"Enfer d’un paradis" - читать интересную книгу автора (Voutcho Vouk)

XII. Prosper. Un homme agenouillé.

«Vois-tu un déluge salvateur à l’horizon? me demanda Sandrine, comme si elle traduisait la pensée des autres.»


La sauvegarde de notre âme en péril fut un nouveau prétexte pour ouvrir une nouvelle bouteille. Nous ouvrîmes donc une nouvelle bouteille, et portâmes un toast à ce nouveau prétexte.


Je remarquai que, dans la confusion générale, notre bateau avait carrément changé de direction. Au lieu de maintenir le cap sur l’est, nous zigzaguions depuis vingt bonnes minutes vers le sud. J’attirai l’attention du Capitaine sur cette circonstance qui pouvait nous mener dans les eaux territoriales italiennes. L’amiral me félicita en public de ma vigilance, s’empressant d’élever Ampère, machiniste en chef, au grade de barreur principal et de lui ordonner de modifier sur-le-champ le chemin du bateau.


Après avoir donné cette instruction, le Capitaine empoigna la bouteille à son tour. C’est à cet instant que les choses commencèrent à virer à l’aigre.


Ampère refusa d’exécuter son ordre et, par la même occasion, dédaigna cette promotion. Cela eut une très mauvaise influence sur les autres matelots du bateau ivre. L’Arche de Noé tournait sur elle-même suivant son propre sillage, à la stupéfaction de quelques goélands pris de vertige au-dessus du mât. Il s’avéra soudain qu’aucun des marins n’était content de son grade et que le Capitaine avait été injuste à l’égard de tout le monde. Les officiers, Boris et le beau neveu de Napo, demandèrent de l’avancement, estimant avoir servi loyalement à la proue et à la poupe; Inès, en échange du grade de capitaine, exigeait la casquette de vice-amiralesse; José Soares se démettait du titre de gouverneur du stock de pastèques et demandait qu’on le fasse passer navigateur en chef; moi, je refusai catégoriquement d’abandonner ma charge; quant à Petit Loup, il nous surpassa tous, réclamant rien moins que le rôle de commandant du harem du bateau.


L’amiral en colère nous traita de maudits anarchistes et, après avoir bu trois fois de suite à la régalade, il renonça au commandement du bateau et s’éclipsa dans sa cabine pour chercher le repos entre les cuisses de Gertrude. C’est ainsi que nous nous retrouvâmes sans capitaine et sans timonier sur l’Arche, qui continuait de tourner frénétiquement en rond et de troubler les oiseaux du littoral corse.


Au moment où tout semblait perdu, alors que, pris dans une spirale, nous nous approchions dangereusement d’un tas de récifs, le salut arriva de là où nous nous y attendions le moins, du haut du pont de commandement, où la majestueuse Alpha se démenait. Sa soif effrénée de pouvoir lui avait vraisemblablement signalé que les circonstances étaient plus que favorables pour une sorte de coup d’État.


«Tous à vos postes!» hurla-t-elle, nue jusqu’à la ceinture, levant les bras en V, comme celui de la victoire, au-dessus de sa tête, ce qui mit davantage en valeur la fermeté de sa poitrine et celle de son caractère.


Nous nous tûmes, heureux qu’il se trouvât enfin quelqu’un pour présider sans pitié à nos destinées. N’étions-nous pas, sur l’Arche de Noé, des bêtes humaines de toutes espèces, ne souhaitant rien d’autre que choisir le roi des animaux et devenir ses esclaves fidèles.


«Prosper! m’interpella Alpha.


– Mon amiralesse! répondis-je avec un salut militaire.


– Fais un saut jusqu’ici, m’ordonna-t-elle en souriant, contente de la manière dont je m’étais adressé à elle. Vas-y, montre-nous comment on fait marcher ce navire.


– À votre service, mon amiralesse!» m’exclamai-je, toujours à la militaire.


Je m’agitai sur le pont comme un homme qui aurait eu affaire aux bateaux depuis sa plus tendre enfance, bien que je pusse me targuer de n’avoir posé les pieds sur un engin flottant que deux fois dans ma vie.


«Tout bateau qui n’est pas ancré doit suivre une route bien définie, expliquai-je aux personnes présentes.


– Très bien, me complimenta Alpha. Quelle est cette route?


– Notre cap est est-sud-est», dis-je, me souvenant vaguement des paroles du Capitaine Carcasse lors de l’appareillage.


Alpha me nomma immédiatement second.


«Bravo, Prosper! me félicita la confrérie.


– Silence!» hurlai-je.


Ma propre voix m’effraya. Je remarquai que notre compagnie s’était tue sur-le-champ. Je n’aurais jamais imaginé que j’étais né pour commander.


Afin de consolider cette belle autorité tout juste acquise, je nommai aussitôt José Soares mon second. Ce choix fut judicieux, car le sang bouillonnant de ses ancêtres navigateurs coulait toujours dans les veines du petit Portugais de fer. Dès qu’il s’empara du gouvernail, José Soares le serra si fort que ses doigts bleuirent. Je poussai un soupir de soulagement, sachant que personne, jusqu’à la fin de la croisière, n’arracherait la barre à ses mains.


«Est-sud-est! lui commandai-je.


– Est-sud-est, répéta José sagement.


– Je suis contente de ton travail», me complimenta de nouveau Alpha avant de se retirer sur le pont arrière, pour s’allonger avec une pastèque sous la tête et une bouteille de Coca fraîche à portée de la main.


J’attendis que la reine des animaux s’endorme, puis je vérifiai encore une fois le cap et félicitai José Soares en public.


«Je suis content de ton travail», dis-je en me dirigeant vers le pont avant où j’avais repéré un beau coin pour la sieste.


Avec le Portugais à la barre, nous pouvions naviguer l’esprit tranquille, car seule l’apparition inopinée d’un porte-avion était en mesure de le faire changer de cap. Comme s’ils le pressentaient, les petits bateaux de pêche et les canots de touristes venant à notre rencontre s’écartaient prudemment et laissaient l’Arche de Noé suivre librement son chemin, est-sud-est; José Soares s’y tenait aveuglement, ne quittant pas de l’œil le compas rouillé du Capitaine.


Après m’être lavé les mains avec de l’alcool, j’étais en train de somnoler à la proue depuis à peine dix minutes quand deux doigts qui me pincèrent le pavillon de l’oreille me tirèrent de mon assoupissement. S’il y avait quelque chose au monde que je haïssais, c’était bien ce genre de réveil, même s’il s’agissait d’une main d’homme, et même si celle-ci appartenait à Petit Loup.


«Il faut que je te parle, grommela-t-il.


– Tu as choisi le mauvais moment, dis-je en gémissant.


– Je n’ai pas le choix, l’affaire est urgente.»


Il s’assit tout près de moi et posa ma tête sur sa belle cuisse fuselée. C’était une position très agréable pour une tête qui souffrait d’une sournoise migraine depuis sa brève sieste. C’était exactement ainsi que j’imaginais nos éveils, le dimanche, dans la cour d’une vieille maison de Normandie où Sandrine nous rejoindrait un jour, où nous vieillirions les uns à côté des autres dans une parfaite quiétude.


«Aujourd’hui, je ne vois rien qui soit urgent en ce bas monde, dis-je, et je traçai du bout de l’index une petite croix sur son front crispé, à côté de sa mèche blanche, comme l’aurait fait Sandrine.


– C’est une question de vie ou de mort, marmonna-t-il.


– Allons, mon petit, protestai-je, pris d’une affection paternelle. Regarde de quoi tu as l’air. Les soucis te vont mal.


– Je veux que tu me répondes franchement à une question, dit-il et il jeta un regard autour de lui, calculant la distance qui nous séparait de témoins indésirables.


– C’est d’accord, mon petit.


– Hier soir, après que je me suis éclipsé avec Suzanne, quelqu’un m’a demandé?


– Ne recommence pas à me casser les pieds avec cette histoire, bougonnai-je. Je t’ai transmis son message mot pour mot, et toi, en signe de remerciement, tu m’as envoyé au diable.»


Petit Loup se mit à me masser tendrement les tempes du bout des doigts. C’était ce que je pouvais imaginer de plus doux en cet instant.


«Excuse-moi, chuchota-t-il. Tu sais quelle brute je deviens dès que je bois un verre de trop.


– Je te pardonne tout, dis-je.


– Si je ne m’abuse, cet homme avait à peu près mon âge? poursuivit Petit Loup d’une voix étouffée.


– À peu près. C’est difficile à dire.


– À cause de sa grande casquette?


– Oui, il cachait son visage à l’ombre de cette casquette.


– Il est difficile de donner un âge aux hommes imberbes.


– Exact, acquiesçai-je, appréciant de plus en plus la pression de ses doigts sur mes tempes.


– Mais le plus laid sur cet épouvantail, souffla soudain Petit Loup, ce qu’il a de plus hideux, c’est son bec de lièvre?


– C’est vrai, répondis-je en souriant. Je parie que tu n’as jamais vu un si vilain bec de lièvre.


– Si», dit-il entre ses dents.


Et il me serra si fortement les tempes qu’elles craquèrent comme dans un casse-noisettes.


«Tu es fou, ça fait mal! m’écriai-je.


– Il faut que ça fasse mal, chuchota-t-il avec fièvre. Cela fera encore plus mal si tu ne me dis pas la vérité.»


J’essayai de m’arracher à ses mains, mais tout ce à quoi je parvins fut de sentir ma tête glisser dans un piège plus douloureux encore: ses cuisses. En une autre occasion, je me serais fait une vraie fête de cet appuie-tête musclé s’il n’avait continué à serrer comme s’il avait décidé de me faire éclater le crâne.


«Si l’homme a disparu avant mon retour avec Suzanne, et si ensuite nous sommes allés ensemble nous coucher, haletait Petit Loup, comment se fait-il que je sache dans les moindres détails de quoi il avait l’air?


– C’est moi qui t’ai tout raconté!» m’écriai-je.


Mes paroles lui firent relâcher sa pression.


«La casquette, le menton imberbe, le bec de lièvre?…


– C’est moi qui t’ai raconté tout ça, répétai-je.


– Cela veut donc dire que le reste n’est qu’un mauvais rêve? murmura-t-il comme en transe. Dans ce cas, conclut-il, le visage rayonnant, peut-être que Sandrine et toi aviez raison!


– Nous avons toujours raison, approuvai-je en riant.


– Je vous aime, dit Petit Loup sur un ton badin.


– Nous aussi nous t’aimons», fis-je.


Nous ne remarquâmes même pas Sandrine arriver derrière nous.


«Je n’aime pas que vous fassiez des plans d’avenir derrière mon dos, dit-elle, s’allongeant près de moi pour poser sa tête là où reposait la mienne, dans le giron de Petit Loup. J’espère que vous ne me laisserez pas sur le carreau?»


Nous répondîmes à l’unisson:


«Nous ne ferons jamais bande à part.»


Nous clignâmes tous trois des yeux, nous sentant frères et sœur plus que jamais, comme ces trois singes orientaux, un petit vent brûlant sur notre visage. Le brouillard à travers lequel avançait notre bateau ne présageait rien de bon, le calme plat de cette mer pouvait se transformer subitement en la pire des tempêtes. Nous nous serrâmes encore plus l’un contre l’autre, nous nous fondîmes en un grand corps, une sorte de pieuvre humaine, nous protégeant ainsi de tous les dangers.


On verra cependant que le danger ne se trouvait pas là où je croyais: il résidait dans les natures très diverses des animaux assemblés sur l’Arche de Noé. Nous ne sommeillâmes pas dix minutes que la grosse Inès et Willi le Long se remirent à se chamailler, cette fois-ci plus sérieusement que jamais, si sérieusement qu’Inès décida de jeter le grand escogriffe à la mer.


Ils commencèrent la conversation en fouillant innocemment la cendre sous laquelle couvait la sournoise étincelle. Tôt ce matin-là, la vorace Inès avait visité l’unique poissonnerie d’Ouf, à la recherche de langoustines dont elle avait eu envie dès qu’elle avait ouvert les yeux. Elle avait découvert que la faune marine sur les étals était aussi rare qu’un puits d’eau fraîche dans le désert de Gobi. La discussion dévia sur les eaux du littoral corse où, au dire d’Inès, les poissons devaient mourir de vieillesse puisque personne ne retroussait ses manches pour tirer un filet de pêche.


«Ils devraient avoir honte, dit Inès, qui avait l’estomac dans les talons depuis un bon moment, particulièrement après une gorgée d’eau-de-vie. Il ne faut pas qu’ils s’étonnent d’être pauvres, ces indépendantistes qui font feu de tout bois.»


Dieu seul sait pourquoi Willi décida de soutenir les Corses sans défense, bien qu’il n’en connût aucun.


«Ils ne sont pas pauvres d’hier, ces gaillards-là, dit-il avec un soupir. L’histoire ne les a jamais épargnés comme elle a su être tout sucre tout miel pour d’autres peuples. Celui qui est rassasié ne croit jamais celui qui a faim.


– Si quelqu’un meurt de faim ici, c’est bien moi! s’échauffa Inès. Depuis que nous avons atterri sur cette île, on nous nourrit de pastèques. Quelle chance que Boris et moi ayons apporté une boîte de caviar de Russie.»


Willi le Long ne lâchait pas prise. D’après lui, les pastèques corses étaient moins dangereuses que le caviar russe pour la santé physique et morale. D’après lui, certaines dames et certains messieurs occidentaux feraient mieux de se serrer la ceinture et de contenir leur goinfrerie, car c’est une honte de voyager en première classe de train ou d’avion quand on traverse l’existence dans un pitoyable corps de troisième classe.


«Vous avez osé qualifier mon corps de troisième classe! tonna Inès. Si cette injure était sortie de la bouche de quelqu’un d’autre, peut-être l’aurais-je avalée, mais quand c’est un homme-girafe qui s’avise de m’insulter, ça me met hors de moi! Retirez ce que vous venez de dire, monsieur!


– Dans ce cas, vous aussi vous me ferez des excuses pour m’avoir traité de girafe», lui rétorqua Willi le Long.


Sandrine, Petit Loup et moi nous éveillâmes tout à fait, et nous joignîmes promptement aux auditeurs de ce nouveau duel. Tout portait à croire que la suite de la croisière serait plus qu’intéressante.


«Votre cerveau doit beaucoup souffrir, dit Inès à Willi, de cet air sans oxygène que vous respirez à votre altitude.»


L’intéressé survola du regard les personnes présentes; elles s’amusaient à merveille. Lorsqu’il arriva à Petit Loup, ce dernier lui fit un clin d’œil discret en dirigeant son pouce vers le sol, à la manière des anciens Romains, qui faisaient ainsi signe aux gladiateurs d’achever leur adversaire.


«Certaines mauvaises langues racontent ici des choses peu ragoûtantes au sujet d’une dame, murmura le grand escogriffe.


– Quelles langues? Que disent-elles? À propos de quelle dame? l’interrogea le public, impatient de tremper ses jambes dans le sang jusqu’aux genoux.


– Je demanderai que cette histoire ne sorte pas de notre cercle intime, dit Willi d’un air affecté. Mon intention n’est que de faire rire ceux qui s’ennuieraient un peu. Naturellement, je dois vous taire de quelles mauvaises langues et de quelle dame il s’agit. Je vous prie de me jurer que ce petit secret ne sortira jamais du bateau.


– Nous jurons!» s’écria l’assistance.


Le serment d’Inès fut de tous le plus sonore.


«C’est dégoûtant!» s’exclama Willi le Long.


Nous nous tûmes, nous mordant les lèvres et nous demandant quelle nouvelle fourberie il allait inventer.


«C’est plus que dégoûtant! répéta le plaisantin.


– Qu’est-ce qui est dégoûtant? s’enquit Inès.


– Pensez donc, répondit Willi toujours d’un air affecté, la dame en question, par ailleurs digne de respect, souffre un peu d’obésité. Une fois par an, elle entreprend des cures d’amaigrissement héroïques et arrive à se défaire de dix à quinze kilos. Cela n’aurait rien de fâcheux si, par flux et reflux fréquents, la peau de la dame ne s’était détendue comme un accordéon russe, et si elle n’avait dû se rabattre sur un lifting consistant. Lors de cette opération, il lui resta un tel surplus de peau qu’elle décida d’en faire une paire de chaussures.»


À ces mots, Willi le Long, comme par hasard, posa son regard sur les mocassins roses de notre Inès, qui étaient de la même couleur que son double menton.


Inès rit de bon cœur avec les autres et dans l’hilarité débordante personne ne trouva bizarre de la voir s’approcher du grand escogriffe, les bras écartés comme pour l’étreindre, jusqu’à ce que sa poitrine ne touche son ventre, car telle était la différence de taille entre la girafe et la grosse dondon. Nous comprîmes que rien de bon ne se préparait pour le farceur au moment où Inès, en silence, commença à le pousser de ses seins vers le pont arrière, où bâillait une ouverture dans la barrière de sécurité. Willi le Long s’agrippait comme il pouvait, flageolant sur ses échasses, pendant que la femmebulldozer le refoulait sans aucune pitié.


Lorsqu’il se retourna et qu’il aperçut le sillage d’écume derrière le bateau, le pauvre échalas écarquilla les yeux.


«Prenez garde, madame, gémit-il, je vous préviens que je ne sais pas nager!»


Au lieu de répondre, Inès le poussa encore une fois de sa poitrine, et l’amena ainsi juste au-dessus de l’eau.


«Charitable dame, se lamentait Willi, j’espère que vous avez conscience de préparer un meurtre avec préméditation!»


Je vis Petit Loup arracher du pont de commandement l’unique bouée de sauvetage dont nous disposions. C’était bien la preuve que Willi le Long disait vrai et qu’Inès réussirait peut-être à réaliser ce que nous tous avons raté: transformer d’un seul coup notre bouffonnerie en un drame aux conséquences irréparables.


«Je ne sais pas nager! clama l’escogriffe.


– À genoux!» cria Inès.


La girafe s’empressa d’exécuter son ordre. Cela provoqua une nouvelle salve de rires, car, même agenouillé, il était presque plus grand que la grosse dondon en furie.


«Si certains font des chaussures de leur peau, gronda Inès, moi, de la vôtre, je vais faire un tapis roulant pour l’escalier de service. Ma brave Marie-Jo habite au sixième sans ascenseur.


– Je préférerais que ce soient vos pieds qui me foulent la rate, chère madame», s’adoucit Willi le Long, se penchant sur la très grande échancrure de tissu entre les seins d’Inès.


C’était exactement ce qu’il fallait dire à notre Inès, qui aimait marcher autant sur la peau des hommes que sur la collection de fourrures disposées devant sa cheminée. Rien au monde n’ensorcelait plus notre Inès qu’un homme à genoux. Il ne m’était pas difficile d’imaginer la suite de cette farce, et le futur immédiat montra que mes prévisions étaient plus qu’exactes lorsque nous les retrouverons plus tard dans la cabine du Capitaine.


Mais d’abord le dernier acte de la farce. À la consternation générale et devant Inès ébahie, le grand escogriffe tendit soudain la main vers son sein droit, le sortit de son bustier et se mit consciencieusement à sucer le mamelon.


Visiblement comblée, Inès hésita assez longtemps avant de se décider à le sevrer. À ma grande satisfaction, elle le fit une seconde à peine avant que n’apparaisse sur le pont son fiancé russe, qui, pendant le dénouement heureux du drame, vidait sa vessie dans les toilettes et faisait éclater un petit bouton sur sa tempe, à l’endroit où poussent les premières cornes des jeunes cerfs.


Tout en se plaignant qu’on lui ait retiré le sein trop tôt et causé ainsi un traumatisme incurable, Willi le Long caressait des yeux notre règne animal bariolé. Seule la folie des vacances pouvait rassembler sur cette coque de noix ces bêtes humaines de toutes espèces qui rêvaient en cachette de la douceur d’un vrai déluge. Chacun de nous l’appelait de ses vœux, aussi sincèrement qu’Alpha, amoureuse des grands malheurs ou même Inès, qui, à l’insu de son jeune fiancé, devait s’éclipser avec le grand escogriffe dans la cabine malfamée du Capitaine Carcasse.


Au moment où il connaissait un allaitement quelque peu tardif, l’échalas n’imaginait même pas que le destin lui préparait un épilogue autrement plus attrayant. Sandrine, Petit Loup et moi connaissions depuis longtemps le penchant d’Inès pour les hommes agenouillés, mais nous n’avions pas prévu que, descendant sous le pont pour trouver un peu de fraîcheur, nous apercevrions la porte de la cabine du Capitaine entrouverte et les deux ennemis dans une posture témoignant d’une trêve tout juste signée.


L’image était telle que Sandrine rougit comme une fillette de douze ans: Inès, à genoux, entre les deux cuisses de grenouille de Willi le Long, qui dévorait des yeux le plafond comme s’il y voyait le septième ciel et tous ses anges.


«Ma douce dame, chuchotait-il, puis-je vous demander de laisser tomber votre fiancé sur-le-champ et de convoler en justes noces avec moi?»


En toute autre circonstance, Inès aurait explosé ou éclaté de rire devant une demande en mariage si insolente, mais cette fois-ci elle ne souffla mot, car, comme toute jeune femme bien élevée, elle savait qu’il était impoli de parler la bouche pleine.