à nouveau. Je sais ce que va devenir Camille… Je le sais! Il faut absolument que je note ça! Les conversations reprennent, Béatrice veut un deuxième enfant, Auguste n'est pas vraiment pour, les deux autres essaient de le convaincre. Un deuxième enfant… Nous sommes en train de parler d’une vraie vie! Une décision cruciale, des semaines d'espoir, des mois de gestation, des préparatifs incroyables, un investissement moral et psychologique, il faut tout ça pour créer quelqu’un. Ce quelqu'un en a, en moyenne, pour soixante-quinze ans d'espérance de vie. Et cette vie ne sera sans doute qu'une suite de petites étapes rituelles, bonnes et mauvaises. Pas de mystère lourd à porter, pas d'amour fiévreux et désespéré, pas d'héroïsme universel pas de péripétie rocambolesque, rien que de la vie, tissée jour après jour. ça, c'est de la création de personnage. Un seul cri de cet enfant sera plus chargé de réel que toute cette bimbeloterie sans queue ni tête sortie de mon imagination. – On va bientôt passer à table, il faut coucher les petits. – Marco, tu veux bien t'en occuper? – Pardon? – C'est pas tous les soirs qu'on a un scénariste à la maison. Je ne sais plus quoi leur inventer pour les endormir. – Une toute petite histoire, allez… Pour toi, c'est rien. Tous les quatre se marrent. – Je ne sais pas faire ça. Je n'ai pas le chic, avec les mômes. J'ai l'air d'une andouille… – Mais si, tu vas très bien t'en sortir. D'autorité, on m'entraîne dans leur chambre. Je me retrouve assis au bord du lit, dans la pénombre, avec deux têtes blondes sur un traversin, les yeux grands ouverts. – On t'attend pour les hors-d'oeuvre, chuchote Juliette en fermant la porte. Le piège. Je cherche dans mes souvenirs de princesses, de petits cochons et de grands méchants loups. Et ne vois rien venir. Les quatre grands yeux attendent. Une forêt? Un château? Est-ce que ça parle aux gosses d'aujourd'hui? Avec leurs petites mèches blondes, ils ont l'air d'anges qui ne demandent qu'à bâiller. En réalité ce sont de cruelles machines à éventrer les peluches, boostées à la cybernétique japonaise, prêtes à mordre dans le troisième millénaire. Les princesses n'intéressent plus que ma camarade Mathilde. Mais j'ai peut-être une dernière chance de les bluffer ei faisant du neuf avec du vieux. Sans même me griller de précieux fusibles. Je suis à peu près sûr que ces mômes n'ont pas encore vu – C'est l'histoire d'une très belle dame blonde qui vit dans un très beau château, au bord de la mer… Je referme la porte avec une extraordinaire lenteur et descends les marches sans le moindre bruit. Je crois m'en être assez bien sorti. Le personnage de Sharon Stone est devenu une sorte de sorcière qui rend fous ceux qui l'approchent. Le pic à glace est un poignard magique et le flic joué par Michael Douglas, un preux chevalier qui va envoûter la sorcière. Dans le salon, ça discute fort. J'ai bien mérité mon assiette de poulet au curry et mon verre de rouge. L'escalier craque, j'avance à pas feutrés, manquerait plus qu'un gosse se réveille et que je sois obligé de lui raconter – Il doit se faire un paquet de blé avec le feuilleton. – On ne sait toujours pas pourquoi Charlotte est partie? – Il a l'air crevé, non? Je me fige, net, un pied sur une marche, l'autre en suspension. – Vous êtes sympas de nous inviter avec lui. – Surtout un jeudi soir. – C'est mon seul soir de libre, et vous savez pourquoi? Le ministre reste chez lui pour ne pas rater l'épisode. Le lendemain matin, on en reparle dans la voiture. – Qu'est-ce qu'on vend comme Bach, au magasin. Les gens ne demandent même pas – À la boutique, c'est pareil. Le nombre de rombières qui viennent pour telle ou telle robe que porte Evelyne! Et les minettes qui se prennent pour Camille… elles veulent toutes sa veste à franges, très 70, et le ruban noir qui va avec. – Les trucs que les grand-mères se mettaient autour du cou, je me souviens. Je m'assois sur la dernière marche. – Au lycée c'est un vrai bordel. Je sais déjà que demain matin, ça va me prendre un bon quart d'heure pour les calmer. Pas uniquement les cinquièmes, les terminales c'est pire. Les mômes veulent connaître leur Q.I., ils se prennent tous pour des surdoués. L'autre fois j'ai fait un cours sur les surréalistes parce que Camille cite une phrase de Breton, je ne sais plus laquelle… – «Vous qui ne voyez pas, pensez à ceux qui voient.» – Ce n'est pas au programme, j'ai dû piloter à vue. – La pub se termine! – Mets plus fort, mon cœur. – Qu'est-ce qu'il fout, là-haut…? Je réussis à attraper mon blouson et rejoins le vestibule sans bruit. Je referme la porte d'entrée au moment où Bach envahit doucement l'appartement. Une odeur inconnue flotte dans le bureau. Près de l'ordinateur m'attend un paquet cadeau dans un emballage rutilant. Toute une gamme Saga pour homme: after-shave, eau de toilette, savon, bain moussant. Le tout à la vanille. Jérôme se sert du vaporisateur d'eau de toilette comme d'un aérosol, il s'est mis en tête de tuer cette odeur de tabac à laquelle nous ne prêtons plus attention. La consommation de vanille en France a triplé depuis le mois de janvier, nous dit un bristol griffonné par Séguret. On en veut dans les yaourts, les bâtons d'encens, les glaces, un chewing-gum inédit à ce jour a même été lancé. Si nous continuons à faire allusion à ce cher parfum, nul ne s'en plaindra et surtout pas nous, conclut-il. Je me demande si ce monde qui sent la vanille est bien le mien. Nous avons ici une parfaite illustration de ce que l'on appelle «l'effet papillon». Un papillon bat des ailes à Tokyo et un déluge s'abat sur Los Angeles. Petites causes, grands effets. Si aujourd'hui, des importateurs, des industriels, des commerçants gros et petits se frottent les mains, si la France entière fleure bon le même arôme, c’est uniquement parce que le mot chèvrefeuille était trop long à écrire. J'ai vu l'épisode d'hier, dit Jérôme. – Et alors? – Mièvre. – Mièvre? – Si j'avais eu un.44 Magnum, j'aurais fait exploser cette télé pourrie. Gros manque de violence et de cul! Maintenant les en veulent plus. Les Américains l'ont compris depuis lonetemps. C'est pour ça qu'ils nous enterrent et que j'irai les rejoindre. Un Quart d'Heure de Sincérité? Non, c'est même le contraire. Dans ce que j'entends, il n'y a qu'aigreur et impuissance, et je crois comprendre ce qui le met dans un état pareil. – Regardez ce qui marche le mieux: les trucs les plus sanglants, les plus sexe, parfois même les plus crados. Les héros sont des cannibales et les stars ouvrent leurs cuisses. Avec la Saga, nous avons une chance unique de faire passer tout ce qu'on veut et on n'en profite même pas. La presse vient d'annoncer officiellement le tournage de Louis pose la main sur l'épaule de Jérôme pour le calmer. – Les ricains ont déjà gagné la bataille. Je souhaite simplement que ce soit toi, Jérôme, qui portes le coup de grâce à notre putain de cinéma qui s'est enterré tout seul. Mais si là-bas tu repenses parfois à celui que tu étais, ici, parmi nous, n'oublie jamais cette règle: l'inflation d'idées ne remplacera jamais le style. On trouvera toujours quelqu'un pour aller plus loin, pour faire plus fort que toi. Mais personne d'autre que toi ne saurait faire du Jérôme Durietz aussi bien que toi. Tâche de t'en souvenir dans ta villa de Pacific Palisades. Le téléphone sonne et nous tire d'un silence qui s'éternisait. Louis répond et s'isole dans un coin de la pièce. Pour faire diversion, Jérôme allume son ordinateur et Mathilde se sert un café, le temps de jeter un œil au courrier du jour. Je reviens à ma séquence 33 de l'épisode n° 72. Fred ne se remet pas du départ de Marie. Pour noyer son chagrin, il travaille comme un acharné sur la réalité virtuelle, les images de synthèse et les hologrammes. Depuis son départ, Marie a laissé un vide terrible dans le cœur de Fred. Il ne lui reste qu'une seule solution pour combler ce manque: la recréer. Tout simplement. L'idée trotte dans la tête du Vieux depuis qu'il se passionne pour la table de montage de William. Il s'émerveille des ressources illimitées de cette bécane qui, avec la Saga, n'est utilisée qu'à dix pour cent de ses possibilités. On peut, entre autres choses, réutiliser toutes les chutes, les rushes et les plans qui n'ont jamais été montés. On peut les détourner, les inverser, les multiplier. On peut repiquer les bandes-son, les dialogues, et les coller sur n'importe quelles images. Louis affirme que les artifices ne se voient pas. «Avant tout, la technique doit se mettre au service de la fiction et de la déconnade», c'est sa grande théorie. Marie peut revenir parmi nous, il suffit de ressortir les rushes de la poubelle et de remixer le son pour obtenir de nouveaux dialogues à partir du texte préexistant. Naïf, je lui ai demandé si c'était possible, mais Jérôme a répondu à sa place. – Tu n'as jamais rêvé d'un strip-tease de Marylin Monroe, en trois dimensions, pour toi tout seul, dans ta chambrette? Tu n'as jamais imaginé un remake des – Je savais bien que toute cette vodka finirait par monter à la tête. – Il exagère à peine, a dit le Vieux. Je serai mort d'ici là, mais si l’espérance de vie reste ce qu'elle est, vous pouvez vous préparer a vivre de grands moments. Les Américains font déjà revivre des stars, on en voit dans les pubs, ça pose même des problèmes de déontologie, sans parler du casse-tête juridique. Dès qu'ils réussiront à coupler avec les hologrammes, vous allez voir la rigolade! Ce ne sont pas trois surimpressions de la silhouette de Marie sur une image vidéo qui vont nous faire peur, mon p'tit Marco. William va bricoler un petit quelque chose de soigné, et en avant pour le troisième millénaire. La résurrection de Marie est en cours. Où tout cela va-t-il s'arrêter? Toujours pendu au téléphone, le Vieux demande à Jérôme d'aller chercher un dossier dans les bureaux de Prima dans le seul but de l'éloigner. Mathilde croit comprendre de quoi il retourne: Lina, à l'autre bout du monde, se plaint d'avoir un mal fou à trouver Dune. Mais Louis ne veut rien entendre. – pas une Sri-Lankaise, nom de Dieu! On veut une Indienne d'Amérique du Nord!… Oui, cuivrée… En aparté, il nous dit qu'elle a mis la main sur une Cheyenne sublime mais qui ne parle pas le japonais. – Pas question, dit Mathilde, – Pas question une seconde! hurle-t-il vers le combiné. Dis à tes sbires de presser le mouvement, on a besoin d'elle la semaine prochaine! Tard dans la soirée, nous nous sommes installés devant l'écran, Jérôme et moi, pour voir – À cette heure-là, ça ne peut être qu'un acteur. Quand je lui fais signe d'entrer, il ose à peine passer la tête dans l'entrebâillement. Je le reconnais tout de suite, impossible de me souvenir de son vrai nom, je préfère l'appeler Walter. – On m'a dit que… – Oui, c'est ici. Il se tient moins droit que le soir de cette fameuse fête ou je l’ai vu faire le faraud. Il porte le vêtement avec bien plus d'humilité et ses yeux ne sont plus braqués sur le miroir qui reflète son éblouissanté carrière. Nous savons pourquoi il est là, il ne sait pas que nous le savons, mais après tout, notre métier est de savoir avant tout le monde ce que les gens ont derrière la tête. Moins sadique que Jérôme, je lui propose une chaise, un verre de vin, un sourire. Il accepte le tout. – Je vis en assistance respiratoire depuis deux épisodes. Des amis téléphonent chez moi pour savoir si je vais mieux. Ma femme va faire une dépression. J'allais devenir l'image de marque d'une maison de disques mais on vient de m'annoncer qu'il était hors de question je signer un tel contrat avec un homme dans le coma. Mes gosses me demandent si je vais sortir de ce lit d'hôpital ou si je vais mourir. Les gens qui me croisent dans la rue hésitent à se signer. J'éprouve une certaine gêne mais Jérôme a du mal à cacher de délicieux picotements. La semaine dernière, nous nous sommes amusés à répondre au questionnaire de Proust pour un magazine. À la question «pour quelle faute avez-vous le plus d'indulgence?», il a répondu: la rancune. – Mais tout ça n'est rien, dit Walter. La chose qui me terrorise vraiment, c'est ce personnage bizarre apparu dans l'épisode 70 qui menace de couper le robinet d'oxygène. Idée de Louis. Jérôme a tenu à faire lui-même la description du type… – Je ne suis pas venu jouer les hypocrites. Je suis là pour vous supplier, je n'ai pas d'autre mot. Même Laurence Olivier serait incapable de simuler une peur pareille. Pas de tremblements, pas de sueurs, mais une voix d'outre-tombe et un regard blanc à faire fuir. Une peur de l'intérieur, façon Actor's Studio. Même – Ce type n'a peut-être pas l'intention de couper quoi que ce soit, dit-il. Ne vous mettez pas dans un état pareil. – J’aimerais bien vous y voir! Un masque à oxygène sur le visage, réduit au silence… Impuissant! Si vous éloignez cet individu, je ferai tout ce que vous voulez! Tout! D’un seul regard, je comprends que Jérôme ne lui en veut plus. Un mea culpa sincère et il est le premier à vouloir passer l'éponge. Lentement, il raccompagne Walter jusqu'à la porte. – Rassurez votre famille, nous allons chasser ce vilain bonhomme à tout jamais. Considérez-vous comme hors de danger Et puis, qui sait, il est possible que vous sortiez du corna plus tôt que prévu. – … Vous croyez? – Nous sommes capables de miracles. – Au nom de tous les miens, merci. Nous le voyons quitter l'immeuble dans la nuit noire. Jérôme n'a pas envie d'en rajouter, moi non plus. Je nous verse deux verres, il enclenche la cassette. – Qu'est-ce que c'est que ces têtes d'enterrement…? Le Vieux arrache la lettre des mains de Jérôme. Vieille Ordure. Tu suivras cette salope dans la tombe. Toi et son abruti de mari, cet acteur de merde à qui je vais donner son plus beau rôle au théâtre. Cette chienne de Lisa aurait dû m'écouter quand il était encore temps. J'ai eu sa peau, j'aurai la tienne et celle de l'autre. Lisa était à moi. Ce matin, sans me soucier du destinataire, j'ai ouvert machinalement une lettre adressée à Louis. Il reste un bon moment les yeux rivés sur ces lignes. Personne ne croit à son rictus détaché. – Il faut la montrer à la police, Louis. – Ils vont encore m'interroger pendant des heures pour rien. Ce n'est pas la première que je reçois. La lettre sort d'une imprimante laser comme il y en a des milliers et le texte en lui-même ne leur apprendra rien de nouveau. – C'est une menace de mort, dit Mathilde. Louis, vous allez me faire le plaisir de filer immédiatement au commissariat sans discuter. – Le fumier qui a ecrit ça n’a rien a voir avec moi, ni avec la mort de Lisa. C'est juste un malade mental qui lit trop les journaux. Vous ne trouvez pas étrange qu'il se manifeste quand la Saga fait un succès? – Il a l'air bien renseigné. – C'est à cause de cet imbécile d'acteur qui a donné des interviews. Louis ne l'appelle jamais par son nom et dit «l'acteur». Si un tueur à gages, un comptable ou un chiropracteur lui avait Quoique… Vu le genre de truc que je suis capable de pondre en ce moment, je précipiterais notre pauvre monde encore plus vite dans le chaos. Je ne sais plus si ce que j'écris confine à l'absurde ou au délire. Mathilde et Jérôme se demandent parfois si je n'ai pas disjoncté. En revanche, le Vieux adore tout ce que je fais. Pour lui, la Saga doit s'emballer toujours plus, braver de folles tempêtes pour arriver a bon port, un soir de juin. Si le feuilleton n'a de limites que celles de mon imagination, je prends un malin plaisir à les repousser par peur de les voir me barrer la route. Depuis les trois derniers épisodes, j'ai fait apparaître et parler Dieu, j'ai recréé une disparue et j'imagine très sérieusement de faire débarquer quelques extraterrestres. Pas des petits hommes verts avec des gros yeux et antennes, mais des êtres à l'apparence humaine, pas plus monstrueux que l'homme de la rue. Mes extraterrestres seront débonnaires et trop humains. Le Vieux trouve l'idée ambitieuse, à la limite du casse-gueule. Mais comme toujours, il m'encourage dans cette voie. Les maîtres du monde pleurent aussi. La fatigue doit jouer. J'ai ouvert une armoire pour y trouver un tee-shirt propre et j'ai éclaté en sanglots, comme ça, à l'improviste. Deux minutes plus tard j'ai poussé un profond soupir et tout est allé mieux. Le chiffre 41 clignote sur mon répondeur, c'est la moisson de la journée. Je laisse défiler les messages au cas où Charlotte aurait décidé d'alléger ma peine pour bonne conduite. Je n'entends pas sa voix. Comme tous les jeudis soir, je ne sais pas quoi faire de ma peau. Je n'ai pas envie de rester chez moi, je n'ai pas envie de voir des gens qui me parleraient de la Saga. Le bureau est bien le seul endroit au monde où, passé une certaine heure, on ne parle plus du feuilleton. Mais ce soir, j'ai envie de traîner, seul, à l'air libre, au cœur de cette belle soirée de printemps, dans des quartiers déserts. Avenue de l'Opéra, je m'arrête à toutes les vitrines d'agences de voyage qui affichent leurs prix pour n'importe où. Ne me reste qu'à choisir. Tokyo. L'île Maurice. Veracruz. Rome. New York. Toutes destinations chargées d'images, de contes et de légendes. De fictions. En revanche, aucun film ne se déroule quand je lis Oslo sur une affichette. J'imagine un lieu sans histoires et sans mensonges. Un endroit où les gens disent oui quand ils ont envie de dire oui. Des bâtisses qui n'encombrent pas le regard. Des bars d'une rare innocence. Une femme qui ne penserait qu'à l'instant présent. Une chambre d'hôtel saine et claire. L'année prochaine, peut-être. Je passe les guichets du Louvre et m'assois au bord de la pyramide. Au loin, on ferme le jardin des Tuileries. Je reprends mon chemin et longe la Seine. À quelques pas du Pont Neuf, quatre clodos sont installés devant la vitrine d'un grand magasin, je ralentis en passant à leur hauteur. Un écran géant diffuse un film, un autre un documentaire, mais les regards sont tous braqués sur les personnages muets de la Saga qui s’agitent parmi d'autres caissons lumineux. Les gars font des commentaires salaces en descendant leur picrate. Peu de voitures dans les rues. Je ne peux pas croire que c'est en partie à cause de moi. Sans que je le veuille vraiment, je me retrouve sur la rive gauche. La place de l'Odéon est exsangue. Les ouvreuses des cinémas prennent le frais sous les affiches. Un attroupement, dans un tabac du boulevard Saint-Germain. J'entre pour commander une bière. Le serveur tire le demi sans cesser de regarder vers la télé et le pose devant moi sans même me voir. Mordécaï vient de s'acheter toute une fête foraine pour pouvoir s'y amuser seul. Le voir grimper dans des manèges qui ne fonctionnent que pour lui a quelque chose de pathétique. Des milliers d'ampoules de toutes les couleurs brillent pour son seul regard. Un client accoudé près de moi dit, à mi-voix: – C'est quand même beau, le pognon. Apparaît, dans la séquence suivante, le visage de Ferdinand. On le voit dans le feuilleton pour la seconde fois. – C'est qui celui-là? – Le copain de Bruno qui sert de cobaye à Fred. On le voit écrire une lettre à la femme qu'il aime, seul, dans un décor digne de la Bohème. On entend sa voix en off. – Et elle, c'est qui? – On te dit que c'est sa gonzesse. – Tu nous remets une côtes-du-rhône, René. – Qu'est-ce que ça peut nous foutre si sa souris s'est tirée. – Ça t'est jamais arrivé, à toi? – Si. – Bah alors… J'ai marché jusqu'à Montparnasse. Au loin, j'ai vu la dernière image de la Saga sur la petite télé d'un pompiste de la rue d'Assas. La vie reprend son cours, les terrasses se repeuplent et le trafic fait pulser le boulevard. J'essaie de me persuader qu'il s'agit d'un soir comme un autre, même si, sur le chemin de l'avenue de Tourville, j'entends des bribes de conversations, des prénoms familiers et des mots tout droit sortis de ma plume. Tristan a l'air de s'ennuyer, tout seul. J'ai même cru que l'écran était éteint. Son frère est allé chercher du sucré. Je lui demande ce qu'il a pensé de l'épisode. – Vous arrivez encore à me surprendre, tous les quatre. Des fois c'est n'importe quoi, des fois ça t'hypnotise, mais on ne peut jamais dire que c'est chiant ni prévisible. Je lui demande ce que donne la réapparition de Marie, bricolée à partir d'anciens épisodes, même si pour lui l'effet de surprise ne joue plus depuis qu'il assiste au montage. – Les trucages de William ne se voient pas, on a l'impression qu'elle est vraiment revenue, ça fait un choc. Pour une petite séquence en passant, l'illusion suffît, mais nous ne devons pas abuser de ce genre de repiquage, ça finirait par voir. L'idéal serait de convaincre la vraie Elisabeth de venir jouer une scène. Juste une toute petite. Une «Spécial guest star», comme dirait Jérôme. – À part ça, il est temps que le feuilleton s’arrête, reprend Tristan. Faut finir en beauté. Ce serait une vraie connerie de vouloir pisser de la Saga une saison de plus. De ce côté-là, pas de souci, Séguret n'en a même pas émis l'idée. – Chocolats, esquimaux, j'en ai même pris un pour toi, Marco. Je propose à Jérôme d'appeler Elisabeth Réa pour savoir ce qu'elle devient. Elle a laissé le numéro de son hôtel dans l'agenda du Vieux. La situation est claire. Fred ne peut plus se satisfaire des apparitions fugaces de Marie, il faut qu'il la voie en chair et en os, qu'il la touche, sinon, il menace d'abandonner la recherche, autant dire des milliards de vies foutues. Par un soir d'orage, transformé en docteur Frankenstein, il va créer un clone de sa beile-sœur tant aimée. Il n'a pas eu la vraie Marie, il en aura une copie et lui fera faire n'importe quoi. Lequel d'entre nous n'a jamais rêvé d'une chose pareille? Elisabeth avait une coupure de deux jours dans le plan de tournage de son film, elle était ravie à l'idée de venir jouer la séquence, rien que pour nous, et accessoirement pour dix-neuf millions de fidèles. Séguret a failli nous embrasser quand il a appris que Marie renaissait de ses cendres. Grâce à lui, l'opération s'est montée en quelques jours, même la N.A.S.A. ne réagit pas aussi vite. La séquence a été tournée aujourd'hui et dure douze minutes. Dans son laboratoire, Fred parvient à «dupliquer» la femme qu'il a toujours aimée. C'est un être de chair et de sang, semblable en tout point à l'original. À cette différence que le clone est par nature obéissant et pas bégueule. À peine a-t-elle pris forme qu'il s'enferme avec elle dans une chambre pour faire toutes les bêtises auxquelles il a rêvé des années durant. Ensuite, il fera croire à Camille et Bruno que Marie est revenue, et ils vivront heureux tous les quatre, plus encore qu'ils ne l'étaient avant l'installation des Callahan. Il y a fort à parier que cette histoire de clone va affoler les masses et faire couler de l'encre. On peut prévoir l'anathème des culs-serrés et la glose des intellectuels. Il aurait pu être amusant de développer cette idée d'asservissement des êtres aimés mais le temps nous manque et Elisabeth doit reprendre un vol dès ce soir. Avant de partir, elle a tenu à dîner avec nous. – Il me reste encore trois semaines de tournage sur le film de Hans, et on m'a déjà proposé autre chose. Vous ne m'avez pas seulement ressuscitée dans la Saga, mais aussi dans la vie, dans mon métier. Je ne suis plus Madame Sparadrap. Je ne sais pas comment vous remercier. Elle regarde sa montre sans manifester de signe d'impatience Mathilde, Jérôme, le Vieux et moi, pensons exactement la même chose en la voyant rire et bouger: nous avons fabriqué un peu de bonheur. Mais le bonheur, c'est connu, ne songe qu'à fuir dès qu'il entend son nom. Elisabeth perd son sourire. – En fait si, je sais comment vous remercier, mais croyez bien que j'aurais préféré trouver mieux. Je tourne autour depuis le début du dîner… Elle ressemble tout à coup au toubib que Walter consulte, avec cette même tête de celui qui va annoncer un cancer. – Je suppose que personne ne vous a parlé de la seconde saison de la Saga. – …? – … La seconde… quoi? – Les six acteurs principaux sont déjà sous contrat pour la suite du feuilleton, personne d'autre n'est au courant. Je le sais parce que Séguret m'a proposé de revenir. Ils ont recruté une seconde équipe de scénaristes qui travaillera tout l'été et le retour de Saga sera annoncé à la rentrée. Jessica a déjà le manuscrit du premier épisode chez elle. Je peux vous assurer que les enjeux sont tellement forts que le secret sera particulièrement bien gardé, surtout autour de vous. Quitte à trahir quelqu'un je préfère trahir Séguret. Excusez-moi de vous annoncer ça aussi brutalement. Elle se lève, regarde sa montre, saisit sa valise. Elle n'ose pas nous embrasser. – Ils vous haïssent, tous les quatre. Elle se retourne une dernière fois et sort du restaurant. Le lendemain, nous n'avons pas travaillé. Il fallait attendre que Louis se débrouille pour en savoir plus avant de faire le moindre geste. Chacun de nous avait envie d'accuser seul ce coup de marteau derrière le crâne. J'ai passé la journée affalé dans un fauteuil, le nez en l'air. Notre contrat stipule que personne d'autre que nous n'a le droit de toucher aux 80 épisodes de la Saga, mais rien n'empêche la chaîne de lancer une seconde série après nous avoir débarqués. Comment avons-nous pu être assez naïfs pour penser que Séguret voulait, comme nous, limiter la Saga dans le temps. Nous sommes les plus mauvais scénaristes du monde pour n'avoir pas vu venir un coup pareil. Crétins que nous sommes. Imbéciles. Nous méritons ce qui nous arrive. Le Vieux a appelé pour dire qu'il avait encore besoin d'une journée. Aujourd'hui, je suis resté sur un banc de square pendant des heures. J'ai beau être athée, je n'ai pas pu m'empêcher de traîner mes pas dans une église pour y chercher un peu de silence. Les trois autres sont déjà là. Tristan a ses écouteurs dans les oreilles. Le Vieux est assis d'une fesse sur son bureau, nous ne pouvons détourner les yeux du manuscrit qu'il tient en main. – Comment as-tu fait pour l'avoir, Louis? – Comme un petit chapardeur. Je suis passé tard à la production, j'ai attendu que tout le monde s'en aille et j'ai fouillé pendant des heures jusqu'à ce que je trouve une disquette dans un tiroir du bureau de Séguret. J'en ai fait une copie et l'ai remise à sa place. Je lui demande s'il a lu l'épisode. – Je n'ai pas pu résister. Faites-en des photocopies, on en reparle dans une heure. Jérôme a terminé en même temps que moi et nous avons attendu Mathilde en silence. Aucun de nous trois n'a envie de se prononcer le premier. – On ne peut pas dire que c'est compliqué à lire, dit-elle, c'est déjà un bon point pour eux. – C'est même plus fluide que ce qu'on fait, dit Jérôme. – C'est pro. – C'est calibré. – C'est rond. On peut le dire comme ça. À la lecture de cet épisode 81, je viens de comprendre que le détournement de personnage n'est pas la pire chose qui puisse arriver à un scénariste. Le comble est atteint quand un autre que lui essaie de marcher dans ses traces et tente vainement de lui rester fidèle. Un peu comme si on trouvait le pardon pour une faute que l'on n'a pas commise. Jonas devient une sorte de héros, un flic conscient de son devoir, il fout Menendez en prison en deux coups de cuillères à pot. Mordécaï fait don de toute sa fortune à l'enfance déshéritée. La Créature est envoyée dans un centre de réadaptation. Mildred fait une fausse couche, mais elle s'en remet vite et retourne aux États-Unis pour suivre une brillante carrière universitaire. Walter guérit de son cancer et Fred s'occupe désormais d un moteur économique et non polluant. Camille a retrouvé le goût de vivre, elle veut donner un enfant à Jonas. Hélas, tout ne va pas pour le mieux dans ce monde meilleur, méchants ne sont pas encore éradiqués (il faut bien que les puissent en découdre si on veut faire durer le feuilleton). Bruno devient un braqueur de banque, c'est le drame de la famille Fresnel et un cas de conscience terrible pour Jonas que d’avoir à traquer son beau-frère. Evelyne est devenue une vraie grande salope, elle est jalouse et met toute son énergie à fissurer les Fresnel/Callahan qui ne forment plus qu'une grande et belle famille. Pléthore de nouveaux personnages. Un certain Ted, informaticien de renom, communique avec Mildred par Internet, on pressent en lui le fiancé impeccable. Kristina, la compagne maudite de Bruno, une fille née-pour-perdre qui touche à l'héroïne. On trouve aussi un fringant copain de Jonas qui se lance dans la carrière politique, une belle princesse ghanéenne qui cherche l'amour, un capitaine d'industrie malheureux et insomniaque, et bien d'autres. – Et les dialogues, vous les trouvez comment? – Les dialogues? – Ils sont… sobres. – … Efficaces. Efficaces comme l'est un coup de fusil quand on est à court d'argument. Les dialogues puent le dialogue, tous ces gens-là parlent une langue morte, une langue qui n'appartient à personne, une langue hypocrite et plate qui tape partout ailleurs qu'au bon endroit. Le sincère devient naïf et le naïf, débile. Tout phrasé un peu soutenu est immédiatement pompeux et le langage des rues devient celui des caniveaux. Le tranchant est vulgaire, et le tendre d'une rare mièvrerie. – Question originalité, vous en pensez quoi? – Originalité? – C'est difficile à dire… Non, ce n'est pas difficile à dire. On a coupé les couilles d'un taureau de combat pour en faire un bœuf de labour. Pendant toute la lecture, j'ai eu la sensation que les auteurs avaient poli les angles de la fiction au papier de verre. Impossible d'accrocher la moindre aspérité, l'objet vous échappe tant il est lisse. J'essaie de les imaginer, ces pauvres types à qui on a dû dire Je ne suis pas sûr que notre Saga à nous y soit parvenue, mais au moins, nous avons essayé. – Rien d'autre à ajouter? demande le Vieux. Non, rien, il y aurait trop à dire, crier à l'infamie, à la trahison, jouer la – Juridiquement, il n'y a rien à faire. Notre droit moral ne s'exerce que sur l'ensemble des épisodes prévus par notre contrat. C'est ma faute, dit Louis. – Ce n'est sûrement pas de ta faute. Tu crois vraiment que l'un de nous aurait pu prévoir ce que deviendrait la Saga le jour où on s'est rencontrés, ici même? Après tout, la Saga n'avait rien de plus à nous donner, elle nous a remis le pied à l'étrier, elle nous a même rapporté de l'argent. Nous nous sommes bien amusés et nous avons trouvé du boulot pour les deux ans à venir. Plus tard, quand nous serons des scénaristes grabataires, il nous suffira d'une seule rediffusion du moindre épisode de la Saga pour nous rappeler un bout de notre jeunesse. – Vous allez encore me prendre pour la sentimentale de service, mais ce qui me chagrine le plus, ce sont nos personnages. Tous ceux que nous avons aimés vont devenir des gens qu'on mépriserait dans la vie courante. – Vous allez me traiter de cynique, dit Jérôme, mais essayez d'imaginer cette formidable usine à soupe qu'ils sont en train de mettre en place. – Je sais que je vais passer pour le démago habituel, dis-je, mais je plains surtout les dix-neuf millions d'individus qui ont suivis jusqu'à maintenant. Vous avez déjà vu la série Réactions diverses qui vont du brame nostalgique de Tristan au non catégorique de Mathilde. – Les trente premiers épisodes de la série ont été les plus intenses moments de mon enfance. J'avais l'impression de prendre feu quand j'entendais la musique du générique, j'aurais tué père et mère s'ils avaient essayé de s'interposer entre la télé et moi. C'est ce truc-là qui m'a donné envie de faire ce métier. Et puis, un soir de septembre, on diffuse le premier épisode de la quatrième saison. Même musique, mêmes intrigues, mêmes acteurs, mais ça ne marchait plus. C'était devenu de la merde. Et personne n'aurait pu expliquer au gosse que j'étais où était passée la magie de ce qu'il prenait pour la plus belle chose du monde. Des années plus tard, j'ai lu que la Paramount avait racheté la série et qu'ils avaient profité des vacances de l'équipe habituelle, entre la troisième et la quatrième saison, pour tout changer. La machine était cassée à jamais mais ça ne les a pas empêchés d'en tourner encore des dizaines et des dizaines d'épisodes dont plus personne ne se souvient aujourd'hui. Tristan applaudit à mon petit speech sans cesser de regarder un bulletin météo. – J'ai pris tellement de baffes dans ce boulot que plus rien ne peut m'atteindre, dit le Vieux. Mais en lisant le script, j'ai eu le sentiment que nous avions trouvé nos maîtres. – … – …Quoi? – Louis? Tu trouves vraiment ça bon? – A première vue, ce script ne sort pas de la crétinerie ordinaire, pas de quoi fouetter une speakerine. Mais quand on détecte l’incroyable mécanique idéologique bien enfouie à l'intérieur, on a envie de crier au génie. – … Consternation dans les rangs. Le Vieux n'a pas du tout envie de plaisanter. – C'est comme s'ils avaient voulu travailler sur des concepts subliminaux. – A la façon des images subliminales? – Exactement. Au milieu des péripéties anodines du feuilleton, ils ont inoculé des germes d'idées quasi indépistables que le spectateur imprime directement. – Louis a pété les plombs! C'est le choc… – Vous voulez des exemples? Le personnage de Kristina est un résumé de tout le discours officiel de la lutte antidrogue, le plus J'ai un peu de mal à suivre. Louis a l'air sûr de son coup. – Avez-vous repéré tout ce truc bizarre sur l'atomisation du public? – La quoi? – «L'atomisation», le phénomène qui consiste à isoler les individus. On commande de la bouffe à domicile, on discute avec sa chérie sur Internet, on fait l'apologie de la télé, le «cocooning» devient une vertu cardinale et toutes les occasions de sortir de chez soi sont autant de dangers potentiels. – Tu charries, Louis. Je n'ai rien vu de tout ça. – C'est l'effet recherché, mais je vous croyais plus aguerris que la moyenne. Ne me dites pas que vous n'avez pas apprécié à sa juste valeur le personnage du brave type qui sort de Sciences Pô? Je ne sais même pas de qui il parle. – Au début, je me suis demandé ce qu'il faisait là, et puis j'ai compris qu'ils allaient lui donner progressivement de l'importance. En trois séquences, on fait de lui un individu responsable, ambitieux, altruiste et désintéressé. En trois séquences! Le tout, ficelé avec un talent qui m'a rendu jaloux. Sens de l'humour, petits défauts qui le rendent humain, sans oublier le cas de conscience qui fait de lui un gars bien. Si ce personnage-là n'a pas été crée de toutes pièces pour réconcilier les masses avec la politique, c’est désespérer. – Délire! Délire délire délire délire! J'aimerais bien crier au délire avec Jérôme mais il y a quelque chose de troublant dans la démonstration de Louis. La manière dont Séguret essaie de nous déposséder de la Saga va bien au-delà d'une question d'Audimat et de gros sous. On sait déjà que la télévision est l’instrument de pouvoir numéro un, il n y aurait rien d’étonnant à voir la raison d'État mettre son nez dans la fiction quand le débat politique n'intéresse plus personne depuis belle lurette – Au risque de passer pour un paranoïaque de la manipulation je dirais que, pour le rôle du petit étudiant, ils vont sûrement trouver un acteur qui a des faux airs de présidentiable, un élu parfait. Jérôme l'encourage à aller jusqu'au bout de ses divagations et Louis porte l'estocade sans la moindre pitié: – Si on venait m'annoncer que cet épisode 81 a été écrit pendant le dernier Conseil des ministres, ça ne m'étonnerait pas plus que ça. Jérôme feint de recevoir une flèche en plein cœur et tombe à la renverse dans un canapé. Je ne sais pas ce qui le dérange à ce point dans l'analyse de Louis, hormis l'exaspération bien légitime du conteur dépassé dans sa propre imagination. – Dix-neuf millions de spectateurs, mes enfants. Dix-neuf millions. – Tu nous as habitués à tout, Louis, mais la propagande d'État, la Saga du Big Brother et l'intox cathodique, tu ne nous l'avais jamais fait! On est en plein thriller politique façon années cinquante! – C'est ma lecture et je ne l'impose à personne. Une chose est sûre: nous avons engendré un monstre. Qu'il serve le pouvoir en place, la crise ou les marchands de vanille, tout ce merdier nous dépasse. Silence. Mathilde allume un cigarillo avec toute la discrétion qu'on lui connaît. Du regard elle me demande ce que j'en pense, d'une moue je lui réponds que je ne sais plus quoi penser. Tristan regarde la télé. Jérôme demande ce qu'on fait. La question reste en suspens. Il ne nous reste plus qu'à chercher une idée, puisque c'est notre métier. Tout le monde se met à gamberger, comme s'il s'agissait d’un point d'action dramatique de la Saga. – Si quelqu'un a une idée… Une idée, nom de Dieu! Une seule idée pour nous sortir de ce piège que nous avons nous-mêmes créé. Une idée pour leur montrer que nous sommes toujours les maîtres à bord. – J'en ai une, dit Louis entre ses lèvres. Sans rien laisser paraître, nous nous sommes docilement remis au travail. Alain Séguret, plus affable de jour en jour, nous a demandé de soigner les cinq derniers épisodes. Selon lui, il faut que le feuilleton se termine en apothéose pour rester à jamais dans les mémoires. «La Saga mourra de sa belle mort mais elle vendra cher sa peau!» dit-il. Pour lui, les quotas de création française sont largement remplis, le but est atteint et l'affaire déjà classée. Je l'admire pour cet aplomb extraordinaire, cette duplicité qui ne s'apprend nulle part. Il a même eu l'impudence d'ajouter que si l'un d'entre nous avait une nouvelle idée de série à lui proposer, il n'hésiterait pas à étudier la question durant les grandes vacances. II faut pourtant lui rendre hommage pour son sens de la discrétion; la suite de Saga est en train de se mettre en place et le secret a mieux été gardé que la Banque de France. Si Séguret laisse parfois s'exprimer la ménagère du Var qui est en lui, jamais il ne perd de vue le grand avenir qu'on lui a promis dans les écoles. Pour combler ses vœux et rejoindre son souci de perfection, nous avons changé de méthode de travail en profitant au maximum de cette débauche de moyens et de temps qu'il met à notre dispositon. Nous écrivons deux fois plus de pages qu'il n'en faut par épisode. Chaque scène est conçue en trois ou quatre versions différentes et toutes sont tournées pour se laisser le choix au montage. Main dans la main, Séguret et le Vieux passent des journées entières chez William pour discuter chaque prise et garder la meilleure. Séguret, surpris de reprendre le contrôle de Saga a fini par se prendre au jeu de la fiction. Comme un vrai petit scérlariste, il sait désormais trouver son chemin à la croisée des situations proposées. Exemple: Fred a encore mis au point une invention infernale qui peut: 1. Sauver le monde. 2. Le précipiter dans le chaos. Séguret penche pour la première solution en expliquant qu'Apothéose ne voulait pas dire Apocalypse. La situation 1 nous mène à une seconde alternative. Pour sauver le monde, Fred doit: A. Sacrifier un être cher. B. Traiter avec une puissance occulte qui lui donnera les moyens de ses recherches. Indignation de Séguret. Sacrifier un être cher? Il n'en est pas question! Personne ne ferait une chose pareille, même pour sauver des milliards d'anonymes. Malgré les risques, la solution B est retenue. La puissance occulte est: a. Une organisation politique ultra-puissante qui veut accentuer le divorce Nord/Sud. b. Une secte de millénaristes qui veut préparer l'humanité, contre son gré, au grand désordre de l'An 2000. c. Le richissime Mordécaï qui cherche un sens à sa vie. d. Le lobby défenseur de la Haute Sagesse qui veut faire trembler les pouvoirs en place. e. Un trust économique nostalgique de la guerre froide. f. Un cercle de fanatiques d'un jeu de rôles qui se servent de la Terre comme plateau. Au nom de la ménagère du Var, du pêcheur de Quimper et du chômeur de Roubaix, la seule possibilité est la c, et c'est celle-là qui a été montée. Toutes les autres intrigues de Saga sont passées au crible par Séguret, qui considère que nous avons de la chance de faire un si beau métier. L'épisode 76 a battu tous les records d'audience jamais établis à la télévision française, même au temps où l'O.R.T.F. ne proposait qu’une seule chaîne. À une époque où tout est Les semaines défilent à une vitesse folle, les épisodes 77, 78 et 79 se sont succédé sans que j'y prenne garde. En attendant la délivrance du 21 juin, j'accepte tout ce que la Saga m'impose, à commencer par mettre ma vie de côté. Charlotte n'a pas répondu à mon appel. L'a-t-elle seulement entendu? Elle est peut-être loin, dans un pays sans télé, sans câble, sans satellite, là où la vie ressemble une pub. Il n'y a pas si longtemps, il m'est arrivé de prier pour qu'elle revienne. Je me suis interrogé sur ce geste. Je pensais avoir créé une sorte d'intimité avec Dieu depuis qu'il est devenu un de mes personnages principaux (je L'ai même très bien servi au niveau des dialogues, Dieu ne dit pas n'importe quoi). Je Lui ai donc demandé de me rendre Charlotte, ou me guider vers elle, en échange de quoi, je donnerai de Lui une image élégante, sobre et terriblement contemporaine à dix-neuf millions d'individus. Il avait tout à y gagner: que représentent ses fidèles du dimanche midi en comparaison des miens, le jeudi soir? Aujourd'hui, je regrette d'avoir voulu jouer au marchand de tapis avec Lui. Non seulement Il n' a rien fait pour me rapprocher de celle que j'aime, mais j'ai bien peur qu'il cherche désormais à m'en éloigner plus encore. J'ai tout fait pour tourner son absence en dérision mais ça ne m'amuse plus. Dès le 22 juin, je vais avoir besoin d'elle comme jamais auparavant. Ce matin-là je serai débarqué, seul, en territoire inconnu, je serai enfin devenu scénariste, mais à quel prix? Par esprit de revanche, j'ai employé un moyen radical pour prévenir les démangeaisons de ma libido. Séguret lui-même n'aurait pas fait de choix aussi fulgurants. Deux options possibles: 1. Masturbation. 2. Coït. La solution 1, de loin la plus opportune, avait l'inconvénient de reculer un peu plus la frustration et donc, paradoxalement, de me faire perdre un temps précieux. La solution 2 menait directement à: a. Avec une ex. b. Avec une inconnue rencontrée par hasard. c. Avec une professionnelle. J'avais déjà donné dans le petit a, et nulle envie de remettre ça. En temps que scénariste, je prends d'énormes précautions avec le hasard, la direction b s'est donc éliminée d'elle-même. – Ne me dis pas que tu es allé voir une pute! – Si. – Mais… On ne va plus aux putes depuis les années soixante! Jérôme n'en est pas revenu. Il m'a regardé comme: 1. Un nostalgique d'une époque révolue. 2. Un pervers honteux. 3. Un héros. Il devait y avoir un mélange des trois, avec, comme alibi, une sorte de curiosité professionnelle à laquelle il n'a pas cru une seconde. – Ben voyons, et le jour où tu dois décrire la chute de l'Empire romain tu te balades en toge? – La passe, c'est différent. C'est sûrement la scène la plus codifiée au monde. Le clin d'œil, l'accostage, le tarif, la montée de l'escalier, les options, le papier peint qui se décolle, la bouche qui se refuse, le – Ça ne te ressemble pas. – Je l'ai fait quand même. – Et alors? – L'effet de réel est assez fort, on y croit jusqu'au bout. En revanche, la psychologie des personnages est très surprenante. Je n'ai pas trouvé l – Mais ce n'est pas vraisemblable. – Donc je ne l'écrirai pas. Les putes garderont ce secret pour les pauvres mecs qui viendront taper à leur porte, et le public n'en saura jamais rien. J’ai laissé ma vie de côté, je ne suis plus à deux mois près. Après tout, est-ce si important que ça, de vivre sa vie, quand vingt millions d'individus vous suivent pas à pas, en toute confiance? La confiance… La confiance… Toute cette confiance me gêne. Je ne suis pas un type à qui il faut faire confiance. C'est sans doute qui me fait peur dans le rôle de père. La confiance infinie de l’enfant, cette chose tellement pure qu'on n'en dort plus la nuit de peu de commettre une erreur. Je n'ai jamais demandé à personne de me faire confiance. Pourtant, durant ces deux mois, nous avons vécu un très joli moment. Un vrai moment. Un de ceux qui, parfois, nous font dire que cette Saga en valait la peine. Tout a commencé comme une mauvaise blague et personne ne peut dire comment ça finira. C'était le jour de la Saint-Marc, le 25 mai, mais ce n'est pas moi qui ai eu le cadeau, c'est Jérôme. La veille, je suis allé chercher Dune à l'aéroport. Lina n'a pas compris pourquoi tant de sollicitude pour un personnage de troisième rang. Séguret a quand même payé rubis sur l'ongle tous les frais, sans discuter, persuadé qu'il s'agissait d'un dernier caprice. Quand je l'ai vue sortir de son avion, c'est exactement ce à quoi elle ressemblait, un caprice. Aussi belle que ça. Sur le chemin du retour, ma main crispée sur le levier de vitesse a effleuré sa cuisse et j'ai eu la preuve qu'il s'agissait d'un être de chair. En fait, elle n'est ni un caprice ni un mirage, mais bel et bien un scandale. Un scandale de femme. – Vous êtes… heu, je veux dire… vous… Vous parlez aussi le français…? – Je l'oublie depuis que mon ancienne colocataire est partie. Elle était native de Guermantes et faisait des phrases longues comme le bras! C'est drôle, non? J'ai poussé un petit rire de connivence sans comprendre le moins du monde pourquoi c'était drôle. Le soir même, j'ai regardé dans le dictionnaire. Tout ça avait à voir avec Proust. – Alors comme ça, vous êtes comédienne? – Pas du tout, je termine un doctorat de japonais à l'univers du Montana. C'est l'amie d'une amie qui a vu la petite annonce votre agence de casting. On cherchait une fille pour un soap français, elle m’a dit: Oona, c'est toi qu'ils veulent! Elle est d'origine Hopi elle aussi, mais c'est moi qu'ils ont retenue. À dire vrai, jen’ai pas cherché à comprendre pourquoi ils avaient besoin d'une file comme moi, j'ai accepté parce je peux gagner l'équivalent de deux ans d'un temps partiel dans une pizzeria. Je les ai prévenus: je ne suis pas une actrice. Mais ils m'ont dit que ça n'avait aucune importance, l'important était que j'existe. – Nous avions tous très envie que vous existiez… – Il y a une partie du dialogue en japonais? – Je ne crois pas. – Et cette Dune, elle doit lancer le boomerang? – Parce que, forcément, vous savez lancer le boomerang. – Vous ne le répéterez pas? – Juré. – J'ai prétendu que je savais et j'ai appris entre-temps, pour les besoins du rôle. – … – Je ne regrette pas, du reste. C'est un geste très sensuel et une superbe parabole de la solitude. – … Je l'ai attendue dans le hall de son hôtel, le temps pour elle de prendre une douche et de passer «quelque chose de moins squaw». Avant d'aller sur le plateau pour rencontrer Séguret et le réalisateur, je lui ai demandé si ça ne l'ennuyait pas de passer voir les scénaristes. – Pourquoi pas? Après tout, ils en savent plus sur Dune que tous les autres. – Surtout Jérôme, c'est lui qui a eu l'idée du personnage. – Vous croyez que je vais… comment dites-vous, en français… «faire l'affaire»? – … Mathilde et le Vieux nous attendaient, curieux, excités comme des gamins. En la voyant, Tristan m'a dit en douce que son frère ne tiendrait pas le coup. C'est ce que nous pensions tous. Et puis, il est entré, les bras chargés de sacs en papier kraft, avec sa barbe de deux jours, ses Stan Smith trouées et son Jean blanc à faire peur. – Il charrie, le polack. Vingt balles la boîte de Vache Qui Rit et il te vend le litre de cahors au prix du margaux. Il a posé les sacs, grognon, sans même regarder vers nous. – Ça existe aussi en France, la Vache Qui Rit? a demandé Oona, sincère. Et Jérôme s'est retourné. Vers elle. Il y a eu du silence. – Oona, nous vous présentons le dernier de cette belle équipe: Jérôme. – Enchantée, dit-elle en lui tendant la main, si j'ai bien compris, c'est grâce à vous si Dune existe et si je suis ici aujourd'hui. – …? – Tu ne dis pas bonjour à Oona? – … Oona? – Je peux faire une Dune acceptable? – …? – Dis-lui qu'elle fera une Dune formidable, Jérôme. – Quelqu'un peut me montrer le script? Je ne l'ai pas encore lu. – Vous faites juste une apparition cet après-midi et vous aurez toute la soirée pour apprendre le dialogue de demain. – Quand je pense qu'hier encore je m'acharnais à transcrire un haïku entre deux hamburgers à servir. Et aujourd'hui je suis à Paris, à jouer les Catherine Deneuve! Nous sommes faits de l'étoffe de nos rêves! – Je vous accompagne au studio, a dit Mathilde. Elle lui a emboîté le pas, tout sourire, et s'est retournée vers nous avant de sortir. – Ne me laissez pas toute seule à Paris! Si personne ne veut s'occuper d'Oona, prenez soin de Dune. Puis elles sont parties, toutes les deux. Jérôme s'est assis sur le canapé. – On est combien sur cette putain de planète? – Cinq milliards. – On fait le plus beau métier du monde. À part l'histoire d'un ami qui rencontre la femme de ses rêves, je ne retiendrai rien, plus tard, de ces deux mois. Qui ne perd pas toute notion du temps sitôt qu'on lui déclenche un compte à rebours? Afin que nul ne l'oublie, le Vieux a noté sur la porte, chaque matin, à la craie, le nombre de jours qui nous séparaient du 21 juin. Le tournage du n°80 s'est terminé vers J-18, et je ne reprends conscience qu'aujourd'hui, J-3. Malgré l'heure tardive, Louis et Séguret sont encore au montage pour un dernier différend sur la séquence 21 où Bruno était censé passer l'arme à gauche. Séguret ne veut voir personne mourir, il pense que la Saga en serait entachée. Le gougniafier oublie de dire que tous les acteurs sont déjà sous contrat pour la seconde saison et que Bruno en sera un personnage pivot. Il est trois heures du matin et je vois la silhouette de Séguret filer dans le couloir sans même passer par le bureau. Le Vieux et William le suivent de peu et nous rejoignent. Louis est épuisé, il s'étire et se passe le visage sous l'eau. William soupire de fatigue et allume une cigarette. – Deux semaines qu'il nous harcèle avec ce putain de n° 80, dit le Vieux. Le Maestro avait plus de clémence. Exactement seize jours! À chaque scène, il choisit la plus insipide, la plus vide de sens, la plus – Le montage est terminé? – Le Prêt-À-Diffuser est quasiment bouclé, dit William. – À quoi ça ressemble, un Prêt-À-Diffuser? – À une grosse cassette vidéo, tout simplement. Jeudi prochain à 20h40, ils la mettront dans leur bécane, et hardi petit… – Ce sera la fin du voyage, fait Louis. Et comme disent les Italiens, La fin du voyage. Nous l'avons évoquée souvent mais c'est la première fois que ces trois mots sont à ce point chargés de réalité. Mathilde est déjà rentrée chez elle. Jérôme remplit de grands sacs de sport avec toutes ses affaires. Ce soir, il quitte les lieux pour installer son frère dans un endroit plus confortable, le temps de se préparer à leur grand départ – Nous avons encore un peu de boulot, William et moi, dit Louis. Demain, profitez-en pour vous reposer. Nous nous donnons tous rendez-vous ici, comme prévu, après-demain, jeudi 21 juin à 13 heures, pour voir à quoi ressemble ce n° 80 avant qu'il ne soit diffusé, le soir même. Le Vieux et William retournent dans la salle de montage. Jérôme et moi faisons un brin de ménage pour exorciser l'endroit. Jamais nous ne sommes allés aussi vite, jamais nous n'avons été aussi silencieux. Jamais nous ne reviendrons ici la nuit. Jamais plus nous ne sortirons la vodka du freezer pour aller nous pencher à la fenêtre, un verre à la main, dans le silence de la nuit. Jamais. Je passe le balai, il vide les cendriers et ferme le sac poubelle. Je n'ai pas envie de croiser son regard, il n'a pas envie de croiser le mien. J'aide Jérôme à hisser Tristan sur ses jambes, à moitié endormi. Il demande où on le conduit, et son frère répond: – Au George-V. Avant de quitter le couloir, Tristan a regardé une dernière fois son canapé et sa télé à la mire crépitante. Jeudi 21 juin, 14h30. Le bureau est complètement vide. Plus d'ordinateurs, plus de tables, plus de canapé, plus de chaises, plus de machine à café, plus rien. Ne reste que le matériel vidéo. Une odeur d'eau de Javel se mêle à celle de la violette. Les quatre-vingt-dix minutes de l'épisode n°80 viennent de s'écouler sans qu'aucun de nous n'ait prononcé le moindre mot. Jérôme applaudit, seul, pour couvrir la musique du générique de fin. Mathilde, assise par terre, écrase une larme au coin de son oeil. Le Vieux nous demande ce que nous en pensons mais personne n'ose rien dire. L'épisode est très proche de ce que nous avons décidé, tous les quatre, lors de nos réunions occultes. À quoi bon exprimer quoi que ce soit après un aussi terrible spectacle. Nous nous donnons rendez-vous vers 20 h 30 au café habituel, juste avant la diffusion, pour nous faire nos adieux. Les vrais. D'ici là, mes partenaires vont avoir chacun leurs comptes à régler. L'aboutissement de semaines entières de patients brainstormings. Ensuite, ils quitteront le territoire l'esprit libre. Étant le seul à n'avoir rien à faire de la journée, je propose à Mathilde de l'accompagner, ou même de l'attendre au café d'en face. – Vous êtes gentil, Marco, mais il vaut mieux que j'y aille seule. Je vous raconterai ce soir comment ça s'est passé. – Et ne vous faites pas embobiner, fait Jérôme. Je vous sens encore faiblarde sur vos jambes. – Ne vous inquiétez pas, la partie que j'ai à jouer n'est rien en comparaison de la vôtre, Jérôme. – Je n'ai plus rien à faire, c'est à Combien de fois l'avons-nous écrit, ce scénario insensé qui va se dérouler dans les heures à venir. Les places seront chères et je regrette de ne pas pouvoir y assister. Tout comme Mathilde, Jérôme veut finir seul son histoire. Au-dehors, chacun part de son côté et je reste encore un instant avec Louis pour faire quelques pas en direction des Invalides. Je lui demande à quelle heure est son train, ce soir. Il sort son billet pour vérifier. – 21 h 15, je serai à Rome sur les coups de 10 heures demain matin. Je l'envie de quitter le navire avant même qu'il ne soit à quai. Un second billet dépasse de sa poche; je lui demande s'il part seul. – Oh ça? C'est un billet de théâtre. – De théâtre? – La pièce commence à 19h30, j'aurai à peine le temps d'en voir les dix premières minutes avant de vous rejoindre au café. Nous traversons l'Esplanade en silence et nous nous séparons devant la Chambre des députés. – À ce soir, Marco. – … Ne sois pas trop dur avec lui! Il ne m'entend déjà plus et reprend sa route. Je me retrouve tout seul sur la berge de la Seine. Sans savoir quoi faire d'ici ce soir. Si je parvenais à retrouver Charlotte avant demain matin, je suis sûr que les jours à venir seraient moins pénibles. Il ne me reste que le hasard. Et je déteste le hasard. Déformation professionnelle. |
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