"Saga" - читать интересную книгу автора (Benacquista Tonino)

Louis

Louis entre le dernier dans le théâtre, quand tout le public est installé, déjà conquis, prêt à l'ovation. Quelque chose l'a toujours agacé dans cette étrange unanimité, avant même le lever de rideau. Il se demande si le public ne vient au théâtre que pour voir les acteurs de près et se persuader qu'ils sont magiques. Louis veut bien admettre que certains sont doués pour trouver les mots et d'autres pour les dire, mais il n'a jamais compris pourquoi on vénérait les uns et on oubliait les autres. Chaque fois qu'il voit une salle comble, comme ce soir, il imagine qu'à trois pas de là, un jeune dramaturge coincé dans un gourbi est peut-être en train d'écrire les quatre répliques qui un jour feront crouler le théâtre sous les applaudissements.

Des retardataires cherchent leur place, les autres s'impatientent, un brouhaha monte légèrement vers le dôme. Avant de quitter la salle, il jette un dernier regard circulaire sur les spectateurs, le rideau, les lustres, les robes du soir. Pour la énième fois, il se dit que c'est à cause de tout ça que Lisa l'a quitté.

Sans hésiter sur le parcours, il emprunte divers couloirs, trouve l’agitation des coulisses et entre dans une loge sans y être invité.

Les yeux rivés dans leur reflet, l'acteur se passe un crayon noir sur les cils. Il entrevoit la silhouette de Louis dans son miroir et se tourne, stupéfait.

– Stanick?

Louis dégage une chaise encombrée de vêtements et s'assoit.

– Qui vous a autorisé à entrer?

Louis ne répond pas, l'acteur hausse les épaules et reprend son maquillage.

– J'entre en scène dans cinq minutes.

– Cinq minutes, c'est énorme pour un acteur. En cinq minutes vous pouvez nous emmener très loin.

Penché vers le miroir, le menton en avant, l'acteur recouvre son visage de poudre avec des gestes rapides.

– Je ne vous ai pas vu à l'enterrement.

– J'ai vu son corps par terre avec du sang sur la tempe pendant que vous étiez en Espagne.

– Est-ce que vous seriez en train de dire que rien ne serait arrivé si j'étais resté auprès d'elle?

– Quand on laisse une femme comme Lisa seule pendant trois mois, c'est qu'on ne l'aime pas.

L'acteur fait rouler sa tête sur les épaules pour faire craquer les cervicales.

– Vous vous êtes déplacé juste pour me dire ça, Stanick?

Louis sort un billet plié en trois et le lui tend.

Petite ordure de scénariste raté.

Tu ne perds rien pour attendre. Je vais d'abord m'occuper de l'acteur de merde, il mourra comme Molière! Et il ne le mérite même pas! Ensuite ce sera ton tour, Stanick.

L'acteur jette le papier sur un coin de table et hausse les épaules.

– Un fou. Il m'a déjà envoyé quelques lettres dans ce goût-là.

– Le plus troublant dans cette affaire, c'est ce troisième homme. Il prétend avoir aimé Lisa plus que nous deux réunis, et seul un fou peut dire ça. Vous avez une idée?

– Il n'y a pas de troisième homme, Stanick. Juste un déséquilibré qui lit les journaux. D'après la police, ce genre de dingue ne passe jamais à l'acte.

Louis regarde le petit tas de courrier sur une chaise de la loge.

– Il ne vous a pas envoyé un petit mot d'encouragement, juste mettre la pression?

– C'est possible mais je n'ouvre jamais le courrier avant d'entrer en scène. Superstition.

Un peu déconcerté, Louis réfléchit un instant. Il s'attendait à voir vaciller un homme mais, pour l'instant, rien ne le laisse deviner.

– Je quitte Paris ce soir. C'est le seul privilège du boulot d'auteur, on peut l'exercer dans n'importe quel trou perdu. Vous, en revanche, on sait où vous trouver tous les soirs pendant trois mois. Bien exposé, en pleine lumière.

On toque à la porte pour presser l'acteur d'entrer en scène. Il répond d'une bordée de jurons.

– Vous êtes venu pour ça, hein, Stanick? Vous vouliez voir cette peur. Silence.

Tout à coup, l'acteur éclate de rire, un rire massif qui part du cœur, un rire qui ne peut se partager. L'expression d'une solitude. Et d'une force.

– Vous savez pourquoi je me fous de ces menaces, Louis? Parce que personne, ni vous, ni tous ceux qui attendent dans la salle, ni même ce corbeau de merde ne peut s'imaginer le trac que j'ai à cette seconde précise. Le trac. Peur d'une lettre anonyme, moi? Peur d'un petit crétin qui voudrait me nuire quelque part en ville? C'est d'un ridicule…

Pris à contre-pied, Louis perd tout à coup sa superbe et, comme le spectateur qu'il est redevenu, il regarde l'acteur donner une dernière touche à son maquillage.

– Ce que j'éprouve en ce moment même est une sorte de perfection de la terreur. Ma vie n'a plus aucune importance, j'ai envie de fuir aux antipodes, planter tout le monde, insulter la terre entière, nier que j'existe, hurler pour qu'on me réveille, appeler ma mère, oui ma mère, où est-elle, cette garce, d'ailleurs…? Rassurez-vous, Louis, vous avez payé pour une peur minable et je vous en offre une bien plus terrible et bien plus éloquente. Une peur de première catégorie, profitez-en. J'ai un petit renard au fond l'estomac qui mâchouille tout ce qui palpite, il a de l'appétit le bougre, je le connais bien, je l'ai nourri depuis le premier jour où j'ai décidé de faire ce métier. Est-ce que vous connaissez le délicat frisson d'une goutte d'acide sur un ulcère? J'aimerais voir de mes yeux l’étendue des dégâts, ça doit ressembler à du Victor Hugo: «champ couvert de morts sur qui tombait la nuit.» Seulement voilà, au bout d'un moment on arrête de se plaindre et on va au charbon, sinon on fait un autre boulot.

Rien ne se passe comme prévu. Louis ne sait plus comment se rétablir.

– … Vous ne manquez pas de panache. C'est sans doute ce que Lisa appréciait chez vous.

– Je ne l'ai jamais poussée à vous quitter, Louis.

– Alors pourquoi, nom de Dieu? Que lui donniez-vous que je n'avais pas?

– Du paraître, juste un peu de paraître! Lisa adorait ça, vous le savez mieux que personne. Je n'ai jamais assisté à autant de dîners mondains qu'après notre mariage. Quand j'ai refusé que Paris-Match vienne nous photographier à la maison, elle ne m'a pas adressé la parole pendant une semaine. Un jour elle a fait une vérole parce qu'elle était placée trop loin du ministre à la remise des Molière. Si vous saviez à quel point je déteste tout le vacarme autour de ce foutu métier!

– Si on m'avait accordé un peu de reconnaissance, juste des bribes, un seul petit éclat de ce qui vous entoure, elle serait peut-être encore près de moi aujourd'hui, bien vivante.

Le régisseur et le directeur du théâtre entrent d'autorité. L'acteur les rassure et demande une dernière minute de patience. Ils sortent.

– Je comprends que vous trouviez tout ça injuste, Louis, et pourtant…

L'acteur hésite, sans doute pour la première fois depuis l'arrivée de Louis.

– Et pourtant si vous saviez à quel point je vous envie.

– …

– Vous, les auteurs, vous n'avez besoin de personne. Vous êtes les premiers à connaître le premier mot de la première phrase. Les autres viendront au gré de votre liberté et de votre fantaisie. Et le jour où nous jouons vos textes, vous êtes déjà ailleurs, loin, en train de préparer le prochain voyage où tous nous voudrons vous suivre.

Le cœur de Louis vient de se vider tout à coup de son fiel.

L'acteur sort de sa loge et claque deux fois dans ses mains, comme un rituel connu de lui seul.

Les deux hommes échangent une longue poignée de main.

Et un regard. Sans doute le premier.

– … Je dois partir, dit Louis. Mais je serai avec vous.

Avant de quitter le théâtre, Louis retourne dans la salle et reste debout sur les marches dans le silence et le noir profond.

Le rideau s'ouvre et l'acteur est là, debout.

Seul.

La salle applaudit à tout rompre et Louis se joint à eux un court instant.

La pièce peut commencer.