"Enfer d’un paradis" - читать интересную книгу автора (Voutcho Vouk)

IV. Sandrine. La monnaie de la pièce.

Comme je pouvais m’y attendre, malgré ses promesses, le père de mon enfant, que le sort ne m’avait pas destiné, ne se montra pas à l’aéroport de Figari. Après une nuit assurément agitée, cette loque devait encore traîner au lit.


Pendant que j’attendais un taxi pour me rendre toute seule jusqu’à son village d’Ouf, on me fit trois superbes propositions de rapides unions libres. Je les repoussai à contrecœur, car je trouvais assez réjouissante l’idée de me présenter devant Petit Loup et de lui rire au nez, prise dans les griffes de l’un de ces oiseaux de proie basanés. Je me sentais de mieux en mieux sur cette île où les hommes savaient redonner courage à une vieille fille qui, depuis quelque temps, grignotait sans appétit sa cinquième décennie.


Vu du dernier virage de la route caillouteuse, un ancien sentier muletier, son paradis sur terre, une étroite baie d’un bleu d’azur, rappelait sans ambiguïté aucune le vagin d’une femme, de tous les berceaux terrestres le plus petit et le plus sûr.


Le chauffeur de taxi s’arrêta devant un cirque de granit entouré d’odorants buissons de myrte. Leur parfum entêtant, sous ce soleil implacable qui diffusait une lumière crue, me fit tourner la tête et je faillis accepter une dernière proposition d’union libre, celle de mon conducteur. Ce brave sexagénaire corse était lui aussi victime du vieil ennemi du traintrain quotidien: le désir. Je refusai son aimable présent, en le prévenant que les coups de foudre menaient le plus souvent au martyre.


À peine sortie de sa voiture et avant même que j’aie eu le temps d’empoigner mes bagages, une espèce de grand escogriffe de la vieille école bondit devant moi. Son visage rose d’enfant seyait étrangement à sa moustache et à ses cheveux gris sous une casquette d’été qu’il brandit au-dessus de sa tête avec une profonde révérence.


«Sans doute la dame arrive-t-elle de la capitale, à en juger d’après cette beauté pleine de spiritualité que nous ne rencontrons, hélas! que très rarement sous ces latitudes?»


J’épousai sa manière de parler:


«Exact, mon seigneur, la dame arrive de la capitale.»


L’espèce d’échalas continua à égrener ses phrases:


«En dépit de son apparence de femme de monde et de la lueur sans pareille de ses yeux pétillants, la dame donne l’impression d’être un peu dans l’embarras, au milieu d’un village inconnu, sur cette île où, selon toute apparence, elle pose pour la première fois ses pieds magnifiques.


– Parfaitement juste.


– La dame ne s’opposera probablement pas à ce que son nouvel admirateur, le dernier en date parmi des centaines qui font cercle autour d’elle, l’aide à transporter ses bagages jusqu’au lieu enchanté qu’elle a choisi pour sa villégiature?


– La dame ne s’y oppose pas.


– Où se trouve ce nid féerique?»


Je sortis de mon sac le papier sur lequel Marie-Loup avait griffonné son adresse pour le montrer au grand escogriffe à l’air pompeux. Dès que le bonhomme eut posé les yeux dessus, il poussa un gémissement, comme si on venait de lui asséner un coup de hache dans le dos.


«Pourriture! lâcha-t-il.


– Bon sang! bredouillai-je. Quelque chose ne va pas?


– Que la dame ne se fasse pas de soucis, bien qu’elle ait failli voir son admirateur fauché par un arrêt cardiaque. Une fois de plus, son destin cruel se moque de lui. En effet, le hasard a voulu que la délicieuse dame aille chez son grand ami, cet ignoble casse-cœur qui s’approprie toujours des femmes qu’il ne mérite point, les femmes de la vie des autres!»


Il m’accompagna jusqu’à une maisonnette de pierre recouverte de vigne vierge, accrochée à une ruelle escarpée, comme la majorité des maisons du village. En chemin, il ne cessait de pousser force soupirs et gémissements, chargé de ma valise et du fardeau bien plus lourd de sa déception. Pour le soulager de ces deux poids, je me pendis à son bras resté libre qui, chaud et tremblant, inspirait confiance.


En haut de l’escalier, il se tourna vers moi, dans un chuchotement essoufflé qui sentait les pastilles antibronchite.


«Si la jeune dame, dans un éclair de lucidité, se décide à larguer le Casanova susmentionné, elle peut compter sur son nouvel admirateur, qui n’hésitera pas à rompre toutes ses fiançailles actuelles pour se jeter à ses pieds magnifiques.»


Ôtant sa casquette, il accompagna ses derniers mots d’un baisemain. À ce moment-là, j’ai envié ma défunte grand-mère qui avait dû jouir de ce geste au moins deux fois par jour, à la belle époque où les hommes savaient encore se servir convenablement de leurs lèvres.


«Si la chance nous sert, continua-t-il du même murmure parfumé, si Éole, dieu des vents, nous accorde sa grâce, nous partirons ensemble demain en croisière sur l’Arche de Noé. J’espère que dans cette foule d’animaux qui se trouveront sur le bateau la dame ne refusera pas de jouer le rôle de la blanche colombe qui tient dans son bec un rameau d’olivier, symbole de pureté, promesse d’amour?


– J’accepte!» m'exclamai-je.


Je l’embrassai sur ses deux joues roses puis l’observai, avec une tendresse sincère, descendre vers le port, mal assuré sur ses longues jambes pareilles à des échasses. Il sentit mon regard et me salua une dernière fois, agitant sa casquette blanche comme s’il battait la mesure d’une valse ancienne.


C’est alors seulement que je le reconnus et me souvins de son nom: c’était bien évidemment Willi le Long, vieil ami de Marie-Loup, héros principal des récits de leur jeunesse jetée par les fenêtres, c’était ce fameux marchand d’armes King Size qui, tout comme l’autre «pourriture», ressemblait à un enfant fatigué.


Accompagnée de ces pensées peu réjouissantes, je tirai le manche de la clochette. Comme personne ne répondait, j’ouvris le portail, qui n’était pas fermé à clef, et j’entrai dans la cour. C’était un lieu dont une voyageuse épuisée ne pouvait que rêver. Entouré de plantes luxuriantes, sous une treille, des meubles en osier semblaient m’inviter à m’affaler dans un des fauteuils, près d’un vieux puits.


Je sifflotai le petit air de Frères Jacques qui, depuis des années, nous servait de mot de passe. Comme personne ne me répondait de la maison, je m’approchai d’une porte grande ouverte, envahie subitement d’une inquiétude inexplicable.


«Y a-t-il quelqu’un?» lançai-je.


Pour toute réponse, un silence sourd.


Dans le vaste vestibule qui servait de salle à manger, je tombai sur sa chaussure de tennis gauche, posée soigneusement dans un moulin à légumes. Sa sœur de droite était suspendue au porte-manteau, entre deux chapeaux. Les débris d’un superbe abat-jour de porcelaine rendaient relativement difficile l’accès à la chambre voisine, d’où parvenaient les marmonnements et les soupirs d’un homme qui avait dû s’endormir la conscience peu tranquille.


Pour tirer les choses au clair, j’ouvris dans la cuisine la poubelle, qu’on avait oublié de vider, en me répétant: «Rien au monde n’est avilissant pour une femme qui aspire à la vérité.» Le contenu de la boîte témoignait du séjour récent sur les lieux d’au moins deux créatures de sexe féminin, de deux blondes qui avaient visiblement passé le plus gros de leur temps libre à se couper les cheveux. La qualité de ces mèches prouvait que leurs propriétaires devaient être plus jeunes que moi, même si l’on additionnait leur âge.


«Pourriture!» dis-je tout haut, utilisant l’expression de Willi le Long.


Selon toute apparence, monsieur le Long connaissait le fin fond du sac de ce vieux débauché qui marmonnait et gémissait dans la chambre voisine. Jetant un coup d’œil rapide, mon cœur se serra à la vue de la mèche blanche barrant le front de ce garçon trop tôt vieilli, qui, dans les bras de Morphée, appuyait son pouce contre sa lèvre inférieure.


Il me fallait rester lucide et choisir de sang-froid entre deux solutions: lui tordre le cou dans son sommeil ou bien lui laisser sa misérable vie. Je m’offris donc un verre de whisky avec du soda et des glaçons, et je ressortis dans la cour, où les fauteuils en osier étaient tout bonnement en train de supplier une libre penseuse de s’y étendre.


J’exauçai cette prière et, deux minutes plus tard, je me sentais comme une femme qui ne passera jamais dix ans au bagne pour un stupide crime passionnel. Tout en chantonnant Douce Corse, le pays de mon entorse et en faisant tinter les glaçons, je dus reconnaître que ma conscience n’était pas beaucoup plus tranquille que celle de Petit Loup, si on tenait compte de ce malheureux billet d’avion glissé sur la poitrine de Bruno.


Mais, que diable! je savais nettoyer mon fumier!


À cette pensée, je frissonnai légèrement: derrière moi et Marie-Loup s’entassait une montagne de déchets amoureux de toutes sortes, ensevelissant ces deux éternels adolescents qui furent à l’origine d’un embouteillage monstre sur la place de l’Étoile, qui firent des dessins obscènes sur les plages de Deauville pendant les marées basses, qui montèrent des poneys dans le parc de Passy, qui sortirent promener mon tapis persan et qui imaginèrent encore tout un tas de folies inoubliables, en ce bon vieux temps où il nous était parfaitement égal d’être affamés ou rassasiés, pourvu que nous ne souffrions pas de soif.


Instigateur de ces refus juvéniles de l’ordre établi, Petit Loup m’incitait à faire des pieds de nez aux bonnes mœurs et au bon sens. «Écrasés par la botte des convenances, répétait-il souvent les yeux pleins d’une ardeur rebelle, nous finissons par craquer et nous nous reprochons d’agir comme des enfants. Quelle sottise! On oublie une vérité flagrante: descendants de l’enfant indestructible que nous étions jadis, nous restons ce gosse jusqu’à la fin de nos jours sans nous en rendre compte, peu importe notre âge ou notre statut social, que nous soyons mères, pères, arrière-grands-parents, savants, mendiants ou dignitaires. À vrai dire, le propre de notre espèce est de vieillir – oui, de mourir – oui, mais sans jamais cesser d’être un enfant!»


Notre dernière folie me faisait encore battre le cœur, cette image lointaine d’un gant jeté à la figure du sérieux, avant que ne commence à mourir en nous, irréversiblement, quelque chose que nous croyions immortel.


Deux adolescents quadragénaires en promenade sur l’avenue de Saxe, un tapis persan au bout d’une laisse de chien!


Il ne ménagea pas sa peine, parcourant tout Paris pour acheter la laisse la plus chère, et me l’offrir le jour de mon anniversaire: peau de lézard et boutons d’ivoire. Ce fut une folie qui surpassa toutes les précédentes, notre chien étant mort un an auparavant. Cependant, ce cadeau n’était pas du tout destiné à un compagnon à quatre pattes, mais bel et bien au petit persan que m’avait offert ma tante Germaine, après que je lui eus promis de ne jamais me marier à un demi-sang.


Ce sacré tapis ne pouvait rester tranquille plus de cinq minutes devant la cheminée, place d’honneur de l’appartement, où je lui avais ordonné de se coucher. Dès que nous le laissions seul à la maison plus d’une heure, il rampait sur la moquette par ses propres moyens. Souvent, il entreprenait de si sérieuses expéditions que nous le surprenions le soir dans l’antichambre, comme s’il avait eu l’intention d’emprunter l’ascenseur pour gagner la rue et fuir à jamais son esclavage.


«Tu as encore vagabondé, Libertin!» le réprimandait joyeusement Petit Loup, en le roulant pour le remettre devant la cheminée.


Il l’appelait Libertin à cause de sa soif de liberté.


«Je ne supporterai plus ce comportement! éclatai-je un soir. Tous les tapis se déplacent un peu, mais celui-ci se promène carrément!»


Marie-Loup tentait de me calmer:


«Essaie de te mettre à sa place. Imagine que quelqu’un te force à te coucher devant la cheminée, que tu te languisses en attendant ton maître du matin au soir.


– Ça me tuerait», dus-je reconnaître.


C’est là-dessus que se termina cette conversation durant laquelle, pour la mille et unième fois, s’étaient affrontées nos deux conceptions du monde, radicalement opposées: la mienne, cartésienne, qui repoussait avec horreur tout ce qui heurtait le bon sens, et la sienne, mi corse, mi-slave, qui se servait de la moindre chose pour se moquer de la réalité. Je me sentais peu à peu devenir sa victime et succomber à cette passion dangereuse qui derrière des images limpides cherche toujours d’autres significations, un secret que même la nature a oublié, la vie dans un objet inanimé ou la raison dans des corps dépourvus d’âme et d’esprit.


Le lendemain, jour de mon anniversaire, il apparut avec la fameuse laisse et, comme s’il s’agissait de la chose la plus naturelle du monde, il me proposa d’aller promener le vieux Libertin.


«Ce tapis, là? demandai-je d’une voix cassée.


– Pourquoi pas? Madame Pauchet du quatrième promène son Hector tous les jours que Dieu a faits.


– Mais Hector est un chien! me récriai-je.


– Et alors? répliqua-t-il, inflexible, attachant le collier aux franges du tapis de tante Germaine. Chacun promène ce qu’il peut. Si madame Pauchet n’a pas la moindre honte de son cabot bigle et baveux, pourquoi aurions-nous honte de notre Libertin au sang pur persan!»


Pendant que j’hésitais entre faire venir le SAMU et attendre que lui passe cette crise de démence, Petit Loup roula le tapis et me traîna jusqu’à l’ascenseur. Quand je repris mes esprits, nous étions déjà dehors, dans une allée verdoyante, au milieu de l’avenue de Saxe. Le soleil rasant hivernal m’éblouit et m’étourdit davantage, tandis que Petit Loup me faisait asseoir sur un banc et étendait le tapis à nos pieds.


«J’espère qu’on ne rencontrera pas des voisins», murmurai-je, pendant qu’il allumait ma cigarette.


À ce moment précis, comme si on lui avait donné rendez-vous, apparut madame Pauchet et, voyant la laisse de Libertin, elle faillit lâcher celle d’Hector.


«Belle journée, madame, bredouillai-je.


– Belle journée, mademoiselle, bredouilla madame Pauchet.


– C’est Libertin», lui expliqua Petit Loup.


Hector renifla Libertin.


«Sois gentil avec Hector, dit Petit Loup à Libertin.


– Manière originale d’aérer un tapis, dit madame Pauchet.


– Nous ne l’aérons pas, madame, la corrigea Petit Loup. Nous le promenons tout simplement, comme vous votre charmant petit Hector.»


Ahurie, madame Pauchet faillit s’étrangler.


«Vous promenez un tapis?


– Pourquoi pas? répondit Petit Loup d’un air innocent. Dans le pays de ma mère, la coutume veut que l’on promène les vrais tapis persans au moins une fois par mois, sinon ils risquent de devenir enragés comme des chiens afghans privés de promenade. Et, ceci dit, madame, chacun promène ce qu’il peut.»


Madame Pauchet interpréta ses derniers mots comme une pique adressée à son Hector, louche et baveux, qui était en train d’essayer de se soulager, sans savoir s’il fallait lever la patte gauche ou la droite.


«Ne me dites pas que vous avez sorti ce tapis pour qu’il fasse ses petits besoins! plaisanta madame Pauchet en fronçant les lèvres autour de son dentier.


– Notre Libertin ne pisse pas n’importe où comme certains, lui rétorqua sèchement Petit Loup, comme certains qui ne savent même pas s’ils doivent choisir la droite ou la gauche.»


Là-dessus, vexée à mort, madame Pauchet se hâta de nous quitter sans même nous saluer. Quant à moi, je pouvais une fois de plus compter une voisine de moins à qui emprunter une tasse de sucre.


J’essayai d’imaginer cet éternel adolescent tel qu’il était, il y a dix ans, sur les plages désertes des alentours de Deauville. Juste au moment où je ressuscitais le corps gracile de ce jeune homme bravant la fureur de la mer, sur mon visage tomba une ombre qui m’obligea à ouvrir les yeux.


Il se tenait à deux pas de moi, un peu penché à droite, du côté de sa jambe plus courte, comme traînant un invisible fardeau, comme si, depuis notre séparation à Paris, il avait horriblement vieilli. Si je souffrais parfois dans mon sommeil d’apnées nocturnes qui me menaçaient d’étouffement, sa vie en état de veille était une véritable plongée en apnée, une descente de plus en plus périlleuse vers des abysses marins où lui seul savait quel trésor se cachait. En croisant son regard trouble avec le mien, il remua les lèvres sans prononcer une seule parole intelligible.


«Seigneur, chuchotai-je. Tu ressembles à la photo de ton défunt grand-père…»


Il poussa un soupir et s’affala dans un fauteuil. La bouche entrouverte, il happa péniblement quelques bouffées d’air comme s’il s’était enfui de son propre enterrement.


«J’ai rêvé que je rendais l’âme, gargouilla-t-il enfin.


– Encore ces rêves à répétition, dis-je. Prosper prétend que cette sorte de cauchemars rappelle immanquablement les symptômes de la schizophrénie. C’est l’apanage de ton enfance, associé à des troubles anxieux.


– J’ai rêvé qu’on m’inhumait», gémit-il.


Après les découvertes que je venais de faire dans sa poubelle, je n’éprouvai aucune envie de m’attendrir.


«Tu mérites de crever, fis-je aimablement.


– Ceux qui meurent en rêve vivent longtemps, dit-il en allumant une cigarette.


– J’espère qui tu seras l’exception qui confirme la règle, lui lançai-je, surtout si tu continues à fumer après ta congestion pulmonaire.»


Il fut pris soudain d’une quinte de toux, sans doute nerveuse, mais ne retira pas la cigarette de sa bouche.


«Tu es une vraie petite garce! lâcha-il dès qu’il eut retrouvé son souffle, profitant de ma stupeur pour s’emparer de mon verre de whisky. Comment peux-tu te conduire ainsi, espèce de sale garce!»


Le souvenir de l’aiguilleur du ciel me fit l’effet d’une douche froide.


«Mais de quoi parles-tu? bégayai-je.


– Il est question de ton attitude indécente lors de mon enterrement! s’écria-t-il, furieux, et il vida mon verre d’un seul trait. Dix minutes à peine après qu’on eut déversé mes cendres dans la mer, tu t’es acoquinée avec le Capitaine Carcasse! Au vu de tout le monde, au beau milieu du pont de commandement, tu lui as permis de te tripoter! Je parie qu’ensuite vous êtes allés dans sa cabine!


– Doux Jésus, fis-je, il est devenu complètement fou.


– Effectivement, ce n’est pas trop grave d’être mort, dit Petit Loup avec un sourire énigmatique. La mort n’est pas plus sérieuse que ce qui se passe ici-bas.»


Ce fut à mon tour d’exploser:


«Je vois qu’ici-bas tu ne t’es pas ennuyé!»


Il me raconta tous les détails de ses fiançailles tumultueuses avec sa «divinité estivale bicéphale», comme il appelait cette amourette de trois jours avec deux jeunes lesbiennes belges, se rengorgeant tel un paon de ne pas avoir perdu la main au seuil de sa cinquième décennie, durant son bref séjour dans le paradis de la polygamie.


Une femme d’honneur lui aurait brûlé la cervelle, mais ce vaurien avait une chance de cocu: je n’étais pas une femme d’honneur et, d’ailleurs, je n’avais aucune arme à feu. Il resta donc en vie, mais avec la charmante perspective de vivre une vieillesse pitoyable à mes côtés, condamné à ce que je le voie un jour, avec le soin dont il était coutumier, enlever sa perruque et son appareil auditif, pour les poser sur la table de nuit, auprès de sa prothèse dentaire.


Bien entendu, je lui rendis la monnaie de sa pièce. Je le mis au fait de toutes les péripéties de mon séjour avec Bruno en Asie Mineure. Brillamment, nous déchargeâmes notre cœur dans une confession mutuelle, et nous rendîmes réciproquement aussi malheureux qu’il était en notre pouvoir.


L’image d’un Bruno dévêtu séduisant le Turc de la loge fit rire Marie-Loup à se décrocher la mâchoire. Nous rîmes au-delà de toute mesure, dans la peur de nous taire et de nous retrouver sous la sinistre cloche du silence qui pendait au-dessus de nos têtes telle l’épée de Damoclès.


Il m’aida à déballer mes bagages dans la chambre d’ami, au fond de la maison, qui donnait sur une autre cour étouffant sous la vigne vierge. Il attendit sans broncher que j’aie fini de me doucher et de me changer pour que, finalement, nous nous précipitions dans le jardin de la paillote «Chez Napo», où nous attendait le rituel solennel d’admission d’une nouvelle sujette de la République baisemouchiste.


Prosper n’apparaissait toujours pas à l’horizon et nous étions tous deux désespérés qu’il soit absent, craignant fort de devoir passer en tête-à-tête le reste de la journée. Sans Prosper et sans ses rituels d’ordre nous nous sentions un peu mutilés, comme s’il manquait une tête à notre corps, et sur cette tête l’œil droit de Prosper, dont le regard perçait plus loin que nos deux paires d’yeux sains.


Petit Loup me présenta à la joyeuse confrérie non pas en tant qu’accoucheuse, mais en tant que doctoresse ès syphilis et sida, ce qui provoqua l’enthousiasme des autochtones.


«Est-il exact que la capitale est menacée d’une vraie épidémie de syphilis 2002? me demandèrent-ils. Le sida, on dit qu’on l’attrape si on se fait sodomiser. Nous, les Corses, on nous baisse le pantalon depuis belle lurette, d’abord les Toscans puis les Français, mais aucune trace de sida.»


Là, Napo, le patron de la paillote, le visage enluminé, trouva opportun d’intervenir:


«À l’aube des temps, expliqua-t-il, comme la Sardaigne, notre île était soudée à la Provence française. Depuis, nous nous éloignons peu à peu. Nous voilà à deux cents kilomètres de Nice. Si vous continuez à nous emmerder et si, de surcroît, l’un de vos préfets importe chez nous une maladie hexagonale, vous risquez fort de nous voir lever l’ancre avec nos cliques et nos claques.»


Le Capitaine Carcasse s’empressa d’interrompre le silence désagréable qui s’était installé.


«Est-il exact, demanda-t-il dans un sourire malicieux, que le sida ne se transmet pas uniquement par voie sexuelle, mais aussi par les larmes. Si c’est vrai, dans beaucoup de pays il risque de se transformer en pandémie.»


J’échangeai un regard avec ce vieux Don Juan, écumeur des mers, à côté de qui Petit Loup avait l’air d’un collégien, et je compris aussitôt pourquoi mon ex-amant m’avait fait toute cette scène au sujet de mon attitude indécente dans son rêve.


Bien qu’ayant déjà dépassé la soixantaine, le Capitaine savait encore se servir habilement de l’étincelle joyeuse et plutôt dangereuse nichée au fond de ses yeux bleu argent, qui me donnait de délicieux frissons dans le dos, comme à une midinette. Après m’avoir caressé d’un regard qui promettait beaucoup et n’engageait à rien, il baissa les paupières, comme il convenait à une putain mâle expérimentée, connaissant le prix que les femmes accordaient à la timidité des hommes. Je songeai que j’avais eu de la chance de ne pas l’avoir rencontré vingt ans plus tôt.


Autour de notre table, comme dans une ruche, grouillait une société bigarrée que Marie-Loup appelait «la confrérie des têtes fêlées»; on parlait avec excitation de la croisière du lendemain sur le bateau du Capitaine Carcasse.


Au point du jour, mise en route du moteur, s’il n'avait pas déjà éteint son gaz après avoir moisi durant une décennie au fond du port d’Ouf. Direction: une ferme d’oursins située dans une anse féerique près de la baie de Figari. Une journée entière de navigation, grande bouffe – fin de l’interdiction de la pêche aux oursins -, une nuit chez un certain Marco et retour des survivants sur cette même Arche de Noé, si tant est que cette dernière n’ait pas sombré sous le poids de ses marins pécheurs.


«Ah! les oursins, châtaignes de mer! s’extasiait le Capitaine Carcasse en renversant ses yeux bleus, les lèvres dans son verre de bière de châtaigne de terre. Les Grecs anciens les appelaient “œufs de serpent”. Cinq dents et cinq sexes… le nombre cinq, symbole des cinq sens et de l’harmonie! Cinq organes sexuels comestibles – il y a de quoi les envier!»


Admirative, je l’observai en cachette et songeai de nouveau que j’avais eu de la chance de ne pas l’avoir connu à vingt ans.


Le nom du bateau, «Arche de Noé», n’était nullement le fruit du hasard: c’était notre unique espoir de survivre au déluge de boissons qui menaçait de nous noyer. En outre, sur notre Arche, comme il se doit, on pourra trouver un spécimen de chaque espèce, une femme tigresse, une autre dinde, un homme renard, un autre coq ou âne, un membre du centre gauche, un militant du centre droit, un mouchard parisien, un mafioso varois ou italien, un Corse indépendantiste, et ainsi de suite de gauche à droite, dans le sens des aiguilles d’une montre.


Nous étions assis à l’ombre d’un grand arbre abritant du soleil une dizaine de nappes blanches, au bord de l’eau, à quelques mètres à peine de la jetée devant laquelle sommeillaient les canots. C’était le dernier coin d’Europe où on pouvait encore observer, de la paillote, des poissons nager dans la mer. Après avoir siroté un petit verre de cette liqueur de myrte qui servit à fêter mon arrivée, je commençai à me sentir chez moi dans ce patelin, comme si j’y étais née, et comme si je devais y laisser ma peau.


Parmi mes voisins, je ne connaissais qu’Inès, redevenue grosse, en pleine phase de boulimie, Alpha, évocatrice d’esprits, et l’imposant Willi le Long, qui bavait sur mon bras droit, le reniflant jusqu’au coude, afin de rendre jaloux Petit Loup. Son murmure humide sentait toujours les pastilles antibronchite.


«Si la dame enchanteresse… demain… largue…»


Petit Loup ne remarquait rien, car, telle une sangsue, il se collait à une petite rousse dont il aurait pu être le père, et sur laquelle il avait sans nul doute l’intention de tester les charmes de sa cinquième décennie. Entre deux gloussements, de leurs conciliabules je pus saisir les mots «la promesse de l’an dernier» et «trop tard, baby» en anglais. C’était suffisant pour comprendre que cet hiver quelqu’un avait devancé mon Casanova auprès de l’ex-pucelle.


Il me suffit d’une demi-heure à peine dans cette buvette paradisiaque pour conclure qu’ils étaient tous atteints de folie. Folie estivale, folie vacancière ou folie tout court? Des rescapés d’un monde où les rêves n’ont plus cours. Des esclaves de l’ordre social, miraculeusement délivrés de leur joug pour une petite quinzaine, cette nouvelle liberté leur montant à la tête et ébranlant leur terne routine quotidienne.


Le pire, dans cette histoire, était que je remarquais sur moi-même les premiers symptômes de cette maladie, de la même euphorie, comme si ma patiente, morte en couches l’année dernière, n’avait jamais hanté mes nuits.


C’est parce que la justice divine existe qu’enfin Prosper arriva.