"Saga" - читать интересную книгу автора (Benacquista Tonino)MoiLequel de nous quatre est le plus intimidé? Moi, à coup sûr, vu la nuit blanche que je viens de passer à attendre ce rendez-vous. Mais aucun ne donne l'impression d'être franchement à l'aise. Nous nous regardons en chiens de faïence, assis dans deux canapés en vis-à-vis, sans même chercher à faire connaissance. Mathilde Pellerin a l'air de se demander ce qu'elle fait là. Une fois ou deux elle s'est redressée comme pour partir, sans savoir elle-même ce qui la retenait. Je crois que ce qui la gêne dans la situation est d'ordre purement physique: ces trois corps d'hommes qui se sont imposés d'eux-mêmes dans ce bureau minable. Trois regards inconnus. Scrutateurs. Jérôme Durietz, lui, on sait très bien ce qui le maintient cloué sur ce canapé: le besoin de fric. Certains peuvent afficher un souverain mépris face à leur propre indigence mais Durietz n'est pas de cette race-là et se trahit au moindre geste. Il a caché ses poignets de chemise en nous serrant la main, il a fait semblant de chercher de la monnaie au fond de ses poches devant la machine à café, et quand je lui en ai offert un, il l'a siroté comme s'il n'en avait pas bu depuis trop longtemps. J'ai eu envie de lui avancer un peu d'argent, rien que pour le voir se détendre, parce que sa façon de calculer chaque instant a vite commencé à me porter sur les nerfs. Dieu seul sait où ils sont allés le dégoter. Celui qui m'intrigue le plus, c'est Louis Stanick. Le seul qui ait essayé de mettre tout le monde à l'aise avec un petit speech, façon doyen les jours de rentrée. Un privilège de l'âge, faut croire, il a passé la cinquantaine de peu, il est grand et se tient droit comme un I, une moustache et une paire de lunettes en écaille lui donnent un petit air à la Groucho Marx. Il est le seul des trois dont j'ai retrouvé la trace dans les annuaires professionnels. Les cinq lignes qui lui sont consacrées dans le Personne ne cherche à rompre le silence. Je me lève pour jeter un œil par la fenêtre. Nous sommes dans un petit immeuble de trois étages de l'avenue de Tourville, dans le VII arrondissement. La pièce où nous nous trouvons est terriblement vide, à part les deux canapés et la machine à café. Les anciens occupants ont dû déménager à la cloche de bois en emportant tout ce qu'il y avait de bon à prendre. Une cloison surmontée d'une grande vitre à hauteur de hanche permet de voir tout ce qui se passe dans le couloir. Et, pour l'instant, ce qui se passe dans le couloir est incompréhensible. Est-ce à cause de la fatigue, de l'impatience ou du stress, j'ai l'impression de voir déferler une vague de scalps blonds. On aperçoit tantôt un front, une paire d'yeux ou encore une casquette, mais rien de tout ça n'est vraiment net. La sonnerie du téléphone brise un silence pesant et relâche la pression. Stanick a décroché puis raccroché une seconde plus tard, le temps qu'une secrétaire de l'unité de production lui annonce que le rendez-vous est retardé de deux heures. – Déjà une plombe qu'on est là à rien foutre, dit Durietz. Stanick hausse les épaules en signe d'impuissance. Pour lui, la patience est devenue un boulot à plein temps. – Vous ne trouvez pas qu'ils se fichent de nous? Demande Mathilde Pellerin. J’ai envie de répondre que j'ai vingt-cinq ans et toute une vie devant moi pour attendre un rendez-vous comme celui-là. Elle préfère se lever et prendre la porte sans nous épargner son courroux d'un autre siècle. – Elle sentait bon, c'est dommage, dit Stanick. Jérôme Durietz se retrouve tout seul sur son canapé. – Je peux pioncer un chouia? Je traverse une période d'insomnie… – Dans notre métier ce serait presque un atout, dit Stanick. Mettez-vous à l'aise, je vous réveille dans une heure et demie. En moins de deux minutes, Durietz dort d'un sommeil qui fait plaisir à voir. – Il n'y a que les gosses pour s'endormir comme ça. – Les gosses et les Chinois, dis-je. A Pékin, on voit des types dormir dans n'importe quelles conditions, contre un guidon de vélo, dans des restaurants bondés, entre deux arrêts de bus. – Vous y êtes allé souvent? – Jamais. On m'a raconté. Dans l'angle où je me trouve, je peux enfin saisir ce qui se passe dans le couloir grâce à la porte vitrée qui permet de voir les silhouettes en pied. Mais parfois, voir la réalité la rend encore plus floue. – Dites, monsieur Stanick, à votre avis… c'est quoi cette ribambelle de nains dans le couloir? – Oh ça? C'est prima, l'agence de casting qui a ses bureaux au bout. Je suis passé les voir tout à l'heure, j'étais intrigué tout comme vous. Ils recrutent pour un film américain qui se tourne en partie à Paris. Ils ont besoin de deux cents nains adultes, blonds de préférence, et bilingues. – Ça raconte quoi? – Ils n'ont pas su me le dire, pour l'instant ça s'appelle pandémonium. Il y a une scène prévue avec les nains et des dizaines de femmes gigantesques, façon opulence maternelle. – Baroque… – Côté symbolique, les ricains n'ont jamais eu peur d'y aller à la truelle, c'est une de leurs forces. Silence. S'il faut tenir encore deux heures avant de rencontrer le directeur de l'unité de production, il va falloir meubler. – Vous ne trouvez pas que ce rendez-vous sent le piège à con? – Laissez-moi deviner, Marco. Vous n'avez jamais travaillé pour la télévision, ni pour rien d'autre d'ailleurs, et vous ne comprenez pas pourquoi on vient de faire appel à vous pour cette mystérieuse série qui sera diffusée à l'automne. – Si, j'ai déjà bossé pour cette chaîne. J'ai réécrit les dialogues français des Il me demande si j'ai été payé. On m'a donné une misère pour les dessins animés et rien pour le reste. – Eh bien, voilà pourquoi on vous a appelé. Ils savent que vous êtes prêt à accepter n'importe quoi pour une somme dérisoire. Il a sans doute raison. Et je suis bien capable de me faire avoir une seconde fois. Peu importe. Oui, moi, Marco, je veux devenir scénariste, c'est ma seule ambition dans l'existence et ça doit se lire sur ma gueule. Je donnerai mon âme à qui m'entrouvrira la porte. Je veux bien avaler des couleuvres, écrire les pires choses, être payé avec un lance-pierres, ne pas être payé du tout, je m'en fous. Un jour, ce sont eux qui me mangeront dans la main mais ils ne le savent pas encore. – Et vous, pourquoi vous restez, Louis? Je sens qu'il hésite entre une banalité d'usage et une petite avalanche de sincérité. – Parce que je suis ce qu'on appelle un has been. Postuler pour ce job, c'est ma manière à moi de faire la manche. Mon heure est passée depuis belle lurette, et aujourd'hui j'accepte n'importe quoi sans aucun ressentiment. Je suis comme un vieux cheval de labour qu'on garde en vie parce qu'il connaît bien la route et qu'il n'a plus gros appétit. Et de toute façon, je ne sais faire que ça. – Quoi donc? – Débiter de la péripétie au kilomètre. Durietz, dans son abîme de sommeil, se retourne dans le canapé. Une nouvelle vague de nains blonds comme les blés passe dans le couloir, tous sérieux comme des papes, prêts à montrer le meilleur d'eux-mêmes. Stanick met deux francs dans la machine à café et m'en tend un. D'après lui, le local appartient à la chaîne qui partage les lieux avec Prima et un atelier de montage au dernier étage. Hier, au téléphone, le producteur m'a demandé si j'étais libre tout de suite. Je n'ai pas compris pourquoi on avait besoin de moi pour un cas d'urgence. – Écoutez, Marco, n'essayons pas de nier l'évidence. Si une chaîne réunit dans une même pièce un jeune scénariste fringant prêt à travailler gratuitement, une pisse-copie du roman rose, un S.D.F. fatigué et un vieil has been dans mon genre, c'est qu'il y a forcément une couille quelque part. En temps normal, je n'ai aucune sympathie pour les cyniques. Surtout s'ils prennent pour cible des naïfs dans mon genre. Mais sa manière bien à lui de faire glisser la conversation sur une patinoire de transparence a quelque chose de séduisant. Comme s'il voulait déjà installer une dynamique de travail et débarrasser d'emblée nos rapports à venir des oripeaux du mensonge. Et enterrer définitivement ceux de l'ego. Malgré tout, le naïf en moi a eu envie de faire entendre sa voix. Avec un petit accent de sincérité, j'ai osé dire qu'il m'était impossible de prendre ce job à la légère. Respecter l'histoire que l'on crée, c'est respecter ceux qui vont l’écouter et se respecter soi-même. Peu importe l'aléatoire morale de ceux qui la commanditent. Dans l'heure qui a suivi, j'ai eu le temps de lui raconter que je suis né devant une télévision. Et ce n'est pas une vue de l'esprit, la première image dont je me souvienne vraiment n'est pas le sein de ma mère mais une chose brillante et carrée qui m'a irrésistiblement attiré. La télé, c'était ma baby-sitter, c'était mes mercredis après-midi, c'était la découverte du monde en marche sous mes petits yeux ébahis. La télé, c'était le copain avec qui on ne s'engueule jamais, celui qui aura toujours une bonne idée en tête du matin au soir. La télé c'était une pleine brassée de héros qui m'ont appris l'exaltation. Les premiers émois, mais aussi les premiers dégoûts. J'ai été ce môme qui devient brutalement adulte le temps de changer de chaîne. J'ai évoqué les images interdites, le soir, dans l'entrebâillement d'une porte, comme il aurait pu, lui, me parler de ses nuits d'aventures, avec une lampe de poche et un bouquin sous les draps. J'ai fini par dire qu'au nom de tout ça, si une chance m'était donnée de passer de l'autre côté de la mire, je ferais tout nour ne pas trahir le gosse livré à lui-même devant l'écran bleuté. Louis Stanick m'a regardé, troublé. À tout ce qu'il aurait pu dire, il a préféré sourire. La nostalgie de l'enthousiasme perdu, j'ai pensé. Il était temps de réveiller Jérôme Durietz, à qui j'ai offert un café en échange d'un de ses rêves. – … J'étais sur une montagne et je voyais apparaître une boule de feu qui parlait. Ensuite je redescendais vers une bande de types contre lesquels j'étais furax, et je leur jetais des pierres avec des ordres gravés dessus. Assez top, comme situation. Il se passait plein d'autres choses que j'ai oubliées. Pas fière et si joliment confuse, Mathilde Pellerin est revenue parmi nous. Nous l'avons accueillie sans paraître surpris, sans lui poser la moindre question sur les obscures raisons que nous avions tous d'accepter le job. Ça tombait bien. Alain Séguret, le directeur de l'unité de production, n'était pas curieux de les connaître. Direct et pressé, Séguret n'a aucune envie de nous mitonner des périphrases à la sauce diplomate. Depuis qu'il est entré dans ce bureau, il aurait eu tout le temps de nous expliquer que sa chaîne cherchait un feuilleton qui ait du nerf, au coût raisonnable, sans jamais oublier sa mission prioritaire: plaire. Au lieu de ça, il a dit: «Faites-nous n'importe quoi, absolument n'importe quoi, pourvu que ce soit le moins cher possible.» Au début, je n'y ai pas cru, j'ai même entendu exactement l'inverse. Mathilde Pellerin et Jérôme Durietz ne mouftent pas. Seul Louis Stanick a la ressource de réagir. – Qu'entendez-vous exactement par – N'importe quoi, tout ce qui vous passe par la tête, de toute façon ce feuilleton n'est pas destiné à être vu. Il sera diffusé à raison d'un épisode quotidien de cinquante-deux minutes, entre quatre et cinq heures du matin. – Vous pouvez répéter…? Accablé, il pose une main sur son front. – Les quotas… Ces conneries de quotas obligatoires de création française! Création française… Rien que la réunion de ces deux mots m'écorche la langue. A part vous, les scénaristes, à qui ça peut faire un peu d'argent, ça intéresse qui, la création française? Je ne savais pas que les énarques connaissaient le mot – Nous venons d'acheter à prix d'or une série californienne bardée de récompenses et de filles qui font du 95C. La minute de pub nous rapportera 300000 francs à la première coupure, dans deux mois nous sortirons les tee-shirts et tout le toutim. Nous venons d'arracher les droits de retransmission de la finale de la coupe d'Europe de football, et je suis en train de soudoyer l'animateur vedette d'une chaîne concurrente, croyez-vous que j'aie le temps de m'occuper de la création française? Avec un air de vieux briscard, Louis demande si jusqu'à présent les quotas ont été respectés. Comme tous les énarques, Séguret n'aime pas les questions directes, surtout celles où un simple – Nous avons un peu fait traîner, mais cette fois nous venons d'être condamnés par le Conseil supérieur de l'audiovisuel qui nous oblige à rattraper quatre-vingts heures de création française. Nous devons même diffuser d'ici trois semaines, faute de quoi le gouvernement ne renouvellera pas la concession de la chaîne. – Quatre-vingts heures! – C'est pour ça que vous êtes quatre. – Premier épisode dans trois semaines? C'est une plaisanterie? – Il faut vous y mettre dès aujourd'hui. Il est là, le piège à con. Chacun exprime sa consternation comme il peut, excepté Stanick qui maintient le cap en disant que l'urgence a toujours un prix. Un peu étonné, Séguret retient un ricanement. On leur apprend à faire ça, dans les grandes écoles. – Écoutez-moi bien, tous les quatre. Vous avez été choisis sur deux critères. Primo: vous êtes les seuls sur la place de Paris à être disponibles dans l'heure. Secundo: vous ne pouvez pas prétendre à plus de 3 000 francs chacun par épisode. – Pardon? Séguret lève les bras au ciel et embraye direct: – Tout le monde serait capable de l'écrire, ce machin! Même moi si j'avais le temps! Même ma femme de ménage si elle parlait un français correct. C'est à prendre ou à laisser. Ce feuilleton n'aura qu'un seul titre de gloire à nos yeux: il sera le moins cher de toute l'histoire de la création française. – Qu'est-ce que vous voulez qu'on vous raconte d'ici trois semaines, pendant quatre-vingts heures, avec à peine de quoi se payer la quantité de café nécessaire pour tenir le coup? – N'importe quoi fera l'affaire. Racontez la sempiternelle histoire de deux familles rivales qui s'affrontent sur le palier d'une H.L.M., ça plaît toujours, mettez-y une ou deux histoires d'amour bien gluantes, rajoutez quelques drames humains, et nous sommes tirés d'affaire. – On ne peut pas démarrer comme ça… Il nous faut… Un lieu de réunion… – Ici. – Ici? – Aucun loyer à payer et vous disposez de l'indispensable: deux canapés et une machine à café. Demain on vous livrera du matériel informatique et une imprimante. Le montage des épisodes se fera dans l'atelier du dernier étage. Les acteurs seront recrutés chez l'agence de casting Prima. Qu'est-ce que vous voulez de plus? Mathilde Pellerin, dépassée, n'ose plus dire quoi que ce soit. De peur qu'ils en prennent d'autres, plus décidés et moins scrupuleux, Louis Stanick et moi n'avons rien à ajouter. Durietz se risque à demander un petite avance mais Séguret ne veut pas en entendre parler avant la livraison des quatre premiers épisodes. – J'ai un frère malade… J'ai besoin d'un peu d'argent pour des médicaments. – Des médicaments? Pour un frère malade? Je sais bien que votre métier c'est d'inventer des histoires, mais là, vous ne trouvez pas que vous y allez un peu fort? Pour la première fois, je suis d'accord avec Séguret. Durietz a le droit de tenter sa chance sans pour autant jeter le discrédit sur toute la profession. J'aurais trouvé mieux que le coup des médicaments. Séguret regarde sa montre, passe deux coups de fil et s'apprête à nous quitter. – Ah oui, dernier point, pour le titre du feuilleton, nous avons pensé à saga. Ça donne l'impression de connaître l'histoire par cœur et qu'elle va durer des années. Exactement ce qu'il nous faut, non? |
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