"Enfer d’un paradis" - читать интересную книгу автора (Voutcho Vouk)II. Sandrine. Le destin des femelles. Pendant que Bruno, une troisième fois, braillait sous la douche l’air horrible du ténor de «Demain soir, nous chargeons la voiture sur le ferry-boat Marseille-Porto-Vecchio. Nous arrivons vendredi dans la journée. Bons baisers de Prosper et Gertrude.» Merveilleux, fol et infortuné Prosper. Mais qui est cette Gertrude? Probablement sa nouvelle liaison, une femme ou un homme, qui – tout aussi tristement que les précédentes – ne tardera pas à se dégonfler… Je le voyais déjà verser des larmes amères sur mon épaule. Bruno s’égosillait toujours dans la salle de bains, comme si on lui arrachait la peau des fesses. Cet engouement pour l’opéra était pour moi le signe certain d’une décadence généralisée. Après chaque siècle pourri, il se trouve toujours quelques sacrés mélomanes pour se pâmer devant l’opéra, dans l’espoir de remettre ce monde fatigué sur le chemin de la vertu. Je haïssais l’opéra comme la peste, de même que le siècle passé. Pour chasser ces idées noires, j’appelai de nouveau Paris, cette fois Petit Loup, bien qu’il eût dû recevoir mon télégramme avant son départ pour sa Corse chérie. À supposer qu’il fût parti pour de bon, qu’il ne se soit pas encore amouraché d’une garce de vingt ans sa cadette. Évidemment, sur le répondeur, je tombai sur une nouvelle perle de son humour lascif: «Bienvenue sur notre baisodrome. L’aiguilleur du ciel est absent. Il vous embrasse et vous prie de bien vouloir, de la lèvre supérieure ou inférieure, enregistrer votre doux message…» J’exauçai sa prière et énonçai: «V i e u x d é b a u c h é!» Son message, sans nul doute, m’était destiné. Je brûlais de savoir comment ce petit malin avait deviné que Bruno gagnait ses spaghettis quotidiens dans l’aviation. Je jetai le combiné et vidai le verre de Bruno, le mien étant déjà tari. Je n’arrivais pas à comprendre comment un homme frisant la cinquantaine pouvait se comporter tel le dernier des adolescents. Cet homme sur le gosse duquel je comptais depuis le jour où j’avais appris que je ne pourrai jamais enfanter. «Bienvenue sur notre baisodrome!» Pour cette grossièreté, je lui arracherai ses yeux noisette. Son Je téléphonai à la loge: «Nous ne sommes pas des Lilliputiens! m’époumonai-je dans mon meilleur anglais. Je veux une bouteille de Johnny-Le Promeneur pour grandes personnes, dont certaines ici ont plus de quarante ans! – À votre service, madame», bégaya le Turc assoupi. J’essuyai une larme et appelai mon répondeur. Ce fut un vrai plaisir d’entendre enfin une voix sans accent, ni italien, ni québécois, ni corse, ni slave; même à une distance de trois mille kilomètres, un murmure velouté qui – tel un fidèle chien de garde – remplaçait ma présence à Paris. Parmi les messages, des broutilles que j’avais oublié d’effacer la veille, et, finalement, un mot de «Cendrillon, je commence à m’ennuyer sans toi.» C’était, de toutes ses déclarations d’amour, sans conteste la plus enflammée. J’éclatai en sanglots comme si j’avais de nouveau quatorze, vingt-cinq ou trente ans. Bien que nous soufflions souvent le chaud et le froid et malgré tous les torchons qui brûlaient entre nous, nous ne nous ennuyions jamais. Il suffit de me rappeler ce retour du marché aux poissons de Trouville, où nous avions acheté le plus grand homard probablement jamais pêché entre la Normandie et les îles Shetland. Le poissonnier nous avait offert un cageot tapissé d’algues humides pour que Sa Grandeur survive au voyage jusqu’à Paris, installée sur le siège arrière de la voiture. Je ne sais toujours pas quelle mouche l’avait piqué sur le chemin de retour. Il ne leva pas le pied de l’accélérateur, faisant des queues de poisson à toutes les voitures, comme s’il jouait à quitte ou double avec notre destin. Tandis qu’il roulait comme un fou, demeurant bouche cousue, je songeai aux paroles de Prosper, qui avait qualifié ce lamentable état d’esprit de Sa Grandeur sommeillait, faisant cliqueter ses pinces de temps à autre. Puis il devint enragé, comme devinant le mauvais sort qui l’attendait. Il rampa hors du cageot et pinça cruellement Petit Loup au bras, alors que nous nous trouvions au beau milieu de la place de l’Étoile. Mon conducteur courageux se mit à jurer dans une langue obscure, serbe ou corse, lâcha le volant et ouvrit la fenêtre avec la visible intention de fuir le véhicule, en m’abandonnant comme une vieille chaussette. Mais le homard le devança, sortit par la fenêtre son torse et dirigea ses pinces géantes vers une douzaine de chiens qui aboyaient dans des automobiles voisines. Sur la place s’installa un vrai tohu-bohu. Le Soldat inconnu se retournait sûrement dans sa tombe. Le homard brandissait ses pinces comme s’il appelait au secours, les chiens hurlaient aux fenêtres. Quant à leurs maîtres, l’eau leur montait à la bouche à la vue de notre monstre, tandis qu’ils maudissaient le Frigidaire vide qui les attendait chez eux en cette fin de week-end. J’ignore comment nous nous sortîmes de cet embouteillage infernal pour atteindre enfin notre appartement. Sa Grandeur pinça encore Petit Loup dans l’ascenseur, cette fois à la cuisse, et, dans la cuisine, se faufila à reculons sous le buffet. Je n’avais jamais vu Marie-Loup dans une telle fureur. Il remplit d’eau les deux plus grandes marmites que l’on put trouver et les jeta sur le feu. S’il ne s’y était pas pris de la sorte, nous aurions dû cuire le monstre dans la baignoire. Aussitôt que l’eau se fut mise à bouillir, il chassa son ennemi mortel de dessous son abri à l’aide d’un balai et l’attrapa par le dos pour lui plonger la queue dans une marmite, et la tête dans l’autre. Après l’agonie du souverain, nous eûmes tous les deux besoin de prendre une douche, mais cela n’entama pas notre bonne humeur. Dans la baignoire, nous dégustâmes Sa Grandeur accompagnée de salade verte, de mayonnaise et de radis. Nous bûmes une bouteille d’un bordeaux blanc exquis, et en ouvrîmes une seconde. Nous rîmes aux larmes en repensant à ce pauvre Soldat inconnu se retournant dans sa tombe pendant qu’autour de lui aboyaient les chiens parisiens. Ce fut une nuit inoubliable, telle que nous ne devions jamais plus en connaître. Les amoureux, la grande majorité d’entre eux, passent leur vie l’un auprès de l’autre, persuadés que l’amour est une chose sérieuse. Pour nous, en cette inoubliable nuit, l’amour devint, sans que nous nous en apercevions, quelque chose de si drôle que nous ne le fîmes même plus. Bon Dieu, je lui arracherai ses yeux noisette! J’étais toujours en train de verser des larmes de crocodile quand Bruno, sortant de la salle de bains, exposa devant mes yeux son derrière bronzé, pas plus grand que deux balles de tennis. J’ai toujours eu un faible particulier pour les petites fesses d’homme plantées sur des cuisses fuselées. Mais, cette fois-ci, je fus prise d’un dégoût inexplicable, et je désirai de tout mon cœur le voir dehors, enfermé à double tour sur le balcon avec une vue magnifique sur le Bosphore et sur notre chère Europe, scintillant sur l’autre rive. «Si tu savais comme j’ai envie de voir un homme habillé! lui jetai-je entre deux sanglots. – Si quelqu’un m’en donnait le pouvoir, répondit aimablement mon bel aiguilleur du ciel, j’instituerais une loi interdisant aux femmes de boire comme des éponges. – J’espère que personne ne te donnera ce pouvoir! Va te faire voir chez tes machos de mafiosi!» Il fit comme s’il n'avait rien entendu. Il s’affala dans une bergère dont le design turc se prêtait parfaitement à une séance d’autopédicure. Pendant qu’il se coupait les ongles du pied gauche, du droit il battait la mesure d’une bossa-nova lointaine que je ne pouvais pas entendre. Depuis notre première rencontre, il y a deux mois, il agitait ses jambes à tour de rôle, tantôt l’une, tantôt l’autre. Je me demande pourquoi les membres de son parti d’extrême gauche doivent taper du pied du matin au soir. La seule explication que je voie serait qu’ils sont impatients d’instaurer au plus vite la dictature du prolétariat. De surcroît, Bruno portait toujours des chaussettes courtes qui tombaient, et il ne retirait jamais son cure-dents de sa bouche, pas même lorsqu’il faisait l’amour. Peut-être étaient-ce, chez les extrémistes de gauche, des signes de reconnaissance. Mais cela mis à part, mon macho était beau comme un dieu romain. Le Turc de la loge qui apporta la bouteille de Johnny-Le Promeneur ne put détacher son regard de ses cuisses fuselées. En sortant, il renversa un vase de fleurs. Mon coquet de Bruno récompensa son admirateur par un sourire plein de promesses, faisant miroiter dans la glace son profil charnu. Je songeai que je ferais bien, dans leur intérêt, à tous les deux, d’aller remplacer le Turc une demi-heure dans sa loge. Je vidai un verre de whisky, non sans fierté. J’étais une femme qui savait couler avec son navire, tel un vrai capitaine. Bruno adorait d’être aimé. En revanche, il me traitait comme un animal de compagnie. Glisser sous sa chemise, sur sa poitrine poilue, un billet d’avion aller-retour pour la Turquie m’avait valu cet honneur. Le même jour, à midi, à cinquante kilomètres d’Istanbul, alors que nous nous étions arrêtés sous un soleil de plomb pour remplir d’eau le radiateur de notre poubelle de location, deux bergers polis s’approchèrent de nous. Ils proposèrent à Bruno de me troquer contre une douzaine de brebis du désert. Consternée, j’entendis Bruno entamer de sérieuses négociations. Je compris qu’il demandait d’abord deux douzaines de brebis, et qu’ensuite il baissait le prix, prêt à m’échanger contre une douzaine et demie… Les hommes, aiguilleur du ciel et bergers turcs, s’échauffaient de plus en plus; quant à nous, gynécologue parisienne et brebis du désert, nous attendions stupidement que les mâles tissent notre destin de femelles. Évidemment, Bruno se moquait de moi, mais la plaisanterie, dans ce passage rocheux, était en train de tourner au vinaigre; un seul faux pas pouvait nous mener à la scène qui surgit alors devant mes yeux: dans une voiture en flammes, un petit Italien poignardé, et une petite Française chargée comme un sac de sel sur le dos d’un mulet. Ils communiquaient à l’aide de leurs mains, coupant l’air de leurs bras comme s’ils brandissaient des sabres: «Une douzaine, m’sieur! Cette femme ne vaut même pas une douzaine! Regarde comme elle est décharnée! – Une douzaine et demie, les gars! Vos brebis chétives ne valent pas plus! – Une douzaine, m’sieur, c’est notre dernier prix!» Le soleil ardent, qui me liquéfiait le cerveau, avait dû me rendre folle, car je n’éprouvais aucune peur, prête à accepter n’importe quel concordat de mes hommes. C’était charmant de voir que l’on s’occupait de moi, prenant tellement à cœur mon destin. Au lieu de retourner dans mon beau cabinet de l’avenue de Saxe, où une femme stérile soignait des futures mamans, peut-être finirais-je ma vie dans une caverne turque… Il m’était si doux de découvrir que l’on pouvait se détruire comme on écrase une mouche, d’un seul coup du plat de la main, en fermant tout simplement les yeux sous ce soleil meurtrier. Ce sentiment paradoxal, mon Marie-Loup l’aurait appelé Pendant que je ruminais cette idée, le soleil continuait à me vriller la tête au point que même l’image de Petit Loup se mit à fondre. Je me laissai aller en fermant les yeux. Lorsque je les rouvris, je me trouvais de nouveau dans l’automobile qui roulait sur la grand-route avec un bruit infernal. Je ne saurai jamais comment, après mon évanouissement, nous sommes sortis sains et saufs du théâtre de cette mémorable vente aux enchères, avec mon aiguilleur du ciel dans le rôle principal. Selon les explications confuses de Bruno, les bergers turcs conclurent qu’une Française, petite et efflanquée, ne valait même pas douze brebis, et ils l’autorisèrent à remporter son maigre bien à Istanbul. «Tu me paieras cette histoire de brebis!» lançai-je dans le dos de mon extrémiste de gauche, qui disparut une fois de plus dans la salle de bains. En guise de réponse, il me sifflota le début de son opéra immonde. Quand on frappa pour nous servir le dîner, j’étais sur le balcon en compagnie de mon verre, et je m’étais remise à pleurnicher comme une Madeleine. Au diable tout ça, me dis-je, ça doit être nerveux, c’est à cause du vol de demain, j’ai toujours eu peur de l’avion. Dans la nuit étouffante, pareille à une veilleuse gigantesque commençant à manquer d’huile, la péninsule des Balkans, de l’autre côté du Bosphore, me lançait des œillades de flammèches hésitantes. À travers mes larmes, je m’efforçais d’atteindre du regard la nuit parisienne, les réverbères somnolents du pont Alexandre-III, le feu de cheminée dans mon salon, sur l’avenue de Saxe, ou bien le village au drôle de nom d’Ouf, sur la côte corse, que chantait Petit Loup depuis des années, le clair de lune incomparable de son paradis terrestre… En vain. Des Balkans, la nuit soufflait vers moi sa mauvaise haleine, le vent moite d’un monde qui s’éteignait dans son sommeil. Le plus atroce était que je me sentais mourir moi aussi avec lui. Quand je retournai dans la chambre, le dîner était froid, et les yeux sombres de Bruno pas plus chauds. Ensuite, ma mémoire me trahit. Il me semble que nous fîmes l’amour sur le tapis. Comme des ennemis. Pour Bruno, faire l’amour, même sur un tapis, était une affaire terriblement sérieuse. C’est peut-être parce que je gloussais qu’il me gifla. Il m’arracha du cou une chaînette en platine dont le pendentif représentait une croix. «Satan!» lui murmurai-je à l’oreille avant de m’endormir. Après tout ce que j’avais vécu ces dernières quarante-huit heures, je pouvais deviner que mes apnées allaient reprendre de plus belle: blocages répétés de la respiration, nuit ponctuée de brefs arrêts respiratoires et angoisse que je connaissais trop bien depuis mon âge de raison. Cette plongée périlleuse vers l’enfer, cette rébellion de l’âme qui tente d’étrangler le corps, Prosper ne la prend pas au sérieux, prétendant que l’éveil salvateur veille toujours sur la survie de notre organisme, mais Prosper ignore l’horreur qui m’habite entre deux étouffements. Je pouvais deviner aussi que la Malheureuse me visiterait une fois de plus. Elle ne cesse de me hanter, elle me rendra folle. Les globes oculaires renversés tels ceux d’un vampire, elle serre brusquement ses jambes écartées sur ma table d’accouchement, en pleine césarienne. Attrapant ma tête avec ses genoux, elle me serre aux tempes comme avec des tenailles et me happe, tandis qu’elle extirpe toute seule un enfant mort de ses entrailles. «Ce n’est pas ma faute, criai-je hors d’haleine. Dieu m’est témoin! Dans toute ma vie d’obstétricienne, je n’ai jamais perdu une mère, ni son bébé! – Tu es responsable de notre triste sort», me réplique-t-elle, en bavant du sang… Le lendemain se leva un jour splendide, innocent comme le visage d’un enfant, un jour de joie du Seigneur, comme aurait dit la grosse Inès. Je perdis le souvenir de mes apnées et de mon nouveau cauchemar nocturne. Bruno et moi oubliâmes les querelles de la veille au soir, et ensemble nous fîmes notre gymnastique matinale, ensemble aussi nous allâmes sous la douche, nous avalâmes avec délices un petit déjeuner succulent, achetâmes tout un tas de babioles au bazar voisin et, au dernier moment, nous précipitâmes à l’aéroport. Bruno était fou de bonheur à l’idée de rentrer à Paris. À l’approche de la douane, il me donna un coup de coude chevaleresque dans les côtes afin de prendre place dans la file devant moi. Je le laissai de bon gré se frayer un passage dans la foule, comprenant sa joie à la pensée de tout ce troupeau d’hôtesses bien découplées l’attendant à Charles-de-Gaulle. Il s’empressa également de transformer mon cadeau, le billet d’avion aller-retour, en argent liquide: en tant que salarié d’une compagnie aérienne, il avait droit à deux voyages gratuits par an. C’est seulement lorsqu’il se trouva devant les douaniers, de l’autre côté, qu’il se souvint qu’outre son sac de voyage il avait aussi une compagne. L’air inquiet, il me chercha du regard. Me voyant encore sur l’autre continent, il sourit bêtement, mais sa consternation ne fut totale que quand je lui lançai un baiser signifiant «bon voyage», tandis que je suçais tranquillement la fameuse croix en platine qui avec tant de succès repoussait les démons. C’était exactement comme si un dogue danois se levait sur ses pattes de derrière pour arracher de la bouche de son maître une pipe puante et lui disait dans un danois impeccable: «J’en ai plein les bottes de toi, vieille baderne!» Il fallait voir l’horreur se dessiner dans les yeux sombres de Bruno et entendre le cri silencieux du cerf blessé que la balle a atteint en pleine course. Enfin on annonça, une dernière fois, le vol pour Paris. Je l’observai sans pitié s’enliser dans le sable mouvant humain. J’attendis qu’il coule complètement, puis je m’approchai du guichet qui promettait le trajet le plus court jusqu’à la Corse, jusqu’au village d’Ouf, que Petit Loup, sans trop de remords, appelait son Éden. |
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