"Enfer d’un paradis" - читать интересную книгу автора (Voutcho Vouk)Petit Loup. Une divinité bicéphale. Au point du jour, m’éveillant sur une aire de stationnement couverte de genévriers, j’aperçus mon sosie dans le rétroviseur en train de cuver son vin, et je lui posai la question habituelle: «Je m’rase ou je m’gaze?» Pour la première fois depuis que nous nous fréquentions, il hésitait à me répondre. La mèche blanche qui barrait son front avait l’air plus fanée que jamais. Cela me découragea sérieusement. Ma route vers le Sud, vers le lieu de mes vacances, ressemblait de plus en plus à une descente crépusculaire, à un pèlerinage au goût de cendre. Le jour précédent, contrairement à ma volonté, mon chemin m’avait obligé à fléchir le genou devant trois pierres tombales entre Bastia et l’île Rousse, les tombes qui me parurent les plus forts remparts contre la cruauté du destin. Grignotant les pissenlits par la racine, Michel, Claude et Dominique, les jeunes amis de mon père corse, ne me semblaient jamais si vertueux, prouvant que tous les morts sont bons, car sur toute tombe peut fleurir une rose. Je remis le siège en position horizontale, posai mon pouce sur ma lèvre inférieure tel un présentateur de la télé et m’abandonnai à un nouveau somme salutaire. Mal m’en prit: sitôt que j’eus fermé les yeux, en ce jour anniversaire de la mort de mon père, Morphée, dieu grec des songes, m’offrit un petit cauchemar, à vous glacer le sang. Ces bienfaits funestes, que j’endure de temps à autre, Prosper les appelle «rêves à répétition». Heureusement, avant de mettre à mort le pauvre papa une fois de plus dans ce rêve effrayant, je fus réveillé par trois coups tapotés sur mon pare-brise. Le soleil avait déjà fait un grand bond en avant, un soleil étrillé par des nuages au galop, sous lesquels le maquis voisin semblait bien plus mystérieux que la veille au soir. Il sentait le brûlé, une odeur de paillotes fraîchement calcinées, et le golfe d’Ajaccio était certainement à portée de la main, étant donné que les oiseaux gazouillaient dans un dialecte du sud parfait. À travers le pare-brise, deux visages souriants m’examinaient, l’un paré d’un chignon blond, l’autre de boucles encore plus dorées. Elles avaient à peine vingt ans, ô le vrai joyau de vingt carats! Je clignai des yeux comme devant la vitrine d’un bijoutier sur la Croisette. Le conte de fées se poursuivit: je communiquai avec elles par des mouvements de lèvres, tel le collectionneur de poissons rouges qui babille avec ses bien-aimés dans l’aquarium. «Monsieur va-t-il vers le sud? – Bien sûr qu’il y va. – Passerait-il par Propriano? – Sûrement. – Ensuite descend-il vers Bonifacio? – Bien sûr. – Hourra!» s’écrièrent les jeunes auto-stoppeuses belges Margot et Tatiana. Il fallait voir ces deux paires de cuisses bronzées et ces derrières surélevés qui menaçaient de crever le daim de leur culotte courte. Il fallut serrer les dents devant ces quatre seins hérissés, ces dents perlées et ces fossettes sur des joues parsemées de taches de rousseur. Je dus me pincer afin de me convaincre que je ne rêvais pas. Une sorte de divinité estivale quadrupède était bel et bien assise sur le capot de mon moteur. Sa beauté ne pouvait se mesurer qu’aux monstres séducteurs inventés par les Grecs anciens et les Romains: le «Depuis quand suces-tu ton pouce? demandèrent-elles, riant aux éclats. – Depuis toujours, dus-je reconnaître. – Ça inspire confiance, dit Tatiana. Nous acceptons que tu nous emmènes jusqu’à Sartène. Nous allons rendre visite à un cousin de Margot dans le couvent franciscain.» Tandis que nous descendions vers le sud, je me taisais, sentant derrière mes épaules la chaleur qui rayonnait de leur divin corps bicéphale. En proie une fois de plus à une inexplicable inquiétude, comme pourchassé par un commando invisible, les assassins de Michel, Claude et Dominique, je conduisais à tombeau ouvert, comme si je cherchais sur le bord de la route l’arbre providentiel où nous pourrions laisser notre peau. Deux jours auparavant, en accompagnant Sandrine à Orly, je lui avais juré d’arrêter de fumer. C’est pourquoi toutes les demi-heures, quand mon porte-clefs se mettait à sonner, j’engloutissais un tranquillisant homéopathique au lieu d’allumer une cigarette. Normalement, ce gadget me rappelait que, le temps s’écoulant, il fallait nourrir le parcmètre. Recroquevillées sur le siège arrière, les filles observaient d’un œil soupçonneux l’affreux museau de mon double dans le rétroviseur. Après mon troisième comprimé, la savante Margot aux boucles dorées s’enhardit. Elle se pencha vers moi et me glissa à l’oreille: «Pulsion autodestructrice, comme dirait mon psy. Ça va pas la tête? – Plutôt le cœur…» fis-je en gémissant. Margot et Tatiana échangèrent un regard. «Tu veux une pomme? – Merci, mon médecin me les a interdites. – Une maladie… grave? balbutia Tatiana. – Une maladie rare», répondis-je dans un murmure sépulcral. Mes compagnes se regardèrent de nouveau à la dérobée. «Et si on s’arrêtait, si tu te reposais un peu? – Mon médecin me l’a interdit. – Tu es un petit futé, toi?» dit Tatiana en riant jaune. Près de mon oreille, une nouvelle fois, Margot secoua ses boucles qui tintaient comme des écus d’or. «Ta maladie… comment se manifeste-t-elle? – Par une faiblesse, expliquai-je. D’abord, c’est une perte subite de toutes mes forces. Puis je bave. S’ensuivent étouffement et contraction du cœur. Si je n’avale pas à temps un comprimé, je suis cuit, c’est la fin des haricots. – Et ton toubib t’autorise à conduire? – Pourquoi pas? Il y a tellement de gens débordant de santé qui meurent sur les routes. Surtout ici, parfois dans des voitures immobiles. Et même en dehors de leurs bagnoles. – Et si tu ralentissais un peu?» bégaya Tatiana. Je mis les pleins gaz et les collai sur leur siège arrière. Elles ressemblaient à deux timbres-poste belges décolorés. Elles me rappelaient tellement des timbres que j’eus envie d’en lécher le verso. La petite voix de Margot frissonna: «Et si les comprimés venaient à te manquer? – Dans ce cas, il y aurait un autre remède efficace, répliquai-je sèchement. – Quel autre remède? – Quel remède, bon sang?» Je déposai les armes. «D’accord, dis-je, en observant dans le rétroviseur mon sosie devenu cramoisi. Il s’agit d’une maladie rare, un cas unique en Europe. Il faut que je fasse l’amour toutes les trois heures. Si je ne le fais pas au moins une fois dans ce laps de temps, je dois avaler un comprimé. Autrement, c’est la crise, mal au cœur, étouffement, infarctus du myocarde…» Les filles me couvaient des yeux, émerveillées et effrayées. «Avoue, tu te moques de nous?» murmura Tatiana. Je poussai un profond soupir, comme un homme dont les jours sont comptés. «À part ça, dus-je reconnaître d’un air abattu, le médecin m’a conseillé d’éviter les pastilles autant que possible, car tôt ou tard… – Tôt ou tard? – Les médicaments vont cesser de faire leur effet. Il est donc souhaitable que j’utilise le plus souvent un antispasmodique naturel.» À la suite de cette confession, mes compagnes restèrent bouche bée pendant deux bons kilomètres, avant que Tatiana ne se racle la gorge. «Si on nous demande comment s’appelait ce grand malade qui nous a conduites à Sartène, que doit-on répondre? – Miodrag, Marie-Loup, Janvier, mesdemoiselles. – Drôles de prénoms. – Ce sont ceux de mes aïeuls, maternel et paternel, respectivement serbe et corse. – Brrr! Un janvier et en plus un demi-Serbe et demi-Corse, persifla Margot. Ça fait froid dans le dos! – Je me ferai soigner, lui promis-je. Par ailleurs, mes amis m’appellent Petit Loup, bien que je me surnomme Sisyphe. – Comme celui qui pousse son gros caillou? s’empressa de demander la savante Margot. – Oui, comme celui qui toute sa vie roule son rocher vers le sommet pour le voir retomber aussitôt en bas. – Sisyphe! ricana Tatiana. On dirait, un nom de chien. Pourquoi justement un nom mythologique? – Parce qu’en ce bas monde, il n’y a plus belle représentation de la vaine souffrance humaine que celle créée par la mythologie, dont…» J’avais eu, d’un cœur magnanime, l’intention de leur offrir mes explications sur les mythes en général et, en particulier, sur mon thème favori, la tragédie apprivoisée. Par malheur, il n’était pas écrit que Tatiana et Margot m’entendent jusqu’au bout. À cet instant précis, mon porte-clefs se remit à tinter, et je fourrai la main dans ma poche pour prendre un nouveau comprimé. Agréablement surpris, ce fut à mon tour d’ouvrir tout grand la bouche. «Laisse tomber, Sisyphe, m’ordonna Margot. Ça suffit. – Tu en prends la responsabilité? demandai-je. – Nous la prenons!» fit Margot dans un doux sourire. Je battis leur record du maintien de la bouche béante. Je ne la fermai qu’en vue du golfe de Valinco, où nous surprit le crépuscule devant un petit hôtel, près de Propriano. «La nuit porte conseil», dis-je en secouant mes clefs au rythme d’un petit air corse. La tête sur l’épaule de Tatiana, Margot pouffa de rire. «Notre Louveteau a peur de faire des folies ce soir! – La folie est la reine des esprits! m’exclamai-je. – Notre Louveteau ne serait-il pas un tantinet royaliste? demanda Margot d’un air assombri. – La reine est morte! m’écriai-je, vive la folie!» Les jeunes filles n’y comprirent goutte, mais elles rirent de bon cœur. Pendant le dîner, je bus de la bière à la châtaigne et du vin à tire-larigot, histoire de reprendre courage, en vue des obligations qui m’attendaient: ceci eut pour résultat de me délier la langue. Les rares clients du restaurant, cinq touristes autrichiens, verts de jalousie sous leur petit chapeau tyrolien, ne quittaient pas des yeux ma divinité quadrupède, pendue aux épaules d’un sacré vaniteux. Les yeux écarquillés, ce dernier battait l’air de ses mains en essayant de décrire une espèce de paradis terrestre. Évidemment, je chantais le petit village d’Ouf, à proximité du cap de Roccapina, dont la calanque, bien abritée entre les falaises, ressemblait à un sexe féminin. «Ouf comme un ouf de soulagement?» s’exclamèrent mes jeunes compagnes. Elles ne pouvaient imaginer rien de plus beau ni de plus apaisant qu’un sexe de femme. «Oui, mais c’est également un ouf de jouissance, poursuivis-je avec enthousiasme. Ajoutez à ça une chapelle et deux menhirs géants, à l’entrée et à la sortie du port, où nous amarrons nos bateaux, en face d’une paillote-buvette. Pouvez-vous imaginer plus belle harmonie?» Les filles ne pouvaient imaginer plus belle harmonie que celle qui régnait autour de notre paillote pas encore brûlée. «Tous les ans, à la fin du mois d’août, continuai-je sans me lasser, ça devient le point de ralliement de notre bande, les Corses de Paris et leurs amis parisiens, des autochtones et des copains venus des quatre coins du monde… Comment vous dire? C’est une sorte d’invention de pays natal commun à nous tous, notre petite République baisemouchiste, dont le mot d’ordre est: “Délivrés de vos peurs, stress et angoisses, devenus des papillons libres, sortis de la cage de votre chenille, déployez vos ailes de carnaval, papillonnez au gré de votre placenta, la Méditerranée, et roulez dans le liquide amniotique corse jusqu’à la libération finale!”» Mon enthousiasme conquit les filles. «On dirait que tu es un sacré nationaliste, payé pour faire de la pub à Ouf. – C’est dommage que l’on ne sache pas un mot de la langue corse. – Aucun problème, expliquai-je. Dans la cour de la paillote “Chez Napo”, quartier général de notre confrérie, bien souvent on ne parle que le français.» Le programme de notre république émerveilla les jeunes filles, et Tatiana, à qui le vin rouge avait fait prendre des couleurs, me proposa sans hésiter de broder notre slogan, Les yeux perlés de larmes, l’émotion m’inspirant davantage, je repris mes louanges: «À Ouf, notre compagnie a créé une chose qui paraissait impossible: le bonheur simultané de l’individu et celui de la collectivité. À Ouf, notre vie est basée sur le principe du kolkhoze ou du kibboutz baisemouchiste, où tout individu, qu’il soit riche ou pauvre, apporte à la communauté le meilleur de ses biens: yacht, canot à moteur pour ski nautique, matelas gonflable, Maserati, deux-chevaux ou deux-roues.» Ravie, Margot riait sur mon épaule, tout en caressant le chignon de Tatiana derrière mon dos. «Mais c’est une sorte de communisme de luxe! – C’est ainsi que nous imaginons le communisme! braillai-je en frappant du poing sur la table si fort que chez les auditeurs trois chapeaux verts tyroliens basculèrent sur le côté. Le communisme n’est rien d'autre qu’une promesse de liberté à venir, qui roule les mécaniques dans son placenta!…» Margot s’assombrit une fois de plus. «Royaliste ou fasciste? – Anarchiste romantique! dus-je corriger, appuyant mon index sur la racine de son nez. – Anarchiste! fit-elle avec le murmure d’une fillette dont une main de velours invisible caresse le bas du dos. – Que cela reste entre nous», dis-je en chuchotant moi aussi pour fortifier notre complicité. Les yeux des jeunes filles étincelèrent telles des pierres précieuses. Dès lors, je pouvais considérer que la République d’Ouf s’était enrichie de deux délicieuses citoyennes. Pour couronner le tout, je dépliai ma carte et pointai mon doigt sur les eaux de la Côte d’Azur. «À quoi ça fait penser? demandai-je d’une voix solennelle. – À la mer…» fit Tatiana d’un ton hésitant. Je décidai de leur prêter la main, leur jeunesse pudique le méritait amplement: «Si la crique d’Ouf évoque un petit sexe de femme, à quoi vous fait penser cette mer?» Margot poussa un cri de joie: «À un vagin grand ouvert!» En guise de récompense, je lui décernai deux baisers, un sur chaque joue. «Bravo! me récriai-je, et chez les auditeurs je fis encore basculer quelques chapeaux tyroliens. – Si on regarde bien, pensait tout haut Tatiana, penchée sur ma carte en élève consciencieuse, si on regarde attentivement, on dirait que ce golfe entre la principauté de Monaco et la Toscane ressemble bel et bien à un gros sexe féminin franco-italien avec son clitoris corse.» Transporté de joie, je lui offris, à elle aussi, deux baisers retentissants. «Comprenez-vous? murmurai-je avec fièvre. C’est pour cette raison que la France s’irrite tellement quand la Corse s’agite. L’Europe est anthropomorphe et, en plus de ça, son genre est féminin. Ce que nous avons dénommé Nous nous tûmes, un peu soucieux à cause de la fragilité du vagin du Continent, pendant que Margot, l’air préoccupé, dessinait à l’aide d’une allumette carbonisée les poils des parties intimes de la frontière franco-italienne. Dès que Monaco eut disparu sous les poils, nous éclatâmes d’un rire tonitruant qui fit basculer le reste des chapeaux tyroliens. La décision était prise: nous gagnerons ensemble le littoral, la pointe du clitoris corse. Au lieu de passer leurs vacances à Sartène et à Bonifacio, Margot et Tatiana les passeront à Ouf, dans la maison de mon père et notre petit domaine au bord de la mer. Pour sceller cet accord, nous nous embrassâmes devant tout le restaurant. Notre tentative de triple baiser se cassa le nez à cause du trop grand nombre de ces organes de l’odorat, comme lorsque par erreur on glisse le pied gauche dans la pantoufle droite, bref comme tout premier baiser d’adolescents. Mais peu importe, nous étions au septième ciel. La seule chose qui assombrissait ce moment de plaisir était la présence des deux serveurs à côté de notre table, le garçon de restaurant et son assistant sommelier. Le premier avait un visage rose de chérubin, et le second des traits ravagés. Ils étaient très serviables, trop courtois à mon goût, veillant à ce que tout soit servi parfaitement, mets savoureux et boissons. Leur courtoisie m’aurait été fort agréable si je n’avais remarqué leurs petites ailes, dissimulées sous leurs habits, blanches dans le dos du faux chérubin, noires sur l’échine du sommelier au visage plissé et terreux. Il fallait avoir l’esprit complètement obtus pour ne pas reconnaître en eux les deux vieux complices, Éros et Thanatos, le dieu de la passion amoureuse et celui de la mort de cette même flamme. De surcroît, tous les deux pouvaient facilement faire partie d’un commando de «justiciers» à gages. Par bonheur, cette image éclair de très mauvais augure échappa à l’attention de mes jeunes compagnes. Pour ne pas nous lancer dans des relations trop intimes qui feraient injure à la décence, nous décidâmes de nous fiancer sans tarder. Margot et Tatiana m’offrirent chacune à leur tour une bague de peu de valeur que je mis au petit doigt de ma main droite comme le plus grand des trésors. À partir de cet instant-là, nous pouvions sans honte nous considérer comme fiancés et nous comporter comme des gens bienséants. À la barbe des chapeaux tyroliens consternés, nous mélangeâmes une fois de plus nos nez. « – Qui aimes-tu, qui ça? demandèrent les filles, l’air confus. – Vous êtes ma divinité estivale quadrupède, essayai-je de leur expliquer, vous n’êtes qu’un seul être, l’incarnation de la féminité universelle: c’est pour ça que je m’adresse à vous au singulier. Vous êtes mon Janus féminin, ma chimère, un peu chèvre, un peu serpent et un peu lionne, mon centaure féminin. – Serpent et lionne! Le centaure est certainement une bête tout aussi monstrueuse?» Fort heureusement, la détonation du bouchon couvrit l’explication de la savante Margot. À ce moment précis, comme si j’avais été frappé par la foudre, j’entendis dans la poche située sur ma poitrine le bruissement du télégramme de Sandrine annonçant son atterrissage sur l’aéroport de Bonifacio, en provenance d’Istanbul, via Bastia… Oui, mais quand? Demain ou après-demain?… Je fis un saut jusqu’aux toilettes, où je dépliai à la hâte le bout de papier, dont un homme d’honneur aurait dû connaître le contenu par cœur. «Vendredi, vol 308, bise, Cendrillon.» Il me restait à peine quarante-huit heures. Apparemment, je n’étais pas un homme d’honneur. Honteux, donc, je blâmai comme d’habitude mon sosie dans le miroir. «Petit con! grondai-je. À quarante-cinq ans, tu te comportes comme un vieillard sénile.» Impertinent, il me montra les dents en guise de réponse et alluma une cigarette. Ainsi, ma résolution de renoncer au tabac partit de nouveau en fumée. Ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase! Sans plus hésiter, je lui arrachai la cigarette de la bouche et y enfonçai le télégramme. Bien qu’étant tout près d’un dangereux dédoublement de la personnalité – c’est ainsi que mon psychanalyste aurait expliqué mon cas -, je décidai de ne pas flancher, le forçant à avaler ce bout de papier, cachet de la poste compris. Enfin, pour me calmer, j’allumai une cigarette. J’en ressentis du soulagement, et cette vieille oppression dans ma poitrine s’apaisa un peu. Elle m’assaillait à chaque fois que m’apparaissait le délicat profil de Sandrine, pareil à un camée, sur fond de dunes à Cabourg, où nous déambulions jadis à la recherche du temps perdu, du spectre de Proust. La marée haute de la Manche seyait bien à Sandrine, surtout au déclin du jour, quand les flots imitaient l’étrange couleur de ses yeux gris-violâtre. Lui cherchant un surnom, je n’ai trouvé mieux que Cendrillon; un amant plus imaginatif l’aurait appelée sa petite chérie de cendres. De mon poste d’observation des toilettes corses – ô combien instructif! – je me revis accompagner son profil tremblant sur les rivages sablonneux. Au lieu de nous dévorer des yeux, nous regardions dans la même direction. Dix ans plus tard, nous voilà enlisés dans les sables mouvants de notre sablier, en portant dans les bras quelque chose qui se casse facilement, un érotisme de l’autodestruction qui remplaçait notre tendresse épuisée. «Je parie qu’elle s’est encore payé un minet à Orly! crachai-je au visage de mon sosie, devenu jaunâtre après avoir avalé mon télégramme indigeste. Bah! Qu’elle en profite! ricanai-je en m’empressant de retourner à ma chimère estivale, qui sirotait le champagne dans deux verres embués. – Moi aussi, je t’aimons!» s’exclamèrent à l’unisson mes compagnes. Quant à la terminologie mythologique, elles y faisaient d’étonnants progrès. Lorsque nous demandâmes une chambre à un seul lit conjugal, le patron de l’hôtel et sa femme se concertèrent longuement au fond de leur loge avant de se décider enfin à nous confier une clef. Heureusement pour nous, l’hôtel était à moitié vide. L’hôtelier, plein de convoitise, rit jaune, pendant que je remplissais le registre d’entrée. «Vu son petit harem, quelques gouttes de sang arabe coulent certainement dans les veines de monsieur? – La découverte que je fis ce soir-là, à savoir que je me trouvais dans le rôle de cheval de Troie et ne servais à rien d’autre qu’à aider la savante Margot à transmettre ses connaissances et son savoir-faire à la timide Tatiana, ne me déçut pas ni me découragea, bien que je me sentisse plutôt comme leur âne de Troie. En plus, j’avais beaucoup de mal à digérer le télégramme de Sandrine et je restai éveillé jusqu’à l’aube auprès de mes fiancées enlacées. Je ne pouvais me représenter image plus touchante que l’innocence de leurs cheveux mêlés sur l’oreiller. Dans leur sommeil, elles rayonnaient d’une telle pureté qu’elles me semblèrent avoir été rappelées à Dieu. Je ne m’assoupis qu’au petit jour, sachant très bien que ce maudit Morphée en profiterait pour m’envoyer son funeste cadeau à cette frontière incertaine entre le rêve et la réalité où mon père joue toujours le rôle de revenant le jour anniversaire de sa mort. Combien d’années? Je ne savais plus et c’était sans importance, puisque la mort n’a pas d’âge. Le pire dans ce genre de cauchemars, c’est d’être conscient que l’on rêve, lorsqu’on rêve de rêver. Toutefois, ce savoir ne m’épargna pas le supplice habituel dans la salle des malades de l’hôpital où mon invincible papa corse s’est fait tuer, où je lui ai donné le coup de grâce en acceptant qu’on le débranche de son poumon artificiel. Il avait déjà franchi le seuil qui sépare les vivants des morts lorsqu’il rouvrit ses yeux ternes pour ne balbutier qu’une seule phrase entrecoupée, que je déchiffrai avec peine sur ses lèvres: «La mé… decine… fait… des mi… racles…» Hélas! la médecine ne pouvait rien contre le parricide: le tuyau qui le reliait au poumon d’acier avait déjà été enlevé avec mon consentement. Il devina dans mes yeux ma réponse, mon cri inaudible, et me sourit humblement, avant son dernier chuchotement: «Prenons notre vol…» Oiseau de haut vol, papa s’envola, lui qui éprouvait toujours une peur bleue en avion. Si la médecine faisait des miracles, il aurait pu être sauvé! Si c’était vrai, je serais l’assassin de mon propre père! me dis-je en poussant un hurlement, cette fois pour de bon. Ce cri perçant tira de leur sommeil mes compagnes et nous fit sauter tous trois du lit. Un peu effrayées, les filles m’observèrent me précipiter sous une douche froide. Pieds nus, sans mes sandales orthopédiques, dont la droite avait une semelle compensée, je n’arrivais plus à dissimuler ma petite infirmité. Par bonheur, leur regard compatissant ne dura qu’un instant, vite effacé par le sourire angélique qu’elles échangèrent. Je sus tout de suite ce qu’il signifiait. Les filles se dirent: «À âne donné on ne regarde pas la bouche.» De mon pouce amer, posé sur ma lèvre inférieure au cours de la nuit, je ne tirai rien, mis à part le désir fou de me l’enfoncer jusqu’au fond de la trachée. En mon for intérieur, je savais que j’allais perdre mes deux fiancées encore plus vite que je ne les avais trouvées. C’est pourquoi, une heure plus tard, je continuai à rouler comme un sauvage en direction d’Ouf, talonné par mon commando fantôme de tueurs, le cœur faisant naufrage avant mes retrouvailles avec Sandrine. |
|
|