"Enfer d’un paradis" - читать интересную книгу автора (Voutcho Vouk)

V. Prosper. Un ordinateur ingrat.

En attendant quarante-deux minutes dans le port que les policiers, furieux après le dernier attentat à la voiture piégée, décident ce qu’ils allaient faire de Gertrude, ma conquête pragoise, un ennui mortel me fit relire trois fois de suite le contenu de ma carte d’identité et de mon permis de conduire. Grâce à quoi je pus rafraîchir quelques données me concernant, pâlies un peu dans ma mémoire.


Quelle honte de constater que ces informations meurent si facilement en nous, comme si la nature, se révoltant contre nos vérités établies, voulait nous protéger en nous envoyant au paradis des amibes amnésiques. Je décidai de résister par tous les moyens à la pression de cette nature despotique: ne pouvais-je me targuer d’être un vertébré supérieur!


Je m’appelais donc Prosper M. Breton, né le 25 juillet 1937 à Québec, d’un père français, Michel, et d’une mère québécoise, Odette Charles. Mes signes particuliers étaient une moustache et des accroche-cœurs roux, ainsi qu’un œil de verre, le gauche. J’étais docteur ès sciences et chercheur indépendant au C.N.R.S. À quarante-sept ans et onze semaines, j’avais toujours bon pied bon œil et ne souffrais que de quelques problèmes obsessionnels mineurs, rituels de lavage, de l’ordre et de la vérification. En somme, je souffrais de TOC, troubles obsessionnels compulsifs, qui pouvaient provenir d’une anomalie neurochimique dans l’échange de sérotonine au niveau de mes synapses.


Je me trouvais en vacances sur le littoral corse. Il faisait beau, bien que trop chaud à mon goût. Pour combattre la chaleur et les souillures, depuis le matin je me frictionnais la poitrine toutes les heures avec de l’alcool à 90°. Quant à mon anxiété, je l’apaisais avec 150 milligrammes de Sertraline et 80 milligrammes de Fluoxétine par jour. Le thermomètre de la voiture indiquait 39° Celsius, l’altimètre deux mètres au-dessus du niveau de la mer. L’humidité de l’air pouvait être estimée à 70 % environ. Ma montre indiquait midi et demi, le 31 août.


Je ressentais un léger énervement du fait de ne pouvoir déterminer les latitude et longitude exactes de cette agglomération d’humains. Ma voiture prenait racine dans le port de Porto-Vecchio depuis quarante-neuf minutes, et le dernier des cinq cent douze passagers avait quitté le Tiepolo depuis longtemps. Quant à Gertrude, pour cause de chaleur, elle avait beaucoup de peine à se tenir droite sur le siège avant. À la différence de César, dont tous les papiers étaient en règle, Gertrude me causait des embêtements partout, étant ressortissante tchèque, de ce pays fin producteur des corps explosifs. C’est pourquoi je commençais à regretter de l’avoir emmenée sur cette île elle aussi explosive.


Pour tuer le temps, je gavai César (6, 4 Go, 366 Mhz) de toutes les données dont je disposais quant aux conditions atmosphériques et autres, ajoutant – information importante – que j’en avais ras-le-cul de cette histoire, et lui posai la question suivante: qu’aurait-il fait si, par hasard, il s’était trouvé à ma place.


César hoqueta longuement. Il semblait que mon expression populaire l’avait mis dans l’embarras. Enfin, au lieu de me répondre, il me demanda:


«Ras-le-cul, S.V.P., définition?»


Je lui expliquai:


«J’en ai ras-le-bol.


– S.V.P., définition», répéta-t-il.


Je dus céder et tapai:


«J’en ai assez de tout!»


Il se tut avec sagesse durant quelques secondes, et ce n’est qu’au bout de ce laps de temps qu’apparut sur son écran le produit de son cerveau binaire imparfait:


«Douaniers, sorte d’humanoïdes injustement détestés dans tous les pays. S.V.P., complément d’information: latitude et longitude exactes du théâtre des événements.»


Je dus reconnaître que je n’avais pas ces coordonnées, et César, après une courte réflexion, changea sa question:


«S’agit-il d’un lieu chaud?


– Je crois que oui, lui répondis-je. À en juger d’après les dégâts sur la façade de l’hôtel de ville.»


Mon ordinateur portable se tut sagement une fois de plus pour m’honorer ensuite d’un conseil traduit du latin:


«La patience est mère de toutes les vacances.»


Pour la première fois depuis que nous coopérions, j’eus envie d’attacher une brique autour de son écran de 13 pouces et de le balancer dans le liquide infect, sous l’embarcadère, contenant au moins cent grammes de matières grasses par litre d’eau de mer.


Heureusement, les policiers finirent enfin par s’extraire de la capitainerie du port, semblables à deux cafards bleus, pour me rendre à contrecœur les papiers de Gertrude, c’est-à-dire la facture du magasin de Prague où je l’avais achetée. Le plus vieux et le plus méchant de ces fonctionnaires renfrognés retroussa ses lèvres pendantes:


«Allez, emmenez-la, monsieur, votre petite fiancée!»


Je le corrigeai:


«Ce n’est pas ma fiancée, mais ma compagne.»


J’étais déjà dans la voiture quand il me jeta:


«Attention que la petite ne tombe pas enceinte!…»


J’accélérai, et à une vitesse de quarante-huit kilomètres à l’heure je me dirigeai vers le paradis sur terre qui, d’après les indications de Petit Loup, se trouvait à quarante kilomètres ouest-nord-ouest de Bonifacio.


Il me fallait passer encore soixante-dix minutes seul au monde avant de me jeter dans les bras de Sandrine et de Marie-Loup, ces deux lutins que je considérais être mes seuls amis. En leur absence, j’étouffais, comme si une main cruelle me tenait la tête enfoncée sous l’eau. Je pensais que ces vacances pouvaient être l’occasion idéale de demander à Petit Loup la main de Sandrine ou bien requérir de Sandrine son accord pour mon installation avec Petit Loup et Gertrude dans une belle maison de campagne où Sandrine pourrait passer avec nous ses jours fériés puis se joindre à nous à jamais.


Pendant que je rêvais à tout cela, ma poitrine pétillait, comme pleine de vin mousseux. Je m’arrêtai au bord d’un parking pour me frictionner les avant-bras et dicter à César:


«L’amour libéré des préjugés sur le sexe est un gant jeté au visage de la mesquinerie ambiante!»


Au lieu de m’approuver, César toussota avec insolence et inscrivit sur son écran:


«Affaire de pédés!»


J’eus de nouveau envie de lui attacher une brique autour du cou, tout en me rappelant non sans fierté le 1er mars, jour de son anniversaire, lorsque, pleurant de joie, je lui offris un disque dur de 6,4 giga-octets.


Quand les techniciens de Philadelphie mirent en marche le gigantesque ENIAC, premier cerveau électronique américain, les lumières vacillèrent dans toute la ville. À la différence de son illustre ancêtre, César voyageait confortablement dans une boîte à chapeaux de ma tante Agathe, et il se nourrissait à satiété d’une puissante batterie ion-lithium. En lui incorporant un système de mimétisme mental perfectionné, une espèce de segment antérieur de cerveau indépendant, en tous points semblable à celui d’un homme, je n’imaginais pas que cela puisse lui servir à se comporter comme le dernier des ivrognes rentrant d’une fête foraine.


«Tes idées! l’exhortai-je. Où sont passées tes idées?


– Depuis quand nous tutoyons-nous?» me rétorqua-t-il avec arrogance.


Dans une rage sans recours, je dus rectifier ma question:


«Où sont passées vos idées?


– L’informatique n’admet que la connaissance, répondit-il. Tout le reste n’est que mesquinerie ambiante.»


Ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Je perdis mon sang-froid.


«Je veux des idées libres! hurlai-je. Je t’ordonne d’user d’idées en mouvement! Tes connaissances figées vont nous mener droit au totalitarisme informatique, que le diable t’emporte, espèce de boîte de conserve ingrate!


– Depuis quand sommes-nous passés au tutoiement?» me demanda-t-il.


Cette fois-ci, au lieu de me soumettre, je coupai son circuit électrique, et claquai le couvercle de la boîte à chapeaux, avant d’avaler 120 milligrammes de Sertraline.


Une demi-heure plus tard, je me retrouvai dans un charmant village de Corse-du-Sud, devant le jardin de la paillote «Chez Napo», où les coudes levés semblaient porter un toast perpétuel au Premier Empire et à son empereur.


Étrangement, le compteur de mon automobile n’indiquait qu’un parcours de trente-huit kilomètres, mais les circonstances ne me permirent pas de refaire mes calculs, car Sandrine et Petit Loup m’extirpèrent de la voiture, arrachant au passage deux boutons de ma chemise. Me serrant dans leurs bras, ils me traînèrent jusqu’à une table de la buvette, où de braves gens entre deux vins, adultes et parfaitement inconnus, se mirent à m’embrasser comme si, dans notre prime jeunesse, nous avions gardé les dindons ensemble.


Te voilà, mon vieux, au milieu de vrais Méditerranéens, me dis-je entre deux baisers brûlants. Avant de me retirer dans les toilettes pour me laver les mains et me frotter les joues avec de l’alcool, il me fallait affronter encore l’étreinte d’un beau Corse aux accroche-cœurs touffus, qui ressemblaient aux miens comme s’ils avaient été coulés dans le même moule.


«C’est la confrérie des baisemouchistes!» s’exclama-t-il.


Au bout de seulement trois minutes, il fut clair pour moi que je me trouvais en présence d’individus en pleine euphorie, proches d’un véritable dérèglement de l’esprit.