"Enfer d’un paradis" - читать интересную книгу автора (Voutcho Vouk)

III. Petit Loup. La République des baisemouchistes.

C’est à l’occasion de mes fiançailles avec Margot et Tatiana que je compris quelle tendresse entêtée j’éprouvais pour Sandrine.


Des femmes de sagesse et d’expérience racontent que parfois les taches de fruits refusent de quitter nos habits, même à l’aide des produits de nettoyage les plus puissants, tant que la saison de ces fruits n’est pas passée. À ce moment-là, elles s’effacent toutes seules, comme d’un coup de baguette magique. Il en allait de même du souvenir de Cendrillon: je n’arrivais pas à nettoyer sa tache de mon cœur, même pas en présence de ma divinité quadrupède dans la voiture.


«Un jour, tu me laisseras une souillure monstrueuse», disais-je souvent à Sandrine lorsque je scrutais le futur à travers le fond de mon verre.


Cendrillon riait:


«N’aie crainte, nous laverons ce cœur taché dans la douce Méditerranée, qui enlève toutes les salissures comme par enchantement.»


À Ouf, au bord de cette Méditerranée salutaire, notre «confrérie des loufoques» était déjà rassemblée, saisie plus que jamais d’un désir frénétique de s’acoquiner avec le démon des vacances et de faire un pied de nez à la décence et au sérieux. Seuls Sandrine et Prosper n’étaient pas encore là. Devant le petit débarcadère, deux yachts, deux hydroglisseurs, trois canots gonflables et un canoë étaient alignés; sur le parking voisin, on pouvait dénombrer quatre voitures et deux motocyclettes. Je versai aussitôt dans le fond commun mon automobile et mon Frigidaire portable à gaz. La seule chose que je conservai en propriété privée étaient les deux nouvelles républicaines Margot et Tatiana.


Il fallait voir mollir le sourire voluptueux de mon vieil ami, Willi le Long, alias King Size, lorsque mes belles le rappelèrent sèchement à l’ordre:


«Bas les pattes, monsieur. Nous sommes fiancées.


– À qui êtes-vous fiancées, mes anges?


– Hier, nous nous sommes promises à Sisyphe.


– Puis-je savoir qui est cet heureux élu, mes anges? roucoula Willi le Long du haut de ses échasses.


– C’est moi, expliquai-je, et je le prouvai en lui montrant mes deux bagues de fiançailles.


– Tu arrives toujours avec un nouveau surnom, grommela l’escogriffe, qui se sentait un peu esseulé, si haut au-dessus du niveau de la mer. Deux fiancées! Quand je pense qu’il y en a qui gaspillent, alors que les deux tiers de la planète souffrent d’extrême disette. Tu devrais avoir honte, Œdipe!»


Sa hauteur ne l’empêchait nullement de donner, de temps à autre, des coups bas aux nains qui l’entouraient.


«Pas Œdipe, mais Sisyphe.


– C’est qui cet Œdipe? demanda Tatiana, avide de savoir.


– Celui qui a sauté sa maman», lui expliqua la savante Margot.


Tatiana s’écarta prudemment de moi.


Je protestai avec vigueur:


«Je ne gaspille pas. À vrai dire, ce ne sont pas deux filles, mais une seule et unique, c’est ma divinité estivale bicéphale.»


À ce moment-là, mon porte-clefs, posé discrètement sur une table de «Chez Napo», commença à sonner. J’expliquai à mes auditeurs surpris que mes fiancées et moi devions les quitter pour quelques minutes.


Après avoir transporté nos bagages dans la maisonnette de mon père et nous être changés, nous retournâmes dans la cour de la paillote, où les curieux m’obligèrent à expliquer non seulement le rôle salvateur de mon gadget sonnant, mais aussi ma maladie rarissime. Alors que les yeux des femmes se mettaient à briller, la plupart des hommes eurent l’air de sortir tout juste d’une jaunisse infectieuse.


Pour les consoler, je les invitai à dîner.


C’est par un superbe banquet que nous fêtâmes notre arrivée, mais aussi celle d’Inès, tour à tour boulimique et anorexique. Ayant retrouvé une fois de plus une rondeur digne d’un pot à tabac, elle venait de débarquer de l’aéroport, accompagnée de son jeune fiancé, Boris, photographe russe. C’était déjà le troisième Russe qu’Inès importait en France, «ayant arraché Bobo aux griffes des ex-communistes pour en faire un homme libre». Nous observions Bobo de loin, car un Boris, même myope comme une taupe, était capable d’assener à son entourage un sérieux coup de patte.


Nous éventrâmes l’énorme boîte de caviar qu’ils avaient rapportée de leurs fiançailles moscovites et l’arrosâmes de vodka, afin que Boris, en terre étrangère, se sente comme chez lui. Reconnaissant, il clignait de ses petits yeux d’oiseau, pour finalement, de bonheur, fondre en pleurs.


«Je me sens comme chez moi!» s’exclama-t-il à travers ses larmes russes.


Plusieurs personnes, en particulier Napo et nos amis corses, échangèrent un regard, alarmées par cette adaptation si rapide d’un nouvel allogène à l’île de Beauté. Pour noyer ces idées noires, nous passâmes de la vodka à un vin corsé qui transporta vite la plupart des allogènes dans les vignes du seigneur.


Tard dans la nuit, notre confrérie commença à se disperser. Margot et Tatiana se retirèrent parmi les premiers, alléguant un mal de tête commun. Je constatai que ma divinité s’entendait de mieux en mieux en tête-à-tête, et que même la migraine attaquait ses deux crânes simultanément. Finalement, Willi le Long et moi nous retrouvâmes seuls dans la cour, un an après notre dernière rencontre, en Algérie, où je tournais un documentaire pour la télévision sur le retour heureux des émigrés, et lui échangeait des missiles terre-air tchèques contre du fromage de brebis.


«Cartes sur table!» lui dis-je.


Il haussa les épaules.


Ce geste signifiait qu’une nouvelle bataille était perdue pour William de Poisson, mais pas la guerre, joyeuse, qui recommençait pour lui chaque matin, au moment où il finissait de raser son visage rose, sans toucher à sa moustache. Argentée, hérissée, la moustache de Willi n’avait pas de prix pour son propriétaire. Elle lui servait d’antenne, pouvant renifler au loin une transaction avantageuse, le plus souvent le troc des armes d’occasion contre du pétrole brut.


Une fois terminé son tour du monde, Willi se retrouvait fréquemment les poches à moitié vides, mais le cœur plein d’une odeur de poudre, la même odeur capiteuse que le vent nocturne, soufflant du maquis, apportait dans notre paillote corse.


«Cartes sur table!» redis-je.


En guise de réponse, Willi trempa sa moustache dans le reste de son vin.


«Nema veze», lâcha-t-il.


Il s’agissait des deux seuls mots serbes qu’il avait appris quelque part dans les Balkans, lors de ses pérégrinations de marchand d’armes. En langue populaire, ils signifiaient «aucune importance» et se rapportaient sans doute au bombardement de Sarajevo, ville natale de ma défunte mère.


J’eus envie de lui lancer une carafe en pleine gueule, mais, me maîtrisant, je marmonnai:


«C’est une langue dont je ne me sers plus.»


En somme, Willi méritait d’être surnommé notre dénominateur commun, celui de tous les membres de notre confrérie. Éternel adolescent, cet homme de passion et de désordre était déterminé à être lui-même et à y exceller, avec tous ses défauts, vices et péchés. Ce veuf mélancolique, fasciné par l’œuvre de la mort, proie facile de l’érotisme de l’autodestruction, était le seul parmi nous à pouvoir se targuer d’avoir mis au monde un enfant, s’assurant ainsi une sorte d’immortalité génétique au sein d’une lignée ingrate et oublieuse.


Nous avions devant nous toute une chaude nuit d’été, assez de temps pour regarder la vérité droit dans les yeux, armés tous deux de près d’un demi-siècle de tristes expériences. Heure de vérité dans un temps arrêté où notre apparente insouciance se métamorphosait en une énumération amère de tout ce que nous avions perdu à jamais, de nos rêves trahis, de nos promesses non tenues et de nos amours gaspillées.


«J’ai reçu un mot de Louis, son dernier mot», lâcha-t-il subitement en sortant de sa poche un billet chiffonné.


Louis, son fils unique, s’était exilé à Los Angeles depuis belle lurette, après le suicide de sa mère.


«“Faites une croix sur moi, monsieur de Poisson, lut-il d’une voix éraillée. Oubliez que vous avez eu un fils”.


– Il ne te pardonne pas ton divorce ni la mort de ta femme?»


Willi haussa les épaules, l’air résigné.


La perte définitive de son fils fit de lui plus que jamais notre dénominateur commun. Pour le réconforter, je m’empressai de citer mon sage oriental dont je prononçais volontiers les maximes tout en taisant son nom:


«Sur la mer de mélancolie, on ne voit point la terre ferme.»


Willi poussa un soupir de père inconsolable. À en juger d’après ses lèvres crispées, il avait, comme moi, un goût de cendre dans la bouche. Il me répondit par des paroles de son sage préféré, en oubliant lui aussi de mentionner les droits d’auteur. À l’égal de moi, il collectionnait les aphorismes caustiques.


«La mélancolie, dit-il, se guérit par la mélancolie, de même que l’ivrogne se guérit avec du vin.»


Nous nous tûmes et, longtemps, nous gardâmes un silence qui en disait long. De temps en temps, j’accrochais mon regard au ciel étoilé en pensant à notre petite lueur terrestre en face de cette gigantesque absence de vie. Cette nuit-là, tout me semblait mort ou alors en train de mourir, même la terre sur laquelle nous balancions nos chaises d’avant en arrière, comme si nous cherchions à savoir jusqu’où nous pouvions nous pencher sans nous rompre le cou. Je songeai aussi au livre que j’écrirais un jour, dès que j’aurai un peu de temps libre, un livre sur la mort facile en Corse, sur la disparition de Michel, Claude et Dominique, un livre sur la mort avant la mort, dont j’avais déjà le titre.


«Sais-tu, demandai-je soudain à Willi, qu’en une seule journée une bouche humaine perd tellement de cellules vivantes que l’on pourrait en remplir une assiette creuse? Nous faisons notre paquet sans discontinuer.»


Mon ami rit jaune et leva les épaules une fois de plus.


Pour conclure, je décidai de me parer de nouveau de mon sage, le gardant dans l’ombre:


«En tout cas, dis-je, il est moins pénible d’être mort que d’être sur le point de mourir. Rares sont les hommes qui ne meurent qu’une seule fois.»


Dans la pénombre, avec son sourire pincé, Willi ressemblait à une momie bien conservée. Il me toisa du même regard apitoyé dont je le dévisageais. Tout comme lui, je devais ressembler à un défunt ambulant.


Le silence qui se remit à régner commença à m’énerver, surtout quand la lune verdâtre apparut derrière un palmier et jeta un œil sur notre carafe vide.


«Cartes sur table! ordonnai-je de nouveau. J’espère que l’air raréfié que tu respires ne t’a pas complètement vidé la cervelle.


– En ce qui me concerne, rétorqua-t-il, la hauteur ne m’empêche pas de tomber de plus en plus bas. Je suis en train de faire une énorme bêtise, je consens de bon cœur à vieillir.


– Déplorable. J’écrirai en livre là-dessus, me félicitai-je.


– J’espère que ce sera un bouquin posthume.


– Exactement, m’exclamai-je, tu as compris! Son titre est tout prêt: La Mort , sa vie, son œuvre.»


Willi sourit avec malice:


«Parfait. Je suppose qu’il ne te manque que le contenu.


– Chaque chose en son temps, fis-je.


– Ton titre est si lumineux, pensait tout haut mon ami, que ce n’est peut-être pas la peine de le bousiller en écrivant.»


Bien que Willi ne sût pas que je jetais systématiquement au feu tout ce que j’écrivais et que Sandrine me qualifiait de pyromane littéraire, je me sentis un peu offensé.


«As-tu choisi tes derniers mots? demandai-je.


– Quels derniers mots?


– Chacun a le droit d’avoir ses derniers mots! expliquai-je avec ardeur. C’est la seule chose qui reste parfois du verbiage de toute une vie gâchée. C’est le moment de rattraper tout ce qui semblait perdu. Même l’homme le plus insignifiant peut laisser derrière lui de grandes et nobles paroles. Confucius nous donnait ce sage conseil: “Si tu veux apprendre à vivre dans la vertu, apprends d’abord à bien mourir.”»


Agitant sa casquette blanche en signe de capitulation, Willi eut du mal à m’arrêter.


«À l’article de la mort, me rétorqua-t-il, tu as encore le temps de devenir quelqu’un, cesser d’être ce que tu étais. Dès que j’aurai un peu de temps, j’inventerai des derniers mots de circonstance, me promit-il solennellement. Tout n’est pas encore perdu pour nous.»


Après ces paroles, les choses ne pouvaient que mal tourner.


À mon réveil, à midi, Margot et Tatiana étaient en train de boucler leur valise commune. Je leur rendis leurs bagues de fiançailles et les accompagnai à l’arrêt de bus. Après notre courte idylle, à la place d’une tache de fruit, il ne me restait sur le petit doigt qu’une trace d’oxyde de métal. Pour la dernière fois, nous mélangeâmes nos nez. Notre baiser fut encore plus maladroit que l’autre fois, la nature ne pouvant prévoir toutes les situations ridicules dans lesquelles se retrouvent les humains.


«J’ai l'impression que Tatiana va avoir un bébé, me dit Margot par la fenêtre de l’autobus qui démarrait.


– De moi? hurlai-je.


– Mais non, de moi!» me cria Margot avec le plus grand sérieux.


Ce furent ses dernières paroles dans ma vie.


Je mourrai sans avoir compris les femmes à fond, me dis-je, avant de repasser par «Chez Napo».


«Mettez-m’en de côté deux douzaines», jetai-je au patron, sans prononcer le mot «oursins», que frappait une interdiction de pêche, ne devant expirer que vingt-quatre heures plus tard.


Il opina du bonnet en me faisant un clin d’œil.


Comment imaginer qu’à ce moment-là le destin se préparait à me rire au nez et que, au lieu de crier à la postérité des derniers mots percutants, je quitterais ce bas monde avec une phrase que j’ai honte de répéter:


«Mettez-m’en de côté deux douzaines!…»


Une fois de plus, j’étais seul au monde, et j’aurais certainement fondu en larmes au beau milieu du village si je n’avais pas été envahi par un sentiment poignant d’amitié et de tendresse à la pensée que le jour même Sandrine atterrirait à l’aéroport de Bonifacio, peu avant le débarquement de Prosper à Porto-Vecchio. Le lendemain, nous partirions tous en croisière: le bateau du Capitaine Carcasse avait déjà bien du mal à se maintenir à la sur-face de l’eau, à ne pas sombrer sous le poids de la nourriture et des boissons que nous y avions chargées.


J’étais fier de mes deux formidables amis, de l’amitié un peu folle qui nous unissait et nous empêchait de vieillir. Une gynécologue-accoucheuse, un biogénéticien, docteur en chimie et en anatomie, et un romancier autoincendiaire, auteur de documentaires pour la télévision française, Sandrine, Prosper et moi nous ressemblions à ces trois singes orientaux qui se moquent du sérieux et de la vanité de l’âge mûr: le premier se couvre les yeux comme s’il n'avait rien vu, le second se bouche les oreilles comme s’il n'avait rien entendu, et le troisième se ferme la bouche pour ne pas trahir un secret commun.


Un secret commun? Il devait s’agir de notre éternelle enfance, celle que nous vivions sans la moindre honte tout en allant sur nos cinquante ans.


«Tout est mortel, sauf l’immortalité, dit Prosper l’autre jour devant un cimetière. Notre but devrait être une adolescence immortelle.»


Me remémorant ses paroles, je levai les yeux au ciel et je me mis à ricaner, boitant jusqu’à la maison, tel l’idiot du village. Une fois arrivé, je fus encore pris de lassitude et m’empressai de prendre ma troisième douche froide de la journée.


«Tu devrais faire un petit somme, ne serait-ce que d’une demi-heure», dis-je à mon sosie dans le miroir, tout en ramenant sa mèche blanche, hérissée sur son front, au milieu de ses cheveux châtain foncé.


Ce geste était un vrai petit rituel païen voulant embellir le moribond.


«Va savoir si ton destin n’est pas de rendre l’âme dans ton sommeil ou te faire trouer la peau et t’habiller de sapin corse, de même que Michel, Claude et Dominique!» ajoutai-je avec un sourire infernal.


J’ignorai que je jouais avec le feu.


L’événement fatal se produisit dès que je revins dans la chambre à coucher. Ça ressemblait à un coup de lance émoussée dans le sternum, juste entre les deux seins. Fort heureusement, cette douleur intense ne me fit pas souffrir longtemps, pas plus de trois secondes. Pendant qu’à quatre pattes je me dirigeais vers le téléphone, un heureux hasard me fit renverser une lampe chinoise, ainsi qu’un coffret contenant mon testament scellé que j’avais pris la précaution de rédiger à Paris. Le précieux document se retrouva dans un vieux pot de chambre qui faisait la fierté de ma collection de porcelaines.


«Mes derniers mots, gargouillai-je, mes derniers mots…»


Le second coup m’atteignit à mi-chemin du téléphone, où je m’écroulai devant la cheminée. C’est à cet endroit précis que, deux heures plus tard, Sandrine et Prosper allaient me découvrir.


Ayant lu toute une bibliothèque d’ouvrages d’occultisme sur la vie après la mort, je vivais ma situation comme la chose la plus naturelle du monde. Je flottais sous le plafond, relié à mon corps sans vie par une jolie cordelette argentée qui pâlissait de plus en plus. Alors, patiemment, j’attendis que mes amis fassent leur macabre trouvaille.


Celle-ci engendra émotion et confusion dans tout le village. Je les comprenais tout à fait: la mort subite d’un homme entre deux âges, d’un camarade cher et d’un ex-amant plus cher encore porta un coup si terrible à mes compagnons baisemouchistes que, ce soir-là, dans la cour de Chez Napo, ils épuisèrent tout le stock d’eau-de-vie d’arbousier.


Quelque chose, enfin, brisait la monotonie de l’été, et les habitants d’Ouf étaient ravis; le propriétaire de la paillote, Napo, encore plus que les autres, car il devint une vraie célébrité, étant la personne à qui mes dernières paroles avaient été adressées:


«Mettez-moi de côté deux douzaines d’oursins…»


Pour embellir davantage le souvenir du défunt, le cher Napo se permit une certaine licence poétique. Puisque la pêche aux oursins était encore interdite, il changea donc mes oursins en cœur d’agneau, jurant ses grands dieux aux clients que, depuis des années, en grand sentimental, je me nourrissais principalement de cœurs d’animaux. Mes dernières paroles, circulant de bouche à oreille avec la rapidité du téléphone arabe, enrichies par une imagination populaire inépuisable, subirent quelques transformations:


«Je reviendrai ce soir chercher des tripes de porc.»


«Emballez-moi des oreilles de vache.»


«Mettez-moi de côté un litre de sang d’oie…»


Lorsqu’ils arrivèrent aux oreilles de Prosper, après son débarquement à Ouf, mes derniers mots étaient traduits en corse et disaient la chose suivante:


«Gardez-moi pour ce soir cinq paires de couilles de bouc, que je dégusterai avec mes intimes.»


Quand on les traduisit à Prosper dans la buvette de Napo, il retira son fameux œil de verre de son orbite gauche et le jeta à la mer, «pour qu’il ne regarde plus cette vallée de pleurs», comme il l’expliqua en sanglotant sur l’épaule d'une rousse assise à côté de lui. La jeune rouquine se mit à glapir de terreur. La pauvre ne savait pas que Prosper avait toujours une poche pleine d’yeux de réserve de plusieurs couleurs.


Quoiqu’elle fût émue au-delà de toute mesure, Sandrine manifestait tous les signes d’un éclat de rire prochain.


«Malheur à nous, se lamentait la grosse Inès. Personne n’a vraiment pris au sérieux sa maladie rare. Nous aurions pu, chacune de nous, nous relayer pour le soigner.»


Je flottais dans la ramure d’un arbre au-dessus d’eux, fier d’avoir eu de mon vivant de tels camarades. Je m’enorgueillissais aussi de mes dernières paroles, celles qui étaient arrivées aux oreilles de Prosper, couronnant toute une existence passée sous le signe du Bouc.


Quant à ma propre mort, elle me semblait encore moins sérieuse que la vie qui l’avait précédée, une sorte de farce aux conséquences irréparables, un peu comme lorsqu’on brise en mille morceaux le plus bel abat-jour d’une collection de porcelaines. Sous cet arbre d’Ouf, j’avais déjà trouvé la mort de nombreuses fois, ainsi que dans dix métropoles sur trois continents: dans cette affaire j’avais plus qu’une solide expérience. Je ne regrettais rien, sauf peut-être ce livre posthume, par dix fois brûlé et jamais accouché, le récit cruel d’un vagabond, tenaillé par les remords, traquant les fantômes d’une enfance ensorcelée et d’une vie gâchée. Son titre, fignolé depuis longtemps, La Mort , sa vie, son œuvre, seul survivant de mes pulsions incendiaires, m’aurait rendu célèbre.


Découvrant mes dernières volontés, mes amis s’y conformèrent en tous points, fraternellement fidèles. Ce fut d’abord la morgue de Bonifacio, où un jeune médecin ambitieux s’intéressa à ma rare maladie et décida d’écrire une thèse intitulée Non-baisis fatalis, puis la crémation et le retour à Ouf, dans une petite urne en bronze, que Willi le Long apporta dans un sac de marin pour la déposer sur une table de la paillote, entre deux bouteilles de vin.


«C’est la place idéale pour notre Petit Loup», proféra le grand escogriffe dans un petit sanglot.


Tout le monde était là, convenablement vêtu: le Capitaine Carcasse, en uniforme blanc d’officier de la marine sans épaulettes, la grosse Inès, sous un gigantesque chapeau de paille garni d’un bouquet de cerises, son fiancé Boris, en habit de chasse aux papillons, probablement à la mode de Yalta, Sandrine, dans un costume de bain très strict deux pièces, Prosper, avec un œil flambant neuf, assorti au bleu du ciel, la majestueuse Alpha, avec un décolleté dont je ne pouvais détacher mes yeux, même dans l’au-delà, et une bonne douzaine d’autres participants à cette cérémonie d’adieux.


C’était un dimanche ensoleillé, une journée faite pour le ski nautique et les enterrements. À midi précis, la chapelle du village sonna le glas et mon urne fut transportée dans une barque de pêcheur manœuvrée par deux garçons rameurs dans des chemises d’un blanc éclatant. Ils aidèrent Willi le Long à s’installer à quatre pattes à la proue du canot, mon urne funéraire entre les cuisses. Lors de cette périlleuse opération, ils faillirent basculer tous les trois dans l’eau avec mes restes terrestres.


Au moment où les moteurs des yachts, hydroglisseurs et canots se mirent à vrombir, je fus envahi d’un sentiment de fierté: malgré une nouvelle hausse du prix de pétrole, j’étais escorté par près de deux mille chevaux. J’aurais aimé savoir si Alexandre le Grand ou Napoléon avaient été inhumés, suivis par un cortège de deux mille poulains.


Comme d’habitude, le Capitaine Carcasse eut toutes les peines du monde à faire démarrer son épave, et il s’en fallut de peu qu’il ne heurte deux bateaux dont les propriétaires apprenaient à naviguer. Finalement, toute cette cohue s’apaisa, et la flottille, dans un sifflement solennel, se dirigea vers le phare, à la sortie de la crique, où mes amis et les sujets de la République baisemouchiste d’Ouf allaient éparpiller mes cendres.


Une simple poignée de cendres, voilà tout ce qu’il restait de ce corps juvénile qui m’avait servi d’enveloppe terrestre près d’un demi-siècle, une piteuse poignée de cendres qui renfermait non seulement mon cœur toujours fébrile et le cerveau inventeur du mémorable titre d’un livre jamais écrit – La Mort , sa vie, son œuvre -, mais aussi le drap blanc dans lequel on m’avait enveloppé pour la crémation.


L’instant était plus qu’émouvant. J’ondulais dans un zéphyr agréable, au-dessus de l’antenne en panne du Capitaine Carcasse, heureux que tout se déroule selon les instructions de mon testament. Lentement, nous nous éloignâmes de la rive et des badauds qui faisaient crépiter leurs appareils photo. En première position avançait la barque de Willi le Long qui, craignant l’eau, serrait mon urne entre ses genoux, en tête du peloton funèbre, devant l’arche du Capitaine Carcasse, le yacht de Napo, les hydroglisseurs et deux douzaines de canoës, de kayaks et de canots gonflables pour enfants. Le son du clocher de la chapelle s’estompa peu à peu pour s’éteindre enfin dans le vrombissement des moteurs et le clapotis de l’eau.


Nous nous arrêtâmes tout près du phare qui, à compter de ce jour, devait porter un nom retentissant: Chez Petit Loup. J’étais reconnaissant à Napo d’avoir proposé ce nom, car cela faisait penser à l’enseigne d’une bonne auberge. Le Capitaine Carcasse souffla dans la corne de son bateau, et tous s’immobilisèrent au garde-à-vous, tous, sauf Willi, qui ne voulait pas s’exposer au risque de tomber avec l’urne dans la mer.


Je lui savais gré de sa prudence.


Dans le silence qui s’installa, seul un petit vent doux s’amusait à soulever les jupes des femmes, dont l’une me sauta aux yeux. Elle était toute blanche, de soie grège, et elle découvrait plus qu’elle ne couvrait les splendides cuisses de la jeune rousse sujette à de fréquents évanouissements.


Si j’avais pu soupirer dans l’autre monde et sous ma forme astrale, j’aurais poussé un long soupir amer: je finis par reconnaître dans la rouquine la petite Suzanne de New York qui, l’année passée, m’avait promis solennellement de se débarrasser cet été de son lourd fardeau de pucelle en recourant à mes services. Las! mon maudit destin en avait décidé autrement. Impuissant, du haut de mon poste d'observation, je remarquai déjà les yeux avides du Capitaine Carcasse en train de suivre à la dérobée les battements de la jupe de Suzanne.


Sur ce, la majestueuse Alpha, aidée par les hommes, se hissa tant bien que mal sur le pont du baisodrome flottant de notre hôte. Où qu’elle se trouvât, Alpha accaparait le rôle de premier orateur, particulièrement à l’occasion de grands malheurs dont elle raffolait, tel un supporteur de football. J’attendais avec impatience qu’elle se mette à trompeter comme une éléphante à qui l’on aurait enlevé sa progéniture. Un jeune Corse dut la soutenir pendant qu’elle fouillait son sac à main à la recherche de son discours funèbre. À la fin, il fallut qu’elle se rende à l’évidence: au lieu du texte inspiré qu’elle avait gribouillé la nuit précédente, elle avait apporté aux funérailles sa note d’hôtel. Celle-ci, plus que salée, imprima à son visage un air d’une plus grande tristesse encore.


«Mes amis! tonna-t-elle enfin d’une voix qu’elle avait bien rodée lors de nombreux enterrements. Voici la dernière sortie de l’un de nos meilleurs loups de mer, le voyage ultime de notre cher Louveteau! Il n’y a pas de mot, que ce soit en français, en alsacien ou en corse, pour décrire notre terrible perte, notre chagrin à nous toutes, que l’on ait eu ou pas la chance de goûter au lit du cher défunt.


– Hélas! glissa Sandrine à l’oreille de Prosper, dont les épaules tremblaient d’un fou rire difficile à contenir.


– Mieux valait ne pas y avoir goûté, murmura Inès à son fiancé Boris, qui, de stupéfaction, avait arrêté de cligner de ses yeux d’oiseau.


– Nous sommes tous des héros de patience devant l’indifférence cruelle de la vie, poursuivit Alpha, mais notre défunt était le héros des héros!…»


Là, elle s’interrompit, momentanément gênée. La coutume de son Alsace voulait que l’on dise: «Que la terre lui soit douce!» Au lieu de cela, Alpha s’écria:


«Que l’eau salée lui soit douce!»


Se mordant les lèvres, Sandrine et Prosper se retenaient de pouffer de rire. En même temps, sur un signe du Capitaine Carcasse, les sirènes de tous les bateaux retentirent en chœur.


Après avoir dévissé le couvercle de mon urne, se penchant par-dessus bord, Willi le Long faillit une nouvelle fois basculer dans la mer. Mes cendres coulèrent immédiatement, comme si l’eau se vengeait de mon mépris pour elle du temps de mon vivant. Les jeunes femmes sanglotaient, et quelques hommes cherchaient un mouchoir dans leurs poches, surtout ceux auxquels le vent avait apporté un peu de mes cendres de héros dans les yeux.


J’étais fort content, j’étais au septième ciel.


La seule ombre au tableau était la main poilue du Capitaine Carcasse qui descendait le long du dos de Sandrine. Évidemment, la traîtresse ne protestait pas!… Ce fut la seule brève morsure de jalousie qui disparut en peu de temps, tout comme la cordelette couleur argent qui me liait à mon écorce terrestre.


Je leur criai:


«Bon vent, Capitaine! Courage, Cendrillon! L’amour n’est pas une peau de chagrin qui rétrécit à chaque désir comblé!…»


Et, dans mon berceau éternel, j’enfonçai tranquillement mon pouce dans ma bouche astrale.